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violence (16)

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La parole libératrice à la Clarencière

Spectacles

Kafka et le harcèlement, un seul en scène vibrant à la Clarencière

...Et que nous dit Flaubert de la parole humaine?

« La parole humaine est comme un chaudron fêlé où nous battons des mélodies à faire danser les ours, quand on voudrait attendrir les étoiles. »

Ni ours ni étoiles ici, mais une sidération totale face à La Lettre au père de Franz Kafka, écrite en novembre 1919 et jamais envoyée. Une confession brûlante, assidue, imprégnée d’amertume, un cri d’introspection implacable sauvé des flammes par Max Brod, contre la volonté de Kafka. Tout fait penser au célèbre et fascinant tableau de Munch.

Hermann contre Franz.

Cette sombre sonate, glaçante et mélancolique, mettant en scène le géant et le naina pris vie récemment au Théâtre Littéraire de la Clarencière à Bruxelles. Sur scène, Ghyslain del Pino, diplômé des conservatoires de Liège et Nantes, livrait une performance d’une terrible sincérité.

Sous un phare rouge et une mise en scène minimaliste, il incarne de manière poignante un Franz écorché, prisonnier d’une culpabilité radicale, infligée avec rancune par un père tyrannique qui lui reproche… son manque d’amour filialCe que l’on appelle maintenant, un pervers narcissique? Ce huis clos familial, fait de brimades et de silences destructeurs, de regards tueurs, illustre la profondeur du terme “kafkaïen”, passé dans la langue commune pour désigner l’absurde oppressant qui traverse toute son œuvre.

Un combat sans issue.

Franz, enfant fragile et souffre-douleur d’un père dur et despotique, tente, en vain, de briser la chape de culpabilité qui l’étouffe. Son seul refuge : fuir en lui-même. Cette lettre à son père est sans doute l’œuvre la plus triste et déchirante jamais écrite, un cri désespéré qui met à nu les blessures d’une identité méthodiquement massacrée.

Ghyslain del Pino interprète ce texte asphyxiant avec une intensité quasi viscérale, devant un public belge sous le choc. Chaque mot résonne, chaque silence pèse. Pourquoi cette punition perpétuelle? Pour quelle faute? Le comédien, peu rasé, épuisé avant de commencer, simplement vêtu d’un jeans noir et d’un singlet blanc, dialogue avec son méchant escabeau, seul partenaire dans l’enfer qu’il habite. Il dévoile de page en page avec une précision clinique toute l’aberration, les injustices flagrantes, les violences et la haine froide d’un père qui, par cruauté, annihile autour de lui tout ce qui n’est pas lui. Du vécu? Oui, on est abasourdi.

Une résonance universelle.

Cent ans après la mort de Kafka, cette œuvre suscite une réflexion troublante : ce modèle éducatif cruel était-il le reflet d’une époque ? Et aujourd’hui, dans un monde où l’enfant-roi et des parents omniprésents dominent, le harcèlement reste-t-il ancré dans la nature humaine ?

Ghyslain del Pino répond avec force : le non-respect de l’autre est un poison enkysté dans nos civilisations. Il souligne l’urgence de briser ces dynamiques archaïques, nourries par des sociétés patriarcales et suprémacistes.

La parole libératrice.

Malgré tout, le chaudron fêlé de Gustave Flaubert reste porteur d’espoir : il transporte de l’eau, source de vie et d’émancipation. Et même sous les pas des plus brisés, dans la rigueur du désert, l’herbe ainsi repousse. Et c’est dans ce théâtre intime, petit lieu célébrant ses 25 ans, que cette parole cathartique trouve son plus bel écho.

Dominique-Hélène Lemaire , Deashelle pour le réseau Arts et lettres 

 

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Lettre au père - Sonate pour acteur
de Franz Kafka
Par : Ghyslain Del Pino
Traduction : François Rey

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administrateur théâtres

SPECTACLES

Spectaculaire Table Ronde

Enfin Bruxelles s’éveille de la torpeur artistique forcée et nous propose un spectacle hors du commun au Parc, jusqu’au 23 octobre ! Goûtons voir …si le spectacle est bon !

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La production inaugurale de la saison 21-22 du Parc met le feu aux planches par son côté épique, haut en mouvements et couleurs.  Thierry Debroux , à l’écriture et la mise en scène,  réveille un monument de notre héritage culturel : celui des romans bretons médiévaux représentant la tradition celtique des chevaliers de la Table Ronde et du roi Arthur. Le tout premier auteur à transcrire par écrit cet imaginaire collectif est le normand Wace de l’île de Jersey qui, dans son « Roman de Brut » (1155) évoquait une table construite sur ordre d’Arthur afin d’y réunir ses meilleurs chevaliers. Elle est un symbole de paix et d’égalité, car il ne peut pas y avoir de préséance autour d’une table ronde. Les bienfaits de la démocratie !    On a adoré en passant le clin d’œil à l’ouvrage de Mathilde, la Reine normande, épouse de Guillaume… qui nous ramène en 1066, à la conquête de L’Angleterre.

Avec ses 20 comédiens sur scène, Thierry Debroux dénoue et renoue les fils mystérieux des histoires qui s’entrelacent tout en y jetant le regard neuf du Candide de Voltaire tellement révolté par la violence. Il en profite pour faire passer le point de vue édifiant de l’invention de cette Table Ronde, et les bienfaits de la quête du Graal par des chevaliers à l’âme mystique irréprochable.  Bref, nous aurons de l’action pure et dure, des héros à la trempe d’acier dont nos ados raffoleront ! Mysticisme païen revisité et merveilleux au rendez-vous, le crescendo de magie (Jack Cooper) est simplement ahurissant, tandis que la patiente mosaïque de l’histoire se complète. Aux lumières : Noé Francq ,  au son :  Loïc Magotteaux et à la vidéo : Allan Beurms.


Certes, Thierry Debroux semble se jouer ironiquement d’une atmosphère de fin de monde, du désespoir de la guerre et des squelettes dans les placards et il se plaît à confronter les croyances et nous faire aimer un Roi Pêcheur aussi impressionnant qu’un personnage d’opéra. Qui de mieux que l’incomparable Thierry Janssen qui endosse d’ailleurs plusieurs rôles succulents…    Doué d’un humour moderne, parfois caricatural, Thierry Debroux   décape parfois la légende de son ivresse romantique de conte de fées. On constate que le langage des armes est omniprésent alors que des octosyllabes sur l’amour chevaleresque viendraient tellement à point !  Et pourtant, des fées de la voix, du costume et du geste il y en a. La distribution féminine éblouissante en témoigne avec   Sarah Dupré, la reine Guenièvre et Laurence d’Amelio, la Fée Morgane accompagné d’une elfe virevoltante : Emilie Guillaume, extraordinaire maître d’armes en collaboration avec Jacques Capelle.

 Merci à l’artiste Jean-François Rossion ! Spectaculaire.  Voilà soudain que le Diable en personne paraît, en tenue de super héros rutilant, séducteur, archange de la mort et des ténèbres. Il est vrai que le mal est en tout, car rien n’échappe aux griffes de la jalousie, de l’orgueil et de la violence. En dépit des valeurs de la Table Ronde et du culte de l’Amour. Les séances de duels et autres joutes sanglantes reviennent à un rythme de métronome. Elles sont si belles que l’on tombe inévitablement dans le piège flamboyant de la précision admirable de leur chorégraphie sur des musiques ensorcelantes.  Le mal est fait, on est pris par un spectacle d’une étoffe fabuleuse. Les décors grandioses, dignes de la gravure du Camelot par Gustave Doré ! Et les costumes ? De véritables œuvres d’art ! Signés Ronald Beurms et Orélie Weber.


La chanson de geste convoque bien sûr les personnages mythiques tels que Perceval au cœur si pur… sous les traits lumineux de Julien Besure, un roi Arthur campé successivement par Jérôme Vilain et par Denis Carpentier avant et après l’épisode d’Excalibur, un étrange Lancelot du lac presque maléfique joué par Cédric Cerbara. Et cetincroyable duo avec une autre fée des planches, l’étonnante Fée Viviane : Karen de Padua qui forme avec Merlin L’enchanteur, joué divinement par Othmane Moumen, un couple totalement explosif qui n’est pas sans rappeler à nos yeux de spectateurs fidèles au Parc, celui d’Hermès et Athéna dans l’Odyssée. Inside joke !   

Ainsi donc, la geste de 2021 ?  Un savant mélange et un millésime exceptionnel où l’imaginaire a tout à dire !  

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Avec Julien Besure, Laurent Bonnet, Denis Carpentier, Cédric Cerbara, Laurence d’Amelio, Simon Delvaux, Karen De Paduwa, Sarah Dupré, Mattéo Goblet, Émilie Guillaume, Jonas Jans, Thierry Janssen, Sandrine Laroche, Nicolas Mispelaere, Othmane Moumen, Jean-François Rossion, Jérôme Vilain, et les stagiaires : Nahida Khouwayer, Simon Lombard, Mathilda Reim. 
Mise en scène Thierry Debroux
Assistanat Catherine Couchard 
Scénographie Ronald Beurms 
Costumes Ronald Beurms et Orélie Weber
Décor sonore Loïc Magotteaux
Lumières Noé Francq 
Vidéos  Allan Beurms
Maquillages et coiffures Florence Jasselette 
Chorégraphie des combats Jacques Cappelle et Émilie Guillaume

Crédits photos: Photo@ZvonocK

En coproduction avec la Coop asbl et Shelterprod . Avec le soutien de taxshelter .be, ING et du Tax Shelter du Gouvernement fédéral belge . Avec l’aide du Fonds d’acteurs du SPFB

A vos téléphones :  02 505 30 30 

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Les parfums de fleurs de couteau. Rite funéraire. Sous le chapiteau,  toute la Méditerranée en pleurs. Mantilles noires,  mains jointes, les visages chantent un Kyrie Eleison bouleversant. Lux perpetua luceat eis. Pour qui ?  On entoure la veuve.  Le fils voudrait que la mère lui rende son couteau. Tout est là : le désir, la terre et le sang. On plonge d’un coup dans l’univers de Garcia Lorca. Derrière les bribes de mélopée  qui vous prennent  au ventre, surgit le fil rouge,  l’instituteur rouge et libre penseur, ami du poète qui égrènera  son hommage tout au long du spectacle. Cela aussi c’est un rite funéraire.

Le décor est fait d’une roulotte, un fois le voile noir levé,  d’un plateau circulaire de bois blond sur lequel les chaises s’envolent comme des brassées de feuilles mortes.   Décidément, Dominique Serron adore cela! C’est beau, on attend le développement. C’est alors que l’on est pris  par la  bourrasque théâtrale. Le parcours  prend le rythme d’une  traque. Le spectateur s’accroche aux racines pour ne pas tomber.  Il est hors d’haleine, il vient de comprendre que trois histoires  différentes s’entremêlent comme des battements de cœur régulier, pour souligner les thèmes favoris du poète espagnol. C’est ingénieux, parfois dur à suivre, mais tellement palpitant. Il va de soi que les dix-sept  comédiens -danseurs,-chanteurs  changent de peau et d’histoire à chaque tournant… L’inventive Dominique Serron à la mise en scène s’amuse et se repaît des apparences, des visions fugaces, fouaillant toujours  pour atteindre le drame pur. Les yeux des spectateurs sont éblouis par les scènes de village, les chiens, la pleine lune,les malédictions,  la discussion des brodeuses, le deuil omniprésent, le rêve de vie encore plus tenace, la campagne crucifiée par la sécheresse, les préparatifs de noces, le rapport fétide filles-mère, les personnages déchaînés,  la folie, le mal, les danses, les ensembles vocaux. Le corps à corps des amants  ennemis, un paroxysme de tension dramatique,  est un sommet de la  mise en scène. Béjart en aurait fait tout un spectacle.

 Cette trilogie rurale de Lorca qui regorge de mauvais présages: « Les noces de sang », « La maison de Bernarda Alba » et « Yerma » se trouve  ainsi déclinée en musiques chorales, danses et textes  si brûlants de non-dits palpables qu'ils  émeuvent au plus  intime. Cette trilogie  devient une bacchanale envoûtante. Utile de souligner  combien Garcia Lorca  a été  un poète  de la libération féminine, lui qui est tombé sous les balles des phalangistes, quelques mois après l’écriture de ces  trois chef d’œuvres qui dépeignent  l’âme féminine et l’Andalousie profonde. 

Chapiteau Des Baladins du Miroir
Boulevard Baudouin Ier
1340 Louvain-La-Neuve
Téléphone :
0800/25 325 - Réservation préférable
Tarif :
10 à 22€
Public :
à partir de 12 ans
Internet :
https://atjv.be/Desir-Terre-et-Sang

D’après l'œuvre de Federico Garcia Lorca - Adaptation et mise en scène : Dominique Serron - Avec (en alternance) : Irène Berruyer / Léonard Berthet-Rivière / Andréas Christou / Stéphanie Coppé / Elfée Dursen / Monique Gelders / Aurélie Goudaer / Florence Guillaume / François Houart / Geneviève Knoops / Sophie Lajoie / Léa Le Fell / Gaspar Leclère / Diego Lopez Saez / David Matarasso / Virginie Pierre / Géraldine Schalenborgh / Léopold Terlinden / Juliette Tracewski / Julien Vanbreuseghem / Coline Zimmer (Sous réserve de modification. Voir www.atjv.be

Du 19 septembre au 1er octobre 2019

 

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Pharisiens ou patriciens ?  ... Peu de différence!

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Quand on a 18 ans, on  se sent  un héros. Aveuglé par l’amour, on ne supporte pas le monde tel qu’il est, on se révolte contre la mort, on est prêt à faire tout seul la révolution contre tous les jougs. On se sent gonflé de la puissance quasi divine, prêt  à faire tabula rasa de tout le passé, de toutes les hypocrisies de tous les mensonges et on est prêt à tous les crimes de lèse-majesté, quelle que soit la chute. On se sent libre, lucide, logique. On a des ailes. On crache sur les dieux qui autorisent la souffrance. On veut la Lune. Le rêve de l’impossible. Mais quand Caligula enclenche sa logique, c’est sa propre mort qu’il signe.

Il est jeune, il est beau, il est éphémère... comme Gérard Philippe en 1948. Il est humain, il est exalté et charismatique,  il va jusqu’au bout de la folie, comme Itsik Elbaz, en 2018. Le jeu est mené de main de maître-tailleur de pièces iconoclastes, par Georges Lini. Le spectacle?  Une machine infernale. « Il s’adressera aux gens d’aujourd’hui avec les moyens d’aujourd’hui, dans une scénographie qui sera une machine à jouer, de manière à ramener le propos de Camus à la lumière et exposer sa richesse contemporaine. « L’insécurité ! Voilà ce qui fait penser ! »  Je vais faire tomber quelques gouttes de poison dans l'intimité de chaque spectateur et faire en sorte qu'il assume entièrement ce poison.   C’est  l'expérience de la tragédie moderne, à laquelle toute l’équipe vous convie. »  La distribution de "Belle de nuit", la compagnie de Georges Lini est éblouissante. La scénographie, les costumes (Renata Gorka), résolument modernes se trouvent sous la houlette de  Patrick de Longrée. 

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 « Reconnaissons au moins que cet homme exerce une indéniable influence. Il force à penser. Il force tout le monde à penser. L'insécurité, voilà ce qui fait penser. Et c'est pourquoi tant de haines le poursuivent

La pièce s’ouvre sur le  mot « rien » (nihil). On ne peut esquiver la vérité essentielle que l’on va tous mourir. Avec la mort de sa sœur, le jeune Caligula  prend conscience de  cette finitude, de la condition mortelle de l’homme promis au néant. Les dieux sont morts. Le ciel est vide.   Crise existentielle : le bonheur est impossible quand on est conscient de cette finitude.  Dans  un accès de lucidité mélancolique, la lune devient pour lui le symbole de l’immortalité et du bonheur. « J'ai donc besoin de la lune, ou du bonheur, ou de l'immortalité, de quelque chose qui soit dément, peut-être, mais qui ne soit pas de ce monde… »  Qu’on la lui apporte ou l’on sera châtié !  Innocent condamné à mort, il se révolte. « Rien ne va plus. Honnêteté, respectabilité, qu'en dira-t-on, sagesse des nations, rien ne veut plus rien dire.»  Il se sent libre  au point de verser dans  une  paranoïa hallucinante. Ultra-moderne dérive: provocation, démesure, cruauté.    

L’œuvre contient à la fois l’impossible rêve de l’impossible, et les très réels bruits de bottes redoutés par Albert Camus lors de son écriture de la pièce en 1938. Le public à la fois spectateur et acteur parmi la foule, stupide, docile, lâche et manipulée, se cabre d’horreur devant les épouvantables meurtres en série décidés par le pouvoir absolu. La spirale de violence est alors sans fin et jusqu’à la nausée. L’image sanglante de la fin rappelle les derniers mots de George Orwell dans « Animal Farm » …en bien plus tragique encore.   

Caligula-05-DEL-Diffusion-Abbaye-Villers-la-Ville.jpg?width=430  Le choix de Georges Lini de présenter l’œuvre iconoclaste au cœur des pierres de l’Abbaye de Villers-la-Ville dans le silence des ruines n’est pas fortuit. Pour mieux prouver les silences de Dieu ? Le malaise est palpable. Pour mieux  souligner le  constat désenchanté et angoissant de l'absurde?   Pour mieux confondre le joug de la tyrannie et confondre ceux qui, de nos jours, usent et abusent, au mépris de tous les honnêtes gens? Pour stigmatiser tous azimuts le pouvoir absolu ?  L’actualité du propos fait mouche.  Le personnage de Caligula porte à la fois la semence du rêve  et sa contradiction qui  va du meurtre au suicide consenti. Certes, les patriciens sont … tout sauf des poètes. comme le chante Jacques Brel,« Ces gens-là, ne pensent pas » le poète  doit être  exécuté !  Certes, le monde a besoin de se réveiller mais, condition humaine oblige, Caligula n’échappe pas à son destin comme dans les grandes tragédies grecques. Par sa folie meurtrière il se condamne sciemment. Il sombre consciemment quand la folie du pouvoir s’empare de lui, au mépris de tout ce qui n’est pas lui. 

  Et Itsik Elbaz fait merveilles dans l’interprétation magistrale et  saisissante de dignité du  personnage de Caligula. Mais il n’y a pas que lui dans l’équipe de Belle de Nuit. France Bastoen,   fulgurante complice,  joue  Caesonia, le pôle féminin de Caligula, rôle qu’elle interprète avec passion, dévotion et  immense justesse, à la façon de l’Ismène d’Antigone, mais parée de la violence radicale de notre époque. A l’instar de Caligula elle ironise sans cesse, tout en invoquant la foi en l’amour et l’espoir de voir son amant guérir de son cynisme. Le Scipion de Damien De Dobbeleer est tout aussi juste. Bien que Caligula ait fait mourir son père, le jeune poète comprend trop bien Caligula pour le haïr et ose lui dire les choses en face. Il lui présente un miroir sans concessions. Stéphane Fenocchi en Hélicon, ancien esclave affranchi par Caligula, et son serviteur le plus dévoué est  particulièrement convainquant et splendidement campé. Il se dit ironiquement « trop intelligent pour penser »… mais vomit, comme Caligula, la lâcheté et l’hypocrisie des patriciens. Didier Colfs fait le poids en jouant Cherea, prodigieux personnage, cultivé et intelligent,  qui tutoie Caligula,  et ne désespère pas de le ramener à l’humanisme…au nom des autres et en homme soucieux de l’avenir de Rome. S’il prend la direction du complot, ce n’est pas pour venger les petites humiliations de patriciens vexés c’est pour le bien commun, en homme intègre qui refuse de rentrer dans la logique nuisible de Caligula. « Il faut que tu disparaisses. D’autres que moi me remplaceront et je ne sais pas mentir ! » :  la voix d’Albert Camus ?  Thierry Janssen se plait à interpréter un Lepidus angoissé, pathétique, plus vrai que nature. La scène du poison jouée par Jean-François Rossion en Mereia est un moment dramatique qui atteint des sommets de théâtralité et d’intensité. Tout bascule.  L’absurdité vous saisit à la gorge.  Michel Gautier et la danseuse  Hélène Perrot à la limite de la transe,  qui jouent  le couple Mucius, complètent remarquablement ce jeu de massacres, teinté en continu par  le soutien musical dynamisant ou nostalgique de François Sauveur et Pierre Constant  à la guitare électrique. A  eux seuls, un chœur antique?  

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Mise en scène : GEORGES LINI

Costumes : RENATA GORKA
Scénographie : PATRICK de LONGRÉE
Création musicale : FRANÇOIS SAUVEUR et PIERRE CONSTANT
Éclairages : CHRISTIAN STENUIT
Assistante à la mise en scène : NARGIS BENAMOR

Avec


ITSIK ELBAZ (Caligula) – FRANCE BASTOEN – DIDIER COLFS – DAMIEN DE DOBBELEER – STÉPHANE FENOCCHI – MICHEL GAUTIER – THIERRY JANSSEN – HÉLÈNE PERROT – JEAN-FRANÇOIS ROSSION – LUC VAN GRUNDERBEECK – FRANCOIS SAUVEUR

Produit par RINUS VANELSLANDER et PATRICK de LONGRÉE

ABBAYE DE VILLERS-LA-VILLE

http://www.deldiffusion.be/prochaine-production

 

Liens utiles: 

https://www.rtbf.be/info/regions/detail_un-caligula-tres-contemporain-au-coeur-des-ruines-de-villers-la-ville?id=9974555

http://www.levif.be/actualite/magazine/tous-les-chemins-menent-a-villers/article-normal-865341.html

 

 

 

 

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Certes la spécificité du  Bodegón espagnol naît de la diversité : sans l’influence d’artistes de nos régions, comme Joachim Beuckelaer (ca. 1535–1575) et Jan Brueghel, et d’artistes italiens tels que Margherita Caffi ou Giuseppe Recco, la nature morte espagnole n’aurait tout simplement pas existé. On situe la  naissance du genre en Espagne vers 1590–1600 dans le contexte tolédan, au moment où des artistes comme Caravage ou Bruegel l’Ancien faisaient des essais comparables en Italie et aux Pays-Bas. Voici la vie secrète des natures mortes …et leurs Métamorphoses silencieuses à travers 400 ans d’art en en Espagne. 

L’exposition « Spanish Still Life » au Palais des Beaux-Arts de Bruxelles s’est ouverte  le 23 février 2018  et refermera ses portes le 27 mai 2018 avant de voyager ensuite vers Les Musei Reali à Turin.  L’idée d’une exposition consacrée au genre de la nature morte en Espagne est née après le succès de l’exposition Zurbarán, maître de l’âge d’or espagnol, organisée par la Palais des Beaux-Arts (BOZAR) et la Fondazione Ferrara Arte en 2014. Cette exposition a pu voir le jour grâce à une intense collaboration avec d’autres musées européens, tels que le Museo Nacional del Prado à Madrid, le Centre Pompidou à Paris, le Museo Nacional de Arte Antiga à Lisbonne ou le Staatliche Museen à Berlin.

 En ce qui concerne le titre choisi, il est intéressant d’apprécier la différence de vocables utilisés dans nos langues européennes pour caractériser cet art  considéré par beaucoup comme « mineur » même s’il fut très apprécié par les amateurs d’art.  Si on parle de  "nature morte" en Français et en Italien,  Still life en Anglais, Stillleben en Allemand, stilleven en Néerlandais... mettent l'accent sur la vie! Et l'espagnol se distingue en parlant de " los bodegones" un pluriel de "victuailles"… donc de vie. 

 Mais dès la première salle on est confronté avec  l’intransigeante pureté du mysticisme ascétique espagnol qui remonte aux temps de  sainte Thérèse d'Ávila,  réformatrice de l'ordre du Carmel (1562 ) et de son compagnon spirituel Jean de la Croix,  l'un des plus grands poètes du Siècle d'or espagnol.  On pourrait même  oser  un parallélisme entre le mysticisme séculaire espagnol et la pensée du bouddhisme : où l'espoir d'une aurore lumineuse ne peut naître qu'après le dépouillement absolu, l’aventure dans le Rien (Nada).

Les objets ne sont plus partie d’un décor, ils sont devenus les protagonistes de la toile.  Ainsi cette fenêtre noire sur laquelle se détachent quelques humbles légumes baignés de lumière  dans le premier tableau de l’exposition, signé Juan Sánchez Cotán, artiste de Tolède (1560-1627).  L’art du silence ? Ce tableau n’est pas sans évoquer  La Nuit obscure qui est le lieu privilégié où l’âme peut faire son chemin vers Dieu. En 1603 il devient frère convers à la Chartreuse,  menant  une vie contemplative à l'écart du monde, dédiée à la prière d'intercession, d'adoration et de louange. Dieu a laissé la beauté aux objets de ce monde, comme les légumes avec lesquels on fait la soupe. La Beauté est faite pour être contemplée,  comme la frugalité et l’intensité de cette toile… (Coing, chou, melon et concombre -vers 1602- Musée d'art de San Diego). 

On se retrouve à Séville, dans l’ombre de  Pacheco qui fut chargé par le saint Tribunal de l'Inquisition de « surveiller et visiter les peintures sacrées qui se trouvent dans les boutiques et lieux publics, et de les porter si besoin devant le tribunal de l'Inquisition » Nous voici devant une œuvre de Velasquez « Le Christ dans la maison de Marthe et Marie » qui décrit l’oppositions des nourritures spirituelles et terrestres. Quatre poissons rutilants, des éclats d’ail en train d’être épluchés… et le choix qui nous est offert!  

Et pourtant, l’empreinte des cruautés  de L’Inquisition depuis Torquemada, triste confesseur de la reine Isabelle de Castille et du roi Ferdinand II d’Aragon…  et d’autres violences successives  ne cessent  de transparaître. Le sang et la mort.  Cela se voit particulièrement dans  la section du 18e siècle,  alors que  l’Europe  des lumières explosait de toutes parts   mais que l’Espagne subissait de lourdes guerres de succession et des conflits civils  meurtriers. En 1814, L’Espagne est exsangue.  Deux toiles de Goya, précurseur des avant-gardes picturales du xxe siècle, décrivent  avec la modernité du geste expressionniste un dindon raide mort et ensanglanté et un plat de poissons pourrissants, des dorades bien mortes,   pour symboliser toute l'horreur de la guerre et de la violence. On y  retrouve la souffrance séculaire de l'Espagne : depuis son invasion par les Maures, depuis  la tragédie de la  liquidation de la communauté juive,  et le salut illusoire qu'elle a cherché dans la religion en s'engouffrant dans l'Inquisition. Les guerres civiles quasi-permanentes, et les guerres de succession ont semé la souffrance.  L'amour-haine avec les Portugais.  Et sous silence: la mort portée outre-mer, et les richesses coloniales rapportées qui  ont bâti sa splendeur.

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 Le parcours est donc chronologique à travers quatre siècles d’art en métamorphose.  Certains tableaux comme les deux Zurbaran symbolisent la passion du Christ. Le Lys, la Rose, l’Oeillet … la grenade, le raisin ne sont pas choisis par hasard, ils ont valeur symbolique!

Aucun texte alternatif disponible.

Juan Van de Hamen y Leon " Nature morte avec fruits et objets de verre" 1629

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 Francisco de Zurbaran "La vierge enfant endormie " 1655

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 Francisco de Zurbaran "Nature morte avec panier en osier et pommes"

Une grande section est consacrée aux « Vanités ». Du latin vanitas (« vide, futilité, frivolité, fausseté, jactance »), terme issu du Hébreux « Hevel » qui signifie littéralement « souffle léger, vapeur éphémère ». « הֲבֵל הֲבָלִים הַכֹּל הָֽבֶל »  « Vanité des vanités, tout est vanité » Les désillusions du monde, l’inanité, la futilité de l’amour profane, de l’argent des bijoux, du pouvoir avec les couronnes et les sceptres, du plaisir, du jeu, des armes… face au triomphe de la mort ! L’occasion de méditer sur le passage éphémère de la vie et sa nature « vaine ». Ainsi ce prince à la peau si blanche, couvert d’un habit de dentelles «  Il vient et il s’en va si vite »… est-il écrit, parmi les tiares, mitres, couronnes,  les instruments de science,  la beauté des fleurs et les  gloires de la guerre!

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Antonio de Pereda "Le songe du gentilhomme" vers 1640

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Dans l'Allégorie de la Vanité,  de Juan de Valdes Leal,  les illusions de la vie temporelle et même du savoir,  sont confrontées à la vérité de la vie éternelle - salut ou damnation -, un ange tourné vers le spectateur soulevant une tenture pour dévoiler un tableau représentant le Jugement dernier.

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Pablo Picasso; "La casserole émaillée "1945

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Joan Miro "Nature morte avec vielle chaussure" 1937

Ce cortège de chefs-d’œuvre, réunit les plus grands noms de l’histoire de la peinture universelle, de Velázquez à Picasso, en passant par Dalí. La nature morte au XXe siècle explose. Elle est multiforme, elle passe par l’art abstrait, la photographie, l’expressionnisme. Et toujours avec Miro, les douleurs de la guerre.  Le dernier tableau de l'expo présente  des agapes …surréalistes et presque palpables,  que l’on vous laisse découvrir.

https://www.bozar.be/fr/activities/126682-spanish-still-life

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Les souffrances du jeune Gauthier, exorcisme de la douleur...

....Gauthier est un clown sans frontières. Sambuca est son ange triangulaire... Face aux victimes de la guerre, de la misère ou de l'exclusion, aujourd'hui, il perd le sens de sa vie à un point qui pourrait lui être fatal.....

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Attendu que la mort  de la chanteuse Amy Winehouse ( 27 ans) dans son appartement de Londres est restée inexplicable (Back to Black!) ;

Que Gauthier est né sans le vouloir ;

Que sa générosité  naturelle et sans limite l’a mené des Philippines au Liban, en passant par un an cœur du  Cambodge, pour faire renaître le sourire  dans le cœur et les yeux d’enfants orphelins, déshérités, enfermés dans des camps ;

Qu'il s’est inondé  pendant dix ans de toute la misère du monde et n’a plus un coin sec où pleurer ;

Que son ange triangulaire - que certains nommeront conscience, psy, meilleur ami imaginaire ou non - va faire tout pour lui faire retrouver le goût de vivre et la flamme rayonnante indispensable à tout être humain, selon la formule bien connue de « rise and shine ! » ou de « this little light of mine ! » ;

Que nous assistons à une authentique séance de shamanisme pour chasser les fantômes malfaisants et trompeurs, volutes de fumée  lumineuse et transes garanties ;

Que l’on touche de près  à l'absurdité de la souffrance, aux questionnements, et  à certains souvenirs personnels, de part et d'autre de la frontière entre la scène et le public, mais où est passée la frontière?  

Que Gauthier a livré toute son histoire à Pietro ;

 Et...

Pas n’importe lequel: Pietro Pizzuti, en personne et que celui-ci, l’a recueillie, comme il recueille les migrants du Parc Maximilien  et  a construit au milieu du délire,  un personnage fulgurant, chasseur de tous les faux-semblants et de toutes les impostures ;

Que sieur Alain Eloi, véritable caméléon ensorceleur, spécialiste du changement de  peaux et de mots, n’est pas le flic des ONG, mais fait résonner la sagesse au milieu de la catastrophe et a été présent aux côtés de Gauthier depuis  le jour de sa naissance ;

Que la richesse intérieure de Gauthier - Clown et Comédien - est aussi inépuisable que ses bulles ;

Que la colère et le doute animent le jeu, dès les premières répliques ;

Que le décor est un chaos  poétique et surréaliste savamment  organisé ; 

Que l’association Clown sans frontières Belgique qui part régulièrement aux quatre coins du monde et en Belgique est une organisation solidaire qui ne table que sur le pur bénévolat, et sur le  timide soutien d’un public  heureusement révolté par la souffrance qu’endurent des millions d’enfants  en  situation de guerre, d'abandon ou de famine ;

Que ce sont la guerre et la violence qui n’ont pas de frontières ;  

Qu'en définitive le jeu  des deux acteurs est magnifique et palpitant d’un bout à l’autre ;

Que Gauthier est prêt à  arrêter les pilules qui le maintiennent en vie pour oublier l’horreur vécue au coeur  des ténèbres,  et qu’il a vu qui étaient les vrais salauds…rapport aux gosses, et rapport à Amy Winehouse…sans doute ;  

Qu’il ne voit même plus  ce qu’est devenue son âme, qu’il a perdu sa liberté de penser, d’agir, que rien ne va plus… tant il a  côtoyé l’innommable ;

À quoi bon faire rire ces enfants?

Mais que l’Ange l’a sommé de CONTINUER,

Et que  l'aube s'est levée quand Gauthier a promis de TRANSMETTRE,

 

Pour toutes ces raisons aussi futiles qu'inimaginables,  il faut se précipiter voir cette pièce qui n’est pas une pièce, ni une pièce de musée mais une pièce d’artillerie contre l’injustice, la haine, le pourrissement. Une pièce à conviction, car elle redonne le souffle vital, le bon sens, et plus généralement le rire aux lèvres, grâce aux sortilèges des nez rouges et leur armée de pitreries, 

Et puis, c’est tellement dense, qu’il vous faudra un temps d’arrêt pour ressentir profondément ce que cela fait, et comment gérer vos nouvelles émotions, et comprendre qu’il en faut peu pour être heureux et se mettre à rayonner chacun avec ses propres talents…

 

Et surtout, l’écriture explosive et onirique de la mise en scène porte la belle signature de Christine Delmotte, véritable révélatrice d’humanité! Sorcière si éprise de liberté qu'elle puise  le pouvoir de ses philtres magiques  dans les plis de son âme, de ses racines, de sa capacité à aimer, de ses rages et de ses  failles où  transparaît  la LUMIERE! 

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http://www.atjv.be/Qui-a-tue-Amy-Winehouse

                                                Qui a tué Amy Winehouse ?

                                                              De Pietro Pizzuti, mise en scène de Christine Delmotte avec Gauthier Jansen et                                                                Alain Eloy. Du 17 janvier au 3 février 2018 à 20h30 à l’Atelier Théâtre Jean                                                                      Vilar et du 28 février au 31 mars 2018 auThéâtre des Martyrs.

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administrateur théâtres

                                               Le dictateur romain Lucio Silla chef de file des optimates, qui s'opposent aux populares de Marius, s’est octroyé tous les pouvoirs en  écartant physiquement  ses opposants. Il les a vaincus au cours de deux guerre civiles, ayant par ailleurs récolté les lauriers d’une victoire lors d’une  expédition en Grèce contre le roi Mithridate VI. La Rome antique sert d’écran sur lequel se projettent les inquiétudes politiques du XVIII siècle.  Dans l’opéra de Mozart,  Silla, interprété dans la production du théâtre de la Monnaie par le ténor Jeremy Ovenden, a tué Mario, le père de Giunia et a exilé son bien-aimé Cecilio - le castrat original de Mozart a les traits de la soprano  Anna Bonitatibus.  Sylla exige  de Giunia qu’elle l’épouse. Incarnée par la talentueuse soprano néerlandaise Lenneke Ruiten, fidèle à la scène du Théâtre de de la Monnaie, la belle Guinia est séquestrée, elle est  au désespoir et tente de mettre fin à ses jours. Elle trouve un allié en Cinna - une sulfureuse Simona Saturová,  qui s’avère être une sorte d’agent double splendidement manipulateur, masculin ? féminin ? -, qui rêve de  faire renverser le tyran. Cecilio, qu’elle croyait mort, réapparaît dès le début de l’acte I et rend à tous, l’espoir d’un renversement proche… Les complots réussiront-ils ? Action directe, soumission, ou mort consentie? Après une analyse fouillée de l’origine  du mal, à travers les états d’âme des protagonistes et  leurs rivalités sentimentales sur fond de conflit politique, la vertu sera finalement  exaltée à  la fin du troisième acte, car Silla, coup de théâtre,  surprend la scène d’adieu des deux amoureux promis à la mort et se laisse peut-être gagner par la grâce, pardonne, renonce à ses châtiments  et, magnanime, s’élève au-dessus des conflits. Brillant !  Tout comme plus tard, dans « La clémence de Titus » (1791)  

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  Puisant l’énergie créatrice dans ses tourments d’adolescent et ses démêlés avec son père omnipotent,  Mozart compose ce drame amoureux et politique à seize ans à peine. C’est son  troisième opera seria, noble et sérieux après « Mitridate, re di ponto »(1770) et « Ascanio in Alba »( 1771) au Teatro Regio Ducal de Milan. Mais la  partition où se succèdent les airs et récitatifs habituels  innove et introduit une grande richesse orchestrale, de nombreux  duos bouleversants et  ajoute l’intervention du chœur. On est devant un joyau musical …qu’il suffirait peut-être d’entendre les yeux fermés en version concertante, tant l’œuvre semble parfaite et tant  la palette et la densité des sentiments des solistes de cette splendide production est chatoyante, expressive et variée.

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Le metteur en scène allemand Tobias Kratzer a choisi un nouvel écran sur lequel projeter les inquiétudes politiques du XXIe siècle. Il a  pris  le cadre épuré d’une  villa  hors de prix. Au milieu d’une impénétrable forêt, deux étages, en forme de cube de lumière et de ciment monté sur un podium  constituent  la retraite secrète et solitaire du dictateur. Elle est gardée par des chiens loups. …Un seul, en l’occurrence et qui ne fait pas vraiment peur, mais le symbolisme est limpide.  Signé Rainer Sellmaier, le décor (contemporain) joue continuellement sur les ombres et les lumières avec de très beaux effets de stores vénitiens et de violents jeux d’écrans. Il joue sur les tombes (romantiques) dans le parc entouré de murs et d’une grille sévère,  et  joue sur de lugubres sapins (de forêt noire)  accentuant l’impression d’enfermement. La villa est truffée de micros et de caméras de surveillance dans une approche bien Orwellienne. Le dictateur, incapable de vrais sentiments ou de quelconque empathie, vit à travers son obsession des écrans. Son pouvoir sera anéanti lors qu’il cassera brutalement sa commande à distance dans un dernier mouvement de colère.  Deux personnages secondaires exposent ses choix possibles. Les pulsions de mort : c’est Aufidio (Carlo Allemano)… sorte de spectre d’un autre âge, voire un vampire ? Ou l’ami inexistant…?  Quoi qu’il en soit, il incarne l’esprit du mal. L’autre c’est la jeune sœur  du dictateur, Celia (Ilse Eerens) qui survit grâce à sa maison de poupées et est amoureuse de Cinna. Elle  exalte  les pulsions de vie, d’espoir et de paix… Mais l’atmosphère reste macabre tout de même. Les choristes balancent et rampent entre Lumpenprolétariat et  monstres d’Halloween.  Nous voilà donc dans un opéra bien  noir qui brasse vampirisme et  pulsions de monstre machiste. Il pourrait tweeter: « Celui qui ne m’aime pas mérite tous les châtiments ! » Un enfant gâté, jamais arrivé à maturité?

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La mise en scène rappelle les thrillers gothiques ou …American Psycho. On se met à rechercher un écran contre des humeurs violentes en se recentrant sur l’orchestre ou les solistes aux voix divines.  Un antidote pendant que défilent déclarations d’amour-haine, scènes de plus en plus sanglantes, scènes  de sexe ou de mort, de cruauté, de colère, d’humiliations… de suicide ou de toute puissance ? Peut-être, mu par son envie de dénoncer les maux du siècle, Thomas Kranzer en fait-il  un peu trop. Car la dérive attend le metteur en scène quand, contre toute attente, après des vidéos de viol explicite sur grand écran, la villa se fait cerner par les forces de l’ordre et attaquer comme si l’enjeu était de traquer un vulgaire terroriste… Stupéfaction des auditeurs soudainement enlisés dans l’horreur, la danse macabre ? Agressés par un éclat de rire infernal? Dommage pour ceux qui  désiraient savourer  la joie musicale qui les reliait au génial Mozart  grâce à l’incomparable complicité du chef d’orchestre Antonello Manacorda et à la beauté du pardon.    



LUCIO SILLA  de WOLFGANG AMADEUS MOZART
Direction musicale – ANTONELLO MANACORDA
Mise en scène – TOBIAS KRATZER
Décors et costumes – RAINER SELLMAIER
Éclairages – REINHARD TRAUB
Video – MANUEL BRAUN
Dramaturgie – KRYSTIAN LADA
Chef des chœurs – MARTINO FAGGIANI
 
Lucio Silla – JEREMY OVENDEN
Giunia – LENNEKE RUITEN
Cecilio – ANNA BONITATIBUS
Lucio Cinna – SIMONA ŠATUROVÁ
Celia – ILSE EERENS
Aufidio – CARLO ALLEMANO
 
ORCHESTRE SYMPHONIQUE & CHOEURS DE LA MONNAIE


NOUVELLE PRODUCTION 

Première, 29 octobre 2017 - 15:00
31 octobre - 19:00
02, 04, 07, 09 & 15 novembre - 19:00
12 novembre - 15:00

La production sera accessible intégralement et gratuitement sur Arte Concert en live le 9 novembre et en streaming du 5 au 25 décembre sur  www.lamonnaie.be
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administrateur théâtres

Menus Plaisirs d'estaminets... Ebats de Couples

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Avec :

Delphine Charlier

Anne Chantraine

Boris Olivier

Marc De Roy

Mise en scène: Delphine Charlier

Que fait-on dans les estaminets, sinon, dévorer dans une atmosphère détendue,  des mets de terroir, respirer des fumets de cuisine locale  bien arrosés de  chaleureux breuvages sans prétention? Cela vaut pour  les Flandres Françaises, mais à Bruxelles ? Il y a  le célèbre « Jardin de ma sœur »... situé dans le vieux quartier du marché aux poissons, où la gastronomie a laissé la place au théâtre. Un croisement romanesque d’Au temps passé et de Lieux aujourd’hui disparus a donné naissance à ce qu'on imaginerait être une ancienne épicerie-crèmerie, ou même le salon peu prétentieux  d’une maison privée. C’est  devenu maintenant un petit café populaire, où  Arthème Glickman vous sert avec amour de la lenteur des bières précieuses et rares, du vin au verre, en attendant le spectacle ... Pas un seul signe de vie moderne apparent: une cheminée  et ses ustensiles, des gravures et peintures de haut en bas des murs, quelques tables,  le confort de chaise de cuisines en bois de nos grand-mères,  peut-être quatre bancs d'église trouvés aux puces agrémentés de coussins pour les fesses sensibles. Par la fenêtre, on aperçoit une façade blanche d’une maison rustique d’autrefois. L'atmosphère nous reporte irrésistiblement  un siècle ou deux en arrière, au  cœur d'un  village  plutôt que celui  d’une capitale européenne. Quand la bonne trentaine d’habitués  de cette chapelle de convivialité est servie, on ferme les rideaux et on tire la porte, pour faire place à la veillée poétique, musicale ou littéraire qui se tiendra dans ce lieu sans frontières.

 

Les chansons de phonographe s’estompent et le regard se porte sur cette femme endormie sur sa couche… 1941, Madeleine Renaud? Non, c’est Delphine Charlier, 2017 qui joue Yvonne dans  «  FEU LA MERE DE MADAME » une scène de ménage féroce en un acte de Georges Feydeau (1862-1921), représentée pour la première fois  à la Comédie Royale de Paris le 15 novembre 1908. La farce s’articule autour des relations tendues d’un couple, alors que Lucien, le mari volage, déguisé en Louis XIV,  rentre à une heure avancée du bal des  quat'z'arts,  une soirée de fête aux accents orgiaques. Sous la perruque : Marc De Roy. Il est artiste peintre mais ne vend pas de toiles, ce qui exaspère Yvonne, jalouse de surcroît des modèles nus que son ami côtoie. Les tensions dont Annette, la  servante allemande, est témoin,  ne feront que s'exacerber avec l'arrivée d’un domestique, Joseph venant annoncer que la mère de Madame est morte. En valet, Boris Olivier est admirable.   Les jeux de scènes sont piquants et imaginatifs, les sentiments explosifs, la mauvaise foi et les mensonges une constante incendiaire. La dispute prend des allures d’éruption de lave volcanique.  Les comédiens  tiennent bien leur rôle de mousquetaires de la querelle perpétuelle  élevée au rang de mode de vie. Devant la Comédie Humaine, l’assistance tour à tour,  se tait, médusée ou se laisse gagner par le rire. L’entreprise dans un si petit lieu était une gageure, car trop de proximité peut parfois mettre mal à l'aise. La deuxième partie du spectacle mis en scène par l'excellente Delphine Charlier  confirmera leur savoir-faire et l’ampleur de leur énergie.

  

Nous voici après l’entracte,  avec Courteline (1858-1929)  et ses ignobles créatures dans  «  LES BOULINGRIN » vaudeville en un acte, créé en 1898 au Théâtre du Grand-Guignol à Paris. L’ironie cruelle  et le surréalisme montent  encore en puissance. La farce grand-guignolesque est de plus  que malveillante, le dérèglement total,  la scène de ménage a atteint un paroxysme de  haine. Le pique- assiette, Des Rillettes (Marc De Roy),  qui pensait faire régulièrement bonne chère chez ses amis Sieur et dame Boulingrin se voit transformé en poupée de chiffon  et sert d’exutoire à leurs querelles domestiques. Pris à son propre piège, il  devient la victime et le souffre-douleur de ses hôtes. Félicie, la bonne est de mèche… Encore plus vicieuse que la bonne de Feydeau. Bravo à Anne Chantraine pour les deux rôles, mais on la préfère dans Courteline! Apocalypse, now !  Les coups pleuvent sur le pantin de service qui croyait tirer les marrons du feu. Les  humiliations les mauvais-coups et les injures  s’amoncellent, la mort aux rats côtoie la furie furieuse et Des Rillettes a bien du mal à sortir indemne de cette farce infernale.  Et Marc  De Roy, bien sûr,  est royal dans ses deux interprétations!  Oui, les  quatre comédiens ont été parfaits dans cette course à la violence  autant verbale  que physique… Et ce n’est pas nous qui avons appelé les pompiers! Juré! 

 

théâtreEbats de Couples (03/05 jusqu'au 20/05)
du mercredi 03 au samedi 20 mai 2017

                              Tel: +32.2.217.65.82 
                              E-mail: info@leJardindemaSoeur.be

https://www.lejardindemasoeur.be/jd-commence.php?language=fr12273224257?profile=original12273224473?profile=original

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administrateur théâtres

14670874_672015146291948_2373224485732231859_n.jpg?oh=5513eb5ea6ec679ee08b99d0ed9342c6&oe=58A5F23BQuête d’identité et cheminement vers la paix

Jean-Loup Horwitz est un comédien français, connu pour ses pièces de théâtre ainsi que pour ses doublages à la télévision. Il est aussi l’auteur de la pièce " Adolf Cohen " avec Isabelle de Botton, une femme qui en vaut trois. Bénies-soient-elles !  C’est le Centre Culturel d’Auderghem qui nous les a fait découvrir, et bien que ce spectacle ne soit resté qu’une mince semaine à l’affiche - ainsi le veut la formule de Paris-Théâtre - on éprouve le désir de revenir sur ce spectacle attachant qui a été créé au théâtre de la Bastille, à deux pas des fenêtres de Charlie Hebdo.

 Une énorme explosion tue Adolf Cohen. Sa mère pleure cet enlèvement brutal en temps de paix, alors que jadis la Shoah lui avait déjà ravi son mari et un autre fils. Puis c’est la rencontre avec Dieu, question de rendre à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu. Ils se parlent d’égal à égal, mais que répondra Dieu?  Le doute plane sur  toute la pièce et donne au propos fertilisé par l’humour, une belle dimension humaine. Fonte des préjugés assurée.

Flashback donc sur le récit de sa vie. On oublie dès le premières répliques que le personnage est mort assassiné et converse avec le Très haut ! Il est né dans le ghetto de parents juifs non religieux mais accoutumés aux traditions. Lorsque l’enfant est né, nul ne pouvait savoir que ce nom-prénom serait un oxymore! Il arrive en France et rejoint la communauté juive allemande. La guerre arrive et par précaution, l’enfant est recueilli à la campagne par Marcelle:  une nouvelle mère, totalement antisémite. Il devient diacre. De retour de déportation, sa vraie mère le recherche. Si la pièce est une fiction, l’affaire des enfants cachés juifs est une réalité. Au cours de la guerre, le couple Finaly, qui vit dans la région de Grenoble se sait menacé et confie ses deux enfants à une institution catholique. Les parents sont déportés et tués. Les enfants sont placés chez une tutrice catholique qui les fait baptiser. A la Libération elle refuse de les rendre à leur famille d’origine... Et  Adolf, là-dedans ? Il est perpétuellement déchiré entre le souvenir de ses racines profondes et son attachement à sa mère d’accueil !  Il a 25 ans et vit à Paris après les retrouvailles avec sa vraie mère. Le voilà dans le fracas de la jeunesse de Saint-Germain-des-prés, au caté Flore avec Boris Vian… Et non, on ne déflorera pas l’attachement qui le lie à  sa nouvelle terre, Israël et à une nouvelle femme, Leila,  sa fiancée palestinienne. Il meurt trop tôt, cet infatigable combattant de la paix, au coeur d'un attentat! C’est la que la comédie s’arrête.

Mais la pièce, heureux mélange d’humanité,  jamais on ne l’oubliera! Ni la présence en  scène  si émouvante de ce duo de comédiens bourrés de tendresse et de  talent, pleinement heureux de partager l’amour des hommes. Et de semer les graines de la paix. Un bouillon d'émotions, d'humour et de bienveillance, une véritable potion magique qui rassure sur notre humanité!  Humilité congénitale!  Nous sommes tous faits du même humus...  Qu’on arrête avec la violence des dogmes. Comme le disait Voltaire.

http://www.ccauderghem.be/saison-2015-2016/paris-theatre.html

http://www.ccauderghem.be/  

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administrateur partenariats

Ce lundi 16 novembre 2015, à 8.20h en entrant en classe, je savais que rien ne serait jamais plus comme avant.

Nous avons immédiatement abordé le sujet avec les élèves dans toutes les classes et à tous niveaux. C'était une demande des élèves, traumatisés, quel que soit leur âge ( de 12 à 20 ans). Les profs qui n'étaient pas capables de répondre à leurs attentes n'en ont pas parlé, en revanche tous ceux qui étaient disposés à le faire l'ont fait, sinon il aurait été impossible de donner cours. Répondre aux questions posées par les elèves, dédramatiser, rectifier l'info, rendre l'espoir, mettre du baume au coeur. Ils m’ont demandé pour faire un dessin, aux couleurs de la France, avec les mots paix, amour; liberté etc...Ils feront l'objet d'un immense panneau qui sera exposé dans un endroit clé de l'école, et notre sapin de Noël de 3m dans la cour sera cette année aux trois couleurs de la France et orné de mots et de colombes blanches...ce qu'ils ont décidé. Oui, l'école est de nos jours le repère face aux dérives de la société et du monde. Plus que jamais, nous les enseignants avons la mission d'éducation, alors que les familles souvent démissionnent. Mes élèves sont de plus de 30 nationalités différentes, de confessions différentes, c'est une richesse, il faut la protéger.

Ce mardi 17 novembre 2015, en rentrant à 17h.

Je n'en puis plus de lire des statuts haineux, d'entendre des imbécilités, de lutter contre les amalgames. Je me retrouve comme le 12 septembre 2001, à décortiquer avec mes élèves les événements de la veille, à remettre les pendules à l'heure, à panser les plaies d'une jeunesse effrayée, abasourdie par les propos tenus un peu partout sur les réseaux sociaux, dont ils sont friands, dont ils ne mesurent pas encore les dommages qu'ils peuvent causer, dont ils se servaient jusque là pour partager leur petit monde d'adolescents "bisounours". La jeunesse s'est réveillée avec une gueule de bois et elle souffre. Beaucoup de mes élèves sont de confession musulmane. Ils sont salis, choqués, leurs valeurs sont aussi bafouées que celles du citoyen à l'arbre généalogique celte, gaulois, ménapien, nervien, aduatique ou burgonde. L'école reste le dernier rempart contre les amalgames, par l'éducation qu'elle dispense et promeut, elle reste garante de la liberté et de la démocratie. La bête s'est exprimée aujourd'hui devant moi. Je l'ai trucidée et continuerai encore et toujours.

Ce mardi 24novembre 2015, voici les premiers dessins !

12273135082?profile=originalLa Palestine fait toujours son apparition, et je ne censure pas, mais relie aux événements tout le symbole d'une lutte universelle pour la paix . Les mots Pray et For sont aux couleurs de la France et de la Belgique.

Tout réside dans la tolérance.

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administrateur théâtres
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A coups de ciseaux de couture

Du 08 au 19 septembre 2015 à 20h30 au Théâtre de la Samaritaine (16, Rue de la Samaritaine, 1000 Bruxelles)

Création, adaptation, scénographie et mise en scène de Lucy Mattot
Textes: Jean Genet, Jean Cocteau, Juliette Noureddine, Berthold Brecht.
Avec Bertrand Daine, Lucie de Grom, Julie Dieu, Alicia Duquesne, Zoé Henne, Lucie Mattot, Romina Palmeri et Quentin Meurisse.
Direction musicale et compositions: Quentin Meurisse.
Aide au travail corporel: Salomé Génès. Photographie: Simon Paco

Il s’agit d’une création autour des bonnes à tout faire, de la folie meurtrière et des pulsions engendrées par l’asservissement. La plus grande partie du spectacle est composée d’extraits choisis des «Bonnes» de Jean Genet. Des textes et chansons d’auteurs tels que Brecht, Cocteau, Juliette… s’imbriquent dans la progression de la pièce. La musique est très importante dans ce spectacle puisque une composition musicale alternative accompagne les comédiens.


Nous assistons à une cérémonie célébrée par deux bonnes visant à répéter l’assassinat de leur maîtresse. Asservies, humiliées par leur condition, ces deux soeurs sont chacune leur propre miroir, engendrant un dégoût mutuel pour l’autre et pour elles-mêmes.
Ainsi, veulent-elles vraiment tuer Madame, où se libérer en s’entretuant?
Découpées en plusieurs étapes, la pièce est ponctuée de textes et chansons choisis pour chaque étape: d’abord, il y a l’humiliation de l’asservissement. Puis, la pulsion de meurtre. Ensuite, la haine aveuglante. Et finalement, la libération.

Une répétition ultra-théâtrale, des corps-à-corps féminins d'une violence inouïe et magnifique, d'une beauté de ravages. Les visages se touchent presque pour boire ou échanger les paroles empoisonnées. La tension dans la salle, soutenue par une musique digne d'Hitchcock est presque insoutenable et il faut du temps après le spectacle pour digérer cette proposition originale qui cerne au plus près les sources de violence. L'homme est absent de la scène, les femmes sont maître et esclaves et s'entretuent au propre comme au figuré. La qualité de l'interprétation est d'une  audace  dramatique incroyable. Allez-y, le cœur lourd et si vous n'avez pas froid au yeux. Il est vrai que cette proximité de violence paroxystique fait cruellement penser à celle du monde qui nous entoure, nous qui vivons protégés dans nos bonheurs respectifs.  Le jeu théâtral du trio est de la pure sculpture démoniaque avec une mention spéciale pour Romina Palmeri qui dégage une énergie ....effrayante ! Bravo!

PS On aurait aimé avoir un feuillet avec les titres des différents textes, même si le travail scénique refuse les coutures apparentes, car la compréhension se bloque de temps en temps...ou Est-ce l'essence de la violence intrinsèque qui bloque tout?

— Tirésias —
Amis, peut-être
Serez-vous surpris par le noble langage
De ce poème vieux de milliers d’années
Que nous avons appris par cœur. Le sujet,...
Si familier, si cher aux auditeurs d’autrefois,
Le sujet vous en est inconnu. Aussi permettez-nous De vous le présenter. Voici Antigone,
Fille d’Œdipe et princesse. Ici, Créon,
Son oncle, tyran de la cité de Thèbes.
Je suis Tirésias, le devin. Celui-là
Mène une guerre de rapines
Celle-ci n’accepte pas ce qui est inhumain,
Elle est anéantie. Mais sa guerre à lui,
Qui mérite bien d’être appelée inhumaine,
Sa guerre tourne au désastre. L’indomptable, la juste, Sans égard pour les sacrifices de son propre peuple, De son peuple réduit en servitude, c’est grâce à elle
Que la guerre a pris fin. Nous vous prions
De vous souvenir d’actes semblables,
Accomplis dans un passé plus proche, ou de l’absence D’actes semblables.
Antigone (1947) — Bertold Brecht (Prologue)

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administrateur théâtres

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Ulysse attaché au mât du navire, d'après l'Odyssée d'Homère. Vase à figures rouges de Vulci, Ve s. av. J.-C. British Museum, Londres (Ph. Coll. Archives Larbor)

Mais qu’est - ce qui déchaîne cet automne à Bruxelles des tempêtes de rires ou d'applaudissements ? Le dieu Eole ? Un vent de joie, d’humanité et d’esprit en tous cas.  Une production visuellement magnifique, mais ce n'est pas que cela!  Cela se passe au théâtre Royal du ParcThierry Debroux s’est décidé de présenter la chère Odyssée sans son Iliade,  un mythe qui a bercé nos parents, nos grands-parents et on l’espère fortement, les générations à venir. Il célèbre notre appartenance aux racines méditerranéennes, la liaison directe de notre langue au monde antique grec, avec sa pléthore de savants, philosophes et dramaturges qui ont tissé notre culture occidentale. On ne sait si l’objectif premier de Thierry Debroux fut de rafraîchir ces profondes racines, et de raviver l’intérêt des jeunes  pour la culture classique mais ce spectacle sera un fameux  atout pour qui  se mêle d’éducation humaniste.

12273041685?profile=originalUlysse (Laurent Bonnet) est un  personnage d’une attraction  fascinante. Etre complexe, c’est un homme vaillant, rusé, curieux de tout, capable de supporter mille épreuves, patient, endurant, doté d’une intelligence exceptionnelle. Pour peu on en tomberait soi-même amoureux, comme le fait  la merveilleuse Nausicaa, Pascaline Crêvecoeur,  à qui  Thierry Debroux a offert le rôle magnifique.  Mais Ulysse, c’est  surtout un homme qui refuse l’immortalité  promise par  la magicienne Circé (Babetida Sadjo) qui vit sur une île où le temps n’existe pas,  pour rentrer chez lui, trouver les siens  et assumer  pleinement sa condition humaine.  Cela lui permet de sortir grandi des épreuves, d’accepter courageusement sa finitude et d’assurer son libre-arbitre.

Thierry Debroux, responsable du texte et de la mise en scène,  brosse dès le début des tableaux hilarants et moqueurs de la condition divine. Le personnage d’Hermès, bouffon fulgurant aux magnifiques pieds ailés est un « sur mesures » créé de toutes pièces avec comme modèle le  comédien Othomane Moumen engagé dans les premiers, avec le splendide Eole (Yannick Vanhemelryk), sans doute. Ecrire le texte, ayant en tête les comédiens qui recevront les rôles est sans doute d’une  grande saveur pour l’auteur et  cela mène  à une réussite éblouissante, côté spectateurs. Le même « sur mesures » vaut pour l’inoubliable personnage  d’Athéna à la voix si  autoritaire (Karen De Paduwa) et vaut sans doute  pour bien d’autres membres de ce casting extraordinaire.

12273041660?profile=original Le jeu presque cinématographique d’Antinoos (Lotfi Yahya) et ses compagnons  met en lumière  la  brutalité et la décadence morale d’une  société privée de valeurs et de sagesse. Sandrine Laroche dans  le rôle de Pénélope est tout  en finesse, sensibilité,  bonté et tendre émotion.  Télémaque (Gabriel Almaer) est un jeune homme attachant, un personnage  très  bien campé  safe_image.php?d=AQA5FjZWriS6ouVc&w=470&h=246&url=http%3A%2F%2Fwww.theatreduparc.be%2Fuploads%2Fimages%2FGallery%2FODYSSEE%2FODYSSEE2.jpg&cfs=1&upscale=1&sx=0&sy=0&sw=800&sh=419&width=320...tout  comme l’imposante mère d’Ulysse, Anticlée qui  tremble de colère : « Sacrifier les bœufs, les moutons, les chèvres grasses, festoyer, boire follement le vin qui flamboie…épuiser cette maison… C’est donc ce que vous appelez le courage ? J’ai perdu un fils qui autrefois veillait sur vous, bienveillant comme un père. Est-ce votre façon de servir sa mémoire ? » (Jo Deseure)

 12273042473?profile=originalL’imaginaire bat son plein avec la conception du navire, avec  le personnage du cyclope (Ronald Beurms qui joue aussi Poséidon), un  gigantesque monstre à l’œil unique,  aux airs de robot qui se nourrit de chair humaine. Avec les sirènes, avec les pourceaux de  la belle Circé  en son palais tropical, avec le saisissant le séjour des morts, dans  la formidable tempête, dans les scènes de beuveries  et de complots des prétendants au palais d’Ithaque et dans  la bataille finale. Les astuces visuelles  et lumineuses sont cause  d’émerveillement en continu. La  scénographie, les masques,  les costumes, les  bijoux et maquillages font partie intégrante de la beauté visuelle qui captive le spectateur, et vont à l’essentiel. Les tableaux se tiennent les uns aux autres dans une grande harmonie, comme des fondus enchaînés  tandis que  le spectateur flotte au bord de ses propres rêves. 12273043055?profile=original12273039697?profile=original Mais le verbe veille: c’est un savant dosage de phrases tragiques, de poésie et d’humour débridés , d’affects à vif que l’on boit comme un philtre d’amour. « O mon aimé… tu sais combien de fois par jour je les répète ces mots… Mon aimé, mon aimé… Ton palais est pillé mais ta femme est intacte. O vous, dieux qui l’aviez soutenu lorsqu’il assiégeait Troie, je ne vous reproche pas son absence. Faites seulement, lorsqu’il abordera à nouveau ces rivages, faites qu’il me trouve belle encore…  et désirable. » Cela vibre de déclarations passionnées, cela pétille de parodies, cela miroite de joutes verbales et d’anachronismes: la vivacité, la vie… quoi !  Qui oserait jeter maintenant les Anciens aux orties après un tel spectacle? Thierry Debroux fait flèche de tout bois et transforme même Homère en rappeur méditerranéen, là il en fait peut-être un peu trop.    

12273040862?profile=originalEt revenons à Ulysse qui, loin d’apparaître comme un héros surnaturel, est homme sensible  et touchant avec ses faiblesses et ses pertes de mémoire. Il est émouvant, incapable de résister aux femmes  mais  surtout, comme tant d’autres, incapable de résister au péché d’orgueil. C’est le péché le plus grave chez les Anciens Grecs, celui qui génère invariablement  de  terribles catastrophes.  De leur côté, ses chers compagnons ne peuvent résister à la folle cupidité, une tentation peut-être encore plus délétère. Mais c’est en songeant douloureusement à sa patrie, à son épouse et à son fils qu’Ulysse se reconstruit. Une  patrie qu’il a ardemment souhaité retrouver mais qui  le plonge à son retour dans  une  nostalgie redoublée. Il ne peut supprimer la violence que par la violence. Il est terriblement humain.

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Deashelle Nomdeplume's photo. Crédit photos: Isabelle De Beir

http://www.theatreduparc.be/index.php?mact=Agenda,cntnt01,DetailEvent,0&cntnt01id_event=17&cntnt01returnid=57

   

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administrateur théâtres

Signe des temps ? Encore lui ? Le Mensonge fait encore rage. Dans une nouvelle pièce à Bruxelles, en ce début de saison 2013. Il y avait déjà « Si tu mourais ... »  une comédie sérieuse de Florian Zeller, « Je mens, tu mens… » une comédie licencieuse de Susann Heenen-Wolff, « Même pas vrai … » une comédie sulfureuse de Nicolas Poiret  et  Sébastien Blanc et bien d’autres encore, si on y réfléchit. Le voici,  enchâssé dans la sauvagerie et la perte de repères,  détaillé au scalpel,  étalé de long en large,  débusqué morceau par morceau dans la pièce « Orphelins» (Dennis Kelly) donnée au théâtre de Poche comme spectacle d’ouverture.

12272958262?profile=original Orphelins? Le titre lui-même camoufle quelque chose : la perte de valeurs et la violence abjecte qui en découle. Celle commise par un jeune garçon, orphelin comme sa sœur, suite à un accident de voiture des parents  et qui, depuis l’enfance, est habité par des pulsions violentes avérées. Son dernier « coup » va presque jusqu’au meurtre. Un  crime un peu moins abouti que celui commis par le jeune héros du roman «  Het diner » de Herman Koch. Mais c’est la même problématique. Que fait une famille « bien sous tous rapports » devant la folie de  violence qui s’empare subitement d’un enfant, d’un frère, d’un époux?

Drame urbain. Liam (Pierre Lognay), le T shirt et les bras  couverts de sang, débarque dans l’appartement impeccable de sa sœur, Helen (Anne-Pascale Clairembourg) et son mari Danny (Itsik Elbaz) pendant qu'ils sont en train de dîner aux chandelles sur une table basse.  « I can explain ! » : la formule magique du menteur ! Liam  prétend qu'il a essayé de venir en aide à un mec bourré de coups de couteau couché au milieu de la rue. Mensonge pathétique bien sûr. D’un bout à l’autre, le parler de Pierre Lognay est un exercice du genre : staccatos bousculés, demi-phrases  heurtées et paniquées,  à peine articulées, infantiles, contradictoires.12272958662?profile=original Helen, redoutant la vérité  et l’anticipant à la fois, creuse  de scène en scène et obtient des aveux de plus en plus effroyables.  La grande question est de savoir comment Helen et son mari vont réagir. Ses affrontements successifs  avec celui-ci prennent  eux-aussi des voies violentes et  chaotiques.   Helen ressent  un attachement viscéral et monstrueux pour son petit frère. Jusqu’où est-elle capable d’aller pour le protéger, lui qui a déjà un « casier », lui qui, même innocent, sera tout de suite suspect ?  Comment se met-elle  à manipuler Danny et à le détruire pour qu’il aide à couvrir le presque-meurtre? Comment vit-elle le fossé culturel qui les sépare dans leur couple ?  Quelle est la part de la crainte inspirée par une autre culture, puisque - il fallait s’y attendre - la victime n’est pas de type caucasien ? Où se trouve la responsabilité civique par rapport à la responsabilité familiale dans notre société en état de  faillite morale? En dehors de l’exposition minutieuse de la violence pure et gratuite perpétrée par le jeune délinquant, l’intérêt principal de la pièce est le dilemme moral. On ne cesse de se demander « mais qu’aurait-on fait à leur place ? » Comme dans l’insoutenable roman «  Het diner » de Herman Koch.  

12272958880?profile=originalHelen défendra son frère comme une tigresse. Prête à se mentir et à faire mentir.  Il est fascinant de voir comment Helen disculpe initialement Liam aux motifs que sa victime  avait l’air « bizarre »  et qu'elle-même a fait l'objet de harcèlement sexuel par des malfrats du coin pourri où ils habitent. Helen est prête, non seulement à éviter que la police ne débarque pour protéger son seul lien familial vivant, mais aussi  à maquiller les faits et à impliquer son mari par un odieux chantage sentimental, lui qui  veut désespérément ne  pas se mettre hors-la-loi. Cyniquement, elle démontre que quelqu’un issu d’un bon milieu comme son mari peut en venir lui aussi à mentir et  commettre des actes immondes. Elle va jusqu’à utiliser la maternité comme obscène monnaie d'échange. Dans cette descente aux enfers, le public finit par ne plus pouvoir respirer, tousse, s’agite tant la tension sur le plateau devient intenable. Tout l’art (consommé) du metteur en scène Patrice Mincke est de diffuser l’horreur au goutte-à-goutte, à la façon d’un thriller qui vous agrippe et ne vous lâche plus.  Et c’est le spectateur qui finit par avoir le couteau sur la gorge !   

12272959465?profile=originalDanny, à la fin, ne se supporte plus, devient un fantôme de lui-même, il est  l’éclopé d’un cataclysme domestique inspiré par le mal. Magnifique interprétation du comédien et de sa comparse, un être écorché par la vie qui a transféré sur lui tout le poids de la culpabilité. Il reste cependant un petit espoir, incarné dans la présence muette de Shane en pyjamas, leur fils, un gosse bien élevé de 7/8 ans qui a traversé les événements en passant le week-end chez sa  grand-mère accueillante. Redonnera-t-il à sa mère son enfance volée et la notion du « Never again » ? Un arrimage à des valeurs  retrouvées de tendresse, de respect et d’éducation ?

Photos par YVES KERSTIUS © 

http://poche.be/saison1314/orphelins/index.html

De Dennis Kelly

Mise en scène de Patrice Mincke Assisté de Melissa Leon Martin

Traduction française de Philippe Le Moine

avec Anne-Pascale Clairembourg, Itsik Elbaz, Pierre Lognay

et, en alternance: Sam Bracco, Kasper Holte Nielsen, Lukas Collet, Charlie Goslain et Sacha  Bendjilali

Scénographie Olivier Wiame

Lumières Alain Collet

Décor sonore Laurent Beumier

Costumes Françoise Van Thienen

Dès 16 ans

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post mortem


  • Et voici que, ironie du sort..
    Lucian Freud se fait voler le "prime time" par un obscur Norvégien en quête absolue de célébrité.
    J'ose dire que nous serons confrontés à ce type d'événement extrême de plus en plus souvent.
    Pourquoi ? peut-être parce que la "poésie"de l'aventure humaine n'est plus suffisante pour combler certaines frustrations.
    Lucian Freud mettait dans son exercice de la chair mise en avant toute la détresse de l'être humain, détresse et fascination.
    Je pense à Monet paignant les reflets de la lividité post mortem sur le visage d'une de ses proches
    Bacon et tant d'autres ont exploré ce qui me fascine moi aussi.
    Je veux dire que l'acte de peindre et dans ce cas là aussi dans  le plaisir de faire.
    portrait-de-dieu.jpgbon-dos-de-face.jpgEtude pour un corps livide 100x80 gegout©adagp
    portrait en pied de dieu 145x110 gegout 2009©adagp
    La chair.. sublimée par notre regard sans passer par la mitraille, le carnage qui relève d'une frustration
    que les artistes peuvent contourner. Même si les pulsions sont parfois aussi fortes, 
    le fameux passage à l'acte se fera de façon détournée, pourtant la violence est là rampante..


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La violence et le sacré de René Girard (1972)

Girard René. La violence et le sacré. ; 1972.

 

On a parfois reproché à cette oeuvre son caractère de Système; parfois, à l'inverse, on s'en est félicité. Elle fait reposer l'ensemble de la culture et de l'histoire des homme sur un socle unique.

Ce socle fondateur est celui de la "rivalité mimétique". Chacun imite l'autre, désire s'approprier ce qu'il a: quand le modèle est aussi, un obstacle, tout commence.

Par un phénomène d'emballement, la rivalité entre individus devient violence sociale, indéfinie, réciproque.

Les sociétés ne peuvent tenir qu'en résistant à cette violence, et à tous les processus d'indifférenciation qui la relancent. Deux procédés essentiels: le sacrifice religieux et la punition judiciaire, qui réconcilient la société divisée par l'expulsion d'un "bouc émissaire".

Freud et Lévi-Strauss, maîtres à penser modernes, sont à dépasser. Le premier s'est trompé sur la nature du désir (privilégiant la sexualité au détriment du désir mimétique), le second sur l'importance de l' interdit (la règle d' échange compte plus pour lui que l'interdiction de la violence).

Né en 1923 à Avignon, René Girard a fait ses études à l'Ecole des Chartres puis aux Etats-Unis (archiviste-paléographe de l' Université d' Indiana), où il enseigne dans plusieurs universités, actuellement à Standford en Californie.

Il semble poursuivre, de livre en livre, le même ambitieux projet: dévoiler, en recourant aux données de toutes les sciences de l'homme, mais aussi aux textes littéraires et, surtout, aux écrits religieux, l'origine méconnue, inconsciente, cachée des sociétés: ce secret enfoui "depuis la fondation du monde".

Trois ouvrages, parmi d'autres publications, fournissent les jalons de son itinéraire: "Mensonges romantiques et vérité romanesque" (Grasset, 1961), "La violence et le sacré", 1972, "Des choses cachées depuis la fondation du monde" (Grasset, 1978).

 

Désir et violence

 

Si la violence est si importante pour les collectivités humaines, ce n'est pas  seulement parce que son désordre menace leur Ordre que, par ailleurs, il rend possible, c'est aussi que le désir le porte en lui comme la nuée porte l'orage.

 

Modèle et rival

 

Chacun désire, en effet, d'abord ce que l'autre désire.

Sous son impulsion, chacun imite l'autre, par un mécanisme qui fait de l'autre, nécessairement, un modèle ou/et un rival, ou un modèle et un rival à la fois, parfois même "un exemple à ne pas suivre" (imitation négative).

On a comparé, non sans raison, l'édifice construit par Girard, pour y loger l'homme, à "une pyramide qui repose sur une pointe: l'hypothèse mimétique" (J-P. Dupuy, "Ordres et désordres", Seuil, 1982).

 

L'aspiration au mimétisme révélée par le roman

 

"Mensonge romantique et vérité romanesque" confiait aux romanciers la tâche -et leur reconnaissait le pouvoir- de révéler l'aspiration qui est au coeur de toute inclination: chacun règle, sans s'en rendre compte, son pas sur celui de l'autre; le désir d'un objet est déterminé par le désir des autres pour le même objet. De Cervantès à Dostoïevski, le roman réfute l'illusion romantique d'une autonomie ou d'une spontanéité qui permettrait aux hommes de choisir ce qui les attire.

Autrui est le médiateur indispensable entre moi-même et l'objet de mon désir. D'où un triangle qui généralise ce dont Freud n'avait vu qu'un cas particulier -celui des attachements oedipiens:

 

                      Père                           Autrui

               (admiration-jalousie)             (modèle-rival)

               garçon       mère                 sujet    objet

 

Deux cas de figure possibles, deux espèces de médiations:

-La médiation externe. Le paradigme est ici Don Quichotte. L'enthousiasme pour la chevalerie est venu au héros de la lecture des exploits d' Amadis de Gaule. Le médiateur est donc, ici, imaginaire. Il ne saurait être qu'un modèle, jamais un rival à affronter.

-La médiation interne. Le médiateur est modèle et rival. Exemples littéraires: le snob proustien, l'homme du souterrain de Dostoïevski.

 

Variétés des stratégies

 

Entre ces deux cas de figure principaux, des organisations multiples du mimétisme sont possibles, les stratégies imitatives sont variées:

-La bouderie. Le boudeur tient à être seul et marginal à condition que les autres le sachent: il lui faut alors communiquer sa rupture de communication.

Ce paradoxe se résout parfois par un acte incompréhensible: négligemment l'enfant met le feu aux rideaux, avec détachement Merseault dans "L'étranger" de Camus, tire sur un Arabe (Girard, "Critique dans un souterrain: Dostoïevski, Camus, Dante, etc., 1976).

-La médiation double. Valenod et Julien Sorel, dans "Le rouge et le noir" de Stendhal, fourniraient un exemple précieux ("Mensonge romantique et vérité romanesque".

La configuration est la suivante: A et B s'imitent réciproquement. Chacun est pour l'autre un modèle. A croit deviner, à un signe fugitif, que le désir de B se porte sur le même objet que le sien. Il se précipite, il tient à devancer B. Celui-ci manifeste à son tour ce qui n'était encore qu'une visée intérieure: ce double mouvement a désigné l'enjeu, jusqu'alors caché ou rêvé de la rivalité.

-La coquetterie. "La coquette en sait plus long que Freud sur le désir. Elle n'ignore pas que le désir attire le désir. Pour se faire désirer donc, il faut convaincre les autres qu'on se désire soi-même." (Des choses cachées...).

Freud attribuait à la coquette une autosuffisance narcissique, mais il ne faut pas ignore que la coquette "a besoin de ces désirs masculins, dirigés contre elle, pourraient sa propre coquetterie".

Ainsi, dans "Le misanthrope" de Molière, Célimène "reconnaît le caractère stratégique de la coquetterie: elle affirme cyniquement à Arsinoé qu'elle pourrait bien se transformer en prude le jour où sa beauté serait perdue. La pruderie, elle aussi est une stratégie. Tout comme la misanthropie, d'ailleurs, qui lui ressemble énormément, est une espèce de pruderie intellectuelle (...), la stratégie défensive des perdants, de ceux qui parlent contre le désir, parce qu'ils n'arrivent pas à l'attirer et à la capitaliser."

Mais, pourquoi Célimène a-t-elle besoin d'une cour, un salon où "les admirateurs se pressent en foule, un véritable Versailles de la coquetterie"? Parce que "la coquetterie est d'autant plus excitante, sa séduction mimétique est d'autant plus forte que les désirs attirés par elle sont plus nombreux". La littérature, mieux que la philosophie, dit la vérité du désir, son caractère mimétique, les conflits qui en découlent quand le modèle est aussi un rival (cas de la médiation interne).

Dans celui de la médiation externe, le modèle est trop haut, trop inaccessible, pour qu'il y ait un affrontement du héros avec lui: ce qui explique l'aisance de Don Quichotte, sa facilité à se remettre de ses échecs, à courir en aventure, à chercher toujours fortune ailleurs.

Le désir mimétique: sur ce socle construit ou, plutôt, révélé par les écrivains, la culture humaine dans sa totalité s'est édifiée. "La violence et le sacré", ouvrage paru une dizaine d'années après "Mensonge romantique et vérité romanesque", s'est donné pour tâche de montrer comment.

 

Intrication du désir et de la violence

 

Le désir déchaîne la rivalité, est, ainsi, le moteur de la violence, et l'histoire des hommes n'est que l'interminable effort pour en éteindre le feu toujours couvant sous la cendre, prêt à renaître et s'agrandir.

"Rien n'est plus banal, en un sens que cette primauté de la violence dans le désir".

Mais il faut se garder de plusieurs contresens.

-Il ne faut, d'abord, pas croire qu'il s'agit d'un phénomène pathologique -sadisme, masochisme, etc,-, et qu'il existe un désir normal et naturel, purgé de toute relation à la violence. La violence est "toujours mêlée au désir". Elle est l'instrument, l'objet et le sujet universel de tous les désirs".

-Le désir mimétique, s'il est source des conflits indéfinis, ne doit pas être confondu avec ce que les psychologues, les éthologues, comme Lorenz, les philosophes (Hobbes: l'homme est un loup pour l'homme), ont appelé instinct d'agression, pulsion de destruction ou de mort (Freud).

"On sait aujourd'hui que les animaux sont individuellement pourvus de mécanismes régulateurs qui font que les combats ne vont presque jamais jusqu'à la mort du vaincu."

Lorenz (1903-1989), le célèbre zoologiste autrichien, l'a montré dans "L' agression" (1963), mais il a eu le tort de transposer à l'homme les résultats acquis sur l' animal:

"A propos de tels mécanismes qui favorisent la perpétuation de l' espèce, il est légitime, sans doute, d'utiliser le mot instinct. Mais il est absurde, alors, de recourir à ce même mot pour désigner le fait que l'homme, lui, est privé" de semblables mécanismes".

L' instinct de violence et la pusion de mort sont des positions mythiques qui servent aux hommes "à poser leur violence hors d'eux-mêmes, à en faire un dieu, un destin (...) dont ils ne sont plus responsables et qui les gouverne du dehors".

Un comble: nous verrons que les hommes ne se délivrent de leur violence qu'en expulsant un "bouc-émissaire", posé comme responsable, chargé de tout le mal, victime culpabilisée. Or l'instinct de violence sert de bouc-émissaire...à la violence!

 

-il importe, enfin, de bien distinguer l'analyse girardienne du désir et celle effectuée par Hegel dans "La phénoménologie de l' Esprit" (1807). Le désir, pour Hegel, porte en lui la violence, parce qu'il est le désir de s'approprier cette conscience étrangèe où il s'apparaît autre que soi et, donc, désir du désir de l'autre ou désir d'être reconnu par l'autre.

Il enclenche la "lutte pour la reconnaissance", lutte à mort qui est à l'origine de l'histoire et de la culture.

Mais, si la reconnaissance par autrui-quelle qu'en soit la forme (admiration, estime, respect, amour, etc.)-est la fin visée, celui qui pense l'avoir atteinte peut y trouver plénitude et jouisssance (ainsi le maître qui se satisfait du regard soumis de l' esclave).

Bien différent est de ce point de vue le désir mimétique: non plus désir du désir de l'autre, mais le désir selon l'autre et, donc, désir de s'approprier ce qui compte pour l'autre.

Il engage dans une compétition, qui ne saurait s'achever, une rivalité envieuse et jalouse, une concurrence frénétique pour les mêmes objets dont l'actuelle société de consommation ostentatoire fournit une bonne image historique.

Et il se contamine dans les foules fiévreuses où chacun suit l'autre sans se savoir lui-même suivi.

"Le mimétisme, en effet, c'est la contagion dans les rapports humains" (Des choses cachées depuis la fondation du monde").

 

L'hypothèse fondamentale

 

"La violence et le sacré" peut se résumer ainsi: une hypothèse fondamentale est proposée: les conséquences en sont tirées; sa portée explicative confirme sa validité: à la manière d'une clef universelle elle ouvre toutes les portes, rend raison de la culture et de l'histoire des hommes sans rien laisser dans l'ombre; ce qui permet d'affirmer en conclusion sa validité scientifique.

Au passage, Freud, Lévi-Strauss sont réfutés, et les théories du contrat social sont récusées. Tous participent au processus généralisé de méconnaissance, par lequel les hommes se trompent sur ce qu'ils font et refont indéfiniment.

L'hypothèse fondamentale est, on s'en douterait, celle du mimétisme, qui rend compte à la fois de l'origine de la violence (le désir d' imitation), de sa nature (la vengeance répondant sans cesse à la vengeance), de ses remèdes ou pseudo-remèdes (la contre-violence des sacrifices puis du système judiciaire) et de l'échec répété de ces remèdes (crise sacrificielle):

"La violence a des effets mimétiques extraordinaires: tantôt directs et positifs, tantôt indirects et négatifs. Plus les hommes s'efforcent de la maîtriser, plus ils lui fournissent des aliments; elle transforme en moyens d'action les obstacles qu'on croit lui opposer; elle ressemble à une flamme qui dévore tout, qu'on peut jeter sur elle, dans l'intention de l'étouffer".

 

Origine de la violence

 

Les écrivains révèlent le lien de l' imitation et de la rivalité envieuse et jalouse. Mais celle-ci est une relation interindividuelle: Célimène et Arsinoé, Célimène et Alceste. Parfois des petits groupes se confrontent: le salon des Verdurin et le salon des Guermantes, chez Proust.

Comment en arrive-t-on à la violence sociale et politique qui met à feu et à sang des communautés entières? Par une sorte d'emballement: "La violence réciproque, c'est l'escalade de la rivalité mimétique" (Choses cachées).

Trois facteurs à ce "runaway", pour employer le terme anglais. D'abord il faut tenir compte de ce que l' imitation qui déchaîne la violence n'est point n'importe laquelle, car il y en a plusieurs formes très différentes: la copie des apparences, par laquelle l'autre est singé, l' imitation identificatrice des conduites d'autrui, que Gabriel de Tarde (1803-1904) considérait comme le fait social élémentaire et la condition de la cohésion du groupe, l'imitation fusionnelle des foules porteuse d'une agressivité occasionnelle (étudiée par Le Bon en 1895 dans sa "Psychologie des foules", puis par Freud dans "Essais de psychanalyse" en 1920 et Moscovici dans "L'âge des foules", en 1981); et la "mimésis d' appropriation": celle-ci provoque la rivalité pour l'objet entre le modèle qui en indique la valeur et suscite la concurrence à son propos.

Ainsi, l'imitation est "à la fois" "force de cohésion et force de dissolution". Elle peut mener au conformisme grégaire, par certains aspects, mais elle peut enclencher, par d'autres, la guerre de tous contre tous.

 

Le double bind

 

Ensuite, cette guerre va s'activer sous l'effet d'un phénomène mis en lumière par le psychiatre américain Bateson, le "double bind", ou double injonction contradictoire: "imite-moi, mais, surtout reste à ta place", ne prends pas la mienne, disent les parents aux enfants, les maîtres aux disciples, les modèles à leurs idolâtres:

"Chaque fois que le disciple croit trouver l'être devant lui, il s'efforce de l'atteindre en désirant ce que l'autre lui désigne; et il rencontre chaque fois la violence du désir adverse".

Les effets désastreux du "double bind" s'ajoutent à ceux de la convergence des désirs vers les mêmes objets.

 

Le caractère contagieux de la violence

 

Enfin, la violence s'étend alors de façon contagieuse. On dénonce parfois les épidémies nées du spectacle de la violence. Celle-ci, longtemps comprimée, se répand aux alentours, a même "tendance à se précipiter sur un objet de rechange à défaut de l'objet originairement visé".

Autrement dit, née de l' imitation par une sorte d'effet en retour (de feedback), la violence a, elle-même, des effets mimétiques. L'image du cercle revient souvent: au cercle vicieux de l' imitation par laquelle chacun suit l'autre -sans oser le montrer, car il craint qu'on lui reproche son manque de "personnalité" -succède celui de la violence répondant à la violence. Les choses se passent comme si les protagonistes étaient pris dans des tourniquets impossibles à arrêter. A quoi s'ajoute, celui de la contre-violence opposée, certes, à la violence, mais issue, aussi, de sa contamination.

 

Nature de la violence

 

Indifférenciée, réciproque, indéfinie: ainsi se présente la violence originelle, le chaos premier, menace pour la vie sociale, qui édifiera contre elle les digues fragiles de l' Ordre.

Elle le fera d'abord en instaurant entre les hommes des différencces (d'emploi, de statut), s'il est vrai que toute destruction fait de l'autre un double inquiétant ou un jumeau angoissant. Car contrairement à l'idée reçue, c'est la ressemblance qui fait peur.

Malinowski (18841942), le célèbre ethnologue, l'avait déjà noté: chez le Trobriandais de Mélanésie qu'il étudia, on se méfie comme de la peste de la ressemblance des frères. On se félicite, comme chez nous, dira-t-on, de la ressemblance des enfants avec le père. René Girard résout ainsi ce paradoxe:

"Le père est (...) forme et la mère matière. En apportant la forme, le père différencie les enfants de leur mère et ainsi les uns des autres".

 

La vengeance

 

Si la phobie de l' indifférenciation est si forte, c'est que celle-ci est le terreau sur lequel poussera la violence indéfinie et réciproque des représailles répondant aux représailles: la vengeance. Et ses risques pour l'existence même de la société:

"La vengeance constitue un processus infini, interminable. Chaque fois qu'elle surgit en un point quelconque d'une communauté elle tend à s'étendre et à gagner l'ensemble du corps social. Ses conséquences peuvent être fatales dans une société de dimensions réduites".

D'autant qu'il ne suffit pas pour l'arrêter de convaincre les hommes que la violence est odieuse: "C'est bien parce qu'ils en sont convaicus qu'ils se font un devoir de la venger". Un comble: on tue à son tour par horreur de la violence.

Cela peut surprendre, mais, s'il y a tant d'appels à propos des massacres perpétrés dans l'ex-Yougoslavie, pour qu'on "recoure enfin à la force", ces appels ne sont-ils pas motivés par l'effroi des tueries, la colère, l'indignation?

René Girard retrouve dans les mythes et les tragédies grecques le thème des frères ennemis: que celui qui n'a pas sa culture ouvre les journaux et lise ce qui se passe à Sarajevo.

"C'est la symétrie conflictuelle qui définit le rapport fraternel à cette symétrie n'est même plus limitée ici à un petit nombre de héros tragiques: elle perd tout caractère anecdotique; c'est la communauté elle-même qui passe au premier plan".

De ce processus symétrique et circulaire, peut-on sortir?

 

Les remèdes à la violence

 

L'institution religieuse du sacrifice dans les sociétés primitives, puis l'organisation d'un système judiciaire dans les sociétés modernes, ont été les deux moyens successivement employés pour tenter de mettre fin à la violence indéfinie, d'en arrêter le mouvement macabre, de mettre fin à la contagion.

Successivement: les sociétés primitives ignorent l'administration de la justice, même quand elles tentent de gérer par les diverses variétés de duel les reprises sans fin des vengences.

Malinowski, parmi d'autres, l'a établi. Le sacrifice est alors une mesure préventive qui ressoude l'unité de la communauté. Et il "dépérit là où s'installe un système judiciaire, en Grèce et à Rome notamment".

Certes, il se perpétue "mais à l'état de forme à peu près vide", ce qui nous donne l'illusion "que les institutions religieuses n'ont aucune fonction réelle".

Nous n'en avons plus besoin, dès lors que nous avons mis en place un système judicaire, un moyen autre, curatif cette fois, d'exercer "une violence sans risque de vengeance".

 

Le bouc émissaire

 

La succession des procédures n'empêche pas leur parenté profonde. Elles fonctionnent suivant le même principe: celui du bouc émissaire, dont l'expulsion, par le sacrifice, ou la condamnation à mort, permet au groupe de retrouver sa cohésion menacée et de se sentir purifié de ce qui le souillait.

"Là où quelques instants plus tôt il y avait mille conflits particuliers, mille couples de frères ennemis isolés les uns des autres, il y a de nouveau une communauté, tout entière unie dans la haine que lui inspire un de ses membres seulement".

Le même risque est couru, ensuite, par les sociétés les plus éloignées (celles qui se réconcilient par le sacrifice et celles qui connaissent un système pénal: celui de retomber à tout moment dans la violence indifférenciée, dans ces périodes dites de "crise sacrificielle" pendant lesquelles les distinctions paraissent se dissoudre et, donc, l'ordre social se décomposer dans une sorte de confusion.

 

La fête

 

Dans la fête "excès permis, voire ordonné" (Freud), se prépare le sacrifice ou se mime la crise, quand elle ne dégènera pas soit en anti-fête-bacchanale devenue carême- soit en "fête qui tourne mal", dégénère en violence.

Ce dernier cas de figure pourrait bien servir à caractériser les "temps modernes", comme l'a si génialement montré le cinéaste Fellini ("La dolce vita").

 

Le système judiciaire

 

Enfin, le système judiciaire est, comme le sacrifice, d'essence religieuse, car il faut bien assurer la transcendance de l'instance punitive, de la violence pure, légitime, si l'on ne veut pas qu'elle retombe dans le cercle maléfique de la vengeance ininterrompue.

Si violence sauve ce que la violence impure dissout: elle a l'ambiguïté de ce qui est sacré, est à la fois bénéfique et maléfique, sainte et abhorrée. Et le livre entier aurait pu s'intituler: la violence ou le sacré.

Jeu croisé des méconnaissances: les primitifs n'ont pas vu la fonction sociale de leurs rites religieux, et nous, les modernes, nous oublions la fondation religieuse de nos pratiques sociales.

Pire: tenant à fonder le système pénal sur un contrat social, nous expulsons le religieux et faisons de ses superstitions la cause de toutes les violences. Le religieux est devenu notre bouc émissaire.

Commence alors une crise sacrificielle sans précédent, un extrême désordre qui, pour une fois, n'est pas promesse d'un ordre supérieur: la rivalité mimétique a poussé à son comble la course aux armements. La recherche démocratique d' égalité a été confondue avec la dissolution des différences sociales. Les jeux de la compétition, du classement distinctif, de la consommation ostentatoire -qui n'est plus, comme dans la théorie de Veblen, réservée à une minorité privilégiée- se sont déchaînés sous l'effet de la publicité qui active le désir d' imitation.

On peut tenter d'éviter "les occasions de rivalité mimétique": dans les cérémonies de politesse chacun s'efface devant l'autre, dans la recherche individualiste et "post-moderne" de plaisir, chacun ne paraît se préoccuper que de soi.

Mais on n'y échappe pas vraiment. Le mimétisme "est un phénomène retors qui peut resurgir là où on pense avoir triomphé de lui". C'est ainsi que "le renoncement lui-même peut devenir rivalité; c'est un procédé comique bien connu..." ("Choses cachées).

"Nous n'échappons pas au cercle". D'autant que même le savoir de la violence en méconnaît l'origine: autour d'elle, il "trace un cercle" sans jamais atteindre le centre.

 

Les maîtres du soupçon soupçonnés

 

La méconnaissance généralisée se retrouve chez les théoriciens (psychanalystes, ethnologues) qui s'imaginent l'avoir surmontée. Leur prétendu savoir s'appuie sur elle. Trois chapitres (ch. VII, VIII, IX) de "La violence et le sacré" entendent opérer en ce sens la "déconstruction" démystificatrice de Freud et Lévi-Strauss.

Le désir mimétique, parce qu'il est la source de la violence, est l'objet des premiers interdits. Par un jeu de méconnaissances, ici encore croisées, Freud s'est trompé sur le désir, Lévi-Strauss sur l' interdit. Les deux ont mésestimé l'importance de la violence.

 

Freud

 

La conception mimétique n'est, certes, pas absente chez Freud. Ni le rôle médiateur qui désigne à ses enfants le désirable. Mais Freud n'a pas vu d'abord, que si les interdits frappent la sexualité, c'est que celle-ci est conductrice de violence: "La sexualité provoque d'innombrables querelles, jalousies, rancunes et batailles; elle est une occasion permanente de désordres".

Les tabous portent moins sur la sexualité que sur la violence. L' inceste même n'est prohibé que parce qu'il ouvre la porte à l'indifférenciation, les confusions, et donc, la crise sacrificielle.

C'est que le désir fondamental n'est pas, contrairement à ce que ne cesse d'affirmer Freud, attrait amoureux, mais recherche d' imitation. Même les identifications sont liées, chez Freud, à la demande d' amour, et elles préparent le complexe d' Oedipe, le penchant libidinal pour la mère ou le parent de sexe opposé.

Or le complexe d' Oedipe, outre qu'il enferme la rivalité mimétique dans le cadre étroit de la famille, alors qu'elle se retrouve dans l'ensemble du corps social ("familialisme" que la même année où parut "La violence et le sacré", en 1972, dénonçait "L'anti-Oedipe" de Deleuze et Guattari), n'est qu'une des manifestations parmi d'autres du double bind ("imite-moi", "ne m'imite pas").

Les psychanalystes n'ont perçu cette double injonction que dans la relation parents-enfants, négligeant d'autres liens comme celui de maître à disciple. Même dans le cas du lien parents-enfant, ils n'en ont saisi que les résonnances subjectives (l'ambivalence des sentiments à l'égard du père, à la fois vénéré et haï ou jalousé).

Les psychatres qui ont forgé le concept de "double bind" ont cru qu'il ne s'appliquait qu'aux cas pathologiques. En fait le double bind est "Le fondement de tous les rapports entre les hommes".

Entraîné dans cette impasse, le désir "se jette aveuglement sur l'obstacle d'un désir concurrent", engendre ainsi son propre échec "et cet échec va renforcer la tendance mimétique". Le processus, se nourrissant en quelque sorte de lui-même, "va toujours s'exaspérant". Et "la violence et le désir ont désormais partie liée".

 

Lévi-Strauss

 

Le structuralisme de Lévi-Strauss le conduit à lire toujours l'interdit en terme de règle qui ordonne l'ensemble social. C'est ainsi que la prohibition de l' inceste n'est pas, pour lui, un refus négatif de l'union avec le consanguin, mais l'acceptation positive de l'obligation première de toute culture: l'obligation de l' échange réciproque, valable aussi pour la communication linguistique et les marchandages économiques. La priorité donnée à la règle sur l'interdit vient de la méthode même du structuralisme: si la société, comme la langue, est un système, la règle, ou le code, dit la condition de son fonctionnement.

Freud avait mieux vu la priorité de l'interdit mais il l'avait réduit à une phobie.

"En attribuant les restrictions sexuelles exogamiques à des intentions législatrices, on ne s'explique pas pour quelles raisons ces institutions ont été créées. D'où vient, en dernière analyse, la phobie de l' inceste qui doit être considérée comme la racine de l' exogamie" ("Totem et tabou", cité par Girard, "La violence et le sacré").

Les deux méconnaissances croisées -de la nature du désir, de la priorité de l' interdit- tiennent à une méconnaissance commune du rôle de la violence. C'est ainsi que Freud ne voit pas que la menace de castration n'est qu'un cas particulier de la peur de l'indifférenciation violente. De même que Lévi-Strauss réduit les mythes à des "solutions originales" de problèmes logiques, alors que, déplaçant vers l'extérieur la violence, ils protègent "de cette violenc et du savoir de cette violence le groupe élémentaire au sein duquel la paix doit absolument régner". Les savants modernes ne font guère autre chose.

Et les "philosophes du soupçon", ainsi nommés par Paul Ricoeur parce qu'ils doutent de l'homme lui-même, suspectent chez lui des motivations cachées, inconscientes, ne font guère qu'imputer la violence aux représentants de l' interdit, dont ils font leur bouc émissaire: les capitalistes (Marx), le Père (Freud), les esclaves animés par le ressentiment (Nietzsche). La société est fondée sur une violence: l'expulsion d'une victime culpabilisée. La pensée qui se croit la plus éclairée en imite le geste inaugural.

 

Le christianisme, une religion non sacrificielle

 

Dans "Des choses cachées depuis la fondation du monde" (1978), Girard désigna l'issue pour échapper au cercle, au mouvement brownien dans lequel les hommes, tels des particules en suspension dans un liquide ou un gaz, sont entraînés. Le Nouveau Testament livre la clé du code universel des civilisations. Les Evangiles, que la science, depuis plusieurs siècles, réduit à l'expression de peurs ou d'ignorace, rendraient compte de toute l'histoire. Et feraient basculer celle-ci. Jésus: avec lui la victime n'est pas coupable, la logique du bouc émissaire est dénoncée et dépassée. Une autre voie est indiquée pour que les sociétés se constituent: non plus une violence fondatrice, baptisée contre-violence, mais, en fait, vrai meurtre, "lynchage originel", mais la non-violence de la réconciliation et de l' amour: "Je suis venu apporter la miséricorde et non le sacrifice."

Si la Révélation ne s'est pas  imposée, si la chasse aux boucs émissaires a continué pendant des siècles, débouché même sur le plus grand Sacrifice de l'histoire (l' Holocauste), c'est que les hommes résistaient à un message qui leur demandait de ne pas croire que la violence est sacrée, d'origine divine, mais qu'ils en sont responsables.

La Révélation empêche les hommes de dire "qu'ils n'y sont pour rien": "c'est la faute aux boucs émissaires" (victimes culpabilisées), c'est Dieu qui l'a voulu (victimes sacralisées). Elle lève le voile sur "ces choses cachées". Elle est une "empêcheuse de tourner en rond".

 

Controverses

 

Nous passerons sur les débats théologiques: la lecture sacrificielle des Evangiles, même si l'on admet que Jésus s'est auto-sacrifié pour mettre fin aux sacrifices, empêcherait de voir en elles une vraie rupture par rapport au passé. La messe, se demandait Manuel de Diéguez, dans "Esprit", en avril 1971, n'est-elle pas une offrande sacrificielle?

Plus importantes sont les controverses épistémologiques. On admettra sans peine que Proust en sache plus long sur le désir que Freud et que seule une religion peut défaire le noeud que d'autres religions ont serré.

On s'interrogera néanmoins sur la validité scientifique d'une hypothèse qui est proposée comme la cléf universelle d'une violence dont toutes les formes sont réduites à l'unité et dont les figures historiques successives sont l'indéfini recommencement d'un identique mécanisme (cf. Pierre Manent, "Contrepoint", juin 1974, n° 14).

Manent se demande, non sans malice, si Girard n'est pas le frère ennemi des philosophes du soupçon. Dans ce cas il n'échapperait pas lui-même à la rivalité mimétique.

On a loué Girard d'aider à comprendre certaines logiques de l' économie et de la société contemporaines: le marché, la publicité, le marketing, la concurrence (Dupuy et Dumouchel, "L'enfer des choses. René Girard et la logique de l' économie", 1979; Dupuy, "Ordres et désordres", 1982).

On s'est interrogé du même coup sur sa philosophie, et ses options politiques: Girard s'en prend au "libéralisme avancé", mais aussi aux utopies du désir libéré qui "travaillent au perfectionnement de l'univers au sein duquel elles étouffent" et méconnaissent le lien du désir et de la violence, parfois même aux "rites révolutionnaires qui (...) exigent plus de victimes que les rites antérieurs" ("Le Monde", 27-28 mai 1979), enfin aux théoriciens du contrat social (Hobbes, Rousseau, etc.). Ceux-ci sont explicitement attaqués dans "La violence et le Sacré".

 

La dénonciation du contrat social

 

Leur idéalisme philosophique les conduit à enraciner le contrat dans le bon sens, la raison, la bienveillance mutuelle, et à escamoter, ainsi, la violence, à méconnaître "la menace que celle-ci fait peser sur toute la société humaine".

Pierre Manent (dans l'article cité plus haut) réfute fermement une telle critique. "On comprend mal l'argument. A quel problème cherchent à répondre les diverses théories du contrat social? Précisément à celui que pose la menace de la réciprocité violente." De surcroît "la grande difficulté pour Girard est d'expliquer la longueur du "cycle sacrificiel" de l' Occident, en d'autres termes le fait que l'interminable dissolution des différences qui caractérise notre histoire n'ait pas encore débouché sur la violence absolue".

Il parle même à ce propos de notre "mystérieuse impunité". Or, la théorie du contrat social en fournit une bonne explication: l'impunité occidentale "s'enracine dans un savoir qui est un pouvoir: l'autorité politique qui décide souverainement du choix de la victime, qui distingue souverainement la violence légitime et la violence illégitime".

Dès lors, "faut-il reprocher à l' Occident d'ignorer la violence d'où il provient, puisqu'il a décidé qu'à l'avenir, il déciderait de la bonne violence, c'est-à-dire qu'au sens fort il la définirait, la limiterait?"

Ces discussions passionnées, même lorsqu'elles ont cette virulence et ce ton réquisitoire, témoignent de l'importance reconnue à l'oeuvre de René Girard.

 

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