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Les Illuminations de Rimbaud

12272738060?profile=original"Les illuminations" sont un recueil poétique en prose d'Arthur Rimbaud (1854-1891), publié à Paris dans la Vogue, et en volume aux Éditions de cette revue en 1886. Dans l'édition des Poésies complètes (Paris, Léon Vanier, 1895), figurent des textes découverts plus tard et absents dans l'édition de la Vogue ainsi que dans la première effectuée par Vanier en 1892. Dans chacune de ces éditions, le recueil est précédé d'une "Notice" ou "Préface" de Paul Verlaine.

 

En 1875, lors d'une dernière rencontre à Stuttgart, Rimbaud remit à Verlaine le manuscrit des Illuminations, qui passa ensuite entre de nombreuses mains, avant d'être publié en 1886. Rimbaud, qui avait depuis longtemps renoncé à la poésie et vivait en Abyssinie, ignora cette publication. Selon le témoignage de Verlaine, l'ouvrage "fut écrit de 1873 à 1875" (Notice de l'édition 1886). En effet, si quelques poèmes en prose sont antérieurs à ceux d'Une saison en enfer, il est désormais généralement admis que la plupart sont contemporains ou postérieurs. Cela n'interdit toutefois nullement de voir dans Une saison en enfer une sorte de testament poétique que les Illuminations corrigent ou prolongent.

 

Les textes des Illuminations - quarante-deux ou quarante-quatre, selon les éditions - sont, dans l'ensemble, relativement brefs et divisés en quelques paragraphes qui rythment la prose, scandent le parcours poétique. Plus rares sont les poèmes longs et comportant plusieurs sections tels que "Enfance", "Vies", "Veillées" ou "Jeunesse". L'organisation du recueil n'est pas due à Rimbaud mais au critique Félix Fénéon qui opéra un classement des feuillets épars confiés à la Vogue. L'ordre de succession des poèmes n'est donc pas en lui-même pertinent. La lecture du recueil permet toutefois de repérer des systèmes d'écho, des configurations signifiantes entre les textes: certains dessinent un univers urbain et moderne - "Ville", "Villes I", "Villes II", "Ouvriers", "les Ponts" -, d'autres un monde dans lequel la beauté naturelle et originelle a été préservée - "Aube", "Fleurs", "Marine" -; d'autres encore nous plongent dans l'enfance et la féerie - "Enfance", "Conte", "Royauté". Ainsi se créent une intelligibilité qui excède les limites d'un seul poème et une cohérence interne qui subsume le morcellement.

 

Le titre du recueil - que l'on ne trouve nulle part écrit par Rimbaud mais dont Verlaine a certifié l'authenticité, tout comme celle du sous-titre "coloured plates" [assiettes, plaques ou planches, coloriées ou peintes] - privilégie la vision. Selon Verlaine, les Illuminations font allusion aux enluminures populaires. Il est vrai que la poésie rimbaldienne s'ancre dans un imaginaire collectif et traditionnel qu'elle transmue, bien sûr, à sa manière, ce qui lui confère une tonalité parfois naïve, proche du monde de l'enfance. En outre, les textes se présentent le plus souvent comme émanant d'un regard particulier et requièrent du lecteur la contemplation partagée d'un spectacle. Le poète s'apparente à un montreur, sans que l'on sache exactement si l'objet désigné préexiste au regard ou si c'est l'acte de nomination qui le fait apparaître: "Il y a une horloge qui ne sonne pas. / Il y a une fondrière avec un nid de bêtes blanches. / Il y a une cathédrale [...]" ("Enfance"). Le terme "illuminations" peut se rapporter également à ce pouvoir d'apparition des objets poétiques qui imposent leur éclat aussi bien aux yeux qu'à l'esprit. Les nombreuses phrases nominales ou présentatives ont cette même valeur déictique: "C'est le repos [...] / C'est l'ami [...] / C'est l'aimée [...]" ("Veillées").

 

La perception visuelle n'est cependant pas exclusive dans les Illuminations, qui octroient notamment une large place au sens auditif. Le vocabulaire musical est très présent et donne matière à mainte image qui mêle les sensations. Ainsi, le spectacle initialement visuel du poème intitulé "les Ponts" intègre peu à peu des notations musicales: "Des accords mineurs se croisent [...] Sont-ce des airs populaires, des bouts de concerts seigneuriaux, des restants d'hymnes publics?" Ici encore, l'image se déploie en toute liberté et l'"illumination", révélation et hallucination tout à la fois, transfigure le monde: "La musique, virement des gouffres et choc des glaçons aux astres" ("Barbare").

 

La musique, c'est aussi celle que crée le texte, par ses rythmes et ses sonorités. Bien différente de celle prônée et pratiquée par Verlaine, la "musique savante" ("Conte") de Rimbaud est heurtée, parfois cahotique, toujours diverse. Elle utilise par exemple l'assonance et l'allitération comme conducteurs de la parole poétique: "Fleurs qu'on appellerait coeurs et soeurs, Damas damnant de longueur" ("Métropolitain"). L'enchaînement et le heurt des sonorités semblent primer sur le sens pour créer une cohérence avant tout auditive. La musique des textes émane aussi de l'utilisation de termes étrangers: leur sens, là encore, importe moins que l'effet de rupture qu'ils produisent, qu'il s'agisse du "wasserfall blond" ("Aube"), des "desperadoes" ("Jeunesse"), des "fanums" ("Promontoire") ou de titres tels que "Being Beauteous" et "Bottom". Le mot rare a ce même pouvoir d'ébranlement et d'envoûtement: "Un souffle ouvre des brèches opéradiques dans les cloisons" ("Nocturne vulgaire"). De même, les fréquentes accumulations nominales confèrent à la prose des Illuminations une fluidité très particulière, à la fois vertigineuse - le flot énumératif semblant susceptible de se poursuivre indéfiniment - et accidentée - les allitérations venant souvent comme marteler la succession des vocables -: "Les éclats de neige, les lèvres vertes, les glaces, les drapeaux noirs et les rayons bleus, et les parfums pourpres du soleil des pôles" ("Métropolitain"). Enfin, cas plus rare, un poème tel que "Barbare" ne dédaigne pas la musique issue de la répétition d'une phrase refrain: "Le pavillon en viande saignante sur la soie des mers et des fleurs arctiques." Mais ce principe est manié sans régularité, voire déconstruit, puisque les derniers mots du texte n'en réitèrent qu'une bribe initiale: "Le pavillon..."

 

Les titres des poèmes offrent quelques clés pour pénétrer dans l'univers rimbaldien. Même s'ils sont loin d'en épuiser d'emblée la teneur, et même si certains demeurent énigmatiques, ils dessinent de possibles trajets et délivrent quelques tonalités majeures du recueil. Ainsi "Enfance", "Jeunesse" et "Vies" semblent-ils se répondre pour constituer une unité biographique, voire autobiographique. Seuls, avec "Veillées", à être divisés en sections, ces trois textes voient émerger, plus ou moins amplement, une première ou une deuxième personne qu'il est tentant d'identifier au poète lui-même. Dans "Vies" surtout, le "je" est omniprésent, Rimbaud paraît livrer des fragments de son existence - "Dans un grenier où je fus enfermé à douze ans j'ai connu le monde" - et définir sa tâche poétique - "Je suis un inventeur bien autrement méritant que tous ceux qui m'ont précédé; un musicien même, qui ai trouvé quelque chose comme la clef de l'amour." "Enfance" se présente tout d'abord comme un texte impersonnel mais, dans les deux dernières parties, "je" impose sa présence avec force; la formule "je suis", maintes fois répétée, scande le poème. Une identité s'affirme, se cherche et trace un itinéraire poétique en forme de parcours initiatique: "Je suis le saint", "Je suis le savant", "Je suis le piéton", "Je suis maître du silence". Dans "Jeunesse", enfin, si le "je" est absent, le "tu" qui domine le texte est en fait le protagoniste d'un dialogue intérieur et représente donc encore le poète qui se parle à lui-même: "Tu te mettras à ce travail."

 

Toutefois, cette transparence est toute relative et bien des passages de ces trois poèmes se dérobent à une lisibilité autobiographique. Cette poésie, toujours mouvante et déroutante, ne se laisse jamais emprisonner dans quelque système que ce soit. Certes, le travail poétique se désigne parfois lui-même dans les Illuminations mais de manière éparse, fragmentaire, souvent énigmatique, et les trois textes que nous venons d'évoquer ne sont pas les seuls à comporter de tels passages où le poète explicite et narre son expérience: "J'avais en effet, en toute sincérité d'esprit, pris l'engagement de le rendre à son état primitif de fils du Soleil, et nous errions, nourris du vin des cavernes et du biscuit de la route, moi pressé de trouver le lieu et la formule" ("Vagabonds"; les références à Verlaine, à la vie londonienne et aux errances des deux compagnons sont ici quasi transparentes).

 

Les titres des poèmes offrent également l'image d'un univers poétique à la fois moderne et sans âge. La modernité, c'est l'histoire contemporaine, avec des termes tels que "Démocratie" ou "Ouvriers", et c'est aussi le monde urbain: deux poèmes s'intitulent "Villes", un autre "Ville", et "les Ponts" ou "Métropolitain" renvoient à ce même paysage avec son "épaisse et éternelle fumée de charbon" ("Ville"), "ses bruits de métiers" ("Ouvriers") et sa "police" ("Villes I"). Volontiers descriptive, l'écriture enregistre alors le réel avec froideur et précision: "Un bizarre dessin de ponts, ceux-ci droits, ceux-là bombés, d'autres descendant ou obliquant en angle sur les premiers" ("les Ponts"); "On sert des boissons populaires dont le prix varie de huit cents à huit mille roupies" ("Villes I"). Le ton est celui du compte-rendu, comme si l'écriture cherchait à se dépouiller à l'extrême pour mieux laisser comparaître le monde, comme si le regard du sujet s'effaçait au profit de la réalité extérieure. Cependant, rien n'étant jamais stable ni définitif dans cette poésie, le spectacle purement visuel bascule vite vers une transfiguration imaginaire et la vision du témoin neutre devient celle d'un visionnaire. "Villes II" offre notamment le spectacle de villes - "Ce sont des villes", annonce d'emblée le texte - peuplées de mythiques personnages; la description, à partir de quelques repères réels, acquiert une dimension fantastique, parfois indéchiffrable: "Toutes les légendes évoluent et les élans se ruent dans les bourgs" ("Villes II"). La modernité rejoint ainsi le mythe, et ces poèmes sont donc moins étrangers qu'il n'y pouvait paraître à ceux qui prennent source dans l'univers des légendes, comme en témoignent certains titres: "Conte", bien sûr, mais aussi "Antique" et "Après le Déluge". Diverses mythologies se côtoient et engendrent un monde féerique. Dans "Après le Déluge", par exemple, la référence biblique cohabite, par le biais d'"Eucharis", avec la Mythologie grecque et avec celle des contes puisque l'on voit paraître "Barbe-Bleue" aussi bien que "la Reine, la Sorcière". Cependant la magie des Illuminations n'est pas essentiellement faite d'emprunts. Les noms ou les figures traditionnelles sont là comme autant de clés, de formules rituelles qui ouvrent sur un monde échappant aux lois du quotidien et du réel, mais la poésie rimbaldienne engendre sa propre magie, son "défilé de féeries" ("Ornières"), avec ses "fleurs magiques" et ses "bêtes d'une élégance fabuleuse" ("Enfance").

 

Parfois, la fable se déploie sur l'ensemble du poème et la continuité narrative invite à une interprétation parabolique. C'est le cas en particulier dans "Conte" et "Royauté"; mais de telles unités sont rares car Rimbaud préfère l'éclatement à la cohérence, le morcellement à la continuité.

Ainsi, la féerie des Illuminations naît surtout des réseaux sémantiques et thématiques qui se tissent d'un poème à l'autre. La récurrence de l'or et des pierreries crée une atmosphère de conte et un éclat visuel qui contribuent à la magie du recueil; on trouve ainsi dans "Fleurs" "un gradin d'or", "des pièces d'or jaune semées sur l'agate", "un dôme d'émeraude", "de fines verges de rubis". La magie procède aussi du monde du cirque et de la fête qui alimente de multiples visions, cosmiques et oniriques: "J'ai tendu des cordes de clocher à clocher; des guirlandes de fenêtre à fenêtre; des chaînes d'or d'étoile à étoile, et je danse"; "Il sonne une cloche de feu rose dans les nuages" ("Phrases"). Cette euphorie et cette exubérance des images ne vont pas sans violence. Les contes rimbaldiens sont souvent cruels et le sang, dans les Illuminations, est tout aussi présent que l'or. Les "fantasmagories" ("Métropolitain") sont aussi fabuleuses qu'atroces.

 

Enfin, la poésie rimbaldienne se porte volontiers aux frontières de la déconstruction et de la dérision. Ainsi, le poème prosaïquement intitulé "Solde" se présente comme une litanie de camelot qui dilapide au rabais "l'immense opulence" poétique des Illuminations. Moins apparents, d'autres procédés, au détour d'une phrase, invitent à se méfier des mots, des clichés par exemple, que l'écriture exhibe comme en autant de grincements: "La haute mer faite d'une éternité de chaudes larmes" ("Enfance"), "Entouré d'un "luxe inouï"" ("Phrases").

 

Chères aux surréalistes, qui ont pensé y déceler une pratique de l'écriture automatique - ce qui est sans doute incontestable pour certains textes mais ne peut être considéré comme un principe systématique -, les Illuminations constituent un texte fondateur pour l'ensemble de la poésie moderne.

Rimbaud Arthur. Lettres.

Ensemble de lettres d'Arthur Rimbaud (1854-1891), publiées dans diverses revues à partir de la première décennie du XXe siècle, le plus souvent à Paris par Paterne Berrichon.

 

Rimbaud n'est pas un épistolier prolixe: la correspondance du poète n'accompagne pas de façon constante et nécessaire la création littéraire, comme c'est par exemple le cas pour Flaubert ou Gide. Dictées surtout par les circonstances - demande de livres ou d'argent, nouvelles à la famille - et par la solitude - à Charleville puis en Afrique -, les lettres de Rimbaud ne forment pas véritablement une correspondance d'écrivain mais constituent un précieux document biographique et esthétique.

 

 

Les lettres de Rimbaud n'ont pas toutes été retrouvées, si bien que leur succession chronologique et leur répartition en fonction des destinataires ne sont pas toujours l'exact reflet de l'existence du poète. A partir de 1878, la correspondance témoigne toutefois de la rupture survenue dans la vie de Rimbaud et de sa décision de renoncer à la poésie. Cette année inaugure en effet une longue série de lettres adressées exclusivement aux siens et décrivant ses voyages, puis surtout sa vie quotidienne en Afrique à partir de 1880. Les lettres précédant cette période forment un ensemble distinct. Porteuses de l'enthousiasme et de la révolte du collégien puis du jeune poète, elles sont souvent accompagnées de poèmes et de préférence adressées à Georges Izambard, professeur de rhétorique à Charleville dont Rimbaud fut l'élève, et à Paul Demeny, un jeune poète de Douai.

 

Parmi les lettres de Rimbaud, celle adressée le 15 mai 1871 à Paul Demeny occupe une place à part. Plus longue que les autres, elle contient en effet l'exposé d'une sorte d'art poétique, déjà esquissé dans une lettre à Georges Izambard du 13 mai. Rimbaud y définit le poète comme un voyant: "Le poète se fait voyant par un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens. Toutes les formes d'amour, de souffrance, de folie; il cherche lui-même, il épuise en lui tous les poisons pour n'en garder que les quintessences." La poésie est expérience radicale de soi et du monde. Il ne s'agit pas simplement d'écrire mais de "trouver une langue", ce qui engage l'être entier. Le poète est explorateur des limites et il a pour tâche de découvrir l'inconnu. Son chemin est périlleux et douloureux, car son ascèse morale inversée s'apparente à une descente en enfer. Loin toutefois de la conception malheureuse du poète romantique vilipendé par Rimbaud, cette vision prométhéenne du poète "voleur de feu" et "multiplicateur de progrès" est pleine d'élan et d'enthousiasme. Poète de la rupture, Rimbaud affirme l'illogisme de l'écriture poétique, ses liens étroits avec la déviation, l'instinct, et sa vocation de découverte: "La poésie ne rythmera plus l'action; elle sera en avant." La lettre-programme à Paul Demeny ouvre la voie de la poésie moderne et permettra notamment aux surréalistes de se réclamer du poète.

Rimbaud Arthur. Poésies. ; 1892.

Ensemble des textes poétiques en vers d'Arthur Rimbaud (1854-1891), publié à Paris en 1892; réédition chez Vanier en 1895, avec une Préface de Paul Verlaine, sous le titre de Poésies complètes. En 1891, une édition intitulée Reliquaire. Poésies avait paru chez Léon Genonceaux mais elle avait été rapidement retirée du commerce.

 

Rimbaud n'a jamais rassemblé et ordonné ses poèmes afin d'en publier un recueil; et son oeuvre, lorsqu'elle a échappé au reniement ou à la destruction à laquelle il la vouait souvent, comporte des ensembles de provenances et de périodes diverses. Quand il n'a pas regroupé ses poèmes, c'est l'ordre chronologique de la composition qui prévaut, à condition toutefois que les dates soient précisées sur les textes ou puissent être retrouvées.

 

"Les Étrennes des orphelins" sont le premier poème connu de Rimbaud; il fut publié dans la Revue pour tous le 2 janvier 1870. Le "Cahier de Douai", appelé aussi "Recueil Demeny", rassemble des poèmes que l'auteur, en septembre puis octobre 1870, entreprit de copier à l'intention du jeune poète Paul Demeny, à Douai, chez les tantes de son professeur Izambard qui l'avaient accueilli après ses fugues. Cet ensemble contient vingt-deux pièces, la plupart datées de l'année 1870 - "les Étrennes des orphelins" n'y figurent pas. Il s'ouvre sur "Première Soirée" - publié sous le titre "Trois Baisers" dans la Charge le 13 août 1870 - et se termine par "Ma bohème". Il comporte des textes, le plus souvent en alexandrins, de longueur et d'inspiration diverses parmi lesquels "Sensation", "Ophélie", "Bal des pendus", "Vénus anadyomène", "Roman", "le Dormeur du val". Durant l'été 1871, Rimbaud demande à Demeny de brûler le "Cahier de Douai" qu'il juge désormais dépassé. En effet, à la fin de l'année 1870 et durant l'année 1871, de nouveaux poèmes ont vu le jour: "les Assis", "les Premières Communions", "le Bateau ivre", "Voyelles". Enfin, un dernier ensemble d'une quinzaine de poèmes écrits sans doute en 1872 fut publié avec les Illuminations. Ces textes poétiques, certainement indépendants des poèmes en prose des Illuminations, sont désormais recueillis séparément sous le titre de "Vers nouveaux" ou de "Derniers Vers". On y trouve notamment "Larme", "la Rivière de Cassis", "Comédie de la soif", "Fêtes de la patience", "Honte".

 

Le "Cahier de Douai" comporte des pièces encore relativement traditionnelles dans leur facture. Le vers - en général l'alexandrin et parfois l'octosyllabe - est régulier et les formes de l'ode et du sonnet sont largement représentées. Certains poèmes, d'ailleurs contigus, s'inscrivent explicitement dans la tradition littéraire: "Ophélie", "Bal des pendus", "le Châtiment de Tartufe". L'originalité et la force d'une voix s'imposent toutefois. Cette voix est celle de la jeunesse: "On n'est pas sérieux quand on a dix-sept ans" ("Roman"), "Dix-sept ans! Tu seras heureuse!" ("les Reparties de Nina"). Un élan sans borne, que "Roman" développe sur le mode "pas sérieux" et "Ophélie" sur le mode tragique, anime tout le recueil. Ouverte sur l'infini des possibles, la poésie rimbaldienne se conjugue volontiers au futur, temps de l'absolue liberté: "Par les soirs bleus d'été, j'irai par les sentiers / [...] Je laisserai le vent baigner ma tête nue" ("Sensation"), tandis que le présent frémit de l'imminence d'une promesse: "Nuit de juin! Dix-sept ans! - On se laisse griser. / La sève est du champagne et vous monte à la tête... / On divague; on se sent aux lèvres un baiser / Qui palpite là, comme une petite bête" ("Roman"). L'objet de cet ardent désir, toujours en alerte, c'est l'expérience amoureuse, bien sûr, que "Première Soirée", "Roman", "Rêvé pour l'hiver" ou "la Maline" développent dans un registre de badinage érotique et "les Reparties de Nina" dans un registre bucolique et sentimental. Mais l'expérience majeure, à la fois poétique et vitale - ces deux aspects sont toujours indissociables chez Rimbaud -, est celle du voyage, ou plus exactement de la marche dépourvue de but précis, sans trêve, portée en avant: "Je m'en allais, les poings dans mes poches crevées; / Mon paletot aussi devenait idéal; / J'allais sous le ciel, Muse! et j'étais ton féal; / Oh! là! là! que d'amours splendides j'ai rêvées!" ("Ma bohème"). "Au Cabaret vert" et "Sensation" disent cette même euphorie d'un corps à corps avec le monde pourvoyeur d'une ivresse cosmique. Profondément ancré dans la matérialité de la sensation, cet univers poétique exclut l'idéalisme. Ainsi, Ophélie meurt pour avoir fait de trop beaux rêves, dont d'autres poèmes dénoncent le leurre avec cynisme. Le sonnet "Vénus anadyomène" joue la provocation pour tourner en dérision la divinité qu'un précédent poème, "Soleil et chair", célébrait avec vénération: "Les reins portent deux mots gravés: "Clara Venus"; / - Et tout ce corps remue et tend sa large croupe / Belle hideusement d'un ulcère à l'anus." "Les Reparties de Nina", après un long discours attribué à "Lui" et dépeignant les charmes d'un amour pastoral, vient buter sur cette ultime et laconique réponse: "Elle - Et mon bureau?" Grinçante et révoltée, la poésie rimbaldienne fustige les misères du monde contemporain: "+ la musique" est une satire des "bourgeois poussifs", "les Effarés" et "le Dormeur du val" offrent le tragique spectacle de la faim et de la guerre.

 

Plus audacieux à tous égards, les poèmes de 1871 poussent plus loin la charge ironique et le sarcasme. "Les Assis" ou "Accroupissements", dont le titre désigne symboliquement la médiocrité, dressent d'impitoyables et grotesques portraits. La religion surtout est l'objet d'agressives invectives, notamment dans "les Pauvres à l'église" ou "les Premières Communions ". Résolument irrévérencieux, le poème blasphème, associant le Ciel à la déjection: "Je pisse vers les cieux bruns, très haut et très loin" ("Oraison du soir"). Le vocable, matière à part entière, prend littéralement corps. Ainsi, le sonnet "Voyelles" fait de la lettre une matière sensible dont le poète a le secret, connaît "l'alchimie": "A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu: voyelles, / Je dirai quelque jour vos naissances latentes." + grand renfort d'assonances, d'allitérations, de mots rares et compliqués, la profusion verbale sature le texte: "Un hydrolat lacrymal lave / Les cieux vert-chou: / Sous l'arbre tendronnier qui bave [...], / Vos caoutchoucs" ("Mes petites amoureuses"). Les mots et le rythme qu'ils imposent acquièrent alors une présence telle que, pouvoir de la magie et de la révolte destructrice du poète, le sens est au bord de l'anéantissement: "Ils ont schako, sabre et tam-tam / Non la vieille boîte à bougies / Et des yoles qui n'ont jam, jam..." ("Chant de guerre parisien"). "Le Bateau ivre", longue coulée d'alexandrins à la première personne, témoigne de la force de cette écriture dont l'exubérance excède la logique et la signification pour imposer la vision radieuse et hallucinée du poète voyant: "Et j'ai vu quelquefois ce que l'homme a cru voir!"

 

Plus dépouillés, les "Vers nouveaux" déploient une parole qui semble soumise à la spontanéité de son propre flux: "Et toute vengeance? Rien!... - Mais si, toute encor" ("Qu'est-ce pour nous, mon coeur..."). Rudimentaire, la syntaxe mime les sauts de la pensée. Des répliques s'échangent, simples et rapides, au rythme d'un dialogue ou d'un monologue intérieur. La phrase, nominale, pose l'évidence d'énigmatiques objets: "Plates-bandes d'amarantes jusqu'à / L'agréable palais de Jupiter" ("Plates-bandes"). Le présent est de même utilisé pour montrer, pour faire advenir des présences, ici et maintenant dans le texte: "La chambre est ouverte au ciel bleu-turquin; / Pas de place: des coffrets et des huches! / Dehors le mur est plein d'aristoloches / Où vibrent les gencives des lutins" ("Jeune Ménage"). L'impression d'immédiateté est également créée par de multiples adresses qui font du poème une sorte d'urgente sommation: "Viens, les Vins vont aux plages / Et les flots par millions! / Vois le Bitter sauvage / Rouler du haut des monts!" ("Comédie de la soif"). Ici encore, le mouvement impose son rythme et sa nécessité mais avec une ardeur plus précipitée et impérieuse que dans les poèmes précédents; la soif et la faim, métaphores de toute aspiration, sont omniprésentes. Les "Vers nouveaux" ont en outre une apparence parfois verlainienne et les allusions au poète ami sont, dans "Honte" par exemple, presque explicites: c'est que Rimbaud les compose auprès de Verlaine, qui écrit alors les Romances sans paroles. Ces pièces comportent maintes allusions au chant, et certain d'entre-elles - par exemple "Fêtes de la patience", du fait de la brièveté métrique et de la reprise de certains vers ou de strophes entières qui prennent l'allure de refrains -, s'apparentent à la chanson. Cependant, l'esthétique rimbaldienne demeure radicalement distincte de celle de Verlaine et le dépouillement des "Vers nouveaux" n'a rien d'un affadissement. La poésie est comme plus brute, âpre et tendue. Cette ultime simplicité porte Rimbaud au seuil de la dépossession - "Que comprendre à ma parole?" ("O saisons, ô châteaux") - et du silence.

Rimbaud Arthur. Une saison en enfer.

Recueil de poèmes en prose d'Arthur Rimbaud (1854-1891), publié à compte d'auteur à Bruxelles par l'Alliance typographique en 1873; réédition avec les Illuminations, précédées d'une notice de Paul Verlaine, à Paris chez Vanier en 1892.

 

Cet ouvrage, pour lequel Rimbaud avait initialement songé à d'autres titres, est un recueil de "petites histoires en prose, titre général: Livre païen, ou Livre nègre" (lettre à Ernest Delahaye, mai 1873). Il apparaît, à bien des égards, comme un testament poétique et c'est d'ailleurs le seul de ses textes que l'auteur ait tenu à publier de son vivant. Rédigé entre avril et août 1873, il s'inscrit dans la période tourmentée qui, après les coups de revolver de Verlaine dirigés contre Rimbaud, se termina par la rupture définitive des deux amis. Le poète ayant omis d'acquitter la totalité des frais auprès de l'imprimeur, un grand nombre d'exemplaires, sur les cinq cents qui furent tirés, demeurèrent chez ce dernier. Contrairement à une légende tenace, Rimbaud ne détruisit donc pas totalement Une saison en enfer; en brûlant les quelques exemplaires qu'il possédait, c'est bien toutefois l'ensemble de son oeuvre qu'il vouait symboliquement à l'autodafé.

 

Le recueil s'ouvre sur un poème dépourvu de titre qui s'apparente à un prologue et dédie à Satan ce "carnet de damné". Viennent ensuite huit poèmes de longueur inégale, dont certains sont divisés en sections alors que d'autres se présentent d'un seul tenant. "Mauvais Sang" dresse une sorte d'autoportrait chaotique et provocant du poète. Celui-ci, après avoir "avalé une fameuse gorgée de poison", fait l'expérience de la "Nuit de l'enfer". Dans "Délires I", le "je" devient l'"époux infernal" d'une "vierge folle" qui le décrit à travers sa "confession" pleine d'amour, voire d'idolâtrie, et de souffrance. Dans "Délires II", le "je", dès les premiers mots - "+ moi" -, reprend la parole pour retracer son parcours poétique qu'il semble renier. Le dernier poème, "Adieu", apparaît enfin comme un épilogue qui met un terme au recueil, si ce n'est à la totalité de l'entreprise poétique.

 

On a souvent voulu voir dans Une saison en enfer un texte autobiographique relatant notamment l'aventure avec Verlaine, dont la "vierge folle" serait l'un des avatars. Il s'agit certes d'un texte-bilan et, pour Rimbaud surtout, la poésie étant inséparable de la vie, l'on ne peut nier la prégnance du vécu dans l'écriture. Mais elle s'en nourrit plutôt qu'elle ne prétend le transcrire. La poésie rimbaldienne n'est rien moins qu'anecdotique et vouloir la déchiffrer comme un cryptogramme est d'une pertinence limitée. Au-delà des faits et des allusions, ce texte bouleversé et bouleversant, mais sans sensiblerie aucune, interroge la vie et l'acte créateur dans le souci de les porter à l'extrême, jusqu'à l'"impossible".

 

Pressé par une urgence inhérente à son être même: "Vite! est-il d'autres vies?", le poète, toujours "en marche", parle une langue heurtée. Les phrases nominales, nombreuses, précipitent le rythme: "Allons! La marche, le fardeau, le désert, l'ennui et la colère." Délaissant la syntaxe et ses constructions, la prose rimbaldienne ne nomme que l'essentiel, proféré comme en autant de cris que la répétition rend plus lancinants encore: "Cris, tambour, danse, danse, danse, danse! [...] Faim, soif, cris, danse, danse, danse, danse!" La parole surgit comme un arrachement primitif, comme un élan que la nécessité impose et que le poète, à l'écoute, transcrit en son état le plus rudimentaire: "Mais non, rien. [...] Ah! encore." La poésie atteint ainsi une force brute, énigmatique et sacrée: "C'est oracle, ce que je dis." L'acte poétique est cependant dépourvu de passivité. Certes, le refus de tout travail est affirmé, y compris celui de la plume: "J'ai horreur de tous les métiers. [...] La main à plume vaut la main à charrue. - Quel siècle à mains! - Je n'aurai jamais ma main", et le but de la création n'est pas d'ordre esthétique: "Un soir, j'ai assis la Beauté sur mes genoux. - Et je l'ai trouvée amère. - Et je l'ai injuriée." L'acte poétique ne fabrique pas; il est quête constante car tout, l'"amour", par exemple, "est à réinventer". La tâche est donc de chercher la "vraie vie", et l'"époux infernal" de "Délire I" "a peut-être des secrets pour changer la vie", pour "s'évader de la réalité". Le chaos verbal est à l'image de cette quête haletante dont Une saison en enfer, conjuguant aussi bien le passé que le présent et le futur, dévoile "tous les mystères".

 

En partie seulement, car le texte préserve ses opacités. Tour à tour sorcier, alchimiste, magicien, voyant, fou aussi, le poète voue ses forces vitales à la découverte d'un "trésor" qui se dérobe, toujours lointain, à venir: "J'aurai de l'or", "Je ferai de l'or." Cet or, cette autre vie, cet impossible, excède la parole: "Quelle langue parlais-je?", "Je voudrais me taire." A cet égard, Une saison en enfer s'offre tout de même assez clairement à lire comme un parcours narratif qui se solde par un échec: "J'ai essayé d'inventer de nouvelles fleurs, de nouveaux astres, de nouvelles chairs, de nouvelles langues. J'ai cru acquérir des pouvoirs surnaturels. Eh bien! je dois enterrer mon imagination et mes souvenirs! Une belle gloire d'artiste et de conteur emportée!"

 

Gardons-nous toutefois des mirages de la transparence et de l'immobilisme des certitudes. Maniant volontiers l'ironie, la parodie et le sarcasme, la poésie rimbaldienne ne fige jamais le sens. Ainsi, le "je" d'Une saison en enfer ne se laisse emprisonner dans aucune identité stable et définitive. L'exemple le plus frappant réside sans doute dans "Délire I" et les polémiques suscitées par ce texte: met-il en scène deux protagonistes - Verlaine et Rimbaud? - ou bien un dédoublement de soi-même? De même, si l'on admet le caractère largement autobiographique du recueil, il est bien souvent difficile de distinguer le "je" protagoniste dans le passé du "je" scripteur dans le présent et, de ce fait, de déterminer une instance de jugement stable; "Car JE est un autre" disait le poète dès 1871 (lettre à Paul Demeny, 15 mai 1871)... Jamais en repos, il est avant tout mouvement - "Et allons" -, toujours ailleurs, plus loin. Le recueil se termine mais le poète, après avoir dit "adieu", poursuit sa route: "Il me sera loisible de posséder la vérité dans une âme et un corps." Peut-être Harar, où Rimbaud partit après avoir renoncé définitivement à la poésie, réalisa-t-il cette ultime promesse.

Rodenbach Georges. Bruges-la-morte. ; 1892.

Roman de Georges Rodenbach (Belgique, 1855-1898), publié à Paris en feuilleton dans le Figaro du 4 au 14 février 1892, et en volume chez Marpont et Flammarion la même année.

 

Dans le Règne du silence (1891), Rodenbach évoquait déjà les secrètes relations de Bruges et de son âme: "_ ville, toi ma soeur à qui je suis pareil [...] Moi dont la vie aussi n'est qu'un grand canal mort." Un an plus tard il revient sur le sujet, faisant de la Ville le "personnage essentiel" d'un roman qui lui emprunte son titre: Bruges, ville-décor mais surtout, par-delà les descriptions, ville-état d'âme "orientant une action".

 

Après avoir perdu sa jeune épouse, Hugues Viane est venu se fixer à Bruges dont l'atmosphère de ville morte et mélancolique correspondait à son humeur chagrine. Depuis cinq années, il vit seul avec Barbe, une vieille servante dévote, vouant un culte quasi mystique aux souvenirs de la défunte - en particulier à sa blonde chevelure qu'il a mise sous verre. Un soir, au sortir de l'église Notre-Dame où il a médité sur l'union des âmes, un visage l'arrête, qu'il suit, croyant y reconnaître les traits de la morte. Une semaine plus tard, hypnotisé par le retour de l'apparition, il entre mécaniquement dans un théâtre à sa suite, l'y perd, la cherche en vain dans la salle et la retrouve sur la scène. Elle est danseuse et s'appelle Jane Scott. Peu à peu les analogies se précisent: le visage, les cheveux, les yeux, la voix, tout lui rappelle sa femme. Hugues installe Jane à l'orée de la ville, se rend chez elle tous les soirs, vit avec elle ce qu'il considère comme la poursuite de son amour marital. Mais à trop forcer les analogies, les dissemblances apparaissent bien vite: Jane le choque par sa vulgarité, se moque de lui, le trompe, menace de le quitter. Hugues cherche à s'éloigner de sa maîtresse pour ne pas hypothéquer ses retrouvailles chrétiennes avec la morte dans l'au-delà. Mais il est envoûté et Jane en profite pour tenter de capter son héritage. Profitant de la procession du Saint-Sang, elle se fait inviter pour la première fois chez Viane - provoquant la démission de Barbe, que servir "une pareille femme" eût mise en état de péché mortel. Après une anodine dispute, tandis que Viane s'abîme dans une prière, Jane profane les souvenirs de la morte, joue avec la tresse de cheveux que Viane, fou de rage, lui serre autour du cou comme une corde. Et Jane, morte, devient "le fantôme de la morte ancienne".

 

Certes la quête d'un double de la femme aimée n'est pas nouvelle - Nerval n'a-t-il pas construit "Sylvie" (voir les Filles du Feu) autour de l'hypothétique "aimer une religieuse sous la forme d'une actrice... et si c'était la même!"? - non plus que le récit d'une passion-culte d'outre-tombe - Villiers l'a conté dans "Véra" (voir Contes cruels). Mais Rodenbach, en superposant les deux thèmes, conduit Hugues Viane là même où le héros nervalien s'était arrêté, c'est-à-dire à la "conclusion" d'un "drame" que la comédienne Aurélie lui refusait: alors que le promeneur du Valois "reprenait pied sur le réel" pour échapper à la folie, l'amoureux de Bruges "perd la tête" (chap. 15) et s'abandonne au meurtre. Bruges-la-Morte est donc bien le récit d'un fait divers criminel, ainsi qu'une tradition critique se plaît à le souligner. Mais, outre qu'un tel jugement pourrait s'appliquer à nombre de textes, depuis le Rouge et le Noir jusqu'à Madame Bovary, il ne rend pas compte de l'extraordinaire agencement de cette "étude passionnelle" (Avertissement).

 

Car le bref roman de Rodenbach procède par tout un jeu de répétitions et d'échos qui, peu à peu, enferment le héros dans un labyrinthe qu'il a lui-même construit à force de traquer ressemblances et analogies. "+ l'épouse morte devait correspondre une ville morte" (chap. 2): ainsi Bruges est-elle devenue le premier double de la défunte, épouse de pierre et d'eau qui prolonge par son atmosphère mystique ("la Ville a surtout un visage de croyante", souligne le narrateur au chap. 11) le deuil empreint de religiosité du veuf (significativement, la chronologie du récit est rythmée par les fêtes religieuses). Puis la rencontre avec Jane est venue troubler cette harmonie métaphysique: avec elle le physique passe au premier plan, introduisant le péché dans l'existence de Viane (et à Jane est associé un champ sémantique hautement symbolique: elle joue dans Robert le Diable, sa voix est qualifiée de "diabolique", etc.). Dès lors, la Ville, abandonnée et délaissée comme une épouse trompée, n'aura de cesse de se venger: après les on-dit réprobateurs puis moqueurs (chap. 5) et les mises en garde du béguinage (chap. 8), ce sont les tours "qui prennent en dérision son misérable amour" (chap. 10), puis les cloches qui "le violent et le violentent pour [le] lui ôter" (chap. 11). Veuf de sa femme et de sa ville, Hugues connaît alors la souffrance. Mais celle-ci procède moins d'un sentiment de culpabilité (évacuée au nom de l'analogie: "il croirait reposséder l'autre [sa femme] en possédant celle-ci [Jane]") que d'un effondrement de son propre mode de pensée: ce qui s'écroule, c'est le mythe de l'identique sur lequel toute sa vie était construite. Dès lors, l'écart entre la morte angélisée et la vivante progressivement satanisée ne cessera de croître, minant Viane de l'intérieur en transformant sa certitude "d'une ressemblance qui allait jusqu'à l'identité" (chap. 2) en "une figure de sexe et de mensonge" (chap. 11). Parcours où le réel s'impose tragiquement au rebours d'un touchant mensonge entretenu comme une vérité: d'où la place du fantastique dans le texte, décalé dans son objet (ce qui suscite l'hésitation de Viane, ce n'est pas la réalité du phénomène qu'il vit mais celle de son amour pour Jane) et dans le temps (il croît jusqu'à la crise finale au lieu de se résorber au fil des chapitres). Oui, comme le disait Mallarmé à Rodenbach en sa prose particulière, Bruges-la-Morte est bien une "histoire humaine si savante"!

Rodenbach Georges. Les vies encloses. ; 1896.

Recueil poétique de Georges Rodenbach (Belgique, 1855-1898), publié à Paris chez Charpentier en 1896.

 

Émule de Léon Dierx, "le maître, l'ami", à qui il rend hommage à maintes reprises, à qui il doit peut-être sa froideur, sa solennité et sa rigueur dans la construction du poème et du recueil, Rodenbach comme Émile Verhaeren, son condisciple chez les jésuites gantois, ou plus tard Maurice Maeterlinck, est un Flamand écrivant en langue française une poésie d'inspiration symboliste aux accents décadents. A la méditation mallarméenne, l'auteur de Bruges-la-Morte (1892) marie les notes brumeuses que lui inspirent les paysages de sa patrie d'origine, où les beffrois se reflètent dans les canaux, au milieu des cygnes voguant dans une lumière incertaine, où la vie demeure confinée à l'intérieur de hautes demeures, derrière des vitres aux rideaux de tulle (voir le Miroir du ciel natal, 1898).

 

Une paroi - un miroir, une vitre, l'oeil... - oppose deux espaces: le dedans et le dehors de l'aquarium ("Aquarium mental"), les deux faces de la main ("les Lignes de la main"), le couchant et la chambre ("le Soir dans les vitres"), la chambre du malade alité et la ville environnante ("les Malades aux fenêtres"). Les relations entre ces deux espaces peuvent être conflictuelles ("le Soir [...]"), contradictoires ("les Lignes [...]"), sentimentales ("Aquarium mental"), harmonieuses ("les Malades [...]"). Le retour à la santé s'accompagne de l'"Émoi de peu à peu recommencer à vivre" ("les Malades"). Mais pour quelle vie? L'amour ("le Voyage dans les yeux") et le voyage ("la Tentation des nuages") sont condamnés: la convalescence ne mène qu'à soi: la clôture est assumée, et le sujet se tourne vers les vies multiples qui sont en lui ("l'âme sous-marine").

 

Rodenbach partage avec les poètes décadents le goût de la langueur et de la mélancolie. Claustration rime avec protection, maladie avec perceptions nouvelles ou accrues. Le crépuscule n'a plus rien d'angoissant: il rend le sujet conscient de l'absence de toute réalité et érige le moi en divinité. La mort, en sa lenteur, est source de jouissance: "le Soir dans les vitres" s'achève sur l'image d'une église, espace d'ombre envahi d'odeurs d'encens maladives qui mènent à la volupté.

 

En dépit des apparences, Rodenbach n'est pas un poète de la surface. Il redoute et désire à la fois non pas tant la vitre que l'agonie solaire et spatiale qui s'y joue. Il se montre, en fait, singulièrement attentif aux souffles du vent, dangereux ennemi du calme nécessaire à la purification de l'"Aquarium mental". Toute surface, lisse, appelle ainsi la plaie, la blessure, la déchirure, le pli, qui ouvrira sur une profondeur trouble, insondable - l'infini sinon turbulent, du moins troublant. L'écriture restitue cet "étrange" retournement, par une métaphore géographique qui dote la main ("les Signes") ou l'oeil ("le Voyage") d'une spatialité invitant au départ et au franchissement de l'horizon. Le corps est univers, ou, du fait de la contiguïté, échange avec la ville de ses qualités. La béance possède donc des vertus bénéfiques: elle libère de la finitude et du quotidien, elle ouvre sur l'atopique et l'atemporel - l'essence, le divin. Cette dialectique, qu'on a tant recherchée chez Mallarmé, est très présente dans "les Malades aux fenêtres": "La maladie étant un état sublimé, / Un avatar obscur où le mieux a germé."

 

Tout le corps pense, tout le corps se spiritualise, tout le corps se souvient: de l'histoire d'un être, ses désirs, ses hantises, ses angoisses; rien ne meurt. Le corps, tel l'oeil qui thésaurise les images du monde, a une densité qui bat en brèche l'illusion d'une mémoire blanche et vierge: l'affirmation très moderne d'un inconscient, la métaphore du somnambule, la profondeur trouble de l'âme, qui exige une grande lucidité (voir, par exemple, la fascination pour l'enfant devenant femme) sont autant d'éléments qui tirent cette oeuvre vers notre siècle.

 

La récurrence des métaphores et des comparaisons - cygnes, cors, bijoux, palais, voyage: bref, tout le bagage symboliste - donne au recueil son équilibre. Au gré de l'écriture, un comparé devient un comparant: l'aquarium est âme, l'âme est aquarium. Simple jeu et pur artifice? Il faut voir là un effet du symbolisme même, parfois si pesamment utilisé qu'il en devient accablant pour le lecteur désireux de trouver des poèmes plus suggestifs (voir les lourdes transitions: "ainsi, telle mon âme", ou les laborieuses coordinations: "or, c'est pourquoi", plus propres à la démonstration qu'à l'émotion). Tout est symbole en cet univers: la tristesse est dans l'âme, elle est dans la ville. Une mystérieuse harmonie unit l'âme, le corps, le lieu, au fil d'alexandrins rigides d'où toute effusion semble absente. A cet égard, le recueil suivant, le Miroir du ciel natal, en s'abandonnant au vers libre, affranchira un peu le sentiment du carcan où il est enfermé.

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