Les deux Frida, 1939
Corps corseté, âme libre d’oiseau blessé, Frida
« dont les visions sont à la fois précises et hallucinantes. »,
Octavio Paz
On dépeint volontiers le Mexicain comme macho, il en serait même le stéréotype. Et l’on n’a pas nécessairement tort, ne serait-ce qu’en pensant au comportement de Diego Rivera à l’égard de sa compagne, Frida Kahlo. Pourtant sous le soleil du Mexique, des femmes se sont épanouies et ont montré un talent singulier, dans leurs toiles aussi bien que dans leurs photographies. Ainsi, à leur manière, elles ont marqué leur siècle et leur pays. Ce que nous allons montrer ici.
Huile sur métal, 28/07/1938
A commencer par Frida Kahlo (Coyoacán, 1907-1954), Magdalena Frida Carmen Kahlo Calderόn pour l’état civil, née d’un père allemand et d’une mère mexicaine.
« Un ruban autour d’une bombe », selon le mot d’André Breton, poupée désarticulée à la Hans Bellmer.
Huile sur aluminium sous verre, 1938
On ne la présente plus depuis l’immense succès international du biopic Frida de Julie Taymor en 2002, la poliomyélite qui la diminue, son accident de bus en 1925, sa rencontre avec Diego Rivera (1886-1957), leurs amours, leurs amis (Trotski, Breton… Quoique, concernant ce dernier, Frida soit plus réservée : « El seňor Breton se prend trop au sérieux. »), ses emmerdes… Aussi faisons place à sa peinture.
Il faut admettre qu’elle s’est beaucoup représentée, de sa mise au monde à sa mise en tombe, femme brisée au miroir.
Autoportrait à la frontière entre le Mexique et les Etats-Unis
Huile sur métal, 1932
Carmen Rivera depuis son mariage avec Diego Rivera en 1929.
Ecartelée entre racines et modernité.
Fumée des usines Ford à Detroit élevées au dieu-argent,
pyramides du Soleil et de la Lune aux dieux de son pays où la nature est reine.
Organisation scientifique du travail et créativité spontanée.
Prospérité et froideur des gringos, pauvreté et chaleur des compañeros.
La nostalgie gagnait…
Sans cesse elle s’interroge, elle ou son image, sa confidente, sa déchirure,
cet abîme à sonder, toujours entre deux amours, deux civilisations, dis-moi
« Où pourrais-je diriger mon regard ? Si immense, si profond ! »
Huile sur toile, 1940
A quoi tient l’amour ou la considération ?...
« Regarde, si je t’ai aimé, ce fut pour ta chevelure,
Maintenant que tu es tondue, je ne t’aime plus. »
lit-on en bandeau (en-haut, absent de ma photo).
Une émancipation que démentira la Libération…
Frida, l’eau et le feu, l’Ange et la Mort, yin et yang.
Ou plutôt Ollin, le protecteur du jour,
et son pendant, Xolotl*, l’Etoile du Soir,
l’incarnation même de son pays et de sa dualité.
Souvent qualifiée de surréaliste car, comme disait Magritte, « Est surréaliste ce qui paraît convenir à Breton. » Elle, tempérament plus orageux, le traita plus simplement d’ « hijo de p… » Respectueuse, certes, mais franche et directe la pétroleuse épistolière, c’est dire si ses relations pouvaient être compliquées. Langage fleuri qui contraste avec celle qui signait parfois Xochitl, première femme mortelle apparue sur terre dans la mythologie aztèque (ou Xochiquetzal, « belle fleur », déesse de l’amour et de la beauté entourée de papillons et d’oiseaux. Et Frida s’y connaissait en noms d’oiseaux, comme un vrai pistolero).
Alors surréaliste ou pas, quoi qu’il en soit elle est plus dans la recherche de sa vérité, à reconstruire le puzzle de sa vie, ou l’autoanalyse de sa réalité si l’on veut, que dans le songe ou l’illusion. Sa lucidité est sa liberté.
Abrupte peut-être Frida quand elle méprisait les surréalistes, un cénacle d’intellectuels rabougris, prenant maîtresses ou souvent mariés à des artistes de premier plan (Dorothea Tanning et Max Ernst, Remedios Varo et Benjamin Péret, Greta Knutson et Tristan Tzara, Kay Sage et Yves Tanguy, Leonora Carrington…), qui, tout en célébrant leur beauté, les cantonnaient dans un rôle de muse, de faire-valoir, obscurs objets du désir. Critiques serviles et beaux-esprits virils souvent les mésestimèrent, reléguant leurs œuvres au rang de simples curiosités. On vénère les uns, premiers de cordée, on ignore leurs moitiés, grillons du foyer.
Elle leur reprocha également leur manque de vision politique ou leur passivité à l’heure de la montée du fascisme. Oisifs discourant sans fin, vanité et mots oiseux.
Certes dans l’antilogie, Frida ferma souvent les yeux sur les égarements de son muraliste réaliste et rigoriste, quand il n’était pas volage, de mari. Et fut même généralement suiviste (Diego est exclu du Parti communiste mexicain en 1929, elle rompt dans la foulée), voire récidiviste (elle divorce de Diego en décembre 1938, elle se remarie deux ans plus tard avec lui). Toujours ils se rabibocheront. Le cœur a ses raisons.
Surréaliste ou pas, en tout cas son œuvre ne se résume pas à cela. L’artiste est complexe et tourmentée, force obscure aux tonalités flamboyantes.
Crayon et aquarelle, 1932
De 1930 à 1933, Frida séjourne aux Etats-Unis avec son mari. Elle souhaite ardemment être mère mais ne connait que des fausses couches.
Huile sur masonite, 1945
(museo Dolores Olmedo, photo captée sur le net)
Soleil et Lune, impossible rendez-vous…
ou Soleil et Lune
Huile sur masonite, 1942
L’antique cité de Teotihuacán abrita jusqu’à 200 000 âmes au VIIe siècle.
Elle est dominée par la pyramide du Soleil (la 3e au monde par sa taille)
et la pyramide de la Lune que relie entre elles la chaussée des Morts.
Les nuages s’accumulaient, le temps des sacrifices était revenu, les dieux de la guerre l’exigeaient si l’on voulait que le soleil brille encore.
Toujours dans l’action politique Frida, pourtant militante de la paix (elle signe parfois Frieda, de l’allemand frieden, paix), souhaite que son pays s’engage face à l’emprise étouffante des forces de l’Axe. Le 2 juin 1942, le Mexique rejoindra les Alliés contre l’Allemagne nazie (les Etats-Unis étant entrés en guerre le 8 décembre 1941, au lendemain de l’attaque de Pearl Harbor).
L’enfant alors pourra peut-être paraître apaisée.
La lune est araignée d’argent
qui tisse sa toile
dans la rivière qui la révèle
José Juan Tablada (1871-1945)
Nature morte avec perruche et drapeau
Huile sur masonite (détail), 1951
Rien de tout cela, peut-être, sans quelques autres femmes d’influence qui soutinrent les jeunes pousses prometteuses de la nation. Ainsi Dolores Olmedo qui collectionna activement les œuvres de Rivera et de Kahlo pour les offrir au peuple mexicain dans sa fondation. Ou María Asúnsolo, muse et mécène, déjà remarquée pour ses deux portraits réalisés par David Alfaro Siqueiros (https://artsrtlettres.ning.com/profiles/blogs/david-alfaro-siqueiros-los-tres-grandes-4e-partie), que l’on dévoile ici sous le pinceau du peintre brésilien Emiliano Augusto Cavalcanti de Albuquerque e Melo dit Di Cavalcanti (1897-1976).
Rio de Janeiro, 1897-1976
Portrait de María Asúnsolo
(huile sur toile, 1942)
A suivre… María, Olga, Rosa et quelques autres…
Snan José, Costa Rica, 1912-Tlalpan, Mexique, 1998
Groupe de femmes
(bronze, 1974)
Michel Lansardière (texte et photos)
* Xolotl était le jumeau de Quetzalcóatl, le Serpent à Plumes, le dieu de l’intelligence de la mythologie aztèque. Diego Rivera a représenté Frida Kahlo au centre de sa fresque Songe d’un dimanche après-midi à l’Alameda (4,8 x 15m, 1948) tenant le symbole du yin et du yang au côté de la Mort avec un médaillon de ceinturon orné du glyphe Ollin le tenant lui enfant par la main droite et bras dessus bras dessous avec José Gualalupe Posada (1852-1913), surtout connu comme graveur et précurseur d’un art populaire proprement mexicain. La mort, aboutissement et complément de la vie, arbore aussi autour du cou un serpent à plumes comme la Grande Zoa portait le boa. Tandis que Frida, légèrement en retrait, veille sur Diego. Voir aussi Nahui Ollin au deuxième volet consacré aux femmes peintres mexicaines…
L’étreinte amoureuse de l’univers
La terre, Moi, Diego et Monsieur Xolotl, 1949
Xolotl, dieu cynocéphale passeur du soleil et des morts dans l’inframonde,
associé aux jumeaux, c’était aussi le nom du chien de Frida.
(photo captée sur le net)