Continuons d’éclairer notre lanterne en examinant au plus près notre sujet...
Deux jeunes gens étudiant une statue de Vénus
à la lueur d’une lampe
Godfried Schalcken (1643-1706)
(huile sur toile ; collection Leiden, New York)
En matière de clair-obscur, Aphrodite est un oxymore à elle seule comme nous allons le voir. Contradiction toute féminine ?
Il faut cependant remarquer que si Aphrodite était libre, la société athénienne n’était guère égalitaire. Les femmes passaient leur vie au gynécée où elles tissaient et filaient doux. Hors les processions rituelles point de sorties. A Sparte, si elles pratiquaient l’éducation physique et se montraient au palestre, pour l’éducation intellectuelle elles pouvaient repasser !
Quand l’ordinaire se réduisait aux tâches ménagères.
Comment dès lors ne pas idéaliser pour les unes,
fantasmer pour les autres ?
A Tamassos, d’où provient cette statuette, Aphrodite eût bien sûr son temple.
(terre cuite, VIe s. av. J.-C. ; musée archéologique de Nicosie, Chypre)
Tous les ans à Chypre, ses fidèles, couverts de myrte, affluaient dans son sanctuaire à Palaia Paphos (l’ancienne Paphos, aujourd’hui Kouklia) où, ne songeant plus qu’aux douces joies des hyménées et à leurs mystères après avoir reçu un phallus et du sel (j’en ai un grain aussi), ils se livraient à des fêtes orgiaques.
« Viens, Cypris, offre-nous tes couronnes,
Et dans les coupes d’or, gracieusement,
Verse comme un vin ton nectar
Mêlé de joies. »,
Sappho, qui pour l’Aphrodite a dédaigné l’Eros.
Sans verser dans les excès, ne cédons pas aux divagations de Pierre-Joseph Proudhon qui en la matière pousse un peu loin le bouchon lorsqu’il écrit « Le culte multiplié d’Astarté, Aphrodite ou Vénus ; les fêtes orgiaques, dionysiaques ou bacchanales ; les lamentations sur la mort d’Adonis, les jeux floraux, les prostitutions sacrées, le priapisme universel, les poésies érotiques, l’amour vulgivague, omnigame en sont les monuments. Ajoutons encore les théâtres, les danses, le vin, la bonne chère. Ainsi tout se tient : le raffinement des arts amène la corruption. » Ne pas se courber certes, mais voir dans l’art la racine de toutes les dépravations, il y a là un pas que je ne franchirai pas. Des spartiates il n’est dans ce domaine effectivement rien resté, plus laconique il faut parfois demeurer.
Figurines de terre cuite (VIe s. av. J.-C.), aèdes, chanteurs et musiciens.
Petits présents faits à Aphrodite, rustiques mais touchants,
lors des processions et célébrations données en son honneur
au temple de Kition (Larnaca).
Que la fête commence !
(musée archéologique de Nicosie, Chypre)
Chœur des Bacchantes :
« Chypre ! C’est l’île d’Aphrodite
Où nichent les Amours ensorceleurs
Ils font venir une âme aux mortels… »
Euripide (480-406 av. J.-C.)
Evohé !
A Rhodes, le temple d’Aphrodite était situé à l’entrée de la ville antique, au niveau de l’ancien port de Mandraki, mais de là à penser qu’elle n’est qu’une hétaïre, voire pire une vile femme à marins ! Une poule à facettes pour nightclubbers en goguette !
Toujours est-il qu’avec le prompt renfort de croisiéristes, nous nous vîmes trois mille en arrivant au port. Et que sous la canicule nous constatâmes que Vénus est bien la plus chaude*1 du système solaire !
Ruines du temple d’Aphrodite à Rhodes
(IIIe siècle av. J.-C.)
A mélanger ainsi les genres et si on remonte plus loin dans le temps, avec « la déesse aux serpents » minoenne, Astarté, la « reine de lumière » babylonienne et Ishtar, la « donneuse de lumière » cananéenne, déesses du croissant fertile, Inanna pour les Sumériens, ou encore Hathor l’Egyptienne, que l’on peut toutes à raison assimiler à Aphrodite ; ou que l’on porte le regard tout au nord avec la Freyja scandinave par exemple, partout on retrouve des déesses de l’Amour et de la Fécondité, à la sexualité certes débridée.
D’accord, à Babylone, Ishtar ou, à Sumer, Inanna avaient leurs praticiennes, grandes prêtresses de l’amour sensuel. Certes, comme le chantait Ferré, avec
« La ‘the nana’, c’est comme un ange qu’aurait pas d’ailes.
La ‘the nana’, au septième ciel tu fais tes malles. »
Vrai toujours que Vénus libentina avait la libido exaltée. Voluptueuse et légère comme susurrait Farmer « petite bulle d’écume, poussée par le vent. » Qu’Aphrodite Porné était invoquée par les courtisanes en tant que divinité de l’amour vénal. Que plus d’un mâle a succombé sous leurs charmes, au point que notre déité était surnommée Androphonos, la tueuse d’hommes ! Et Vénus Libitina, par une malencontreuse euphonie*2, veillait aux cérémonies funèbres…
Eros et Thanatos.
« Mourir sans mourir est cette frénésie qui se nomme amour. »,
Métastase*3
Souvent libertine, parfois même catin vouée aux enfers.
Mais faire d’Aphrodite ou de ses avatars la mère de tous les vices et de l’art son vecteur le plus propice ! Dans cette conation camarade Pierre-Joseph, je te le dis tout net, tu attiges !
« Les bains, le vin et Vénus usent nos corps.
Mais les bains, le vin et Vénus font la vie. »,
Proverbe latin.
Toutefois rappelons-nous cette maxime de Cléobule de Lindos, un des Sept sages de l’Antiquité,
« La modération est le plus grand bien »,
conservons un calme olympien, et reprenons.
Vendredi pour Vénus, friday pour Freyja !
Chaudron de Gundestrup (détail)
(âge du fer celtique, ca 500 av. J.-C., argent. Musée national, Copenhague)
Quoi qu’il en soit, des temples un peu partout, en Grèce, en Crète, en Asie mineure surtout, révèrent Aphrodite.
Figure d’Aphrodite dans le style de l’Aphrodite de Cnide de Praxitèle.
Quelle femme d’épithètes !
Des yeux comme mouillés qui arracheraient des larmes à un cœur de pierre.
(fin de la période hellénistique ; palais des Grands Maîtres de Rhodes)
J’en rêve encore… Car elle mérite tous les qualificatifs, est dotée de bien des attributs, et suscite toujours l’admiration.
(musées du Vatican)
« Rien de plus suave, de plus voluptueux que ses contours. »
Quoique « Dédain, ironie, cruauté,
se lisaient sur ce visage d’une incroyable beauté cependant.
… Sentiment pénible qu’une si merveilleuse beauté
pût s’allier à l’absence de toute sensibilité. »,
Prosper Mérimée
Statue d’Aphrodite dite Vénus de l’Esquilin
Marbre d’après l’Aphrodite de Cnide de Praxitèle.
Serait-elle devenue pudique ?
On disait déjà qu’au sortir de l’eau-mère à Paphos elle se cacha derrière un buisson de myrte, plante qui depuis symbolise charme et jeunesse.
Elle semble dire et médire, à la manière de Musset :
« Le marbre me va mieux que l’impure Phryné
Chez qui les affamés vont chercher leur pâture,
Qui fait passer la rue au milieu de son lit,
Et qui n’a que le temps de nouer sa ceinture
Entre l’amant du jour et celui de la nuit. »
(marbre, 1er siècle apr. J.-C., musées capitolins, Rome)
Praxitèle avait il est vrai, en la personne de sa maîtresse, Phryné, un modèle parfait. Quoique hétaïre, à ce que l’on disait une pouliche d'Aphrodite, il était difficile de la haïr tant sa beauté resplendissait. Et bien qu’on l’appelât « le Crible », passant tout petit ami au sas de ses envies, ôtant ses dessous le laissant sans le sou.
« Elle mérite l’admiration sous toutes ses faces.
On raconte qu’un homme en tomba amoureux et que, s’étant caché une nuit, il fit l’amour avec la statue :
Des taches sur le marbre gardent, dit-on, la trace de sa concupiscence. »,
Pline l’Ancien, à propos de Praxitèle et de sa Vénus de Cnide.
Ménauphantos, sculpteur grec du 1er s. av. J.-C. (?)
(musée national, Rome)
Si Praxitèle créa le prototype du nu féminin avec l’Aphrodite de Cnide, souvent décliné, on doit à un autre sculpteur grec de génie, Doidalsas de Bithynie, le modèle de l’Aphrodite accroupie. Il faut aussi citer Scopas de Paros, proche de Praxitèle, pour sa Vénus pudique ou alors, plus explicite, chevauchant un bouc, Epitragia, l’Aphrodite Pandemos. Phidias pour sa céleste Aphrodite Ourania, Callimaque et son Aphrodite Genetrix, Alcamène, Agoracrite…
Une plastique parfaite à vous faire perdre la tête.
C’est l’effet que fit Phryné, née à Thespies, où on vouait un culte à Eros.
Copie romaine du Ier ou IIe s. d’après l’Aphrodite de Thespies de Praxitèle.
(musée du Louvre, Paris)
Collection Richelieu
(marbre, IIe s., restaurée au XVIIe ; musée du Louvre, Paris)
A noter que si une gravure sur la plinthe l’attribue à Praxitèle celui-ci vécut au IVe s. av. J.-C. A ce propos, je relève cette remarque de Phèdre, l’affranchi d’Auguste : « Certains ouvriers de ce siècle ]… Le fabuliste vécut de - 14 à + 50 ap. J.-C. environ[ augmentent de beaucoup l’estime et le prix de leurs ouvrage en gravant sur une nouvelle statue de marbre le nom de Praxitèle ]…[ : car l’envie, qui cherche toujours à mordre, est beaucoup plus favorable au mérite des anciens, qu’aux gens de bien qui vivent aujourd’hui. »
Ou le peintre Apelle de Cos pour sa Vénus Anadyomène.
Selon Pline l’Ancien, « Certains pensent qu’elle (Pancaspé, la maîtresse préférée d’Alexandre, qui en fit « don » à l’artiste touché par charis, la grâce) posa pour la Vénus Anadyomène. »
Au bain et sans grand frais de toilette.
(Ier ou IIIe s. av. J.-C. ; palais des Grands Maîtres de Rhodes)
Un tableau*4 si saisissant que plus tard « le divin Auguste dédia dans le sanctuaire de son père adoptif César. » Par malheur l’œuvre rapidement se détériora et « Apelle avait commencé une seconde Vénus de Cos, où il se proposait de surpasser en beauté la première. Mais la mort lui refusa le temps nécessaire à la finir. » Un Apelle entendu à la Renaissance par Botticelli, Giorgione, Bellini, Titien, Véronèse, Tintoret, puis, avec leurs Vénus plus baroques et opulentes, par Bronzino, Giordano, Carrache, Le Guerchin, Rubens, Vélasquez… Quelle cohorte de prétendants.
Aphrodite accroupie de Doidalsas de Bithynie
Copie romaine en marbre de l’époque d’Hadrien
d’un original en bronze du IIIe s. av. J.-C.
(musée national, Rome)
A suivre…
Si vous avez raté les deux précédents numéros de la série, vous trouverez là une session de rattrapage :
1. A Paphos, l’effrontée Aphrodite fût :
https://artsrtlettres.ning.com/profiles/blogs/a-paphos-l-effront-e-aphrodite-f-t-aphrodite-1-5
2. A la poursuite d’Aphrodite la dorée :
https://artsrtlettres.ning.com/profiles/blogs/a-la-poursuite-d-aphrodite-la-dor-e-aphrodite-2-5
Michel Lansardière (texte et photos)
*1 Mercure, la planète la plus proche du soleil, est à une température moyenne de 420°C, alors que Vénus, à l’atmosphère chargée en soufre provoquant un violent effet de serre, est à 460°C. Brûlante ! mais, gare, elle sent le soufre.
*2 Malheureux glissement sémantique qui va de libentina à libitina car c’est Perséphone, Proserpine à Rome, qui était la reine en titre des Enfers.
*3 Authentique ! Pierre Métastase (Pietro Trapassi dit Metastasio, 1698-1782), poète et librettiste, notamment pour Pergolèse ou Mozart (La clémence de Titus).
*4 Pinax. Pinakès que les Grecs disposent dans des pinacothèques.
Commentaires
Merci Sandra d'être passée par là.
J'ai ajouté une réflexion sur Praxitèle et les copies qui lui sont attribuées après avoir lu une réflexion du fabuliste Phèdre dans le prologue du livre V de ses fables.
Adyne, Jacqueline, Arlette, Corinne, Jean-Claude merci à vous de me soutenir et de suivre les aventures d'Aphrodite.
Les autres peuvent me rejoindre et trouver ici les deux précédents numéros :
https://artsrtlettres.ning.com/profiles/blogs/a-paphos-l-effront-e-a...
https://artsrtlettres.ning.com/profiles/blogs/a-la-poursuite-d-aphro...
Un nouveau billet est d'ores et déjà consultable (même s'il reste à compléter de six illustrations) :
https://artsrtlettres.ning.com/profiles/blogs/dans-le-miroir-de-v-nu...
Bravo pour ces Vénus revisitées avec bonheur sans oublier notre Douce et Belle Vénus d'Arles (en restant un peu chauvin)Musée de l'Arles Antique
Merci Michel je vais relire encore une fois ton érudition
Je serais homme, à te lire, que j'aurais couru pour la retrouver dans n'importe quelle île que ce soit où on la vénère.
Merci Michel pour ce complément d'informations et de photos.
Bonne fin de semaine.
Amitiés.
Adyne
Merci beaucoup pour ces précisions, voila un commentaire qui fait plaisir. Y a pas à dire c'est un canon !
Très bien !
C'est passionnant. Je compléterai en précisant que le canon de beauté de la sculpture de Praxitèle est de 8 têtes pour la hauteur du corps, il élance donc le modèle pour lui donner plus d'élégance et de majesté, par rapport au canon de Polyclète qui applique 7 têtes, se rapprochant ainsi des proportions normales moyennes de l'être humain. (7 têtes pour la hauteur totale, une pour mesurer la distance entre les seins, une autre des seins au nombril, une autre du nombril à la division des jambes).
J'ai dû étudier cela lors de mes études en Histoire de l'Art, j'étais jeune et je m'en souviens encore. Michel-Ange et son David, lui, a appliqué le canon grec de Polyclète.
Une nouvelle chance donnée à ce billet, je vous en remercie.
Un remords cependant, il faut encore que je le complète.
Amitiés.
Un grand merci Abdelkader, Louis, Suzanne, Corinne, Antonia pour votre soutien et votre fidélité.
Merci Jacqueline. Je vais déjà mettre à jour ce billet avant de bientôt lancer la quatrième partie, mais j'en apprends tous les jours, Aphrodite m'aguiche, s'éloigne, revient et je la poursuis !