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Mallarmé le fascinant

Un grand pas est franchi quand la « modernité » des années 1960 met en avant  Mallarmé le théoricien. C'est lui, dit-on, qui a consommé la rupture avec la tradition d'une poésie expressive, d'une littérature de la représentation. On le compare à Joyce, à Nietzsche. On en ferait presque un fournisseur de concepts. Pour un peu, on oublierait qu'il est poète, et même en prose.

Poète fascinant, et lui-même fasciné par la musique. Pourquoi voulait-il que la poésie reprenne à la symphonie son bien ? En cette fin du XIXe siècle, la formule a des échos divers, déformés. Peut-être, aujourd'hui encore, n'en at-on pas épuisé le sens.

 

Le poème, un théâtre de rythmes

Mallarmé n'a rien d'un enfant prodige. De ce point de vue comme de beaucoup d'autres, il s'oppose absolument à Rimbaud. On le voit vieilli, frileux, calfeutré dans une chambre avec un plaid sur les épaules. Et cette image s'est tellement bien imposée que l'on oublie un tout petit fait : les anthologies n'ont cessé de reprendre plusieurs des poèmes publiés en 1866 dans le Parnasse contemporain , et notamment L'Azur ou Brise marine . Lorsqu'il les compose, Mallarmé n'a guère plus de vingt ans. On soupçonnera peut-être les faiseurs d'anthologies d'avoir préféré des textes facilement intelligibles. Mais on peut également prendre leur accord pour un indice : la perfection de ces poèmes semble unanimement reconnue. Cette parfaite maîtrise d'un débutant n'est pas un phénomène des plus fréquents.

Il faut mettre en cause l'époque. Le système du vers français n'a pratiquement pas subi de modifications depuis la fin du XVIe siècle. La technique poétique est objet d'enseignement et les bons modèles ne font pas défaut. Il n'est pas tout à fait étonnant qu'un collégien parvienne assez vite à une impeccable facture. De fait, quand on lit les recueils de cette époque, même ceux qui, médiocres, ont été oubliés depuis, on ne peut pas ne pas être frappé par la sûreté de main dont font preuve tant de braves garçons.

Mais, dès l'abord, Mallarmé se place au premier rang, peut-être par une impitoyable rigueur. Il écrit, à propos du recueil publié par un ami : « La pensée, lâche, se distend en lieux communs et, quant à la forme, je vois des mots, des mots, mis souvent au hasard, sinistre s'y pouvant remplacer par lugubre, et lugubre par tragique, sans que le sens du vers change. » C'est, sous sa plume, la première apparition du mot « hasard », auquel il rêvera tant. Il est curieux et peut-être significatif que ce mot apparaisse d'abord à propos de technique, très précisément à propos du choix des adjectifs. Dès le début, Mallarmé est marqué par le souci, dans un poème, de donner à chaque mot une raison d'être. Il suffit de regarder ses propres épithètes pour voir qu'elles ne sont pas mises là au hasard. Et cette solidité d'enchaînement dans le détail, Mallarmé la demande aussi à l'ensemble. Il écrit, à propos de L'Azur : « Il fallait toute cette poignante révélation pour motiver le cri sincère et bizarre de la fin, l'azur. »

« Motiver », c'est le mot. Mallarmé fait siens les principes posés par Edgar Poe dans Genèse d'un poème . Comme le Corbeau , L'Azur doit, de tous ses détails, se subordonner à la nécessité de l'« effet » final, ce mot : « L'Azur ! », quatre fois répété. Tout doit être calculé pour que soit implacable le déroulement du « drame ». Ce mot dit clairement quel rapport étroit le poème de Mallarmé entretient d'emblée avec le théâtre : ce doit être une suite d'événements liés, un déroulement réglé comme celui d'une cérémonie.

A « drame », on pourra donner aussi un sens plus banal. Les difficultés de la vie s'expriment à travers l'un de ces calembours pour lesquels le poète avait une curieuse passion : muni d'un certificat d'aptitude, Mallarmé, à vingt et un ans, est nommé chargé de cours au lycée de Tournon (Ardèche). Orphelin, tôt marié, il a dû s'imposer ce labeur sans joie. Ardèche, c'est « art, dèche », l'une pénible, l'autre effrayant. Les crises de spleen ne sont pas sans motifs. A l'isolement dans une petite ville hostile, à la pauvreté décente du fonctionnaire suppléant se joint, souffrance infiniment plus profonde, la difficulté de l'art, de l'« art cruel ».

Car Mallarmé n'est pas seulement un écolier brillant, et qui compose avec rigueur. Cette perfection que le vers français a atteinte, et qui pousse tant d'autres à ronronner, Mallarmé la met sans cesse à l'épreuve. Faut-il parler d'expériences ? Dans le poème qui commence par « Las de l'amer repos... » il y a tout un travail sur la répétition obsédante d'un seul mot, « roses », qui s'irise de nuances, une évidente recherche des effets de l'enjambement. Dans Soupir , on perçoit une complexité voulue qui affecte et la syntaxe et le jeu de la comparaison. « Creuser le vers », voilà ce dont il est question. La maîtrise très baudelairienne des Fenêtres doit être dépassée.

Ce n'est pas mépriser la gravité de la crise spirituelle qui commence à Tournon et culmine à Besançon, où Mallarmé est nommé pour l'année scolaire 1866-1867, ce n'est pas la diminuer que de dire qu'elle est d'abord liée à la difficulté d'écrire, à cette effroyable, à cette impossible exigence de tout contrôler dans le poème, depuis la moindre lettre. C'est dans l'impuissance du poème à exister comme immuable, comme indubitable, que Mallarmé fait la plus profonde expérience de l'évanescence et de la contingence. C'est dans les infinis reflets des comparaisons éparpillées qu'il découvre l'absence du sujet, quel que soit le sens qu'on donne à ce terme et dût-il, pourvu de majuscule, désigner Dieu ou l'Etre. C'est dans le travail sur le poème dramatique qu'il découvre que la personne, ou masque, n'est personne ; à travers Hérodiade, il peut dire : « Je suis parfaitement mort. »

Car Hérodiade et L'Après-Midi d'un faune sont d'abord des textes de théâtre, prévus, calculés pour que le jeu de leurs rythmes scande le temps d'une représentation. « Rythme » n'est pas à prendre ici au sens de « mètre » ; l'alexandrin, docile au canon séculaire, n'entre que comme un élément parmi d'autres dans cette construction où ses pauses tantôt s'accordent à celles des phrases, tantôt se plaisent à les contredire. Parfois distendue en phrases infinies, parfois ramassée en cris brefs, la syntaxe prend sa part, et royale, à l'élaboration du rythme. Dans ces drames où il se passe peu de chose, les événements majeurs sont événements de langage : accélérations, plages étales, ruptures. Et l'acteur devrait se perdre dans cette voix qui le profère. Il s'y évanouirait, ayant perdu toute identité, devenu poème.

Un acteur, Coquelin, fut effrayé par le Faune . Cette raison d'anecdote n'est pas la seule qui transforme en poèmes des essais rêvés pour la scène. De lui-même le théâtre est devenu mental ; on le remarque à un détail : les rubriques - descriptions de décors, de costumes, de gestes - se sont incorporées au texte, les armes suspendues aux murs d'Hérodiade , le paysage de marais siciliens où évolue le faune se transmuent en mots portés par la voix. Ainsi le réel tangible n'impose plus la platitude de ses toiles peintes. Dissous en parole, il se glisse dans le jeu complexe de relations, comparaisons, analogies, « confusions fausses », qui se construit entre les mots du poème.

Mais, mental plus qu'imaginaire, le théâtre reste théâtre. Il suppose artifice avoué, lenteur de la diction, distance d'avec ce que la rue voudrait imposer comme réalité humaine : événements du quotidien, passions analysées, conversation. On voit se modeler sur la complexité des rythmes le geste d'un acteur soucieux de chanter plus que d'exprimer son moi. Comme dans le heurt du vers et de la phrase, comme dans le conflit que font naître les impossibles comparaisons, on perçoit une confrontation dans l'évocation d'un souvenir qui est peut-être une illusion de rêve - et c'est le Faune -, dans l'attente d'un inconnu qui viendrait déchirer le refuge d'un décor - et c'est Hérodiade .

La crise spirituelle elle-même, que disent les lettres de Besançon, se met « en scène », dans « L'Intelligence du lecteur ». Le personnage d'un conte inachevé descend au tombeau pour y accomplir l'acte, le coup de dés, qui niera le hasard. On notera qu'il porte le nom latin d'une conjonction : Igitur , c'est-à-dire « Donc ». L'événement syntaxique et logique qu'est la déduction devient objet de représentation théâtrale.

Igitur laisse vide sa chambre, comme le faisait le personnage du Maître dans le Sonnet allégorique de lui-même , première version du sonnet qui commence par « Ses purs ongles très hauts... » Composée en Avignon, où Mallarmé enseigne de l'automne 1867 à l'été 1871, cette première version, qui ébahit ou inquiète les amis les plus chers, donne lieu, de la part de son auteur, à un commentaire fulgurant : « Le sens, s'il en a un (mais je me consolerais du contraire grâce à la dose de poésie qu'il renferme, ce me semble), est évoqué par un mirage interne des mots mêmes. » Ce « mirage », aussi illusion, est un immense jeu de relations qui s'établissent entre les mots, par analogies sémantiques ou ressemblances phoniques, selon la syntaxe ou en dépit d'elle. Le regard se perd dans cet entrelacs qui, à la différence des toiles d'araignée, n'est pas orienté vers un centre. Le titre provisoire, Sonnet allégorique de lui-même , le laisse entendre : car toute allégorie, dans la tradition, se hiérarchise ; l'Albatros, image du poète, se subordonne à lui ; et la Bouteille à la mer a moins de valeur que l'idée de message qu'elle représente. Ici, les différents termes de l'allégorie échangent sans fin leurs places, et l'on ne sait ce qui domine. Aussi le sens, comme on l'entend dans la vie et la communication quotidiennes, peut-il avoir disparu. On ne saurait résumer le poème, ni en énoncer à coup sûr le sujet.

Pour la première fois peut-être dans l'histoire de la poésie, un poète affirme que le sens n'est qu'un élément de la poésie, et qui pourrait faire défaut. Quelques années plus tard, des musiciens douteront que la tonalité classique soit le seul principe constructif possible, des peintres penseront que le sujet peut être écarté, oubliée toute volonté de représenter le réel.

Sa découverte, Mallarmé ne l'a jamais transformée en oukaze. Il n'y voit pas le slogan possible pour une nouvelle poétique à lancer. Peut-être n'a-t-il nullement l'impression d'accomplir une rupture, de clore une époque. Plus tard, vers 1885, quand le symbolisme naissant le prend pour étendard, il glisse dans un texte qui passe, encore aujourd'hui, pour un manifeste : « Je ne vois, et ce reste mon intense opinion, effacement de rien qui ait été beau dans le passé. » Mais il ajoute : « Selon moi jaillit tard une condition vraie ou la possibilité, de s'exprimer non seulement, mais de se moduler à son gré. » Une plus profonde intelligence du phénomène poétique ouvre de nouvelles, de multiples voies ; elle n'exige pas que la modernité se fasse iconoclaste. Mallarmé, jusqu'au bout, admire Hugo.

 

Musique mentale

A l'automne de 1871, il est enfin nommé à Paris. Il y trouve un milieu littéraire et artistique plus vaste que celui que lui offrait Avignon avec la compagnie des félibres. Il se plonge avec bonheur dans cette vie dont l'absence, à Tournon, à Besançon, lui avait été pénible. Vie d'amitiés, avec Manet, avec Villiers de L'Isle-Adam, avec Verlaine, avec tous ceux qui, à partir de 1877, se retrouveront le mardi dans le petit appartement de la rue de Rome. Vie de rencontres à l'allure mondaine, avec des écrivains et des plumitifs, des artistes et des tâcherons. Vie de démarches auprès des journaux et des éditeurs, de Lemerre, par exemple, qui refuse et le Faune et la traduction des poèmes d'Edgar Poe. Vie consacrée enfin à des travaux rémunérateurs, accomplis avec probité et sans concessions : une adaptation parfois libre d'un ouvrage anglais de mythologie, une éphémère revue mondaine, des ouvrages pédagogiques ; soit : Les Dieux antiques (1880), La Dernière Mode (huit livraisons de septembre à décembre 1874), Les Mots anglais (1877).

Ce dernier livre, ouvrage de philologie, ne rappelle pas seulement que, pour vivre, Mallarmé dut être professeur. Il évoque aussi cette thèse de linguistique à laquelle Mallarmé a longuement songé sans peut-être écrire autre chose que les quelques pages qui nous restent. Le travail du poète a longtemps été accompagné, en sourdine, par une réflexion sur la parole. L'image d'une science se profile, entrevue, à l'horizon.

Mais Paris est aussi, à partir, semble-t-il, de 1878, l'occasion de découvrir le concert symphonique, la musique, les « riches musiques » de l'orgue et de l'orchestre. Mallarmé restera toujours un amateur privé de connaissances techniques. Mais il n'a sans doute pas tort, ce musicien de métier qui lui écrit : « Savoir entendre et définir nettement les lignes extérieures de la mélodie et les profondeurs incommensurables de l'harmonie sont des qualités rares, que les poètes tels que vous sont seuls - en privilégiés - à posséder. » Le compliment touche juste : il n'y aurait pas grand sens à dire que la musique a influencé Mallarmé. C'est tout au contraire parce que le poète avait pratiqué son art d'une certaine manière qu'il peut percevoir dans la musique autre chose qu'un prétexte au discours du sentiment. Car, dans la symphonie, ce n'est pas l'expression qui intéresse Mallarmé. Au milieu des wagnerolâtres trop souvent préoccupés de souligner combien la musique sert le texte, l'anecdote et le commentaire moral qui l'enveloppe, le poète a un recul : ce n'est pas la légende que retient son attention. La musique est pour lui organisation de figures dans un temps, glissements et contrastes, coups d'ailes et retombées.

On comprend comment peut devenir un fidèle des concerts symphoniques celui qui, dès 1865, notait à propos de son Hérodiade : « J'ai, du reste, là, trouvé une façon intime et singulière de peindre et de noter des impressions très fugitives. Ajoute, pour plus de terreur, que toutes ces impressions se suivent comme dans une symphonie, et que je suis souvent des journées entières à me demander si celle-ci peut accompagner celle-là, quelle est leur parenté et leur effet. » Ce que Mallarmé découvre sans pouvoir le nommer, c'est peut-être le contrepoint : non plus la succession déductive des idées, mais leurs simultanéités décalées, tout un jeu d'accords, d'échos et de fuites.

Musicien, il l'était déjà, dès que son poème avait tourné le dos à l'art oratoire. Il ne le deviendra pas davantage, ne songera jamais, semble-t-il, à apprendre l'art de composer. Car, comme le théâtre, la musique devient mentale : c'est le livre qui est appelé à réaliser son essence pure. Le poème est une musique sans instruments. « De la musique visible », disait Arthur Symons, ami de Yeats et excellent traducteur de Mallarmé. Il faudrait suggérer plutôt : de la musique inouïe.

Car le mot n'est pas vaine sonorité. Les sons mêmes qui le composent, transmués en lettres, apparaissent déjà comme objets spirituels. Presque toujours absent de la musique instrumentale, le sens est cette étrange opération qui d'un groupe de sons fait naître une « notion ». Non pas, on l'a vu, que le poème se dissolve en un sens global et résumé, une idée, à moins que l'on ne prête à ce dernier mot la valeur qu'il a chez Mallarmé : figure, forme. « Idée même et suave », dit le poète. Jean-Pierre Richard suggère « essence concrète ».

Ces expressions paradoxales indiquent assez de quelle difficulté est, encore pour nous, la pensée de Mallarmé. Une « idée » est « suave » ; on la goûte, avec la bouche. Une « essence » est « concrète ». Il nous faut nous déshabituer de ces distinctions séculaires qui opposent la sensation à la pensée, le visible à l'invisible, le corps à l'âme ; il nous faut essayer de prendre à la lettre le mot « imaginaire », où persiste, dans le fictif, l'image. Si Mallarmé a perçu la musique comme une réalité à la fois sensible et spirituelle, et non comme un discours expressif, un peu plus subtil que celui des mots, c'est peut-être, dans une démarche inverse, par une méditation sur l'objet musical que nous pourrions saisir quelque chose de son intuition.

La question demeure de savoir comment, en son temps, il a pu être compris de ceux qui le vénéraient, de ces jeunes poètes qu'à partir de 1886, à cause du manifeste de Moréas, on appelle « symbolistes ». Que Mallarmé ait d'emblée paru comme un des parrains, voire le parrain, du mouvement, c'est un fait incontestable : révélé à un certain public par le roman de Huysmans, A rebours , et par Les Poètes maudits , de Verlaine, il se voit sollicité, par toutes les revues qui se lancent alors, de fournir articles ou poèmes inédits. Mais il y aurait abus de langage à le considérer comme symboliste, et plus encore à vouloir le définir en partant d'une certaine idée du symbole. Pour lui-même, il évite le mot « symboliste » jusque dans un article de 1892, intitulé Crise de vers , où il décrit les récentes transformations de la poésie française. Quant au mot « symbole » ; il ne l'emploie qu'avec précaution et sans marquer pour lui de religieux respect : il est même question, dans l'étude sur Richard Wagner, de « hasardeux symboles » qui ne semblent guère dignes qu'on se prosterne devant eux.

Il reste, par un paradoxe, que les grands poèmes écrits ou révélés à partir de 1885, la Prose pour des Esseintes et plusieurs sonnets, dont le célèbre sonnet en i, dit aussi, abusivement, « Le Cygne », représentent pour beaucoup de lecteurs les textes majeurs du symbolisme, et ont quelque peu fait pâlir les poèmes d'Henri de Régnier, de Francis Viélé-Griffin, de Gustave Kahn et de quelques autres à qui le qualificatif de symboliste convient de manière irréfutable.

Il reste aussi que, de l'abondante production à visées théoriques qui fleurit dans les revues du mouvement, se détachent impérieusement, difficiles et superbes, les poèmes en prose que publia Mallarmé sous le modeste nom d'articles. La continuité est en effet visible entre les poèmes en prose écrits à Tournon, les traductions, en prose, des poèmes de Poe, et les Divagations publiées en 1897 ; notons que ce volume reprend justement les premiers poèmes en prose, à côté de textes comme Crise de vers , le Mystère dans les lettres ou la superbe conférence sur Villiers de L'Isle-Adam. C'est peut-être dans cette prose que l'on saisit le mieux le travail proprement musical sur la phrase, les infinies variations du rythme, la composition dramatique, et tout le jeu, à travers les comparaisons éparpillées, des motifs en fuite perpétuelle. D'un certain point de vue, par exemple, il pourrait être dit que Crise de vers a pour sujet, ou « motif général », l'orage, comme La Gloire , expressément qualifié de « poème », s'organise autour d'un soleil couchant. A côté de ces textes qui scintillent à l'infini, la prose commune des symbolistes semble une vaine ornementation, l'expression inutilement chantournée de quelques idées simples.

Dans Divagations , les idées d'apparence la plus abstraite, sur le langage, la littérature ou l'économie politique, sont étonnamment mises en scène, rendues perceptibles. C'est toujours un théâtre qui est proposé, non pas un théâtre qui serait une imitation du réel, mais un spectacle mental où l'acteur concret se transforme en figure. C'est aussi peut-être un ballet, pourvu que l'on admette, comme le dit Mallarmé, que la danseuse n'est pas une femme et qu'elle ne danse pas. On pourrait recourir à une autre métaphore, celle d'une géométrie en mouvement, qui ne se résout pas en concepts, mais persiste à imposer des figures. Cette singulière manière de prendre la pensée, on ne la retrouve peut-être que chez certains poètes d'autres pays, poètes qui ont pu ne pas connaître Mallarmé par coeur, mais qui donnent l'impression de l'avoir deviné comme il avait deviné la musique. Mais y aurait-il un sens à soutenir que Mallarmé a exercé une influence sur Yeats, Hofmannsthal ou Alexandre Blok ?

Réduire les Divagations à un recueil d'idées littéraires, c'est prendre La Divine Comédie pour un traité de théologie. C'est refuser d'apprendre à voir.

 

« De vue et non de vision »

« Je chanterai le voyant qui, placé dans ce monde, l'a regardé, ce qu'on ne fait pas. »

C'est en ces termes que Mallarmé dessine le projet du Toast funèbre consacré à la mémoire de Théophile Gautier. On ne saurait assez méditer cette phrase. Et il le faut, car l'image s'est trop longtemps imposée d'un Mallarmé, et d'un mouvement symboliste, dont le rêve, constamment, échapperait à ce que nous appelons réalité. Claudel a joué sur l'image de la chambre close, du refuge où l'on fuit la vie, du lieu protégé par la fumée des pipes, comme l'était le petit salon de la rue de Rome. Et l'on ne cesse de citer après lui Les Fenêtres , un poème très ancien, « où l'on tourne l'épaule à la vie ». La citation est exacte, mais il faut considérer le contexte, l'atmosphère encore très baudelairienne qui domine cette parfaite allégorie : le poète est écouré par l'ici-bas comme le moribond « las du triste hôpital ».

Le sens des Fenêtres est clairement affirmé. Il y a quelque abus à vouloir le retrouver dans toute l'oeuvre. Déjà, dans certains des poèmes publiés en 1866, l'ailleurs vers lequel s'enfuir n'est plus désigné par des termes abstraits tels que « l'Idéal » ou « la mysticité ». Il devient paysage. La vacuité de l'azur se transforme en un croquis contrasté : « Une ligne d'azur mince et pâle serait / Un lac [...] / Non loin de trois grands cils d'émeraude, roseaux. » Ces roseaux, nous les retrouvons dans le poème ensoleillé du Faune ; où, coupés, ils deviennent flûtes. « Instrument des fuites, ô maligne / Syrinx », la flûte n'est pas une invitation à quitter le monde, mais à le transmuer en « Une sonore, vaine et monotone ligne ». Et ce que dit le poème, ce n'est pas cette ligne que, plus tard, Debussy fera vibrer ; c'est la naissance de cette ligne, le jeu du rêve ou de la rêverie qui ressasse, déforme et multiplie la vision. On n'a jamais fini de regarder, de revoir, de revivre la scène, l'anecdote des nymphes ravies. On peut toujours « A leur ombre enlever encore des ceintures ».

Ainsi se dessinent les deux figures essentielles de la poésie mallarméenne : la fascination et le mouvement. La fascination, celle d'Hérodiade pour elle-même, mais aussi, dans les fragments derniers, pour cette voix du prophète qui est « comme un viril tonnerre / Du cachot fulguré pour s'ensevelir où ? », c'est encore l'« extase » qui domine la Prose pour des Esseintes : il y a extase parce que le monde se révèle plus riche que ne le croient ceux qui se hâtent de le cataloguer. Les objets existent, chez Mallarmé, avec une singulière intensité, qu'ils soient produits d'un art humain, vases, rideaux, miroirs, ou qu'ils appartiennent à l'éden natif : fleurs, pierres, verdures, étoiles, soleils couchants. Trop de commentateurs ont trop vite supposé qu'un cygne n'offrait, de soi, nul intérêt, qu'il fallait le dissoudre en une idée plus haute, une allégorie du Poète, une nostalgie d'un Idéal perdu. On pourrait être tenté de les suivre s'il ne s'agissait, dans ce sonnet fameux, que d'une description précise et à la fois lointaine, que d'une manière de tableau comme aimaient à en écrire certains poètes du XVIIIe siècle. Mais cette espèce de double glacé du réel est justement ici hors de question. Il n'y a de regard que passionné, et, par conséquent, détaché du détail oiseux. Tout devient mystère. Encore faut-il ne pas s'arrêter à confondre mystère et énigme. Le « trop grand glaïeul » de la Prose ne joue pas à cacher une solution qui devrait être devinée. Il est. On n'en finira pas de le regarder.

Ceux qui ne savent pas voir sont ceux qui ont l'assurance d'avoir vu, compris, classé. Ils font de la langue un usage commandé par la seule utilité. L'essentiel est pour eux d'en avoir fini avec le monde, avec ce qu'il offre à chaque instant d'inouï. Mais, de même qu'il existe un « double état de la parole », l'un commercial, l'autre poétique, il existe un double état de la vision. Voir, ce peut être avoir reconnu ; ce peut être aussi contempler. Pour qui voit, vraiment, le temps de la vision, de la fascination, se distend, se prolonge, s'organise en musique.

 

Un poème est à la fois un instant et un siècle.

Ce que Mallarmé laisse ici entendre, analyse avec une plus que rare finesse, semble faire écho à des paroles obscures parfois dites par des poètes de temps lointains. On songe à Shakespeare, à certains troubadours, à Homère. Il apparaît presque que Mallarmé pourrait bien avoir tracé, et pratiqué, une poésie qui ne serait pas celle d'une époque, fût-elle de rupture, mais le vieux rêve sans cesse enseveli sous le bavardage des moralistes. Lorsque s'insinue, dans les notes de La Musique et les lettres , une allusion sitôt niée à Platon, il y aurait lieu d'évoquer peut-être moins le système connu des « Idées » que la dérobade étrange par laquelle, dans Ion , Homère échappe aux raisons pour faire naître un charme.

Et le mot de « mystère », loin d'indiquer quelque problème de nature policière, renverrait à on ne sait quel Éleusis, à ces cérémonies par lesquelles, selon Aristote, « on n'est pas instruit, mais disposé ». Le poète ayant assigné comme but à son art une « explication orphique de la Terre », on s'est peut-être trop pressé d'entendre, selon une tradition, qu'Orphée avait, sous des allégories, dérobé une théologie. Expliquer est affaire de science. Mais expliquer à la manière orphique, n'est-ce pas entrer dans le jeu du monde, « ce qu'on ne fait pas » ? L'expression « magie poétique » est devenue si banale, si pauvre, que plus d'un hésiterait à lire, dans Divagations , le poème appelé « Magie ». Il y apprendrait pourtant qu'il est un « sortilège, que restera la poésie ». Mais il est vrai que, dans le commerce quotidien, la fascination est de nul usage.

C'est qu'on la croit parente de l'immobilité. Or il n'est d'objet qui, sous le regard de Mallarmé, ne s'anime. L'idée de drame est toujours latente. Il n'est pas possible de faire une revue des motifs mallarméens sans examiner le mouvement dans lequel ils sont pris, celui qui les transforme, celui qui tend à les annuler.

S'il n'y a pas de tableau dans le sonnet dit « du Cygne », c'est parce que l'oiseau est d'emblée donné comme un être en lutte, à jamais retenu dans son essor, parce qu'il « se délivre ». L'expression est extraordinairement forte ; elle confère au présent presque banal une tension plus pure. C'est une variante tragique de la figure dynamique qui se trouve dans l'Éventail de Mademoiselle Mallarmé , celle que le poète désigne, d'un trait sûr, comme « le coup prisonnier ». Rien n'interdira jamais à un lecteur de manifester son indifférence ou sa lointaine, quoique bienveillante, curiosité. Mais, ici, ce lecteur aura décliné l'invitation qui lui était faite. Car le texte le sollicite comme un rôle agrippe un comédien. Pourquoi le poème de l'éventail est-il écrit à la première personne, au nom même de l'objet, sinon pour que se produise dans l'imaginaire la moins vraisemblable des identifications ? En l'absence d'un procédé aussi voyant, l'effet, dans le sonnet du Cygne, pourrait être analogue. Ce ne peut pas être l'accord sur un jugement qui est demandé au lecteur docile, mais la répétition d'un geste.

C'est pourquoi nombre de poèmes, et notamment la série des Tombeaux , sont guidés par la figure d'un héros : Wagner, Verlaine, Poe, Puvis de Chavannes, Vasco de Gama. On s'étonnerait que le poète pur cède si facilement à l'anecdote, à la mondanité des célébrations et des anniversaires, si l'on ne voyait comment le personnage, plus loin que les allusions à ce qui fut l'aspect social de son existence, paraît dans l'élan d'un verbe : comme Wagner, il « a jailli » ; comme Vasco, il est dit « voyager outre [...] ». Et Villiers de L'Isle-Adam, dans une conférence qui a désarçonné plus d'un auditeur poli, est perçu tout en gestes, en scènes, « acteur convaincu de sa propre pièce ».

Qui dit acteur dit déguisement. « Tel qu'en lui-même », le héros n'est plus ce que l'on a cru voir, dans les journaux. Le « je » de la Prose et d'ailleurs se confond mal avec le professeur d'anglais. On sait que Mallarmé a travaillé à un poème, après la mort de son jeune fils. De ce Tombeau, il n'est jamais venu à bout. Mais l'un de ses poèmes les plus poignants est mis dans la bouche d'une morte : le poète est littéralement devenu la voix de la morte qui parle.

Cette transformation redoutable, qui fait luire dans tout jeu l'éclair d'une puissance, les objets la connaissent aussi. Dans le Triptyque de sonnets, qui commence par « tout Orgueil... », la console devient un tombeau, le vase, un corps, la mandore, un ventre. C'est le principe même de la fascination mallarméenne que, sous le regard, loin de se figer, l'objet s'élargit (« Toute fleur s'étalait plus large »), ou, dissout en traits essentiels, les prête à quelque autre. C'est parce que la « verrerie » du triptyque est « croupe » et « bond » que, de vase ou de lampe qu'elle est aussi, elle se transmue en un corps de mère. La comparaison n'est plus un face-à-face, mais une métamorphose.

 

« Hiéroglyphes dont s'exalte le millier »

Le jeu repose sur les multiples ambiguïtés de la langue, qui déborde tous les dictionnaires. Les mots rêvent, s'associent par leurs lettres, comme si l'allitération entraînait analogie de sens, par les nuances infinies que leur a conférées leur longue histoire, encore que cette histoire ne soit pas parvenue à épuiser toutes les possibilités. Car toute langue, trésor d'archaïsmes et de fausses alliances avec les langues voisines - comme pour le français, le latin et l'anglais - tend aussi, discrètement, au néologisme, au sens inouï et pourtant acceptable d'un mot déjà connu. Le monde fuit dans le langage, le langage lui-même est en fuite perpétuelle, riche et multiple comme le monde. De cette fuite, le terme pourrait être le Néant. Et il est vrai que tout poème s'achève sur un blanc, débouche sur le silence. Et pourtant il a eu lieu. Il se répète dans l'infinie lecture. Et, le poète mort, les poèmes qu'il a laissés composent son nom. « Le nom du poète mystérieusement se refait avec le texte entier. »

Il existe un autre aspect, badin, de ce monument, une manière de jeu futile qui se délecte au calembour, voire à la parodie. On ne saisira pas Mallarmé si l'on est insensible à son sourire, à son humour. Il est vrai que Poe, selon lui, fut en butte « aux noirs vols du blasphème ». Dans un Billet à Whistler , on voit que, par grand vent, la rue est « Sujette au noir vol de chapeaux ». Un lecteur sérieux s'indigne de ces plaisanteries et regrette que l'on publie, pour grossir des oeuvres complètes, d'innombrables vers de circonstance, adresses en quatrains ou dédicaces fantasques aux rimes acrobatiques. Ce lecteur oublie que le sourire apparaît dans le poème mallarméen aux moments les plus graves. Qu'il se souvienne au moins de ce « muet / rire » qui passe, « au fond d'un naufrage », dans le dernier poème : Un coup de dés jamais n'abolira le hasard .

Poème sans égal, « partition » pour un concert mental, mais spectacle aussi bien, où la composition de la page joue un décor, inclus au texte comme celui d'Hérodiade , le Coup de dés est peut-être un fragment ou un mirage de ce Livre unique tel que Mallarmé n'a jamais cessé de le vouloir. Objet multiple, scintillant à l'infini, labyrinthe de syntaxe, fusées d'images et de rêves, il oppose à la mort l'absolue résistance d'un sourire, la rigueur achevée d'une constellation.

Le mystère est là, tout proche, non pas dans les abîmes théologiques, mais dans ce qui est, qui se donne, objets, soleils couchants, langage, musique, lettres. Tout poème est mystérieux pour qui ne s'est pas hâté d'en dégager le sens et de passer. Et l'on peut se souvenir que le Moyen Age donnait un théâtre de mystères. Reprise quelques mois avant la mort du poète, Hérodiade , devenue Les Noces d'Hérodiade , aurait reçu le nom de « mystère ». Cet archaïsme pourrait inquiéter quelque historien, soucieux de dater « à coup sûr » et de décrire le moment où a paru Mallarmé, novateur et guide. Il faut alors se souvenir que, à l'écart de la fiction sociale, un poète a toujours existé, dont Mallarmé, comme Mounet-Sully pour Hamlet, « lègue, élucidée, [...] comme authentiquée du sceau d'une époque suprême et neutre, à un avenir qui probablement ne s'en souciera mais ne pourra du moins l'altérer, une ressemblance immortelle ».

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