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Quand je ne serai plus là, lâchez-moi !
Laissez-moi partir
Car j'ai tellement de choses à faire et à voir !
Ne pleurez pas en pensant à moi !
Soyez reconnaissants pour les belles années
Pendant lesquelles je vous ai donné mon amour !
Vous ne pouvez que deviner
Le bonheur que vous m'avez apporté !
Je vous remercie pour l'amour que chacun m'a démontré !

Maintenant, il est temps pour moi de voyager seul.
Pendant un court moment vous pouvez avoir de la peine.
La confiance vous apportera réconfort et consolation.
Nous ne serons séparés que pour quelques temps !

Laissez les souvenirs apaiser votre douleur !
Je ne suis pas loin et et la vie continue !
Si vous en avez besoin, appelez-moi et je viendrai !
Même si vous ne pouvez me voir ou me toucher, je sera là,
Et si vous écoutez votre cœur, vous sentirez clairement
La douceur de l'amour que j'apporterai !

Quand il sera temps pour vous de partir,
Je serai là pour vous accueillir,
Absent de mon corps, présent avec Dieu !
N'allez pas sur ma tombe pour pleurer !

Je ne suis pas là, je ne dors pas !
Je suis les mille vents qui soufflent,
Je suis le scintillement des cristaux de neige,
Je suis la lumière qui traverse les champs de blé,
Je suis la douce pluie d'automne,
Je suis l'éveil des oiseaux dans le calme du matin,
Je suis l'étoile qui brille dans la nuit !

 

N'allez pas sur ma tombe pour pleurer
Je ne suis pas là, je ne suis pas mort.

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Paul Eluard

 

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Nusch au miroir

« Capitale de la douleur » est un recueil poétique de Paul Éluard, pseudonyme d'Eugène Paul Grindel (1895-1952), publié à Paris chez Gallimard en 1926.

 

Éluard réunit dans son premier grand recueil de l'époque surréaliste des poèmes publiés séparément en plaquettes sous les titres: Répétitions, paru en 1922 à la librairie Au Sans Pareil, en collaboration avec Max Ernst, qui propose des dessins en contrepoint; Mourir de ne pas mourir, «dernier livre» publié chez Gallimard en 1924, à la veille de son départ pour un mystérieux voyage autour du monde. La troisième section, «les Petits Justes», qui figurait déjà dans la plaquette Mourir de ne pas mourir, reprend partiellement les «onze haïkaï» de Pour vivre ici publiés en 1920, tout comme la dernière section des «Nouveaux poèmes», qui comprend en outre des textes de Au défaut du silence primitivement publié en 1925 de manière toute confidentielle, et illustré anonymement par Max Ernst. Éluard renonce ainsi au silence qu'il s'était imposé. Breton, à qui était dédié Mourir de ne pas mourir, dans le prière d'insérer repris dans Point du jour, célèbre la «passion» et l'«inspiration» des «mouvements du coeur» que le recueil laisse affleurer.

 

La structure de Capitale de la douleur suit à peu près la chronologie des prépublications, de sorte qu'il serait vain d'y chercher une «architecture secrète» concertée. L'unité thématique et stylistique de l'ensemble, très sensible, permet toutefois de discerner une évolution, en particulier de la première section, «Répétitions», aux trois suivantes, «Mourir de ne pas mourir», «les Petits Justes», «Nouveaux Poèmes». «Répétitions», par la typographie de ses vers centrés au milieu de la page, souligne la discontinuité d'une écriture vouée à la fulgurance et à l'ellipse, plus proche du style de Breton, voire de Char, que de celui, fluide et harmonieux, auquel Éluard habitue le lecteur dès «Mourir de ne pas mourir». Contrairement aux recueils ultérieurs, Capitale de la douleur fait éclater la syntaxe par de fréquentes anacoluthes. De l'amplification de la forme poétique témoigne alors la récurrence du poème en prose, rare dans la première section, et surtout la disposition strophique qui permet une métrique régulière ou quasi régulière (alexandrin). De façon générale, les poèmes sont assez longs, favorisant le développement tout musical de «variations» thématiques fondées sur la répétition: «Dans un coin...» ("Max Ernst"), «Il y a» ("Dans la danse"), etc. Le titre de la section «Répétitions», qui renvoie aux échos et reflets du texte et de l'image, prend également la valeur d'un commentaire en abyme du poème et annonce le style litanique de Poésie ininterrompue. Cette tendance, un temps contredite par les «haïkaï» des «Petits Justes», est largement confirmée par les «Nouveaux Poèmes», où s'imposent à égalité le poème en prose et le poème strophique, avec une prédilection pour le quatrain, parfois rimé. Cette continuité stylistique sera la «signature» d'Éluard dans le groupe surréaliste.

 

 

Ce n'est qu'à la lecture des épreuves, dans le rapt de l'inspiration, que s'impose et se substitue au titre primitif «l'Art d'être malheureux» celui de Capitale de la douleur, titre qui conserve la thématique du «malheur» et scelle l'unité de recueils antérieurs apparemment disparates. C'est ainsi que le recueil tout entier est traversé par le motif de la douleur, de la souffrance, du malheur et d'une destinée funeste qu'il faut sans doute rapporter au taedium vitae [dégoût de la vie] que voulait exprimer le voyage de 1924, mais aussi, assurément, au décadentisme laforguien qui marque l'entrée en poésie de l'auteur: Premiers Poèmes (1913-1918), le Devoir et l'Inquiétude (1916-1917) et le Rire d'un autre (1917). A cet égard, Capitale de la douleur est, avec Le temps déborde de 1947, écrit après la mort de Nusch, le recueil dont la tonalité est la plus sombre et, peut-être, la moins conforme à l'image communément reçue de la poésie d'Éluard. Ce «désespoir qui n'a pas d'ailes» ("Nudité de la vérité"), étonnamment proche du "Verbe être" dans le Revolver à cheveux blancs de Breton, introduit une négativité rare chez Éluard, et dont la corrélation est étroite avec les tensions stylistiques. L'influence de Verlaine se fait même sentir dans ces poèmes qui évoquent parfois la figure du «poète maudit» dont le «malheur» est narcissiquement chanté par une prosodie envoûtante:

 

 

Larmes des yeux, les malheurs des malheureux,

Malheurs sans intérêt et larmes sans couleurs. [...]

Il fait un triste temps, il fait une nuit noire

A ne pas mettre un aveugle dehors.

 

("Sans rancune")

 

 

Éluard, qui avait sans doute lu les Oeuvres de Rimbaud publiées en 1898 par Paterne Berrichon, proclame avoir «quitté le monde», «un monde dont [il est] absent» ("Giorgio de Chirico"). Les «absences» des «Nouveaux Poèmes» témoignent aussi d'un malaise fondamental: celui de la «douleur» d'être au monde.

«Mourir de ne pas mourir», bien évidemment, reprend cette thématique doloriste, mais pour la rattacher à la lyrique amoureuse médiévale et renaissante et, au-delà, à la mystique. Le titre est en effet inspiré du célèbre «Que muero porque no muero» de Thérèse d'Avila, devenu topos du «mal d'amour» dans la poésie européenne du XVIe et de la première moitié du XVIIe siècle. Gala, à qui sont dédiés les «Nouveaux Poèmes», est au centre de ce recueil; Éluard, ayant entre-temps rencontré Nusch, évoquera en 1929 dans la Révolution surréaliste l'aliénation de sa liberté par une femme «inquiète» et «jalouse». C'est aux souffrances et aux affres de l'éros que le recueil est donc consacré, proche en cela des Mystérieuses Noces de Pierre-Jean Jouve, publiées en 1925. Le motif de la «chasse», des «liens», des «jours de captivité», omniprésent, se trouve ainsi remotivé, tissant un réseau serré d'images au fil d'un recueil qui s'inscrit dans la grande tradition de la Vita nuova de Dante, puis du pétrarquisme. De là, peut-être, la présence à la fois obsessionnelle et anonyme d'«une femme» qui, telle la «passante» de Baudelaire qu'évoque irrésistiblement "Ronde", demeure la «belle inconnue». Souvent évoquée à la troisième personne par un «elle» indéterminé dans «Répétitions», la femme aimée devient progressivement une interlocutrice. «Tes yeux sont revenus d'un pays arbitraire...» Les «Nouveaux Poèmes», qui hésitent encore entre la communication directe et l'évocation indirecte, s'achèvent pourtant sur une série d'invocations jusqu'à l'admirable et justement célèbre: «La courbe de tes yeux fait le tour de mon coeur...» Et le recueil de se clore sur: «Tu es pure, tu es encore plus pure que moi-même», qui consacre la transitivité de cette poésie entièrement vouée à sa destinatrice, à la fois proche et inaccessible. Mais il convient, néanmoins, de ne pas surévaluer la distance entre le poète et la dame; car Éluard ne manque pas de représenter l'union accomplie, qui deviendra la thématique centrale des recueils ultérieurs, allant jusqu'à la fusion dans "l'Amoureuse": «Elle est debout sur mes paupières...».

 

C'est encore à la tradition pétrarquiste qu'il faut rapporter l'importance du regard, des yeux, si souvent commentée par les critiques, dans Capitale de la douleur. Éluard décline tous les paradigmes de ce topos: source de lumière, les yeux causent aussi le désespoir lorsque, «toujours ouverts», ils empêchent le poète de dormir ("l'Amoureuse"), suscitant un «ciel de larmes [...] pour que sa douleur s'y cache» ("Entre peu d'autres"). Mais - et c'est là l'originalité de la poétique éluardienne - le regard joue aussi, de manière ambivalente, un rôle médiateur dans la communication - voire la communion - amoureuse. Par une dialectique des contraires, qui n'est d'ailleurs pas étrangère au lyrisme pétrarquiste, la douleur se mue en jouissance et la poésie prend une tonalité volontiers euphorique, comme l'atteste l'omniprésence du rire et du sourire et, surtout, de l'oiseau aux ailes duquel les yeux finissent par être identifiés, comme dans "Leurs yeux toujours purs" - «vol qui secoue [s]a misère» -, «ailes couvrant le monde de lumière», dans "la Courbe de tes yeux [...]". L'oeil est alors explicitement associé à des images érotiques, comme dans "la Grande Maison inhabitable ":

 

 

Les yeux plus grands ouverts sous le vent de ses mains

Elle imagine que l'horizon a pour elle dénoué sa ceinture.

 

 

Cette thématique bien connue se développe donc pour la première fois dans Capitale de la douleur, pour s'imposer dans les recueils suivants. Les vers célèbres: «Le monde entier dépend de tes yeux purs / Et tout mon sang coule dans leurs regards» montrent bien que la vie procède du regard, dont le cercle est l'image de la perfection, selon la tradition néoplatonicienne.

Autant diamants, cristaux et miroirs contribuent à l'épanouissement de cette «beauté facile» et «heureuse» évoquée dans "la Parole", autant l'obscurité et, surtout, l'opacité et l'ombre - ces «vitres lourdes de silence / Et d'ombre où mes mains nues cherchent tous tes reflets» ("Ta chevelure d'oranges [...]") - définissent déjà dans Capitale de la douleur le mal absolu, alors même que la nuit, parce qu'elle trace un «horizon», paradoxalement, «donne à voir»: «Il faudra que le ciel soit aussi pur que la nuit» ("Joan Miró").

 

Car le regard, au-delà même de l'amour, participe à la genèse du monde par la lumière. L'oeil est simultanément ce qui voit et ce qui est vu - à la fois source et objet de la lumière. La «pureté» du regard de l'aimée «Chaque jour plus matinale / Chaque saison plus nue / Plus fraîche» ("la Vie") saisit à ses origines le monde dans son intégrité native, ainsi que pour l'enfant:

 

 

Et c'est dans les yeux de l'enfant,

Dans ses yeux sombres et profonds

Comme les nuits blanches

Que naît la lumière.

 

("le Plus Jeune")

 

 

Le premier des «Nouveaux Poèmes», "Ne plus partager", révèle le pouvoir créateur de la vision: «L'espace a la forme de mes regards», «L'espace entre les choses a la forme de mes paroles.»

Le privilège accordé à la vision (il s'agit même de «voir le silence») conditionne évidemment la dimension picturale du recueil. «Répétitions», on le sait, est né d'une étroite collaboration avec le peintre Max Ernst, dont le nom constitue le titre du premier poème du recueil, de même que «les Petits Justes». «Mourir de ne pas mourir» et «Nouveaux Poèmes», par certains de leurs titres, montrent bien l'importance des peintres: "Giorgio de Chirico", "André Masson", "Paul Klee", "Max Ernst" à nouveau, "Georges Braque", "Arp", "Joan Miró". Éluard ne se singularise pas en cela, qui invoque les mêmes amis peintres que Breton. Mais de façon plus significative, il met en scène la peinture ou le travail du peintre, comme s'il décrivait des tableaux imaginaires, comme dans "l'Invention" ou "Ronde", qui évoquent un paysage, ou "Oeil de sourd" qui mentionne un portrait. "Intérieur", qui se réfère sans doute à la peinture hollandaise, s'ouvre sur la fuite du «peintre et son modèle». Mais c'est surtout par la richesse des notations de couleurs et de lumière que le recueil affiche sa qualité picturale - «lèvre rouge avec un point rouge», «jambe blanche avec un pied blanc» du corps de la femme décrit dans "Manie", «femmes de bois vert et sombre» de "Dans la danse", «liane verte et bleue qui joint le ciel aux arbres» dans "Celle qui n'a pas la parole"... Le poème "Première du monde", dédié à Picasso, atteste que la peinture a partie liée avec les origines, si bien qu'elle devient l'allégorie de toute création; ainsi du poème "Georges Braque" qui décrit, en fin de compte, l'acte poétique lui-même:

 

 

Un homme aux yeux légers décrit le ciel d'amour.

Il en rassemble les merveilles.

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administrateur théâtres

            Invitation au Mont des Arts : Joan Miró, peintre poète

 

Le saviez-vous ? « La peinture, c’est étudier la trace d’un petit caillou qui tombe sur la surface de l’eau, l’oiseau en vol, le soleil qui s’échappe vers la mer ou parmi les pins et les lauriers de la montagne." » Joan Miró


L’Espace culturel ING et les Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique, en collaboration avec la Fondation Miró de Barcelone, présentent une exposition de quelque 120 peintures, gravures, sculptures et dessins qui illustrent la prédominance du caractère poétique de la palette du peintre.  L’accent est mis sur la production du peintre catalan à partir des dernières œuvres qu’il réalisa juste avant la Seconde Guerre mondiale et la célèbre série des Constellations exécutée durant la guerre.

 

Prélude

Assassiner la peinture : “J’ai pensé qu’il fallait dépasser la “chose plastique” pour atteindre la poésie… Vivre avec la dignité d’un poète.” 

Quelques œuvres des années 20 démontrent l’abandon progressif de la référence à la réalité.  Ainsi, la « Danseuse espagnole » de 1924, provenant des Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique et « Le cheval de cirque » de 1927 appartenant au Musée d’Ixelles et restauré par ING témoignent de la transformation des figures en suggestions d’émotions et de sensations. Les pulsations visuelles et sonores se confondent. Ondes sonores du phonographe ou froufrous lestes de la robe de la danseuse? La voix est chaude.  Une chevelure noire en forme de soleil. Une sorte de « M » en bas du tableau à gauche en contre-pied des trépidations de flamenco ? Olée ! La toile devient un champ poétique accroché au mouvement: les pointillés et l’éventail virevoltent vers l’infini. Et si le monde n’était que spectacle? Il le veut poésie pure.

Miro, que l’on prenait peut-être pour un bouffon farceur de la peinture, est épris de profondeur : il guette l’essentiel dans un grain de poussière.  «  Et que partout on trouve le soleil, un brin d’herbe, les spirales de la libellule.

Le courage consiste à rester chez soi, près de la nature qui ne tient aucun compte de nos désastres. Chaque grain de poussière possède une âme merveilleuse.

Mais pour la comprendre, il faut retrouver le sens religieux et magique des choses, celui des peuples primitifs… » 

 

Nourri de littérature, fort de l’expérience du mouvement surréaliste, sensible à l’appel conjoint du primitif et de l’enfant, Miró va développer une œuvre faite de figures et de couleurs symboliques par lesquelles le monde se résume au bonheur de la poésie. 

C’est son antidote pour conjurer tour à tour  la douleur des événements tragiques de la guerre civile espagnole, les affres de la guerre mondiale qui se prépare et la vie de misère qu’il mène en exilé.   Il s’efface pour chercher l’essentiel et agir sur le cœur et l’esprit de ses contemporains.  La seule dignité est dans la poésie.  Il exploite tout un répertoire de motifs récurrents qui devient une véritable écriture picturale. Elle est faite de femme…. d’oiseaux, serpents, escargots, araignées, cornes de taureau,  échelles, yeux, soleils, lunes, étoiles, pictogrammes puisés  dans l’immuable de  la nature. Aucune forme n’est quelque chose d’abstrait ou d’innocent,  elle est le signe de quelque chose. Boules, étoiles, lignes brisées, spires font partie d’une essence poétique et d’une quête de sens.

 « La même démarche me fait chercher le bruit caché dans le silence, le mouvement dans l’immobilité ; la vie dans l’inanimé, l’infini dans le fini, des formes dans le vide, et moi-même dans l’anonymat»   

 Les couleurs primaires illustrent fortement la violence, le sang, la spiritualité, l’énergie vitale, la matérialité, la structure. Miro recherche le rayonnement qui existe dans les choses les plus humbles, la force d’âme primitive et fondatrice qui participe au Mythe.  Comme on est loin de la bouffonnerie!

 

 

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Le cheval de cirque 1927.               Rien que pour vos yeux: « Ce qui compte, ce n’est pas une œuvre, mais la trajectoire de l’esprit durant la totalité de la vie. » 

 

Comme en poésie
L’utilisation de techniques propres à la poésie, comme par exemple le déclenchement d’une peinture sur base d’un accident, d’une forme ou d’une texture, la libre association de motifs graphiques, en passant par le collage, joue un rôle important dans la genèse d’une série de  ses peintures. L’influence de l’écriture automatique de ses amis poètes surréalistes qu’il côtoie à Paris, où il séjourne après avoir fui Barcelone, est très nette dans une série d’œuvres datant de 1933.

 

Désir d’évasion
À l’éclatement de la Seconde Guerre mondiale en 1939 Miró, installé à Varengeville-sur-Mer, commence à peindre la série de 23 petites gouaches : les  « Constellations » qu’il éditera quelques années plus tard, accompagnée de textes d’André Breton.

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...Personnages dans la nuit guides par les traces phosphorescentes des escargots …Le 13 l’échelle a frôlé le firmament …Femme à la blonde aisselle coiffant sa chevelure à la lueur des étoiles ...Femmes au bord d’un lac à la surface irisée par le passage d’un cygne …Le chant du rossignol à minuit et la pluie matinale 

 

Cette série, qui prend sa source dans son amour de la musique est constituée comme une suite. Elle est une sorte de réseau de formes enchaînées les unes aux autres faisant le parallèle entre la représentation de la réalité extérieure du cosmos, et l’aspiration à une paix intérieure, sorte de mysticisme de l’infini. Les titres poèmes sont des pistes éloquentes.  Ses motifs récurrents, spires, étoiles, soleils, yeux, échelles, araignées, dispersés sur un fond uni, symbole de la matière,  traduisent un profond désir d’évasion et d’abandon du « moi » premier.  Toucher à l’essentiel, avec un minimum de moyens. Découvrir le sens par l’architecture et la chorégraphie des couleurs et des formes.  

 

Les séries « Archipel sauvage », 1970, et « L’espoir du navigateur », 1973, font également partie, avec d’autres toiles importantes rarement exposées, d’une série d’œuvres consacrée aux voyages, synonyme d’évasion du contingent vers les espaces infinis de l’esprit, ouvrant la voie vers l’espoir. Contraste avec la détresse du monde qui l’entoure. “Un tableau doit être comme des étincelles. Il faut qu’il éblouisse comme la beauté d’une femme ou d’un poème.”
À ce cycle thématique, on peut rattacher la passion de Miró pour la pureté et la force magique de l’art rupestre primitif, mais également l’essentiel et la force chromatique et symbolique des peintures romanes catalanes qu’il admire tant.

 

Peintre parlant
La passion de Miró pour la poésie le conduira à s’impliquer dans l’édition de livres pour bibliophiles. « Parler seul » de Tristan Tzara et « Á toute épreuve » de Paul Eluard, montrent combien le travail de l’artiste est personnel et complémentaire, à concevoir comme un accompagnement plus qu’une illustration. Miró marque son souci des rythmes, des tons et de la nature des vers. La couleur joue un rôle primordial.

 En complément de ces éditions, une série de petites œuvres, également riches en couleurs des années ’70, illustre la couleur des rêves: la poésie par la couleur.

Poésies courtes, essentielles, aux tons simples qui tirent leur force dans les suggestions de la nature et de ses saisons, les haïkus illustrés par Miró développent, avec d’autres œuvres des années ’60-’70, la poésie par la ligne, quelle que soit la matière ou le support. « Cette simple ligne est la marque que j’ai conquis la liberté ! »

 

Le mythe de la femme

Enfin, cette exposition comporte des séries d’œuvres, entrecroisées chronologiquement, consacrées au mythe de la femme - évasion encore,  et refuge, peut-être. C’est la Mère Nature et  l’oiseau mythologique, symbole masculin. L’œil, on l’aura compris, représente le  symbole féminin.  Il s’agit de tableaux caractérisés par des couleurs vives, d’épais coups de pinceau, d’écrasantes traces de noir qui expriment la violence du cycle vital et de la nature. Femme et oiseau symbolisant l’ancrage à la terre et le désir d’évasion vers le ciel. Tout est à sa place ou tout s’écroule. Equilibre parfait : on ne peut ni ajouter ni soustraire une ligne ou un point, c’est le véritable génie de Miro.  

 

 

 

Pour petits et grands
Afin d’explorer davantage le processus créatif de Miro, un atelier de découvertes artistiques est intégré dans l’exposition. Plusieurs stations de travail interactives, développées par l’asbl ART BASICS for CHILDREN sont mises en place et incitent les visiteurs, qu’ils soient enfants ou adultes, à se plonger dans la vie de Miró, ses lieux de résidence, ses sources d’inspiration, sa palette de couleurs, ses différents styles… Un livre de "Miróglyphes" reprend les pictogrammes utilisés par l’artiste à titre de métaphores. « L’atelier de rêves de Miró», équipé d’objets trouvés et de matériaux stimulants donnent la possibilité à chaque visiteur, seul ou accompagné d’un guide-animateur, de dessiner sa propre constellation, de peindre, de faire des collages, d’imprimer, de travailler la terre glaise et de réaliser une mosaïque murale…  Le visiteur a également la possibilité de créer son propre "livre d’artiste" poétique, le tout visant à développer une sensibilisation qui se situe aux confins de l’art et de la vie.

Cette exposition est réalisée dans le cadre du projet « Un printemps surréaliste au Mont des Arts ». Plusieurs conférences seront organisées par Educateam, le service éducatif des Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique,

 

à l´Espace culturel ING.
24.03.2011 > 19.06.2011 Joan Miró, peintre poète, Place Royale 6, 1000 Bruxelles

Soyez curieux: http://bongo.zoomin.tv/videoplayer/index.cfm?id=411946&mode=normal&quality=2&pid=lalibre

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Les Illuminations de Rimbaud

12272738060?profile=original"Les illuminations" sont un recueil poétique en prose d'Arthur Rimbaud (1854-1891), publié à Paris dans la Vogue, et en volume aux Éditions de cette revue en 1886. Dans l'édition des Poésies complètes (Paris, Léon Vanier, 1895), figurent des textes découverts plus tard et absents dans l'édition de la Vogue ainsi que dans la première effectuée par Vanier en 1892. Dans chacune de ces éditions, le recueil est précédé d'une "Notice" ou "Préface" de Paul Verlaine.

 

En 1875, lors d'une dernière rencontre à Stuttgart, Rimbaud remit à Verlaine le manuscrit des Illuminations, qui passa ensuite entre de nombreuses mains, avant d'être publié en 1886. Rimbaud, qui avait depuis longtemps renoncé à la poésie et vivait en Abyssinie, ignora cette publication. Selon le témoignage de Verlaine, l'ouvrage "fut écrit de 1873 à 1875" (Notice de l'édition 1886). En effet, si quelques poèmes en prose sont antérieurs à ceux d'Une saison en enfer, il est désormais généralement admis que la plupart sont contemporains ou postérieurs. Cela n'interdit toutefois nullement de voir dans Une saison en enfer une sorte de testament poétique que les Illuminations corrigent ou prolongent.

 

Les textes des Illuminations - quarante-deux ou quarante-quatre, selon les éditions - sont, dans l'ensemble, relativement brefs et divisés en quelques paragraphes qui rythment la prose, scandent le parcours poétique. Plus rares sont les poèmes longs et comportant plusieurs sections tels que "Enfance", "Vies", "Veillées" ou "Jeunesse". L'organisation du recueil n'est pas due à Rimbaud mais au critique Félix Fénéon qui opéra un classement des feuillets épars confiés à la Vogue. L'ordre de succession des poèmes n'est donc pas en lui-même pertinent. La lecture du recueil permet toutefois de repérer des systèmes d'écho, des configurations signifiantes entre les textes: certains dessinent un univers urbain et moderne - "Ville", "Villes I", "Villes II", "Ouvriers", "les Ponts" -, d'autres un monde dans lequel la beauté naturelle et originelle a été préservée - "Aube", "Fleurs", "Marine" -; d'autres encore nous plongent dans l'enfance et la féerie - "Enfance", "Conte", "Royauté". Ainsi se créent une intelligibilité qui excède les limites d'un seul poème et une cohérence interne qui subsume le morcellement.

 

Le titre du recueil - que l'on ne trouve nulle part écrit par Rimbaud mais dont Verlaine a certifié l'authenticité, tout comme celle du sous-titre "coloured plates" [assiettes, plaques ou planches, coloriées ou peintes] - privilégie la vision. Selon Verlaine, les Illuminations font allusion aux enluminures populaires. Il est vrai que la poésie rimbaldienne s'ancre dans un imaginaire collectif et traditionnel qu'elle transmue, bien sûr, à sa manière, ce qui lui confère une tonalité parfois naïve, proche du monde de l'enfance. En outre, les textes se présentent le plus souvent comme émanant d'un regard particulier et requièrent du lecteur la contemplation partagée d'un spectacle. Le poète s'apparente à un montreur, sans que l'on sache exactement si l'objet désigné préexiste au regard ou si c'est l'acte de nomination qui le fait apparaître: "Il y a une horloge qui ne sonne pas. / Il y a une fondrière avec un nid de bêtes blanches. / Il y a une cathédrale [...]" ("Enfance"). Le terme "illuminations" peut se rapporter également à ce pouvoir d'apparition des objets poétiques qui imposent leur éclat aussi bien aux yeux qu'à l'esprit. Les nombreuses phrases nominales ou présentatives ont cette même valeur déictique: "C'est le repos [...] / C'est l'ami [...] / C'est l'aimée [...]" ("Veillées").

 

La perception visuelle n'est cependant pas exclusive dans les Illuminations, qui octroient notamment une large place au sens auditif. Le vocabulaire musical est très présent et donne matière à mainte image qui mêle les sensations. Ainsi, le spectacle initialement visuel du poème intitulé "les Ponts" intègre peu à peu des notations musicales: "Des accords mineurs se croisent [...] Sont-ce des airs populaires, des bouts de concerts seigneuriaux, des restants d'hymnes publics?" Ici encore, l'image se déploie en toute liberté et l'"illumination", révélation et hallucination tout à la fois, transfigure le monde: "La musique, virement des gouffres et choc des glaçons aux astres" ("Barbare").

 

La musique, c'est aussi celle que crée le texte, par ses rythmes et ses sonorités. Bien différente de celle prônée et pratiquée par Verlaine, la "musique savante" ("Conte") de Rimbaud est heurtée, parfois cahotique, toujours diverse. Elle utilise par exemple l'assonance et l'allitération comme conducteurs de la parole poétique: "Fleurs qu'on appellerait coeurs et soeurs, Damas damnant de longueur" ("Métropolitain"). L'enchaînement et le heurt des sonorités semblent primer sur le sens pour créer une cohérence avant tout auditive. La musique des textes émane aussi de l'utilisation de termes étrangers: leur sens, là encore, importe moins que l'effet de rupture qu'ils produisent, qu'il s'agisse du "wasserfall blond" ("Aube"), des "desperadoes" ("Jeunesse"), des "fanums" ("Promontoire") ou de titres tels que "Being Beauteous" et "Bottom". Le mot rare a ce même pouvoir d'ébranlement et d'envoûtement: "Un souffle ouvre des brèches opéradiques dans les cloisons" ("Nocturne vulgaire"). De même, les fréquentes accumulations nominales confèrent à la prose des Illuminations une fluidité très particulière, à la fois vertigineuse - le flot énumératif semblant susceptible de se poursuivre indéfiniment - et accidentée - les allitérations venant souvent comme marteler la succession des vocables -: "Les éclats de neige, les lèvres vertes, les glaces, les drapeaux noirs et les rayons bleus, et les parfums pourpres du soleil des pôles" ("Métropolitain"). Enfin, cas plus rare, un poème tel que "Barbare" ne dédaigne pas la musique issue de la répétition d'une phrase refrain: "Le pavillon en viande saignante sur la soie des mers et des fleurs arctiques." Mais ce principe est manié sans régularité, voire déconstruit, puisque les derniers mots du texte n'en réitèrent qu'une bribe initiale: "Le pavillon..."

 

Les titres des poèmes offrent quelques clés pour pénétrer dans l'univers rimbaldien. Même s'ils sont loin d'en épuiser d'emblée la teneur, et même si certains demeurent énigmatiques, ils dessinent de possibles trajets et délivrent quelques tonalités majeures du recueil. Ainsi "Enfance", "Jeunesse" et "Vies" semblent-ils se répondre pour constituer une unité biographique, voire autobiographique. Seuls, avec "Veillées", à être divisés en sections, ces trois textes voient émerger, plus ou moins amplement, une première ou une deuxième personne qu'il est tentant d'identifier au poète lui-même. Dans "Vies" surtout, le "je" est omniprésent, Rimbaud paraît livrer des fragments de son existence - "Dans un grenier où je fus enfermé à douze ans j'ai connu le monde" - et définir sa tâche poétique - "Je suis un inventeur bien autrement méritant que tous ceux qui m'ont précédé; un musicien même, qui ai trouvé quelque chose comme la clef de l'amour." "Enfance" se présente tout d'abord comme un texte impersonnel mais, dans les deux dernières parties, "je" impose sa présence avec force; la formule "je suis", maintes fois répétée, scande le poème. Une identité s'affirme, se cherche et trace un itinéraire poétique en forme de parcours initiatique: "Je suis le saint", "Je suis le savant", "Je suis le piéton", "Je suis maître du silence". Dans "Jeunesse", enfin, si le "je" est absent, le "tu" qui domine le texte est en fait le protagoniste d'un dialogue intérieur et représente donc encore le poète qui se parle à lui-même: "Tu te mettras à ce travail."

 

Toutefois, cette transparence est toute relative et bien des passages de ces trois poèmes se dérobent à une lisibilité autobiographique. Cette poésie, toujours mouvante et déroutante, ne se laisse jamais emprisonner dans quelque système que ce soit. Certes, le travail poétique se désigne parfois lui-même dans les Illuminations mais de manière éparse, fragmentaire, souvent énigmatique, et les trois textes que nous venons d'évoquer ne sont pas les seuls à comporter de tels passages où le poète explicite et narre son expérience: "J'avais en effet, en toute sincérité d'esprit, pris l'engagement de le rendre à son état primitif de fils du Soleil, et nous errions, nourris du vin des cavernes et du biscuit de la route, moi pressé de trouver le lieu et la formule" ("Vagabonds"; les références à Verlaine, à la vie londonienne et aux errances des deux compagnons sont ici quasi transparentes).

 

Les titres des poèmes offrent également l'image d'un univers poétique à la fois moderne et sans âge. La modernité, c'est l'histoire contemporaine, avec des termes tels que "Démocratie" ou "Ouvriers", et c'est aussi le monde urbain: deux poèmes s'intitulent "Villes", un autre "Ville", et "les Ponts" ou "Métropolitain" renvoient à ce même paysage avec son "épaisse et éternelle fumée de charbon" ("Ville"), "ses bruits de métiers" ("Ouvriers") et sa "police" ("Villes I"). Volontiers descriptive, l'écriture enregistre alors le réel avec froideur et précision: "Un bizarre dessin de ponts, ceux-ci droits, ceux-là bombés, d'autres descendant ou obliquant en angle sur les premiers" ("les Ponts"); "On sert des boissons populaires dont le prix varie de huit cents à huit mille roupies" ("Villes I"). Le ton est celui du compte-rendu, comme si l'écriture cherchait à se dépouiller à l'extrême pour mieux laisser comparaître le monde, comme si le regard du sujet s'effaçait au profit de la réalité extérieure. Cependant, rien n'étant jamais stable ni définitif dans cette poésie, le spectacle purement visuel bascule vite vers une transfiguration imaginaire et la vision du témoin neutre devient celle d'un visionnaire. "Villes II" offre notamment le spectacle de villes - "Ce sont des villes", annonce d'emblée le texte - peuplées de mythiques personnages; la description, à partir de quelques repères réels, acquiert une dimension fantastique, parfois indéchiffrable: "Toutes les légendes évoluent et les élans se ruent dans les bourgs" ("Villes II"). La modernité rejoint ainsi le mythe, et ces poèmes sont donc moins étrangers qu'il n'y pouvait paraître à ceux qui prennent source dans l'univers des légendes, comme en témoignent certains titres: "Conte", bien sûr, mais aussi "Antique" et "Après le Déluge". Diverses mythologies se côtoient et engendrent un monde féerique. Dans "Après le Déluge", par exemple, la référence biblique cohabite, par le biais d'"Eucharis", avec la Mythologie grecque et avec celle des contes puisque l'on voit paraître "Barbe-Bleue" aussi bien que "la Reine, la Sorcière". Cependant la magie des Illuminations n'est pas essentiellement faite d'emprunts. Les noms ou les figures traditionnelles sont là comme autant de clés, de formules rituelles qui ouvrent sur un monde échappant aux lois du quotidien et du réel, mais la poésie rimbaldienne engendre sa propre magie, son "défilé de féeries" ("Ornières"), avec ses "fleurs magiques" et ses "bêtes d'une élégance fabuleuse" ("Enfance").

 

Parfois, la fable se déploie sur l'ensemble du poème et la continuité narrative invite à une interprétation parabolique. C'est le cas en particulier dans "Conte" et "Royauté"; mais de telles unités sont rares car Rimbaud préfère l'éclatement à la cohérence, le morcellement à la continuité.

Ainsi, la féerie des Illuminations naît surtout des réseaux sémantiques et thématiques qui se tissent d'un poème à l'autre. La récurrence de l'or et des pierreries crée une atmosphère de conte et un éclat visuel qui contribuent à la magie du recueil; on trouve ainsi dans "Fleurs" "un gradin d'or", "des pièces d'or jaune semées sur l'agate", "un dôme d'émeraude", "de fines verges de rubis". La magie procède aussi du monde du cirque et de la fête qui alimente de multiples visions, cosmiques et oniriques: "J'ai tendu des cordes de clocher à clocher; des guirlandes de fenêtre à fenêtre; des chaînes d'or d'étoile à étoile, et je danse"; "Il sonne une cloche de feu rose dans les nuages" ("Phrases"). Cette euphorie et cette exubérance des images ne vont pas sans violence. Les contes rimbaldiens sont souvent cruels et le sang, dans les Illuminations, est tout aussi présent que l'or. Les "fantasmagories" ("Métropolitain") sont aussi fabuleuses qu'atroces.

 

Enfin, la poésie rimbaldienne se porte volontiers aux frontières de la déconstruction et de la dérision. Ainsi, le poème prosaïquement intitulé "Solde" se présente comme une litanie de camelot qui dilapide au rabais "l'immense opulence" poétique des Illuminations. Moins apparents, d'autres procédés, au détour d'une phrase, invitent à se méfier des mots, des clichés par exemple, que l'écriture exhibe comme en autant de grincements: "La haute mer faite d'une éternité de chaudes larmes" ("Enfance"), "Entouré d'un "luxe inouï"" ("Phrases").

 

Chères aux surréalistes, qui ont pensé y déceler une pratique de l'écriture automatique - ce qui est sans doute incontestable pour certains textes mais ne peut être considéré comme un principe systématique -, les Illuminations constituent un texte fondateur pour l'ensemble de la poésie moderne.

Rimbaud Arthur. Lettres.

Ensemble de lettres d'Arthur Rimbaud (1854-1891), publiées dans diverses revues à partir de la première décennie du XXe siècle, le plus souvent à Paris par Paterne Berrichon.

 

Rimbaud n'est pas un épistolier prolixe: la correspondance du poète n'accompagne pas de façon constante et nécessaire la création littéraire, comme c'est par exemple le cas pour Flaubert ou Gide. Dictées surtout par les circonstances - demande de livres ou d'argent, nouvelles à la famille - et par la solitude - à Charleville puis en Afrique -, les lettres de Rimbaud ne forment pas véritablement une correspondance d'écrivain mais constituent un précieux document biographique et esthétique.

 

 

Les lettres de Rimbaud n'ont pas toutes été retrouvées, si bien que leur succession chronologique et leur répartition en fonction des destinataires ne sont pas toujours l'exact reflet de l'existence du poète. A partir de 1878, la correspondance témoigne toutefois de la rupture survenue dans la vie de Rimbaud et de sa décision de renoncer à la poésie. Cette année inaugure en effet une longue série de lettres adressées exclusivement aux siens et décrivant ses voyages, puis surtout sa vie quotidienne en Afrique à partir de 1880. Les lettres précédant cette période forment un ensemble distinct. Porteuses de l'enthousiasme et de la révolte du collégien puis du jeune poète, elles sont souvent accompagnées de poèmes et de préférence adressées à Georges Izambard, professeur de rhétorique à Charleville dont Rimbaud fut l'élève, et à Paul Demeny, un jeune poète de Douai.

 

Parmi les lettres de Rimbaud, celle adressée le 15 mai 1871 à Paul Demeny occupe une place à part. Plus longue que les autres, elle contient en effet l'exposé d'une sorte d'art poétique, déjà esquissé dans une lettre à Georges Izambard du 13 mai. Rimbaud y définit le poète comme un voyant: "Le poète se fait voyant par un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens. Toutes les formes d'amour, de souffrance, de folie; il cherche lui-même, il épuise en lui tous les poisons pour n'en garder que les quintessences." La poésie est expérience radicale de soi et du monde. Il ne s'agit pas simplement d'écrire mais de "trouver une langue", ce qui engage l'être entier. Le poète est explorateur des limites et il a pour tâche de découvrir l'inconnu. Son chemin est périlleux et douloureux, car son ascèse morale inversée s'apparente à une descente en enfer. Loin toutefois de la conception malheureuse du poète romantique vilipendé par Rimbaud, cette vision prométhéenne du poète "voleur de feu" et "multiplicateur de progrès" est pleine d'élan et d'enthousiasme. Poète de la rupture, Rimbaud affirme l'illogisme de l'écriture poétique, ses liens étroits avec la déviation, l'instinct, et sa vocation de découverte: "La poésie ne rythmera plus l'action; elle sera en avant." La lettre-programme à Paul Demeny ouvre la voie de la poésie moderne et permettra notamment aux surréalistes de se réclamer du poète.

Rimbaud Arthur. Poésies. ; 1892.

Ensemble des textes poétiques en vers d'Arthur Rimbaud (1854-1891), publié à Paris en 1892; réédition chez Vanier en 1895, avec une Préface de Paul Verlaine, sous le titre de Poésies complètes. En 1891, une édition intitulée Reliquaire. Poésies avait paru chez Léon Genonceaux mais elle avait été rapidement retirée du commerce.

 

Rimbaud n'a jamais rassemblé et ordonné ses poèmes afin d'en publier un recueil; et son oeuvre, lorsqu'elle a échappé au reniement ou à la destruction à laquelle il la vouait souvent, comporte des ensembles de provenances et de périodes diverses. Quand il n'a pas regroupé ses poèmes, c'est l'ordre chronologique de la composition qui prévaut, à condition toutefois que les dates soient précisées sur les textes ou puissent être retrouvées.

 

"Les Étrennes des orphelins" sont le premier poème connu de Rimbaud; il fut publié dans la Revue pour tous le 2 janvier 1870. Le "Cahier de Douai", appelé aussi "Recueil Demeny", rassemble des poèmes que l'auteur, en septembre puis octobre 1870, entreprit de copier à l'intention du jeune poète Paul Demeny, à Douai, chez les tantes de son professeur Izambard qui l'avaient accueilli après ses fugues. Cet ensemble contient vingt-deux pièces, la plupart datées de l'année 1870 - "les Étrennes des orphelins" n'y figurent pas. Il s'ouvre sur "Première Soirée" - publié sous le titre "Trois Baisers" dans la Charge le 13 août 1870 - et se termine par "Ma bohème". Il comporte des textes, le plus souvent en alexandrins, de longueur et d'inspiration diverses parmi lesquels "Sensation", "Ophélie", "Bal des pendus", "Vénus anadyomène", "Roman", "le Dormeur du val". Durant l'été 1871, Rimbaud demande à Demeny de brûler le "Cahier de Douai" qu'il juge désormais dépassé. En effet, à la fin de l'année 1870 et durant l'année 1871, de nouveaux poèmes ont vu le jour: "les Assis", "les Premières Communions", "le Bateau ivre", "Voyelles". Enfin, un dernier ensemble d'une quinzaine de poèmes écrits sans doute en 1872 fut publié avec les Illuminations. Ces textes poétiques, certainement indépendants des poèmes en prose des Illuminations, sont désormais recueillis séparément sous le titre de "Vers nouveaux" ou de "Derniers Vers". On y trouve notamment "Larme", "la Rivière de Cassis", "Comédie de la soif", "Fêtes de la patience", "Honte".

 

Le "Cahier de Douai" comporte des pièces encore relativement traditionnelles dans leur facture. Le vers - en général l'alexandrin et parfois l'octosyllabe - est régulier et les formes de l'ode et du sonnet sont largement représentées. Certains poèmes, d'ailleurs contigus, s'inscrivent explicitement dans la tradition littéraire: "Ophélie", "Bal des pendus", "le Châtiment de Tartufe". L'originalité et la force d'une voix s'imposent toutefois. Cette voix est celle de la jeunesse: "On n'est pas sérieux quand on a dix-sept ans" ("Roman"), "Dix-sept ans! Tu seras heureuse!" ("les Reparties de Nina"). Un élan sans borne, que "Roman" développe sur le mode "pas sérieux" et "Ophélie" sur le mode tragique, anime tout le recueil. Ouverte sur l'infini des possibles, la poésie rimbaldienne se conjugue volontiers au futur, temps de l'absolue liberté: "Par les soirs bleus d'été, j'irai par les sentiers / [...] Je laisserai le vent baigner ma tête nue" ("Sensation"), tandis que le présent frémit de l'imminence d'une promesse: "Nuit de juin! Dix-sept ans! - On se laisse griser. / La sève est du champagne et vous monte à la tête... / On divague; on se sent aux lèvres un baiser / Qui palpite là, comme une petite bête" ("Roman"). L'objet de cet ardent désir, toujours en alerte, c'est l'expérience amoureuse, bien sûr, que "Première Soirée", "Roman", "Rêvé pour l'hiver" ou "la Maline" développent dans un registre de badinage érotique et "les Reparties de Nina" dans un registre bucolique et sentimental. Mais l'expérience majeure, à la fois poétique et vitale - ces deux aspects sont toujours indissociables chez Rimbaud -, est celle du voyage, ou plus exactement de la marche dépourvue de but précis, sans trêve, portée en avant: "Je m'en allais, les poings dans mes poches crevées; / Mon paletot aussi devenait idéal; / J'allais sous le ciel, Muse! et j'étais ton féal; / Oh! là! là! que d'amours splendides j'ai rêvées!" ("Ma bohème"). "Au Cabaret vert" et "Sensation" disent cette même euphorie d'un corps à corps avec le monde pourvoyeur d'une ivresse cosmique. Profondément ancré dans la matérialité de la sensation, cet univers poétique exclut l'idéalisme. Ainsi, Ophélie meurt pour avoir fait de trop beaux rêves, dont d'autres poèmes dénoncent le leurre avec cynisme. Le sonnet "Vénus anadyomène" joue la provocation pour tourner en dérision la divinité qu'un précédent poème, "Soleil et chair", célébrait avec vénération: "Les reins portent deux mots gravés: "Clara Venus"; / - Et tout ce corps remue et tend sa large croupe / Belle hideusement d'un ulcère à l'anus." "Les Reparties de Nina", après un long discours attribué à "Lui" et dépeignant les charmes d'un amour pastoral, vient buter sur cette ultime et laconique réponse: "Elle - Et mon bureau?" Grinçante et révoltée, la poésie rimbaldienne fustige les misères du monde contemporain: "+ la musique" est une satire des "bourgeois poussifs", "les Effarés" et "le Dormeur du val" offrent le tragique spectacle de la faim et de la guerre.

 

Plus audacieux à tous égards, les poèmes de 1871 poussent plus loin la charge ironique et le sarcasme. "Les Assis" ou "Accroupissements", dont le titre désigne symboliquement la médiocrité, dressent d'impitoyables et grotesques portraits. La religion surtout est l'objet d'agressives invectives, notamment dans "les Pauvres à l'église" ou "les Premières Communions ". Résolument irrévérencieux, le poème blasphème, associant le Ciel à la déjection: "Je pisse vers les cieux bruns, très haut et très loin" ("Oraison du soir"). Le vocable, matière à part entière, prend littéralement corps. Ainsi, le sonnet "Voyelles" fait de la lettre une matière sensible dont le poète a le secret, connaît "l'alchimie": "A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu: voyelles, / Je dirai quelque jour vos naissances latentes." + grand renfort d'assonances, d'allitérations, de mots rares et compliqués, la profusion verbale sature le texte: "Un hydrolat lacrymal lave / Les cieux vert-chou: / Sous l'arbre tendronnier qui bave [...], / Vos caoutchoucs" ("Mes petites amoureuses"). Les mots et le rythme qu'ils imposent acquièrent alors une présence telle que, pouvoir de la magie et de la révolte destructrice du poète, le sens est au bord de l'anéantissement: "Ils ont schako, sabre et tam-tam / Non la vieille boîte à bougies / Et des yoles qui n'ont jam, jam..." ("Chant de guerre parisien"). "Le Bateau ivre", longue coulée d'alexandrins à la première personne, témoigne de la force de cette écriture dont l'exubérance excède la logique et la signification pour imposer la vision radieuse et hallucinée du poète voyant: "Et j'ai vu quelquefois ce que l'homme a cru voir!"

 

Plus dépouillés, les "Vers nouveaux" déploient une parole qui semble soumise à la spontanéité de son propre flux: "Et toute vengeance? Rien!... - Mais si, toute encor" ("Qu'est-ce pour nous, mon coeur..."). Rudimentaire, la syntaxe mime les sauts de la pensée. Des répliques s'échangent, simples et rapides, au rythme d'un dialogue ou d'un monologue intérieur. La phrase, nominale, pose l'évidence d'énigmatiques objets: "Plates-bandes d'amarantes jusqu'à / L'agréable palais de Jupiter" ("Plates-bandes"). Le présent est de même utilisé pour montrer, pour faire advenir des présences, ici et maintenant dans le texte: "La chambre est ouverte au ciel bleu-turquin; / Pas de place: des coffrets et des huches! / Dehors le mur est plein d'aristoloches / Où vibrent les gencives des lutins" ("Jeune Ménage"). L'impression d'immédiateté est également créée par de multiples adresses qui font du poème une sorte d'urgente sommation: "Viens, les Vins vont aux plages / Et les flots par millions! / Vois le Bitter sauvage / Rouler du haut des monts!" ("Comédie de la soif"). Ici encore, le mouvement impose son rythme et sa nécessité mais avec une ardeur plus précipitée et impérieuse que dans les poèmes précédents; la soif et la faim, métaphores de toute aspiration, sont omniprésentes. Les "Vers nouveaux" ont en outre une apparence parfois verlainienne et les allusions au poète ami sont, dans "Honte" par exemple, presque explicites: c'est que Rimbaud les compose auprès de Verlaine, qui écrit alors les Romances sans paroles. Ces pièces comportent maintes allusions au chant, et certain d'entre-elles - par exemple "Fêtes de la patience", du fait de la brièveté métrique et de la reprise de certains vers ou de strophes entières qui prennent l'allure de refrains -, s'apparentent à la chanson. Cependant, l'esthétique rimbaldienne demeure radicalement distincte de celle de Verlaine et le dépouillement des "Vers nouveaux" n'a rien d'un affadissement. La poésie est comme plus brute, âpre et tendue. Cette ultime simplicité porte Rimbaud au seuil de la dépossession - "Que comprendre à ma parole?" ("O saisons, ô châteaux") - et du silence.

Rimbaud Arthur. Une saison en enfer.

Recueil de poèmes en prose d'Arthur Rimbaud (1854-1891), publié à compte d'auteur à Bruxelles par l'Alliance typographique en 1873; réédition avec les Illuminations, précédées d'une notice de Paul Verlaine, à Paris chez Vanier en 1892.

 

Cet ouvrage, pour lequel Rimbaud avait initialement songé à d'autres titres, est un recueil de "petites histoires en prose, titre général: Livre païen, ou Livre nègre" (lettre à Ernest Delahaye, mai 1873). Il apparaît, à bien des égards, comme un testament poétique et c'est d'ailleurs le seul de ses textes que l'auteur ait tenu à publier de son vivant. Rédigé entre avril et août 1873, il s'inscrit dans la période tourmentée qui, après les coups de revolver de Verlaine dirigés contre Rimbaud, se termina par la rupture définitive des deux amis. Le poète ayant omis d'acquitter la totalité des frais auprès de l'imprimeur, un grand nombre d'exemplaires, sur les cinq cents qui furent tirés, demeurèrent chez ce dernier. Contrairement à une légende tenace, Rimbaud ne détruisit donc pas totalement Une saison en enfer; en brûlant les quelques exemplaires qu'il possédait, c'est bien toutefois l'ensemble de son oeuvre qu'il vouait symboliquement à l'autodafé.

 

Le recueil s'ouvre sur un poème dépourvu de titre qui s'apparente à un prologue et dédie à Satan ce "carnet de damné". Viennent ensuite huit poèmes de longueur inégale, dont certains sont divisés en sections alors que d'autres se présentent d'un seul tenant. "Mauvais Sang" dresse une sorte d'autoportrait chaotique et provocant du poète. Celui-ci, après avoir "avalé une fameuse gorgée de poison", fait l'expérience de la "Nuit de l'enfer". Dans "Délires I", le "je" devient l'"époux infernal" d'une "vierge folle" qui le décrit à travers sa "confession" pleine d'amour, voire d'idolâtrie, et de souffrance. Dans "Délires II", le "je", dès les premiers mots - "+ moi" -, reprend la parole pour retracer son parcours poétique qu'il semble renier. Le dernier poème, "Adieu", apparaît enfin comme un épilogue qui met un terme au recueil, si ce n'est à la totalité de l'entreprise poétique.

 

On a souvent voulu voir dans Une saison en enfer un texte autobiographique relatant notamment l'aventure avec Verlaine, dont la "vierge folle" serait l'un des avatars. Il s'agit certes d'un texte-bilan et, pour Rimbaud surtout, la poésie étant inséparable de la vie, l'on ne peut nier la prégnance du vécu dans l'écriture. Mais elle s'en nourrit plutôt qu'elle ne prétend le transcrire. La poésie rimbaldienne n'est rien moins qu'anecdotique et vouloir la déchiffrer comme un cryptogramme est d'une pertinence limitée. Au-delà des faits et des allusions, ce texte bouleversé et bouleversant, mais sans sensiblerie aucune, interroge la vie et l'acte créateur dans le souci de les porter à l'extrême, jusqu'à l'"impossible".

 

Pressé par une urgence inhérente à son être même: "Vite! est-il d'autres vies?", le poète, toujours "en marche", parle une langue heurtée. Les phrases nominales, nombreuses, précipitent le rythme: "Allons! La marche, le fardeau, le désert, l'ennui et la colère." Délaissant la syntaxe et ses constructions, la prose rimbaldienne ne nomme que l'essentiel, proféré comme en autant de cris que la répétition rend plus lancinants encore: "Cris, tambour, danse, danse, danse, danse! [...] Faim, soif, cris, danse, danse, danse, danse!" La parole surgit comme un arrachement primitif, comme un élan que la nécessité impose et que le poète, à l'écoute, transcrit en son état le plus rudimentaire: "Mais non, rien. [...] Ah! encore." La poésie atteint ainsi une force brute, énigmatique et sacrée: "C'est oracle, ce que je dis." L'acte poétique est cependant dépourvu de passivité. Certes, le refus de tout travail est affirmé, y compris celui de la plume: "J'ai horreur de tous les métiers. [...] La main à plume vaut la main à charrue. - Quel siècle à mains! - Je n'aurai jamais ma main", et le but de la création n'est pas d'ordre esthétique: "Un soir, j'ai assis la Beauté sur mes genoux. - Et je l'ai trouvée amère. - Et je l'ai injuriée." L'acte poétique ne fabrique pas; il est quête constante car tout, l'"amour", par exemple, "est à réinventer". La tâche est donc de chercher la "vraie vie", et l'"époux infernal" de "Délire I" "a peut-être des secrets pour changer la vie", pour "s'évader de la réalité". Le chaos verbal est à l'image de cette quête haletante dont Une saison en enfer, conjuguant aussi bien le passé que le présent et le futur, dévoile "tous les mystères".

 

En partie seulement, car le texte préserve ses opacités. Tour à tour sorcier, alchimiste, magicien, voyant, fou aussi, le poète voue ses forces vitales à la découverte d'un "trésor" qui se dérobe, toujours lointain, à venir: "J'aurai de l'or", "Je ferai de l'or." Cet or, cette autre vie, cet impossible, excède la parole: "Quelle langue parlais-je?", "Je voudrais me taire." A cet égard, Une saison en enfer s'offre tout de même assez clairement à lire comme un parcours narratif qui se solde par un échec: "J'ai essayé d'inventer de nouvelles fleurs, de nouveaux astres, de nouvelles chairs, de nouvelles langues. J'ai cru acquérir des pouvoirs surnaturels. Eh bien! je dois enterrer mon imagination et mes souvenirs! Une belle gloire d'artiste et de conteur emportée!"

 

Gardons-nous toutefois des mirages de la transparence et de l'immobilisme des certitudes. Maniant volontiers l'ironie, la parodie et le sarcasme, la poésie rimbaldienne ne fige jamais le sens. Ainsi, le "je" d'Une saison en enfer ne se laisse emprisonner dans aucune identité stable et définitive. L'exemple le plus frappant réside sans doute dans "Délire I" et les polémiques suscitées par ce texte: met-il en scène deux protagonistes - Verlaine et Rimbaud? - ou bien un dédoublement de soi-même? De même, si l'on admet le caractère largement autobiographique du recueil, il est bien souvent difficile de distinguer le "je" protagoniste dans le passé du "je" scripteur dans le présent et, de ce fait, de déterminer une instance de jugement stable; "Car JE est un autre" disait le poète dès 1871 (lettre à Paul Demeny, 15 mai 1871)... Jamais en repos, il est avant tout mouvement - "Et allons" -, toujours ailleurs, plus loin. Le recueil se termine mais le poète, après avoir dit "adieu", poursuit sa route: "Il me sera loisible de posséder la vérité dans une âme et un corps." Peut-être Harar, où Rimbaud partit après avoir renoncé définitivement à la poésie, réalisa-t-il cette ultime promesse.

Rodenbach Georges. Bruges-la-morte. ; 1892.

Roman de Georges Rodenbach (Belgique, 1855-1898), publié à Paris en feuilleton dans le Figaro du 4 au 14 février 1892, et en volume chez Marpont et Flammarion la même année.

 

Dans le Règne du silence (1891), Rodenbach évoquait déjà les secrètes relations de Bruges et de son âme: "_ ville, toi ma soeur à qui je suis pareil [...] Moi dont la vie aussi n'est qu'un grand canal mort." Un an plus tard il revient sur le sujet, faisant de la Ville le "personnage essentiel" d'un roman qui lui emprunte son titre: Bruges, ville-décor mais surtout, par-delà les descriptions, ville-état d'âme "orientant une action".

 

Après avoir perdu sa jeune épouse, Hugues Viane est venu se fixer à Bruges dont l'atmosphère de ville morte et mélancolique correspondait à son humeur chagrine. Depuis cinq années, il vit seul avec Barbe, une vieille servante dévote, vouant un culte quasi mystique aux souvenirs de la défunte - en particulier à sa blonde chevelure qu'il a mise sous verre. Un soir, au sortir de l'église Notre-Dame où il a médité sur l'union des âmes, un visage l'arrête, qu'il suit, croyant y reconnaître les traits de la morte. Une semaine plus tard, hypnotisé par le retour de l'apparition, il entre mécaniquement dans un théâtre à sa suite, l'y perd, la cherche en vain dans la salle et la retrouve sur la scène. Elle est danseuse et s'appelle Jane Scott. Peu à peu les analogies se précisent: le visage, les cheveux, les yeux, la voix, tout lui rappelle sa femme. Hugues installe Jane à l'orée de la ville, se rend chez elle tous les soirs, vit avec elle ce qu'il considère comme la poursuite de son amour marital. Mais à trop forcer les analogies, les dissemblances apparaissent bien vite: Jane le choque par sa vulgarité, se moque de lui, le trompe, menace de le quitter. Hugues cherche à s'éloigner de sa maîtresse pour ne pas hypothéquer ses retrouvailles chrétiennes avec la morte dans l'au-delà. Mais il est envoûté et Jane en profite pour tenter de capter son héritage. Profitant de la procession du Saint-Sang, elle se fait inviter pour la première fois chez Viane - provoquant la démission de Barbe, que servir "une pareille femme" eût mise en état de péché mortel. Après une anodine dispute, tandis que Viane s'abîme dans une prière, Jane profane les souvenirs de la morte, joue avec la tresse de cheveux que Viane, fou de rage, lui serre autour du cou comme une corde. Et Jane, morte, devient "le fantôme de la morte ancienne".

 

Certes la quête d'un double de la femme aimée n'est pas nouvelle - Nerval n'a-t-il pas construit "Sylvie" (voir les Filles du Feu) autour de l'hypothétique "aimer une religieuse sous la forme d'une actrice... et si c'était la même!"? - non plus que le récit d'une passion-culte d'outre-tombe - Villiers l'a conté dans "Véra" (voir Contes cruels). Mais Rodenbach, en superposant les deux thèmes, conduit Hugues Viane là même où le héros nervalien s'était arrêté, c'est-à-dire à la "conclusion" d'un "drame" que la comédienne Aurélie lui refusait: alors que le promeneur du Valois "reprenait pied sur le réel" pour échapper à la folie, l'amoureux de Bruges "perd la tête" (chap. 15) et s'abandonne au meurtre. Bruges-la-Morte est donc bien le récit d'un fait divers criminel, ainsi qu'une tradition critique se plaît à le souligner. Mais, outre qu'un tel jugement pourrait s'appliquer à nombre de textes, depuis le Rouge et le Noir jusqu'à Madame Bovary, il ne rend pas compte de l'extraordinaire agencement de cette "étude passionnelle" (Avertissement).

 

Car le bref roman de Rodenbach procède par tout un jeu de répétitions et d'échos qui, peu à peu, enferment le héros dans un labyrinthe qu'il a lui-même construit à force de traquer ressemblances et analogies. "+ l'épouse morte devait correspondre une ville morte" (chap. 2): ainsi Bruges est-elle devenue le premier double de la défunte, épouse de pierre et d'eau qui prolonge par son atmosphère mystique ("la Ville a surtout un visage de croyante", souligne le narrateur au chap. 11) le deuil empreint de religiosité du veuf (significativement, la chronologie du récit est rythmée par les fêtes religieuses). Puis la rencontre avec Jane est venue troubler cette harmonie métaphysique: avec elle le physique passe au premier plan, introduisant le péché dans l'existence de Viane (et à Jane est associé un champ sémantique hautement symbolique: elle joue dans Robert le Diable, sa voix est qualifiée de "diabolique", etc.). Dès lors, la Ville, abandonnée et délaissée comme une épouse trompée, n'aura de cesse de se venger: après les on-dit réprobateurs puis moqueurs (chap. 5) et les mises en garde du béguinage (chap. 8), ce sont les tours "qui prennent en dérision son misérable amour" (chap. 10), puis les cloches qui "le violent et le violentent pour [le] lui ôter" (chap. 11). Veuf de sa femme et de sa ville, Hugues connaît alors la souffrance. Mais celle-ci procède moins d'un sentiment de culpabilité (évacuée au nom de l'analogie: "il croirait reposséder l'autre [sa femme] en possédant celle-ci [Jane]") que d'un effondrement de son propre mode de pensée: ce qui s'écroule, c'est le mythe de l'identique sur lequel toute sa vie était construite. Dès lors, l'écart entre la morte angélisée et la vivante progressivement satanisée ne cessera de croître, minant Viane de l'intérieur en transformant sa certitude "d'une ressemblance qui allait jusqu'à l'identité" (chap. 2) en "une figure de sexe et de mensonge" (chap. 11). Parcours où le réel s'impose tragiquement au rebours d'un touchant mensonge entretenu comme une vérité: d'où la place du fantastique dans le texte, décalé dans son objet (ce qui suscite l'hésitation de Viane, ce n'est pas la réalité du phénomène qu'il vit mais celle de son amour pour Jane) et dans le temps (il croît jusqu'à la crise finale au lieu de se résorber au fil des chapitres). Oui, comme le disait Mallarmé à Rodenbach en sa prose particulière, Bruges-la-Morte est bien une "histoire humaine si savante"!

Rodenbach Georges. Les vies encloses. ; 1896.

Recueil poétique de Georges Rodenbach (Belgique, 1855-1898), publié à Paris chez Charpentier en 1896.

 

Émule de Léon Dierx, "le maître, l'ami", à qui il rend hommage à maintes reprises, à qui il doit peut-être sa froideur, sa solennité et sa rigueur dans la construction du poème et du recueil, Rodenbach comme Émile Verhaeren, son condisciple chez les jésuites gantois, ou plus tard Maurice Maeterlinck, est un Flamand écrivant en langue française une poésie d'inspiration symboliste aux accents décadents. A la méditation mallarméenne, l'auteur de Bruges-la-Morte (1892) marie les notes brumeuses que lui inspirent les paysages de sa patrie d'origine, où les beffrois se reflètent dans les canaux, au milieu des cygnes voguant dans une lumière incertaine, où la vie demeure confinée à l'intérieur de hautes demeures, derrière des vitres aux rideaux de tulle (voir le Miroir du ciel natal, 1898).

 

Une paroi - un miroir, une vitre, l'oeil... - oppose deux espaces: le dedans et le dehors de l'aquarium ("Aquarium mental"), les deux faces de la main ("les Lignes de la main"), le couchant et la chambre ("le Soir dans les vitres"), la chambre du malade alité et la ville environnante ("les Malades aux fenêtres"). Les relations entre ces deux espaces peuvent être conflictuelles ("le Soir [...]"), contradictoires ("les Lignes [...]"), sentimentales ("Aquarium mental"), harmonieuses ("les Malades [...]"). Le retour à la santé s'accompagne de l'"Émoi de peu à peu recommencer à vivre" ("les Malades"). Mais pour quelle vie? L'amour ("le Voyage dans les yeux") et le voyage ("la Tentation des nuages") sont condamnés: la convalescence ne mène qu'à soi: la clôture est assumée, et le sujet se tourne vers les vies multiples qui sont en lui ("l'âme sous-marine").

 

Rodenbach partage avec les poètes décadents le goût de la langueur et de la mélancolie. Claustration rime avec protection, maladie avec perceptions nouvelles ou accrues. Le crépuscule n'a plus rien d'angoissant: il rend le sujet conscient de l'absence de toute réalité et érige le moi en divinité. La mort, en sa lenteur, est source de jouissance: "le Soir dans les vitres" s'achève sur l'image d'une église, espace d'ombre envahi d'odeurs d'encens maladives qui mènent à la volupté.

 

En dépit des apparences, Rodenbach n'est pas un poète de la surface. Il redoute et désire à la fois non pas tant la vitre que l'agonie solaire et spatiale qui s'y joue. Il se montre, en fait, singulièrement attentif aux souffles du vent, dangereux ennemi du calme nécessaire à la purification de l'"Aquarium mental". Toute surface, lisse, appelle ainsi la plaie, la blessure, la déchirure, le pli, qui ouvrira sur une profondeur trouble, insondable - l'infini sinon turbulent, du moins troublant. L'écriture restitue cet "étrange" retournement, par une métaphore géographique qui dote la main ("les Signes") ou l'oeil ("le Voyage") d'une spatialité invitant au départ et au franchissement de l'horizon. Le corps est univers, ou, du fait de la contiguïté, échange avec la ville de ses qualités. La béance possède donc des vertus bénéfiques: elle libère de la finitude et du quotidien, elle ouvre sur l'atopique et l'atemporel - l'essence, le divin. Cette dialectique, qu'on a tant recherchée chez Mallarmé, est très présente dans "les Malades aux fenêtres": "La maladie étant un état sublimé, / Un avatar obscur où le mieux a germé."

 

Tout le corps pense, tout le corps se spiritualise, tout le corps se souvient: de l'histoire d'un être, ses désirs, ses hantises, ses angoisses; rien ne meurt. Le corps, tel l'oeil qui thésaurise les images du monde, a une densité qui bat en brèche l'illusion d'une mémoire blanche et vierge: l'affirmation très moderne d'un inconscient, la métaphore du somnambule, la profondeur trouble de l'âme, qui exige une grande lucidité (voir, par exemple, la fascination pour l'enfant devenant femme) sont autant d'éléments qui tirent cette oeuvre vers notre siècle.

 

La récurrence des métaphores et des comparaisons - cygnes, cors, bijoux, palais, voyage: bref, tout le bagage symboliste - donne au recueil son équilibre. Au gré de l'écriture, un comparé devient un comparant: l'aquarium est âme, l'âme est aquarium. Simple jeu et pur artifice? Il faut voir là un effet du symbolisme même, parfois si pesamment utilisé qu'il en devient accablant pour le lecteur désireux de trouver des poèmes plus suggestifs (voir les lourdes transitions: "ainsi, telle mon âme", ou les laborieuses coordinations: "or, c'est pourquoi", plus propres à la démonstration qu'à l'émotion). Tout est symbole en cet univers: la tristesse est dans l'âme, elle est dans la ville. Une mystérieuse harmonie unit l'âme, le corps, le lieu, au fil d'alexandrins rigides d'où toute effusion semble absente. A cet égard, le recueil suivant, le Miroir du ciel natal, en s'abandonnant au vers libre, affranchira un peu le sentiment du carcan où il est enfermé.

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Jean-Michel Folon

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Solitaire, dans le silence,

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Le poète essaie de saisir

Des instants de son existence.


Talent et sensibilité,

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Dans une indicible lumière,

Apparaissent charme et beauté.


Lors, naît un désir de partage.

L'artiste peut le satisfaire.

Par la magie d'un doux mystère,

Son âme, en peu de temps, voyage.


Privé de ses amis fidèles,

Présents, tendres et empressés

Mais que le sort a dispersés,

Il fait des rencontres nouvelles.


Hommage aux êtres généreux,

Aimant l'art et la poésie,

Qui mettent beaucoup d'énergie

À ouvrir des lieux fabuleux.


Suzanne Walther-Siksou

26 février 2013

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12272733461?profile=original"Emile ou De l'éducation" est un traité de Jean-Jacques Rousseau (1712-1778), publié à Paris chez Duchesne ["A  Amsterdam chez Jean Néaulme"] en 1762.

C'est en mai 1762 que l'Émile est mis en vente à Paris; l'ouvrage est confisqué par la police quelques jours plus tard. En juin, condamnation du texte par la Sorbonne et le Parlement: l'Émile est brûlé. Ce même mois, l'Émile et Du contrat social sont brûlés à Genève où Rousseau est décrété de "prise de corps". Les années 1761 et 1762 sont pour Jean-Jacques des années si terribles qu'il a pu lui-même confesser qu'elles l'avaient conduit au bord de la folie. Il s'est persuadé en 1761 que le manuscrit de l'Émile a été intercepté par les jésuites afin de le "corriger". Rousseau se défend contre tant d'attaques: la Lettre à Christophe de Beaumont, les Lettres écrites de la montagne ne feront qu'aggraver son cas.

Le texte de l'Émile est le complexe résultat de plusieurs années de méditations au sujet de l'éducation. Dès 1740 Rousseau a écrit le Projet pour l'éducation de M. de Sainte-Marie. Pourtant l'Émile ne saurait être réduit à un traité pédagogique. L'éducation est inséparable d'une conception de l'enfant, de l'homme, d'une théorie du développement du corps et des facultés de l'esprit; elle implique aussi un système sociopolitique et la considération fondamentale de l'existence de Dieu. En ce sens l'Émile est comme la somme de la philosophie de Rousseau.

L'ouvrage comporte cinq livres sans qu'aucun sous-titre n'explicite leur contenu à l'exception du livre V: "Sophie ou la Femme". Le livre I considère que si la première éducation de l'enfant doit revenir à la mère, il n'y a plus de femmes qui acceptent aujourd'hui d'assumer ce rôle naturel. Il faudra donc suivre la voix de la nature que sait entendre le précepteur en l'absence des parents naturels. Dans la première époque de sa vie, l'enfant apprend à parler, à manger, à marcher. Réduit à quelques sensations, il n'a pas de conscience de lui-même. Le livre II expose le lent développement des sens de l'enfant, de cette raison sensitive ou puérile qui accède aux idées simples par combinaison de sensations. Parvenu à la maturité de l'enfance, l'élève est libre et heureux. Le livre III expose comment Émile, l'élève, parvient aux premières idées abstraites, non point par l'usage des livres mais par des comparaisons d'expériences. Au terme de sa quinzième année, il est prêt à comprendre les relations avec autrui. Le livre IV retrace l'accès de l'élève à la sociabilité, à la conscience de la différence des sexes, au sentiment de l'existence de Dieu ("Profession de foi du vicaire savoyard"), à la rationalité, à la citoyenneté. Le livre V traite de l'éducation qu'a dû recevoir Sophie, la compagne promise. L'ouvrage s'achève sur l'annonce de la naissance d'un enfant. En fait, il y a une suite: "Émile et Sophie ou les Solitaires", deux lettres au précepteur qui témoignent de la fin catastrophique d'un si beau rêve éducatif.

Au XVIIIe siècle se développent des conceptions sur l'éducation qui relient la formation de l'homme à celle du citoyen vertueux; la fermeture en avril 1762 des collèges jésuites rend urgente une réflexion sur le caractère public que doit prendre la pédagogie. Rousseau admet bien cette finalité, mais avant de former un citoyen, il faut se préoccuper de former un homme à partir d'un enfant qui, précisément, n'est ni l'un ni l'autre.
Le but de l'éducation consiste donc moins à former l'homme qu'à le transformer. "Tout est bien, sortant des mains de l'auteur des choses: tout dégénère entre les mains de l'homme" (livre I). L'état civil humanise la bête bipède mais en même temps la dénature. L'éducation est à l'homme ce que la culture est aux plantes; elle doit "suppléer" à la perte du bon naturel, restaurer sous une autre forme l'harmonie, le bonheur perdus. La finalité de l'éducation de l'individu est en parfait accord avec celle que poursuit le corps politique dans Du contrat social. Mais dans l'Émile, Rousseau tente de souligner que cet accord repose sur un héroïque exploit. Car l'homme naturel est autosuffisant, unité absolue, présence à soi; l'homme civil n'est qu'une unité fractionnaire, il n'existe que relativement au corps social; les institutions publiques dénaturent complètement l'individu, alors qu'il s'agit dans le cas de l'enfant Émile de retrouver, si faire se peut, les traces enfouies du naturel. Rousseau construit le modèle fictif d'un enfant mâle, orphelin, qui n'a de relations qu'avec un seul précepteur. La théorie éducative ne pourra manifester sa cohérence que si l'élève est considéré comme "l'homme abstrait", sans attaches familiales (la famille est bien naturelle mais elle ne remplit pas ses devoirs, les mères n'allaitent plus, et les pères, qui devraient élever leurs enfants sous peine de perdre le droit de procréer, ont perdu toute autorité). C'est sur cet enfant imaginaire que va s'exercer une éducation d'abord purement négative, dont le principe est non de gagner du temps mais d'en perdre, de soumettre la volonté anarchique et impérieuse de l'élève, non point à la volonté pour lui incompréhensible d'autrui, mais à la nécessité des choses qui est la meilleure des "disciplines".

Éduquer sera donc laisser se développer, selon les mouvements de notre nature, des facultés qui sont à l'état virtuel. En ce sens la théorie de Rousseau est génétique. Dans le style courant alors de l'empirisme sensualiste, Rousseau admet que l'homme est d'abord un être sensible: il entre en contact avec les objets extérieurs par la sensation, qui est à la fois affection intérieure et signe de l'existence des choses hors de soi. La combinaison des sensations, de plus en plus complexe, engendre la possibilité de la comparaison, source des premiers jugements, des premières idées. L'accès à l'abstraction, qui est un résultat, est tardif: le précipiter par une instruction livresque que l'enfant ne peut comprendre, c'est ruiner le développement harmonieux des facultés, c'est vicier l'ordre. Ce n'est que progressivement que l'enfant pourra accéder aux valeurs morales, à la distinction du bien et du mal, au juste sentiment de la propriété (la terre appartient à celui qui la travaille). Élevé à la campagne, habillé en paysan, l'enfant pratique le travail manuel (vertu évangélique de la menuiserie et de la charpenterie!) et comprend peu à peu la résistance des lois de la matière. Éduquer, c'est toujours mettre l'enfant à l'école des faits: parce qu'ils ne dépendent pas de la volonté, ils permettent précisément de prendre conscience de l'existence de la volonté, de ses pouvoirs et de ses limites. Se mettre à la portée des facultés de l'enfant c'est aussi ne lui donner à lire que ce qu'il peut comprendre. Le premier livre d'Émile, sorte de résumé - fictif encore - de ses propres expériences, est Robinson Crusoé. Toutes les lectures qu'il pourra ensuite faire devront obéir au même principe: ne rien apprendre dans les livres que ce que l'expérience peut enseigner.

Mais alors, si l'expérience sensible est la source de toutes nos connaissances, comment l'enfant devenu jeune homme pourra-t-il accéder à la notion du créateur de la nature? C'est dans le livre IV de l'Émile que Rousseau expose sa théorie de l'existence de Dieu et de la religion naturelle. Il relate la méditation d'un vicaire savoyard, pauvre et honnête, mal vu par son Église. Ce discours - la "Profession de foi" - aurait été tenu à Jean-Jacques, donc au précepteur, en Italie. Ce texte fondateur (parmi d'autres à l'époque) de la notion de religion naturelle valut à Rousseau critiques et condamnations officielles, tout particulièrement parce qu'il nie la nécessité de la Révélation et réduit la religion à son usage éthique. L'homme ne peut se passer de croire, l'état de doute le plonge dans le désespoir. C'est par l'examen de soi-même que chacun peut trouver des preuves de l'existence de Dieu. La première vérité que chacun rencontre est le sentiment de sa propre existence: "J'existe et j'ai des sens." Il y a hors de moi une matière qui cause mes sensations. Mais, à l'évidence je suis doué d'une force active, je suis capable de jugement. La matière morte ne peut rendre compte de cette activité, pas plus que de ses propres mouvements. Est donc requise une cause pour rendre intelligible la motion du monde. Cette cause est une volonté (le premier article de foi). La matière possède des lois qui ont été établies nécessairement par une intelligence (le deuxième article de foi). Un être doué de volonté et d'intelligence qui organise et maintient l'univers s'appelle Dieu qui se manifeste dans ses oeuvres et en sa créature. En méditant sur lui-même, l'homme découvre qu'il est constitué de deux principes, incompatibles et cependant unis: son corps est matériel, ce principe passif l'entraîne dans la pesanteur des passions. Mais l'homme est aussi composé d'une autre substance qui se manifeste par la volonté dans son essence: la liberté. Or la liberté est inconcevable (et elle existe, mes actes délibérés le prouvent) sans une âme immatérielle (le troisième article de foi). Rousseau, fidèle ici à la tradition du dualisme cartésien, récuse tout matérialisme. La portée de l'empirisme sensualiste achoppe devant l'évidence intérieure de la spiritualité de mon âme. En fait, le matérialiste est un mauvais sensualiste qui ne sait pas entendre l'évidence: il est sourd. C'est à la liberté qui est de l'ordre de l'esprit que Rousseau impute l'existence du mal: en ce point encore, il reste cartésien et malebranchiste. Le mal moral est de même nature que le mal social et politique: "Ôtez nos funestes progrès, ôtez nos erreurs et nos vices, ôtez l'ouvrage de l'homme, et tout est bien."

Choisir entre le bien et le mal est la puissance de la conscience intime, principe inné, en droit incorruptible, s'il est vrai qu'elle est un "instinct divin". Mais elle peut être étouffée: c'est pourquoi il faut la retrouver dans sa pureté première et faire alors appel à une raison bien éduquée. Les religions révélées sont inutiles, voire néfastes. Mais l'athéisme (Robespierre dira qu'il est aristocratique) nuit au peuple: les athées "ôtent aux affligés la dernière consolation de leur misère, aux puissants et aux riches le seul frein de leurs passions".

Il reste à Émile, en possession de solides vertus et d'un métier honorable, à entrer dans la vie sociale: il faut le marier et en faire un digne citoyen. Le livre V de l'Émile a pour titre "Sophie ou la Femme". Sophie est le paradigme sage de toute femme telle que Rousseau la rêve et le précepteur l'accomplit. La femme, Rousseau n'en doute pas, est inférieure par nature à l'homme et doit être formée entièrement pour lui et pour son rôle d'épouse et de mère. Le système d'éducation de la fille doit être contraire à celui du garçon. La femme est du côté de la naturalité, mais elle en est tellement proche qu'elle ne peut accéder à la culture; elle est trop habitée par son sexe, d'où sa passivité, sa faiblesse, mais aussi ses excès passionnels. Il faut lui imposer la pudeur. La femme, toujours par nature, est l'être du masque, de l'apparence: perpétuellement dans l'enfance, elle n'atteint jamais vraiment l'âge de la raison qui est viril. Point donc besoin de l'éduquer à quelque activité conceptuelle: l'exercice de la vertu et la soumission aux volontés du mari lui suffisent. Sophie, comme ses consours, échappe à la longue formation génétique des facultés de l'esprit, apanage masculin. La "moitié du genre humain", curieusement, n'est pas digne de la théorie empiriste-sensualiste censée pourtant rendre compte de l'évolution de toute l'espèce. Sophie ne relève que d'une histoire domestique. En matière de foi, Sophie n'a pas droit à la "Profession de foi" du vicaire. Elle doit avoir la religion de sa mère, puis celle de son mari. On ne lui enseigne qu'un catéchisme élémentaire qui fonde son obéissance. Bien entendu, Sophie n'a aucun rôle politique à jouer, et ne porte le titre de citoyenne que dans la mesure où Émile est citoyen.

Émile devenu homme entre dans l'état civil. Rousseau rappelle alors les thèses fondamentales du Contrat social: le corps politique ne peut être fondé sur la force, qui ne fait pas le droit; l'esclavage sous toutes ses formes est injustifiable. La liberté est l'être même de l'homme, elle ne peut être aliénée comme une chose. Le vrai contrat constitutif d'un peuple est l'acte par lequel chacun "met en commun ses biens, sa personne, sa vie et toute sa puissance sous la suprême direction de la volonté générale" (livre V). Par la volonté générale qui exprime la raison en chacun, le citoyen contribue librement à constituer les lois auxquelles il se soumet comme sujet. Contre l'existence de représentants (la volonté générale ne se délègue pas), Rousseau prend le parti de la démocratie directe qui ne peut fonctionner que dans des petits pays où règne l'égalité de propriétés médiocres. Les différences trop grandes entre les richesses sont le pire ennemi de la liberté.

L'Émile ne dissimule aucune des apories, voire des contradictions qui peuplent l'oeuvre de Rousseau. Au problème du bon législateur (comment le former alors même qu'il fait les lois?) correspond celui du bon précepteur: où le trouver? L'éducation de l'individu Émile n'entre-t-elle pas en conflit avec les exigences de la fonction de citoyen? Peut-on à la fois être homme et citoyen? Lorsque Émile quitte son pays, ne déclare-t-il pas qu'en cessant d'être citoyen, il devient de plus en plus homme? Rousseau radicalise d'autre part la théorie courante, alors, de l'infériorité de la femme, être second au service de l'homme. Mais en radicalisant cette conception il la fait exploser. Sophie n'a pas appris qu'il y a une nécessité qui dépasse la volonté humaine; elle ne se résigne pas à la mort de ses parents et de sa fille. Émile l'amène alors, pour la distraire, à Paris, lieu d'une perdition à laquelle Sophie n'a pas non plus appris à résister. Dans le texte qui fait suite à l'Émile, intitulé "Émile et Sophie ou les Solitaires", on assiste au renversement du destin que le précepteur avait prévu pour son élève. Émile quitte Sophie infidèle, quitte sa patrie, devient esclave à Alger où il fait l'expérience du travail forcé, organise la grève des esclaves et parvient à faire accéder aux Lumières son gardien tyrannique. Étrange odyssée de la conscience d'un homme qui découvre la cruauté du monde. Il n'aurait pu atteindre à cette lucidité sans la trahison bien involontaire de sa femme, victime d'une fallacieuse éducation.

L'Émile est tenu pour un traité d'éducation qui a inspiré des théories pédagogiques "non directives" soucieuses de la nature et du développement spécifiques de l'enfant. Son influence philosophique fut considérable et contestée: Kant, d'abord adepte de Rousseau, finit par douter de la bonne nature enfantine et proposera une théorie de l'éducation fondée sur le dressage et la discipline, seuls susceptibles de redresser la nature tordue; Hegel a vu dans la contradiction de l'homme privé et du citoyen la caractéristique de la tension insurmontable qui mine la société civile bourgeoise.

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Les Poèmes saturniens constituent le premier recueil publié par Verlaine, qui avait tout d'abord songé à l'intituler Poèmes et Sonnets. Les traits dominants de l'esthétique verlainienne - qui culminera dans les Romances sans paroles avant le retour, avec Sagesse, à des formes poétiques plus conventionnelles - y sont déjà très affirmés.

Après un poème liminaire qui explique le titre, le recueil s'ouvre sur un long "Prologue" en alexandrins consacré au poète, à la permanence de son art et au caractère sacré de sa mission: "Le Poëte, l'amour du Beau, voilà sa foi, / L'Azur son étendard, et l'Idéal, sa loi!" Vient ensuite une première partie, intitulée "Melancholia", que Verlaine avait sans doute songé un moment à isoler pour la publier en plaquette. Elle comporte huit poèmes, dont sept sont des sonnets et figurent parmi les textes les plus fameux du poète, notamment "Nevermore", "Après trois ans", "Lassitude" et "Mon rêve familier". La deuxième section, "Eaux-fortes", comprend cinq poèmes aux formes variées, certains, comme "Cauchemar" (II) et "Marine" (III), mêlant divers types de mètres, souvent impairs, conformément à "l'Art poétique" que le poète énoncera plus tard (voir Jadis et Naguère). La troisième partie, intitulée "Paysages tristes" et formée de sept poèmes, privilégie, ainsi qu'en témoignent certains titres, les moments de déclin: celui du jour avec "Soleils couchants" (I), "Crépuscule du soir mystique" (II), "l'Heure du berger" (VI); ou bien celui de l'année avec "Chanson d'automne" (V). La quatrième section, "Caprice", contient cinq poèmes, dont le ton humoristique va de la badinerie galante ("Femme et Chatte", I) à la satire ("Jésuitisme", II, "Monsieur Prudhomme", V). Vient ensuite une série de douze poèmes dépourvus d'un titre commun et non numérotés, de formes et d'inspirations diverses, généralement en alexandrins. Le recueil se clôt sur un "Épilogue", constitué de trois poèmes, dans lequel Verlaine dévoile sa conception de la création poétique.

Le poème liminaire définit en ces termes l'"influence maligne" qui préside à la destinée du poète: "Or ceux-là qui sont nés sous le signe SATURNE, / Fauve planète, chère aux nécromanciens, / Ont entre tous, d'après les grimoires anciens, / Bonne part de malheurs et bonne part de bile. / L'Imagination, inquiète et débile, / Vient rendre nul en eux l'effort de la Raison." Rien de romantique, toutefois, dans cette fatalité. Verlaine souligne avec ironie la distance qui le sépare par exemple d'un Lamartine ("Épilogue", III), et semble plutôt en accord avec l'esthétique parnassienne: "Ce qu'il nous faut à nous, les Suprêmes Poëtes / [...] A nous qui ciselons les mots comme des coupes / Et qui faisons des vers émus très froidement, / [...] C'est l'Obstination et c'est la Volonté!" (ibid.). L'ironie latente de certains vers invite toutefois à considérer avec circonspection une telle allégeance. En réalité, cette poésie ne ressemble à aucune autre et, en dépit du caractère composite du recueil et de la facture encore conventionnelle de certains poèmes, les Poèmes saturniens témoignent de l'originalité et de la modernité de la voix verlainienne.

Cette voix, le poète la caractérise lui-même dans "Sérénade": "Ma voix aigre et fausse." Privilégiant le déhanchement et la rupture, le vers se modèle au rythme des sons plus qu'il ne se plie à la logique du sens et engendre ainsi des harmonies inhabituelles, de surprenants effets de claudication syntaxique. C'est sans doute "Chanson d'automne" ("Paysages tristes", V) qui va le plus loin dans cette voie. Assonances et allitérations se mêlent pour engendrer un flux lancinant et grinçant à la fois. La brièveté des vers scinde la lecture, de multiples pauses retardant l'avènement du sens et laissant le poème dans un constant suspens: "Les sanglots longs / Des violons / De l'automne / Blessent mon coeur / D'une langueur / Monotone." L'angoisse, jamais nommée mais manifestée à travers diverses expressions - "Tout suffocant", "Je pleure" - est ainsi d'autant plus efficacement communiquée.

Univers de la sensation, de l'impression et du rêve, les Poèmes saturniens procèdent par touches successives plutôt qu'ils n'obéissent à une continuité narrative ou à une logique descriptive, à l'exception de quelques pièces telles que "Nocturne parisien", "Marco", "César Borgia" ou "la Mort de Philippe II". Ainsi, dans "Après trois ans" ("Melancholia", III), le paysage d'un jardin se constitue peu à peu mais demeure morcelé, formé d'éléments autonomes que le poème se borne à mettre côte à côte: une "humble tonnelle", un "jet d'eau", un "vieux tremble", des "roses", de "grands lys", des "alouettes", une "Velléda". Aucune vision totalisante n'organise l'espace, de même que le texte, refusant l'anecdote et l'expansion sentimentale, demeure muet sur les motivations de cette promenade et l'émotion qu'elle suscite. La nostalgie, l'oeuvre destructrice du temps sont au coeur du poème mais suggérées seulement, dessinées en filigrane à travers le spectacle de l'immuabilité de la nature et grâce à de brèves notations temporelles - "Après trois ans", "Comme avant" - ou à de simples préfixes itératifs - "J'ai tout revu", "J'ai retrouvé".

L'un des traits dominants du "signe SATURNE" réside sans doute dans cette perception aiguë et inquiète de la fuite du temps. Les Poèmes saturniens se plaisent à évoquer le passé qui ne reviendra plus - des titres tels que "Melancholia" ou "Nevermore" (ce dernier est utilisé deux fois) sont éloquents à cet égard -, ou à traquer la fugacité du présent: "Et fais-moi des serments que tu rompras demain, / Et pleurons jusqu'au jour, ô petite fougueuse!" ("Lassitude", "Melancholia", V). La femme rêvée est moins promise que d'emblée vouée à la mort dont elle procède et dont elle ne parvient pas véritablement à s'extraire: "Son regard est pareil à celui des statues, / Et, pour sa voix, lointaine, et calme, et grave, elle a / L'inflexion des voix chères qui se sont tues" ("Mon rêve familier", "Melancholia", VI).

Les Poèmes saturniens sont peuplés de souvenirs et de spectres. De discrets mouvements s'y esquissent, presque toujours sous l'image du roulis, d'un balancement typique de l'hésitation et de l'indécision saturniennes: "Balancés par un vent automnal et berceur, / Les rosiers du jardin s'inclinent en cadence" ("Épilogue", I). Les teintes sont estompées, ainsi que l'atteste la récurrence d'adjectifs tels que "blême", "blafard" ou "morne". La mort envahit le texte poétique et la détresse - "Mon âme pour d'affreux naufrages appareille" ("l'Angoisse", "Eaux-fortes", VIII) - se dit à travers l'évanescence et la déliquescence des choses: toute présence est saisie dans sa précaire ténuité et porte l'angoisse d'une disparition.

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À l’Ombre d’une charmeresse en fleurs,

Diablesse boiteuse aux heures malicieuses

ou

Fiançailles pour rire nimbées d’Eau-de-vie, d’Au-delà…

 

À Jean-Baptiste de Vilmorin

IIème Partie

 

Un Échange galant à fleurets mouchetés

                 Ainsi, chose promise, chose due, voici quelques bribes indiscrètes transposées de l’oralité à l’écrit du

conciliabule que nous avons surpris au cours de notre assoupissement agreste, entre les dénommés Poupoul (alias

le compositeur Francis Poulenc) et Loulou (Louise de Vilmorin) répondant aussi au sobriquet de Loulette,

répliques effectuées du tac au tac, en empruntant un registre d’élocution affranchi des convenances, cela va sans dire,

faconde métissée, un doigt sophistiquée, un doigt « popu », frôlant la gouaille, le bagou des gavroches de faubourgs,

également proche du Nogent sur Marne des guinguettes et des dancings (prononcer dansinges), où il faisait bon aller

s’encanailler le dimanche, intonation et faconde de cette fine et Belle équipe[1] ne pouvant que nous distraire, nous

laisser abasourdis, éblouis, voire subjugués, au fur et à mesure de ce tête-à-tête tenu à bâtons rompus et sans

langue de bois, ce qui constituerait une insulte faite aux arbres, suivant une formule nougaresque[2] :

              Pour lors, c’est au tour de Poupoul chéri d’ouvrir le bal de l’une de ces réceptions sacrées, presque

surnaturelles, gouvernées par une magicienne pleine d’atouts dans son jeu [3]faisant se pâmer les cœurs

aventureux/Qui battent la campagne, soirées se déroulant au désormais légendaire salon bleu du château de

Verrières le Buisson, en cette date culte de vendredi 13, superstition oblige …

            Ce dernier facétieux, s’adresse à Loulou en sourdine, l’invitant d’un clin d’œil de cyclope qui frise, miroir de

leur longue et fructueuse connivence jamais ternie ni démentie, à venir le rejoindre incognito, à la croisée d’une

fenêtre,  et ce, au mépris de toute étiquette ou Règle du jeu[4] préétablie, se moquant, du reste, comme d’une

guigne, de ce que l’honorable assemblée va en déduire :

            « Alors, Madame de Rambouillet[5], que je devrais prononcer Ma Dame,  comment se porte Arthénice,

tandis que le soleil se retire dans ses appartements ?

              Où en êtes-vous de votre « Difficulté d’être » [6]si j’ose dire,  placée sous l’instigation de notre ami

commun de Milly La Forêt[7], cheville ouvrière du groupe des Six ? Bravissimo, chère marquise, décidément vous

parviendrez toujours à me bluffer, à m’ébouriffer le chignon, à me faire écarquillez les quinquets et à me dessécher le

gargotiot (terme typique du patois tourangeau-solognot que m’ont appris les bonnes gens venant vendanger les raisins

des vignes du Grand Coteau sur les terres de Noizay d’un certain « Invité de Touraine [8]»…)

             Grand Dieu ! M’est avis que vous avez une fois de plus, réussi le prodige de prendre dans vos filets du bien

beau linge, ce me semble ! Ah, vous pouvez vous vanter de réunir en ce jour fétiche de trèfle à trois feuilles, la fine fleur

de vos chevaliers servants, preux conquérants conquis par vos appâts, et d’ores et déjà sur les rangs, prêts à

s’entretuer pour que vous leur accordassiez vos faveurs, soit, que vous décerniez à l’un d’entre eux, sinon à l’une

d’entre elles, ne soyons pas sectaires, le suprême privilège de votre cueillaison de fleur voluptueuse, plus que jamais

épanouie !

             Avez-vous la moindre idée du jardinier qui aura la chance d’être élu ? Parmi tous vos favoris en lice, y en a t’il

un qui remporterait vos suffrages, l’un de ces guetteurs mélancoliques[9], auquel il ne vous fera nullement peur de

susurrer à l’esgourde, à l’instar du géant Orson W. de Citizen Kane : «Je t'aimerai toujours d'amour, ce

soir» ?[10]

             Vous opinez du bonnet ? Serait-ce à dire que votre choix drastique est fait depuis belle lurette ? Sapristi, 

dites-moi j’ai la berlue, je deviens presbyte ou quoi ?

            N’est-ce pas près de la table à jeu, en grande discussion serrée serrée, l’immense André, l’auteur de ces

« Chênes qu’on abat [11]» avec le raseur de service, Monsieur l’ambassadeur de Zanzibar tantôt muté au

Kamtchatka  pour y procéder à l’inventaire de la faune marine, lui, l’ancien doctorant spécialiste de la migration des

saumons sous le tsar tatare Boris Godounov, héritier d’Ivan le Terrible, ainsi que de l’évolution des harengs et

flétans en mer Caspienne sous l’empire Soviétique repris aux Japonais, dès 1927 ?

             Et les deux Jean de votre garde rapprochée faisant un brin de causette, le Prince frivole au gardénia

arboré en boutonnière, l’écrivain de la Voix Humaine et de la Dame de Monte-Carlo avec le page enlumineur

Hugo[12],devenu pour votre chair d’âme mêlée[13], un Bel indifférent au gré de vos humoresques amoureuses, de

vos Métamorphoses, se creusent-ils les méninges en faisant revivre l’heure de leur rencontre, deux ans avant que ne

soient déclarées les hostilités de cette boucherie de première guerre mondiale ; correspondant à l’heure de mes

quinze ans et celle marquant les douze printemps de Loulette …L’âge, ma foi, où ma Louison-Louisette innocente,

ne savait pas encore lire, mais qui n’en avait pas pour autant été délaissée dans son initiation aux Belles-lettres…

 

             Mais laissons là, je vous prie, la suite de votre brochette de convives, mes adorables et talentueux confrères, 

plus frères que C., les Georges Van Parys, Georges Auric, Jean-Michel Damase, le chorégraphe de génie

Roland Petit et son égérie Zizi Jeanmaire, le peintre Bernard Buffet, le romancier Rogier Nimier, le poète-

éditeur Pierre Seghers, les diplomates Duff et Diana Cooper, l’Abbé Mugnier, et autres belles huiles

taquinant elles aussi la muse et gagnées à votre cause telles Edmonde Charles-Roux voyant en vous une

réincarnation de Louise Labé, Marthe Bibesco, ou bien encore Jeanne Lanvin, la subtile créatrice de la Maison

Lanvin lançant avant Mademoiselle Chanel, la vogue du noir, le "chic ultime", le bleu Lanvin, le rose Polignac en

hommage à sa fille, Marie-Blanche, ou bien le vert Vélasquez.

            À propos de notre paire d’amis-mécènes, hôtes munificents de Kerbastic, les Polignac, vous n’êtes pas

sans ignorée que c’est ici même, en Août 1943, que notre regretté Jean devait entendre pour la dernière fois la trinité

de mes mélodies intitulées Métamorphoses, sur des poésies dont vous aviez bien voulu me gratifier, répondant à ma

« commande » depuis leur manoir breton où vous séjourniez en Novembre 36…Et bien, figurez-vous, ma Lolotte, que

je ne suis pas peu fier, d’avoir été le premier à flairer vos aptitudes prosodiques et à vous encourager à les développer !

Finalement, vous m’êtes un chouya redevable de votre titre de poète, nananère !!! 

           Volontiers attendri, il s’interrompt pour conclure par une pirouette en disant long sur sa déférence à l’endroit de

la dite Loulou, abandonnant au passage le mode «  majeur » de sa tournure de langage, au profit du mode « mineur »

impliquant une familiarité avec la maitresse de céans :

           « Ah, c’que j’aurai aimé te connaître, ma biche Laurencin, à l’époque de ta candeur de lys au bouton à peine

éclos ! C’que tu d’vais être drôlement chou, bat, extra, trognon, au temps de ta communion !!! Une véritable icône

angélique ? Une mignonette Poucette, joliette, croquignolette, pas grand-chose à voir avec la P’tite Fadette, non ?»

            Poupoule alors, esquisse un doux souris… mi narquois, mi troublé.

            « Mais revenons aux choses sérieuses du  péché véniel se dessinant sur fond de clair de lune ; vers lequel,

friponne, de ces bellâtres vont volés tes soupirs ? Allez, crache-moi le morceau, soit chic, ma colombe, ma poulette,

ma crevette, promis, juré, Jean Chalon n’en saura rien, tous restera, comme de bien entendu, entre nous, ma

Loulette chérie, car je brûle d’apprendre qui parmi ce cénacle apollinien vas-tu désigner afin de t’entendre conter

fleurette, le temps d’un béguin, ma chère Maliciôse, graciôse, astuciôse ? Toi qui n’aime rien tant qu’être Sainte-

Unefois[14], laissant ainsi un souvenir impérissable au cœur de l’amant sacré roi en nocturne par l’horloge vespérale, 

toi qui pourrait faire tienne la formule de Nathalie Clifford Barney : En amour, je n’aime que les

commencements !

             Quel duel se profile à l’horizon ? Qui du Comte d'Artois ou du Burt Lancaster frenchy de la Nouvelle

vague va te remettre son cœur de supplicié, à moins que ce ne soit un irrésistible rhapsode Tzigane à la Chagall,

qui, de sa viole d’amour, te distillera ses sortilèges, ou à défaut, un baryton martin ténorisant qui raflera la mise de

l’audition, afin d’être engagé illico presto, prestissimo, prestississimo, pour un récital privatif d’une fantaisie à quatre

mains, d’un cycle badin, badin, badin des Chansons gaillardes[15] !

            Bigre ! S’il m’était permis de glisser au vainqueur de ce prix honorifique un seul conseil, je lui soufflerais au

creux de l’oreille, que j’imagine rudement belle, ceci : « chanceux lauréat de ce terrible concours remporté haut la

main, grâce aux vibratos sortant des cordes de ton archet aux accents méconnus [16]ou aux perles jaillissant de tes

lèvres, bref, par le mérite unique de ton éloquence sans rivale, laisse-moi néanmoins t’instruire avant que tu entonnes,

suffisant, maints Hosannas, à défaut, pour paraphraser Julien Green, d’allélouyer à l’infini, tels tes comparses

célébrant le dogme du Môa …

           Oui-da ! Sois brillant, sort le grand jeu, À l'étape, épate-la ! En considération de quoi, ayant gagné tes

galons, à la force du poignet et de ton gosier cocasse, Ami, peut-être pourras-tu un jour, te prévaloir de définir notre

insaisissable hôtesse, éternelle Fiancée pour rire, prétendant l’avoir bien connue, lui déclarant : Voilà, c’est ton

portrait, C’est ainsi que tu es !!!

 

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                  Laquelle Maliciôse ou dite Louise la Magnifique, affublée du titre envié de Marquise de Rambouillet-

Verrières, promulguée dernière grande Causeuse, brillante conversationniste devant l’Éternel, ne songe qu’à

accaparer de nouveau la parole, et, s’exclame mutine, ne protestant que pour la forme :

                Oh, Francis Ier de mes Amours poétiques abracadabrantesques, éternel fiancé, père de mes enfants 

chéris immortels, nés sous le signe du lyrisme, en plein front populaire, je suis bien aise, je t’assure, que tu cesses

ce voussoiement grotesque, tout ce cortège de civilités plein d’une pompe qui me donne de l’urticaire comme la Truite,

non pas de Schubert, mais celle croquée par Francis Blanche, le miniaturiste haut en couleurs !

               Morbleu ! Je n’ai pas l’emploi de cette Chochotte de Philaminte et ne te distribuerai pas davantage dans

le rôle du Trissotin des Femmes savantes ! Et puis tu ne crois pas si bien dire en me titillant, méchant taquin… Ne

sais tu donc pas, toi mon frère spirituel, mon bien-aimé avec lequel je me suis unie, artistiquement s’entend, pour le

meilleur, jamais pour le pire, contrairement à cette « vénérable » institution que représente le mariage, combien il est

parfois douloureux à ta Lolotte, lotte à l’Américaine, de porter un masque de convenances, pour engendrer le fruit

de ses entrailles ? C’est bien simple, tiens, s’il m’était offert l’opportunité de changer d’peau, à la façon des serpents

lors de leur mue biologique, j’dirais banco, on y va dare-dare !

              T’as pas idée, mon poulet chéri, tiens, à c’te heure du crépuscule, combien mon personnage m'ennuie, il

me fait éclater en sanglots, à tel point, que c’en est à s’plier en quatre de rire ! D’ailleurs, c’est bien simple, fait

excuse à ma franchise, mais je ne suis à Verrières que par la présence de mes abattis, la mélancolie du soleil

couchant, mon spleen frénétique verlainien de dame à voile aimant à renverser la vapeur, m’entrainant

inexorablement vers des épisodes fastueux d’aimeuse à la Colette, hors des frontières de France et de Navarre :

Tiens, c’est bien simple, à la minute où j’te cause, je m’éclipse mentalement incognito ; mon ombre est en train de

cueillir l’ombre des fraises que je goûtais naguère en Slovaquie chez mon Pálffy au sang bleu de Hongrois, dans sa

gentilhommière de Pudmerice, au cœur des Carpates !

             Que veux- tu, je ne puis être fidèle, même en pensée, surtout en pensées, à l’heure où les lois se

taisent[17], c’est là de surcroit, où je suis la plus inconstante puisqu’il me faut m’évader en permanence de ce qui

m’entraine vers le prosaïque ! C’est ni plus ni moins viscéral ! Mais, chut, motus et bouche cousue, taisons le mieux

possible mon tendre drame, ce secret de polichinelle mamzelle, qui tente de dissimuler ce mal de vivre ; ben, oui !

J’admets qu’il m’est très, très difficile d’avoir des souvenirs sans en souffrir ! J’suis exactement dans la disposition

d’humeur d’irritation nerveuse de Diderot, que d’aucuns nomment hyperesthésie, lorsqu’il fait part à Mademoiselle

Voland, par le biais de leur correspondance, de son immense nostalgie :

            Connaissez-vous le spleen, ou vapeurs anglaises ? Interroge ce dernier !

              V’là la raison qui m’ébranle et qui fait que mon chef m’entraine fréquemment à délirer… à nourrir force

contradictions, car concernant ma pomme, il ne faut plus parler de dualité, c’est bien trop insuffisant ! Comme

l’énonçait le bon Alfred, celui de la Mort du Loup[17 bis],  naturellement :

              « Je ne suis pas toujours de mon avis ! »

              C’est ainsi que les contrastes de l’existence nous environnent, que la tourmente vient balayer quelques

instants sereins, qu’une Romance sans parole verlainienne, vient tout ravager sur son passage, rompant l’équilibre

si difficilement atteint, semblablement au tableau réalisé d’une main de maitre par la Belle Cordière Lyonnoise : 

Je vis, je meurs ; je me brûle et me noie ;

J'ai chaud extrême en endurant froidure :

La vie m'est et trop molle et trop dure.

J'ai grands ennuis entremêlés de joie.

Tout à un coup je ris et je larmoie,

Et en plaisir maint grief tourment j'endure ;

Mon bien s'en va, et à jamais il dure ;

Tout en un coup je sèche et je verdoie.

Ainsi Amour inconstamment me mène ;

Et, quand je pense avoir plus de douleur,

Sans y penser je me trouve hors de peine,

Puis, quand je crois ma joie être certaine,

Et être au haut de mon désiré heur,

Il me remet en mon premier malheur.[18]

 

               Ah, non, ne te fends pas la pêche, je t’en conjure, ou bien je vais faire une vraie figure d’omelette, et aux

fines herbes encore. Elle n’est pas juste mon analyse succincte de ma fiole ? Toi qui m’fréquentes assidument

depuis une coupe d’années, t’es bien placé pour épouser ma version, non ? Je suis ce que je dis et suis tout mon

contraire…

              En vertu de ce fait, à un inconnu qui me solliciterait pour que je lui brosse un portrait à peu près

ressemblant, je me référencerai à la supplique pressante de la Neige qui brûle, alias la Fée d’Auxerre, la

poétesse Marie Noël, qui mettait son lecteur au défi en l’enjoignant de ne pas se fier à la mine douce de sa

physionomie, afin de se hasarder à une approche de sa personnalité complexe, autant ardente que frileuse, hardie

que sauvage :

Connais-moi si tu peux, ô passant, connais-moi !

Je suis ce que tu crois et suis tout le contraire : […]

Je suis et ne suis pas telle qu'en apparence :

Calme comme un grand lac où reposent les cieux,

 Si calme qu'en plongeant tout au fond de mes yeux,

Tu te verras en leur fidèle transparence...

Si calme, ô voyageur... Et si folle pourtant !

Flamme errante, fétu, petite feuille morte

Qui court, danse, tournoie et que la vie emporte

Je ne sais où mêlée aux vains chemins du vent. […]

Connais-moi! Connais-moi! Ce que j'ai dit, le suis-je?

Ce que j'ai dit est faux- Et pourtant c'était vrai !

L'air que j'ai dans le cœur est-il triste ou bien gai ?

Connais-moi si tu peux. Le pourras-tu ?... Le puis-je  ?... […]

Tu le sauras si rien qu'un seul instant tu m'aimes.

 

                  Oui, da, V’là ma confession ! Que veux-tu, mon bellot, j’ai pour péché mignon, le tort, le très grand tort

de privilégier en priorité ceux qui m’gobent dans mon entité, sans effectuer de tri sélectif…

                  Bon, c’est pas avec toi, que je vais faire ma mijaurée, il est vrai que j’aime que l’on m’aime, Paroles

de Prévert à l’appui (Je suis comme je suis/Je suis faite comme ça/ J’aime celui qui m'aime/Est-ce ma faute

à moi/Si ce n’est pas le même/Que j’aime chaque fois ?) tout comme, afin de me ressourcer des phases où je

broie du noir, j’aime à me divertir, par protection élémentaire, instinct de sauvegarde, pour mieux me ressaisir des

moments de tempête succédant aux Adieux …Préfigurant la désincarnation de mon enveloppe charnelle, je

m’applique alors à méditer : Mes doigts tant de fois égarés/Sont joints en attitude sainte/Appuyés au creux de

mes plaintes/Au nœud de mon cœur arrêté.[19]

                 Tu vois, finalement on est presque des jumeaux, mon poupoule ! L’un et l’autre, nous balançons entre

sourire et tristesse, langueur des sens, humour et blessure. Par esprit de parade, de délicatesse envers autrui,

nous associons l’autodérision à la plus grande mélancolie, en attendant l’heure de la guérison, mais hélas, les

teintes pastel ne parviennent pas toujours à conjurer la grisaille résultante de nos intrigues initiées par le malin putto

muni de son carquois[20], nous décochant ça et là ses fléchettes empoisonnées, hautement toxiques, comme le

vénéneux Datura

                 Mais dis donc, au fait, toi, tu n’manques pas de toupet ! Tu restes muet comme la Carpe de ton

Bestiaire[21], au sujet de la foudre qui a dernièrement, frappé ta chère personne, t’ingéniant à nous tenir au secret de

ta dernière conquête d’incorrigible Casanova ! Si, si, j’insiste, un vrai bourreau de cœurs en bois tendre, que tu

représentes !

                J’ai beau te menacer de cruels sévices, des pires rétorsions, bernique et rintintin, rien de rien, le mystère

complet ! Pas moyen de t’faire dégoiser quoi que ce soit !

                Pas le plus petit indice pour nous mettre sur la voie, pour que l’on puise se consoler, nous réchauffer le

cœur en s’persuadant de ta félicité !!!

                Allons, crache donc le morceau, avec qui me trompes-tu, impie ?

                Tu dis ? J’ai sciemment éludé ton questionnaire au sujet de l’élection de mon page favori destiné à

rafraichir ou a contrario, à réchauffer ma nuitée ? Mais, voyons, cher Francis, quelle que soit notre franche et saine

complicité, ne t’attends pas à un scoop, fidèle autant que faire se peut à ma devise de prédilection signée Spinoza,

que je m’évertue aujourd’hui à appliquer :

                L'art d'aimer ? C'est savoir joindre à un tempérament de vampire la discrétion d'une anémone !

                Ne sais-tu pas combien je répugne à me livrer à une flopée de révélations croustillantes appartenant au

genre de la presse à scandales friande en anecdotes palpitantes, secret d’alcôve en prime, touchant aux célébrités ?

Regarde un peu ce que la malheureuse Marias Callas a dû endurer comme persécutions à cause de ses rapaces et

autres oiseaux de mauvais augure de paparazzi… Et encore, ce n’est guère louangeur à l’égard de nos Amies les

bêtes chères à Colette !!! Ah, pour sûr que si ces satanés corbeaux avaient eu affaire à mi, ils se le seraient tenus

pour dit : j’aurais eu tôt fait de les renvoyer aux calendes grecques ou de leur dire d’aller se faire voir à la Sainte

Ménéhoulde, la chouchoute des Mamelles de Tirésias[21bis] d’Apo…llinaire !

 

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                De plus, bien que je ne me considère pas encore tout à fait comme une antiquité, n’exagérons rien, étant

donné que j’en suis à la fleur de mon âge… de dame déjà morte, il faut malgré tout tenir compte du fait que je

commence à dater, même si en prenant de la bouteille, je suis comme le bon vin, que mon égo peut se flatter de bien

vieillir, la réalité, à travers ma vitalité décroissante, sans parler de mon face à main qui aurait tendance à me faire la

grimace, me rappelle à l’ordre tous les jours ouvrables de la semaine, jour du Seigneur compris !

             Ah, quoi, tu glousses sacripant ?

             Tu n’vas pas nous faire le coup de la poule couasse, hein mon biquet ! Et v’lan dans l’œil ! Non,

sérieusement, ne crois-tu pas que la carrière amoureuse de bibi touche enfin à son terme et que la sagesse, cette

auguste conseillère, me prescrit de renoncer à toute ces folies d’antan, qui ne sont plus de mon millésime, me

recommandant dorénavant de m’consacrer en exclusivité à mon homme, soit, de bichonner aux p’tits oignons, mon  

Dédé, non pas celui de Christiné-Willemetz, celui de la Condition humaine, de l’Espoir[22], pardi, et ce, en

dégustant goulûment chaque seconde volée à ce gredin de sort, avant que mon cadavre devienne doux comme un

gant, un gant de peau glacée[22 bis]!!!

              Comment j’suis macabre ? Ah non, je proteste vigoureusement ! Crue et pragmatique, oui da ! Car quoi,

nous ne pouvons être dupes que la grande faulx en robe de moire peut frapper aux heurtoirs du logis de nos

maisonnées quand il lui sied ! Alors tu comprends…

              La bonne dame de Verrières interrompt une fraction de seconde son propos, puis, après son ellipse, conclue sans équivoque possible :

              Désormais, je ne suis plus Louise de Vilmorin, je suis Marilyn Malraux [23]! Je t’adresse donc, en

l’occurrence cette requête des plus officieuses revêtant une tournure solennelle : entre-nous, tiens-toi le pour dit,

Poupoul chéri, plus jamais d’interrogatoire à perdre haleine, non plus jamais !!! Épargne mon amour propre de cœur

à lendemains !!!

             Désormais, mon palpitant va s’embourgeoiser, mon cœur en forme de fraise qui s’offrait à l’amour

comme un fruit inconnu[23 bis] rimera avec défendu !

             Je vais me tenir à carreaux, qu’on se le tienne pour dit !

             Oh, non, sois obligeant, au nom de notre vieille amitié, fait disparaitre ce rictus frondeur méphistophélique et,

en lieu et place, dessine-moi un beau sourire angélique !

             Tel est mon bon plaisir : de l’Eau-de-Vie  à l’Au-delà !

             Pour ce faire et ne pas flancher jusqu’à l’heure de mon dernier soupir, c’est à dire que je tâche de respecter

cette ferme résolution émérite au plus près, en choisissant de ne pas me trahir, du moins plus que je me le suis

promis, je compte faire appel à un corps d’élite spécialisé assigné à la périlleuse mission de me défendre des

téméraires corps à corps, l’adjurant de redoubler de vigilance avec la Maliciôse, en chemise de jour comme de nuit,

bref, qu’il ne s’endorme pas sur ses lauriers nobles d’Apollon, afin de la prémunir des garçons de contes de

fée[24] rôdant autour de son châssis :

Officiers de la garde blanche,

Gardez-là de certaines pensées la nuit

 

Amen !

 

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Valériane d’Alizée, Le 5 Juillet 2012,

nouvelle écrite à l'origine pour un concours littéraire,

Version modifiée le 15 Février 2013,

En l’honneur du dédicataire de la nouvelle, Jean-Baptiste de Vilmorin

 

 

Références iconographiques :


1. Premier cliché photographique (auteur inconnu) : Louise de Vilmorin vers ses vingt deux ans, au temps de ses fiançailles avec Antoine de Saint Exupéry...

2. Tableau d’Henri le Sidaner : "La balustrade de  la porte de la terrasse"

3. Deuxième cliché de source non identifiée : Louise de Vilmorin à l'époque de Madame de...

4. Portrait de Louise de Vilmorin par le peintre Mac Avoy

5. Dessin d'un trèfle à quatre feuilles au langage symbolique (évocation de ses frères) de Louise de Vilmorin daté de Verrières du Lundi 15 février 1960


[1] : Emprunt d’un titre de Comédie dramatique cinématographique de Julien Duvivier  datant de 1936, tournée en plein Front populaire.

[2] : En référence à Claude Nougaro auteur du texte « La Langue de Bois » tiré de l’album « Embarquement immédiat » ; http://fr.lyrics-copy.com/claude-nougaro/la-langue-de-bois.htm

[3] : Jeu de mots sur un poème de Louise de Vilmorin « J’ai la toux dans mon jeu » issu du recueil les «"Fiançailles pour rire », 1939 ; http://www.unjourunpoeme.fr/poeme/j%E2%80%99ai-la-toux-dans-mon-jeu

[4] : Évocation du chef d’œuvre de Jean Renoir, « drame gai » ou « fantaisie dramatique » selon une définition du réalisateur sorti en 1939, nommé par François Truffaut : « le credo des cinéphiles, le film des films ».

[5] : Surnom donné à Louise de Vilmorin en raison de son rôle similaire avec l’illustre personnage d’exception, la Marquise de Rambouillet qui en précurseur, amateur éclairé d’arts, tint un salon littéraire influent dans son hôtel parisien, cercle faisant la part belle aux dames…

[6] : Titre de l’essai de Jean Cocteau, 1947, dont une chronique du Nouvel Observateur au sujet de la biographie de Françoise Wagener, « Je suis née inconsolable » affirme qu’il aurait été rédigé au château de Verrières le Buisson, alors l’hôte prétendu de Louise de Vilmorin.

[7] : Allusion à Jean Cocteau résidant dans cette contrée d’Ile de France dès 1947 jusqu’à ses jours ultimes…en faisant l’acquisition du logis dit du Gouverneur ou du Bailli, Depuis 2010, ce haut lieu riche de l’univers du poète, est devenu un musée ; http://inspirationsdeco.blogspot.fr/2012/07/la-maison-de-jean-cocteau-milly-la-foret.html et http://maisoncocteau.net/ ; sans oublier sa « dernière demeure », la Chapelle Saint Blaise enluminée de fleurs de simples, grandiose herbier géant, source de poésie, signée de cet artiste exceptionnel protéiforme…

[8] : Francis Poulenc, se revendiquait Parisien pur jus, et déclarait, que franchi l’enceinte de sa propriété ligérienne située au cœur du cépage de Vouvray, il n’était donc « qu’un Invité en Touraine » (Entretiens avec Claude Rostand, 1954)

[9] : En référence au recueil posthume publié en 1952 de Guillaume Apollinaire, « le Guetteur Mélancolique » dont l’introduction suivre nous offre la tonalité d’ensemble de l’ouvrage : « Et toi mon cœur pourquoi bas-tu/Comme un guetteur mélancolique/J’observe la nuit et la mort »

[10] : Citation due à la plume de Louise de Vimorin, caractéristique de son esprit

[11] :Allusion à la personnalité d’André Malraux, auteur des « Chênes qu'on abat », 1971, (titre tiré d’une citation de Victor Hugo), entretien transcrit sous forme de « dialogue » par l’auteur avec le Général de Gaulle, alors retiré à Colombey-les-Deux-Églises.

[12] : Évocation de deux figures intimes de la dame de Verrières, Jean Cocteau et Jean Hugo, le dernier n’ayant certes pas épousé la philosophie de Platon auprès de notre enchanteresse…

[13] : Détournement d’un poème de Louise de Vilmorin, provenant du recueil « Le Sable du Sablier », 1945, pour lequel Francis Poulenc, hormis deux vers évincés, ceux de la première strophe, composa une mélodie faisant partie du « cycle »de trois pièces, intitulé « Métamorphoses ».

[14] : Sainte Unefois (premier roman publié en 1934 chez Gallimard dont André Malraux avait porté le manuscrit) et « L’Heure Maliciôse »  (Recueil poétique de 1967) sont des œuvres de « La Diablesse Boiteuse »

[15] : Cycle de huit mélodies pour chant et piano de Francis Poulenc, 1925-26, de veine plutôt « leste », d’après des textes anonymes du XVIIème ; ce cycle fut créé en concert le 2 mai 1926, salle des Agriculteurs à Paris, par Pierre Bernac, baryton de 26 ans quasi inconnu, et Francis Poulenc, son ainé d’un an, au piano, scellant ici les prémices d’un compagnonnage futur se déroulant de 1934 à 1959.   

[16] : Évocation de la pièce poétique « Violon » tirée des « Fiançailles pour rire », 1939, et dont l’ami « Poupoul » choisi  de faire figurer aux côtés de quatre autres poèmes en faveur de son cycle homonyme.

[17] : vers issu de « Violon », op.cit

[17 bis] : Évocation de la figure d’Alfred de Vigny, l’auteur de ce célèbre poème.

[18] : Sonnet de Louise Labé dite la « Belle Cordière », poétesse appartenant à l’époque de la Renaissance, érudite, également initiée aux plaisirs de la musique (elle jouait admirablement du luth, dit-on) tenant salon en la bonne ville de Lyon.

[19] : Citation de vers extraite du poème de Louise de Vilmorin, « Mon Cadavre est doux comme un gant » (« Les Fiançailles pour rire)

[20] : Allusion à Cupidon, Dieu de l’amour, fils de Vénus,  le pendant de l’Éros des Grecs…

[21] : En référence au cycle de mélodies pour chant et piano de Francis Poulenc , « le Bestiaire ou Cortège d’Orphée », 1918, sur des textes éponymes de courte structure signés Guillaume Apollinaire .

[21bis] : Les Mamelles de Tirésias est un drame « surréaliste » (Terme inventé par Pierre Albert-Birot pour la circonstance signant la mise en scène) œuvre loufoque en deux actes et un prologue de Guillaume Apollinaire dont la création eut  lieu en 1917 et que Francis Poulenc se fit une joie d’adapter en « Opéra-bouffe », l’année 1947, conservant à cette dernière tout son esprit…

[22] : Titres d’ouvrages faisant allusion à André Malraux.

[22 bis] : Citation provenant du poème « Mon cadavre est doux comme un gant » de Louise de Vilmorin, corpus « Les Fiançailles pour rire ».

[23] : Bon mot de la Dame de Verrières  résumant son ressenti à propos de ce qu’elle vit chez elle auprès d’André Malraux, ou plutôt de ce que la chronique de Jean Chalon témoigne, en vertu de leur relation : se reporter à l’article suivant : « j’ai vu Louise de Vilmorin, devenir Marylin Malraux » : http://www.parismatch.com/Culture-Match/Livres/Actu/J-ai-vu-Louise-de-Vilmorin-devenir-Marilyn-Malraux-.-Par-Jean-Chalon-214586/

[23 bis] : Vers extrait de « Violon » in « les Fiançailles pour rire », tout comme « Eau de vie, Au-delà »…

[24 : En référence au poème de Louise de Vilmorin, « le Garçon de Liège in les « Fiançailles pour rire » ; idem pour « Officiers de la garde blanche »…

 

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12272757265?profile=originalIl s'agit d'un dialogue de Paul Valéry (1871-1945), publié à Paris chez Gallimard en 1921 en guise de Préface à un recueil intitulé Architectures.

 

Une lettre de 1934 à Dontenville explique les circonstances particulières de la rédaction de cette oeuvre de commande. Pour des raisons de composition - il s'agissait d'un livre d'art -, la longueur de la Préface était fixée précisément à 115 800 signes. Cette féconde contrainte engagea Paul Valéry à recourir à la forme du dialogue, auquel il était aisé d'ajouter ou de retrancher quelques répliques.

 

 

Au royaume des Morts, Phèdre retrouve Socrate, abîmé dans la contemplation du fleuve du Temps. Il lui rappelle le souvenir de l'architecte Eupalinos, constructeur du temple d'Artémis, avec lequel il s'était lié et qui réussissait, selon ses propres termes, à faire "chanter les édifices". Le philosophe est très intéressé par l'évocation de ce personnage, qui l'entraîne dans une réflexion sur la beauté et sa nécessaire insertion dans les formes sensibles. Socrate développe ensuite l'analogie proposée par Eupalinos entre l'architecture et la musique, les deux seuls arts "qui enferment l'homme dans l'homme" en l'enveloppant dans la totalité d'un espace créé. Il se remémore l'origine de son choix d'être philosophe et non artiste: la découverte, encore adolescent, d'un ossement de poisson ou d'un morceau d'ivoire taillé dont il n'avait pu déterminer l'origine. S'ébauche alors l'image de l'anti-Socrate, l'architecte qu'il aurait pu être, objet d'un éternel regret, car le philosophe comprend finalement - hélas! bien trop tard - que ce n'est pas dans les paroles, mais "dans les actes [...] que nous devons trouver le sentiment le plus immédiat de la présence du divin".

 

 

Si Eupalinos a toutes les apparences d'un dialogue platonicien, les déclarations de Paul Valéry nous dissuadent bien vite de nous laisser abuser par son hellénisme de façade. Il avoue en effet n'avoir eu recours à aucune documentation particulière et n'avoir aucunement cherché à éviter les anachronismes. Le nom d'Eupalinos, est en réalité celui d'un ingénieur et constructeur de canaux dont les temples étaient loin d'être la spécialité: "Je lui ai prêté mes idées comme j'ai fait à Socrate et à Phèdre". Le recours à une forme canonique apparaît donc comme une manière originale d'exprimer des idées, voire des thèmes récurrents de l'expérience personnelle et intellectuelle de Valéry. Il évoque ainsi, dans le tome V des Cahiers (mais aussi dans l'Homme et la Coquille), l'épisode du coquillage découvert sur la plage près de Maguelonne lorsqu'il était adolescent et qui figure dans le dialogue comme le tournant de la destinée de Socrate. Ne pouvant déterminer s'il s'agit d'un objet d'origine naturelle ou humaine, Socrate étend sa réflexion aux objets humains, introducteurs de désordre et de simplification dans la nature à des fins d'utilité. Il fait alors le choix d'être un "esprit" plutôt que d'être un "homme" afin d'avoir la connaissance du tout, supérieure, pense-t-il, à celle des parties.

 

Si le dialogue semble parfois vagabonder, le point central en est et reste la doctrine d'Eupalinos, l'architecte, relayée par celle de Tridon le Sidonien, constructeur des plus beaux navires. Elle s'exprime en quelques préceptes clairs et directs: "Il n'y a point de détails dans l'exécution"; "Il faut que mon temps meuve les hommes comme les meut l'objet aimé." Pour atteindre ce dernier objectif, l'implication du corps est nécessaire: il doit être "de la partie dans l'oeuvre elle-même", dans la conception comme dans la réalisation. Le petit temple d'Hermès construit par Eupalinos est ainsi "l'image mathématique d'une fille de Corinthe". L'art de l'architecte, comme celui du musicien, parle alors sans intermédiaire puisqu'il crée un monde qui environne complètement le spectateur. La communication est ainsi la plus directe possible, d'esprit à esprit. Socrate évoque à ce propos une audition où "la symphonie elle-même [lui] faisait oublier le sens de l'ouïe". Par la production d'"objets essentiellement humains", l'artiste remanie de manière significative la doctrine du "connais-toi toi-même". "A force de construire, conclut Eupalinos, je crois bien que je me suis construit moi-même."

 

Le Socrate désabusé de Valéry semble l'écho des méditations de Montaigne ou de Nietzsche, qui rêvaient justement d'un "Socrate musicien". C'est la mort qui, dans la fiction, permet son ultime remise en question, suprême et imaginaire liberté de l'esprit: "D'ici tout est méconnaissable. La vérité est devant nous et nous ne comprenons plus rien." La critique du discours qui se fait jour dans les propos tenus n'est pas celle de la philosophie dans son ensemble, mais celle des philosophes qui négligent la question de la forme, "cette chanson et cette couleur d'une voix, que nous traitons à tort comme détails et accidents". Philosophes "dont c'est le grand malheur qu'ils ne voient jamais s'écrouler les univers qu'ils imaginent, puisque enfin ils n'existent pas". C'est pourquoi, au fil de ce dialogue désenchanté, le lyrisme abstrait de Phèdre et de Socrate s'exerce largement dans la description des ports ou des temples des mortels ainsi que par l'édification d'analogies somptueuses (musique/architecture, mais aussi constructeur/démiurge). Si Socrate "contenait un architecte", comme le pense Phèdre, son rêve d'architecture et ses remords d'artiste manqué sont avant tout ceux d'un grand poète de la raison.

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Jacques Prévert, "Arbres" (Histoires)

 

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Photo de Jacques Prévert par Izis  

       

       

A Georges Ribemont-Dessaignes...  

       

En argot les hommes appellent les oreilles des feuilles

c’est dire comme ils sentent que les arbres connaissent la musique

mais la langue verte des arbres est un argot bien plus ancien

Qui peut savoir ce qu’ils disent lorsqu’ils parlent des humains

les arbres parlent arbre

comme les enfants parlent enfant    

Quand un enfant de femme et d’homme

adresse la parole à un arbre

l’arbre répond

l’enfant entend

Plus tard l’enfant

parle arboriculture avec ses maitres et ses parents    

Il n’entend plus la voix des arbres

il n’entend plus leur chanson dans le vent

 

Pourtant parfois une petite fille

pousse un cri de détresse

dans un square de ciment armé

d’herbe morne et de terre souillée    

Est-ce… oh… est-ce

la tristesse d’être abandonnée

qui me fait crier au secours

ou la crainte que vous m’oubliiez

arbres de ma jeunesse

ma jeunesse pour de vrai    

Dans l’oasis du souvenir

une source vient de jaillir

est-ce pour me faire pleurer

J’étais si heureuse dans la foule

la foule verte de la forêt

avec la crainte de me perdre et la crainte de me retrouver    

N’oubliez pas votre petite amie

arbres de ma forêt.    

    

Jacques Prévert, "Arbres" (Histoires)    

    

           

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A Eugène...    

           

Histoires, recueil de poésie en prose ou en vers, dont chaque poème est une "histoire", a paru la même année que Paroles, en 1943. On a dit de      Prévert qu'il était un des rares poètes qui, depuis longtemps, parlent à la troisième personne. En effet, il ne se raconte pas seulement lui-même, mais il raconte aussi des "histoires" qui      concernent tous les hommes.    

           

"Les révolutions poétiques modernes  ont remis en cause le système traditionnel. Pourtant, un vers d'Eluard (ou de Prévert !) ne se lit pas autrement qu'un      vers de Racine." (Jean Mazaleyrat, Eléments de métrique française). "Arbre" raconte une histoire sous une forme poétique et l'on retrouve en effet des caractéristiques "intemporelles"      de la poésie : des vers ("Les arbres parlent"), des strophes, des rimes (entend/enfant/parents/vent, armé/souillé/abandonnée/oubliiez, souvenir/jaillir, pleurer/retrouver), des figures de style      (l'oasis du souvenir"), des assonances et des allitérations (en a et en s).    

           

Le poème comporte deux parties, à la manière d'un "apologue", récit à l'appui d'un enseignement moral :    

           

a) de "En argot les hommes appellent les oreilles les feuilles" jusqu'à "dans le vent" : les hommes en grandissant oublient le langage des arbres.    

           

b) une petite fille supplie les arbres de ne pas l'oublier.    

           

Le poème a été écrit en 1943, à une époque où les hommes parlaient encore l'argot, qui est une langue véritable, avec son vocabulaire et sa syntaxe et non le      verlan qui se contente d'inverser les syllabes de la langue française.    

           

L'argot est une langue liée à un groupe social particulier ou à une profession ; c'est la langue de ceux qui ne veulent pas être compris par les autres. On      appelle l'argot "la langue verte", à cause de la "verdeur" de certaines expression qui n'hésitent pas à évoquer de façon imaginée le corps humain et la sexualité. Cette verdeur est celle de la      vie elle-même que le langage dominant essaye d'enfermer dans des normes, des "convenances" : "on ne parle pas comme ça, on ne parle pas de ces choses-là".    

           

Prévert joue sur la polysémie de l'adjectif "vert" : les feuilles des arbres sont vertes, l'argot est la "langue verte".    

           

Les vers 3 et 4 contiennent le champ lexical de la parole : "langue verte", "argot", "disent", "parlent". "Les arbres parlent arbres". Le poète énonce un      paradoxe, dans la mesure où il est entendu que le langage est "le propre de l'homme" et que ni les plantes, ni les animaux, ni les pierres ne parlent.    

           

Pourtant, en réfléchissant bien, il y a bien un langage des arbres que même les adultes peuvent percevoir : "En argot les hommes appellent les oreilles les      feuilles/c'est dire comme ils sentent que les arbres connaissent la musique"... La "musique des arbres", n'est-ce pas le froissement des feuilles dans le vent, celle que j'entends au moment où      j'écris ces lignes, et qu'accompagne délicieusement le chant des oiseaux ?    

           

Mais Prévert ne parle pas que de la musique du vent dans les arbres, il parle bien du langage des arbres. Cette parole, si l'on en croit le poète, a plusieurs      caractéristiques : elle est mélodieuse ("les arbres connaissent la musique"), elle est ancienne ("mais la langue des arbres est un argot bien plus ancien"), elle est incompréhensible pour les      adultes et seuls les enfants peuvent la comprendre : "quand un enfant de femme et d'homme/adresse la parole à un arbre/l'arbre répond/l'enfant entend/Plus tard l'enfant/parle      arboriculture/avec ses maîtres et ses parents/il n'entend plus la voix des arbres/il n'entend plus leur chanson dans le vent.    

           

Il est indéniable que les enfants parlent avec les arbres. Quel enfant n'a pas confié un jour son chagrin aux arbres ? Quel enfant n'a pas trouvé consolation et      réconfort au sein de la nature ?    

           

Mais, remarque le poète "plus tard l'enfant/parle arboriculture/il n'entend plus la voix des arbres"...    

           

"Arboriculture" appartient au vocabulaire savant : "(1836 de arbori et culture). Culture  des arbres. Arboriculture forestière V. Sylviculture - spécial.      Production de fruits (arboriculture forestière) : agrumiculture (agrumes), pomiculture. ( Le Petit Robert).    

           

Le mot "arboriculture" dit tout autre chose que le mot "arbre" (ou que le mot argot "touffu" qui désigne un arbre : "maître corback sur un touffu planqué/tenait      en son bec un coulant baraqué") :    

           

"Au sens botanique, les arbres sont des plantes à bois véritable. Celui-ci, également appelé xylème secondaire, est produit par une rangée cellulaire (l'assise    libéro-ligneuse) appelée cambium, située sous l'écorce.  

    

La genèse du bois est un processus répétitif qui dépose une couche nouvelle sur les précédentes. Le résultat est souvent visible sous la forme de cernes    d'accroissement. Ce résultat est une croissance en épaisseur issue du fonctionnement du cambium qui est le méristème secondaire du bois (le phellogène étant le méristème secondaire de l'écorce).    On ne trouve de plantes à bois véritable, et donc d'arbres au sens strict, que chez les Gymnospermes et les Angiospermes Dicotylédones..." (source : wikipédia)    

           

"L'arboriculture" ne parle pas arbre, elle parle "sur" l'arbre, elle dit "ce qu'est l'arbre", elle en donne une "définition", elle enferme l'arbre dans des      concepts ("plante lignée", "croissance secondaire", "xylème", assise libéro-ligneuse", "cambium", "méristème", "phellogène", "Gymnospermes", "Dicotylédones"...) :    

           

L'arboriculture nous dit ce que sont les arbres en général, elle n'évoque aucun arbre particulier, mais rattache chaque arbre à une      espèce. Et si elle s'intéresse aux arbres, c'est surtout pour leur "utilité", leur intérêt économique : produire des pommes, des agrumes, du bois de chauffage, du papier, décorer les maisons      des hommes à Noël...    

           

paysage.jpg                                                                               Vincent Van Gogh     

           

L'arboriculture ne s'intéresse pas à l'arbre qui a consolé ou réjoui tel enfant, ni à la musique du vent dans les feuilles, ni au      plaisir pur et désintéressé que j'éprouve en ce moment à regarder et à écouter chanter les feuilles de "mes" arbres.    

           

Les arboriculteurs et les adultes en général sont parfois capables d'entendre "la voix des arbres" et "leur chanson dans le vent",      mais à conditions d'oublier le langage de l'arboriculture, mais si les "personnes raisonnables" n'entendent plus la voix des arbres et leur chanson dans le vent, c'est qu'elles ne voient plus      le monde qu'à travers le langage de l'arboriculture, le langage de la science et de la technique.    

           

Les techniques modernes de communication cherchent à agir sur autrui, la science parle en langage mathématique, condition d'une action sur les choses. La science      et la technique utilisent le langage, en font un instrument toujours plus conforme aux fins que détermine leur essence : "se rendre comme maîtres et possesseurs de la nature."      (Descartes)    

           

Le poète nous rappelle que le langage n'est pas un simple moyen de communication, d'action sur le monde et sur autrui, il n'est pas un instrument au service de la      pensée, c'est bien plutôt la pensée qui se tient au service du langage, qui veille sur le langage en répondant à l'appel de l'Etre dont la langage est l'abri. "Plein de mérites, mais en poète,      l'homme habite sur cette terre." (Friedrich Hölderlin)    

           

klimt_tree_of_life_1909.jpg                            Gustav Klimt, L'Arbre de Vie     

           

"Pourtant parfois une petite fille/pousse un cri de détresse..." : La deuxième partie du poème évoque une "histoire". Nous n'avons      donc plus affaire à un discours, mais à un récit, à un cas particulier, même si, dans l'esprit du poète, ce cas particulier a une portée universelle et que la petite fille représente tous les      enfants. La "détresse", comme l'angoisse est une expérience existentielle et non une expérience purement intellectuelle. Nous faisons l'expérience de la détresse (ou de l'angoisse) dans une      situation existentielle précise. Par exemple quand nous avons perdu un proche et qu'il nous manque. La détresse de la petite fille s'exprime de façon paradoxale ; en effet, elle n'a pas peur      d'abandonner les "arbres de sa jeunesse", mais que les arbres de sa jeunesse ne l'abandonnent.    

           

Martin Heidegger, qui recommandait la lecture du Petit Prince d'Antoine de Saint Exupéry parle de "l'oubli de l'Etre" :      l'oubli de l'Etre signifie deux choses, la première, c'est que l'homme oublie  l'Etre au profit de l'étant, mais aussi que l'Etre se fait oublier (on ne "voit" pas l'Être, on ne voit que      des "choses"). Le langage des arbres est celui de l'Etre, alors que le langage de l'arboriculture est le langage de l'étant.    

           

 C'est dans un square "de ciment armé/d'herbe      morne et de terre souillée" que la petite fille fait l'expérience de la détresse, dans un endroit aussi éloigné que possible de la "foule verte" des forêts de son enfance, perdu dans la foule      des grandes villes et la laideur du monde envahi par la technique ("ciment armé").    

           

Cette détresse s'exprime par un appel au secours: "Est-ce...oh...est-ce..." (SOS ) : "Save Our Souls" (littéralement "sauvez nos      âmes"), le message que les navires en détresse (le Titanic par exemple) envoient pour être secourus.    

           

           

pierre-bonnard--amandier-en-fleurs-1945-almond-tree-in-blos.jpg     

Pierre Bonnard, L'amandier en fleurs    

           

La petite fille sait qu'elle entre dans le monde des adultes, dans le monde de la "culture", car c'est le destin de tous les hommes      et  qu'elle doit étudier, entre autres choses, "l'arboriculture", mais elle ne veut pas oublier le temps où elle était encore proche de la nature, où elle comprenait son langage et où elle      parlait avec les arbres. Le langage de l'Être (et non celui de la botanique) est aussi celui de la vérité  ("ma jeunesse pour de vrai").    

           

"la crainte de me perdre et la crainte de me retrouver" : la petite fille a peur de se perdre, comme le petit Poucet car la forêt est redoutable, mais elle a      aussi peur de se retrouver, c'est-à-dire de ne plus être dans la proximité heureuse de la forêt.     

           

Karl Jaspers dans son Introduction à la philosophie parle de "l'âge métaphysique", celui où l'on se pose les questions essentielles : "pourquoi y a-t-il      quelque chose plutôt que rien ? Pourquoi est-ce que nous allons voir ma grand-mère alors que dans une heure, nous partirons ? Pourquoi est-ce que je dois m'habiller ce matin, alors que je      devrai me déshabiller ce soir ? Pourquoi est-ce que je suis moi et pas quelqu'un d'autre, ou un chat, ou une étoile ou un... arbre ? Qu'est-ce que la mort ? ce sont des questions dites      "fondamentales" parce qu'elles ne portent pas sur l'étant, mais sur l'Être.     

           

Il existe des gens qui se posent ces questions toute leur vie et y répondent avec plus ou moins de fraîcheur : les philosophes, les artistes et les poètes.    

           

Jacques Prévert pose une question difficile : celle de la relation entre les mots et les choses. Dans un dialogue intitulé Le Cratyle, Platon se pose la      même question que Jacques Prévert, sans parvenir à y répondre. Il laisse la question en suspens après avoir examiné les deux points de vues : celui de Cratyle qui soutient qu'il y a un lien      "naturel" entre les mots et les choses et celui d'Hermogène qui soutient que les noms existent en vertu d'une convention. Hermogène soutient que "l'homme est la mesure de toute chose".      Appliquée au langage, cette thèse affirme que c'est l'homme qui produit le sens. La vérité du monde appartient dès lors au monde social humain (la botanique). À l'inverse, Cratyle, en affirmant      la justesse naturelle des noms, propose une nature qui a un sens, mais qui échappe aux hommes. C'est avec cette nature-là, la nature de la "jeunesse pour de vraie" que la petite fille est      capable de parler et c'est elle qu'elle supplie de ne pas l'oublier.    

           

Le temps où l'on parlait tout naturellement avec les arbres, les animaux, les pierres et les objets, l'enfance,  est comme une "oasis" où jaillit la source      vive. Une oasis est un lieu planté de palmiers au milieu du désert, un lieu où le voyageur assoiffé peut faire halte pour se reposer et se désaltérer. Charles Baudelaire disait de la poésie      qu'elle était "l'enfance retrouvée à volonté". L'art et la poésie sont l'oasis de sens véritable dans le désert du monde.    

           

           

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            Photographie de Boubat    

    

           

    

           

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Histoire de la littérature belge
I. 1830-1880 : Le romantisme embourgeoisé

1. La Belgique sous Léopold Ier (1831-1865)


Après Waterloo, et à l’instigation de l’Angleterre, les grandes puissances victorieuses de Bonaparte décident en 1814 d’unir la Belgique à la Hollande. Il s’agit d’opposer un rempart à l’impérialisme de la France, mais aussi aux idées révolutionnaires qui y ont cours. Les quinze ans de vie commune avec les Hollandais vont d’ailleurs apporter aux Belges une remarquable prospérité matérielle, de même qu’une réduction sensible de l’analphabétisme, Guillaume Ier s’appliquant à développer l’enseignement de l’Etat. (Dossiers: 1: Histoire de la Belgique avant l'indépendance 2: Histoire de Belgique à la Révolution de 1830 3: Le Congrès de Londres de 1830 pour régler la "Question belge"
4: Art et Nation dans la Belgique du début du XIXe siècle) 5: L'influence de la Nation sur la musique
6: Histoire de la révolution belge de 1830

Toutefois, l’association est fragile. Les Hollandais sont en majorité calvinistes, les Belges catholiques. En traitant la Belgique à certains égards comme un pays conquis, par exemple dans le domaine linguistique, Guillaume Ier suscite un mécontentement grandissant, qui conduit en 1830 à l’indépendance belge. Le document essentiel retraçant ces événements reste le monumental ouvrage de Louis Bertrand, "Histoire de la démocratie et du socialisme en Belgique depuis 1830"

Ce sera principalement les milieux de presse qui joueront un grand rôledans la fondation de l’Etat belge et la création d’une « opinion publique » nationale (1830-1860)


Sous le règne de Léopold Ier, de 1831 à 1865, priorité est donnée au renforcement de l’indépendance nationale. Marquée par l’habileté et la détermination, la politique extérieure du souverain permet d’écarter du jeune état les menaces annexionnistes françaises. Par contre, une grave crise économique sévit jusqu’en 1850, soulignée par une longue famine en Flandre. Entre-temps, après une décennie d’unionisme, l’antagonisme Libéraux-Catholiques se développe, particulièrement à propos de l’enseignement ; de même, le français ayant été choisi comme seule langue officielle, la question linguistique préoccupe plusieurs intellectuels flamands, tel l’Anversois Henri Conscience, dont le célèbre « Leeuw van Vlaanderen » paraît en 1838 ?
Dans le domaine des arts, la Belgique (voir: L'Art moderne en Belgique) naissante ne produit rien d’original. L’architecture est dominée par un néo-classicisme « raisonnable », qu’illustrent par exemple les Galeries Saint-Hubert à Bruxelles, achevées en 1847. Côté musique, c’est l’âge d’or du « bel canto », comme en témoigne le triomphe de la Malibran. Quant à la peinture, elle est marquée d’abord par un romantisme souvent théâtral et déclamatoire, dont émerge cependant le nom d’Antoine Wiertz (« La belle Rosine », 1847). Le réalisme s’installe à partir de 1851, sous l’influence de Gustave Courbet ; c’est ainsi que Jean-Baptiste Madou, Charles De Groux, Joseph Stevens choisissent des thèmes plus humbles et un style plus modeste.


Quant à la littérature, elle est également envahie, surtout jusqu’en 1850, par un romantisme édulcoré. L’influence de Victor Hugo, de Lamartine, le goût pour la « petite » histoire, puis l’admiration croissante pour Balzac donnent le ton. Par ailleurs, divers milieux et personnages souhaitent que le jeune royaume se dote sans tarder d’une littérature nationale. On demande que les œuvres prennent pour thème quelque aspect de la Belgique ou de son histoire, et l’on accueille avec une bienveillance souvent injustifiée les récits ou les vers d’allure patriotique.

Parallèlement, critiques et publicistes s’emploient à définir l’esprit belge, la mentalité spécifique de ce pays qu’ils refusent de considérer comme un simple accident de l’histoire européenne. Entre le monde latin et le monde germanique, il s’agit d’exprimer les caractères de l’ « âme belge », sorte d’identité culturelle intermédiaire. Mais la méfiance envers l’impérialisme français d’une part, l’engouement romantique d’autre part font que l’on incline davantage vers le « génie du Nord » que vers celui du Sud, que l’on se sent plus proche « de la rêverie allemande que de la vivacité française » (« Revue de Belgique », 1846).

La production littéraire, cependant, ne répond pas à de tels espoirs. La poésie, très abondante, est ampoulée et affectée, comme si elle n’avait retenu du romantisme que ses défauts. Les moins mauvais sont en premier lieu André Van Hasselt (dont « Les quatre Incarnations du Christ » ne paraîtront qu’en 1867), Théodore Weustenraad (« Le Remorqueur », 1840 ; « Le Haut-Fourneau », 1844), auxquels on peut joindre, à titre documentaire, les noms d’Edouard Wacken et de Charles Potvin : leur théâtre et leurs vers connaissent à l’époque un réel succès, mais sont devenus aujourd’hui quasiment illisibles. Dans le domaine du récit s’illustrent Henri Mocke (« Gueux de mer » ; « Gueux des bois », 1828), Marcellin La Garde (« Val de l’Amblève », 1858).

Comme pour la peinture, le milieu du siècle sonne en littérature le déclin de l’esthétique romantique. Non qu’elle disparaisse complètement du jour au lendemain, bien au contraire ; mais les œuvres romantiques ultérieures dont plutôt figure de survivances, et l’intérêt du public s’atténue. En 1856 une nouvelle revue, animée par Félicien Rops, Paul Reifer, Charles De Coster : « Uylenspiegel –Journal des débats artistiques et littéraires ». C’est elle qui en 1857, à propos de « Madame Bovary » (qui vient de paraître en volume), lance le débat sur la question du réalisme. Se développe alors un genre qui se réclame de Champfleury, de Balzac, de Flaubert, et dont la fortune sera grande : le roman de mœurs, qui prend la relève du « récit historique ». Un bon exemple en est donné par « Mademoiselle Vallantin » de Paul Reider (1862) : rompant avec la respectabilité bourgeoise de sa famille, l’héroïne se livre corps et âme à son amant, ce qui en fin de compte ne lui apportera pas le bonheur si ardemment désiré.


2. Les débuts de Léopold II (1865-1880)

Monté sur le trône à la mort de son père, en 1865, Léopold II se préoccupe d’abord de consolider l’indépendance du pays, et particulièrement sa défense militaire. Avec la guerre franco-prussienne et la défaite de Sedan en 1870, Napoléon III cesse de constituer un danger pour la Belgique ; mais déjà se profile la menace allemande avec Bismarck, et le renforcement de l’armée s’avère de plus en plus indispensable.

A l’intérieur, les esprits sont occupés par le problème social, la question électorale (on parle , déjà, de suffrage universel…), l’obligation du bilinguisme dans la région flamande, mais aussi l’exploration du Congo, le développement de l’agriculture et du machinisme (en 1865, Solvay crée sa première usine de soude, à Couillet). Peu de renouvellement, par contre, dans le domaine des arts. L’architecture reste principalement d’inspiration gréco-romaine. La musique de César Franck n’est connue que d’un public réduit. Néanmoins, des peintres comme Félicien Rops (« Les sataniques ») ou Henri Evenepoel accèdent à la notoriété, sans oublier Hippolyte Boulenger qui domine l’école paysagiste de Tervuren.

La littérature se partage entre les ultimes survivances du romantisme et un réalisme sans réelle envergure. Quelques noms méritent une mention : « Heures de solitude », d’Octave Pirmez (1869), sorte de journal de voyage dont le thème central, selon l'auteur, réside dans « le Moi passager dans l’Univers éternel » ; la mélancolie du héros, qui rappelle Chateaubriand, est malheureusement évoquée dans un style souvent affecté. « Le roman d’un géologue », de Xavier De Reul (1874), est un récit largement autobiographique où l’auteur relate sa vie itinérante et sentimentale : un collectionneur de fossiles s’éprend d’une jolie Tyrolienne nommée Hulda, dont la vie s’achève avec le livre…

Plus convaincant, sans nul doute, est « Dom Placide » d’Eugène Van Bemmel (1875), présenté comme les « mémoires du dernier moine de l’Abbaye de Villers » : histoire toute romanesque d’un jeune moine pris par l’amour, et qui contient quelques passages émouvants. Par ailleurs, en 1875, Caroline Graviere publie « Mi-la-sol », sorte de plaidoyer en faveur de la jeune fille pauvre qui, après avoir été séduite, doit subir la réprobation collective : on a voulu y voir l’amorce d’une revendication féministe. Trois ans pus tard paraît « Un coin de la vie de misère », de Paul Heusy, recueil de quatre contes qui annoncent le naturalisme en prenant pour objet le malheur des humbles.

Dans cet ensemble plutôt terne, il faut réserver une place exceptionnelle à « La légende d’Ulenspiegel » que Charles De Coster publie en 1857, sorte d'épopée moderne illustrant la lutte de la Flandre et des Pays-Bas contre Philippe II : accompagné de son fidèle Lamme Goedzak, Thyl l’Espiègle devient le héros d’une révolte populaire qui aboutit à la libération de la future Hollande, au terme d’aventures où se mêlent le tragique et le facétieux. On peut reconnaître dans cette œuvre au moins quatre « antécédents » littéraires différents :
-l’élément épique, dans l’affrontement entre deux nations et la « croisade » de libération entreprise par Thyl ; dans le rôle important de l’héroïsme, des exploits guerriers ; dans le fait que les personnages sont des « types » plutôt que des individus ;
-le roman courtois, dont on sait qu’il accorde une place primordiale aux thèmes de la quête, et de l’exploit comme épreuve éliminatoire ;
-l’élément carnavalesque, illustré spécialement par Rabelais, revient ici dans le mélange intime du comique et du dramatique. Ulenspiegel est à plusieurs égards un héros-bouffon, et s’il n’oublie jamais l’essentiel, il en tempère la gravité par un sens constant de la farce ;
-le roman historique enfin, inventé par walter Scott, dont Robin des Bois annonce à certains égards le personnage de Thyl –sans oublier le goût des archaïsmes et d’un pittoresque vaguement « médiéval ».

On a dit à juste titre que « La Légende d’Ulenspiegel » est l’œuvre inaugurale, fondatrice de la littérature belge de langue française. Et il est vrai que par sa force et sa verve, par ses références discrètes à l’histoire nationale, par sa méfiance envers les dogmes et son amour de la liberté, elle va donner enfin au public belge la « référence » imaginaire qui lui manquait.

Histoire de la littérature belge

I. 1830-1880 : Le romantisme embourgeoisé

II. 1880-1914 : Un bref âge d’or.

III. 1914-1940 : Avant-gardes et inquiétude

IV. 1940-1960 : Une littérature sans histoire

V. 1960-1985 : Entre hier et demain

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Angelus Silesius, La rose est sans pourquoi.

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Né à Breslau (Silésie) en 1624 et mort le 9 juillet 1677, Johannes Scheffler, dit Angelus Silesius,  est un médecin, un poète et un  mystique allemand.

 

D'abord luthérien, adepte un temps des Rose-Croix, il se convertit au catholicisme en 1652 sous l'influence des mystiques  allemands et flamands, notamment maître Eckart, Henri Suso, Jean Tauler, Ruysbroeck et Jacob Boehme Son recueil le plus connu, paru en 1657 "Cherubinischer Wandersmann" a été traduit en français sous le titre "Le voyageur  (le pélerin ou l'errant) chérubinique".

 

Il fut redécouvert au XIXème siècle par les poètes et philosophes de culture allemande, en particulier Rilke, Schopenhauer et Heidegger.

 

"Salué par les plus grands, de Leibniz à Heidegger, en passant par Hegel et Schopenhauer, l'écho de son oeuvre sur la pensée profane n'a cessé de s'amplifier. En nombre de points, et sans doute pour l'essentiel, la méditation de Silesius nous apparaît aujourd'hui proche du Zen". (Roger Munier)

 

 

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Ohne Warum

 

Die Ros' ist ohn' Warum, sie blühet weil sie blühet,

Sie ach't nicht ihrer selbst, fragt nicht, ob man sie siehet. (I, 289)

 

Sans pourquoi

 

La rose est sans pourquoi ; elle fleurit parce qu'elle fleurit,

N'a souci d'elle-même, ne cherche pas si on la voit."

 

Ce distique se lit au premier livre des poésies spirituelles d'Angelus Silesius, publiées sous le titre : "Le Pélerin Chérubinique. Description sensible des quatre choses dernières".

 

Martin Heidegger l'a commenté dans une conférence qui a été reprise dans "Der Satz vom Gründ", paru à Pfullingen en 1957. Traduit par André Préau, ce texte a été publié par les éditions Gallimard en 1982, sous le titre général "Le principe de raison".

 

En voici la conclusion : "La rose est sans pourquoi, mais elle n'est pas sans raison. "Sans pourquoi" et "sans raison" ne disent pas la même chose. C'est seulement cela que la sentence en question devrait d'abord rendre plus clair. Le rose, pour autant qu'elle est quelque chose, ne sort pas du domaine où le très puissant principe (de raison) exerce sa puissance. Et pourtant la façon dont elle appartient à ce domaine est particulière, différente par conséquent de la manière dont nous autres hommes y séjournons. Bien courte, à vrai dire, serait notre pensée, si nous admettions que la sentence d'Angelus Silesius, n'a d'autre sens que d'indiquer la différence des manières dont la rose, dont l'homme, sont ce qu'ils sont. Ce que le sentence ne dit pas - et qui est tout l'essentiel - , c'est bien plutôt ceci qu'au fond le plus secret de son être l'homme n'est véritablement que s'il est à sa manière comme la rose - sans pourquoi."

 

(Silesius, "La rose est sans pourquoi", textes français de Roger Munier, suivis d'un commentaire par Martin Heidegger, Arfuyen, Textes allemands)

 

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Man muss noch über Gott

 

Wo ist mein Aufenthalt ? Wo ich und du nicht stehen.

Wo ist mein letztes End, in welches ich soll gehen ?

Da, wo man keines find't. Wo soll ich denn nun hin ?

Ich muss noch über Gott in eine Wüste ziehn (I, 7)

 

Il faut passer Dieu même

 

Où se tient mon séjour ? Où moi et toi ne sommes.

Où est ma fin ultime à quoi je dois atteindre ?

Où l'on n'en trouve point. Où dois-je tendre alors ?

Jusque dans un désert, au-delà de Dieu même.

 

Das Etwas muss man lassen

 

Mensch, so du etwas liebst, so liebst du nichts fürwahr ;

Gott ist nicht dies und das, drum lass das Etwas gar. (I, 44)

 

Laisse le quelque chose

 

Si tu aimes quelque chose, tu n'aimes rien vraiment.

Dieu n'est ni ceci ni cela. Laisse le quelque chose.

 

Die Rose

 

Die Rose, welche hier dein äussres Auge sieht

Die hat von Ewigkeit in Gott also geblüht. (I, 108)

 

La rose

 

La rose que contemple ici ton oeil de chair

A fleuri de la sorte en Dieu dans l'éternel.

 

 Wie ruhet Gott in mir ?

 

Du musst ganz lauter sein und stehn in einem Nun,

Soll Gott in dir sich schaun und sänftiglichen ruhn (I,136)

 

Comment Dieu repose en moi

 

Tu dois être limpide et habiter l'instant

Pour qu'en toi Dieu se voie et doucement repose.

 

 Das stillschweigende Gebet

 

Gott ist so über all's dass, mann nichts sprechen kann,

Drum betest du Ihn auch mit Schweigen besser an (I, 240)

 

La prière du silence

 

Dieu excède, au point qu'on ne saurait parler.

Rien ne vaut mieux pour L'adorer que le silence.

 

 Du musst dich noch gedulden

 

Erwart es, meine Seel ! Das Kleid der Herrlichkeit

Wird keinem angetan in dieser wüsten Zeit (III, 184)

 

Il te faut patienter encore

 

Attends, mon âme, le vêtement de gloire !

Nul ne le passe en ce désert du temps.

 

Ein wachendes Auge siehet

 

Das Licht der Herrlichkeit scheint mitten in der Nacht.

Wer kann es sehn ? Ein Herz, das Augen hat und wacht. (V, 12)

 

Un œil qui veille voit

 

L'éclat de la splendeur apparaît dans la nuit.

Qui peut le voir ? Un cœur qui a des yeux et qui veille.

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Les yeux fertiles

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"Les yeux fertiles" est un recueil poétique de Paul Éluard, pseudonyme d'Eugène Paul Grindel (1895-1952), publié à Paris chez Guy Lévis-Mano en 1936. Les plaquettes reprises dans ce recueil, assorti d'un portrait et de quatre illustrations de Picasso, ont été publiées pour la plupart en 1936, quelques mois avant leur parution en volume: Grand Air et la Barre d'appui en juin, illustrés d'eaux-fortes de Picasso; seul Facile était paru chez Guy Lévis-Mano, un an auparavant, en octobre 1935, accompagné de douze photographies de Nusch par Man Ray. C'est dire, par conséquent, l'unité chronologique du recueil. Francis Poulenc composa des mélodies sur ces poèmes en 1936, sous le titre Tel jour, telle nuit, dont la première audition, salle Gaveau, eut lieu en février 1937.

 

L'année 1936 est particulièrement importante dans l'oeuvre d'Éluard puisqu'il prononce l'importante conférence, publiée en 1937, l'Évidence poétique, pendant l'Exposition internationale du surréalisme à Londres, à l'invitation du peintre britannique Roland Penrose. Précédant la rupture définitive avec Breton en 1938, les Yeux fertiles sont le dernier grand recueil de la période proprement surréaliste. Mais 1936 est d'abord une année vouée à l'Espagne, avec le début de la guerre civile et l'exécution de Federico Garía Lorca, à qui Éluard rendra hommage en 1938 en traduisant avec Louis Parrot l'"Ode à Salvador Dalí". Et, surtout, Éluard prononce à l'Institut français de Madrid une conférence sur Picasso, peintre et poète, qui complète l'exposition itinérante présentée à travers toute l'Espagne. Les Yeux fertiles sont placés sous le signe, précisément, de la peinture de Picasso, dont la personnalité paraît d'autant plus fascinante à Éluard que celle de Breton pâlit d'une brouille. Le célèbre portrait d'Éluard par Picasso en témoigne, qui sert de frontispice au recueil.

 

A travers Picasso, c'est à la peinture qu'Éluard rend hommage, retrouvant une thématique présente dans les premiers recueils jusqu'à la Vie immédiate, et que la Rose publique avait un peu effacée. Même lorsqu'Éluard ne fait pas explicitement référence à la peinture, le sujet des poèmes apparaît très nettement pictural, comme "l'Entente" qui, dans Facile, campe un décor inspiré des tableaux métaphysiques de Chirico: «Au centre de la ville la tête prise dans le vide d'une place...» Les images de couleur y contribuent à suggérer un «paysage»: «Le vert et le bleu ont perdu la tête / Tout le paysage est éblouissant...» ("Ma vivante"). Le titre les Yeux fertiles, qui désigne en premier lieu les yeux de Picasso, a été repris pour le premier volume de l'Anthologie des écrits sur l'art (1952), faisant de Picasso la figure universelle et archétypique du peintre. L'admiration et l'amitié d'Éluard pour Picasso - qui n'a jamais véritablement fait partie du groupe surréaliste - ne se démentiront jamais par la suite, et rejoignent celle que Breton exprimait avec lyrisme dès le Surréalisme et la Peinture, en 1925, où était célébré celui qui a «porté à son suprême degré l'esprit non plus de contradiction, mais d'évasion». Le très beau poème dédié "A Pablo Picasso" de Grand Air témoigne de cette admiration (et renoue avec deux des «Nouveaux Poèmes» de Capitale de la douleur):

 

 

Montrez-moi cet homme de toujours si doux

Qui disait les doigts font monter la terre

L'arc-en-ciel qui se noue le serpent qui roule

Le miroir de chair où perle un enfant

Et ces mains tranquilles qui vont leur chemin

Nues obéissantes réduisant l'espace

Chargées de désirs et d'images

L'une suivant l'autre aiguilles de la même horloge.

 

 

L'oeil du peintre est inséparable de sa main: le poème "René Magritte" associe ainsi les «Marches de l'oeil» au «tapis / Sans gestes». Si le geste est intimement lié au regard du peintre, il est aussi, par la «caresse», l'équivalent du regard amoureux. D'où la deuxième séquence de "l'Entente" consacrée aux mains «petites et douces» de «toutes les femmes». Dans "Ma vivante", l'union amoureuse est scellée par les «mains courageuses».

Le propre des Yeux fertiles est donc d'entrelacer, ou plutôt de superposer, les thématiques picturale et amoureuse grâce à la double acception des mots «yeux» et «regard». Car ces «yeux fertiles» du peintre Picasso sont aussi, et simultanément, ceux des «femmes fugaces» qui, dans le même poème, «faisaient une haie d'honneur» et, surtout ceux de Nusch, dédicataire du recueil, auxquels le poète est suspendu:

 

 

Pour ne plus rien voir dans tes yeux

Que ce que je pense de toi

Et d'un monde à ton image

Et des jours et des nuits réglés par tes paupières.

 

("Intimes", V)

 

Plus que la traditionnelle métaphore pétrarquiste de l'«oeillade assassine», le regard prend alors une valeur régénératrice, voire créatrice. C'est encore le poème "l'Entente" qui explicite cette signification du titre «yeux fertiles». La métonymie de «fertiles» s'y trouve en effet remotivée par le verbe «fleurir» et l'imaginaire végétal:

 

Multiples tes yeux divers et confondus

Font fleurir les miroirs

Les couvrent de rosée de givre de pollen.

 

Ces vers unissent étroitement le motif amoureux du regard, porteur de vie, à la croissance organique du monde végétal; la thématique du miroir, qui évoque certains portraits célèbres de Picasso, instaure alors un échange entre le pictural et l'érotique, qui tendent à se confondre dans le regard. Si l'on considère en outre que l'image littéraire est souvent définie par Éluard à travers des métaphores végétales, la mise en abyme semble parfaite, reflétant la poésie dans le miroir de la peinture comme de l'amour. Les Yeux fertiles, mieux encore que l'Amour, la poésie, condensent le rapprochement de la poésie et, plus généralement de l'art, avec l'amour.

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A rebours: un tableau de la névrose moderne

12272748467?profile=original A rebours est un roman de Charles Marie Georges, dit Joris-Karl Huysmans (1848-1907), publié à Paris chez Charpentier en 1884, réédité avec une «Préface écrite vingt ans après le roman» en 1903.

 

La production romanesque de Huysmans s'inscrivait jusque-là dans la lignée naturaliste, sous l'égide du maître, Zola. Avec A rebours, Huysmans s'engage dans une nouvelle voie, qui le conduira vers la littérature dite décadente.

S'il est un livre emblématique de cette littérature, c'est bien A rebours. En effet, le héros, Des Esseintes, dont la voix tend à se confondre avec celle de Huysmans, synthétise les attributs qui font le décadent, le «pâmé».

 

Jean Floressas, duc des Esseintes, dernier représentant d'une race dégénérée, esprit indépendant dégoûté de l'humanité, se retire à Fontenay-aux-Roses où il organise sa solitude avec un raffinement extrême (Notice): il décore son intérieur de couleurs précieusement choisies (chap. 1), transforme sa salle à manger, lieu de repas austères, en cabine de bateau (2), compose une bibliothèque d'auteurs de la décadence latine (3), s'amuse d'une tortue vivante à la carapace incrustée de gemmes, crée un «orgue à bouche» dont les touches effleurées libèrent chacune une liqueur (4), détermine les peintures qui orneront ses murs (5). Un soir, il se remémore ses méfaits passés, la façon dont il contribua à briser un ménage, comment il poussa un adolescent vers le vice et le crime (6).

 

Cette solitude volontaire devient toutefois pesante et contribue à le ramener imperceptiblement à la religion. Des désordres nerveux apparaissent (7). Cherchant à se distraire, il aménage une serre de fleurs aux formes artificielles, aux aspects obscènes et morbides. Dans la nuit, Des Esseintes rêvera d'une femme, la Syphilis, offrant les pourritures florales de son corps (8). Les cauchemars se renouvellent et sa névrose se complaît dans le souvenir d'aventures érotiques, une acrobate androgyne, une ventriloque perverse, un troublant jeune homme (9). Victime d'hallucinations olfactives, Des Esseintes tente de les repousser en créant des parfums subtils qui ébranlent définitivement ses nerfs (10).

 

Voulant distraire sa solitude, il projette un voyage à Londres mais se contentera d'un bar anglais à Paris (11). De retour à Fontenay, il reprend goût à la lecture de Baudelaire, de Barbey d'Aurevilly et des littératures religieuses (12). Mais son estomac se dérègle (13). Grâce à un régime sévère, il peut à nouveau se consacrer à la lecture des auteurs modernes (14). D'autres hallucinations apparaissent, auditives cette fois, qui réveillent en lui le souvenir de ses musiques de prédilection. Il se décide à appeler un médecin qui le guérira mais lui enjoindra de retourner à Paris (15). Évoquant avec effroi les perversions de la société humaine, Des Esseintes se résigne à en affronter les médiocrités (16).

 

Avec A rebours, Huysmans consacre donc sa rupture avec le naturalisme, mais de façon inconsciente, comme il l'avoue dans sa Préface de 1903: «Je cherchais vaguement à m'évader d'un cul-de-sac où je suffoquais, mais je n'avais aucun plan déterminé et A rebours qui me libéra d'une littérature sans issue, en m'aérant, est un ouvrage parfaitement inconscient.» Rupture insensible donc, mais radicale. Zola en eut d'ailleurs parfaitement conscience puisque, à la parution d'A rebours, il parla de trahison du naturalisme. En effet, la généalogie et l'hérédité fantaisistes de Des Esseintes, ses maladies et leurs remèdes sont autant d'attaques voilées contre les théories naturalistes sur l'individu et contre l'utilisation, par les romanciers, d'un savoir médical trop primaire. Huysmans s'attache à décrire une tout autre maladie que celles qu'appréhendaient les naturalistes: une maladie moderne, la névrose, l'ennui. Maladie insaisissable par laquelle le corps se soumet aux pulsions d'une âme compliquée, souffrant de sa supériorité, dont la volonté est réduite à néant. Telle est l'âme moderne et tel sera A rebours.

 

La modernité s'exprime dans le parti pris de composition romanesque: «Supprimer l'intrigue traditionnelle, voire la passion, la femme, concentrer le pinceau de lumière sur un seul personnage, faire à tout prix du neuf» (Préface). Nous nous trouvons donc face à une succession de chapitres sans lien, qui ne sont jamais que prétextes à des articles critiques sur l'esthétique, que notre unique personnage prend à son compte et derrière lequel nous reconnaissons Huysmans. Pareil florilège d'essais incarne bien cette tendance de l'esthète de la fin du XIXe siècle à n'être qu'un dilettante comme Des Esseintes, et comme plus tard Swann (voir A la recherche du temps perdu), un individu raffiné qui organise chez lui un véritable musée de pièces rares et choisies, de bibelots.

L'esthétique du bibelot, objet déraciné de sa culture et qui flatte le regard de son propriétaire, telle est la grande attitude esthétique de cette fin de siècle que dévoile A rebours. Chacun des seize chapitres développera ainsi un thème différent: «Le coulis d'une spécialité, le sublimé d'un art différent» (Préface). L'ensemble s'organise selon deux grands axes: définition des choix artistiques du décadent, et description de ses goûts en général. Ces deux optiques éclairent son essentielle manie: toujours il se tourne vers ce qui est «à rebours» de la pensée commune.

 

Ainsi, ce que Des Esseintes recherche dans l'art, c'est une expressivité extrême, un langage écartelé entre la violence et un raffinement ciselé, distendu jusqu'au malaise. En matière de littérature, Des Esseintes agrée d'abord les auteurs latins: rejetant Virgile, Horace et Cicéron, il isole Pétrone, Apulée, et quelques décadents mineurs pour leur style en force, composite et audacieux (chap. 3).

En littérature moderne (chap. 12), «il s'intéress[e] aux oeuvres mal portantes, minées, irritées par la fièvre», appréciant leurs «faisandages, ces taches morbides, ces épidermes talés et ce goût blet».

Trois auteurs sont particulièrement choyés: Baudelaire, bien entendu, pour avoir été le premier à révéler «la psychologie morbide de l'esprit qui a atteint l'octobre de ses sensations»; Barbey, au sadisme mystique; Mallarmé, enfin, qui sut porter à son apothéose le style décadent: écriture «affaiblie par l'âge des idées, épuisée par les excès de la synthèse, sensible seulement aux curiosités qui enfièvrent les malades et cependant pressée de tout exprimer à son déclin». Par l'analyse de ces trois auteurs, Huysmans met en abyme ce qu'est A rebours: la triple évocation de la névrose moderne, de la tentation du mysticisme et de la langue à son déclin. Des Esseintes n'oublie pas la littérature religieuse, mais l'attaque pour son inconsistance - à l'exception de Lacordaire, dont il apprécie le débordement de style. Dans le domaine de la peinture (chap. 5), Des Esseintes glorifie une esthétique morbide et perverse qui, par une technique hallucinatoire, pousse l'âme dans ses derniers retranchements et en exhume les obsessions et les terreurs (Moreau, Jan Luycken, Bresdin, Redon). En musique, Des Esseintes goûte l'oeuvre de Wagner, Schumann, Schubert, faite de gravité et d'hystérie retenue, mais surtout le plain-chant aux résonances douloureuses.

 

Le second axe thématique, sur les sens et le luxe, est une théorie générale d'esthétique, placée sous le double signe de la synesthésie et de l'artifice qui lui paraît «le signe distinctif du génie» (chap. 2).

Il s'agit en effet d'embrasser toutes les sensations mais avec un degré d'élaboration qui ne peut se satisfaire que de l'artificiel. Au chapitre 1, Des Esseintes choisit les couleurs afin qu'elles puissent s'exhaler à la lumière artificielle et s'harmoniser avec ses états d'âme. Les gemmes de la tortue (chap. 4) seront plus étranges que précieuses, refusant une conception vulgaire du luxe. L'épisode des fleurs (chap. 8) est l'un des plus intéressants: choisies parce qu'elles paraissent artificielles, leurs formes obscènes évoquent des sexes aux couleurs hideuses, des chairs corrompues par la maladie, comme ces «Amorphophallus [...] aux longues tiges noires couturées de balafres, pareilles à des membres endommagés de nègre» ou toutes celles qui «comme rongées par des syphilis et des lèpres, tendaient des chairs livides, marbrées de roséoles, damassées de dartres». Ici, se trouvent résumées deux tendances de la décadence: le goût de l'inversion, lorsque la nature se fait artifice, et la fascination pour un érotisme morbide et dégénéré. Le même goût du paradoxe se manifeste dans l'ameublement, à la fois extravagant comme cette cabine de bateau peuplée de poissons mécaniques (chap. 2), et faussement austère comme la chambre à coucher rappelant une cellule monacale mais de façon que les plus riches étoffes imitent les textures les plus pauvres (chap. 5).

Les scènes de l'orgue à bouche (chap. 4) et de la création des parfums (chap. 10) évoquent des expériences de synesthésie: dans l'orgue, chaque note correspond à une liqueur, chaque mélodie créant un cocktail unique, et chaque parfum se doit de provoquer des visions de villes et de paysages hallucinés. Des Esseintes passe ainsi en revue quatre sens: la vue, l'ouïe, l'odorat, le goût.

Seul le toucher n'est pas explicitement évoqué. Pourquoi? Parce que le décadent n'a pas de chair, il n'a qu'un corps, dont les perceptions s'appliquent à des objets distanciés et exceptionnels, un corps miné par la névrose et dont les fonctions se détériorent: il n'a plus ni sexe ni estomac.

 

A rebours est donc le tableau de la névrose moderne et de ses causes. Parce qu'il est dégoûté par la perversion médiocre d'une société comblée de luxe et de confort (chap. 16), le décadent cherche à pousser plus loin le raffinement. Il lui faut ranimer ses désirs par une constante excitation intellectuelle: Des Esseintes se fait initiateur du vice et du cynisme (chap. 6), tente d'aiguillonner son appétit sexuel par des procédés artificiels ou malsains (chap. 9). En vain. Le décadent retombe toujours dans l'ennui, sa complication interne entraînant une insatisfaction perpétuelle et un pessimisme inépuisable.

 

Cette âme de décadent se doit de trouver place dans une écriture que Paul Bourget définit ainsi: «Un style de décadence est celui où l'unité du livre se décompose pour laisser la place à l'indépendance de la page, où la page se décompose pour laisser la place à l'indépendance de la phrase et où la phrase se décompose pour laisser la place à l'indépendance du mot.» Définition parfaite de ce qui préside à la composition d'A rebours: un éclatement du récit et de l'écriture en mille détails. Dispersion, mais aussi surcomplication. Le style tente de restituer le dernier râle du Verbe qui meurt de l'outrance et de l'indicible, tout comme l'âme du décadent. Le style de Huysmans devient ainsi contourné, se débat dans des floraisons denses et multiples, recherchant désespérément le néologisme et l'adjectif rare. Les mots se muent en bibelots précieux, exilés de leur propre sens, à réinventer: «Sur la cheminée dont la robe fut, elle aussi, découpée dans la somptueuse étoffe d'une dalmatique florentine, entre deux ostensoirs, en cuivre doré, de style byzantin, provenant de l'ancienne Abbaye-aux-Bois-de-Bièvre, un merveilleux canon d'église, aux trois compartiments séparés, ouvragés comme une dentelle, contient, sous le verre de son cadre, copiées sur un authentique vélin avec d'admirables lettres de missel et de splendides enluminures, trois pièces de Baudelaire.»

 

Le renversement et le déséquilibre sont donc généraux. Une seule issue à cette déroute semble possible: la foi, la foi qui s'insinue dans l'esprit de Des Esseintes dès le chapitre 6 et resurgit à la fin du roman: «L'impossible croyance en une vie future serait seule apaisante.» Sans le savoir, en s'attachant à l'art religieux, Des Esseintes s'attache peu à peu à la religion, comme la Madame Gervaisais des Goncourt (voir Madame Gervaisais): «L'Église [...] tenait tout, l'art n'existait qu'en Elle et que par Elle» (Préface).

 

En effet, A rebours, au dire même de Huysmans dans sa Préface, prépare sa réconciliation avec le catholicisme et constitue «une amorce de [s]on oeuvre catholique». Barbey avait prédit cette évolution dès la parution de l'ouvrage: «Après un tel livre, il ne reste plus à l'auteur qu'à choisir entre la bouche d'un pistolet et les pieds de la croix.» Huysmans, comme peut-être Des Esseintes, a déjà choisi.

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     LA LIGNE ENTRE COULEURS ET COSMOS : L’ŒUVRE DE VICTOR BARROS

Du 17 - 02 au 06 – 03 - 16, l’ESPACE ART GALLERY (Rue lesbroussart, 35, Bruxelles 1050), vous propose une exposition consacrée à l’œuvre du peintre et sculpteur équatorien VICTOR BARROS, intitulée VIBRATIONS COSMIQUES.

VICTOR BARROS est un artiste funambule ! Il peint sur la corde raide (dans le sens le plus positif du terme !) Son art est en équilibre entre tellement  d’expressions qu’il est souvent ardu d’en démêler les influences.

Dire que son style est « naïf » irait, à première vue, de soi si ce n’est que des influences étrangères au « naïf » viennent se greffer sur son œuvre. Dire que son style est « contemporain » correspond à l’exacte vérité, néanmoins, il s’arrête à l’approche d’éléments distinctifs appartenant au style « naïf ». Dire que son style est une fusion entre le « naïf » et le « contemporain » est tout aussi exact. Mais un facteur supplémentaire essentiel à la cohabitation entre ces deux formes d’écriture se matérialise dans l’apparition de la dimension « ethnographique » que revêt le sens profond de son œuvre, lui conférant ainsi la contemporanéité de son langage. C’est bien ce troisième élément à déterminer l’originalité de son œuvre. Sans cela, l’artiste oscillerait bêtement entre deux univers sans jamais trouver son équilibre identitaire. Et son identité c’est sa culture d’origine. Une culture millénaire qui se décline à la fois dans la force de la couleur, dans les attitudes des personnages en mouvement, dans la symbolique ainsi que dans l’importance de la ligne renforcée au trait noir comme pour amplifier tout en affirmant le volume dans l’espace. Les couleurs, très vives, ne sont pas là pour inciter le visiteur à l’exotisme mais bien pour lui suggérer l’impact ethnographique, c'est-à-dire culturel donc politique de son œuvre.  

L’artiste se situe à la croisée de plusieurs expressions techniques, à savoir, la lithographie, la peinture, la gravure et la sculpture. Néanmoins, après analyse, nous constaterons que c’est essentiellement le sculpteur qui prend le dessus sur le reste.  

La danseuse de NINA Y PAJARO (LA FILLETTE ET L’OISEAU) (49 x 32 cm – lithographie)

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traduit parfaitement l’existence actuelle (souvent trop méconnue dans les méandres de l’occidentalisation) des sociétés dites « traditionnelles ».

Si la composition est dominée par une atmosphère « naïve » tant par les couleurs vives de la robe de la fillette que par le plumage de l’oiseau, la position oblique de la tête de la petite fille tranche nettement avec l’ensemble.  

En déstabilisant ainsi le visage par rapport au corps, elle devient « contemporaine » de fait mais trouve sa fonctionnalité culturelle dans la traduction ethnologique de la « transe » permettant à l’Homme d’accéder au monde des esprits.

Cette « transe » devient la manifestation d’une joie existentielle laquelle se traduit par un chromatisme vif, composé de rose, de jaune, de bleu et de vert en dégradés.

Cette dimension « ethnographique » se remarque également dans IDOLO (L’IDOLE) (142 x 162 cm - huile sur toile).

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Ici s’exprime l’utilisation du « naïf » en termes de revendication culturelle, typique des artistes du Tiers-Monde. Néanmoins, le « naïf » n’est pas la seule règle sémantique de ce tableau. Le visage du personnage masculin est stylistiquement proche de celui de LOS AMANTES (LES AMANTS) (32 x 23 cm – huile sur toile – dont nous parlerons plus loin),

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par son prognathisme affirmé et son nez « en pointe », prenant forme à partir du front. Quant au traitement du corps, il diffère de celui de LOS AMANTES dans sa conception. Si, dans le tableau précité, le corps est conçu de profil, ici il l’est de trois-quarts, tandis que son visage demeure de profil. Les jambes de l’homme sont écartées. La droite est avancée par rapport à la gauche, assurant le passage imaginaire d’une ligne médiane passant de la base du cou par le torse jusqu’à l’entre-jambes. Intéressant est aussi le jeu de jambes de la petite fille s’appuyant sur la jambe droite, laissant la gauche assurer son élan en esquissant un déséquilibre contrôlé du corps. Le chromatisme, principalement composé de couleurs fauves (vert, jaune gris-clair), devient assez calme en son centre, tandis que sur les côtés, il assure une dynamique très vive, que ce soit pour souligner la présence du petit cheval sur roues que pour illuminer l’impact de l’idole, présenté comme une théophanie. Son visage est un masque dont la largeur est accentuée par un bleu très foncé, presque nocturne, laissant apparaître des yeux d’un rouge incandescent. Ici encore, la ligne appuyée au trait noir, délimite la forme dans l’espace. La dimension « ethnographique » de cette œuvre se dessine surtout dans le fait que l’idole n’a pas de nom.

Il n’est pas spécifiquement répertorié dans le panthéon Inca. Il fait partie de l’identité rurale de chaque village qui place une statuette de l’idole à ses portes en guise de protection, réalisant ainsi ce syncrétisme typique du Tiers-Monde, entre christianisme d’exportation coloniale et culture autochtone.

Néanmoins, les deux personnages, en bas, sur les jambes de l’idole, que l’artiste estime être une invention personnelle, peuvent également rappeler la notion très souvent présente dans le panthéon des sociétés dites « traditionnelles » des divinités subalternes, procédant directement de la volonté de l’Etre suprême dans son effort de démiurge, ou dans ce cas-ci, de l’idole. L’Etre suprême, après avoir créé des divinités inférieures, leur laisse la tâche de terminer la création à sa place. Les lunes, présentes sur la toile, indiquent le temps des semailles. Celle de couleur grise (à gauche) indique l’automne, tandis que celle de couleur jaune (à droite) indique l’été. Le petit cheval sur roulettes est le porte-parole d’un autre mythe : celui de l’enfance. Et la tête auquel il est associé souligne l’esprit qui l’anime. La petite fille est l’expression de la tendresse qui illumine cette œuvre. 

Plusieurs thèmes animent l’univers de l’artiste : la vie villageoise, la mythologie, l’érotisme et la souffrance de l’Homme.

LOS AMANTES (cité plus haut) décrit l’acte sexuel dans une linéarité inspirée du classicisme grec. Cela se remarque dans les angularités des visages ainsi que dans la position de la jambe gauche avancée par rapport à la droite, laquelle rappelle la statuaire antique. Dans cette réminiscence du classicisme, la ligne règne en maîtresse. Non seulement elle délimite le champ du volume apporté aux personnages dans de profonds traits noirs mais, en plus, elle se réaffirme de façon plus légère, par un autre trait, à la fois plus clair et plus subtil pour jouer sur la dynamique du mouvement. Observez ce trait clair et fin qui circonscrit les seins de la femme ainsi que sa cuisse. Il en va de même pour la jambe gauche du personnage masculin. Remarquez comme la ligne renforcée au trait noir délimite chaque territoire du corps. Comme elle « rattache », à titre d’exemple, le bras de l’homme à son épaule. Et son visage, de conception si classique, cette même ligne le structure de façon à le raccorder au cou, lequel par le même tracé, descend sur tout le dos, en passant par les jambes pour aboutir à l’extrême pointe des pieds. La position des jambes du même personnage (une jambe plus haute que l’autre) assure l’acte sexuel dans toute la vitalité de sa dynamique. Il y a une grande douceur dans cette œuvre. Elle est donnée par un chromatisme tendre, basé sur un dégradé à partir du brun.

Le couple conçu en cette couleur s’inscrit (grâce à la ligne qui le délimite) sur un arrière-plan, également fait de brun (très foncé).

La force de la couleur verte des cheveux n’est là que pour accentuer le mouvement et casser ainsi la douceur du monochromatisme général, laquelle finirait, à la longue, par devenir lassante. Il s’agit de l’acte sexuel conçu en dehors de toute forme d’exhibitionnisme.

Si LOS AMANTES est une œuvre classiquement suave, LOS AMIGOS (LES AMIS) (62 x 48 cm – huile sur toile)

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est, au contraire, tourmenté, à la fois par les couleurs vives du langage passionnel (rouge, bleu, vert, orange, jaune vifs) mais aussi par l’étalement de la matière au couteau. Ce qui fait de cette œuvre un moment pulsionnel intense lequel débute par un baiser à la sensualité primitive. Il y a une mise en évidence des chairs réalisée par un traitement de la matière au couteau.

L’artiste, dans son pèlerinage thématique, a également exploré l’angoisse et la déchéance du monde face, notamment, à la guerre. Durant son séjour en Pologne, en 1972, lorsqu’il était étudiant aux Beaux Arts, le thème de la Deuxième Guerre Mondiale par rapport à la souffrance vécue par la Pologne, l’inspira à créer des gravures dans lesquelles les personnages, réduits à un état de matières en décomposition, adoptent par leur posture, un langage où le physique se crispe et se désagrège dans un chromatisme apocalyptique.

EL GRUPO (LE GROUPE) (31 x 25 cm – gravure)

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nous montre un groupe d’hommes pris dans la tourmente de la guerre. Il s’agit d’un ensemble de silhouettes squelettiques, rassemblées dans un étau macabre. C’est ici qu’intervient la nécessité de l’écriture contemporaine. Nous pouvons le remarquer dans la position de la tête de l’un des personnages, à l’extrême gauche de la gravure. Ce visage implorant, tourné vers le haut n’est pas sans rappeler la même attitude du personnage féminin (à l’extrême gauche de la composition également) de GUERNICA (Picasso - 1937), lequel implore (ou interroge) le ciel, transi par l’effroi.

Quoiqu’on en dise, c’est dans le domaine de la sculpture que l’artiste a puisé ce qui lui servira pour définir son écriture picturale. Notamment le volume puissant de la ligne devant inconditionnellement exister pour délimiter la forme dans l’espace.

Dans cette SCULPTURE DE FEMME (25 x 15 cm – cuivre repoussé),

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la forme émerge de la découpe. Le cisaillement de la matière à la petite scie fait office de ligne. Cette même ligne cisaillée se retrouve, notamment, dans la conception de la chevelure, élaborée à partir de la gauche de la sculpture (à droite par rapport au visiteur), laquelle passe au-dessus de sa tête pour se perdre dans une sorte de labyrinthe, vers la droite de la pièce (à gauche par rapport au visiteur). 

Tout dans cette œuvre est une question de courbes : la tête, les seins proéminents, le ventre dont la légère protubérance indique la gestation et les cuisses, lesquelles, ressortant dans l’espace, renouent avec la cosmicité des Vénus préhistoriques. L’artiste est, en réalité, un sculpteur qui peint, en transposant une vitalité trouvée dans la dureté de la matière vers la fluidité de la toile. Il maîtrise parfaitement la taille de pièces de toutes les dimensions.

VICTOR BARROS qui réside à Bruxelles, a commencé à créer dans son Equateur natal, à 23 ans. Son œuvre est une contribution au développement des cultures mésoaméricaines actuelles. Plusieurs étapes structurent son parcours créateur, notamment la gravure, laquelle correspond à ce qu’il nomme son « époque polonaise » datant (comme nous l’avons mentionne plus haut) de 1972, contribuant à exprimer la souffrance de la guerre. Ensuite, il s’est dirigé vers le style qui le caractérise aujourd’hui. Il a reçu une formation classique en Equateur, à l’Académie des Beaux Arts de Guayaquil, dans les années ’60.

Ce n’est pas un hasard si l’exposition visant à faire connaître cet artiste s’intitule VIBRATIONS COSMIQUES. Cette cosmicité se rencontre à chaque coin de son œuvre. Chaque explosion chromatique, chaque trait soulignant la ligne directrice de la forme est une nervure amplifiant la dynamique de ces vibrations, lesquelles répercutent leur écho dans l’espace ancestral du Sacré.

François L. Speranza.

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Une publication
Arts
 
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Lettres

N.-B.: Ce billet est publié à l'initiative exclusive de Robert Paul, fondateur et administrateur général d'Arts et Lettres. Il ne peut être reproduit qu'avec son expresse autorisation, toujours accordée gratuitement. Mentionner le lien d'origine de l'article est expressément requis.

Robert Paul, éditeur responsable

A voir:

Focus sur les précieux billets d'Art de François Speranza


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Victor Barros et François Speranza:  interview et prise de notes sur le déjà réputé carnet de notes Moleskine du critique d'art dans la tradition des avant-gardes artistiques et littéraires au cours des deux derniers siècles

(17 février 2016 - Photo Robert Paul)

                                      

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Exposition Victor Barros à l'Espace Art Gallery en février 2016 - Photo Espace Art Gallery

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Derniers poèmes d'amour d'Eluard

12272841696?profile=original"Derniers poèmes d' amour" est in recueil poétique de Paul Éluard, pseudonyme d'Eugène Paul Grindel (1895-1952), publié à Paris au Club des libraires de France en 1962. Cet ensemble regroupe les principales plaquettes de poésie amoureuse publiées par Éluard après Poésie ininterrompue: le Dur Désir de durer, paru en 1946 avec un frontispice de Chagall chez Pierre Bordas; Le temps déborde, publié en 1947 sous le pseudonyme de Didier Desroches aux Cahiers d'Art de Zervos, avec des photographies de Dora Maar et de Man Ray, et réuni au recueil précédent chez Seghers en 1960; Corps mémorable, dont l'originale sous le pseudonyme de Brun est parue chez Seghers en 1947; le Phénix, publié en 1951 chez Guy Lévis-Mano avec des dessins de Valentine Hugo.

 

En 1946, lassé de la célébrité, Éluard adopte un nouveau pseudonyme, Didier Desroches, mais sa «manière» ne change pas pour autant. Quoique rassemblé par les éditeurs de manière posthume, ce recueil est homogène par l'unité chronologique de composition, puisque les trois premières sections, dédiées à Nusch, datent des années 1946-1947. «Le Phénix», hymne à Dominique, la dernière compagne d'Éluard rencontrée à Mexico en 1949, se rattache à l'ensemble par sa thématique amoureuse, formant un ultime canzoniere. L'ordre suivi n'est pas seulement chronologique: au chant d'amour du «Dur Désir de durer» succède la tragédie du «Temps déborde», traversée du «désert pourri désert livide» après la mort de Nusch, qu'il s'agit de faire revivre par la mémoire dans «Corps mémorable», avant de renaître à l'amour grâce à Dominique dans «le Phénix». Le recueil ainsi conçu retrace donc un itinéraire dialectique - bien que la logique n'en soit pas interne comme dans Poésie ininterrompue - où la mort est vaincue par l'amour.

 

Le recueil se construit donc autour de l'admirable «Le temps déborde», composé après la mort de Nusch, brutalement emportée le 28 novembre 1946, alors qu'Éluard se soignait à Montana, dans le Valais. Ainsi que l'observe le critique Georges Poulet, l'événement singulier, anecdotique fait irruption dans la lyrique amoureuse d'Éluard, qui jusque-là affranchissait l'amour des lieux et des circonstances pour le vouer à l'intemporel et à l'universel. «Le temps déborde» rejoint ainsi au plan personnel la «poésie de circonstance» collective de Cours naturel et d'Au rendez-vous allemand. Cet événement inacceptable, impensable même, qui faillit plonger Éluard dans la folie, est au coeur du poème, qui tente d'approcher l'indicible:

 

 

Vingt-huit novembre mil neuf cent quarante-six

Nous ne vieillirons pas ensemble.

Voici le jour

En trop: le temps déborde

Mon amour si léger prend le poids d'un supplice.

 

 

Unique dans l'oeuvre d'Éluard, la précision chronologique, faisant écho au «21 du mois de juin 1906», date de la naissance de Nusch évoquée dans Poésie et Vérité 1942, témoigne de l'irruption du «réel» annoncée par Poésie ininterrompue _ de la finitude dans un univers jusque-là optimiste. Le dernier vers, dont le vocabulaire perpétue la tradition pétrarquiste de l'Amour, la poésie, n'est cette fois, ni métaphorique ni hyperbolique. Le sens littéral marque le triomphe de la «dure réalité» sur l'image: à la mort figurée - «mourir de ne pas mourir» - succède la mort effective.

 

Le topos de la précarité de l'amour se trouve ainsi renouvelé par les circonstances. Par sa méditation douloureuse sur le temps - qui joue un rôle sans cesse grandissant depuis les Yeux fertiles - Éluard retrouve la grande tradition de l'élégie, dont la tristesse n'a d'égal que la simplicité de ton. Mais contrairement aux plus beaux poèmes de Chénier, de Lamartine, de Hugo, le temps poétique n'est pas celui de la mélancolie, nostalgique du passé révolu, mais plutôt de l'«excès», du «jour en trop» qui barre l'avenir, anéantit le présent et, même, invalide le passé: «Le temps me file entre les doigts / La terre tourne en mes orbites», «mon passé se dissout», «Et l'avenir mon seul espoir c'est le tombeau.» D'où l'admirable formulation du décalage: «La vie soudain horriblement / N'est plus à la mesure du temps.»

 

L'excès du temps arrêtant le cours d'une poésie qui se voulait «ininterrompue», comme l'amour qualifié de «poème vivant», ouvre le royaume des ombres. Éluard, ici encore, reprend les motifs de la poésie élégiaque pour les intégrer à son univers imaginaire, dominé par la lumière et par le regard, dont l'échange est la vie même. La mort de Nusch plonge donc le poète, «ombre dans le noir», dans les ténèbres et la cécité:

 

 

Mes yeux soudain horriblement

Ne voient pas plus loin que moi

Je fais des gestes dans le vide

Je suis comme un aveugle-né

De son unique nuit témoin

 

("les Limites du malheur")

 

 

La violence des images s'écarte alors toutefois de la douceur élégiaque, comme l'atteste la fascination pour le cadavre en décomposition  de l'aimée mais aussi du poète. Éluard se souvient de la poétique baroque de J.-B. Chassignet («Mortel pense quel est dessous la couverture...») ou de Jean de Sponde («Mais si faut-il mourir...»), abondamment cités dans la Première Anthologie vivante de la poésie du passé:

 

 

Doux avenir, cet oeil crevé c'est moi,

Ce ventre ouvert et ces nerfs en lambeaux

C'est moi, sujet des vers et des corbeaux,

Fils du néant comme on est fils de roi

 

("Un vivant parle pour les morts")

 

 

Après avoir tenté de dire non pas tant la mort de Nusch que le retentissement de celle-ci sur la conscience poétique, la poésie est vouée à la mémoire. C'est le propos de «Corps mémorable», qui tente de ressusciter la splendeur du corps disparu que les éléments ont assimilé. L'union cosmique présente dans tous les recueils reçoit ici une signification nouvelle, littérale: «Elle ne vit que par sa forme / Elle a la forme d'un rocher / Elle a la forme de la mer / Elle a les muscles du rameur / Tous les rivages la modèlent» ("Mais elle").

 

Quant à la dernière section, consacrée à la célébration de l'amour rené de ses cendres - «le Phénix», selon une image fréquente chez Maurice Scève (voir Délie) - grâce à Dominique, elle énonce une dialectique, toute baroque, métaphorisée par le feu. La mort de Nusch y est en effet surmontée par l'amour: «Il y a eu toutes ces morts que j'ai franchies sur de la paille» ("Je t'aime"). Ce nouvel amour par lequel le monde recommence transcende aussi la mort du poète vieillissant, dans son «dernier combat pour ne pas mourir» ("le Phénix"): «L'éternité s'est dépliée» ("Dominique aujourd'hui présente").

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