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éducation (14)

administrateur théâtres

 My Fair Lady à Bruxelles 

Auriez-vous eu par hasard vent de  l’exposition sur la vie d’Audrey Hepburn, « Intimate Audrey »* , créée cette année à Bruxelles par son fils Sean Hepburn Ferrer, pour fêter  les  90 ans de sa mère, dans la ville natale de l’artiste ?  Celle-ci se tient  depuis le  1er mai et jusqu’au 25 août 2019 dans l’Espace Vanderborght. Sielle est passée inaperçue  et qu’elle ne vous a pas particulièrement fait dresser l’oreille, voici pour  l’artiste  comme pour nous, un merveilleux cadeau.

Il est  offert par le festival « Bruxellons » qui propose un « My Fair lady » éblouissant, vigoureux comme aux premières heures, débordant de verve et de bienveillance. Une splendide façon de fêter les 20 ans du festival !   Sous la direction artistique de Daniel Hanssens qui s’est saisi du sujet des charmes de la phonétique  anglaise et de la fable sociale,  ce cadeau vous attend au château du Karreveld à Molenbeek, dans une version de comédie musicale bruxelloise inédite, peaufinée et impeccable.

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La mise en scène est de Jack Cooper et Simon Paco. C’est un spectacle de haut niveau qui plaira au beau monde comme aux chats de gouttière. Tout y est beau et soigné : les décors, les costumes, la scénographie, les ensembles, les chorégraphies, le chant, et bien sûr la phonétique : irréprochable! Même transposée en français !

L’histoire

Qui ne se souvient donc pas des remarquables  talents d’actrice d’Audrey Hepburn en 1964 et de  sa présence  hypnotique  à l’écran, dans cette comédie musicale unique en son genre, même si pour les chansons,  sa voix avait été doublée ?   Elle sera à jamais associée au personnage d’Eliza Doolittle en interprétant  le parcours fabuleux  de l’insolente jeune vendeuse de violettes à l’accent cockney épouvantable, qui guettait quelques sous auprès de  grands bourgeois au  sortir de l’Opéra… dans le très pittoresque  Covent Garden du début du XXe siècle. Incroyable coup du sort,  Le colonel Pickering lui achète une fleur et son ami distingué phonéticien se prend au jeu de vouloir faire passer la gueuse pour une duchesse grâce à la qualité de ses manières et de son langage.

L’origine du spectacle

Georges Bernard Shaw avait commencé à écrire sa pièce « Pygmalion »  au printemps 1912.  La pièce  fut jouée la première fois en 1913 en allemand, en Autriche, avant d’atteindre les feux de la rampe à  Londres un an plus tard. Mais, toute sa vie, jusqu’en 1950, date de sa mort,  Georges Bernard Shaw refusa que l’on adaptât sa pièce « Pygmalion » en opérette, repoussa  tout essai d’adaptation cinématographique, hormis  celle de 1938 avec Gabriel Pascal, où il conserva une supervision constante de l’adaptation. Penguin is Penguin (books) of course, le texte c’est le texte ! Librement inspiré du mythe grec de Pygmalion et de Galatée (popularisé par le poète romain Ovide dans ses Métamorphoses), « Pygmalion » et  « My fair Lady » partagent beaucoup de points communs avec la satire sociale de Shakespeare, « The Taming of the Shrew », dans laquelle un homme brutal apparemment (mais pas tout à fait) se mesure à  une femme à l’esprit libre. Si bien que Georges Bernard Shaw se disputa avec les metteurs en scène qui osèrent à maintes reprises  vouloir donner une fin romanesque à l’histoire en l’ouvrant  sur le mariage du Professeur Higgins et de sa protégée.

Foin des romances à deux balles

Si la jeune femme s’est construite grâce au professeur, l’admire sincèrement, et a vécu une relation unique avec lui,  elle est devenue une autre personne et s’affranchit totalement de son influence. Shaw tient en effet à dénoncer la société anglaise où les femmes se laissaient soumettre. Si les femmes de plus de 30 ans peuvent voter en Angleterre dès 1918, Il faut attendre la loi de 1928 qui donna le droit de vote aux femmes à 21 ans quel que soit leur état de fortune. Vote For Women! La mise en scène  n’a pas raté l’occasion de le souligner !

Les textes

Cette version bruxelloise francophone** de la comédie musicale est fidèle aux textes et à l’époque. Quel bonheur ! La libre traduction de Stéphane Laporte est d’une grande  saveur et d’une belle empathie littéraire. La musicalité de la langue anglaise a trouvé des échos francophones pleins de charme et de vivacité.   Cette adaptation soignée sous la direction d’Olivier Moerens  donne une performance remarquablement aiguisée du flegme anglais, incarné par le très rusé professeur Henry Higgins dont l’excellent Frank Vincent  tire une interprétation très juste.  Le personnage  est  archi plein de lui-même, archi fier de sa condition de « vieux célibataire confirmé »,  psychologiquement  à côté de ses satanées pantoufles en matière de sentiments, inconscient du mal qu’il fait, mais étrangement sympathique. 

Sous les étoiles

 L’humour pétille sous les étoiles dans la cour du château du Karreveld. Les petites gens sont aussi bien campées dans le verbe, que les habitués d’Ascott.  Décernons aussi  de multiples  médailles pour les fabuleux costumes signés Béatrice Guilleaume et la scénographie de Francesco Deleo, les divines coiffures d’Olivier Amerlinck,  les maquillages et perruques de Véronique Lacroix. Aux chorégraphies Kylian Campbell, aux lumières Laurent Kaye.  A la direction musicale de l’orchestre, des solistes et des chœurs, la pétulante  Laure Campion assistée parJulie Delbart. L’image est retransmise sur des écrans discrets pour ceux qui s’intéressent à la magie de la baguette.  Un orchestre live de 12 musiciens   joue en effet dans la Chapelle du Château, respect aux instruments… mais  ils viendront  saluer le public qui trépigne de bonheur.

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Les voix

La vigoureuse gouvernante du Professeur Higgins, Mrs. Pearce,  a de l’ascendant. Elle  lui rappelle « qu’on ne ramasse pas une fille comme on ramasse un galet sur la plage !» Elle est une voix de la raison. Elle  représente la voix traditionnelle, maternelle, de la classe « inférieure ». Elle se rapproche rapidement d’Eliza qu’elle entend protéger…  Un rôle à la mesure de Laure Godisiabois au mieux de sa forme.

Mme Higgins, la mère du professeur représente aussi la voix de la raison. Elle est jouée par Jeanine Godinas, royale. Emouvante, et  sensible lorsqu’elle se prend d’amitié pour Eliza. Comme dans sa jeunesse, elle est féministe en  diable et finalement  insensible aux peines de cœur de son fils qui n’a toujours pas grandi malgré ses exploits linguistiques!

 La troisième voix de la raison est  bien sûr celle de  Mr. Pickering (François Langlois), subtilement paternel,  nanti de cette bienveillance qui lui fait traiter la bouquetière comme une duchesse, contrairement à son ami Henry Higgins !

Et puis il y a la voix du coeur, celle du « love at first sight », sublimement  «  love me tender ! » : Samuel Soulie dans le rôle de Freddy. Eliza succombera-t-elle ? Elle demande à voir…

Le rôle-titre

Eliza Doolittle,  affligée d’un parler populaire à couper au couteau, d’une phonétique branlante, d’une grammaire inexistante et d’un vocabulaire de charretier,  succombe à la promesse condescendante du rusé  linguiste, rêvant d’élévation sociale. Il   parie  que son entraînement intensif à la grammaire,  style et élocution transformeront Eliza en  objet désirable – l’œuvre dont il tombe en fait amoureux-  employable, une fois l’expérience réussie, pourquoi pas dans un magasin de fleurs avec pignon sur rue ? Mais le pari gagné, Eliza Doolittle se retrouve seule. Elle se rebiffe et s’en va en claquant la porte. Bel exemple d’expérience sociolinguistique réussie,  elle  est  dans une position délicate. Que va-t-elle devenir ? Comment subvenir à ses  besoins avec le genre de compétences qui lui ont été données ?  Elle est devenue « autre ».  Il n’y a pas que la main de l’homme qui fasse mûrir le fruit ! L’interprétation irréprochable de l’artiste française Marina Pangos est empreinte d’humanité profonde. Elle fait rire, elle fait pleurer, elle fait réfléchir, se poser des questions. Fera-t-elle fléchir la misogynie universelle ?  Ce rôle central est un catalyseur d’interrogations. Le maintien est celui d’une reine. Le jeu est sûr, la voix est belle, la métamorphose sublime, le résultat de la performance admirable : une force théâtrale et musicale surprenantes. Pourtant, à vrai dire, l’intrigue était finalement bien mince!

Mais pas que

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Le père de la jeune femme a aussi bien des choses à nous dire et à partager. La vis comica de l’éboueur  Doolittle (Daniel Hanssens) emporte par sa faconde et sa jovialité. Les petits ont autant d’arrangements que les grands bourgeois. A ses dépens,  le très philosophe Monsieur  Alfred Doolittle pleure la perte de sa liberté envolée, une fois contaminé par  l’argent  reçu d’un improbable héritage et dont il ne saurait se départir ! Le voilà obligé de vivre pour les autres au lieu de ne vivre que pour lui-même !   Mais malgré les coups de griffes à la bourgeoisie bien établie,  la bonne humeur reste. C'est le plus bel héritage de ce spectacle hors pairs, fable vivifiante et festive.

Dominique-Hélène Lemaire Arts et Lettres

crédit photos: Gregory Navarra

My Fair Lady

De Lerner & Loewe

MISE EN SCÈNE: JACK COOPER ET SIMON PACO – UNE COPRODUCTION DE BULLES PRODUCTION, COOPER PRODUCTION ET LA COMÉDIE DE BRUXELLES –
25 REPRÉSENTATIONS DU 11 JUILLET AU 7 SEPTEMBRE 2019


*Tous les bénéfices iront à Eurordis-Rare Diseases Europe et aux hôpitaux Brugmann et Bordet de Bruxelles.**On peut consulter  une version du texte néerlandophone sur écrans discrets.
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Un drapeau à la Comédie Claude Volter: Le droit des enfants selon Korczak

 Mars 27, 2019 

« Le fait que Korczak ait volontairement renoncé à sa vie pour ses convictions parle pour la grandeur de l’homme. Mais cela est sans importance comparé à la force de son message. » Bruno Bettelheim

« Korczak la tête haute «  est une création de Jean-Claude Idée pour l’Atelier Théâtre Jean Vilar, jouée au Théâtre de Blocry du 12 février au 02 mars dernier, actuellement à la Comédie Claude Volter. Il en signe également les costumes et la mise en scène. On ne peut s’empêcher de penser au film de Polanski (2002) “The Pianist” mettant en scène Wladyslaw Szpilman le musicien juif qui survécu dans le ghetto de Varsovie, grâce à l’amitié d’un officier allemand qui ne partageait pas les idées nazies. Dans son autobiographie, il raconte que le 5 août 1942 Korczak: « …dit aux orphelins qu’ils allaient à la campagne, alors ils devraient être gais. Enfin, ils pourraient échanger les horribles murailles suffocantes contre des prés de fleurs, des ruisseaux où ils pourraient se baigner, des bois pleins de baies et de champignons. Il leur a dit de porter leurs plus beaux vêtements et ils sont donc entrés dans la cour deux par deux, bien habillés et de bonne humeur. La petite colonne était dirigée par un SS … » La tête haute!

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Le décor allie une bouteille de vodka à moitié vide, cachée sous un lit, une maigre couverture militaire, trois chaises de fer autour d’une table où l’on voit Korczak en train d’écrire. Un rosier blanc en pot trône sur l’avant- scène, tout un symbole. Près du lit, un quignon de pain et un broc d’eau… pour le rosier. Le reste est muraille nue et enfermement. Au début, un long silence profond et inconfortable accompagne le défilé dérisoire de vieilles photos d’une vie de Juste, projetée sur l’écran du mur. Le réel est tragique. Le théâtre transcende et donne du sens. C’est le propos illustré par la pièce.

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Il en a fait couler de l’encre et des larmes, ce vénérable médecin juif, pédiatre, éducateur et écrivain polonais qui a inspiré des pédagogues tels que Célestin Freinet et bien d’autres. Summerhill? Françoise Dolto? Boris Cyrulnik? Enfant d’une famille aisée, ses seuls confidents jusqu’à l’âge de 14 ans, étaient sa grand-mère et son canari en cage. De son lycée russe où il s’ennuyait atrocement, il retient les coups de fouet et l’absence totale de respect pour l’enfant. Son père atteint de folie doit être interné, il subvient aux besoins de la famille en devenant précepteur. Il se réfugie dans l’imaginaire et tient un journal. Après le suicide de son père il consacre son premier livre aux enfants de la rue. Son livre « Les enfants de salon » le rend célèbre. Il publie de la littérature enfantine très appréciée. Jeune médecin, il se retrouve en 1905 au front dans une première guerre qui oppose Russie et Japon. Il en vivra trois. En 1907, son ouvrage « Colonie de vacances » consigne ses récits et expériences de volontaire brillant et avisé comme éducateur dans les premières colonies de vacances du siècle pour enfants pauvres. « Pour changer le monde, il faut changer l’éducation. » L’auteur y relate ses surprises et ses déconvenues pour parvenir à s’entendre avec les enfants et à les aider à surmonter leurs appréhensions et leur violence. Il vit des moments pédagogiques fondateurs du métier d’éducateur et de sa future pratique pédagogique qui invente l’autogestion. « C’est au cours de ces promenades en forêt que j’ai appris à parler non pas aux enfants mais avec les enfants! ». Tout est dit. Il sera le fondateur des droits et du respect de l’enfant et mourra avec eux dans la dignité, à Treblinka. Ses écrits sont à la base de la Déclaration Universelle des Droits de l’Enfant à l’ONU.

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Alexandre von Sivers épouse parfaitement le rôle bouleversant de l’humaniste qui fonda en 1912 le Dom Sierot un orphelinat pour enfants pauvres et auquel il consacra sa vie entière. Malgré la précarité de divers déménagements jusque dans l’enfer du ghetto, il établit une « république des enfants » basée sur la « création d’environnement, d’atmosphère, de conditions positives… qui affectent l’éducation ». Par sa manière d’être, son optimisme affiché et sa bienveillance innée, Alexandre von Sivers contourne avec tact les écueils de la représentation sur scène de projets pédagogiques d’une part, d’idées philosophiques et de théorisation des droits de l’enfant de l’autre. Le comédien manie l’humour, ce chemin scintillant vers l’autre, la dérision, le chemin hors de soi, et incarne avec pragmatisme le rêve d’une société enfin meilleure. Il convainc par la délicatesse alors que l’enfer du ghetto de Varsovie porte au désespoir, voire, à l’autodestruction. Ce sont surtout les paroles de la jeune Esther Winogron qui couronnent cette œuvre palpitante de Jean-Claude Idée que l’on emporte avec soi, comme elle le fait dans l’histoire, sous forme de flambeau ou de viatique:

« Mes enfants, nous allons nous quitter.   Les  paroles  sont  faibles  pour  dire  les  grandes émotions. Ici, à part le gîte et le couvert, en principe, nous ne donnons rien aux orphelins.
Ni Dieu, car vous devez le chercher en vous-même,
Ni Patrie, car vous devez la choisir avec votre pensée et votre coeur,
Ni  Amour,  car  l’amour  est  pardon,  et  le  pardon  ne vient pas sans peine, et cette peine, vous seul pouvez la prendre, pour vous  libérer  de  la rancune.
Nous avons seulement essayé de vous faire entrevoir que le bonheur est possible,
Nous  vous  avons  donné  soif  d’une  vie  meilleure qui n’existe pas encore, mais qui existera un jour.
Cette soif de savoir, de vérité et de justice, désormais vous la portez en vous.
Et c’est cette soif qui vous conduira peut-être à Dieu, à la Patrie, à l’Amour et au bonheur.
C’est du moins ce que je vous souhaite. » 

Aux côtés de Janusz, la fidèle Stefania Wilczynska (1886-1942), sa collaboratrice pendant trente ans, évoque les souvenirs du passé. La jeune et rebelle institutrice Esther représente la fureur de vivre et l’horizon du futur. Deux points de vue opposés, mais qui se rejoignent dans l’amour entêté, la confiance et l’admiration qu’elles lui portent. Soulignons le jeu tendre et délicat de la vieille complice de Janusz Korczak, admirablement porté par par Cécile Van SNICK, et celui, plus sauvage et intransigeant dans le rôle d’Esther de la pétulante Stéphanie MORIAU.

Dominique-Hélène Lemaire

Avec Alexandre von SIVERS, Cécile Van SNICK & Stéphanie MORIAU

Mise en scène, Décors, Costumes : Jean-Claude IDÉE

Représentations du 13 au dimanche 31 mars 2019

du Mardi au Samedi à 20h15 / Dimanche à 16h

Une coproduction de L’Atelier Théâtre Jean Vilar, de la Comédie Claude Volter et de DC&J Création


http://www.comedievolter.be/korczak-la-tete-haute/

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L’image contient peut-être : 1 personne, assis, table et intérieur« Choisir sa vie ?  »  …You can do it ! Cela se passe à la Comédie Claude Volter avec la magnifique mise en scène de la célèbre pièce de 1980 de Willy Russell,  «  Educating Rita  »  dans une nouvelle version adaptée par l’auteur en 2003 pour en rendre le propos plus universel. La  très soigneuse mise en scène signée  Michel Wright respecte le  délicieux cadre British et l’accent  populaire de Liverpool de la jouvencelle   se change en  un  plongeon dans la modernité francophone  grâce  à laquelle nos ados se sentiront aimés et transportés. Stéphanie Moriau fait absolument merveille dans cette tendre comédie politico-philosophique !

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 Prénommée  Suzan, issue d’un milieu populaire telle une bonne âme de Sichuan,  la jeune  héroïne se sent vide et sans avenir,  sauf de rester coiffeuse, assister à des match de foot ou de karaoke,  pondre des gosses, et n’avoir  de choix  que la poudre à lessiver.  Sur ce, elle  prend ses ciseaux mythiques pour dépecer sa vie totalement insignifiante. Couper, changer – devise des coiffeurs -   et commence par changer  de prénom pour s’appeler l’étudiante  RITA, et rêver d’un avenir où enfin, elle aurait le choix.

 Car c’est ce mot magique   « Change » comme les pétitions en ligne  bien connues… qui  la  fait rêver!  Son intuition lui fait comprendre que seul  le  changement intérieur fait avancer et vivre plus pleinement.  Son arme pour faire d’elle même une « self-made woman »  sera l’éducation, la culture, l’appropriation d’un discours construit et argumenté. Elle ne veut pas  mourir et être enfermée comme sa mère  dans une chanson sans espoir, sans horizon.  Elle a capté que seule l’éducation est porteuse d’avenir. Elle suit la morale de Trainspotting : Choose Life! Elle ne veut pas être un ectoplasme qui se suffit de fumées, de pain et de jeux.

images?q=tbn:ANd9GcQaa8pO91HK_RRt02sgboOv4m5ydvxDvmHjdC582zTM5z9VkliYDonc elle s’inscrit à un cours… universitaire avec un très émouvant Michel de Warzée qui  joue Frank, le  professeur bordélique qui se console régulièrement de la vie et de ses espoirs avortés de devenir  poète avec des bouteilles disséminées dans son imposante bibliothèque ou trône un nu érotique. Au départ fort peu enthousiaste à être dérangé, il est finalement  ravi de cette bouffée d’air inespérée. Il  lui donnera tout, comme le sculpteur Pygmalion amoureux  sa statue Galatée… avec les risques du métier! Un personnage complexe à interpréter, se partageant avec grande délicatesse  entre le personnage du professeur adulé et son attachement émotionnel et sexuel grandissant pour son étincelante protégée. Ah! les  « Métamorphoses » d’Ovide!  

 Et quel potentiel, Stéphanie Moriau!  Elle « fait » à peine  les  29 ans de la jeune délurée. Elle  navigue  comme une cascadeuse entre les désespoirs et les rires, jongle avec  les  défis culturels,  brûle les étapes pour se faire naître à la personne dont elle rêve.  Et quel exemple pour les jeunes inconscients calés  dans leur apathie et leur confort consumériste!

Frank, le prof, est abasourdi et se met à réveiller ses propres affects, et à caresser son rêve d’écriture retrouvé.   La jeune effrontée débarque  comme une bombe spirituelle chez lui et fait voler ses routines en éclats, ouvre les fenêtres, donne de l’air, pourfend ses amertumes accumulées, change dix fois de coiffure, de tenues, de styles, se cherche avec une opiniâtreté qui finit par énergiser chaque spectateur à la suivre dans son itinéraire de changements. On ne peut pas changer le monde, mais soi-même, bien sûr que oui ! La connaissance de soi passe par l’art et la littérature.   Shake it ! Elle reçoit et apprend tout de son tuteur, se met à faire des liens, découvre avec stupeur et ravissement une image du monde où tout est lié,  va au théâtre, tombe amoureuse de Shakespeare, et revient,  quand la culture l’a métamorphosée,  à son prénom originel!  Dans le personnage intense et explosif de Rita, Stéphanie Moriaux  assume pleinement le Credo du changement et du libre choix, galvanise un public  invité à faire fondre à son tour, ses peurs, ses limites, ses  barrières. Pari gagné!

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 Cette superbe pièce de Willy Russel est aussi indispensable que le sel dans les pommes de terre, précipitez-vous, et dégustez ce remontant tonique si votre moral est au pessimisme et à la grisaille. L’humour de la midinette intelligente au moral d’acier est décapant, côté rénovation elle en connait un brin ! Voyez-le comme une cure salutaire de jouvence. Que vivent donc  les métamorphoses et non les sinistroses! Comme disait mon grand-père normand: « Debout les crabes, la marée monte! »

 

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La Culture comme arme sociale !

http://www.comedievolter.be/leducation-de-rita/

 

L’EDUCATION DE RITA
Willy RUSSELL
Traduction de Catherine Marcangeli

 

 

Mise en scène : Michel WRIGHT
Décor  Yann BITTNER
Régie & Éclairages : Bruno SMIT

Animations scolaires : Stéphanie MORIAU

du 10 au 28 octobre 2018

du Mardi au Samedi à 20h15, dimanche à 16h

www.comedievolter.be

 

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administrateur partenariats

Petite poésie de fin d'année...

Une surprise de Sevde et Vinciane, 

sur le tableau ce matin, 

m'a inspiré une petite poésie...

Depuis 37 ans, je dessine sur le tableau.

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Sur mon tableau étoilé
j'ai écrit et dessiné
des rêves et des bonheurs
des images pour le coeur

Sur mon tableau étoilé
j'ai écrit et dessiné
des pensées, des désirs
de la vie et l'avenir

Sur mon tableau étoilé
j'ai écrit et dessiné
en couleurs et chaque jour
qu'il faut y croire... toujours.


Liliane Magotte.

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administrateur partenariats

Voilà, année terminée.Vive les vacances !

Voilà, année terminée.
Pas trop mécontente du boulot effectué, et en temps que titulaire, j'ai vu des élèves fiers d'eux pour leur réussite lors de la remise des bulletins, mes primo-arrivants obtiennent des cotes dans les cours généraux qui surpassent celles des enfants nés ici.
Belle victoire pour leur ténacité, belle victoire pour le système.
Deux mois pour se ressourcer et recharger les batteries, imaginer de nouvelles aventures, de nouveaux projets, pour être au top en septembre pour accueillir cette jeunesse qui, quoiqu'on en dise, est l'avenir de ce pays.
Une jeunesse pluriculturelle, riche, qui attend de nous un modèle d'éducation, et là où la famille fait défaut pour certains, offrir un exemple sécurisant pour le futur, une réconciliation avec la société.
Bonnes vacances à tous les enseignants, ces héros funambules de l'éducation.
Liliane Magotte 
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administrateur partenariats

Un exercice que j'aime faire et faire faire !

Ces élèves ont 15 ans, ils ont choisi l'option " Agent d'éducation"

Nous analysons le poème,  certains élèves le lisent à voix haute, je le reprends enfin avec différentes intonations: surprise, tristesse etc ...

Et nous l'illustrons !

Voici le résultat.

Tous les travaux n'y sont pas, afin de ne pas alourdir le billet.

La  lune

Ah  !  Quel  dommage  !

La  lune  fond.

Il  n'est  plus  rond 

Son  gai  visage.

Quelle  souris

En  maraudage

La  prend,  la  nuit,

Pour  un  fromage  ?

 

Elle  maigrit

Que  c'est  pitié  : 

Plus  qu'un  quartier

Qui  s'amincit...

 

Mais  sans  souci

Presque  au  cercueil

La  lune  rit

Avec  un  œil.

 

Maurice  Carême

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Bon appétit, petite souris !

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administrateur partenariats

Ce lundi 16 novembre 2015, à 8.20h en entrant en classe, je savais que rien ne serait jamais plus comme avant.

Nous avons immédiatement abordé le sujet avec les élèves dans toutes les classes et à tous niveaux. C'était une demande des élèves, traumatisés, quel que soit leur âge ( de 12 à 20 ans). Les profs qui n'étaient pas capables de répondre à leurs attentes n'en ont pas parlé, en revanche tous ceux qui étaient disposés à le faire l'ont fait, sinon il aurait été impossible de donner cours. Répondre aux questions posées par les elèves, dédramatiser, rectifier l'info, rendre l'espoir, mettre du baume au coeur. Ils m’ont demandé pour faire un dessin, aux couleurs de la France, avec les mots paix, amour; liberté etc...Ils feront l'objet d'un immense panneau qui sera exposé dans un endroit clé de l'école, et notre sapin de Noël de 3m dans la cour sera cette année aux trois couleurs de la France et orné de mots et de colombes blanches...ce qu'ils ont décidé. Oui, l'école est de nos jours le repère face aux dérives de la société et du monde. Plus que jamais, nous les enseignants avons la mission d'éducation, alors que les familles souvent démissionnent. Mes élèves sont de plus de 30 nationalités différentes, de confessions différentes, c'est une richesse, il faut la protéger.

Ce mardi 17 novembre 2015, en rentrant à 17h.

Je n'en puis plus de lire des statuts haineux, d'entendre des imbécilités, de lutter contre les amalgames. Je me retrouve comme le 12 septembre 2001, à décortiquer avec mes élèves les événements de la veille, à remettre les pendules à l'heure, à panser les plaies d'une jeunesse effrayée, abasourdie par les propos tenus un peu partout sur les réseaux sociaux, dont ils sont friands, dont ils ne mesurent pas encore les dommages qu'ils peuvent causer, dont ils se servaient jusque là pour partager leur petit monde d'adolescents "bisounours". La jeunesse s'est réveillée avec une gueule de bois et elle souffre. Beaucoup de mes élèves sont de confession musulmane. Ils sont salis, choqués, leurs valeurs sont aussi bafouées que celles du citoyen à l'arbre généalogique celte, gaulois, ménapien, nervien, aduatique ou burgonde. L'école reste le dernier rempart contre les amalgames, par l'éducation qu'elle dispense et promeut, elle reste garante de la liberté et de la démocratie. La bête s'est exprimée aujourd'hui devant moi. Je l'ai trucidée et continuerai encore et toujours.

Ce mardi 24novembre 2015, voici les premiers dessins !

12273135082?profile=originalLa Palestine fait toujours son apparition, et je ne censure pas, mais relie aux événements tout le symbole d'une lutte universelle pour la paix . Les mots Pray et For sont aux couleurs de la France et de la Belgique.

Tout réside dans la tolérance.

12273135466?profile=originalPhoto trouvée sur le net.

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12273122692?profile=original"Démocratie et Education" est un traité pédagogique du philosophe nord-américain John Dewey (1859-1952), publié en 1916. Le livre, comme le déclare l'auteur dans sa préface, a pour but de recueillir et d'énoncer les idées que suggère implicitement une société démocratique et de les appliquer aux problèmes de l' éducation: c'est-à-dire, de fixer les grandes lignes constructives d'une éducation démocratique digne de ce nom. L' éducation, dit Dewey est à la vie sociale ce que la nutrition est à l'organisme. Eduquer signifie communiquer aux autres notre expérience afin qu'elle devienne un trésor commun, et comme cette transmission s'opère par le milieu, l'ambiance, il importe avant tout de créer une ambiance propre à diriger et à canaliser l'énergie des jeunes. Le résultat fondamental de l'éducation est d'ouvrir la porte au progrès ultérieur. Dewey critique les idées pédagogiques de Platon, fondées sur les classes sociales et non sur l' individu, de même qu'il critique celles des partisans du "Siècle des lumières" qui confondent la société avec tout le genre humain et compromettent le progrès en prêchant le retour à la nature, ou les doctrines chères aux idéalistes du XVIIIe siècle en ce qu'elles soumettent l'individu à la nation, celle-ci servant d'intermédiaire entre l'humanité en général et en chaque homme en particulier. Après une série de chapitres dans lesquels sont exposés divers problèmes philosophiques relatifs à l' éducation, l'auteur aborde le problème central du livre, celui des valeurs éducatives et de la distinction entre la culture et l' utilité pratique. Il rappelle comment cette distinction eut son origine en Grèce et souligne comment les Anciens considéraient qu'une vie vraiment digne d'être vécue ne pouvait l'être que par ceux qui vivaient du travail des autres, en un mot par ceux qui pensaient et non ceux qui oeuvraient, distinction qui, en termes pédagogiques, sépare l' éducation libérale de l'éducation professionnelle. L'invention de la machine a certainement émancipé l'homme des fatigues du travail mais, tant que l'éducation des travailleurs restera limitée à une  instruction scolaire élémentaire, telle qu'apprendre à lire, à écrire et àcompter, leurs esprits resteront inaptes à profiter des heures de loisir que le progrès leur procure. Dewey suggère alors l'idée que dans une société démocratique, toute distinction entre une instruction libérale et une éducation technique doit disparaître et que, de plus, l'éducation ne doit pas exclure une formation spirituelle. Une telle éducation atténuerait certainement les défauts du système économique actuel; unifiant les tendances des divers membres de la société, elle unifierait fatalement cette société elle-même. En conclusion, l'auteur tente également de concilier le dualisme entre l'homme et la nature, dualisme qui a son origine dans la division entre les sciences naturelles et les humanités, lesquelles tendent à s'identifier à de simples souvenirs littéraires. Le livre s'achève sur l'exposé d'une théorie de la connaissance et de la morale appliquée à la pédagogie.

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Les Lumières en marche: "De l'Esprit" d'Helvétius

12273120283?profile=original"De l'Esprit" est un traité philosophique de Claude Adrien Helvétius (1715-1771), publié à Paris chez Durand en 1758.

Helvétius voulait être poète; il fut fermier général de 1738 à 1751, fonction qui lui donna l'occasion de méditer sur les inégalités sociales. Ami des Philosophes, il fréquente le vieux Fontenelle, Raynal, Diderot, le cercle du baron d'Holbach, Rousseau parfois. Il se dit disciple de Montesquieu, de Locke et de Buffon. C'est en 1758 que paraît De l'esprit. L'ouvrage est condamné par le Parlement, le roi, la Sorbonne, l'archevêque de Paris. Cette publication qui intervient après l'attentat de Damiens contre Louis XV ne pouvait être que suspecte: Helvétius, très lié au mouvement encyclopédiste accusé d'avoir par ses idées fomenté le régicide, est donc tout particulièrement compromis. L'«affaire Helvétius» est un témoin singulier de la lutte contre l'esprit des Lumières et les philosophies matérialistes.

L'ouvrage comporte, outre une Préface où sont exposés la méthode et les principes, quatre «Discours»: «De l'esprit en lui-même» (I), «De l'esprit par rapport à la société» (II), «Si l'esprit doit être considéré comme un don de la nature, ou comme un effet de l'éducation» (III), «Des différents noms donnés à l'esprit» (IV). La table des matières expose et commente le contenu de chaque «Discours»; elle est l'exemple même d'une pédagogie éclairée qui explicite pour le lecteur ce que doit être la formation de l'esprit. Apparaît ainsi l'une des convictions les plus profondes de la philosophie d'Helvétius: l'éducation peut tout. 

La Préface, très courte, est dans sa densité un discours de la méthode en abrégé. Il est dit péremptoirement que l'objet de l'ouvrage - l'esprit - est neuf. Point besoin donc de s'empêtrer dans une tradition qui a fait dire au mot «esprit» n'importe quoi, soi-même et son contraire. L'esprit n'est pas séparable des passions du coeur de tous les hommes. Il en résulte qu'il faut instaurer une morale qui ait la même rigueur et la même méthode que la physique expérimentale.

Une telle morale est valable pour tout être humain, elle est fondamentalement soucieuse du bien public de toutes les nations et en cela elle ne peut être en contradiction avec la morale de la religion, «qui n'est que la perfection de la morale humaine».

La méthode suivie pour élever la morale au rang d'une physique expérimentale est celle même que les philosophes sensualistes utilisent à la suite de Newton, tel qu'il est interprété au XVIIIe siècle.

Elle consiste à remonter des faits observés à leurs causes, à pratiquer une induction qui s'oppose à une démarche déductive. Helvétius procède comme Montesquieu: l'observation est au point de départ, la découverte des causes est au résultat. Comme Montesquieu, il peut considérer que les principes ou causes une fois établis, tous les faits en dérivent. Son travail est nourri de la conviction (et de la difficulté) de la philosophie sensualiste de son temps: des faits aux principes-causes qui rendent intelligibles les effets, le mouvement est circulaire.

Mais que sont les principes-causes? Le «Discours premier» s'attache à découvrir que les causes productrices de toutes nos idées sont la sensibilité physique, l'ensemble des impressions sensibles que produisent sur nous les objets extérieurs (dont l'existence est prouvée de ce fait même). Coopèrent puissamment à la formation de nos idées la rétention des impressions, la mémoire. Ces facultés sont communes à l'homme et aux bêtes, mais si elles sont restées stériles chez l'animal, c'est dans l'exacte mesure où seul l'homme possède l'usage de la main, donc la capacité de fabrication d'outils, donc la possibilité du langage. Il en résulte l'affirmation centrale: les facultés de l'esprit ne peuvent se développer sans cette organisation extérieure qui caractérise le corps de l'homme doué de bipédie et d'habileté manuelle. Le «Discours premier» pose le paradoxe de l'homme: il traite de «l'esprit en lui-même» pour montrer qu'il n'y a pas d'esprit en soi. L'esprit n'a de sens que par le corps organisé. Ainsi constitué, l'esprit ne peut errer; et pourtant, il se trompe. L'erreur est un fait dont les causes sont à chercher dans l'ignorance où la plupart des hommes sont tenus, et dans l'empire des passions. La passion est l'incapacité d'envisager une totalité; le passionné ne perçoit qu'un aspect de l'objet qu'il convoite. Savoir le tout, sortir de l'ignorance, devenir raisonnable, se dé-passionner, c'est tout un. L'esprit est aussi la faculté de juger. Mais le jugement se ramène à l'exercice combiné de la sensibilité et de la mémoire. Le sensualisme d'Helvétius est étroitement strict: juger n'est proprement que sentir.

Mais l'esprit n'est pas seul. Le «Discours deuxième» examine «l'esprit par rapport à la société».

Selon Helvétius, à l'obsédante question qui traverse son siècle - qu'est-ce qui a donc bien pu pousser les hommes à s'agréger en société? - une seule réponse est raisonnable: les hommes s'unissent en vue de leur intérêt commun. Sous la platitude apparente d'un propos courant, Helvétius souligne que l'intérêt est pour lui une notion centrale. Si le philosophe cherche la vérité c'est moins pour elle-même, pour quelque préoccupation théorique ou esthétique, mais bien parce que le vrai est utile. L'intérêt, traditionnellement, est pensé dans l'ordre de l'action, des comportements, de la pratique; mais, selon Helvétius, il joue tout autant dans le domaine des idées et des connaissances. L'intérêt est le guide suprême de notre faculté de juger, que l'on considère l'homme comme un particulier, comme le membre d'une société donnée, ou comme un individu intégré à la totalité de l'univers. Est-ce à dire que l'intérêt général est toujours en accord avec mon intérêt personnel, que ce qui fait le bonheur de tous, et l'utilité publique, soit en harmonie avec la quête singulière du plaisir, du bonheur privés? On a souvent dénoncé dans la pensée d'Helvétius (et d'autres) ce préjugé de l'accord des intérêts privés dont l'intérêt général ne serait que la somme optimale. Helvétius ne sombre pas dans une naïveté dont on peut d'ailleurs se demander si elle a existé quelque part. Sans doute n'y a-t-il pas selon lui de contradiction entre la recherche de la vertu et la poursuite de l'intérêt; mais il y a des «vertus de préjugés» qui n'ont aucun rapport avec le bonheur public. De plus, Helvétius sait bien que les intérêts de telle société particulière, non seulement s'opposent à l'intérêt général, mais encore poussent à pervertir ce dernier afin d'asseoir les siens. Le spectacle des sociétés particulières présente un défilé frauduleux d'abus, de privilèges, d'accaparement par quelques-uns de l'intérêt public. Ce tableau sombre des différences et des inégalités sociales est sans doute - mais non exclusivement - le fruit d'une éducation déficiente.

Les nations ont toujours tendance à attribuer à la nature une inégalité entre les hommes qui relève en réalité de la politique, de la forme du gouvernement, de la perversion éthico-éducative. Il en résulte que loin d'établir une frauduleuse harmonie préétablie (rêve de prêtres!) entre les intérêts particuliers et un intérêt général trahi par quelques-uns, Helvétius affirme que le concept d'utilité véritable a pour domaine d'action l'univers. Une société particulière bien construite, où est respecté l'accord de chaque intérêt et de celui de tous, est une société où l'inégalité est sinon détruite, du moins réduite; une telle société s'harmonise avec les autres, universellement: «D'ailleurs, en matière d'esprit, comme en matière de probité l'amour de la patrie n'est point exclusif de l'amour de l'universel. Ce n'est point aux dépens de ses voisins qu'un peuple acquiert des lumières: au contraire, plus les nations sont éclairées, plus elles se réfléchissent réciproquement d'idées, et plus la force et l'activité de l'esprit universel s'augmentent» («Discours deuxième», chap. 25).

On peut donc former l'homme. Mais comment? Ici se pose la question propédeutique qu'aborde le «Discours troisième»: «Si l'esprit doit être considéré comme un don de la nature, ou comme un effet de l'éducation». La nature a-t-elle formé des esprits inégaux en capacité? Sans doute on peut avoir plus ou moins de mémoire, plus ou moins de pouvoir de concentrer son attention. Mais ces différences semblent bien relever de celles des forces qui poussent nos facultés à agir, qui les meuvent et émeuvent. Helvétius propose ici une analyse des passions conçues cette fois comme des principes actifs qui s'enracinent dans la recherche du plaisir et la fuite devant la douleur. On ne peut agir sans passion et tout être non passionné devient vite stupide. La passion est cette dynamique qui rend l'homme le plus borné capable de s'éveiller, d'apprendre, de s'instruire. La passion est à la source des actes héroïques, sans doute parce que l'aversion la plus profonde que l'homme éprouve est celle de l'ennui: s'ennuyer, c'est ne plus être. Helvétius suggère ici une théorie du «grand homme» politique: c'est l'homme qui hait tellement l'ennui qui le hante toujours, qu'il se consacre à l'action la plus risquée, peut-être la plus vaniteuse. L'orgueilleux est toujours peu ou prou quelqu'un qui s'ennuie avec lui-même, de soi-même. Au bout du plus grand ennui se dresse le spectre du despotisme dont la tentation habite tout homme. Le «Discours troisième» propose alors une sorte de typologie des formes de gouvernement, dont la forme-informe, à la limite du politique, est le despotisme qui dégoûte le peuple de toute vertu. Une telle analyse qui conduit à la considération des vertus des peuples libres (le septentrion opposé au despotisme oriental) a pour finalité fondamentale de montrer que les individus et les peuples ne sont pas intelligents et vertueux par don de la nature mais par acquisition. L'homme, un peuple ne sont jamais radicalement donnés: ils sont «faits», et donc peuvent être transformés.

Avec le «Discours quatrième»: «Des différents noms donnés à l'esprit», Helvétius reprend sous forme analytique la question posée dans la Préface, et propose alors de donner un sens univoque aux diverses expressions qui font intervenir le terme «esprit»: par exemple, l'esprit fin, l'esprit fort, le bel esprit, l'esprit juste, etc. Cet effort d'élucidation des significations du mot est centré sur le souci de savoir comment on éduque l'esprit. Comment seulement, car il va de soi que l'esprit est le produit de l'éducation. D'abord, et négativement, il faut soustraire l'esprit à l'emprise des préjugés que maintiennent les despotismes et dont la forme la plus vicieuse est certainement le cléricalisme.

La Révélation est un outil pour exploiter le peuple, de même que la théorie des idées innées aliène et masque la véritable nature de l'esprit. La religion (surtout la religion catholique) est bien une illusion, mais il y a des illusions dont l'efficacité est redoutable. Contre les despotismes sombres, il faut propager les Lumières, c'est-à-dire éduquer: comme la plupart des philosophes éclairés, Helvétius ne sépare pas un projet éducatif conçu dans sa dimension publique et une théorie de l'Histoire, lieu du devenir progressif de l'espèce humaine vers la rationalité et la liberté. Helvétius souligne la difficulté d'établir un plan d'éducation publique; et pourtant il s'agit bien là d'un devoir pour tout État modéré, en l'occurrence ici d'un gouvernement monarchique «tel que le nôtre».

L'éducation publique doit donner primauté à la langue nationale car la liberté est inséparable de l'appartenance à la patrie où la langue et la loi (que chacun suit parce qu'il a contribué à la constituer) sont les mêmes pour tous. Ce dernier point - l'obéissance à la loi dont on est aussi l'auteur - n'est guère compatible avec le gouvernement monarchique: Helvétius, qui admet l'égalité de et par nature des esprits humains, ne peut éviter la pente démocratique. C'est l'affirmation de l'égalité des esprits qui rend compte chez lui de son souci d'éduquer de la même façon les deux sexes. Si l'éducation peut tout, elle doit pouvoir aussi surmonter cette pseudo-inégalité entre les hommes et les femmes, véritable reflet culturel d'une nature faussée. Quoi qu'il en soit, l'éducation tient au politique: «L'art de former des hommes est, en tout pays, si étroitement lié à la forme du gouvernement qu'il n'est peut-être pas possible de faire aucun changement considérable dans l'éducation publique, sans en faire dans la constitution même des États» («Discours quatrième», chap. 17).

De l'esprit eut un grand retentissement en Angleterre (où Helvétius se rendit en 1764) et en Allemagne (où il fut invité par Frédéric II). Son influence fut vive dans les dernières années du XVIIIe siècle, auprès, en particulier, des Idéologues qui fréquentaient le salon de Mme Helvétius, à Auteuil. Cependant l'ouvrage souffrit dans sa diffusion de la condamnation portée contre l'Encyclopédie dont il semblait être une des formes les plus virulentes. Ainsi Joly de Fleury chargé d'un réquisitoire devant le Parlement a pu écrire: «Le livre De l'esprit est comme l'abrégé de cet ouvrage trop fameux [l'Encyclopédie], qui dans son véritable objet devait être le livre de toutes les connaissances et qui est devenu celui de toutes les erreurs; on ne cessait de nous le vanter comme le monument le plus propre à faire honneur au génie de la nation et il en est aujourd'hui l'opprobre.»

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12273116501?profile=original"La profession de foi du vicaire savoyard" n'est en fait qu'un passage du Livre IV de l' Emile de Jean-Jacques Rousseau (1712-1778), mais ce passage constitue un tout en soi et n'a que des rapports assez lointains avec l'oeuvre dans laquelle il est incorporé: c'est en fait une oeuvre dans une oeuvre et sa portée est beaucoup plus générale que ce traité d' éducation; aussi a-t-on pris l'habitude dès le XVIIIe siècle de considérer la "Profession comme une oeuvre à part. Il importe cependant de la replacer dans son cadre. Avec le Livre IV de l'Emile, Rousseau aborde l'  éducation morale et religieuse du jeune garçon qui vient d'atteindre ses seize ans. Il examine successivement la naissance des sentiments, et plus particulièrement de l' amitié et de la pitié; puis l'apprentissage de la connaissance des hommes autour de deux thèmes, l'utilité de l'histoire si elle est bien comprise, c'est-à-dire si elle est avant tout le récit de la vie des grands hommes, et celle des fables. Il en arrive à la fin à l' éducation de l' âme et là se pose le problème: Que croira Emile? C'est dans une formule très vivante que Rousseau présente ce problème: il suppose qu'il emmène son élève sur une montagne d'où la vue s'étend sur un magnifique paysage, celui de la vallée du Pô. Là, le vicaire expose à Emile, que ce paysage porte à la méditation et à l'adoration, comment il en est venu, lui-même, à découvrir les principes de la religion naturelle. Ce personnage du vicaire savoyard est un souvenir tiré par Rousseau de sa propre vie. En effet, dans les "Confessions", il déclare que l' "original du Vicaire savoyard" est un certain M. Gaime, précepteur dans une famille aristocratique, "jeune encore et peu répandu, mais plein de bon sens, de probité, de lumières, et l'un des plus honnêtes hommes qu'il ait connus". Rousseau affirme même que "ses maximes, ses sentiments, ses avis furent les mêmes" que ceux qu'il prête à son vicaire savoyard. Devant Emile, le vicaire commence donc par exposer comment il en est venu à la recherche de la vérité et quelles voies il a suivies. Il explique les raisons qui ont mis le doute dans son âme. Il s'est d'abord tourné vers les philosophes, surpris de la diversité de leurs opinions; mais vite, il a "conçu que l'insuffisance de l'esprit humain était la cause de cette prodigieuse diversité de sentiments, et que l' orgueil était le seconde"; aussi ces contacts avec leurs oeuvres, au lieu de le délivrer  de ses  doutes, n'ont fait que les augmenter. C'est donc seulement à la lumière du principe d'évidence qu'il peut examiner ses connaissances. Il parvient ainsi à une double certitude: l'existence de l'homme qui existe non parce qu'il pense, mais parce qu'il sent; il "est" par ses sens, lesquels sont impressionnés par les choses extérieures. L'existence des sens prouve donc non seulement l' existence de l'homme qui est sensible, mais de la matière qui agit sur les sens. Poursuivant l'examen de cette dualité, le vicaire découvre que la différence essentielle qui distingue l'homme de la matière réside dans le fait qu'il est doué d'une action propre, alors que celle-ci, inerte, ne peut être mue que par une impulsion extérieure à elle. De là, il tire deux principes: le premier, c'est que, puisque l'univers est en mouvement, "il y a une volonté qui meut l'univers et anime la nature": et d'autre part, -c'est le second principe, -puisque la matière est mue selon certaines lois, il existe une intelligence suprême. En fait, on peut par le seul "sentiment intérieur" parvenir à l' existence de Dieu. C'est l'énoncé d'un credo qui suit: "Je crois donc que le monde est gouverné par une volonté puissante et sage; je la vois ou plutôt je le sens". Tout ce qu'on peut savoir se ramène à cette simple évidence, comparable à celle à laquelle peut aboutir un homme "qui verrait pour la première fois une montre ouverte, et qui ne laisserait pas d'en admirer l'ouvrage, quoiqu'il ne connût pas l'usage de la machine et qu'il n'eût point vu de cadran". Et Rousseau reprend, dans un sens beaucoup plus limité, l'argument du pari de Pascal (voir les "Pensées" de Pascal), en vue de répondre à Diderot qui affirmait que la vie et tous les êtres organisés étaient issus d'un "jet d' atomes", se fondant sur les lois de la probabilité. Il suffit donc qu'on suppose une quantité de jets suffisante pour arriver à la combinaison qui justement s'est réalisée. Mais Rousseau répond: "De ces jets-là combien faut-il que j'en suppose pour rendre la combinaison semblable? Pour moi, qui n'en vois qu'un seul, j'ai l' infini à parier contre un que son produit n'est point l'effet du hasard". A cela, se limitent toutes les connaissances métaphysiques que nous pouvons acquérir.

Non seulement, les hypothèses des philosophes et des religions sont contradictoires, mais elles sont vaines puisqu'elles demeurent invérifiables; ce qui les caractérise, c'est leur absolue gratuité. Quelle idée, cependant, pouvons-nous faire raisonnablement de l'univers et de la place que l'homme y occupe? Il nous suffit de savoir observer, pour voir que l'homme est le roi de la terre, qu'il est supérieur aux animaux puisqu'il les dompte, aux forces naturelles puisqu'il peut les maîtriser; et s'il leur est supérieur, c'est parce qu'il pense. Roi de la terre, l'homme n'est qu'un esclave dans la société, c'est là qu'est le mal et l'homme en est le seul responsable, et même le seul auteur. En tant que substance immatérielle, l'homme est libre et seul responsable de ses actes; s'il se soumet aux injonctions de la nature, il est dans la vraie voie et nul mal ne peut naître de lui. Puisqu'il y a un Dieu et que, de toute nécessité, c'est un Dieu juste, cette part immatérielle de l'homme sera récompensée par Lui selon ses mérites. Puisque les méchants ne sont pas toujours punis sur la terre, il est inévitable qu'ils reçoivent un châtiment dans l'au-delà. L' âme est donc immortelle. Mais de ce Dieu nous ne pouvons théoriquement rien dire, car sa grandeur est impossible à concevoir; nous pouvons cependant déduire du principe d'évidence ses qualités nécessaires: Dieu est créateur de toutes choses, il est éternel, intelligent, bon et juste. Ces quelques convictions bien assurées permettent au vicaire savoyard de dégager une morale. "En suivant toujours ma méthode, je ne tire point ces règles des principes d'une haute philosophie, mais je les trouve au fond de mon coeur écrites par la nature en caractères ineffaçables"; "trop souvent la raison nous trompe, nous n'avons que trop acquis le droit de la récuser, mais la conscience ne trompe jamais; elle est le vrai guide de l'homme". Il s'ensuit que "tout ce que je sens être bien est bien, tout ce que je sens être mal est mal": grâce à la conscience, c'est la pratique de la vertu que l'homme tire son bonheur. Il est inutile de chercher quelle est la nature de la conscience, de tenter de savoir, par exemple, si elle est innée ou acquise; il suffit que nous la sentions en nous-mêmes. Dans un élan mystique, le vicaire compose un hymne spontané à la conscience. Il assure que lorsque l'homme s'adresse à Dieu, il doit, non pas l'importuner par ses demandes, mais bien le louer et le remercier sans cesse d'avoir "donné la conscience pour aimer le bien, la raison pour le connaître, la liberté pour le choisir". Quelle devra être l'attitude d'Emile à l'égard des dogmes? De ce qui vient d'être exposé, résulte une religion "naturelle"; celle-ci est opposée aux religions révélées. Les révélations de Dieu, ce sont les beautés et l'harmonie de la nature, c'est la voix de la conscience; pourquoi imaginer des révélations directes, celles qu'on nous propose sont de toute évidence l'oeuvre des hommes "dès que les peuples se sont avisés de faire parler Dieu, chacun l'a fait parler à sa mode et lui a fait dire ce qu'il a voulu". D'où les contradictions, les différences qui séparent les religions. Le culte "que Dieu demande est celui du coeur"; ce culte-là est uniforme, il est universel". Toutefois les préférences du vicaire vont au christianisme: "Je vous avoue que la majesté des Ecritures m'étonne, la sainteté de l' Evangile parle à mon coeur"; pour lui, il est incontestable que si "la vie et la mort de Socrate sont d'un sage, la vie et la mort de Jésus sont d'un Dieu". Résumant son propos, le Vicaire savoyard définit en conclusion, l'attitude qui sera finalement adoptée: servir Dieu dans la simplicité de son coeur, négliger les dogmes ("le culte essentiel est celui du coeur"), s'anéantir devant la "majesté de l' Etre suprême"; vis-à-vis des autres hommes, pratiquer la tolérance, la charité chrétienne; vis-à-vis de soi-même, écouter la voix de sa conscience et pratiquer la vertu.

La "Profession de foi du vicaire savoyard" n'est donc pas seulement une effusion lyrique en face du spectacle de la nature, c'est un raisonnement bien conduit et fort rigoureux. Rousseau ne recule pas ici devant l'abstraction, la métaphysique pure, mais il le fait dans des termes pleins de simplicité et de clarté, avec une constante élévation de pensée et d'expression. La "Profession" trouve ses sources non seulement dans ce profond mouvement d'idées, issu à la fois de la philosophie déiste et de la compénétration de plus en plus profonde des sciences de la nature et de la philosophie, mais beaucoup plus encore de l'évolution de l'attitude de Rousseau lui-même sur ces problèmes. Déjà dans l' "Allégorie sur la révélation", dans la "Lettre à Sophie" et dans la "Nouvelle Héloïse", Rousseau avait posé les premières bases de ces principes qu'il devait définitivement adopter. Jamais, à l'avenir, il ne s'écartera de ses conclusions, il le signalera dans sa dernière oeuvre (voir "Les rêveries d'un promeneur solitaire"). "Emile" parut en 1762, mais il semble que la "Profession" fut écrite dès 1758; elle aurait été complètement remaniée après que Rousseau eut pris connaissance du livre d' Helvétius "De l' Esprit". La "Profession" est, en effet, dirigée directement contre les philosophes, contre Voltaire demeuré cependant vaguement déiste, mais surtout contre Diderot et ses amis. Elle est également dirigée contre les religions révélées, dont Rousseau avait été particulièrement à même, puisqu'il était un protestant converti au catholicisme, de se rendre compte. L'affirmation de cette foi dégagée de tout dogme précis, cette conviction sentimentale, toute faite d'effusions, venaient en leur temps. La "Profession" connut immédiatement un immense succès. Elle suscita un profond mouvement d'idées religieuses et ramena sinon à la religion, du moins à la religiosité, bien des âmes. Ce n'est pas seulement sur les idées religieuses que cette oeuvre exerça son influence, mais sur les moeurs et sur la littérature, et cela d'une manière très durable, puisqu'elle ne fit que grandir et se développer. Plus que ses contemporains, ce sont certains révolutionnaires, Robespierre en particulier (voir "Discours sur l' Etre humain") et surtout les premiers romantiques, qui ont véritablement vécu les principes que Rousseau avait exposés. La "Profession de foi" demeure, encore de nos jours, une des plus belles pages de Rousseau et, littérairement, une des plus réussies.

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L'humanisme en marche: Sur le courage

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Lachès ou Sur le courage, traduction Victor Cousin

"Lachès ou Sur le courage" est un dialogue de Platon (428-347 avant JC.). En voici le thème: Lisimaque et Mélésias, comptant donner une éducation parfaite à leurs enfants, vont demander conseil à Nicias et Lachès, illustres généraux athéniens, auxquels vient se joindre Socrate, que Lachès tient en haute estime pour avoir mesuré sa bravoure à la guerre. Ce dialogue a lieu sans doute dans un gymnase: la discipline en cause n'étant ici que celle des armes. Pour Nicias, le maniement des armes compte beaucoup dans l' éducation parce qu'il contribue à tremper les âmes: mais tel n'est pas l'avis de Lachès qui proteste. Lisimaque s'adresse alors à Socrate qui, fidèle à son habitude, demande que soit d'abord bien précisé le sujet de la discussion. Le but de la discipline envisagée est l' éducation: or, Socrate avoue ignorer cet art, mais Nicias et Lachès, qui ont dit résolument leur avis, doivent en savoir bien plus long que lui. Nicias et Lachès accueillent très volontiers la proposition de Socrate, persuadés de mener à bien ce facile débat. Le but de l' éducation est la vertu, qu'il convient d'abord de définir, pour rechercher ensuite les moyens les plus appropriés de l'atteindre. Mais le domaine de la vertu est beaucoup trop vaste: bornons-nous, observe Socrate, à définir le courage, que le maniement des armes semble devoir intéresser plus directement. Lachès le définit ainsi: ne pas abandonner son poste au combat. Mais il est des cas, lui objecte Socrate, où on lutte en fuyant et où se décide ainsi le sort de la victoire. En outre, cette définition n'est pas complète et ne se réfère qu'au courage militaire. Lachès essaie alors d'identifier le courage à la force d' âme. Mais si sa première définition était trop étroite, celle-ci est beaucoup trop vaste: la valeur est indubitablement quelque chose de beau, -déclare Socrate,- mais il existe certains exemples de fermeté qui sont loin d' être beaux. Pour circonscrire le problème, il propose alors de retenir que la fermeté, pour être appelée valeur, doit être associée à la sagesse. Mais cela amène à regarder l'homme qui, en "sage calculateur", résiste, car il sait que d'autres viendront le secourir et qu'il dispose de certains avantages décisifs, comme plus valeureux que le combattant disposé à résister jusqu'au bout, bien que ne comptant sur rien. Lachès admet ne pouvoir s'exprimer plus clairement et cède la parole à Nicias; celui-ci, après avoir rappelé que Socrate a l'habitude de ramener la vertu à la connaissance, définit le courage comme étant la science des choses redoutables. Mais Socrate démontre que cette définition trop vague, tout en n'étant pas dénuée d'un certain fond de vérité, ferait du courage la science du bien et du mal, à telle enseigne qu'au lieu de définir le courage, on en arrive à une définition de la vertu en général, laquelle résulte précisément de la connaissance et du partage du bien et du mal. La discussion s'achève ainsi sur la défaite de Nicias. Ce dialogue, datant probablement de la jeunesse de l'auteur, est remarquable à plus d'un titre: il se présente avant tout comme une vivante peinture de caractères; et de plus, il s'intègre parfaitement dans le cadre d'une série de brefs dialogues visant à démontrer l'impossibilité d'un partage de la vertu.

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administrateur théâtres

lecole-38-5a530-3ea21.jpg?width=101 Dix sur vingt ? Trèees Bien!

 « L’école est finie ! » c’est le titre grinçant de la pièce de Jean-Pierre Dopagne.  Le théâtre n’est jamais loin de l’école et vice-versa. Demandez à vos  ex-profs préférés ! On espère donc sincèrement, que ni l’un ni l’autre ne seront finis de sitôt. Et pourtant, la menace couve, c’est notre culture que l’on assassine, dit-on dans les journaux! Voilà donc le propos de cet opus  éblouissant qui veut mettre l’alarme au camp!

 lecole-44-087bc-a78dc.jpg?width=150 Voici en tous cas, une pièce qui sauve, un radeau solitaire sur un océan de conformité. Cette pièce bourrée de vitriol, de dynamite et de phosphore est bien sûr aux antipodes de la version   éponyme de la chanson de Sheila, où après des années de travail scolaire ardu, on sortait de l’école équipés pour la vie et rêvant à l’amour! La comédienne d’aujourd’hui, Chloé Struvay, véritable virtuose des émotions,  perce les impostures modernes  les unes après les autres, cherchant l’adhésion du spectateur  de son regard incisif  - c’est du théâtre de proximité ! - et  explose toutes les hypocrisies contemporaines  à la manière d’une kamikase, avec un sourire ravageur. Elle diffuse une énergie sans pareille et se révolte de toutes ses fibres (les siennes et  celles de l’enfant qu’elle porte),  contre les tromperies qui ont semé son jeune parcours.

lecole-60-17e46-ad297.jpg?width=150Chloé Struvay (alias Caroline, 22 ans)  commence d’ailleurs par un mot très fort, elle parle du « viol » originel de sa personne. Elle a conscience que la société  en la privant de sens, lui a volé son unicité, sa conscience d’être et sa raison d’être. Même régime pour les élèves dont elle aura la charge une fois devenue enseignante à son tour!  Pour elle, l’enfant est sacré, il doit être éduqué, comme le verbe « educere » latin l’indique… « conduit, guidé  hors de… ». On ne peut se contenter d’étouffer les humains à petit feu. Elle a eu la chance incroyable de  résister, de s’accrocher aux nourritures spirituelles et s’en sortir, par sa seule volonté. Grâce à sa vitalité et sa rage de vivre, mais combien d’autres seront laminés ?

lecole-63-c5978-5c893.jpg?width=101L’enseignement au 21e siècle frise l’imposture et fait de plus en plus partie intégrante de la machine économique! Qu’il est loin le temps des arts libéraux ! Qui  lit encore Victor Hugo? Elle est une Antigone de notre société nouvelle. « Antigone, une fille comme vous et moi. Qui fait la guerre à la bêtise humaine et qui franchit les interdits » Au pays du surréalisme, la fausse nouvelle  récente du journal Nordpresse n’est pas si imaginaire que cela : « Depuis l’avènement d’Internet et des jeux vidéo, le Bescherelle a essayé de maintenir une conjugaison basée sur le sens et pas sur le son. Son usage fut conseillé à chacun, mais dans son édition 2015, tout change enfin. Dans sa prochaine édition, disponible en librairie dès le mois de Janvier, le manuel désire se conformer à l’usage courant de notre jeunesse. Au lieu de se braquer sur une pratique d’un autre âge écartant de facto les bloggeurs, joueurs en ligne et autres communautés de gens privés de vie sociale, il permettra enfin à chacun de choisir l’accord qui lui plaît. » Elle se bat férocement  pour la grammaire, les accords de participes passés,  les subjonctifs imparfaits, le scintillement du vocabulaire et  une  langue de culture, bref, ce qui nous relie entre nous ! Elle conspue les grilles de toute nature… les grilles de prison, celles  de lecture, celles d’évaluation… tandis que notre  propre grille horaire s’est arrêtée pile pendant ce spectacle courageux! Chloé Struvay (alias Caroline, 22 ans) va-t-elle réussir à arrêter le temps ?  

 

 lecole-87.jpg?width=501Le soir de la première au théâtre du Blocry (Jean Vilar) et le lendemain, les moindres strapontins sont occupés. On sent vibrer les réactions du public qui se boursoufflent de colère partagée contre un système qui dénature l’essence même de l’enseignement. En gros, on n’apprend plus aux gosses et adolescents à grandir en faisant des efforts sur eux-mêmes. On leur donne des leçons de vide et on leur apprend à simuler.  On les anesthésie  de paroles lénifiantes et de savoirs de plus en plus allégés, du berceau à la sortie de l’université, en espérant former des foules dociles et consentantes qui nourriront  le très rentable  collimateur du consumérisme économique. Cela passe  - comme dans le 1984 du célèbre George Orwell - par la réduction du langage à un kit de vocabulaire de survie, incapable d’exprimer ou pire d’énoncer  la moindre  pensée structurée.  

 

 lecole-71.jpg Large extrait : «- Parfaitement, Mademoiselle. - C'est Bouchard qui parle. - Le citoyen d'aujourd'hui doit être un citoyen de l'univers en expansion. Et l'expansion de l'univers, aujourd'hui, c'est la production et l'intégration. Ce sont les cadres, les normes, décrets et directives, indispensables à la bonne évolution des sociétés. Le poids des volailles, le calibrage des tomates, le temps de parole au journal télé, les quotas hommes-femmes sur les listes électorales, le nombre d'actes médicaux à poser dans un hôpital... tout est encadré et scientifiquement évalué par des organismes certifiés. Aujourd'hui, même les pays, les Etats reçoivent une note et un bulletin d'évaluation. C'est le devoir de l'Ecole d'assurer à tous les élèves une formation à l'encadrement, une qualification pour leur intégration dans la vie économique. Je traduis : citoyen signifie consommateur ; expansion veut dire mondialisation ; qualification : uniformisation ; formation : soumission ou formatage ; encadrement : emprisonnement ; vie économique : lois du marché ; formation : mise à mort de la liberté. »  Tout va « trèeees bien », madame la Marquise! Bravo Chloé Struvay (alias Caroline, 22 ans).  

L'Ecole est finie !



Théâtre Blocry / Louvain-la-Neuve

Une production de l'Atelier Théâtre Jean Vilar et du Festival Royal de Théâtre de Spa. Le spectacle est créé à Louvain-la-Neuve cette semaine, dans une mise en scène de Cécile Van Snick (interprétation : Chloé Struvay). Du 6 au 26 novembre.

www.atjv.be

Le livre de Jean-Pierre Dopagne (éd. Lansman) sera en vente en primeur lors des représentations.

photos © Véronique Vercheval

 




 
 
 
 
  



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L'Emile qui fut brûlé

12272733461?profile=original"Emile ou De l'éducation" est un traité de Jean-Jacques Rousseau (1712-1778), publié à Paris chez Duchesne ["A La Haye et Amsterdam chez Jean Néaulme"] en 1762.

 

C'est en mai 1762 que l'Émile est mis en vente à Paris; l'ouvrage est confisqué par la police quelques jours plus tard. En juin, condamnation du texte par la Sorbonne et le Parlement: l'Émile est brûlé. Ce même mois, l'Émile et Du contrat social sont brûlés à Genève où Rousseau est décrété de "prise de corps". Les années 1761 et 1762 sont pour Jean-Jacques des années si terribles qu'il a pu lui-même confesser qu'elles l'avaient conduit au bord de la folie. Il s'est persuadé en 1761 que le manuscrit de l'Émile a été intercepté par les jésuites afin de le "corriger". Rousseau se défend contre tant d'attaques: la Lettre à Christophe de Beaumont, les Lettres écrites de la montagne ne feront qu'aggraver son cas.

 

Le texte de l'Émile est le complexe résultat de plusieurs années de méditations au sujet de l'éducation. Dès 1740 Rousseau a écrit le Projet pour l'éducation de M. de Sainte-Marie. Pourtant l'Émile ne saurait être réduit à un traité pédagogique. L'éducation est inséparable d'une conception de l'enfant, de l'homme, d'une théorie du développement du corps et des facultés de l'esprit; elle implique aussi un système sociopolitique et la considération fondamentale de l'existence de Dieu. En ce sens l'Émile est comme la somme de la philosophie de Rousseau.

 

L'ouvrage comporte cinq livres sans qu'aucun sous-titre n'explicite leur contenu à l'exception du livre V: "Sophie ou la Femme". Le livre I considère que si la première éducation de l'enfant doit revenir à la mère, il n'y a plus de femmes qui acceptent aujourd'hui d'assumer ce rôle naturel. Il faudra donc suivre la voix de la nature que sait entendre le précepteur en l'absence des parents naturels. Dans la première époque de sa vie, l'enfant apprend à parler, à manger, à marcher. Réduit à quelques sensations, il n'a pas de conscience de lui-même. Le livre II expose le lent développement des sens de l'enfant, de cette raison sensitive ou puérile qui accède aux idées simples par combinaison de sensations. Parvenu à la maturité de l'enfance, l'élève est libre et heureux. Le livre III expose comment Émile, l'élève, parvient aux premières idées abstraites, non point par l'usage des livres mais par des comparaisons d'expériences. Au terme de sa quinzième année, il est prêt à comprendre les relations avec autrui. Le livre IV retrace l'accès de l'élève à la sociabilité, à la conscience de la différence des sexes, au sentiment de l'existence de Dieu ("Profession de foi du vicaire savoyard"), à la rationalité, à la citoyenneté. Le livre V traite de l'éducation qu'a dû recevoir Sophie, la compagne promise. L'ouvrage s'achève sur l'annonce de la naissance d'un enfant. En fait, il y a une suite: "Émile et Sophie ou les Solitaires", deux lettres au précepteur qui témoignent de la fin catastrophique d'un si beau rêve éducatif.

 

Au XVIIIe siècle se développent des conceptions sur l'éducation qui relient la formation de l'homme à celle du citoyen vertueux; la fermeture en avril 1762 des collèges jésuites rend urgente une réflexion sur le caractère public que doit prendre la pédagogie. Rousseau admet bien cette finalité, mais avant de former un citoyen, il faut se préoccuper de former un homme à partir d'un enfant qui, précisément, n'est ni l'un ni l'autre.

Le but de l'éducation consiste donc moins à former l'homme qu'à le transformer. "Tout est bien, sortant des mains de l'auteur des choses: tout dégénère entre les mains de l'homme" (livre I). L'état civil humanise la bête bipède mais en même temps la dénature. L'éducation est à l'homme ce que la culture est aux plantes; elle doit "suppléer" à la perte du bon naturel, restaurer sous une autre forme l'harmonie, le bonheur perdus. La finalité de l'éducation de l'individu est en parfait accord avec celle que poursuit le corps politique dans Du contrat social. Mais dans l'Émile, Rousseau tente de souligner que cet accord repose sur un héroïque exploit. Car l'homme naturel est autosuffisant, unité absolue, présence à soi; l'homme civil n'est qu'une unité fractionnaire, il n'existe que relativement au corps social; les institutions publiques dénaturent complètement l'individu, alors qu'il s'agit dans le cas de l'enfant Émile de retrouver, si faire se peut, les traces enfouies du naturel. Rousseau construit le modèle fictif d'un enfant mâle, orphelin, qui n'a de relations qu'avec un seul précepteur. La théorie éducative ne pourra manifester sa cohérence que si l'élève est considéré comme "l'homme abstrait", sans attaches familiales (la famille est bien naturelle mais elle ne remplit pas ses devoirs, les mères n'allaitent plus, et les pères, qui devraient élever leurs enfants sous peine de perdre le droit de procréer, ont perdu toute autorité). C'est sur cet enfant imaginaire que va s'exercer une éducation d'abord purement négative, dont le principe est non de gagner du temps mais d'en perdre, de soumettre la volonté anarchique et impérieuse de l'élève, non point à la volonté pour lui incompréhensible d'autrui, mais à la nécessité des choses qui est la meilleure des "disciplines".

 

Éduquer sera donc laisser se développer, selon les mouvements de notre nature, des facultés qui sont à l'état virtuel. En ce sens la théorie de Rousseau est génétique. Dans le style courant alors de l'empirisme sensualiste, Rousseau admet que l'homme est d'abord un être sensible: il entre en contact avec les objets extérieurs par la sensation, qui est à la fois affection intérieure et signe de l'existence des choses hors de soi. La combinaison des sensations, de plus en plus complexe, engendre la possibilité de la comparaison, source des premiers jugements, des premières idées. L'accès à l'abstraction, qui est un résultat, est tardif: le précipiter par une instruction livresque que l'enfant ne peut comprendre, c'est ruiner le développement harmonieux des facultés, c'est vicier l'ordre. Ce n'est que progressivement que l'enfant pourra accéder aux valeurs morales, à la distinction du bien et du mal, au juste sentiment de la propriété (la terre appartient à celui qui la travaille). Élevé à la campagne, habillé en paysan, l'enfant pratique le travail manuel (vertu évangélique de la menuiserie et de la charpenterie!) et comprend peu à peu la résistance des lois de la matière. Éduquer, c'est toujours mettre l'enfant à l'école des faits: parce qu'ils ne dépendent pas de la volonté, ils permettent précisément de prendre conscience de l'existence de la volonté, de ses pouvoirs et de ses limites. Se mettre à la portée des facultés de l'enfant c'est aussi ne lui donner à lire que ce qu'il peut comprendre. Le premier livre d'Émile, sorte de résumé - fictif encore - de ses propres expériences, est Robinson Crusoé. Toutes les lectures qu'il pourra ensuite faire devront obéir au même principe: ne rien apprendre dans les livres que ce que l'expérience peut enseigner.

 

Mais alors, si l'expérience sensible est la source de toutes nos connaissances, comment l'enfant devenu jeune homme pourra-t-il accéder à la notion du créateur de la nature? C'est dans le livre IV de l'Émile que Rousseau expose sa théorie de l'existence de Dieu et de la religion naturelle. Il relate la méditation d'un vicaire savoyard, pauvre et honnête, mal vu par son Église. Ce discours - la "Profession de foi" - aurait été tenu à Jean-Jacques, donc au précepteur, en Italie. Ce texte fondateur (parmi d'autres à l'époque) de la notion de religion naturelle valut à Rousseau critiques et condamnations officielles, tout particulièrement parce qu'il nie la nécessité de la Révélation et réduit la religion à son usage éthique. L'homme ne peut se passer de croire, l'état de doute le plonge dans le désespoir. C'est par l'examen de soi-même que chacun peut trouver des preuves de l'existence de Dieu. La première vérité que chacun rencontre est le sentiment de sa propre existence: "J'existe et j'ai des sens." Il y a hors de moi une matière qui cause mes sensations. Mais, à l'évidence je suis doué d'une force active, je suis capable de jugement. La matière morte ne peut rendre compte de cette activité, pas plus que de ses propres mouvements. Est donc requise une cause pour rendre intelligible la motion du monde. Cette cause est une volonté (le premier article de foi). La matière possède des lois qui ont été établies nécessairement par une intelligence (le deuxième article de foi). Un être doué de volonté et d'intelligence qui organise et maintient l'univers s'appelle Dieu qui se manifeste dans ses oeuvres et en sa créature. En méditant sur lui-même, l'homme découvre qu'il est constitué de deux principes, incompatibles et cependant unis: son corps est matériel, ce principe passif l'entraîne dans la pesanteur des passions. Mais l'homme est aussi composé d'une autre substance qui se manifeste par la volonté dans son essence: la liberté. Or la liberté est inconcevable (et elle existe, mes actes délibérés le prouvent) sans une âme immatérielle (le troisième article de foi). Rousseau, fidèle ici à la tradition du dualisme cartésien, récuse tout matérialisme. La portée de l'empirisme sensualiste achoppe devant l'évidence intérieure de la spiritualité de mon âme. En fait, le matérialiste est un mauvais sensualiste qui ne sait pas entendre l'évidence: il est sourd. C'est à la liberté qui est de l'ordre de l'esprit que Rousseau impute l'existence du mal: en ce point encore, il reste cartésien et malebranchiste. Le mal moral est de même nature que le mal social et politique: "Ôtez nos funestes progrès, ôtez nos erreurs et nos vices, ôtez l'ouvrage de l'homme, et tout est bien."

 

Choisir entre le bien et le mal est la puissance de la conscience intime, principe inné, en droit incorruptible, s'il est vrai qu'elle est un "instinct divin". Mais elle peut être étouffée: c'est pourquoi il faut la retrouver dans sa pureté première et faire alors appel à une raison bien éduquée. Les religions révélées sont inutiles, voire néfastes. Mais l'athéisme (Robespierre dira qu'il est aristocratique) nuit au peuple: les athées "ôtent aux affligés la dernière consolation de leur misère, aux puissants et aux riches le seul frein de leurs passions".

 

Il reste à Émile, en possession de solides vertus et d'un métier honorable, à entrer dans la vie sociale: il faut le marier et en faire un digne citoyen. Le livre V de l'Émile a pour titre "Sophie ou la Femme". Sophie est le paradigme sage de toute femme telle que Rousseau la rêve et le précepteur l'accomplit. La femme, Rousseau n'en doute pas, est inférieure par nature à l'homme et doit être formée entièrement pour lui et pour son rôle d'épouse et de mère. Le système d'éducation de la fille doit être contraire à celui du garçon. La femme est du côté de la naturalité, mais elle en est tellement proche qu'elle ne peut accéder à la culture; elle est trop habitée par son sexe, d'où sa passivité, sa faiblesse, mais aussi ses excès passionnels. Il faut lui imposer la pudeur. La femme, toujours par nature, est l'être du masque, de l'apparence: perpétuellement dans l'enfance, elle n'atteint jamais vraiment l'âge de la raison qui est viril. Point donc besoin de l'éduquer à quelque activité conceptuelle: l'exercice de la vertu et la soumission aux volontés du mari lui suffisent. Sophie, comme ses consours, échappe à la longue formation génétique des facultés de l'esprit, apanage masculin. La "moitié du genre humain", curieusement, n'est pas digne de la théorie empiriste-sensualiste censée pourtant rendre compte de l'évolution de toute l'espèce. Sophie ne relève que d'une histoire domestique. En matière de foi, Sophie n'a pas droit à la "Profession de foi" du vicaire. Elle doit avoir la religion de sa mère, puis celle de son mari. On ne lui enseigne qu'un catéchisme élémentaire qui fonde son obéissance. Bien entendu, Sophie n'a aucun rôle politique à jouer, et ne porte le titre de citoyenne que dans la mesure où Émile est citoyen.

 

Émile devenu homme entre dans l'état civil. Rousseau rappelle alors les thèses fondamentales du Contrat social: le corps politique ne peut être fondé sur la force, qui ne fait pas le droit; l'esclavage sous toutes ses formes est injustifiable. La liberté est l'être même de l'homme, elle ne peut être aliénée comme une chose. Le vrai contrat constitutif d'un peuple est l'acte par lequel chacun "met en commun ses biens, sa personne, sa vie et toute sa puissance sous la suprême direction de la volonté générale" (livre V). Par la volonté générale qui exprime la raison en chacun, le citoyen contribue librement à constituer les lois auxquelles il se soumet comme sujet. Contre l'existence de représentants (la volonté générale ne se délègue pas), Rousseau prend le parti de la démocratie directe qui ne peut fonctionner que dans des petits pays où règne l'égalité de propriétés médiocres. Les différences trop grandes entre les richesses sont le pire ennemi de la liberté.

 

L'Émile ne dissimule aucune des apories, voire des contradictions qui peuplent l'oeuvre de Rousseau. Au problème du bon législateur (comment le former alors même qu'il fait les lois?) correspond celui du bon précepteur: où le trouver? L'éducation de l'individu Émile n'entre-t-elle pas en conflit avec les exigences de la fonction de citoyen? Peut-on à la fois être homme et citoyen? Lorsque Émile quitte son pays, ne déclare-t-il pas qu'en cessant d'être citoyen, il devient de plus en plus homme? Rousseau radicalise d'autre part la théorie courante, alors, de l'infériorité de la femme, être second au service de l'homme. Mais en radicalisant cette conception il la fait exploser. Sophie n'a pas appris qu'il y a une nécessité qui dépasse la volonté humaine; elle ne se résigne pas à la mort de ses parents et de sa fille. Émile l'amène alors, pour la distraire, à Paris, lieu d'une perdition à laquelle Sophie n'a pas non plus appris à résister. Dans le texte qui fait suite à l'Émile, intitulé "Émile et Sophie ou les Solitaires", on assiste au renversement du destin que le précepteur avait prévu pour son élève. Émile quitte Sophie infidèle, quitte sa patrie, devient esclave à Alger où il fait l'expérience du travail forcé, organise la grève des esclaves et parvient à faire accéder aux Lumières son gardien tyrannique. Étrange odyssée de la conscience d'un homme qui découvre la cruauté du monde. Il n'aurait pu atteindre à cette lucidité sans la trahison bien involontaire de sa femme, victime d'une fallacieuse éducation.

 

L'Émile est tenu pour un traité d'éducation qui a inspiré des théories pédagogiques "non directives" soucieuses de la nature et du développement spécifiques de l'enfant. Son influence philosophique fut considérable et contestée: Kant, d'abord adepte de Rousseau, finit par douter de la bonne nature enfantine et proposera une théorie de l'éducation fondée sur le dressage et la discipline, seuls susceptibles de redresser la nature tordue; Hegel a vu dans la contradiction de l'homme privé et du citoyen la caractéristique de la tension insurmontable qui mine la société civile bourgeoise.

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12272733461?profile=original"Emile ou De l'éducation" est un traité de Jean-Jacques Rousseau (1712-1778), publié à Paris chez Duchesne ["A  Amsterdam chez Jean Néaulme"] en 1762.

C'est en mai 1762 que l'Émile est mis en vente à Paris; l'ouvrage est confisqué par la police quelques jours plus tard. En juin, condamnation du texte par la Sorbonne et le Parlement: l'Émile est brûlé. Ce même mois, l'Émile et Du contrat social sont brûlés à Genève où Rousseau est décrété de "prise de corps". Les années 1761 et 1762 sont pour Jean-Jacques des années si terribles qu'il a pu lui-même confesser qu'elles l'avaient conduit au bord de la folie. Il s'est persuadé en 1761 que le manuscrit de l'Émile a été intercepté par les jésuites afin de le "corriger". Rousseau se défend contre tant d'attaques: la Lettre à Christophe de Beaumont, les Lettres écrites de la montagne ne feront qu'aggraver son cas.

Le texte de l'Émile est le complexe résultat de plusieurs années de méditations au sujet de l'éducation. Dès 1740 Rousseau a écrit le Projet pour l'éducation de M. de Sainte-Marie. Pourtant l'Émile ne saurait être réduit à un traité pédagogique. L'éducation est inséparable d'une conception de l'enfant, de l'homme, d'une théorie du développement du corps et des facultés de l'esprit; elle implique aussi un système sociopolitique et la considération fondamentale de l'existence de Dieu. En ce sens l'Émile est comme la somme de la philosophie de Rousseau.

L'ouvrage comporte cinq livres sans qu'aucun sous-titre n'explicite leur contenu à l'exception du livre V: "Sophie ou la Femme". Le livre I considère que si la première éducation de l'enfant doit revenir à la mère, il n'y a plus de femmes qui acceptent aujourd'hui d'assumer ce rôle naturel. Il faudra donc suivre la voix de la nature que sait entendre le précepteur en l'absence des parents naturels. Dans la première époque de sa vie, l'enfant apprend à parler, à manger, à marcher. Réduit à quelques sensations, il n'a pas de conscience de lui-même. Le livre II expose le lent développement des sens de l'enfant, de cette raison sensitive ou puérile qui accède aux idées simples par combinaison de sensations. Parvenu à la maturité de l'enfance, l'élève est libre et heureux. Le livre III expose comment Émile, l'élève, parvient aux premières idées abstraites, non point par l'usage des livres mais par des comparaisons d'expériences. Au terme de sa quinzième année, il est prêt à comprendre les relations avec autrui. Le livre IV retrace l'accès de l'élève à la sociabilité, à la conscience de la différence des sexes, au sentiment de l'existence de Dieu ("Profession de foi du vicaire savoyard"), à la rationalité, à la citoyenneté. Le livre V traite de l'éducation qu'a dû recevoir Sophie, la compagne promise. L'ouvrage s'achève sur l'annonce de la naissance d'un enfant. En fait, il y a une suite: "Émile et Sophie ou les Solitaires", deux lettres au précepteur qui témoignent de la fin catastrophique d'un si beau rêve éducatif.

Au XVIIIe siècle se développent des conceptions sur l'éducation qui relient la formation de l'homme à celle du citoyen vertueux; la fermeture en avril 1762 des collèges jésuites rend urgente une réflexion sur le caractère public que doit prendre la pédagogie. Rousseau admet bien cette finalité, mais avant de former un citoyen, il faut se préoccuper de former un homme à partir d'un enfant qui, précisément, n'est ni l'un ni l'autre.
Le but de l'éducation consiste donc moins à former l'homme qu'à le transformer. "Tout est bien, sortant des mains de l'auteur des choses: tout dégénère entre les mains de l'homme" (livre I). L'état civil humanise la bête bipède mais en même temps la dénature. L'éducation est à l'homme ce que la culture est aux plantes; elle doit "suppléer" à la perte du bon naturel, restaurer sous une autre forme l'harmonie, le bonheur perdus. La finalité de l'éducation de l'individu est en parfait accord avec celle que poursuit le corps politique dans Du contrat social. Mais dans l'Émile, Rousseau tente de souligner que cet accord repose sur un héroïque exploit. Car l'homme naturel est autosuffisant, unité absolue, présence à soi; l'homme civil n'est qu'une unité fractionnaire, il n'existe que relativement au corps social; les institutions publiques dénaturent complètement l'individu, alors qu'il s'agit dans le cas de l'enfant Émile de retrouver, si faire se peut, les traces enfouies du naturel. Rousseau construit le modèle fictif d'un enfant mâle, orphelin, qui n'a de relations qu'avec un seul précepteur. La théorie éducative ne pourra manifester sa cohérence que si l'élève est considéré comme "l'homme abstrait", sans attaches familiales (la famille est bien naturelle mais elle ne remplit pas ses devoirs, les mères n'allaitent plus, et les pères, qui devraient élever leurs enfants sous peine de perdre le droit de procréer, ont perdu toute autorité). C'est sur cet enfant imaginaire que va s'exercer une éducation d'abord purement négative, dont le principe est non de gagner du temps mais d'en perdre, de soumettre la volonté anarchique et impérieuse de l'élève, non point à la volonté pour lui incompréhensible d'autrui, mais à la nécessité des choses qui est la meilleure des "disciplines".

Éduquer sera donc laisser se développer, selon les mouvements de notre nature, des facultés qui sont à l'état virtuel. En ce sens la théorie de Rousseau est génétique. Dans le style courant alors de l'empirisme sensualiste, Rousseau admet que l'homme est d'abord un être sensible: il entre en contact avec les objets extérieurs par la sensation, qui est à la fois affection intérieure et signe de l'existence des choses hors de soi. La combinaison des sensations, de plus en plus complexe, engendre la possibilité de la comparaison, source des premiers jugements, des premières idées. L'accès à l'abstraction, qui est un résultat, est tardif: le précipiter par une instruction livresque que l'enfant ne peut comprendre, c'est ruiner le développement harmonieux des facultés, c'est vicier l'ordre. Ce n'est que progressivement que l'enfant pourra accéder aux valeurs morales, à la distinction du bien et du mal, au juste sentiment de la propriété (la terre appartient à celui qui la travaille). Élevé à la campagne, habillé en paysan, l'enfant pratique le travail manuel (vertu évangélique de la menuiserie et de la charpenterie!) et comprend peu à peu la résistance des lois de la matière. Éduquer, c'est toujours mettre l'enfant à l'école des faits: parce qu'ils ne dépendent pas de la volonté, ils permettent précisément de prendre conscience de l'existence de la volonté, de ses pouvoirs et de ses limites. Se mettre à la portée des facultés de l'enfant c'est aussi ne lui donner à lire que ce qu'il peut comprendre. Le premier livre d'Émile, sorte de résumé - fictif encore - de ses propres expériences, est Robinson Crusoé. Toutes les lectures qu'il pourra ensuite faire devront obéir au même principe: ne rien apprendre dans les livres que ce que l'expérience peut enseigner.

Mais alors, si l'expérience sensible est la source de toutes nos connaissances, comment l'enfant devenu jeune homme pourra-t-il accéder à la notion du créateur de la nature? C'est dans le livre IV de l'Émile que Rousseau expose sa théorie de l'existence de Dieu et de la religion naturelle. Il relate la méditation d'un vicaire savoyard, pauvre et honnête, mal vu par son Église. Ce discours - la "Profession de foi" - aurait été tenu à Jean-Jacques, donc au précepteur, en Italie. Ce texte fondateur (parmi d'autres à l'époque) de la notion de religion naturelle valut à Rousseau critiques et condamnations officielles, tout particulièrement parce qu'il nie la nécessité de la Révélation et réduit la religion à son usage éthique. L'homme ne peut se passer de croire, l'état de doute le plonge dans le désespoir. C'est par l'examen de soi-même que chacun peut trouver des preuves de l'existence de Dieu. La première vérité que chacun rencontre est le sentiment de sa propre existence: "J'existe et j'ai des sens." Il y a hors de moi une matière qui cause mes sensations. Mais, à l'évidence je suis doué d'une force active, je suis capable de jugement. La matière morte ne peut rendre compte de cette activité, pas plus que de ses propres mouvements. Est donc requise une cause pour rendre intelligible la motion du monde. Cette cause est une volonté (le premier article de foi). La matière possède des lois qui ont été établies nécessairement par une intelligence (le deuxième article de foi). Un être doué de volonté et d'intelligence qui organise et maintient l'univers s'appelle Dieu qui se manifeste dans ses oeuvres et en sa créature. En méditant sur lui-même, l'homme découvre qu'il est constitué de deux principes, incompatibles et cependant unis: son corps est matériel, ce principe passif l'entraîne dans la pesanteur des passions. Mais l'homme est aussi composé d'une autre substance qui se manifeste par la volonté dans son essence: la liberté. Or la liberté est inconcevable (et elle existe, mes actes délibérés le prouvent) sans une âme immatérielle (le troisième article de foi). Rousseau, fidèle ici à la tradition du dualisme cartésien, récuse tout matérialisme. La portée de l'empirisme sensualiste achoppe devant l'évidence intérieure de la spiritualité de mon âme. En fait, le matérialiste est un mauvais sensualiste qui ne sait pas entendre l'évidence: il est sourd. C'est à la liberté qui est de l'ordre de l'esprit que Rousseau impute l'existence du mal: en ce point encore, il reste cartésien et malebranchiste. Le mal moral est de même nature que le mal social et politique: "Ôtez nos funestes progrès, ôtez nos erreurs et nos vices, ôtez l'ouvrage de l'homme, et tout est bien."

Choisir entre le bien et le mal est la puissance de la conscience intime, principe inné, en droit incorruptible, s'il est vrai qu'elle est un "instinct divin". Mais elle peut être étouffée: c'est pourquoi il faut la retrouver dans sa pureté première et faire alors appel à une raison bien éduquée. Les religions révélées sont inutiles, voire néfastes. Mais l'athéisme (Robespierre dira qu'il est aristocratique) nuit au peuple: les athées "ôtent aux affligés la dernière consolation de leur misère, aux puissants et aux riches le seul frein de leurs passions".

Il reste à Émile, en possession de solides vertus et d'un métier honorable, à entrer dans la vie sociale: il faut le marier et en faire un digne citoyen. Le livre V de l'Émile a pour titre "Sophie ou la Femme". Sophie est le paradigme sage de toute femme telle que Rousseau la rêve et le précepteur l'accomplit. La femme, Rousseau n'en doute pas, est inférieure par nature à l'homme et doit être formée entièrement pour lui et pour son rôle d'épouse et de mère. Le système d'éducation de la fille doit être contraire à celui du garçon. La femme est du côté de la naturalité, mais elle en est tellement proche qu'elle ne peut accéder à la culture; elle est trop habitée par son sexe, d'où sa passivité, sa faiblesse, mais aussi ses excès passionnels. Il faut lui imposer la pudeur. La femme, toujours par nature, est l'être du masque, de l'apparence: perpétuellement dans l'enfance, elle n'atteint jamais vraiment l'âge de la raison qui est viril. Point donc besoin de l'éduquer à quelque activité conceptuelle: l'exercice de la vertu et la soumission aux volontés du mari lui suffisent. Sophie, comme ses consours, échappe à la longue formation génétique des facultés de l'esprit, apanage masculin. La "moitié du genre humain", curieusement, n'est pas digne de la théorie empiriste-sensualiste censée pourtant rendre compte de l'évolution de toute l'espèce. Sophie ne relève que d'une histoire domestique. En matière de foi, Sophie n'a pas droit à la "Profession de foi" du vicaire. Elle doit avoir la religion de sa mère, puis celle de son mari. On ne lui enseigne qu'un catéchisme élémentaire qui fonde son obéissance. Bien entendu, Sophie n'a aucun rôle politique à jouer, et ne porte le titre de citoyenne que dans la mesure où Émile est citoyen.

Émile devenu homme entre dans l'état civil. Rousseau rappelle alors les thèses fondamentales du Contrat social: le corps politique ne peut être fondé sur la force, qui ne fait pas le droit; l'esclavage sous toutes ses formes est injustifiable. La liberté est l'être même de l'homme, elle ne peut être aliénée comme une chose. Le vrai contrat constitutif d'un peuple est l'acte par lequel chacun "met en commun ses biens, sa personne, sa vie et toute sa puissance sous la suprême direction de la volonté générale" (livre V). Par la volonté générale qui exprime la raison en chacun, le citoyen contribue librement à constituer les lois auxquelles il se soumet comme sujet. Contre l'existence de représentants (la volonté générale ne se délègue pas), Rousseau prend le parti de la démocratie directe qui ne peut fonctionner que dans des petits pays où règne l'égalité de propriétés médiocres. Les différences trop grandes entre les richesses sont le pire ennemi de la liberté.

L'Émile ne dissimule aucune des apories, voire des contradictions qui peuplent l'oeuvre de Rousseau. Au problème du bon législateur (comment le former alors même qu'il fait les lois?) correspond celui du bon précepteur: où le trouver? L'éducation de l'individu Émile n'entre-t-elle pas en conflit avec les exigences de la fonction de citoyen? Peut-on à la fois être homme et citoyen? Lorsque Émile quitte son pays, ne déclare-t-il pas qu'en cessant d'être citoyen, il devient de plus en plus homme? Rousseau radicalise d'autre part la théorie courante, alors, de l'infériorité de la femme, être second au service de l'homme. Mais en radicalisant cette conception il la fait exploser. Sophie n'a pas appris qu'il y a une nécessité qui dépasse la volonté humaine; elle ne se résigne pas à la mort de ses parents et de sa fille. Émile l'amène alors, pour la distraire, à Paris, lieu d'une perdition à laquelle Sophie n'a pas non plus appris à résister. Dans le texte qui fait suite à l'Émile, intitulé "Émile et Sophie ou les Solitaires", on assiste au renversement du destin que le précepteur avait prévu pour son élève. Émile quitte Sophie infidèle, quitte sa patrie, devient esclave à Alger où il fait l'expérience du travail forcé, organise la grève des esclaves et parvient à faire accéder aux Lumières son gardien tyrannique. Étrange odyssée de la conscience d'un homme qui découvre la cruauté du monde. Il n'aurait pu atteindre à cette lucidité sans la trahison bien involontaire de sa femme, victime d'une fallacieuse éducation.

L'Émile est tenu pour un traité d'éducation qui a inspiré des théories pédagogiques "non directives" soucieuses de la nature et du développement spécifiques de l'enfant. Son influence philosophique fut considérable et contestée: Kant, d'abord adepte de Rousseau, finit par douter de la bonne nature enfantine et proposera une théorie de l'éducation fondée sur le dressage et la discipline, seuls susceptibles de redresser la nature tordue; Hegel a vu dans la contradiction de l'homme privé et du citoyen la caractéristique de la tension insurmontable qui mine la société civile bourgeoise.

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