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humanisme (85)

12273229278?profile=originalC'est en mars 1847, à l'âge de dix-neuf ans, que l'écrivain russe Lev Nikolaévitch Tolstoï (1828-1910) commença à tenir un journal intime. Les dernières lignes en furent écrites soixante-trois ans plus tard, à Astapovo, trois jours avant la mort de l'auteur. Durant ces soixante-trois années, il n'y eut qu'une interruption importante dans la rédaction du "Journal", entre l'automne 1865 et le printemps 1878-cette période de treize ans correspond aux premières années du mariage de l'écrivain, époque qui vit naître "La guerre et la paix" et "Anna Karénine". Le "Journal" nous rend donc compte de plus de cinquante années -avec plus ou moins de suite d'ailleurs, le "Journal" de l'année 1899, par exemple, ne s'étend que sur douze jours. Malheureusement, il n'existe pas encore d'édition complète de cette oeuvre immense. Quant aux traductions françaises, elles ne nous offrent que des fragments du "Journal": les années 1847-1865, 1895-1899, ainsi que l'année 1910.

Le "Journal" des années de jeunesse de Tolstoï s'étend de 1847 à 1865. Nous y faisons d'abord connaissance d'un tout jeune homme, qui mène une vie dissipée, mais s'efforce de dominer ses passions, et nous le terminons sur l'image d'un écrivain déjà célèbre, marié et "rangé". Le grand intérêt de ce fragment est donc de nous montrer comment le petit jeune homme endetté et paresseux devint un grand romancier, le Tolstoï de la maturité. D'autre part, le début du "Journal" est écrit sans aucun apprêt et Tolstoï est alors à mille lieues de songer à un futur lecteur: il n'utilise le journal intime que comme outil de perfectionnement moral. A cet égard, le "Journal" pourrait même donner une idée par trop sombre de la vie du jeune homme, car ce sont essentiellement les actes qu'il se reproche que note Tolstoï. Avec persévérance et lucidité il s'analyse et, afin de ne pas se laisser emporter par les mauvais penchants qu'il s'est découvert, se fixe chaque jour un emploi du temps pour la journée du lendemain. Mais la passion du jeu, la paresse, la vanité et les appétits charnels viennent souvent bouleverser ces beaux projets. En ces années de jeunesse, sur lesquelles il devait porter plus tard un jugement d'une extrême sévérité, nous voyons pourtant apparaître en Tolstoï des sentiments, des idées, qui annoncent l'auteur de "Résurrection": "Je suis tourmenté du désir d'être utile à l'humanité, de mieux contribuer à son bonheur. Est-il possible que je meure désespéré, sans avoir réalisé ce désir?" (20 mars 1852). Et le 30 juin de la même année il note: "La satisfaction de nos propres besoins ne constitue le bien que dans la mesure où elle peut contribuer au bien en faveur des autres." Les appels de la religion ne lui sont pas étrangers et il termine son "Journal" du 24 mars 1852 par la prière suivante: "Délivre-moi, Père, de la vanité, de la paresse, de la volupté, des maladies et de la crainte; aide-moi, Père, à vivre sans péché et sans souffrance, et à mourir sans angoisse et sans désespoir, avec foi et amour. Je me livre à ta volonté." Nous voyons aussi dans le "Journal" de ces années de formation la naissance du romancier et comment la littérature prit une place de plus en plus grande dans la vie de Tolstoï.

Préoccupations morales, désir lancinant de se perfectionner, éclairs de foi religieuse, chutes dans la débauche et le jeu, remords et nouveaux serments de s'amender, tout cela alimente le grand débat intime du "Journal", débat qui se poursuit tout au long de la vie militaire de Tolstoï, au cours des expéditions du Caucase ou au bruit du canon de Sébastopol. Avec le retour de la vie civile (1856) ce sont les questions pédagogiques et sociales qui vont passionner Tolstoï. Il ouvre une première école pour les enfants de ses paysans en 1857, s'informe des méthodes d' enseignement populaire au cours de son voyage à travers l'Europe de 1860. A son retour à Iasnaïa-Poliana, en 1861, il dépense une grande activité comme "arbitre de paix", prend la défense des paysans, ouvre de nouvelles écoles et commence à publier la revue pédagogique "Iasnaïa-Poliana". Après le grand événement que fut son mariage (1862), Tolstoï bouda quelque peu son "Journal" et finit même par cesser complètement de le tenir (1865). Il ne devait le rouvrir que treize ans plus tard, au printemps de 1878.

Le "Journal" des années 1895-1899, dont la traduction française vit le jour en 1917, n'est pas toujours, au contraire de celui des années de formation, écrit pour le seul Tolstoï. L'écrivain a maintenant élaboré une morale, une philosophie: il a des disciples et il sait que ses écrits intimes seront un jour lus et commentés. Aussi arrive-t-il à Tolstoï de considérer que le principal rôle du "Journal" doit être de compléter, d'expliquer, d'éclaircir certains points de sa doctrine. Mais le grand intérêt du "Journal" réside pour nous dans le récit de l'affrontement de l'idéal tolstoïen et de la vie,  affrontement d'où naît telle modification ou tel affermissement l'idéologie que le patriarche de Iasnaïa-Polonia élaborait opiniâtrement.

Le "Journal" de Tolstoï pour l'année 1910 a été publié en traduction française en 1940 -ce volume comprend aussi la traduction du "Journal" de Sophie Andreievna Tolstoï, épouse de l'écrivain, pour cette même année 1910. A côté de son "Grand journal", Tolstoï commença à tenir, à partir du 29 juillet 1910, un "Journal pour moi seul", beaucoup plus intime et qu'il ne laissa lire à personne. Dans le premier, nous trouvons les réflexions et les pensées qui préoccupaient l'écrivain au cours des derniers mois de sa vie: dans le second, la recension détaillée des événements qui devaient conduire Tolstoï à quitter pour toujours Iasnaïa-Poliana. Le "Journal pour moi seul" est donc une pièce essentielle pour qui veut comprendre le pénible conflit qui opposa, au seuil de la mort, le vieil homme et son épouse (l'un désirant que ses oeuvres tombent dans le domaine public après sa disparition, l'autre voulant protéger la fortune de ses enfants). C'est à Astapovo, le 3 novembre 1910, trois jours avant de rendre l'âme, que Tolstoï écrivit les derniers mots de son "Journal

Le "Journal" de Tolstoï ne permet pas seulement de mieux comprendre l'évolution de l'écrivain et bien des aspects de son oeuvre romanesque: il constitue l'un des livres les plus importants que la volonté de parvenir à la connaissance de soi ait pu inspirer à un homme.

 

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Il s'agit d'un ouvrage historique de Jacques Bainville (1879-1936), publié en 1935. On ne trouvera point dans ce livre d'étude politique approfondie de la dictature et de l'évolution de ses formes à travers les siècles. Il s'agit d'une oeuvre de vulgarisation: l'auteur se contente de raconter la vie des dictateurs, laissant au lecteur le soin de méditer sur les similitudes qui rapprochent les tyrans de l'antiquité et les monarques absolus du siècle classique des dictateurs de 1935. L'argument du livre est que la dictature est le fruit naturel de la démocratie, qu'elle apparaît dans l'histoire des régimes démocratiques selon une sorte de "loi de retour éternel" (ce sont les mots mêmes de Bainville). La dictature n'est pas une mode: elle peut répondre à des nécessités, à l'exigence des faits, et c'est pourquoi, par exemple, les Romains l'avaient légalisée en certaines circonstances. Les causes immédiates de son apparition peuvent être néanmoins très diverses: nécessité de salut public, pour parer à une invasion étrangère, -réaction contre l' anarchie et la ruine, -mouvement de défense sociale contre le communisme: ou bien encore, la dictature peut être la forme extrême et violente prise par la démocratie égalitaire pour vaincre ses adversaires. A Athènes, dans l' antiquité, ce sont, avec l'accroissement des richesses, l'élévation de la bourgeoisie et l'abaissement de la classe pauvre, les luttes sociales acharnées qui introduisent la dictature: les deux partis, épuisés, prenaient l'habitude de s'en remettre à un tiers pour juger leurs différends. Le dictateur est alors surtout un légiste. Mais on voit aussi, avec Pisistrate, apparaître le "tyran" plus proche de nos dictateurs modernes, car il prétend toujours s'appuyer sur le peuple et n'assure son pouvoir que par la démagogie et la violence. A Rome, le sénat, aristocratique, craignait par dessus tout l'élévation trop rapide d'un homme politique: cependant, voulant corriger les défauts de la République par l'autorité, le sénat avait prévu et légalisé la dictature au nom du salut public en cas de guerre extérieure ou civile.

Le moyen âge ignore la dictature et celle-ci, ce qui confirme la thèse de Bainville, ne reparaît qu'en Angleterre, précisément pays de système parlementaire, avec Cromwell. En Europe continentale, avec le "ministériat" de Richelieu et la dictature royale d'un Louis XIV, on est en présence, au XVIIe siècle, d'un système autoritaire absolu, mais ces dictatures, sont dominées, animées, réglées par l'idée royale et nationale. Le "despotisme éclairé" est une sorte de dictature "dictatique" et "pédagogique": il s'agit, renforçant le pouvoir royal, d'imposer de vive force les "lumières" à la masse du peuple, et, pour cela, de briser les résistances des vieux "préjugés" et de leur citadelle, la religion... La dictature de Robespierre, qui rappelle la dictature romaine car elle est exercée au nom du "salut public", s'apparente aussi à ce "despotisme éclairé": car il s'agit bien d'une dictature "pédagogique" (comme sera plus tard également la dictature soviétique) où la Révolution est identifiée à un homme et à un bureau politique. Les dictatures napoléoniennes nous découvrent une constante de la politique française: les 18 brumaire ne sont possibles en France qu'à ceux qui détiennent déjà une part du pouvoir.... Après avoir envisagé rapidement les diverses dictatures de l' Amérique latine, Bainville en arrive aux dictatures contemporaines: celle d' Ataturk qui rappelle le "despotisme éclairé" d'un Pierre le Grand ou d'une Catherine II et qui a mis au service du mimétisme occidental toutes les ressources du despotisme oriental; le fascisme, pour lequel Bainville nourrit une certaine sympathie, et dont il condamne ici les pseudo-imitations françaises que préparaient alors certains. Dans le fascisme, Bainville voit autant un mouvement de réaction contre l' anarchie que l'ultime règlement de compte entre les "interventionnistes" et les "neutralistes" de 1915, ces derniers étant restés au pouvoir, malgré l'entrée en guerre de l'Italie et la victoire. S'il s'attaque vivement à Hitler, Bainville montre au contraire la plus grande sympathie pour la dictature de Salazar, au Portugal.

Notons, pour conclure, que si Bainville considère avec une certaine satisfaction les dictatures d'avant-guerre comme une revanche des systèmes d'autorité que les hommes de Versailles avaient prétendu bannis à tout jamais par le "progrès", il voit cependant plus loin et s'efforce de montrer que les dictateurs ne sont point des sauveurs, mais bien les expressions les plus féroces et les plus dégénérées du gouvernement "démocratique" qu'il a toujours vivement critiqué et combattu.

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Paul Ricoeur est un philosophe et universitaire français, Paul Ricoeur fut prisonnier de guerre de 1940 à 1945, puis attaché de recherches au C.N.R.S. jusqu'en 1948, année où il succéda à J. Hyppolite à l'université de Strasbourg. En 1956, il occupa une chaire de philosophie générale à la Sorbonne, qu'il quitta en 1966 pour       participer à la création de la nouvelle faculté des lettres et sciences humaines de Nanterre. Il est professeur invité aux universités de Louvain, de Genève, de Montréal et de Chicago.

Ricoeur apparaît comme un chercheur inlassable et passionné, d'inspiration pluraliste et personnaliste, soucieux de dialogue sans exclusive, ennemi es compromis éclectiques, confiant néanmoins en la convergence des méthodes : "Il existe, écrit-il, une communauté de recherche où tous les philosophes sont en débat avec tous par le truchement d'une conscience témoin, celle qui cherche à neuf hic et nunc . " Enseignant engagé, solidaire du combat du mouvement lié à la revue Esprit , défenseur des enjeux spirituels du protestantisme devant les " maîtres du soupçon ", il a consacré de nombreux travaux à des mises au point d'ordre pédagogique, civique, social, politique, éthique, théologique, parues notamment dans le recueil Histoire et Vérité (1955) ; dans les articles d'Esprit  (mai 1957 : " Le Paradoxe politique " ; mai 1964 : " Faire l'Université " ; juin 1968 : " Réforme et révolution dans l'Université ") ; dans Le Monde  (18 mars 1970 : " Lettre au ministre de l'Éducation nationale "). Représentant, de l'école de phénoménologie française, aux côtés de Maurice Merleau-Ponty, de Mikel Dufrenne et d'Emmanuel Lévinas, il en complète les recherches par l'investigation de la volonté et de la liberté, d'une part, par celle du langage (parole, signes, symboles et mythes), de l'autre. Sa démarche est celle d'une philosophie réflexive (mais non d'une " philosophie de la conscience ") attentive à s'instruire longuement tant à partir de l'histoire même de la philosophie que des disciplines non philosophiques telles que l'histoire des religions, l'exégèse, la psychanalyse, la linguistique. " Le cogito , estime-t-il, ne peut être ressaisi que par le détour d'un déchiffrage appliqué aux documents de sa vie.

" La pensée de Ricoeur prend son essor aux confins de l'existentialisme (par des études publiées en 1947 et 1948 sur Marcel et sur Jaspers), avec lequel il est en communauté de motivation, et de la phénoménologie (notamment avec son admirable traduction commentée des Ideen  de Husserl, publiée en 1950 sous le titre Idées directrices pour une phénoménologie ), à laquelle il emprunte sa méthode descriptive. Mais son " existentialisme " est en quête d'une ontologie : " La recherche de la vérité est tendue entre deux pôles, d'une part une situation personnelle, d'autre part une visée sur l'être [...]. Que l'être se pense en moi, tel est mon voeu de vérité. " Et, s'il reprend à la phénoménologie son style et ses instruments d'analyse, c'est en les distinguant soigneusement de l'idéalisme de Husserl.

Publiée en 1950, sa thèse (qui constitue le premier tome d'une Philosophie de la volonté ) s'assigne pour tâche la description éidétique du " volontaire et de l'involontaire ", selon le sous-titre même de l'ouvrage, et s'efforce d'"accéder à une expérience intégrale du cogito , jusqu'aux confins de l'affectivité la plus confuse " ; il lui faut " retrouver le corps et l'involontaire qu'il nourrit ". Le second tome, qui se propose une étude empirique de la volonté captive de la faute, de la volonté " serve ", s'intitule Finitude et culpabilité  et comprend deux volumes : L'Homme faillible  (1960) et La Symbolique du mal  (1963). La faiblesse de l'homme, sa  faillibilité, y est reconnue dans une structure de disproportion et de médiation entre un pôle de finitude et un pôle d'infinitude (cf. Platon, Descartes et Kant) : " L'homme est la joie du oui dans la tristesse du fini. " En ce qui concerne le passage de l'innocence à la faute, il échappe à la déduction et nécessite le recours au langage symbolique et mythique de l'" aveu " que la conscience religieuse fait de la culpabilité humaine ; il faut entreprendre une exégèse du symbole, qui a besoin de règles de déchiffrement, d'une herméneutique, et ressaisir le sens dans le discours philosophique, "trouver un équivalent spéculatif des thèmes mythiques " : souillure, chute, exil, chaos, aveuglement divin, etc. C'est au titre de discipline exégétique que la psychanalyse est prise en compte et située dans ses limites par l'ouvrage intitulé De l'interprétation. Essai sur Freud  (1965). À travers elle s'opère " une véritable destitution de la problématique du sujet comme conscience [...] L'interprétation qu'elle nous propose des rêves, des phantasmes, des mythes et des symboles est toujours à quelque degré une contestation de la prétention de la conscience à s'ériger en origine du sens. " Si la psychanalyse incite à une " régression vers l'archaïque ", la phénoménologie de l'esprit " nous propose un mouvement selon lequel chaque figure trouve son sens non dans celle qui précède mais dans celle qui suit " ; ainsi une " téléologie du sujet " s'oppose à une " archéologie du sujet ". Certes, nous sommes aujourd'hui en présence d'interprétations rivales de la culture et de la destinée humaines anthropologique, freudienne, marxiste. L'ouvrage intitulé Le Conflit des interprétations  (1969) fait face à cette mise en péril de l'unité du discours humain : " Nous sommes à la recherche d'une grande philosophie du langage qui rendrait compte des multiples fonctions du signifier humain et de leurs relations mutuelles. " Un prolongement à cette étude vient en 1986 et a pour titre Du texte à l'action  ; l'ensemble des deux livres constitue les Essais d'herméneutique . Nous devons aussi à Paul Ricoeur La Métaphore vive  (1975) et les trois volumes de Temps et récit , produits entre 1983 et 1985, dans lesquels il montre que le temps humain est un temps raconté. Dans À l'école de la philosophie  (1986), il livre quelques textes de ses débuts, consacrés le plus souvent à Husserl et, dans Soi-même comme un autre  (1990), il va du je, saisi de l'intérieur, au soi, pronom réfléchi.

 

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Le temps immobile de Claude Mauriac

12273203478?profile=originalIl s'agit du journal de Claude Mauriac (1914-1996), publié à Paris chez Grasset de 1974 à 1991.

Onze ouvrages constituent à ce jour le vaste ensemble du Temps immobile. Entre 1974 et 1978, chaque saison littéraire a vu paraître un tome: le Temps immobile, I (1974); les Espaces imaginaires (1975); Et comme l'espérance est violente (1976); la Terrasse de Malagar (1977); Aimer de Gaulle (1978). Les titres indiquent clairement qu'il s'agit à la fois d'un témoignage autobiographique, d'une rêverie qui embrasse les lieux privilégiés de l'enfance autant que la simple chronologie événementielle, et d'une réflexion, à travers le destin des grands hommes, sur les faits les plus importants de notre siècle. Alors que François Mauriac est mort en 1970, le Rire des pères dans les yeux des enfants est publié en 1981; Signes, Rencontres et Rendez-vous, en 1983; Bergère ô tour Eiffel, en 1985; Mauriac et Fils, en 1986; l'Oncle Marcel, en 1988. Ces Mémoires couvrent plus d'un demi-siècle et établissent, par-delà les années, un rapprochement émouvant entre l'adolescent qui traçait les premières lignes de son journal en 1927 et le septuagénaire qui les relit. Enfin le Temps accompli, paru en 1991, clôt le paradigme du «temps immobile» et couronne un brillant édifice auquel il apporte sérénité et sagesse.

Bien plus qu'une simple collection de souvenirs, le Temps immobile se présente comme une méditation sur le matériau brut de la vie affective dont il tente de reproduire le lent cheminement, les associations imprévisibles ou les brusques revirements. Parler d'immobilité peut paraître paradoxal face à un flux, par définition impossible à arrêter. C'est souligner, du même coup, les limites de l'écriture, incapable de rendre compte de l'inépuisable foisonnement du monde intérieur. Claude Mauriac semble profiter alors des techniques du Nouveau Roman, plus particulièrement celles de la polyphonie ou de la composition en canon de Michel Butor: «Je me demande si, dans l'impossibilité où je suis de composer le Temps immobile pour en donner, de mon vivant, quelques parties au moins orchestrées, la solution ne serait pas d'insérer ainsi, à leur place dans le temps _ le temps passé, le temps immobile _ les contrepoints dont je sentirais dans la symphonie l'utilité, là et pas ailleurs, à cette, à ces dates précises et pas à d'autres.» Les notes, lettres ou fragments de chapitres rédigés longtemps auparavant sont découpés et montés par l'auteur, éliminés ou réorganisés en fonction de sa vie présente. Ainsi le point de vue actuel a-t-il une importance décisive dans le choix et le traitement du passé. Mais celui-ci, à son tour, influe sur la façon dont l'homme adulte regarde le monde au moment où il retrouve les violentes émotions de sa jeunesse. Une partie, par exemple, de Bergère ô tour Eiffel (dont le titre, emprunté à Apollinaire, souligne le rôle de la poésie dans l'inspiration du mémorialiste) s'arrête plus longuement à la période de la guerre: «le Lac noir». A sa femme qui lui reproche, le 2 août 1983, sa mauvaise humeur, Claude Mauriac croit pouvoir répondre que ce n'est pas à son moi d'aujourd'hui qu'elle s'adresse, mais à ce moi errant jadis, dans Paris occupé, sous les bombardements et les tirs de DCA: «"Ce n'est pas sain", m'avait dit, la veille, une fois de plus Marie-Claude de mes descentes dans le temps. Ce qui n'est pas sain, c'est de laisser ces plaies suppurer. Mais il est vrai que cette spéléologie met mon équilibre en danger. [...] D'autres Français sont-ils encore comme moi, quarante ans après, à ce point malades de l'Occupation?»

Le rapprochement des dates, plus particulièrement rythmées par le retour des fêtes chrétiennes ou des saisons, permet d'établir des superpositions thématiques. Les événements disparates de la vie individuelle, s'inscrivant dans la longue durée des cycles cosmiques ou des mythes fondateurs de notre civilisation, prennent alors une dimension spirituelle. Une rencontre (Gilles Deleuze ou Borges), une lecture (Stendhal), un film (Godard), l'engagement politique (telle manifestation en faveur de prisonniers, un soir de Noël), épousent le mouvement de l'Histoire. Une confession ou le rappel d'une scène intimiste («4 janvier 1932. Pour ne pas empêcher Jacques, qui s'est couché, de dormir, je vais faire une version grecque au salon, à côté de papa qui corrige les épreuves du Noeud de vipères»), échappent à la simple anecdote et deviennent une tendre confidence qui semble appeler la réponse, au moins implicite, d'un chaleureux humanisme ou d'une foi religieuse. Transformée par l'écriture, l'existence acquiert un sens, se soumet à un ordre supérieur et trouve la paix - cette immobilité de l'âme - dans l'acceptation du destin.

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12272718065?profile=originalLa vie de Voltaire recouvre tout un siècle, ou peu s'en faut : mieux, l'écrivain se confond avec son temps au point qu'on a parlé dès son vivant du siècle de Voltaire . Plus encore, il semble incarner l'esprit même de la France. A quoi tient cette assimilation, quasi unique dans les lettres françaises ? A l'abondance de son oeuvre ? Il a écrit dans tous les genres jusqu'au dernier souffle ; mais, excepté les Contes , l'affaire Calas et la Correspondance  (en extraits), que lit-on, que sait-on encore de Voltaire ? Le reste appartient aux spécialistes,voire à ces maniaques d'une érudition stérile dont il se moquait si bien. Gloire internationale et rétrécie que la postérité a réduite au jardin de Candide. Gloire paradoxale peu conforme à celle qu'il espérait : poésie de Voltaire, théâtre de Voltaire, placements sûrs à ses yeux comme à ceux de ses contemporains, qu'êtes-vous devenus ? « Le superflu, chose très nécessaire », raillait-il : l'avenir l'a pris au mot. Dans le monument qu'il a laissé, c'est l'accessoire qui a survécu. Gloire déconcertante ; car, enfin, à la différence de Diderot ou de Rousseau, Voltaire n'a rien inventé, surtout pas un système de pensée, lui qui détestait les faiseurs de systèmes, pas même un genre littéraire. Sa poétique est morte et bien morte, balayée par le vent des modernismes. Les valeurs auxquelles il s'agrippait de tout son être tout en feignant de les combattre ne sont-elles pas celles sur lesquelles reposait l'Ancien Régime et que l'histoire allait renverser ? Que reste-t-il donc de lui et pourquoi reste-t-il ? Le besoin de connaître, de comprendre et d'expliquer, un talent exceptionnel de clarification, la « passion de penser tout haut », une soif ardente de justice et de vérité, un zèle inépuisable au service de ses convictions, quitte à répéter mille fois les mêmes idées, suffisent-ils à définir la supériorité du génie ? Voltaire aurait-il régné comme il l'a fait s'il n'avait eu le don supplémentaire de capter l'opinion (eût-il tort ou raison) par le tour plaisant qu'il imprimait à sa pensée, au risque de passer pour un écrivain superficiel, et par un influx dont il avait seul le partage ? Jean-Jacques mis à part, il a exterminé tous ses adversaires. Gloire offensive, par conséquent, mais gloire rassurante, celle d'un être qui n'a cessé de donner le change sur sa vraie nature et de vivre en opposition avec lui-même : associant dans un même élan conservatisme et contestation, à l'image du peuple français qui a d'excellentes raisons de se reconnaître en lui.

Ce « mystique inhibé »

G. Desnoiresterres a raconté la vie de Voltaire (résumée par R. Pomeau) en huit volumes plus que centenaires, dépassés mais non remplacés. Le personnage offre des contrastes permanents. Favorisé par le destin qui le fait naître au coeur de Paris (ou peut-être à Châtenay), dans un milieu aisé et riche de relations, François Marie Arouet manifeste d'emblée une fragilité dont il tirera parti pendant quatre-vingt-quatre ans, toujours mourant et ressuscitant, et en tout domaine passant d'un extrême à l'autre. Ce n'est pas duplicité de sa part, c'est le rythme naturel de son tempérament cyclothymique. Dernier de cinq enfants dont deux disparurent en bas âge, orphelin de mère à sept ans, il souffrit, semble-t-il, dans sa famille d'un isolement et d'une frustration de tendresse qui le marquèrent à jamais. Il dut également éprouver très tôt le sentiment d'un retard à rattraper : d'où ce besoin effréné de se classer le premier à la face de la terre en éliminant toute espèce de concurrence autour de lui, et de se faire remarquer par des incartades répétées. Arouet L.I.  (le jeune) est devenu (par anagramme) Voltaire  : manière de se singulariser tout en soulignant son infériorité natale. Il devait s'inventer par la suite une pléthore d'identités postiches. Une tendance obstinée à se fuir, la constante recherche d'appuis extérieurs (les femmes, les grands, notamment le régent ou Frédéric II), la difficulté à se fixer (il ne fonde pas de foyer et attend d'avoir franchi le cap de la soixantaine pour ne plus habiter chez les autres) signalent une évidente immaturité affective, une insécurité maladive, une incapacité congénitale à être soi au sens où Montaigne et Jean-Jacques l'entendaient. Il allait même jusqu'à se croire bâtard. Incarnation de l'Anti-Narcisse, Voltaire se désintéresse totalement de son moi  : Candide n'a rien à envier sur le plan matériel ; ce qui fait sa misère, c'est qu'il ne peut subsister sans l'aide morale d'autrui. Mais cette quête pathétique bute sur des obstacles répétés dont l'intéressé est le premier responsable : Voltaire a le don de se rendre insupportable partout où il passe. Il a enduré dans sa longue vie un bon nombre d'avanies retentissantes (la bastonnade du chevalier de Rohan et l'humiliation de Francfort sont les plus célèbres) : les torts n'étaient jamais entièrement contre lui.

Émile Faguet l'appelait « un chaos d'idées claires » : formule contestée à juste titre. Il fut plus sûrement un noeud de tendances contrariées. « Mystique inhibé », selon les termes de R. Pomeau, courtisan déçu, poète rentré, coeur frustré, cet écorché vif a trouvé le moyen de se faire prendre pour un insensible par excès de sensibilité, mais d'une sensibilité toute « primaire » et très proche de l'impétuosité. Dans sa sexualité, l'inceste exerce une sorte de barrage : la femme est plus ou moins pour lui une mère protectrice (Mme de Rupelmonde), une soeur (Mme du Châtelet), une fille (Mme Denis), une complice ou une compagne, jamais l'épouse et rarement l'amante. Si ses maîtresses le trompent, il entre en furie et, l'instant d'après, badine : ressentirait-il le cocuage comme une libération ? Cet ennemi des convulsionnaires avait de réelles convulsions. « Mon Dieu, qu'il est bête, lui qui a tant d'esprit ! », s'écriait Mme de Graffigny. Avec une intelligence supérieure, Voltaire accumulait bévues, maladresses, mesquineries insignes. D'un héritage médiocre il a su faire une fortune immense : généreux dans les grandes circonstances, il se montrait ladre dans les petites. Il ne lui fallut pas moins de soixante ans pour atteindre la sagesse : car il y avait en lui un fonds d'ingénuité candide, une âme disposée à croire au meilleur des mondes, à la bonne foi des gens, à l'infaillibilité des vérités qu'on lui avait enseignées, et prise perpétuellement au dépourvu par le démenti des événements, quitte à se défendre par des sarcasmes contre l'injustice du sort pour mieux dissimuler sa déconvenue et se punir de sa faiblesse. Tel fut Voltaire, orphelin prolongé, tels furent ses héros de roman.

Un écrivain tout ensemble classique et moderne

Avec le recul du temps, la carrière de Voltaire donne l'impression d'une réussite incomparable. La réalité fut tout autre. Aux difficultés de la condition d'auteur au XVIIIe siècle Arouet le fils ajoutait les risques occasionnés par son impertinence. Dans le système très coercitif de la monarchie absolue, l'auteur d'Oedipe  et des Lettres philosophiques  incarne d'abord une protestation contre les excès et les abus du pouvoir, une aspiration « bourgeoise » (plus que démocratique) à la liberté individuelle, celle qui permet d'avoir les opinions de son choix et de dire tout haut ce que l'on pense, du moment qu'on n'attente pas à l'ordre public. Frondeur, mais non rebelle, Voltaire n'a pris la figure d'un précurseur hardi qu'en raison du retard intellectuel, politique et religieux accusé par la France à la mort de Louis XIV. Homme d'action, son avance est essentiellement d'ordre pratique.

Ce ne fut pas un génie précoce : du moins, chez lui, le génie tarda-t-il à s'éveiller au sein d'un talent qui avait gagné sans peine les hauteurs. Comme Victor Hugo (on l'a souvent remarqué), Voltaire resta longtemps un élève éminemment doué qui imite ses maîtres, et il n'écrivit ses chefs-d'oeuvre (l'Essai sur les moeurs , Candide ) qu'à un âge très avancé. L'Ingénu  (1767 : l'auteur avait soixante-treize ans) étincelle de jeunesse. L'entrée dans la carrière des lettres mettait ce fils de tabellion en conflit avec les siens (son père et son frère aîné) ; à elle seule, elle avait valeur d'affranchissement. Mais le débutant s'engagea dans les voies les plus traditionnelles de l'art, la tragédie et l'épopée. Le succès d'Oedipe  (1719) n'avait pas de quoi faire rougir M. Arouet père ; le sujet choisi eût pu l'inquiéter, mais Freud n'était pas encore passé par là. Quant à La Henriade  (1723), elle vaut surtout par les obsessions qui s'y reflètent : crainte envers les religions génératrices de fanatisme, haine du prêtre, aspiration à un despotisme tolérant. Car Voltaire ne nie pas le bienfait de l'autorité, pourvu qu'elle sache respecter le droit des personnes.

Voltaire, qui tenait au jansénisme par la fibre paternelle et aux milieux libertins par les amis de sa mère, reçut auprès des jésuites le meilleur des enseignements possibles. Les guerres de Religion, c'est un conflit de famille qu'il n'a jamais assumé complètement : l'arrivée de la Saint-Barthélemy lui donnait la fièvre. Esprit réceptif par excellence, il répercutait tous les rayons que la vie lui adressait : il fut un mondain, mais un mondain tourmenté, beaucoup plus proche de Pascal qu'il ne le croyait, alliant le luxe et l'angoisse comme deux pôles de son être. Des jésuites il eut les qualités et les défauts : un goût précoce pour les affaires du temps, un sens éminent de l'actualité, une souplesse d'adaptation, de l'entregent, du flair, l'attrait pour les cimes de la société, des ressources inépuisables de ruse et de méchanceté dans la controverse, un modernisme intellectuel qu'appuyait sans le contredire un humanisme très respectueux des traditions.

Voltaire entre en littérature par la grande porte. Dans l'univers des formes, il n'invente pas, mais toujours « choisit avec discernement la forme littéraire appropriée » (Pomeau). La littérature, par le jeu qu'elle impliquait, par la discipline qu'elle imposait, fut un havre de salut pour lui : elle mit l'unité dans la diversité de ses humeurs et lui permit de se donner la comédie sous mille postures, en multipliant les déguisements. Étudier ses oeuvres par rubriques ou par genres ne présente qu'un intérêt restreint, à moins de se limiter à des remarques d'ordre technique : il importe davantage d'y repérer des lignes de force et des points de convergence. La hiérarchie des styles, les conventions esthétiques, la distinction de la prose et de la poésie sont pour lui des vérités de foi, et il s'accommode en littérature du dogmatisme dont il fait litière en religion.

Voltaire fut-il pour autant « le dernier des écrivains heureux », selon l'expression de R. Barthes ? Il est de ceux pour lesquels le langage qu'ils utilisent ne fait pas problème parce qu'il n'est rien d'autre qu'un outil mis au service de la pensée. A cet égard, il est antérieur au sensualisme des Lumières et l'on ne s'étonne pas de le voir élever Le Temple du goût  (1733), allégorie qui va beaucoup plus loin que l'apologue narquois qui en porte le titre. Voltaire se défie du génie autant que de l' imagination, puissances sauvages et obscures ; il exerce l'apostolat du goût avec une ferveur pointilleuse sans être aveugle pour autant aux beautés d'un Shakespeare ou d'un Milton (qu'il a contribué à populariser en France). Il rêve d'épurer tous les livres de leurs imperfections, même ceux de Racine et de Boileau, ses dieux. Il y a un Voltaire grammairien, qui ne rougit pas de donner des leçons particulières de syntaxe et de versification à Frédéric II ou de rédiger des Conseils à M. Helvétius sur la manière d'écrire une épître morale . Toutefois, il ne s'abaisse à composer ni un Traité de prosodie française  ni un Cours de belles -lettres , et cela le distingue des abbés d'Olivet et Batteux, ou du brave abbé Trublet qui « compilait, compilait, compilait ».

Car Voltaire fuit le pédantisme comme la peste. Dans la querelle des Anciens et des Modernes, entre Mme Dacier et Houdar de La Motte, il n'est à vrai dire ni d'un côté ni de l'autre, mais tire habilement son épingle du jeu en raillant les excès contraires. Il se gausse des ridicules d'Homère et se pose néanmoins en admirateur des chefs-d'oeuvre du passé, sans épargner pour autant Fontenelle et La Motte, chefs de file des Modernes. A mesure qu'il vieillit, on sent poindre en lui la réticence de l'ancien à l'égard des novateurs, si dénués de goût pour la plupart ! Le goût de Voltaire n'ignore pas cependant que « le beau est souvent très relatif » : pour un crapaud, la beauté, c'est sa femelle, impression plus sûre que le galimatias des philosophes sur « l'archétype du beau en essence, [le] to kalon  ». Comme Pococuranté, le patriarche de Ferney a connu la tentation du dénigrement absolu ; il a éprouvé la satiété liée à la possession des biens. L'humaniste sur le penchant eut-il conscience que son siècle le débordait ?

A bien des égards, pourtant, cet écrivain toujours heureux d'écrire inaugure un style moderne. La prose portative, enjouée, sans rien qui pose ou qui pèse, a pris naissance avec lui (seul le Pascal des Provinciales  l'avait précédé). Voltaire a beaucoup contribué à rapprocher la littérature de la vie quotidienne, à la mettre au service de l'événement : sa correspondance (dix-huit mille lettres !) en témoigne. Irasci celer  : c'est cette promptitude, ce primesaut de l'esprit qui le rendent inimitable. « Reporter de génie » (Pomeau), il est l'ancêtre de tous les journalistes, dans la mesure où le journalisme peut être élevé à la dignité de genre littéraire. Si le XVIIIe siècle a été un âge d'or de la littérature et de la langue françaises, c'est à Voltaire en grande partie qu'il le doit. Après lui, tout Français qui sait écrire a suivi son enseignement. Seuls les écrivains malheureux, dont la race pullulera toujours, osent lui chicaner ce titre de gloire.

La pensée critique

Praticien des belles-lettres, Voltaire lutte à armes égales avec Jean-Baptiste Rousseau dans le haut lyrisme, avec Gresset dans le style gracieux, avec Piron dans l'épigramme, avec Louis Racine dans le didactisme élevé, avec Crébillon dans la tragédie. Certains domaines lui échappent, ceux où l'originalité esthétique est la plus forte et par conséquent la plus déroutante : Marivaux, l'abbé Prévost lui demeurent étrangers. La satire est sa chasse gardée. On soutiendrait un beau paradoxe en affirmant que le meilleur Voltaire est celui de la poésie et du théâtre. Il faut pourtant rappeler, à moins de sacrifier la réalité aux idées reçues, que la qualité d'une oeuvre ne coïncide pas forcément avec son importance. Voltaire n'aurait jamais acquis une telle hégémonie parmi ses contemporains s'ils n'avaient salué en lui le premier dramaturge et le premier poète du siècle. Ses vers sont de la prose rimée ? Ses tragédies un centon de réminiscences et de clichés ? Point de vue à dépasser : « l'expression d'une pensée qui retentit dans la sensibilité exige le grand poème en alexandrins », dit fort bien Pomeau. Voltaire revient aux vers chaque fois que les circonstances l'exigent, par exemple pour traduire l'émotion que lui  procure le désastre de Lisbonne. S'il écrit Le Pauvre Diable  en décasyllabes sémillants, c'est qu'il a ses raisons : au lecteur avisé de les sentir ! J. Van den Heuvel a étudié récemment Voltaire dans ses Contes  (1967) : c'est fort bien fait, mais n'est-ce pas aller au plus facile ? Qu'attend-on pour rechercher « Voltaire dans son théâtre » ? Il a commencé et fini par une tragédie. On ne laisse pas cinquante-deux pièces (plus que Corneille et Racine réunis), on n'est pas soi-même acteur, metteur en scène, entrepreneur, directeur, fournisseur attitré uniquement pour galoper après la mode : combien de retentissements profonds seraient à détecter dans ces produits périmés !

« Ils n'avaient guère que l'esprit de leur temps, et non cet esprit qui passe à la dernière postérité », déclare Voltaire des écrivains de second rang. A quoi donc tient la différence ? Paradoxe surprenant : Voltaire avait éminemment l'esprit de son temps et il est passé à la postérité. Ses détracteurs ont beau jeu de dénoncer la médiocrité du penseur. L'entendement voltairien agit à la manière d'un reflet : il « réfléchit » et donne à voir. La limpidité, le discernement, la justesse du coup d'oeil compensent l'absence de profondeur. Voltaire inaugure le règne des Lumières en faisant rayonner la clarté sur tout ce qu'il aborde. Newton, Locke deviennent grâce à lui transparents. Dieu est une évidence démontrée à la raison. La morale, affirme-t-il, « est la même chez tous les hommes qui font usage de leur raison. La morale vient donc de Dieu comme la lumière. » On le voit, si les bornes de l'esprit humain sont étroites, la certitude sur l'essentiel ne fait pas de doute pour celui qui voulait être « douteur et non docteur ».

Parler de raisonnements à courte vue, c'est oublier que Voltaire en son temps a contribué à élargir l'univers de la connaissance avec une obstination infatigable. Il appartient à un âge « critique » dans l'histoire de la pensée : Bayle, Fontenelle ont ouvert la route, Montesquieu le précède de peu dans cette voie. Il s'agit de crever la croûte opaque des phénomènes pour s'élever à l'intelligibilité des choses. Autant de percées, autant de prises de conscience. Si Voltaire admire tant Newton, c'est parce qu'il a rendu compréhensible le fonctionnement de l'univers : un voile de ténèbres est définitivement déchiré, l'homme connaît les lois de la nature. Quant à Locke, il a écrit « l'histoire de l'âme », alors que tous ses prédécesseurs en avaient écrit le roman. « Après tant de courses malheureuses, fatigué, harassé, honteux d'avoir cherché tant de vérités et d'avoir trouvé tant de chimères, je suis revenu à Locke, comme l'enfant prodigue qui retourne chez son père. » Voilà comment Voltaire résumait, dans Le Philosophe ignorant  (1766), son itinéraire intellectuel. Avant de minimiser le résultat, qu'on mesure le chemin parcouru !

La philosophie de Voltaire procède d'un géométrisme radieux dont il doit, malgré qu'il en ait, l'essentiel à Leibniz et à Pope. « Tout est bien », dit Pope ; « Tout est le mieux possible », dit Leibniz : l'auteur de Candide  était disposé à leur emboîter le pas. Les épreuves l'en empêchent et il corrige : « tout est ce qu'il doit être » (Sixième Discours sur l'homme ). Formule ambiguë. S'il répudie « la naïveté d'un finalisme à courte vue » très répandue vers 1730 (J. Ehrard), Voltaire reste finaliste par conviction profonde : au plus fort du désarroi, il ne peut renoncer à la croyance que le monde a un sens et que ce sens n'est pas mauvais. L'énigme du mal demeurera toujours insoluble : le mal interfère sur l'équilibre providentiel de l'univers comme une absurdité inexplicable. « Dieu existe et l'humanité souffre : la philosophie et les systèmes sont impuissants à accorder ces deux certitudes » (Ehrard). Aussi n'y a-t-il pas pour cet esprit pratique de solutions définitives aux problèmes métaphysiques. Le propre de l'intelligence, c'est de s'élever du mieux possible à la compréhension de toute chose. Mais la grandeur de l'intelligence humaine, c'est d'« admettre l'incompréhensible, quand l'existence de cet incompréhensible est prouvée » (Dialogues entre Lucrèce et Posidonius ).

Le lutteur

Religion et histoire

Voltaire a eu au moins trois passions : la religion, l'histoire et la justice. La première a été magistralement analysée par Pomeau qui conclut sa longue enquête sur ces mots : « La religion de Voltaire fut la rencontre d'un caractère et d'un siècle. » Affrontement intime où se reflète la crise collective du sentiment religieux au XVIIIe siècle. Par quels excès l'Église catholique s'est-elle mise au ban de la conscience européenne jusqu'à laisser déclencher la guerre au surnaturel ? Quel traumatisme a donné à Voltaire, comme à tant de ses contemporains, la haine du prêtre homme de sang ? « Je ne suis pas chrétien, mais c'est pour t'aimer mieux », crie le jeune Arouet à Dieu, et l'on préfère ce cri d'amour au cri de guerre un peu sénile des dernières années : « Écrasons l'infâme ! » Il a compris qu'il fallait enlever à l'Église l'exercice du pouvoir temporel et le monopole des âmes : là-dessus, l'avenir lui a donné raison. Mais son déisme implique un antichristianisme radical puisqu'il nie la divinité de Jésus-Christ. L'Incarnation, la Révélation passent son entendement : elles lui paraissent une atteinte à la majesté de l'Etre suprême. C'est en vertu de son rationalisme farouche que Voltaire réprouve la folie de la Croix, ce qui ne l'empêche pas de garder au fond du coeur une nostalgie de l'infini céleste et de redouter comme un danger pour l'humanité toute forme d'athéisme ou de matérialisme.

Dieu sera pour Rousseau une image de lui-même. Il est pour Voltaire un père retrouvé et l'allégeance à l'Éternel est si forte chez lui qu'elle lui laisse toute disponibilité pour se consacrer à ses frères et jouir des biens terrestres. L'histoire occupe une place d'honneur dans le grand tour de la connaissance auquel se livre cette intelligence assoiffée de sciences concrètes. Elle met l'esprit en contact direct avec le devenir universel. Historiographe par vocation avant de l'être officiellement, Voltaire n'a cessé de tenir la chronique des événements au fur et à mesure qu'ils arrivaient. Sans avoir une « philosophie de l'histoire » à proprement parler (il lui eût répugné d'y prétendre), il a considérablement amélioré la manière d'écrire l'histoire, l'arrachant à la légende pour la rendre à la vérité. Sa méthode, fondée sur une information minutieuse et un raisonnement rigoureux, fait date : « Les nouvelles découvertes ont fait proscrire les anciens systèmes, dit-il. On voudra connaître le genre humain dans ce détail intéressant qui fait aujourd'hui la base de la philosophie naturelle. » De l'Histoire de Charles XII  (1732) à l'Essai sur les moeurs  (1756) , les oeuvres spécifiquement historiques de Voltaire atteignent un volume considérable. Avec le temps, il avait accumulé un savoir prodigieux qui ne laisse pas d'encombrer ses écrits de la vieillesse. Mais la mémoire et l'érudition ne sont que d'humbles servantes à ses yeux : par l'histoire, Voltaire veut rejoindre l'« esprit » des nations et des époques et rendre sensibles à tout lecteur de bonne foi les progrès de la raison, cette lente et irréversible montée vers la lumière. Ainsi se réunissaient deux constantes de son génie : l'empirisme et le culte des valeurs.

Politique

Religion et histoire n'auraient pas suffi à Voltaire si elles ne l'avaient dévoué à son prochain. S'il n'a pas, comme Montesquieu ou Rousseau, une doctrine politique à présenter et à défendre, la politique lui brûle les doigts. Cet arriviste-né a longtemps espéré devenir un grand commis de l'État, ambassadeur ou ministre ; à plusieurs reprises, il est intervenu dans les affaires du royaume. De Zadig  à Candide , il a franchi le seuil de l'inéluctable désillusion : après avoir tant travaillé pour la cause du despotisme éclairé, le patriarche de Ferney renonce à convertir les princes ; il tire sa révérence aux gouverneurs de la terre et se mue en seigneur de village. Il mène, il mènera jusqu'à sa mort à Paris une lutte ardente pour la justice. Le Traité sur la tolérance  est écrit en marge de l'affaire Calas (1763). Voltaire brode un ouvrage entier autour du Livre des délits et des peines  de Beccaria (1766). Arracher la jurisprudence à la barbarie, humaniser la loi chaque fois qu'elle est « injuste, inhumaine et pernicieuse », prévenir les délits pour ne pas avoir à les punir, renoncer à des pratiques affreuses comme la question, la roue, le bûcher, supprimer la vénalité de la magistrature : un tel programme ne vise pas à préparer la révolution, il prouve un désir de perfectionnement dans un domaine où la dignité humaine a voix prépondérante. « Nous sommes tous également hommes, mais non membres égaux de la société. » Telle est la réponse de Voltaire au Contrat social  et à tous les communismes imaginables. Elle débouche sur la Déclaration des droits de l'homme.

Si Voltaire a tant protesté dans sa vie, c'était moins pour changer le monde que pour lui restituer sa perfection naturelle. Volonté de démystification, désir d'épuration, tels sont les traits dominants d'une croisade sur laquelle on s'est parfois mépris. On ne peut sans malentendu assimiler Voltaire aux encyclopédistes. Entre Pascal et Voltaire les découvertes de Newton ont mis un fossé : là où l'un dit « mystère inconcevable », l'autre répond « mystère qu'on peut délimiter ; vérité concevable grâce aux lumières de la science ». Un fossé au moins aussi profond sépare Voltaire de Diderot et Rousseau : ce sont deux conceptions de la philosophie radicalement différentes, là un théocentrisme fixiste, un naturalisme fondé sur la nécessité, une évidence rationnelle, un aristocratisme libéral et cosmopolite, ici « le point de départ vers une grande aventure » où l'homme lutte à mains nues avec le destin (J. Fabre), une confiance présomptueuse dans ses moyens de connaissance, un vitalisme biologique justifié par le hasard chez Diderot, chez Jean-Jacques un sentimentalisme autocréateur, un rationalisme générateur de liberté, chez les deux « frères ennemis » une inéluctable démocratisation de la pensée et du langage. Il a fallu l'éloignement de Paris pour que l'illustre vieillard se retrouve au coude à coude avec ses cadets dans la lutte idéologique, ou plutôt pour qu'il donne l'illusion de participer au même combat. Le XXe siècle se plaît à situer au milieu du XVIIIe « la cassure des Temps modernes » (Pomeau), justifiant ainsi le mot de Goethe : « Avec Voltaire, c'est un monde qui finit. Avec Rousseau, c'est un monde qui commence. »

Sous la Révolution, les voltairiens sont perdants. On serait même tenté de généraliser l'aphorisme et de constater l'échec du voltairianisme en toutes circonstances. Voltaire n'a pas fondé de doctrine capable de lui survivre, mais il s'impose par une universalité rarement égalée. Un « collectif » international, lancé par un Anglais, T. Besterman, a mis en chantier la première édition critique intégrale de ses oeuvres : entreprise fantastique, à la mesure de l'intérêt qu'il continue à susciter dans tous les pays du monde. Les approches trop systématiques ont peu de prise sur lui, mais l'imaginaire voltairien, sa création mythologique, « son art, son lexique, son style restent encore très insuffisamment explorés » (Fabre). Les tréfonds de sa « psychologie » sont inépuisables. Qu'importe qu'il n'ait rien inventé s'il a tout discerné ? Son génie est parodique : il maintient les valeurs acquises pour toujours, éveille l'attention, s'exprime dans un style accessible à tout lecteur, rallie l'assentiment du plus grand nombre, amuse en instruisant, assainit l'esprit. C'est au sortir des cataclysmes, lorsque l'homme retrouve presque intact le trésor qu'il croyait avoir détruit, que Voltaire paraît plus jeune que jamais. Protée joue et gagne, même lorsqu'il se trompe. Le savant Maupertuis avait entrevu les bienfaits de l'acupuncture, la spécialisation médicale, l'hibernation : Voltaire s'esclaffe de ces folies, ridiculise son adversaire, et la postérité retient que Voltaire a rossé Maupertuis. Revanche du littéraire sur le scientifique : elle doit rassurer bien des âmes qu'inquiètent le développement des sciences et la décadence des lettres. Lorsque le monde déraisonne, lorsque les littérateurs jargonnent à qui mieux mieux, lorsque les hommes s'entredéchirent pour des différences d'opinions, lorsque la farce de l'existence menace de tourner à la tragédie par la faute des sots, c'est à Voltaire qu'il faut revenir et à son avertissement : « Tremblez que le jour de la raison n'arrive ! » On peut alors ne pas désespérer de l'humanité.

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12273177463?profile=originalPeintre, graveur et poète visionnaire anglais, William Blake est l'un des artistes les plus évidemment inspirés que le monde ait connus. Ses poèmes lyriques et prophétiques, ainsi que l'oeuvre gravé qui leur est lié, constituent l'une des rares mythologies originales des Temps modernes. Les grands problèmes humains - la séparation, le mal, le salut - y sont abordés par le biais d'un symbolisme anthropomorphique parfois complexe, mais d'une singulière profondeur, et dans une optique qui se réclame du christianisme, mais se rapproche surtout de l'hérésie gnostique. L'originalité essentielle de Blake réside dans l'humanisme passionné avec lequel il proclame la valeur sacrée de l'énergie créatrice en général, et de l'imagination poétique en particulier, où il voit non seulement la forme mais la source même du divin. Il annonce et devance par là la plupart des conquêtes du romantisme européen.

 

1. De la perception vulgaire au pouvoir visionnaire

 

William Blake est né à Londres, et il y est mort. Son père, modeste bonnetier, ne lui imposa aucune instruction primaire, mais lui fit très tôt apprendre le dessin, puis le métier de graveur, qui demeurera le sien toute sa vie. En 1782, il épouse Catherine Boucher, jeune femme presque illettrée qu'il initie à sa profession et qui lui sera jusqu'au bout d'un soutien patient et dévoué. En 1787, il perd son frère tendrement chéri, Robert. Il semble que Blake ne se soit jamais résigné à cette mort, et qu'elle ait déclenché chez lui non seulement des hallucinations, auxquelles il était prédisposé depuis l'enfance, mais surtout une prodigieuse puissance créatrice de visionnaire qui ne devait plus l'abandonner. Ses premiers poèmes (Esquisses poétiques ) avaient été publiés sous forme de plaquette en 1783. A partir de 1788, il gravera lui-même ses textes et leurs illustrations, et les colorera un par un, avec sa femme, au fur et à mesure des commandes à satisfaire. Mais les acheteurs sont peu nombreux : Blake entend faire droit sans réserve à l'exigence altière d'une vocation spirituelle et esthétique hors de pair, et se trouve ainsi porté à contre-courant de la mode, obstinément voué à la solitude et à la pauvreté. C'est au jour le jour, et grâce à la sollicitude de quelques amis fidèles, qu'il pourvoira à ses besoins et à ceux de sa femme (le couple est resté sans enfants). Héritier de la tradition non conformiste, Blake fréquentera un certain temps les cercles prorévolutionnaires de Paine, Godwin, Priestley, et n'en trahira jamais l'idéal, malgré le démenti infligé par l'histoire à l'élan qui anime ses Premiers Livres prophétiques.  Il se replie davantage, dans la deuxième partie de sa vie, sur son univers intérieur, et en entreprend l'exploration approfondie dans ses Seconds Livres prophétiques , reléguant définitivement à la catégorie du mythe l'apocalypse dont il avait cru entrevoir, dans les révolutions américaine et française, la réalisation historique. Il ne reçut de son vivant que l'hommage de quelques disciples affectueux, qui commanditèrent ses dernières grandes oeuvres graphiques, et préservèrent le souvenir et l'héritage spirituel de leur maître. C'est à la génération suivante que la biographie de Blake par Gilchrist (1863) et l'étude enthousiaste de Swinburne (1868) parvinrent à susciter pour ce génie singulier un intérêt qui n'a cessé de croître.

« La divine forme humaine »

Tout entière orientée par la vision d'une unité perdue à reconquérir, la pensée de Blake saisit l'homme dans sa double identité de créature et de créateur, dans la tension entre la finitude de son existence et la divinité de son être. L'homme de Blake se trouve d'emblée dégagé de la culpabilité morale de sa chute. S'il est déchu, prisonnier de ses sens, de l'espace, du temps, c'est que le monde est lui-même déchu, c'est que la Chute ne fut autre que la Création : la chute non d'un homme mais de Dieu, ou plutôt de l'Homme-Dieu. Dieu n'existe pour Blake que dans l'homme et par lui, il est d'essence humaine ; et l'homme n'est qu'un dieu qui s'est voulu seul Dieu, s'imposant du même coup la solitude et les entraves de l'existence divisée. Il appartient à l'homme de s'ouvrir à nouveau à la plénitude du divin qu'il porte en lui :

Car la Miséricorde a un coeur humain,

 

La Pitié un visage humain,

Et l'Amour la divine forme humaine.

 

Mais cette accession ne saurait nullement se produire par la négation de sa propre humanité. Blake n'a que haine pour la morale chrétienne traditionnelle, qui maintient l'homme non seulement sous le joug spirituel du péché, paralysant sa divine énergie, mais aussi dans l'esclavage économique et politique : la religion fut toujours le principal pilier de la tyrannie monarchique et « Dieu n'est qu'une allégorie des rois ». Tout aussi dégradante lui apparaît l'emprise de l'aveugle Raison empirique, aveugle parce que liée au seul témoignage des sens, captive de la mesquinerie du réel et de la nécessité. La faculté privilégiée par quoi l'immanence du divin se révèle et s'accomplit, c'est l'imagination, que Blake appelle aussi « génie poétique ».

 

Le salut par l'imagination

 

L'imagination abolit aux yeux de Blake la séparation illusoire que la raison institue entre le sujet et l'objet ; elle lui dévoile l'unité du fini et de l'infini, lui livre « l'éternité dans l'instant, le monde dans un grain de sable ». A la finitude de la perception vulgaire, Blake oppose le pouvoir visionnaire, qui traverse la prison des sens et la surface des apparences pour accéder de plain-pied à la dimension de l'infini : « Si les portes de la perception étaient nettoyées, le monde apparaîtrait tel qu'il est, infini. » C'est donc par le total accomplissement de son pouvoir visionnaire que l'homme peut espérer reconquérir sa divinité, l'apocalypse étant révélation. Les livres prophétiques de Blake se donnent pour tâche de l'y conduire. Par prophétie, il faut entendre chez lui non la prédiction ou la prédication, mais l'approfondissement et l'illumination de l'espace intérieur à l'homme, dont l'espace extérieur et le temps ne sont que l'illusoire projection. Partant des symboles de l'expérience immédiate - celle de la tyrannie morale et politique - Blake remontera toujours plus avant dans la chaîne des causes, pour élucider les conflits métaphysiques qui ont dû présider à la Création, c'est-à-dire à la chute originelle, bien antérieure à celle d'Adam et Eve. Mais cette antériorité est causale plus que temporelle : la Chute se reproduit à chaque instant, et de même c'est à chaque instant que le génie poétique peut transcender la finitude de l'existence et conquérir la vision apocalyptique de l'éternité. « Chaque fois qu'un individu rejette l'erreur et embrasse la vérité, cet individu fait l'objet d'un Jugement dernier. »

Les symboles de cette cosmogonie spirituelle sont parfois obscurs ou instables. Il ne faut pas en conclure à l'incohérence d'un cerveau délirant, mais à la nouveauté et à la difficulté d'une quête où Blake s'aventurait aussi seul que devait l'être Freud cent ans plus tard dans son exploration de l'inconscient (dont toutes les instances trouveraient d'ailleurs chez Blake une personnification adéquate). Confiant en l'infaillibilité de son intuition, c'est à elle seule qu'il entend se fier : « Il me faut trouver mon propre système, ou me laisser asservir par celui d'un autre. »

L'humanisme impétueux de Blake, sa foi dans les pouvoirs réels de l'imagination expliquent peut-être qu'il n'ait pu partager le goût de ses contemporains pour les poses mélancoliques ni leur culte de la nature. La mélancolie serait pour lui complaisance à la mort, mépris de la vision apocalyptique et de l'énergie qui est « délice éternel » ; quant à la nature, comment oublier qu'elle n'est qu'un état déchu et chaotique de l'être, et que c'est à l'imagination créatrice de l'homme qu'il incombe de lui donner forme et signification ? « Là où l'homme n'est pas, la nature est stérile. »

Bien que sa carrière se soit déroulée en marge du mouvement romantique proprement dit, et que ses contemporains plus célèbres ne lui aient accordé qu'une admiration superficielle et condescendante, Blake fait incontestablement partie de la lignée des grands visionnaires : Novalis, Nerval, Hugo, Rimbaud et Nietzsche sont à beaucoup d'égards ses frères spirituels.

Quant au romantisme moderne, sous sa forme surréaliste, il n'a pu que reprendre en bloc - christianisme mis à part - l'essentiel de sa doctrine : la volonté de réconcilier l'homme avec son désir, la politique révolutionnaire et la morale libertaire, la critique du rationalisme, la valorisation du mode de pensée onirique et du « modèle intérieur » en art, et surtout l'espoir d'atteindre, par l'exercice illimité de l'imagination, ce « point suprême » où les contraires « cessent d'être perçus comme contradictoires » (A. Breton). Un siècle et demi après sa mort, Blake demeure à la pointe du romantisme.

 

2. Reconquête de l'innocence perdue

 

L'oeuvre de Blake peut se subdiviser en écrits lyriques, théoriques et prophétiques - qui sont souvent les trois à la fois. On en citera ici les principaux. Les Chants d'Innocence  (1789) et Les Chants d'Expérience  (1794), chefs-d'oeuvre de sa poésie lyrique, mettent en parallèle « deux états contraires de l'âme humaine ». L'innocence enfantine est pour Blake l'état le plus proche de la béatitude éternelle dont la chute dans l'existence incarnée a privé l'humanité. Mais, de sa participation à l'éternité, chaque enfant est à son tour sevré par le passage inéluctable à l'adolescence. Juxtaposés presque terme à terme aux Chants d'Innocence , les Chants d'Expérience  en constituent une amère parodie. Là où s'épanouissaient la liberté, la pureté, la tendresse, la joie, et la perception spontanée du divin, règnent maintenant la culpabilité, la contrainte, la misère spirituelle et matérielle. Certes, l'enfant portait en lui la vulnérabilité au mal, mais c'est contre la société de son temps que Blake dresse son réquisitoire, contre l'hypocrisie d'une civilisation qui exploite et humilie l'enfance en se réclamant de la charité chrétienne et de la raison. Cette « petite chose noire » pleurant dans la neige, c'est le petit ramoneur ; ses parents, à l'église,

... louent Dieu et son prêtre et son roi,

Qui se construisent un paradis de notre misère.

Et l'horreur de Blake devant la corruption de l'innocence et de l'amour par la moralité conventionnelle - celle des prêtres en noir qui « ligotent avec des ronces mes joies et mes désirs » - éclate avec une violence presque insoutenable dans le poème intitulé « Londres », où

... la malédiction de la jeune putain

Étouffe les pleurs de l'enfant nouveau-né,

Et accable de fléaux le corbillard du mariage.

La chute originelle est vouée à se reproduire dans chaque être humain jusqu'à la délivrance. Mais cette délivrance ne saurait être précipitée par un retour illusoire à l'innocence (c'est le sujet du Livre de Thel  gravé en 1789). Nous ne pouvons pas nous soustraire à notre condition divisée. C'est seulement d'une réintégration dialectique des contraires par la puissance unifiante de l'imagination que nous viendra le salut - par la réconciliation de l'innocence et de l'expérience, le mariage du ciel et de l'enfer. La beauté, à chaque lecture plus surprenante, de ces courts poèmes tient en partie à la fraîcheur d'une vision véritablement enfantine, c'est-à-dire syncrétique, du monde. Les objets conservent intacte toute leur force de présence concrète ; nulle intellectualisation ne vient entamer leur fonction symbolique, qui est de rendre immédiatement sensible la plénitude limpide ou mystérieuse de l'être dans toutes les formes de l'existence finie, et de faire percevoir « l'éternité dans l'instant ».

Il n'y a pas de religion naturelle  et Toutes les religions sont une  (1788) : ces très courts manifestes théoriques proclament l'humanisme religieux de Blake, son rejet de tout déisme et de tout dogmatisme théologique. « Il n'y a pas de religion naturelle » parce que l'homme perçoit plus et autre chose que la finitude naturelle où se cantonne sa raison. La nature étant déchue, elle ne saurait révéler à l'homme la vérité à laquelle il aspire et qu'il doit tenir de sa seule imagination, ou « génie poétique ». Le génie poétique étant d'autre part universel, toutes les religions en dérivent, et n'en sont que les formes particulières : « Toutes les religions sont une », et l'homme en est l'unique source.

 

3. Mythes de la réconciliation

 

Le Mariage du Ciel et de l'Enfer  (1790-1793), malgré une structure assez composite, demeure l'exposé le plus précis des idées de Blake. La stratégie de ce pamphlet consiste à inverser ironiquement les symboles du Bien et du Mal, l'Ange et le Démon ; à identifier Satan avec l'énergie créatrice et à faire de l'Ange le représentant du dogmatisme ascétique et hypocrite du christianisme traditionnel. Dans la section des « Proverbes de l'Enfer », d'une frappe étonnamment incisive, se dessinent quelques thèmes essentiels :

a ) Toute vitalité est sacrée, et la répression de l'instinct en entraîne la perversion : « Celui qui désire mais n'agit pas engendre la pestilence. » « Mieux vaut étouffer un enfant au berceau que de nourrir des désirs non agis. »

b ) La loi morale répressive est responsable du mal : « De même que la chenille choisit les plus belles feuilles pour y poser ses oeufs, de même le prêtre pose sa malédiction sur les plus belles joies. » « Les prisons sont construites avec les pierres de la loi, les bordels avec les briques de la religion. »

c ) L'énergie et l'imagination créatrice l'emportent sur les contraintes dogmatiques de la raison : « La route de l'excès conduit au palais de la sagesse. » « Tu ne peux savoir ce qui est assez, à moins de savoir ce qui est plus qu'assez. » « Les tigres de la colère sont plus sages que les chevaux de l'instruction. » « L'exubérance est beauté. »

L'idéologie du Mariage du Ciel et de l'Enfer  sera développée dans les Premiers Livres prophétiques , dont la rédaction s'étale de 1789 à 1795. Les Visions des filles d'Albion  (1793) reprennent le thème de la morale puritaine déjà évoqué dans Le Mariage du Ciel et de l'Enfer.  Elles sont à la fois le mythe de l'origine de cette morale et la représentation symbolique des conflits psychologiques individuels qui en résultent. Blake y proclame la sainteté de l'amour sexuel : « Heureux, heureux amour ! libre comme le vent des montagnes... »

 

Révolutions et libération

 

Les deux révolutions dont Blake fut le contemporain et qui fournissent le sujet de La Révolution française  (1791, inachevée) et America  (1793) manifestent sur le plan politique l'affrontement éternel entre les forces de l'oppression et celles de la liberté, le combat d'Urizen et Orc. Face à Urizen - caricature de Jéhovah - incarnant la tyrannie de la morale et de la raison, Orc est le héros prométhéen qui inspire les insurgés, réduit en poussière les tables de la Loi, et libère les puissances du désir et de l'imagination. Europe  (1794) reprend ce conflit de plus haut, dans la perspective d'un mythe cyclique dont la figure centrale est ici Énitharmon, symbole de la finitude de l'étendue, et du principe de passivité féminine, où Blake voit une cause essentielle de la soumission à la tyrannie d'Urizen.

Le Livre d'Urizen  (1794) et les ouvrages qui le complètent - Le Chant de Los , Le Livre d'Ahania , Le Livre de Los  (1795) - constituent la première tentative de Blake pour élaborer en un mythe complet sa conception de la Genèse comme chute. Urizen y apparaît comme l'un des éternels qui, en proclamant orgueilleusement le règne séparé de sa loi, s'exclut lui-même de l'éternité. De la contemplation solitaire de sa propre puissance surgiront, par divisions successives, les essences et les catégories du monde créé. Mais Urizen ne sait que diviser et mesurer. C'est à Los, incarnation de l'énergie poétique éternelle, que revient la mission de donner une forme viable à la matière et de forger un à un les éléments du corps humain. L'engeance d'Urizen se multipliant sur terre, le prêtre originel veille à la retenir captive sous sa loi en tissant, à l'image des circonvolutions du cerveau humain, le filet inextricable de la religion.

C'est dans Vala, ou les Quatre Zoas  - écrit entre 1795 et 1804 et finalement laissé inachevé - que Blake entreprendra de refondre sa Genèse dans la vision plus vaste encore d'un mythe véritablement universel. Les quatre « Zoas » sont les essences constitutives de l'homme (intellect, sensibilité, imagination, instinct). Le conflit de ces identités éternelles, leur division en « spectres » et en « émanations » se déroulent entièrement dans le songe du géant Albion, dont Blake fait l'archétype humain sous quelque forme qu'il se manifeste (l'individu, la nation anglaise, l'humanité, ou Blake lui-même). L'espace intérieur de l'homme est ainsi le lieu d'un affrontement cosmique, dont la dialectique - parfois enchevêtrée, mais trouée d'éblouissantes envolées lyriques - aboutit à la triomphale reconquête de l'unité perdue.

 

L'erreur de Milton

 

L'influence de Milton sur la pensée de Blake ne le cède en importance qu'à celle de la Bible. Le grand poème que Blake lui dédie (Milton , 1804-1808) a pour objet, dans ses grandes lignes, de « sauver » Milton de la seule erreur dont il ait été victime - celle qui contraignit le poète puritain à déifier l'autorité et la raison, dans Le Paradis perdu , et à vouer aux gémonies, en la personne de Satan, les valeurs de liberté, d'énergie et d'authentique spiritualité que lui dictait son génie poétique. Milton redescend donc des cieux, entre en Blake, et entreprend ainsi un voyage initiatique où il lui faudra apprendre à transcender son moi, cause première et toujours efficiente de la Chute ; à affronter le fantôme glacial de son propre Dieu, Urizen, qu'il vaincra en le pétrissant d'argile vivante et en lui imprimant ainsi la divine forme humaine ; à renoncer à sa conception puritaine de l'amour afin de reconstituer avec son « émanation », symbole de toutes les femmes qu'il avait aimées, l'androgyne initial que la Chute avait séparé. Tous deux régénérés, s'étant délivrés de leur « spectre » rationnel et de leur moi charnel, s'unissent enfin dans la vision apocalyptique, partagée par Blake et sa femme, de Jésus et des Quatre Zoas. D'autres thèmes se mêlent à celui du rachat de Milton, mais l'essentiel du poème est le mouvement qui porte Blake de la préoccupation de la Chute et de l'origine du Mal, qui sous-tendait ses précédents ouvrages, au thème de la réconciliation et du salut.

L'éternité dans le temps

La difficulté d'interprétation de Jérusalem  (1804-1820), le poème le plus considérable qu'il ait écrit, tient en partie à l'étrangeté du symbolisme. Blake n'hésite pas à personnifier des noms de lieux anglais dans le contexte biblique de sa prophétie, et à mêler à ses propres figures mythologiques des personnages issus des légendes arthuriennes. Mais ce mélange a un sens : il exprime l'identité fondamentale entre le drame métaphysique qui se joue dans l'éternité et le même drame vécu, sur le plan de l'histoire, par l'Angleterre en général et par Blake en particulier. L'obscurité de l'oeuvre tient également à la verticalité quelque peu statique de sa structure : les quatre parties, plutôt que de retracer une progression, reprennent le même affrontement à différents niveaux. Si les thèmes en sont connus, l'accent est souvent nouveau par rapport aux oeuvres précédentes. Le christianisme de Blake s'y fait moins hérétique ; c'est une religion de la compassion, du pardon, du sacrifice de soi qu'il oppose à la religion de la culpabilité, à ce qu'il appelle la religion « druidique » dont Urizen est le dieu cruel, et le déisme la forme la plus dégénérée.

En outre, l'un des thèmes essentiels de Jérusalem  est le rôle négatif de la « volonté féminine ». La sournoise soif de puissance de la femme, et son adhérence aux séductions de la nature, à l'existence végétative constituent un danger permanent pour la liberté imaginative de l'homme. L'acte de génération n'est sacré que pour autant qu'il conduit à une régénérescence spirituelle, et non à un dégradant enracinement dans l'existence charnelle. Envers et contre tous ces obstacles, l'énergie prophétique mènera à bonne fin son combat : l'union d'Albion et de son émanation, Jérusalem, consacre l'avènement de la Cité de Dieu sur terre. La réconciliation universelle englobe même les philosophes du matérialisme empirique que Blake avait considérés comme ses plus dangereux ennemis, Bacon, Newton et Locke. Ainsi, la science vient se ranger aux côtés de la poésie dans l'harmonie éternelle des contraires, où le triomphe de l'imagination rend à toute chose sa forme humaine.

 

4. Des livres qui sont autant de tableaux

 

L'artiste était en Blake indissolublement lié au poète. Il refusa toujours d'abandonner ses oeuvres à l'anonymat de l'impression, préférant les graver et les illustrer une à une, plaque par plaque. On ne saurait donc vraiment lire Blake comme il voulait être lu sans regarder ses livres comme autant de tableaux, sans embrasser du regard l'entrelacs de branches, de nuages et de lettres que dessinent ses titres, la flore et la faune minuscules évoluant en délicates arabesques entre les lignes du texte, et surtout - richement colorées - les puissantes figures qui l'encadrent, le complètent et le commentent. Les visions de Blake l'étaient au sens propre du terme : révélations à la vue autant qu'à l'intellect.

Les essences spirituelles que découvrait en lui-même le prophète, il incombait au graveur de les rendre visibles. L'imagination, c'était aussi pour lui le pouvoir de projeter ces images. On comprend assez que le modèle n'ait pu en être qu'intérieur. Très tôt, Blake s'est insurgé contre l'imitation servile de la nature, préférant de même aux « formes mathématiques » et desséchées du néo-classicisme celles, plus vivantes et plus humaines à ses yeux, de la sculpture gothique. Son humanisme intransigeant explique d'autre part qu'il ait toujours insisté sur la nécessité d'un tracé ferme, net et précis, et que ce soit à l'exemple de Michel-Ange qu'il ait dû le plus clair de son style graphique. C'est que rien n'était plus défini pour Blake que la perception de l'infini. Car l'infini est en l'homme, il a donc forme humaine, et la mission quasi religieuse de l'artiste est de la lui dévoiler.

Urizen-Jéhovah sera donc un vieillard massif à la longue barbe blanche et au regard de pierre. On le voit, sur le célèbre frontispice d'Europe , un genou en terre, délimitant et divisant l'univers matériel au moyen d'un gigantesque compas. Contrastant avec l'opacité rocheuse d'Urizen, la jeunesse éternelle de l'imagination éclate dans la forme conquérante d'Orc, ou d'Albion régénéré, vu de face, bondissant radieux par-dessus les montagnes, les bras grands ouverts à la liberté et à la vie.

La composition de Blake est toujours frappante par sa simplicité : à l'horizontalité cadavérique des créatures pétrifiées dans le sommeil de l'existence incarnée, aux arceaux des branches et des rochers pesant de tout leur poids de formes matérielles répondent le hiératisme vertical des figures contemplatives et surtout la torsion flamboyante des corps qui s'élancent vers l'infini, et que Blake saisit parfois dans un raccourci dramatique. Ce symbolisme expressionniste ne va pas toujours sans gaucherie. Mais la franchise des visions de Blake, leur raideur même leur confèrent un pouvoir de fascination onirique. Elles obsèdent l'imagination tels les hiéroglyphes d'un langage à la fois mystérieux et familier, issu d'un au-delà qui serait en nous, et dont l'intelligence ne saurait être que de l'ordre de la révélation.

 

5. Un art insolite

 

L'art de Blake est à la fois une révolte contre l'art du passé et celui de son époque ; il condamne surtout l'art mondain de Reynolds, mais il renie aussi la peinture à l'huile des grands maîtres vénitiens et flamands, qualifiant les oeuvres de Rubens et de Rembrandt de « barbouillage ». Dans ses aquarelles et dans ses détrempes, Blake veut un contour net qui est selon lui la garantie d'un art authentique. Sans doute doit-il en partie à Michel-Ange qu'il admire cette puissance et cette pureté dans le dessin.

Blake passait un composé de colle à bois et de blanc d'ouf sur un emplâtre préparé sur de la toile, du bois ou du métal. Il appelait ces détrempes des fresques, à cause de leur ressemblance avec les peintures murales des primitifs italiens.

Autre méthode : combiner les techniques de la peinture et de l'imprimerie ; Blake peignait un dessin par détrempe sur un carton, puis l'imprimait par pression sur papier ; cette impression était reprise au pinceau et à la plume.

C'est son jeune frère, mort en 1787, qui, déclare-t-il, lui aurait révélé en rêve le procédé de la gravure à l'eau-forte qu'il devait utiliser pour illustrer ses poèmes. Les mots et les motifs étaient dessinés sur la plaque de cuivre qui était ensuite gravée à l'acide. Le texte et le dessin restaient en relief, puis étaient peints à la main, à l'aquarelle par exemple. C'est le cas de ses poèmes lyriques et de la remarquable série de gravures du Livre de Thel  et du Mariage du Ciel et de l'Enfer , vers 1795.

Un grand nombre de ses estampes colorées expriment son dégoût du monde matériel. Il en peint les symboles, désireux de libérer ainsi son imagination des horreurs qu'ils représentent. Dans Nabuchodonosor , le roi de Babylone apparaît sous une forme bestiale. Son Isaac Newton  est un symbole de l'univers mécanique.

Le monde intérieur et désintéressé de ses Chants d'Innocence , comme celui des gravures qui illustrent les Pastorales  de Virgile - ravissantes gravures sur bois qu'il réalisa dans sa vieillesse avec l'aide de Linnell - s'oppose au monde rationaliste, mercantile et matérialiste de la révolution industrielle suggéré dans ses Chants d'Expérience.  Il aurait voulu concilier ces contraires comme l'indique le titre de l'une de ses oeuvres : Le Mariage du Ciel et de l'Enfer.  Sa vision est celle de l'union de deux mondes qu'il connaît depuis son enfance. Ses Livres prophétiques , illustrés de sa main, traitent de l'Angleterre et s'interrogent sur son destin spirituel.

Blake se révolte contre l'idéalisme académique et froid de Reynolds. « La nature n'a pas de limite, mais l'imagination en a », écrit Blake. Le contour continu est pour lui comme une vérité mystique, et la ligne pure représente l'essence de chaque être. Le dessin linéaire de l'artiste trouve une harmonie entre une symétrie rigide et une ligne souple. Ainsi retourne-t-il en quelque sorte à un art médiéval, produit d'un christianisme encore irrationnel et mystérieux. Ses oeuvres rappellent les enluminures du Moyen Age ; Blake est proche de l'art gothique à la fois par sa technique et sa vision. S'il refuse l'art flamand et l'art vénitien, faits de lignes et de masses brisées, il recherche, au contraire, une forme définie, un contour bien tracé, une ligne précise et expressive.

Antinaturalisme

Cet art souligné n'est pas réaliste, car pour Blake le corps matériel de l'homme n'est pas l'être véritable de l'homme auquel ses dessins entendent donner forme. Certains l'ont accusé de ne pas savoir dessiner. S'il le faisait rarement d'après nature, il pouvait cependant rendre la forme du corps avec une très grande précision, mais il a toujours refusé de copier la nature, cherchant avant tout à exprimer une idée, ce qui explique ses corps le plus souvent tordus et son style quelquefois maniéré.

Le paysage pur ne l'intéresse pas davantage. Contrairement à la plupart des peintres anglais, il n'est ni un paysagiste ni un portraitiste. C'est par la puissance de son imagination visuelle que son art vit : l'un des exemples les plus frappants est le portrait grotesque de L'homme qui a construit les pyramides  où Blake cherche à recomposer une vision par juxtaposition de symboles.

Ses oeuvres visionnaires ne sont pas figées, elles trouvent leur force et leur dynamisme dans la torsion des corps, dans la fluidité des éléments, dans la valeur expressive, expressionniste même, de son dessin.

Le génie inventif de Blake est aussi à l'aise avec des thèmes fantastiques ; dans l'estampe Pitié  qui illustre un passage de Macbeth , Blake visualise des mots de manière presque surréaliste. Une symétrie en mouvement caractérise toute son oeuvre. L'art de Blake ne vit pas seulement par la ligne, mais aussi par la couleur. Le Paradis perdu  et Le Paradis reconquis  de Milton sont à l'origine d'une série d'aquarelles remarquables : La Création d'Eve , Satan ébouillante Job , détrempe sur bois d'acajou.

Exécutés dans sa vieillesse, ses dessins pour La Divine Comédie  révèlent ce que son symbolisme a de plus personnel. Son sens aigu de la couleur souligne le jeu des lignes dans des vortex de tons purs : Dante habillé de rouge symbolise les passions, et Virgile, qui l'est de bleu, le génie poétique.

Son contenu mythique, et même mystique, rend l'art de Blake difficile. Le Cercle de la vie de l'homme  (1821) figure par exemple une idée néo-platonicienne : le retour de l'âme à l'Un à travers le monde matériel où elle a chuté.

L'originalité de Blake interdit qu'il eût des disciples. Il vécut en dehors de la révolution intellectuelle et esthétique de son pays et de son époque. Son retour romantique vers l'art gothique n'a rien à voir avec le goût pour les ruines de son contemporain Turner ; ce n'est pas le décor qui l'attire, mais plutôt le contenu religieux qu'il évoque. La réalité n'est pour lui, et il est en cela proche de Turner, qu'un point de départ pour l'imagination ; mais là s'arrête leur similitude, car l'oeuvre de Blake annonce celle des préraphaélites.

Pour Blake comme pour Coleridge, « un esprit et une vision sont organisés ». Ce que cherchent précisément à traduire ses images, c'est la vision pure, unique, d'un monde dont il cherche à réconcilier les contraires. Son art se veut un lien entre le temporel et l'éternel. Lorsqu'il identifie l'art à la religion, Blake fait songer aux Veda qui enseignent que l'image n'a pas par elle-même de réalité ; l'image, comme l'oeuvre d'art, n'a de sens que comme un moyen adapté à une fin, qui ne peut être que de vivre une expérience intérieure.

 

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Il s'agit d'une o
euvre d'Emmanuel Kant (1724-1804), publiée en 1793. Elle se propose de distinguer, à l'intérieur de la religion, les éléments d'une foi morale purement rationnelle, qui en constitue le sens, des éléments révélés, cultuels, et de montrer la nature des rapports qui les lient. Après avoir défini la nature morale de l'homme comme ce fond subjectif, originel, impénétrable, préexistant aux actions individuelles, mais non déterminé par des causes physiques, en vertu duquel l'homme se fixe une règle fondamentale de conduite, Kant découvre en elle une disposition au bien, qui trouve son expression la plus parfaite dans l'adoption de la loi morale comme critère absolu, mais aussi un penchant au mal, qui consiste non pas dans les inclinations sensibles, en elles-mêmes innocentes, mais dans la tendance à établir entre le mobile sensible et le mobile moral un rapport inverse à celui de l'ordre éthique, en subordonnant le second au premier. L'origine de ce mal est incompréhensible, puisqu'on ne saurait l'attribuer, ni à l'hérédité des premiers ancêtres, ni à aucune autre cause temporelle, mais seulement à notre liberté même, sans laquelle il ne saurait nous être reproché. Non moins incompréhensible est la possibilité de rétablir en nous la disposition au bien, qu'il nous faut admettre, puisque la loi morale nous en donne l'ordre impératif. Nous ne pouvons l'atteindre que par nous-mêmes, en vertu d'une révolution intérieure, véritable renaissance, où l'homme est soutenu par le sentiment de la noblesse de sa destination morale. Seules les religions impures font dépendre la conversion et le redressement progressif de la conduite qui en résulte, d'un Dieu dispensateur de "faveurs"; la religion morale au contraire pose l'effort personnel comme condition première d'une aide d'en haut, la grâce, nécessaire à suppléer à la faiblesse de l'homme. Dans la vie sensible, comme l'homme ne peut que se rapprocher graduellement de l'idéal du bien sans jamais l'atteindre, la lutte entre le principe du mal et celui du bien ne cesse jamais. Elle est représentée dans l'Ecriture comme l'histoire d'une lutte entre deux principes extérieurs à l'homme. La théocratie judaïque ne connut que des lois du culte et des moeurs sans rapport avec l' intériorité de l'intention morale; mais avec l'apparition de Jésus-Christ, le principe du bien s'incarne parfaitement en un homme réel, modèle de tous les autres. Ainsi Kant découvre au Nouveau Testament un sens qui s'accorde avec la religion morale enseignée par la raison. L'acquisition du bien suprême, fin morale ultime, suppose la constitution d'une société éthique "fondée par et pour les lois de la vertu", qui s'étendrait progressivement à tout le genre humain. Dieu seul peut être le législateur d'une telle communauté, étant donné qu'en elle tous les devoirs fondés sur le commandement de la raison doivent pouvoir être représentés comme les commandements de Celui qui scrute les coeurs et connaît les intentions cachées. Une telle union morale des justes en une Eglise invisible ne peut se traduire en pratique que sous forme d'une Eglise visible, que l'homme doit soutenir par son activité. Mais, étant donné la faiblesse de la nature humaine, on tend dans celle-ci à concevoir la religion comme un culte et non comme un accomplissement de devoirs moraux, e qui nécessite l'introduction de statuts qui présupposent une révélation et s'appuient sur la tradition et sur un livre déclaré sacré. Mais l'observance des statuts ne devrait pas être considérée comme une condition indispensable au salut, puisque tous les hommes ne peuvent les connaître, ni comme une fin en soi. La fin morale suprême implique donc la foi en un Dieu seigneur moral du monde, législateur sacré, conservateur bienveillant et administrateur, juge équitable, sur l'essence duquel nous ne pouvons avoir toutefois aucune lumière théorique. Ce "mystère", auquel l'homme ne peut accéder que sous forme d' "idée pratique", est devenu le fondement moral de la religion, lorsqu'on commença à l'enseigner publiquement au moyen de formules solennelles, comme symbole d'une nouvelle ère religieuse. Reconnaissant dans le Christianisme tant les éléments de la religion naturelle que ceux de la religion cultuelle (ou "savante"), Kant met en lumière les premiers par une analyse des enseignements moraux de l'Evangile, qui prêchent tous la pureté de l' intention plutôt que l'observance du culte ou le simple accomplissement de gestes extérieurs. Quant aux articles de foi révélée, ils présupposent la connaissance de faits historiques et de miracles, elle de textes sacrés dans la langue originale, c'est-à-dire toute une érudition (science des Ecritures); aussi ne saurait-on en faire dépendre le salut de l'humanité: les ignorants ne peuvent l'accepter qu'avec une foi servile. Une Eglise où domine le culte, quelle que soit la forme de son organisation (hiérarchique comme dans l' Eglise catholique ou démocratique comme dans l' Eglise protestante), est nécessairement un régime sacerdotal despotique qui "confisque à la multitude sa liberté morale". Pour qu'il en soit autrement, l'enseignement de la doctrine de la vertu doit, dans une Eglise, précéder celui de la doctrine de la piété. En effet, l'idée de vertu existe en soi, puisqu'elle est gravée dans les coeurs, et l'homme s'élève jusqu'à l'idée de la divinité, législatrice de la vertu, en prenant conscience de celle-ci et de la dignité humaine. Avec cette philosophie de la religion, Kant dépasse nettement les positions des philosophes de son temps: en effet il découvre dans la raison la source d'une "foi pratique", capable d'explorer, par delà le domaine étroit de la connaissance intellectuelle, le monde supra-sensible.

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Il s'agit d'un ouvrage du philosophe allemand Emmanuel Kant (1724-1804), publié en 1785, dans lequel est affirmée la nécessité d'une philosophie morale pure, "libérée de tout ce qui est empirique et qui appartient" à ce que l'on peut appeler l' anthropologie. En effet, l' éthique doit rechercher non ce qui advient, mais ce qui doit advenir. Le fondement de la philosophie morale pure, ou métaphysique des moeurs, consiste à rechercher et à déterminer le principe suprême de la morale. La "Métaphysique des moeurs" comprend une préface et trois parties. Dans la première, analysant la conscience morale commune, Kant y décèle les concepts de bien inconditionné (autrement dit, la bonne volonté), de devoir, de loi morale. Il ne s'agit en rien de concepts empiriques, puisqu'ils ne sont pas tirés de l'expérience, mais sont purs ou "a priori", car présents à toute conscience humaine. Toutefois, la conscience commune peut être facilement induite en erreur, n'étant pas armée contre les sophismes qu'on pourrait lui opposer. Une connaissance philosophique des éléments premiers de la morale est donc indispensable pour doter la conscience morale d'une certaine fermeté. Le passage à cette connaissance se trouve exposé dans la seconde partie. Seul un être raisonnable peut agir d'après la représentation de lois, autrement dit, selon des principes: il est donc doué de volonté. Or, cette volonté n'est autre que la raison dans son usage pratique, la raison pratique. Mais, du fait que sa volonté, outre la représentation des lois, peut être déterminée par des impulsions de nature empirique, la rationalité se présente à l'homme sous forme de loi contraignante, ou d'impératif, dont l'objet, pour être moral, ne peut être que la forme même de la loi, en d'autres termes, la nationalité et l' universalité de nos actions. Un impératif dépendant d'impulsions empiriques ne pourra qu'être hypothétique ("si tu veux atteindre ce but, tu dois faire cela"), et partant, dénué de valeur morale. En revanche, l'impératif moral est catégorique et s'exprime en ces termes: "Agis selon une maxime, telle que tu puisses vouloir en même temps qu'elle devienne une loi universelle". Et puisque la raison est une fin en elle-même et constitue ce qu'il y a en l'homme de proprement humain, l'impératif catégorique pourra également s'exprimer dans une seconde formule: "Agis de telle sorte que tu uses de l'humanité, en ta personne et dans celle d'autrui, toujours comme fin, et jamais simplement comme moyen". Mais étant donné en outre que la raison, dans son usage pratique, n'est autre que la volonté, cette dernière devient la législatrice suprême, et l'impératif de la moralité sera formulé en ces termes: "Agis de telle sorte que ta volonté puisse se considérer elle-même, dans ses maximes, comme législatrice universelle". C'est là, selon Kant, le principe d' "autonomie", principe suprême de la moralité. En effet, grâce à lui, l'homme est à la fois souverain, parce que législateur dans un domaine de pure rationalité, et sujet, car obéissant aux lois qu'il se donne en tant que raison. Kant opère alors une classification de tous les principes possibles de la moralité, dérivés du concept fondamental d' "hétéronomie", opposé à l' "autonomie", pour passer, dans la troisième partie (de caractère déductif), à la critique de la raison pure pratique. En elle, Kant place l'idée de liberté entendue comme clé permettant l'explication de l' autonomie de la volonté, le concept de moralité rejoignant ainsi celui de liberté. Avec ce petit ouvrage, Kant jetait les bases de sa deuxième oeuvre fondamentale, "La critique de la Raison pratique" et, en même temps, de toutes les philosophies de la liberté qui se succédèrent au cours du XIXe siècle.

 

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Philosophe et écrivain, Alain se fit connaître en son temps comme journaliste et comme professeur. Il demeure dans l'histoire littéraire le créateur d'un genre particulier, exigeant et exigu : le propos, forme applicable à tout contenu soumettant le développement de la pensée à la loi de l'écriture, et qui est à la prose ce que la fable est à la poésie. Quoique distinct de la maxime et opposé à l'aphorisme, le Propos d'Alain , par sa concision affirmative et par la réitération d'une réflexion recommencée plutôt que continuée, a fait ranger son auteur comme essayiste et moraliste de la tradition française. La notoriété historique d'Alain a tenu à la connivence entre une frange émancipée de la société française et quelques-uns des thèmes majeurs de sa pensée : le pacifisme de Mars ou la Guerre jugée , le radicalisme (résistance dans l'obéissance) du citoyen - « contre les pouvoirs » parce qu'il est gardien des pouvoirs -, l'optimisme éthique dans la peinture de l'homme, le matérialisme méthodique des Entretiens au bord de la mer , l'interprétation humaniste de l'art et de la religion, etc. Son influence tint aussi à l'attraction directe ou indirecte qu'Émile Chartier exerça comme maître à penser, en particulier dans sa chaire de première supérieure au lycée Henri-IV, sur des générations de lycéens, de khâgneux et d'élèves de l'École normale supérieure (de Jean Prévost à Simone Weil, d'André Maurois à Georges Canguilhem).

Philosophe d'abord

Le rapport d'Alain à la philosophie fut immédiat par la rencontre d'un professeur, modeste autant que rare, qui exerçait pour lui-même et devant quelques bacheliers la puissance propre à l'esprit. Le jeune Émile, boursier d'Alençon qui à la rentrée d'octobre 1886 débarquait provincialement dans un Paris agité par le boulangisme, n'ayant d'autre ambition que d'entrer à l'École normale supérieure dont il venait préparer le concours au lycée de Vanves (toujours interne et boursier), se trouva, par le hasard de la classe de philosophie, en face d'un homme qui changea en lui toutes les évaluations et qui fut le seul maître vivant que ce sauvage et vigoureux enfant de Mortagne-au-Perche se soit reconnu : Jules Lagneau, « philosophe profond mais qui n'a guère écrit », et dont la survivance spirituelle fut l'oeuvre de ses élèves. Les Souvenirs concernant Jules Lagneau  conservent la marque que cette rencontre imprima dans Alain : « A vingt ans, j'ai vu l'esprit dans la nuée [...] faire que cela n'ai point été et que le reste ne soit comme rien à côté, c'est ce que je ne puis. » De ce maître il tiendra l'oracle indéfiniment interrogé : « Il n'y a qu'un fait de pensée qui est la Pensée. » Le précepte de la méthode réflexive, qui en dérive - retrouver toute la pensée en chaque pensée -, définit la tâche du véritable philosophe, le métaphysicien. Ainsi le futur Alain partit pour philosopher avec Platon et Spinoza sous l'aspect de l'éternel, ayant appris par là - chose plus cachée - que l'éternel n'achève rien, ne garantit rien, surtout pas le triomphe d'une vérité qui serait la vérité et que, selon le mot de Lagneau, « il n'y a qu'une vérité absolue, c'est qu'il n'y a pas de vérité absolue ».

La guerre fut la seconde et décisive rencontre qui ébranla la vie d'Alain. Épreuve de la servitude absolue et expérience du mensonge enthousiaste au nom de la patrie. De là s'est nourri son pacifisme intransigeant, bien connu et mal compris, parce qu'on n'a su l'interpréter qu'en le référant aux situations historiques dans lesquelles Alain s'est trouvé. Plus généralement, on n'a su que l'embrasser ou le combattre, alors qu'il ne vise qu'à permettre de penser  la guerre, d'y reconnaître le drame essentiel, le crime héroïque contre l'humanité, celui que fomente le vice et qu'accomplit la vertu, en d'autres termes ce qui, résultant du mécanisme, s'accomplit au nom de la liberté et par son propre sacrifice. Ce pacifisme glorieux en 1918, honteux en 1945, crédité et discrédité au gré de l'histoire, n'appartient précisément pas à l'histoire, condamnée à justifier toute guerre, mais bien à la philosophie.

La rétrogradation philosophique

Au moment où les uns théorisaient le socialisme, d'autres les espaces courbes, et où la plupart se rassemblaient pour travailler à l'avènement d'un monde moderne, Alain relut Aristote. Retournant au commencement, il entreprit, en solitude, de régresser à un âge où tout était à faire, où les chemins n'étaient point encore tracés. Pour cela il lui appartenait de revenir sans concession à lui-même sans rien retrancher de sa naïveté. Prétendant rendre la philosophie à sa souveraineté originelle, Alain en a radicalisé l'opération critique (le doute en tant que réflexion). Du même coup, il a converti la nature et le sens de cette souveraineté (pouvoir de la raison), en sorte que la philosophie, « science royale », s'accomplît comme réflexion et non comme système et apparût clairement initiatrice et non totalisante, critique et non démonstrative, éducatrice et non gouvernante. C'est ce qui l'a conduit à assimiler son propre philosopher à une actualisation perpétuée des plus grands philosophes et à effacer tout à fait l'idée qu'il pût y avoir une philosophie d'Alain, ou quoi que ce soit de nouveau à lire dans ses livres. L'originalité d'un philosophe ne tient pas à l'innovation à quoi il peut prétendre, mais à son aptitude à se situer à l'origine de la philosophie elle-même, c'est-à-dire à en réveiller les questions fondatrices. La décision philosophique d'Alain, excluant la nouveauté, vise ainsi à reprendre chaque question à l'origine, comme Wittgenstein l'a fait, mais sous le pôle opposé, car Alain poursuit cette origine non dans le discours, mais dans l'existence, qui en est l'objet, et selon un imprévisible cheminement qui passe par l'émiettement et la répétition et que jalonne une logique des séries.

L'émiettement  traduit l'insertion de la pensée dans la diversité concrète, non comme dispersion mais comme concentration locale ; il exprime l'adhésion à la contingence des positions quelconques et multiples sous lesquelles nous nous rapportons au réel. Tel est le « poste » que doit rallier l'entendement et qui lui interdit d'ériger en point de vue intelligible (de Dieu ou d'état-major) l'unité du concept sous lequel une même loi rassemble les phénomènes qu'elle permet de déterminer. Kant avait reconnu la raison dialectique dans la raison systématisante ; Alain poursuit la dialectique dans la perception où il la voit renaître, rompue mais active en chaque tronçon et constituant l'imaginaire. C'est ce qu'illustre le « Propos d'un Normand », lié à l'actualité quotidienne de la IIIe République. L'émiettement est, en cela, un retour à la perception immédiate d'un individu quelconque. Perception qu'il s'agit de rendre au jugement, en l'arrachant à l'expérience englobante à quoi d'emblée elle s'intègre : l'opinion. Alors le monde devient la prose du philosophe ; et le jugement, en exhibant la croyance que fortifie l'événement, défait la vision globale qui toujours annule le regard.

Penser sur l'objet et selon les conditions où il est donné, voilà comment la philosophie de la perception contrarie la logique d'état-major qui veut soumettre au général les vues particulières. C'est le particulier qu'il faut penser universellement. Nous n'avons que faire de la meilleure forme de constitution dans la conjoncture urgente, mais nous avons besoin d'une disposition précise et adaptée qui colle à la situation. Certes, nul ne peut tout voir, toute vue est partielle, et tout sera donc relatif. Mais ce relativisme abstrait n'arrête que les esprits faibles. « Le relativisme pensé est par là même surmonté. » La partie suffit, autant que chaque partie tient aux autres. Il faudrait donc se guérir de vouloir penser toutes choses, s'exercer à penser une chose sous toutes les idées ou actes par quoi l'esprit ordonne et oppose ses propres déterminations.

La répétition , qui est la reprise inlassable des mêmes choses, usant la première curiosité, peut s'assimiler à l'« entraînement ». Elle substitue à la satisfaction du résultat la maîtrise de l'activité qui l'engendre. De l'objet pensé comme vrai elle renvoie à l'exercice de la pensée comme séjour effectif de la vérité. Elle rappelle que la pensée a sa fin en elle-même, quoiqu'elle ne se pose et ne se rapporte à elle-même qu'en un objet qui lui demeure irréductiblement extérieur. L'acte ne se réalise point comme être ; il ne réunifie point sujet et objet : penser et exister ne coïncideront point. Cela suspend toute ontologie dogmatique. « De Dieu plus tard », écrit Alain : ajournement indéfini, parce qu'il est essentiel au sens même de Dieu. L'absolu n'est ni qualificatif ni substantif ; il est adverbial : il est l'absolument de ce qui n'est jamais l'absolu. Par la répétition la pensée se montre comme jeu ou libre jeu et non comme nature. Tel est le platonisme d'Alain, et, d'Aristote à Platon, de Spinoza à Descartes, de Hegel à Kant, son retour vers le non-lieu de l'origine.

Les séries , qui livrent l'élément logique de sa démarche (logique de l'infinitude) et qu'Alain tire de Descartes, sont le ressort le plus caché, sinon le plus étrange de son art de progresser et de composer. S'agissant de parcourir un ensemble illimitable, il convient de déterminer la loi sous laquelle les éléments peuvent se ranger dans une suite pleine, dont chaque terme s'obtient à partir du précédent, comme celle des nombres, ou la série des sciences fondamentales chez Auguste Comte, ou la progression « émotion, passion, sentiment » qu'Alain tire de Lagneau. La série désigne une totalisation par la loi d'un parcours - réalisable ou non - tel que chaque terme présuppose celui qui le précède et lui soit irréductible. Cette logique des séries, qu'Alain médite avant de composer Les Idées et les âges , est le principe d'organisation de tous ses grands ouvrages. Elle trouve son couronnement dans Les Dieux  : Aladin, Pan, Jupiter, Christophore - titres des parties traitant successivement de la mythologie enfantine, de la religion de la nature, de la religion politique et, enfin, de la religion de l'esprit - forment dans leurs trois derniers termes une suite dont la loi est donnée par le premier qui ne lui appartient pas. Ainsi, contrairement à Hegel, le christianisme ne peut s'assimiler son propre rapport qu'au paganisme primitif, dont il procède et à quoi il s'arrache. De même, le titre du Système des beaux-arts , qui est l'un des tout premiers ouvrages d'Alain conçu à Verdun, doit s'entendre comme « série des beaux-arts », dont la clé est fournie par une doctrine de l'imagination renvoyant l'image aux mouvements du corps, et prenant l'art dans l'action et non dans la représentation. Descriptive, la série résiste au système, qui est génétique.

Philosophie de l'entendement ouvert

Alain rétrograde ici de Hegel à Descartes ; il opère, en toute connaissance de cause - ayant été l'un des premiers en France à introduire Hegel dans son enseignement -, une « restauration » de l'entendement. Si l'entendement séparé impose au savoir de s'autolimiter à l'univers du fini, la raison est, dans l'entendement même, négation de la finitude, mais cette négation ne s'arrache pas elle-même à la finitude. Il n'y aura pas d'autre transcendance que celle du refus. « Penser, c'est dire non » ; ce mot peu compris ne signifie pas le rejet du fait mais son constat par la volonté d'en éprouver la résistance et d'y introduire l'opposition en tant qu'essentielle à sa détermination comme à celle de toute réalité de nature ou d'institution. La pensée s'installe ainsi au coeur de toute chose, mais précisément comme n'étant pas elle-même chose. L'aride conquête de la pensée par le refus caractérise la philosophie de l'entendement , qui est un matérialisme méthodique. En marge du courant phénoménologique qui au même moment suscite de nouvelles quêtes du transcendantal, Alain, par ses voies propres, conduit des recherches qui radicalisent la scission entre l'existence qui est sans pensée et l'esprit qui ne peut être dit exister. En cela il continue moins la tradition réflexive de la philosophie française, dont Lagneau l'avait instruit et qu'il admira dans Hamelin, qu'il ne la détourne. D'un côté, en effet, l'existence, qui ne cesse de nous jeter hors de nous, s'ouvre à nous et en nous comme pure extériorité (insuffisance à l'infini), indivisible en tant que tout y dépend de tout, et infinie au sens où elle ne reçoit aucune limitation ni ne s'achève en quelque totalité constituable que ce soit. De l'autre, la liberté, qui ne peut s'assurer d'elle-même que dans et par l'existence, se voit resserrée dans l'étroite situation humaine et ramenée à cet instant présent qui est la pointe de l'action. C'est là où notre volonté s'astreint à la finitude qu'elle a prise sur l'infrangible chaîne des événements. Ce n'est pas en résolvant mais en activant l'opposition de l'esprit à l'existence que se trouvera supprimé le naïf dualisme qui redouble le monde des choses d'un monde des idées, et à quoi l'on donne si faussement le nom d'idéalisme. A chaque lever de l'esprit, un seul et même monde se découvre inachevé et appelant la création. La constante leçon d'Alain est de tout rendre à son inachèvement originel. Absolue et provisoire est l'existence avec laquelle l'existant n'en finit pas.

Ainsi, chez Alain, l'entendement peut être dit intuitif, ou plutôt « ouvert », au sens où il se rapporte immédiatement à l'existence indivisible et prise absolument, à condition de reconnaître qu'en retour le même entendement ne détermine l'existence objective qu'en la divisant (en la relativisant) ; et l'acte même de la pensée qui nie et divise s'inscrit dans cette finitude (« toute pensée retombe au corps »). Celle-ci ne doit plus être considérée négativement (comme ce par quoi la partie ne peut égaler le tout) mais positivement (le tout immanent à ce qui le particularise). L'universel s'il n'est singulier est abstraction (simple discours), vide de l'entendement pur en quoi vient choir toute tentative de réaliser la raison. On sera moins surpris de trouver Alain souvent plus proche de Nietzsche, qu'il a ignoré, que de Kant, Spinoza ou Hegel avec qui il s'entretient, si l'on voit en eux des enfants - parricides ou non - de Platon. En tant que philosophie de l'entendement ouvert - ayant digéré la sensibilité et ses formes transcendantales -, la « philosophie d'Alain » se poursuit en d'inlassables analyses de la perception, du jugement et de la liberté, reprises sans doute des leçons de Lagneau mais soustraites au souci moral qui les inspirait (l'ascèse réflexive). S'en dégage la doctrine de l'imaginaire qui gouverne une anthropologie de la finitude tout à fait neuve, qui, posant l'unité par l'antagonisme, a le style incisif du paradoxe logé dans le lieu commun, et qui renvoie le sens à l'image et l'image au culte. Alors se tisse l'étoffe humaine sur quoi se brodent les figures des dieux, cependant que l'art, par la prose philosophique, s'évade de la religion dont il est né et en quoi il se régénère.

L'anthropologie réflexive et poétique

Critique radicale de la positivité des sciences humaines bornées par le psychologisme commun, la métaphysique est chez Alain au fondement de l'anthropologie philosophique. Si la science est hypothétique, l'anthropologie philosophique, rejoignant dans l'homme l'existence inconditionnée, ne peut être que réflexive  ; c'est dire qu'elle ne repose point sur l'objectivité de simples concepts mais sur la régression aux actes dont ils procèdent. Le principe des principes n'est plus un principe : il est acte. Aussi l'anthropologie doit-elle se définir comme poétique  autant qu'elle vise l'homme comme une totalité indivisible et singulière, dont l'unité ne peut être déterminée a priori puisqu'elle ne se fait connaître qu'en se produisant. C'est en s'appropriant ses gestes que l'homme adhère à sa condition qui est de se mouvoir sans fin dans le fini, comme si la fin était ce dont on part et qu'on ne rejoindra plus qu'allusivement.

Penser tout l'homme en chaque geste, c'est bien l'extension - développement et éclatement - de la méthode réflexive, qui, à l'encontre d'une démarche génétique ou systématique, est analytique et descriptive. Il s'agit de ne pas lâcher la partie pour le tout, ce que l'on tient pour ce qu'on ne peut embrasser : quitter le particulier pour l'universel. Le tout n'est pas autour mais dedans, et le monde est en chaque chose singulière, dehors à l'infini du dedans. Penser le tout ne consiste donc pas à le parcourir mais à s'inscrire en lui, à saisir le tout dans la partie, et non pas à ranger la partie dans un tout. Tout bilan, toute synthèse seront donc toujours prématurés. Et, puisqu'on ne peut agir qu'en posant d'abord la fin, nous ne cesserons d'anticiper mais en sachant du moins que l'anticipation est le règne de l'imagination. L'humanité dans l'homme singulier est étagement de culture et recouvrement d'histoire, comme les strates géologiques sont la Terre sous sa surface.

La raison n'a pas à être réalisée mais exercée. L'anthropologie qu'Alain livre dans Les Idées et les âges  et dans Les Dieux  renouvelle ainsi le jeu platonicien des Lois  ou du Politique  : une éthique de la finalité sans fin maintient au-dessus de notre temps la pure idéalité du modèle et interdit de faire fusionner le cours des choses avec les fins que nous poursuivons. Ce qui interdit aussi d'assigner au développement humain un autre sujet que l'individu. La statique prime la dynamique ; l'équilibre dans le changement se substitue au progrès. Si l'on comprend que l'homme, quoiqu'il ne soit jamais le même, ne change pas, alors on sera moins tenté de tirer des chèques en blanc sur l'avenir, et le temps ne sera pas plus la fuite de l'irréversible advenu que la ronde du perpétuel revenir, il rassemblera ce qui est, ce qui sera et ce qui fut dans l'indivisible présent de la création continuée. Le radicalisme d'Alain exclut ici les temporisations de Bergson et des bergsoniens ; il retient la pensée spéculative qu'il accomplit et traverse, car il faut être capable de toutes les idées, selon la leçon du Sophiste  de Platon, si l'on en veut former une seule. De même faut-il avoir une doctrine pour se garder de croire qu'une doctrine est la vraie, et savoir prendre parti pour connaître qu'il n'y a pas de parti qui soit le bon. Leçon unanimement repoussée, car il faut pour la recevoir séparer ce que tous aspirent à rassembler : agir et juger. Penser, c'est dire non aussi à la pensée, comme à l'entêtement d'avoir raison de faire ce que l'on fait puisqu'on le fait. Le dépassement, disons plutôt selon le langage d'Alain le redressement, n'est pas ce qui lève la contradiction et concilie mais ce qui rétablit l'antagonisme et ravive la tension. Dans le ciel des idées, il n'y a que des éclairs.

Journalisme et politique

L'élément dans lequel l'écrivain Alain opère sa pensée est la plénitude de la langue naturelle. En cela l'écriture ne vient pas orner la méditation : elle a une fonction philosophique, car elle signifie et actualise le nécessaire débordement de la pensée logique, et elle explicite le rejet du formalisme en quoi se retranche la rationalité scientifique sous l'aspect linguistique ou épistémologique. Érigeant la prose en art, et ouvrant au retour du mythe dans le discours, il entraîne la pensée spéculative dans sa propre révolution (ou circularité) et accomplit, mais implicitement cette fois, l'autodépassement de la métaphysique en transférant le sens de l'idée à l'image.

C'est la guerre qui détacha Alain du journalisme et le voua à son oeuvre. Son écriture longtemps appropriée à ses contemporains s'adressa de plus en plus au lecteur de tous les temps, espèce plus restreinte. Son premier ouvrage se concentre en 1916 sur le drame essentiel de la guerre dans la situation même où le pacifiste artilleur, engagé volontaire à quarante-six ans, s'est trouvé jeté (De quelques-unes des causes réelles de la guerre entre nations civilisées , rédigé sur le front de la Wovre, réécrit en 1919 sous le titre Mars ou la Guerre jugée ). Le deuxième vise la police des pensées sans laquelle nous sommes les jouets de nos représentations et de nos discours : Quatre-Vingt-Un Chapitres sur l'esprit et les passions  (réédité sous le titre Éléments de philosophie ). Le troisième trouve dans l'art la discipline de l'imagination réglée qui exorcise le délire en lui donnant l'objet et qui tire de la structure du corps humain les règles selon lesquelles l'action articule l'émotion et, lui donnant objet, l'élève à la réflexion : c'est le Système des beaux-arts  (1920). Le quatrième est le traité moderne de la nature humaine, c'est-à-dire des régulations sous lesquelles l'homme invente les natures de l'homme : Les Idées et les âges , écrit de 1920 à 1927. Le cinquième est le nouveau traité de la nature des choses, qui suspend le matérialisme, « armure du sage », à une quête de l'entendement poursuivie dans les Entretiens au bord de la mer  (1931). Le sixième rejoint l'imaginaire religieux porteur de sens et stratifiant en l'homme les valeurs : Les Dieux  (1934) font aboutir une longue méditation relayée par les Préliminaires à la mythologie  et Mythes et fables . Enfin, dans l'Histoire de mes pensées  (1937), Alain revient sur le cheminement d'Alain. Politique, pédagogie, bonheur, pacifisme ; ces thèmes populaires de la pensée d'Alain n'appartiennent pas à l'oeuvre mais à l'action, et à la doctrine de l'action que livrent les Propos , réunis en recueils thématiques.

C'est à la philosophie que s'adosse la réflexion politique qu'Alain a engagée dès 1900 et qu'il a soutenue au coeur de l'actualité de la IIIe République. Ici l'action a précédé la réflexion. De 1906 à 1914, le journalisme quotidien, juxtaposé à son enseignement, devint pour Alain un étonnant observatoire philosophique. Par le journalisme, le professeur de philosophie passe de l'analyse de la perception à celle du monde contemporain, de la boîte à craie de Lagneau dans le silence de la classe à l'affaire Dreyfus qui allie au désordre de la place publique la véhémence de perceptions passionnées et contradictoires. Alain s'engage vivement et expérimente en lui-même les passions d'un enfant du peuple, lecteur de Rousseau et de Proudhon. Il recule l'horizon de l'école, il sort de l'espace universitaire, dans lequel la Revue de métaphysique et de morale  lui avait réservé une place, et il se fait observateur des affaires et des hommes de son époque. Émile Chartier, professeur, est désormais l'envers d'Alain. Non que le journalisme soit une révocation déguisée de la philosophie ; il la restitue, au contraire, à son plein emploi. Par perception et jugement tourné vers l'événement, le fait divers doit être relevé à la métaphysique, ce qui signifie que la réflexion des principes doit se poursuivre sur le fait et dans les conflits des opinions réelles. On trouve là le premier exemple français de l'émancipation du clerc, dont Sartre reproduira le modèle quarante ans plus tard. Mais l'auteur des Propos d'Alain  ne quitte pas sa fonction de professeur, il la transforme de l'intérieur avec un succès étendu à ses élèves et borné par l'institution. C'est ainsi que, du 16 février 1906 au 1er septembre 1914, 3 083 « Propos d'un Normand » paraissent en première page de La Dépêche de Rouen et de Normandie  sous la signature Alain. Les 1 820 Libres Propos  traitent de l'actualité mais n'appartiennent plus à la presse. Ils diffusent parmi des initiés ; ils n'affrontent plus le grand public. Le propos est devenu un genre littéraire.

Alain se plaît à reconduire le bon sens à l'esprit. Ce travail échappe au savoir pour passer dans l'action. Il détournait Alain des avant-gardes de la recherche intellectuelle, pour le tenir à la fonction essentielle de l'éducation, celle qui l'attache socratiquement à un public de jeunes gens, filles et garçons ici confondus. Cette culture de l'homme en l'homme est le fondement de la République, en Platon comme en Spinoza. La démocratie, quant à elle, est une autre affaire, propre aux Temps modernes : elle est l'institution de l'égalité de droit contre l'inégalité de fait par la proclamation de la souveraineté du peuple. Mais cela même transforme la République. Si le peuple, qui n'exercera jamais aucun pouvoir, est dit souverain, c'est que le pouvoir a cessé de l'être. La force en s'organisant se règlemente et appelle le droit, mais elle ne peut se valider elle-même en érigeant ses règles en droit. « La bureaucratie dans la République, c'est la tyrannie dans l'État. » Le souverain impuissant et désarmé - le roi peuple - reste la source de toute légitimité. L'attention d'Alain ne cesse de porter sur cette délimitation des pouvoirs, qui en toute situation doit soustraite le contrôle à la mainmise du pouvoir. En toute situation sinon dans l'état de guerre, et c'est ce qui, aux yeux d'Alain, fait de la guerre l'argument et le triomphe des pouvoirs. C'est là un bonheur simple et humain. Il suffit de lire une page d'Alain pour savoir que sa vigilance incrédule est étrangère au prophétisme de l'esprit et que la moralisation n'est pas de son style.

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12273156064?profile=originalIl s'agit d'un traité historique, écrit dans un but didactique, par le poète et humaniste italien François Pétrarque (1304-1374), commencé en 1344 et resté inachevé. Les livres de Valère Maxime, "Factorum et dictorum memorabilium", inspirèrent le poète qui fut sans doute séduit par la structure de l'ouvrage; celui-ci lui permettait de faire montre de sa vaste érudition historique, chose unique en son temps, et de tirer un enseignement moral pour ses lecteurs. C'est dans ce dessein qu'il trace un plan assez artificiel. L'ouvrage s'ouvre par l'éloge de l' oisiveté, comprise comme le repos de l' âme occupée par des études élevées; il traite ensuite des différentes vertus, à commencer par la prudence dont il distingue plusieurs aspects: souvenir du passé, attention accordée au présent, prévoyance du futur. Les exemples qui viennent illustrer la démonstration abondent. Ainsi, parlant de l' oisiveté, le poète rappelle les hommes qui la cultivèrent dans les temps anciens comme dans les temps modernes: les deux Scipion, Cicéron, Epaminondas, Achille, Socrate, Robert d'Anjou. Suivant la même méthode, il l'applique à l'analyse des qualité que requiert la prudence. Il en résulte que l'ouvrage a un ton typiquement médiéval que n'a pas l'autre oeuvre historique de Pétrarque, le "De Viris illustribus" (voir "Des hommes illustres"); mais dans l'un comme dans l'autre de ces ouvrages, se révèle l'amour de Pétrarque pour l' Antiquité qu'il a découverte; de plus, il conte de fines anecdotes, fort intéressantes, spécialement pour nous, car elles ont trait à des personnages plus proches de l'auteur dans le temps. Dès le début du traité, le souci de faire oeuvre d' humanisme apparaît en toute clarté; le poète est fier d'être le restaurateur de l' Antiquité jugée sévèrement par les générations qui l'avaient oubliée ou déformée. "Posté sur les confins de deux peuples et regardant ce qui suit et ce qui précède, ce jugement que je n'ai pas hérité de mes pères, je veux le transmettre à mes descendants", paroles mémorables qui marquent le début d'un nouvel âge: la Renaissance.

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12273154255?profile=original"L'âme et la vie" est un traité de psychologie empirique de l'humaniste espagnol, philosophe et pédagogue, Juan Luis Vives (1492-1540), imprimé à Bâle en 1538. Il se divise en trois livres dans lesquels l'étude des sens, des activités se rapportant à l'intelligence et au raisonnement, des sentiments et des passions, est menée en liaison avec celle de la physiologie et parallèlement à l'examen des problèmes philosophiques et moraux qui en dépendent. La tâche assignée à la psychologie est d'étudier empiriquement les faits et les processus de l' âme, en partant de l'idée de vie: vie végétative chez certains êtres, vie liée, chez d'autres, aux sensations, à l'intelligence, au raisonnement (homme). L'âme, définie comme "un principe actif essentiel qui habite un corps adapté à la vie" (définition qui coïncide avec celle d' Aristote), ne manque à aucun être vivant. Cependant, "il ne nous intéresse pas de savoir ce qu'est l'ême, mais quels sont les actes par lesquels elle se manifeste... et quelle est son action dans la formation des moeurs, afin qu'ayant chassé le vice nous suivions la vertu". La phénoménologie sensible comprend les cinq sens, le sens interne, l' imagination, la mémoire, la fantaisie et la capacité d'évaluer, dont le but est respectivement de recevoir, de conserver, de perfectionner et de juger les données sensorielles. Bien qu'elle soit virtuellement multiple, l' âme est dans tout être vivant, et elle a son siège dans tout le corps.

Dans le second livre, sont étudiées les opérations de l' intelligence, de la volonté, de la mémoire, de la raison; leurs lois, les obstacles qui s'opposent à leur exercice, etc. L' intelligence est donée pour connaître ce qui mérite d'être désiré. Comme l'esprit s'exerce sur des objets sans cesse nouveaux, un certain lieu dans lequel conserver les anciens objets, alors que s'en présentent de nouveaux, est nécessaire -c'est un peu comme s'il fallait sconstituer un trésor de ce qui est absent, pour qu'on puisse le reproduire et le représenter quand cela est nécessaire: fonction de la mémoire, types et différents degrés de la mémoire. L'auteur étudie alors le mécanisme de l' association des idées. De là, il passe à l'étude de la raison. Les animaux en manquent, car elle serait superflue: en effet, "par impulsion naturelle ils tendant vers ce qui est pour eux un bien, tandis qu'elle a été donnée à l'homme pour des fins supérieures, c'est-à-dire connaître, aimer et servir Dieu, ce dont les bêtes sont incapables". "Personne ne peut se vanter d'avoir tout reçu,; personne ne peut se plaindre de n'avoir rien reçu".

Suit une discussion sur le problème de l' immortalité de l' âme -en partant du principe aristotélicien suivant lequel "les rapports de toutes choses envers l'être de chacun sont identiques à ceux qui ont trait à ses opérations" -discussion dans laquelle il apporte les "arguments qui se présentent à lui" avec des observations pénétrantes et des analogies originales. Un tel prodige comme l'est celui d'une vie humaine aurait été disproportionné vis-à-vis des quelques années de vie terrestre. On ne peut dissocier religion, providence, immortalité: celui qui envisage l'une de ces réalités, les envisage toutes. En effet, ce sont les méchants qui craignent une vie future: les bons ne peuvent concevoir une providence divine s'il n'y a rien après la mort. Il n'est pas possible que la foi dans l' immortalité, nécessaire pour s'élever dans le chemin de la vertu, soit une illusion: Dieu aurait eu besoin du mensonge plutôt que de la vérité, dans son économie, pour engager au bien. La doctrine de la "double vérité" est combattue; selon elle, on admettrait que l' immortalité dépend de la foi, car on ne pourrait la démontrer au moyen de la raison.

Le livre II, consacré à l'étude des sentiments et des passions, est le plus important: l'auteur recherche la genèse psychologique de tout être, son aspect et les caractéristiques qui ont trait à sa physiologie et à sa physionomie; il illustre sa démonstration d'exemples et donne une description des différents tempéraments dans leurs aspets et manifestations extérieurs. Leur classification est déduite du désir ou de la crainte, ou de l'aversion au bien ou au mal, présent ou futur. C'est ainsi que l'on décrit longuement la psychologie de l' amour, les modifications physionomiques par lesquelles il se manifeste et son aspet physiologique; son influence sur le caractère et sur les moeurs (transformation du faible, paresseux, pusillanime, etc.); sa pathologie. Nous trouvons des observations et des analyses intéressantes et pénétrantes sur les sentiments de vénération et de révérence, faveur et bienveillance, joie et félicité (dans la première rencontre avec le bien), qui devient par la possession du plaisir ou volupté (de l'intellect ou des sens). Quant à ces derniers, on observe que les joies du toucher et du goût ne sont pas durables: la nourriture, les boissons, les plaisirs de Vénus, la musique, les spectacles amènent vite la lassitude; il en est de même de la possession de l' argent, de la puissance, des honneurs et de la gloire; tandis que les joies de la contemplation nous rendent éternels (Aristote). Mais l'homme charnel ne perçoit pas les joies de l'esprit. La physiologie et la pathologie du rire et des larmes présentent un intérêt spécial. "Jusqu'à ce point, il a été question de l'homme: il s'agit maintenant de la bête atroce et très cruelle" dont l'auteur va étudier les différentes passions, dans leurs formes et leurs conséquences. Parmi celles-ci, la colère (physiologie et physionomie du coléreux; les causes de la colère; les moyens de la calmer: le plus efficace, c'est d'avoir peu d'estime pour soi-même et d'être persuadé que presque tous les hommes jugent injustement les choses, et que ceux qui nous méprisent méritent le mépris ou plutôt la compassion); la haine (pour la calmer, il faut prendre dans ce qu'ils ont de meilleur ce que les autres font ou disent; son remède: le mépris des choses, et élever l'esprit aux choses célestes et éternelles); l' envie, la vengeance et la cruauté; la crainte, la pudeur, l' orgueil, l' espoir, -qui seul est resté au fond du vase de Pandore, image de la vie humaine. Toute l'oeuvre est imprégnée d'une conception proprement biologique de la psychologie, qui renouvelle les conceptions "De l'âme" d' Aristote et de la Scolastique, en reconnaissant que le psychique et le physiologique, le sensible et le rationnel sont solidaires: c'est ce qui a valu à l'auteur d'être considéré comme le précurseur de l' anthropologie au XVIIIe siècle et le père de la psychologie moderne.

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La petite cosmogonie portative de Raymond Queneau

12273147495?profile=originalCette oeuvre de l'écrivain français Raymond Queneau (1903-1976), publiée en 1950, est un chant du monde, depuis ses origines: "La terre apparaît pâle et blette elle mugit", jusqu'à nos présents jours: "Les sauriens du calcul se glissent pondéreux/écrasent les tablogs les abaques les règles/ Leurs mères les trieuses les pères binaires/ et l'oncle électronique avec son regard d'aigle/ admirent effarés ces athlètes modestes/ pulvérisant les records établis par les/bipèdes qui pourtant savent compter parler." Un chant du monde, la perspective évolutionniste. On hésitera à proclamer la croyance de Queneau dans le progrès (dans quels progrès?), mais sa foi est dans la science. Il voit l'homme capable d'aménager sa cage, qui est la Terre, et dénombre ses accomplissements. L'épopée comporte six chants. La table des matières est un guide donné au lecteur écolier. A vrai dire, l'histoire de l'humanité n'émerge que dans le dernier chant: "Le singe sans effort le singe devint l' homme/lequel un peu plus tard désagrégera l' atome." "Le reste du chant", nous prévient-on, "est consacré aux machines". On énumère des machines passives: le radeau, la piste. On salue la première machine réflexe: la trappe. On aboutit aux machines à calculer, "sauriens du calcul". C'est l'ouvrage de l'encyclopédiste langagier. Et la poésie? dira-t-on? La réponse, c'est le "retour aux sources". On sait que la langue française s'est faite dans des livres de mnémotechnie: abécédaires, lapidaires, bestiaires, catéchismes, qui étaient les états d'une connaissance supposée, et sa propagation. C'est une tradition qui s'est poursuivie d'âge en âge, chez Hugo par exemple, que Queneau pastiche: "L'un se nommait Joseph, l'autre s'appelait Paul/ils avaient leurs façons leurs us et leurs coutumes." Hormis peut-être leur humour, lequel imprègne l'exposé de modestie charmante, et lui donne sa pondération juste, ces récits sont donc strictement de notre famille littéraire. Quand à l'approche scientifique, le poète prie Hermès de l'expliquer: "Hermès explique donc à ces français lecteurs/la clarté de ce charme en six parts divisé/Mercure a juste donc leur astuce cartésienne/au naïf synopsis de ce petit poème." Le dieu aimablement défère: "On parle de Minos et de Pasiphaé/du pélican lassé qui revient d'un voyage/du vierge du vivace et du bel aujourd'hui/on parle d'albatros aux ailes de géant/de bateaux descendant des fleuves impassibles/d'enfants qui dans le noir voient des étincelles/alors pourquoi pas de l'électromagnétisme."

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12273145874?profile=original"Zaïre" est une en cinq actes et en vers de François Marie Arouet, dit Voltaire (1694-1778), créée à Paris à la Comédie-Française le 13 août 1732, et publiée à Paris chez Bauche et à Rouen chez Jore en 1733. Dans un troisième tirage, la même année, l'oeuvre est précédée d'une "Épître dédicatoire à M. Falkener".

 

Le 29 mai 1732, Voltaire annonce à son ami Cideville qu'il travaille à une tragédie entre "Turcs et chrétiens" où l'on verra "tout ce que la religion chrétienne semble avoir de plus pathétique" et tout ce que "l'amour a de plus tendre et de plus cruel". Elle est terminée en vingt-deux jours. Succès mitigé lors de la première: les acteurs jouaient mal. Bientôt "on s'y étouffe" et Voltaire attribue ce triomphe aux "grands yeux noirs" de Mlle Gaussin. Des parodies sont jouées par les Italiens, Arlequin au Parnasse ou la Folie de Melpomène de l'abbé Nadal, les Enfants trouvés ou le Sultan poli par l'amour de Dominique et Romagnesi. Zaïre fait pleurer, elle est traduite, jouée sur les grandes scènes européennes, et 488 fois à la Comédie-Française entre 1732 et 1936.

 

La scène est à Jérusalem au temps de la croisade de Saint Louis. Zaïre, jeune esclave qui ignore tout de sa naissance, aime Orosmane, un "soudan", fils de Saladin. Elle en est aimée et Orosmane veut la prendre comme unique épouse malgré la coutume musulmane. Arrive Nérestan, un chevalier chrétien, naguère captif avec Zaïre, qui apporte la rançon de dix prisonniers. Orosmane accorde la grâce de cent captifs, mais en excepte Zaïre et le vieux Lusignan, dernier des souverains chrétiens de Jérusalem (Acte I). Zaïre a sollicité et obtenu la grâce de Lusignan. Le vieillard reconnaît en Zaïre et Nérestan ses enfants: la croix que porte Zaïre, la cicatrice d'une blessure reçue par Nérestan le prouvent. Lusignan presse sa fille de devenir chrétienne et lui fait jurer de garder le silence sur ses origines (Acte II). Nérestan obtient de s'entretenir avec Zaïre. Lusignan se meurt. Zaïre promet à son frère de recevoir le baptême et de différer jusque-là son mariage. Alors que la cérémonie nuptiale est prête, le désespoir de Zaïre, ses larmes, ses réticences éveillent la jalousie d'Orosmane (Acte III). Orosmane et Zaïre se revoient, partagés entre des sentiments contraires. Orosmane essaie en vain d'arracher à Zaïre son secret. Elle demande un jour de délai. Mais voici qu'on remet au soudan un billet de Nérestan, destiné à Zaïre, mais rédigé de telle façon qu'Orosmane se croit trahi, et décide de soumettre la jeune fille à une épreuve en lui faisant remettre ce billet qui lui fixe un rendez-vous (Acte IV). Orosmane erre dans les ténèbres. Zaïre avance "le coeur éperdu". En l'entendant appeler Nérestan, Orosmane se jette sur elle et la poignarde. Nérestan survient enfin. Orosmane découvre l'affreux malentendu; il se tue après avoir accordé la liberté à tous les esclaves chrétiens (Acte V).

 

Dans "l'Épître dédicatoire" de Zaïre, Voltaire reconnaît qu'il doit au théâtre anglais la hardiesse d'avoir mis sur scène les noms des anciennes familles françaises. Les croisades servent de toile de fond à cette tragédie dans laquelle Voltaire mêle les allusions à des événements réels (l'appareillage de la flotte française pour l'Égypte date du 30 mai 1249) et des détails inventés. L'accent est mis sur l'ardeur religieuse des croisés, Nérestan et Lusignan sont des soldats du Christ; le monde musulman se réduit à des stéréotypes, Orosmane est un Oriental aux passions violentes. Le Moyen âge accède à la dignité tragique.

 

La dette anglaise de Voltaire ne se limite pas à cette inspiration nationale. Zaïre évoque Othello: Voltaire n'en dit mot, mais dès 1738 l'abbé Leblanc l'accuse de plagiat. Le meurtre d'une femme aimée par un amant jaloux et mal conseillé est le thème commun aux deux pièces. Mais tandis que la jalousie est au coeur de l'oeuvre de Shakespeare, le conflit entre le devoir filial et la passion l'est dans celle de Voltaire où le christianisme s'oppose à l'amour. L'Avertissement de l'édition de 1738 précise: "On l'appelle tragédie chrétienne, et on l'a jouée fort souvent à la place de Polyeucte." La grâce triomphe dans Polyeucte. Femme victime, Zaïre ne meurt pas convertie, et les deux amants, le musulman et la jeune fille d'origine chrétienne, sont réunis dans la mort. Voltaire, dont le rôle préféré était celui du vieux Lusignan, avait beau déclamer avec conviction la grande tirade: "Mon Dieu, j'ai combattu soixante ans pour ta gloire", sa tragédie est "philosophique". Elle proclame la contingence des religions, les vertus d'un païen. "S'il était né chrétien, que serait-il de plus?" interroge Zaïre. Même le dur Nérestan l'entrevoit au dénouement. Des péripéties - billet intercepté et de rédaction ambiguë -, des reconnaissances interviennent pour conduire les héros au double sacrifice final. Mais c'est la foi sans faille des croisés, leur prosélytisme religieux, la loi du sang, le "sang de vingt rois", le "sang des martyrs", le "sang des héros" que Zaïre trahit dans des lieux sacrés, qui sont à l'origine d'un drame purement humain. Cette pièce où Voltaire s'est abandonné à la "sensibilité" de son coeur se développe sous le signe du pathétique. Le choix de la pitié est aussi celui de l'humain contre le transcendant.

 

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Claude Lévi-Strauss: La pensée sauvage

12273144895?profile=original"La pensée sauvage" est un essai de l' ethnologue français Claude Lévi-Strauss (1908-2009), publié en 1962. Cet essai a pour intention centrale de mettre en valeur l'aspect logique et conceptuel de la pensée des peuples sans écriture, en opposition avec les auteurs qui ont surtout insisté sur son aspect émotionnel et affectif. Cette démarche conduit Lévi-Strauss à mettre en corrélation la "pensée sauvage" avec certaines formes de pensée et d'expression de notre société, et enfin, à s'interroger sur le problème de l' histoire, dont la valorisation inconditionnelle est un des traits essentiels par lesquels la pensée "civilisée" s'oppose à la pensée sauvage. Au début de son ouvrage, Lévi-Strauss souligne que celui-ci ne peut être séparé des problèmes étudiés dans un ouvrage de dimensions plus restreintes, "Le totémisme aujourd'hui", paru également en 1962. En effet, "Le totémisme aujourd'hui", comme "La pensée sauvage", étudie la pensée sauvage à l'oeuvre dans le totémisme, pour instituer un système de classification, à travers la correspondance entre une série d'espèces naturelles, animales ou végétales et une série de groupes ou d'individus, dont la différenciation est d'origine culturelle: membres d'une famille, moitiés exogamiques, classes matrimoniales, clans. Ce qui caractérise le totémisme n'est donc pas d'abord la correspondance terme à terme de chaque individu ou groupe avec l' animal ou la plante qui lui sert de totem, mais la mise en rapport d'un système de différences dans une série naturelle avec un système de différences dans une série culturelle. La pensée sauvage se sert de sa connaissance précise de la nature pour penser le système culturel à travers un principe de classification. C'est la portée de cette pensée classificatoire que Lévi-Strauss met en valeur dans "La pensée sauvage". Il souligne la précision et l'ampleur des connaissances botaniques et zoologiques des primitifs, qui aboutissent parfois à une classification faisant songer à celle de Linné. Un tel approfondissement dans l'effort classificatoire ne peut relever seulement des préoccupations utilitaires et révèle dans la pensée sauvage une véritable autonomie du domaine spéculatif, autonomie qu'exprime d'autre part, sur le plan culturel, l' admiration de certaines populations australiennes pour les subtilités et la complexité des systèmes matrimoniaux, et la curiosité pour les organisations matrimoniales des populations voisines. Lévi-Strauss va jusqu'à voir chez ces populations un certain "dandysme intellectuel". Ce n'est donc pas par son caractère utilitaire et affectif que la pensée sauvage se différencie de la pensée scientifique, mais par son mépris du "principe d' économie", par lequel tous les systèmes doivent être ramenés à un seul, le plus efficace, par l'action technique qu'il permet sur la nature. La pensée sauvage établit ainsi une sorte de "logique du sensible", qui s'oppose par ce caractère sensible à la pensée scientifique, mais se rapproche de certaines formes d'activité dans nos sociétés, telles que l' art et le bricolage. La comparaison avec le bricolage, suggestive et neuve car elle porte sur un domaine méprisé et peu exploré, introduit la notion de structure opposée à celle d' événement  pour caractériser la pensée mythique: comme le bricolage, qui utilise des débris d' objets pour constituer de nouveaux ensembles, la pensée mythique, -cette bricoleuse, élabore des structures en agençant... des débris d' événements alors que la science en marche... crée sous forme d' événements ses moyens et ses résultats grâce aux structures qu'elle fabrique sans trêve et qui sont ses hypothèses et ses théories." Le rôle prépondérant de la structure, dans la pensée mythique comme dans les classifications totémiques et les systèmes matrimoniaux, correspond à la visée de la pensée sauvage, qui est de sauvegarder, contre l'événement et l' histoire, une organisation stable de la société, dont le système matrimonial rétablit l'équilibre malgré guerres et bouleversements démographiques, et une vision du monde qui, à travers la référence à la nature dans le totémisme, échappe à l'ordre de la succession pour abolir le temps dans l'ordre de la répétition. Enfin, le mythe, en situant hors de l'histoire l'événement qui la fonde, fait prévaloir au sein de l'histoire même la référence à la répétition, et la prééminence de la structure sur la succession, puisque tout événement de l' histoire peut être mis en correspondance avec l'un des termes du mythe, et que les mythes d'origine se caractérisent par la prépondérance de la structure sur le contenu, et, selon l'expression de Lévi-Strauss, "de la syntaxe sur la sémantique". Ainsi la pensée sauvage consiste "non pas à nier le devenir historique, mais à l'admettre comme une forme sans contenu". De nombreuses analyses, à la fois suggestives et rigoureuses, mettent en lumière la systématisation de cet effort classificatoire, systématisation si poussée qu'elle s'étend jusqu'à l'individu qui figure à titre d'espèce au sein de  la classification, à travers le système d'attribution des noms propres qui assignent à l'individu sa place dans le groupe social. Comme à propos de l' art et du bricolage, des parallèles sont faits avec certains usages de notre société: les noms propres des animaux sauvages et domestiques, des chevaux de course, des fleurs. Lévi-Strauss, à travers ces comparaisons, montre pourquoi les coutumes primitives nous fascinent: elles donnent un "sentiment contradictoire de présence et d'étrangeté car elles sont en réalité proches de nos usages dont elles nous présentent une image énigmatique qui demande à être décryptée". Le dernier chapitre, poursuivant la réflexion sur l'idée d' histoire et s'interrogeant sur la façon dont la société moderne pense son histoire, radicalement différente en cela de la pensée sauvage, met en cause l'ouvrage de Sartre, la "Critique de la raison dialectique". Sartre affirme le primat absolu de l' histoire, inséparable du mouvement par lequel le sujet, dans la pensée dialectique, vise une totalisation jamais achevée du monde et de lui-même. Lévi-Strauss oppose à l'idée de totalisation l'idée de système, système clos que s'efforce de réaliser la pensée sauvage, à travers ses classifications, ses mythes, son organisation matrimoniale. Ces systèmes ne  sont déchiffrables que par la pensée analytique. Lévy-Strauss affirme le primat de la pensée dialectique, mais il ne veut pas, au contraire de Sartre, l'opposer à la pensée analytique. Il voit dans la raison dialectique "la raison analytique en marche". Lévi-Strauss comme Sartre se veut matérialiste et marxiste, cependant il décèle dans le privilège que Sartre donne à la pensée totalisante du sujet un reste d' idéalisme, et veut revaloriser la pensée analytique à l'oeuvre dans les sciences de la nature et l'appliquer aux sciences de l'homme, dans l'espoir de parvenir, à travers la diversité des sociétés humaines, à des constantes structurales qui renvoient à des lois de la pensée, et finalement, derrière celles-ci, à des propriétés matérielles du cerveau. A travers quelques formules volontairement tranchantes, le matérialisme de Lévi-Strauss s'expose au reproche de s'éloigner du marxisme pour revenir au positivisme. Mais sa mise en question du primat de l'histoire est en même temps l'effort pour réintégrer l'homme au sein de la nature en étudiant, à travers la pensée sauvage, le fonctionnement de la pensée comme une chose du monde, qui, en élaborant des structures, qui donnent forme  à la praxis de l'homme, ne détermine pas un écart toujours croissant à travers l'histoire, entre la nature et l'homme, mais au contraire, à travers sa logique consistant en des combinaisons d'oppositions, renvoie aux découvertes les plus récentes de la science, qui, par la notion d' information, constitue dans les messages "des objets du monde physique, qui peuvent être saisis à la fois du dehors et du dedans". Ainsi le domaine de la pensée sauvage est privilégié, puisqu'il permet de saisir sur le vif le fonctionnement d'un code qui rend possible l'expression des correspondances entre la nature et l'homme au sein d'un système clos, alors que d'autre part la science moderne élabore la compréhension de la matière et de la vie, à travers les concepts de code, d' information, de message, d'abord réservés au domaine des communications interhumaines.

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12273140081?profile=originalIl s'agit d'un écrit politico-social de Thomas Carlyle (1795-1881), publié en 1843; comme toutes les autres oeuvres de Carlyle, celle-ci est imprégnée du sens héroïque de la vie, d'un esprit prophétique, mais malheureusement elle est écrite dans un style trop exalté et emphatique qui finit par irriter. Ce livre vit le jour, lors de l'année la plus tragique et paradoxale d'une Angleterre florissante d' industries et débordante de richesses, mais déshonorée par le paupérisme, le chômage d'un million et demi d' indigents secourus à domicile ou dans les hospices de mendicité. Puisque les économistes de la "Richesse des nations", de "L' offre et de la Demande", du "Laissez faire et Laissez passer" n'ont pas le temps de s'occuper "aussi de la répartition équitable des salaires; puisque la société entière est fausse, voluptueuse, artificielle, les sources intimes de la lumière et de la vie sont obscurcies dans les coeurs, et le sens moral assoupi. De la masse de la population s'élève un cri, qui ne provient pas seulement de son estomac qui connaît la faim; mais de son esprit asphyxié par manque d' idéal, de culture. Aucune réforme législative, aucun élargissement du droit de vote, aucune loi agraire, aucune loi sur l' émigration ne pourront remédier à la carence de nobles coeurs et d'âmes héroïques. Le futur conférencier des "Héros, le culte des héros" ne connaît qu'un seul remède aux tristes insuffisances du "Présent": être gouverné par les plus sages des hommes que fournit l' aristocratie du talent, et non par les charlatans qui se contentent d'empocher les salaires: "Toi et moi, mon ami, nous pouvons dans ce monde d' esclaves entreprendre d'être deux héros, et encourager les autres à nous imiter". Au mythe de Midas, à l' énigme du Sphinx, il faut répondre par "un changement radical de régime, de constitution, d'existence, en reconstituant un nouveau corps avec une âme rajeunie, non sans quelques convulsions, ni sans afflictions". "Mais si votre nation a peu de sagesse, vous marcherez vers la ruine. A celui qui ne possède rien, on prendra le peu qu'il a"; "Tel peuple, tel roi". Et Carlyle, pour éclairer les Réformateurs du "Présent", d'évoquer la vision du "Passé", personnifié non par un grand souverain, un législateur ou un roi des affaires, mais par le mendiant Samson, devenu l'abbé de "Saint Edmond", et par une communauté de moines qui, avec leur règle d'étude, de travail et de prière, nous montrent ce dont tous les temps ont un besoin: "Cette vie terrestre, ainsi que ses richesses et ses biens, ne sont pas en eux-mêmes des choses réelles, mais seulement l'ombre des réalités éternelles et infinies; ce monde fini n'est qu'un terrible symbole, qui passe et repasse sur le grand miroir immobile de l' éternité; et la petite vie de l'homme comporte des devoirs immenses qui l'élèvent au Ciel ou le précipitent aux enfers".

Tournant à nouveau ses regards vers le "Présent" -ce présent où les hommes ont perdu leur âme et n'en continuent pas moins à "proclamer leur droit au bonheur", -Carlyle s'adresse plus particulièrement à son pays, "le plus stupide dans ses paroles et le plus sage dans ses actes". Il prend à partie ses compatriotes: les "conservateurs", ces adorateurs de Mammon qui déplorent la "surproduction"; les propriétaires fonciers qui de leurs terres connaissent seulement la chasse à la perdrix; tous ceux pour qui la noblesse consiste dans le droit de faire souffrir les autres, alors que ce devrait être le privilège de souffrir courageusement pour les autres; les démocrates qui voient l'essence de la démocratie dans le fait de libérer l'homme de l' oppression de ses propres frères, même si l'homme doit rester esclave de lui-même. L'auteur conclut: Le grand et le suprême besoin pour une nation est d'être conduit dans le meilleur chemin par les meilleurs, par "une véritable aristocratie, et par un véritable clergé". Et c'est ainsi que cette oeuvre, bien que toutes les réformes des "démocraties" soient invoquées, finit par être une glorification romantique du moyen âge, dans lequel "on choisissait comme rois les meilleurs et les plus sages, et ceux-ci... choisissaient à leur tour les meilleurs et les plus sages pour administrer le pays".

L'ouvrage n'est en définitive que l' idéalisation d'une période historique antérieure et Mazzini ainsi que Robert Browning dénoncèrent avec raison, comme une pétition de principe, l'affirmation de Carlyle suivant laquelle le peuple "doit être gouverné par une aristocratie royale". En effet qui donnera et élira les meilleurs, sinon le peuple? Et comment les choisira-t-il s'il n'est pas déjà "noble et sage". Tel peuple, tel roi: Carlyle lui-même l'a reconnu. C'est pourquoi Browning s'écriait: "O Seigneur, ne nous envoie plus de géants, mais élève le niveau de toute l'humanité", et Mazzini "Dieu et le Peuple: maintenant et toujours" entendant, par ces mots, substituer à la conception romantico-apocalyptique de Carlyle l'idée du progrès spirituel des masses.

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12273140066?profile=originalUnanimement salué comme le plus grand humaniste français, il fut de son vivant une sorte de héros du savoir, et comme la figure emblématique de cette « science des lettres » en plein essor, dont il avait été à l'aube du XVIe siècle le pionnier, et dont il se fit sous le règne de François Ier l'inlassable avocat. Son nom est inséparable de la fondation du Collège de France. Mais son oeuvre reste méconnue. Le choix qu'il a fait de l'expression latine - choix normal à l'époque - n'en est pas l'unique raison. Cette occultation est la conséquence des partis assumés par Budé lui-même : érudit qui écrit pour des érudits, penseur qui philosophe selon un mode tout poétique, et qui se laisse porter par les figures de style et les symboles, sans souci d'atteindre un large public. Or cette pensée ouvrait avec une rare profondeur des directions fécondes. Nous lui devons notamment la notion d'encyclopédie , c'est-à-dire l'idée que toutes les disciplines, toutes tributaires d'une science unique, celle du langage, sont indissolublement liées entre elles. Nous lui devons aussi la réflexion la plus aiguë sans doute qui ait jamais été menée sur le fragile et aléatoire équilibre qu'implique l'humanisme chrétien.

 

La ferveur des études

 

Guillaume Budé représentait en son temps un type nouveau d'écrivain, non point clerc, mais laïque, homme marié et père d'une famille nombreuse, préoccupé de l'administration de ses biens (sa maison de la rue Saint-Martin à Paris, ses maisons de campagne), assumant diverses responsabilités publiques au milieu desquelles il réussit difficilement, mais obstinément, à ménager le temps de l'étude. Il était né le 26 janvier 1468 d'une famille bourgeoise établie à Paris, ennoblie depuis la fin du XVe siècle, et qui exerçait à titre pratiquement héréditaire des charges de trésorerie et de chancellerie. S'inscrivant dans cette tradition, Budé fit des études de droit à Orléans. Mais il en revint si déçu que durant plusieurs années il délaissa les livres et s'adonna avec ardeur à tous les arts de la chasse. Puis brusquement, autour de 1492, il abandonna ces plaisirs pour se consacrer à l'étude avec plus d'ardeur encore, au mépris de ses intérêts immédiats, et à celui de sa santé que l'excès de travail devait constamment maltraiter. Il apprit alors le grec pratiquement sans maître et presque sans instruments de travail. Toujours cultivant son propre mythe, il se peindra comme un autodidacte et un pionnier. L'étude avait été pour Budé l'objet d'une vocation tardive et impérieuse, elle fut toute sa vie l'objet d'une ferveur passionnée (il appelait la Philologie sa maîtresse, ses amours).

Sa recherche érudite se poursuivit dans deux directions. Tout d'abord un recensement des ressources de la langue grecque. Accumulé fiche après fiche, ce savoir aboutira en 1529 à la publication des Commentairii linguae graecae , mine de données offerte aux lexicographes futurs. Sa connaissance du grec est telle qu'il correspond en cette langue (nous possédons de lui près de soixante lettres grecques). Il se plaît aussi à mêler de grec son style latin, et même à forger des mots latins sur le modèle du grec. C'est dire que les deux langues sont devenues pour lui des langues vivantes. L'autre champ d'investigation est le Corpus juris . Guillaume Budé ne cessera jamais d'y travailler puisque, rendu célèbre en 1508 par ses Annotations aux Pandectes , il apporte un complément à celles-ci en 1526, puis laisse à sa mort des  notes abondantes sur le vocabulaire juridique dont Robert Estienne tirera en 1544 un volume intitulé Forensia . Budé se soucie de retrouver la pureté des textes des jurisconsultes sous les alluvions des glossateurs. Toutefois (à la différence d'Alciat, puis de Cujas, juristes professionnels en quelque sorte), Budé mène son étude en philologue et en archéologue, et moins pour assainir la pratique judiciaire que pour saisir les faits de langage, et, derrière eux, les réalités de la vie antique. D'où la juxtaposition, dans les Annotations aux Pandectes , d'articles concernant la philosophie du droit et d'articles très concrets (sur le luxe, le sport, le vêtement, l'architecture, etc.).

C'est encore la réalité antique que Budé cherche à retrouver dans le plus célèbre de ses ouvrages, L'As  (De asse et partibus ejus , 1515, réédité avec quelques augmentations et variations en 1516, 1522, 1524, 1527, 1532). Ce livre dont le point de départ est encore un texte des Pandectes  répondait à la nécessité de bien interpréter dans les textes des jurisconsultes, des historiens, ou dans l'Histoire naturelle  de Pline, les notations chiffrées (monnaies, mesures). Aucune juste représentation du passé n'était en effet possible sans ce genre d'évaluation. Mais l'entreprise impliquait un enchevêtrement de difficultés ; elle passait notamment par l'étude critique des manuscrits de Pline, tous très altérés, et sur lesquels les Italiens, en particulier Hermolao Barbaro, s'étaient déjà penchés. Laissant loin derrière lui ses prédécesseurs, Budé, au terme de son ouvrage, pouvait s'enorgueillir d'avoir par ses travaux « rouvert les sépulcres de l'Antiquité ». Mais le De asse  est encore bien autre chose qu'un livre d'économie comparée ou de numismatique. A l'évocation du passé s'y mêle comme en contrepoint la satire du présent (celle de la cour, celle du haut clergé). Le livre se couronne d'un épilogue qui prend la forme d'un dialogue philosophique entre l'auteur et son meilleur ami. Il propose alors un « plus haut sens ». Il oppose aux biens de fortune les joies d'une vie studieuse qui, après avoir parcouru l'encyclopédie du savoir, découvre la beauté déroutante et sublime des textes sacrés, et trouve une paix heureuse (euthymie ) dans leur méditation. C'est déjà tout l'essentiel du budéisme.

 

La défense des études

 

Il est significatif que le De asse  paraisse à l'aube du règne de François Ier. Aux dernières lignes du livre, Budé, qui avait acquis au temps de Charles VIII le titre de secrétaire du roi, mais qui sous Louis XII (malgré deux courtes ambassades en Italie) s'était tenu à l'écart de la cour, manifeste qu'il est disposé à servir un jeune roi qui promet d'offrir enfin sa chance à l'espérance humaniste. Cette espérance parut se concrétiser lorsque, dans l'entourage du roi, se forma le projet de fonder à Paris un collège trilingue et d'appeler à sa tête Érasme qui était alors au sommet de sa gloire. Des négociations furent entreprises par l'évêque de Paris, Étienne Poncher, cousin de Guillaume Budé ; on sait qu'Érasme ne répondit que par des atermoiements. Budé de son côté, par une lettre du 2 février 1517, s'entremit vainement. Il correspondait en effet avec le Rotterdamois depuis un an environ ; de cet échange, c'est Érasme qui avait pris l'initiative, « applaudissant à la gloire et admirant l'érudition » du savant parisien. Commencée dans un enthousiasme réciproque, cette correspondance sera vite traversée de malentendus et d'aigreurs et s'espacera jusqu'à ce que Budé, à deux reprises, et définitivement en 1527, décide de l'interrompre. Elle manifeste à la fois un accord profond sur les grandes questions religieuses et politiques du temps et une opposition flagrante entre leurs caractères et plus encore entre leurs esthétiques. Les deux interlocuteurs y parlent en égaux ; et de fait, sous la plume de contemporains comme Christophe de Longueil, Cutbert Tunstall, Thomas Linacre, Luis Vivès, Érasme et Budé apparaissent comme « deux champions rivalisant dans l'arène des lettres ». Avec le recul de l'histoire, force est de reconnaître qu'Érasme, par la souplesse de son génie, ses exceptionnels dons médiatiques et sa mobilité de vie, avait acquis une dimension européenne, alors que Budé dans le même temps s'enracinait dans la réalité française. En 1519, Budé cherche à attirer l'attention du roi par l'offrande d'un manuscrit en français, recueil d'anecdotes et de sentences instructives tirées des Anciens et de la Bible, qui nous est parvenu, à travers des publications posthumes douteuses, sous le nom d'Institution du prince . La même année, à la veille de l'élection à l'Empire, il participe aux négociations de Montpellier. En 1520, il est à Ardres, au Camp du Drap d'or. Il y rencontre Thomas More avec lequel il avait inauguré en 1518 une correspondance qui rendait manifeste la profonde harmonie de leurs pensées et de leurs goûts. En 1522, les honneurs s'accumulent. Le roi confère à Budé presque simultanément les charges de maître des requêtes et de maître de la librairie, tandis qu'il est élu par ses concitoyens prévôt des marchands (c'est-à-dire maire) de Paris.

Si hautes et respectables que soient de telles fonctions, ce n'est pas certes à leur niveau que se tisse l'histoire. Mais Budé s'en trouvait honoré, parce qu'il y voyait les marques, dans une société où dominaient les valeurs de la naissance et de l'argent, d'une certaine reconnaissance du mérite personnel et de la science, et surtout parce qu'elles lui offraient autant de tribunes pour la défense de l'humanisme. Les dialogues qui composent en 1532 le De philologia  mettent en scène un roi brillant, attentif, amusé, et Budé plaidant devant lui sur un ton d'aimable familiarité la cause de la Philologie. Il plaide pour que s'ouvre aux hommes d'étude les plus hautes fonctions de l'État ; pour que s'instaure un enseignement d'un type nouveau, et que s'abolisse le fâcheux morcellement des structures universitaires au profit d'une culture encyclopédique fondée sur l'étude des textes dans leur langue d'origine. L'institution des lecteurs royaux venait en 1530 de lui apporter à cet égard une satisfaction incontestable, quoique tardive et incomplète ; car il rêvait de l'édification d'un magnifique collège, temple des Muses, studieuse Thélème. Son plaidoyer s'exerçait aussi contre les ennemis de l'humanisme. Il s'agissait de désarmer l'hostilité ou la défiance des théologiens en témoignant de la possibilité de concilier la culture nouvelle avec la piété. Il est certain que les gages que Budé a donnés à maintes reprises de son catholicisme avaient aussi pour but de sauver les lettres de l'extrême péril auquel les exposait l'amalgame, couramment pratiqué par leurs ennemis, entre le renouveau des études - les études grecques en particulier - et la diffusion des idées luthériennes, puis d'autres semences d'hérésie plus radicales encore. Dans ces deux aspects complémentaires de son rôle d'avocat, le seul recours efficace était le roi. Aussi son amour même des études conduisait Budé non seulement à rappeler en toutes occasions à celui-ci ses anciennes promesses, mais encore à le persuader (dans le De philologia  comme dans l'Institution du prince ) qu'il en possédait de droit, contre le poids des forces hostiles, le pouvoir absolu.

 

Le « Transitus ad christianismum »

 

Une vie aussi studieuse, un militantisme si constant s'enracinent dans une philosophie. Non point une philosophie spéculative ; Budé considère que depuis l'avènement du christianisme toute spéculation de l'esprit est orgueilleuse et vaine. La vérité est don de Dieu. L'exercice philosophique par excellence est donc lecture, interprétation, méditation de l'inépuisable richesse de sens de l'Écriture sainte ; et cette méditation conduit à la contemplation (philotheoria ), qui est elle-même comme l'anticipation de l'éternité bienheureuse. On ne saurait comprendre Budé sans référence à la mystique. Mais, en face du don de Dieu, s'offre à l'humaniste le don des hommes, l'héritage des Grecs et des Latins. Dans la mesure où elle fut associée au paganisme, cette culture classique que Budé, reprenant le vocabulaire des Pères de l'Église, désigne du mot hellenismus , est tout à la fois admirable et suspecte. La sauvegarde de l'unité d'esprit du lettré lui impose donc une réflexion sur la valeur et les fins de ses études. Certes, tous les thèmes traditionnels de la philosophie morale intéressent Budé (comme le prouve l'essai, qu'il publie en 1520 sur le « mépris des choses fortuites », le De contemptu rerum fortuitarum ). Mais c'est à la philosophie de la culture qu'il revient sans cesse. Parce que, en tant que laïc, il pouvait se tenir largement à l'écart des débats théologiques qui, depuis l'apparition de Luther, détournaient l'attention des intellectuels de cette question existentielle vers des problèmes d'orthodoxie, Budé a eu le loisir de focaliser sa pensée sur ce qui était le fait primordial de la civilisation de son temps : la double renaissance des études profanes et des études sacrées, et le conflit potentiel qu'implique cette dualité culturelle. Les générations à venir s'orienteront vers des solutions de rupture ou des solutions de compromis. Le budéisme est une tentative de synthèse. Il propose l'étude comme voie de salut et de sainteté. Il intègre ainsi l'humanisme à l'« économie divine », et le justifie  au double sens temporel et théologique.

Le texte fondamental sur la question est un petit livre publié en 1532 conjointement avec le De philologia , et intitulé de manière significative L'Étude des lettres  (De studio litterarum recte et commode instituendo ). Budé y entrechoque deux postulats opposés, celui de la valeur de la culture profane (prestige de l'éloquence, élévation de la pensée platonicienne, intuitions des anciens poètes), celui de sa non-valeur eu égard à la transcendance de la parole divine. Il s'agit là d'une dialectique familière à Guillaume Budé. La contradiction se résout par un dépassement, un passage (transitus ) qui implique, comme une sorte d'offrande rituelle, la consécration au christianisme de toutes les ressources de la culture profane, symbolisée ici par le Mercure logios , dieu de l'éloquence. L'aboutissement d'un tel projet sera un discours théologique insolite dont le De transitu hellenismi ad christianismum  (1535) fournira l'illustration. Sorte de poème en prose nourri de réminiscences antiques, emporté par le jeu des métaphores, et où les noms d'Hercule, de Mercure, de Prométhée sont les fils conducteurs de méditations sur le Christ et la croix, le De transitu  est aussi, par ses digressions fort étendues, le miroir de son temps. Budé voyait en effet de jour en jour se dégrader l'espérance humaniste au milieu des querelles religieuses, de la licence et de l'anarchie. Il condamne les doctrines nouvelles, tout en reconnaissant des vertus au camp adverse et des torts à son propre camp. Sa sympathie le porte vers le parti des « politiques ». Mais, tandis qu'il écrit son livre, survient le scandale des Placards (17-18 octobre 1534), qui bouleverse Budé dans un des aspects les plus sensibles de sa piété. Le ton de son livre est soudain dramatisé. Devant le débordement de la violence, l'humaniste s'interroge : n'a-t-il pas jeté lui-même les premières semences ? Soucieux de ne pas voir sa chère Philologie sombrer dans la tourmente, et pour ne pas avoir à renier ce qui fut sa raison de vivre, Budé perçoit qu'il n'est de salut pour l'humanisme et pour l'humaniste que dans la réussite du transitus . Il adjure avec véhémence son lecteur, et lui-même, de se convertir. Après quoi il entre dans le silence.

De la fin de sa vie, nous savons peu de chose, sinon qu'il fut l'ami et le conseiller du chancelier Poyet, et qu'il mourut lors d'un voyage en Normandie où il accompagnait le roi. En 1557 furent publiées à Bâle ses oeuvres complètes, précédées du récit de sa vie par son disciple Louis Le Roy. Nous redécouvrons aujourd'hui Budé non seulement comme penseur, mais comme écrivain. Les études récentes sur la rhétorique ne peuvent qu'attirer l'intérêt sur cet auteur, certes difficile, mais « flamboyant » et singulier.

 

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12273139292?profile=originalPeintre maudit et martyr, Gauguin fut consacré comme l'initiateur de la peinture moderne à l'exposition du centenaire à l'Orangerie en 1949. Une partie de l'oeuvre, les sculptures et les céramiques, reste encore dans le cône d'ombre projeté par le rayonnement du peintre. La personnalité de Gauguin renforce le message de ses créations, car il fut l'un de ces artistes dont la biographie ne se confond pas, pour l'essentiel, avec la suite de ses oeuvres. Sa vie, comme celle de Rimbaud, fut une aventure. Lié d'abord à l'impressionnisme, puis au mouvement symboliste, il devait dénoncer le premier au nom de ce que Kandinsky appellera le principe spirituel de l'art, et se prémunir contre les dangers de déviationnisme littéraire inhérents au second, au nom de la parfaite coïncidence du signifiant et du signifié dans l'oeuvre plastique.

L'exotisme de Gauguin exprime la quête douloureuse qu'il a poursuivie pour redécouvrir la valeur existentielle des symboles magiques et religieux, liens d'harmonie entre le temps pleinement vécu par l'homme et le mystère d'une destinée qui s'inscrit dans l'intemporel. Son oeuvre ajoute à la documentation de l'anthropologue et de l'historien des religions comparées. Comme Tolstoï et Van Gogh, Gauguin a senti jusqu'à l'angoisse la faille qui sépare le christianisme de l'homme actuel et il a cherché, après Victor Hugo, une consolation sans dogme, un nouvel ordre où tout le mal cesserait de venir « de la forme des dieux ».

1. Les fugues vers les sources

Paul Gauguin est reparti sans cesse au cours de son existence vers le paradis de la nature sauvage, où tout est innocence et liberté. Cette remontée vers ce qu'il possédait en amont, et que ses premiers souvenirs lui avaient fait entrevoir, c'est d'abord dans son sang même qu'il la réalise : au-delà de l'image de sa mère, morte en 1867, il rejoint l'atavisme de sa grand-mère, Flora Tristan, aventurière et bas-bleu socialiste, qui le reliait à un arrière-grand-oncle vice-roi du Pérou et aux conquistadores de l'Amérique du Sud, dont le peintre avait le type physique. Eugène Henri Paul Gauguin était né à Paris mais il quitta tout jeune la France. A Lima, il parla espagnol de deux à sept ans. Il revint en France comme on sort d'un rêve. A neuf ans, il quitte Orléans pour une première escapade dans la forêt de Bondy, pèlerin portant déjà bâton et paquet sur l'épaule. Après ses études et jusqu'en 1871, il passa plus de trois ans à bourlinguer dans la marine de l'État. Puis il connut dix années de bonheur stable, marié avec Mette Gad la Danoise et gagnant largement sa vie à la banque Bertin. En 1883, il casse le fil de sa chance, démissionne de la banque, provoquant ainsi le destin qui allait le séparer de sa femme, l'isoler de ses enfants et l'enfoncer, jusqu'à sa mort survenue dans les îles Marquises, dans les difficultés matérielles, la misère physique et la déréliction morale.

Gauguin a commencé à dessiner en 1873, à peindre avant 1876, et, dès 1877, à sculpter, d'abord dans un matériau froid et classique, le marbre. Ses premiers tableaux sont d'un autodidacte formé au contact de la collection de son tuteur, Gustave Arosa, et du frère de celui-ci, Achille, riche en Delacroix, Courbet, Corot, Jongkind et Pissarro. Camille Pissarro allait devenir le maître de la première manière de Gauguin, qui se rattache à l'école des impressionnistes, avec lesquels il exposa de 1879 à 1885. Avant son premier séjour en Bretagne (1886), la fuite avec son ami le peintre Charles Laval vers Panama (avril 1887) et le bref refuge à la Martinique, Gauguin sent s'éveiller en lui une vocation de céramiste, à la manière d'un Bernard Palissy décadent et barbare. Il produisit en quelques mois cinquante-cinq vases. Il y reprend des formes et des thèmes qu'il se souvenait avoir vus dans les vases péruviens de la culture Chimu chez sa mère et dans la poterie précolombienne d'Arosa - de la même manière que l'étrange Nature morte à la tête de cheval , peinte à Copenhague en 1885, recule « plus loin que les chevaux du Parthénon, jusqu'au cheval de mon enfance, le bon cheval de bois ».

Au cours du second séjour en Bretagne (1888), les discussions et les expériences de Gauguin et d'Émile Bernard devaient aboutir au double acte de naissance du synthétisme et du cloisonnisme (il faut comparer la Vision après le sermon  du premier et les Bretonnes dans la prairie  du second). La plongée vers les arts primitifs (Le Christ jaune , Le Christ vert ou Calvaire breton ) n'eut lieu qu'avec le troisième voyage (1889). Parmi les peintures de 1889 apparaissent l'idole (dans La Belle Angèle ), le symbolisme religieux syncrétique, annonciateur de Ia orana, Maria  (Je vous salue, Marie ) de 1891, et de La Cène  de 1899, avec Nirvana : Portrait de Meyer de Haan , et les archétypes sexuels et solaires : la Femme caraïbe , qui provient de l'auberge du Pouldu, s'inspire à la fois d'une danseuse du pavillon javanais de l'Exposition universelle de 1889 à Paris et des tournesols de Van Gogh.

2. La solitude et les dieux

Avec l'échec de la tentative de vie commune avec Van Gogh à Arles (1888), le projet d'un atelier dans le Midi avait été abandonné. L'école de Pont-Aven, rassemblement de peintres en villégiature autour de Gauguin et Bernard, apportait une doctrine. Mais les conditions n'étaient pas réunies pour jeter les bases d'un grand atelier anti-académique et d'un credo symboliste qui aurait groupé les artistes dans une atmosphère de création communautaire. Gauguin caressait encore la chimère d'un atelier de rechange aux tropiques : en 1890-1891, il envisagea de fuir au Tonkin, à Madagascar ou à Tahiti, où il échapperait à l'étouffement d'une société dominée par l'argent. Son instinct choisit Tahiti. Après un séjour dans l'île de plus de deux ans, il retourne en France en 1894 pour y jouir d'une brève période de calme financier et moral. Mais deux ventes à Paris, dont le bilan fut négatif ou désastreux (Durand-Ruel et salle Drouot), lui signifièrent que sa nouvelle manière de peindre, la sauvage et l'incantatoire, aux titres encore plus incompréhensibles que barbares, rebutait davantage que le style encore impressionniste de la décennie précédente, et un dernier séjour en Bretagne lui fit sentir son dépaysement et son isolement total en Europe. Revenu à Tahiti (1896-1901), la misère rendit insupportable la solitude. Il se prépara à sortir de la vie, peignit un testament monumental (la toile intitulée D'où venons-nous ? Que sommes-nous ? Où allons-nous ? ) à la fin de 1897, acheva en janvier 1898 le registre qui complète la deuxième version de Noa Noa , et partit pour mettre fin à ses jours dans la montagne. Un excès d'arsenic le rendit à la souffrance de vivre. Mais, en 1901, il était à nouveau à la limite de sa résistance. Le mirage d'une solitude plus complète dans une nature encore plus vierge, la foi dans une ultime renaissance de son imagination créatrice l'amenèrent à Hiva-Hoa dans les Marquises à la mi-septembre 1901. Dans cette île, Paul Gauguin, fidèle à la mémoire du libéralisme militant qui avait dressé son père Clovis contre Louis-Napoléon en 1849, attaqua l'administration coloniale et la toute-puissance de la mission catholique et apprit aux indigènes leur droit. La mort le sauva d'une défaite complète et vengeance ne fut tirée que de son oeuvre.

En 1888, Gauguin avait écrit à sa femme que des deux composantes de sa nature, la sensitive - une sensibilité accordée aux valeurs morales de la civilisation occidentale - et l'indienne, seule l'indienne restait vivace. Il rêva de greffer sur la racine sauvage une poétique nouvelle. Comme les navigateurs du XVIIIe siècle en quête d'un éden sexuel, comme les héros de J. Conrad et R. L. Stevenson, il fut hanté par la vision d'une île dans les mers du Sud, environnée de calme extatique, peuplée de créatures simples et mystérieuses, où les battements de son coeur ne feraient qu'un avec le silence des nuits et les souffles embaumés, où le divin renaîtrait dans des idoles incarnant « la nature entière, régnant en notre âme primitive, consolation imaginaire de nos souffrances en ce qu'elles comportent de vague et d'incompris devant le mystère de notre origine et de notre avenir ». A Tahiti, Gauguin éprouva le désappointement de ne pas trouver d'idoles. Il dut recréer une mythologie polynésienne par un processus qui aurait été une mystification s'il ne l'avait rendue inséparable de son univers artistique. Les dieux chassés par les Européens reprirent dans son oeuvre une existence magique. Tahiti n'avait d'ailleurs jamais possédé de sculpture en pierre ou en bois comparable aux statues de l'île de Pâques dont Gauguin avait pu voir un spécimen à l'Exposition universelle de 1889, mais simplement des poteaux-blocs drapés d'étoffe, les aniconiques atouas , effigies des dieux du ciel érigées dans les enceintes sacrées (on en voit dans le tableau Parahi te Marae , Ici est le temple des sacrifices ) et les tiis , figures totémiques, gardiennes des temples à ciel ouvert. Gauguin agrandit à l'échelle monumentale que lui suggéraient des photographies des bas-reliefs du temple javanais de Baraboudour, des tikis , objets symboliques sexuels et amulettes de sorciers, ou toute autre sorte d'ustensiles décorés de figures, provenant des archipels de la Polynésie et vendus sur le marché du folklore à Papeete. Il les incorpora, d'une manière parfaitement vraisemblable au point de vue mythique, dans ses paysages (par exemple Hina Maruru , Merci à Hina , déesse de la Lune et des renaissances cycliques dans la nature) et recouvrit ses toiles et ses bas-reliefs en bois des îles d'un alphabet décoratif sacré, emprunté aux tatouages et aux impressions faites avec des jus jaunes ou rouges d'essences végétales sur les tapas  (textiles obtenus par le pilonnage de l'écorce intérieure des arbres).

Dans un seul domaine les jardins des délices du Pacifique comblèrent l'espérance du peintre. Le nu, féminin ou masculin, avait jusque-là tenu peu de place dans son oeuvre (Étude de nu  ou Justine la couseuse , 1887 ; La Baignade , oeuvre bretonne qui anticipe typologiquement Pape Moe  [Eau mystérieuse ], 1893). Ce thème devenu majeur dans l'oeuvre de Gauguin devait être statistiquement diminué par l'autodafé de vingt Marquisiennes peintes nues, ordonné à Hiva-Hoa par l'évêque, après la mort de l'artiste. Gauguin a constamment soutenu que ses nus étaient chastes, parce que dessin et couleur les éloignaient de la réalité, leur conférant un style, c'est-à-dire les élevant à l'expression d'une forme universelle de l'être humain. Il faut ajouter que dans nombre de nus de Gauguin (Parau Api , [Les Nouvelles du jour ], Idole à la perle ) les caractères masculins ou féminins s'estompent, suggérant un aspect androgyne, qui est à la fois la marque de la créature primitive en deçà du péché originel et le symbole des deux principes complémentaires de la création et de la dualité de la vie et de la mort. Et l'or de leur corps  traduit, par le rayonnement sans âge d'une argile tellurique vivante, « un certain luxe barbare d'autrefois », qu'expriment aussi Poèmes barbares , Contes barbares.  Dans l'un de ses Poèmes barbares  (1862), Leconte de Lisle avait mis en vers la cosmogonie de Taaroa - « l'univers grand et sacré qui n'est que la coquille de Taaroa » - que J. A. Moerenhout tenait d'un vieux prêtre, dernier témoin des cultes polynésiens détruits, et qu'il avait consignée dans Voyages aux îles du Grand Océan  (1837). Gauguin a puisé à la même source, mais il a prétendu dans Noa Noa  l'avoir recueillie des lèvres de Tehura, sa vahiné de Tahiti. La genèse de la toile Manao Tupapau  (Elle pense au revenant ) montre d'ailleurs comment une étude de nu océanien, semblable à la jeune fille nue couchée sur le ventre peinte par Boucher, intègre la mythologie, par l'introduction de l'effroi (figure du revenant, fleurs peintes avec des phosphorescences de feu-follet) et la musique, par des tons violets, bleu sombre, jaune-orange et jaune verdâtre qui sonnent un glas lugubre et opulent. Pour Gauguin comme pour Mallarmé, tout peut devenir thème de poème, même une religion tarie, resucée par un voyant déraciné aux mamelles d'une humanité restée primitive.

3. Technique et esthétique

Dans les toiles de ses dix premières années, Gauguin brossait les tons peu distants les uns des autres, ce qui leur donnait un aspect floconneux, une harmonie sourde de couleur « teigneuse » (J. K. Huysmans). Il a acquis de Pissarro son habileté picturale, mais son maître secret resta Degas, dont il transposa deux danseuses sur un curieux coffre de bois sculpté, véritable coffre de matelot (1884). De la Martinique au deuxième séjour en Bretagne, il évolua très rapidement de l'impressionnisme au synthétisme. Le synthétisme définit une forme non naturaliste, exprimant l'idée de l'oeuvre d'art par un dessin concis et par la saturation subjective de la couleur. « La couleur pure ! Il faut tout lui sacrifier. L'intensité de la couleur indiquera la nature de la couleur » (Avant et Après ). Gauguin avait le culte de Raphaël et d'Ingres, mais aussi celui de Delacroix ; il posera l'équation « la ligne, c'est la couleur », parce que la valeur spirituelle de l'une renforce celle de l'autre. L'acte de créer réside dans l'alliance de la forme et de la couleur, en éloignant de la réalité. La ligne exprime la potentialité vitale de l'oeuvre d'art. Les lignes droites, ces arbres minces et syncopés qui rythment les paysages de Gauguin, tendent vers l'infini, et c'est pourquoi, malgré leur apparence classique, ses tableaux ne sont pas des classiques ; Maurice Denis a eu tort d'appeler Gauguin « un Poussin sans nature classique ». Au contraire, les lignes courbes limitent et, se reployant, traduisent l'impuissance à atteindre l'absolu. La couleur apporte en vagues d'ondes sensorielles ce qu'il y a à la fois de plus universel et de plus secret dans la nature. Vibration musicale, elle est, comme la musique dans l'esthétique de Schopenhauer, l'objectivation de la « volonté » derrière le monde des apparences. « Quand mes sabots retombent sur ce sol de granit [la Bretagne], j'entends le son sourd, mat et puissant que je cherche en peinture. » Gauguin finira par dénoncer l'impressionnisme qu'il identifiera à un système de vibrations seulement optiques, « art purement superficiel, tout matériel ». Son incursion dans le pointillisme sera de simple curiosité (Nature morte « ripipoint » , 1889). Il regardera de haut les adeptes du divisionnisme, « petits jeunes gens chimistes qui accumulent des petits points ». Dès 1885, Gauguin avait retrouvé les accents de Baudelaire pour affirmer, pour chanter qu'« il y a des tons nobles, d'autres communs, des harmonies tranquilles, consolantes, d'autres qui vous excitent par leur hardiesse ».

C'est l'interdépendance des techniques et non le courant symboliste en littérature qui mit Gauguin sur la voie des correspondances et de son propre style pictural. L'énigmatique buisson de feu au pied de l'arbre bleu outremer des Alyscamps  (1888) éclate déjà au milieu de motifs péruviens et de chauves-souris chinoises sur les panneaux d'une bibliothèque sculptée et polychromée en 1881. Les couleurs, de plus en plus « loin de la nature », dans les tableaux peints après l'étape martiniquaise et la fabrication des cinquante-cinq vases, sont « un vague souvenir de la poterie tordue par le grand feu. Tous les rouges, les violets rayés par les éclats de feu. » Gauguin avait remarqué que les émaux nappant un grès après passage au four sont en harmonie impeccable parce qu'ils ont été fixés, sans creux ni recouvrement, d'un seul coup, dans une gamme qui se passe de complémentaires. Il recréa cet effet en peinture grâce au cloisonnisme de couleurs qui ne se mélangent pas mais s'enchevêtrent les unes dans les autres. Le cloisonnisme de la touche chez Gauguin va de pair avec le côté ornemental et donc abstrait de son dessin. Il a qualifié lui-même de « tout à fait spécial, abstraction complète » le dessin de l'autoportrait dit Les Misérables  qu'il exécuta pour Van Gogh. « Les yeux, la bouche, le nez sont comme des fleurs de tapis persan. » Cette observation surprenante s'éclaire par celle qu'il fit dans les salles du Proche-Orient au Louvre sur les frises émaillées des palais achéménides, dont « les monstres ont des muscles à contour de fleurs et dont les rosaces décoratives ressemblent à des musculatures » (Le Moderniste , 4 juin 1889).

Après 1895, Gauguin ne fit plus de céramiques mais seulement des sculptures en bois, qui, comme ses vases, doivent leur style à la mise en relief, grâce au décor, du matériau même. Il fit aussi quelques idoles, des masques portraits. Dans une lettre à G. D. de Monfreid, il reconnut son échec d'artiste-décorateur : « Dire que j'étais né pour faire une industrie d'art et que je ne puis aboutir, soit le vitrail, l'ameublement, la faïence... Voilà au fond mes aptitudes, beaucoup plus que la peinture proprement dite. » Il se faisait illusion, sauf en ceci que son attirance pour les arts décoratifs, qui sont dans leur essence moins représentatifs que la peinture, le conduisit à inventer une peinture où la ligne et la couleur ornementales sont les chiffres du symbole. S'il avait eu le champ entièrement libre, il serait peut-être devenu l'équivalent d'un William Morris français. Mais Gauguin vaincu, Gauguin crucifié (Autoportrait , Près du Golgotha  et Le Christ au jardin des oliviers , qui est aussi un autoportrait), a été beaucoup plus que l'un des annonciateurs de l'Art nouveau, il fut le libérateur de l'art moderne.

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12272711890?profile=originalIl s’agit d’u roman de l'abbé Jean-Jacques Barthélemy (1716-1795), publié 1788.

 

L'abbé Jean-Jacques Barthélemy était fort savant. Numismate, historien, linguiste, connaissant à peu près tout ce qui se pouvait connaître en son temps sur le monde antique, il travailla durant trente ans au Voyage du jeune Anacharsis, qui recueillit un énorme succès, et connut maintes rééditions et traductions.

 

L'ouvrage est précédé d'une longue "Introduction au voyage de la Grèce", où toute l'histoire grecque, depuis l'"état sauvage et les colonies orientales" jusqu'à la prise d'Athènes, est retracée. Le jeune Scythe Anacharsis quitte son pays (chap. 1). Il traverse Byzance, Lesbos, l'Eubée, Thèbes, où il voit Épaminondas et Philippe de Macédoine (2-5). Il gagne Athènes (6-7), puis Corinthe (9). Athènes est longuement décrite: sa constitution, ses fêtes, l'éducation qu'y reçoivent les enfants (11-26). Puis c'est la Thessalie (35), l'Épire (36), l'Élide et la Messénie (38-40), la Laconie et Sparte (42-51), la légendaire Arcadie (52), l'Argolide (53). On revient à Athènes (55-59 et 65-67). On évoque les affaires de Sicile (60), les mystères d'Éleusis (68), le théâtre grec (69-71), Rhodes, Samos, Délos (73-79). Tout s'achève à Chéronée: la Grèce est vaincue, puis Alexandre succède à Philippe; Anacharsis regagne sa Scythie natale (82).

 

Ce Voyage témoigne d'une extraordinaire érudition. A preuve toutes les notes accumulées à chaque page, qui indiquent les sources de chacun des détails de la narration, et les longues tables chronologiques, qui suivent et justifient l'ouvrage. Barthélemy a voulu tout dire sur le monde grec de 363 à 337 avant JC. Comme plus tard les auteurs du Tour de France de deux enfants, il a oeuvré pour que ces connaissances fussent présentées de façon riante, englobées et entraînées dans une fiction comparable à un roman. La composition est d'ailleurs assez subtile, les passages didactiques ("la Bibliothèque d'un Athénien") étant divisés en plusieurs morceaux isolés les uns des autres. L'auteur a choisi un Scythe, pareil aux Siamois de Dufresny, aux Persans de Montesquieu, à tous ces Hurons qui découvraient la France dans les contes des Philosophes. Il a tenté de conduire à une philosophie, proche de celle de Rousseau. Les Arcadiens sont purs et valeureux; Anacharsis, à la fin, est écoeuré de voir la liberté grecque expirer sous les coups des rois de Macédoine: "Je revins en Scythie, affirme-t-il, dépouillé des préjugés qui m'en avaient rendu le séjour odieux [...]. Dans ma jeunesse, je cherchai le bonheur chez les nations éclairées; dans un âge plus avancé, j'ai trouvé le repos chez un peuple qui ne connaît que les biens de la nature."

 

Avec toute cette science, avec ces habiletés et ces ambitions, Barthélemy nous a donné une oeuvre un peu languissante. Son héros n'a guère de consistance; il ne connaît aucune aventure personnelle; il va d'un lieu à l'autre, comme un touriste qui aurait son guide à la main. Le style est euphonique, bien cadencé, mais il manque de couleur et de concret; on accumule les adjectifs stéréotypés: les poètes sont "excellents", les villes "opulentes", et "riches" les moissons. Nous sommes bien loin, malgré les apparences, de la magie et de la profondeur du Télémaque. Il n'en reste pas moins que ce livre a beaucoup fait pour le "retour à l'antique" au temps de Louis XVI et de la Révolution, et a donné à une ou deux générations une image nouvelle de la Grèce, bien différente de celles que Ronsard, Racine ou Fénelon avaient proposées.

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12273132270?profile=originalL' "Histoire naturelle de la religion" est une dissertation critique, due au philosophe écossais David Hume (1711-1776): publiée en 1758, elle se rattache à l' "Enquête sur l'entendement humain". Dans le but d'expliquer la genèse du besoin religieux chez l'homme, Hume distingue les deux problèmes religieux: historique et philosophique. Les arguments théoriques invoqués pour démontrer le théisme, constituent une chose bien différente des processus mentaux effectifs dont la religion est issue; religion qui est, certes, fondée sur la nature humaine, mais non pas sur la raison ni sur la foi. L'intérêt suscité par les étranges vicissitudes de la vie, les espérances, les préjugés et les craintes qui assaillent l'esprit humain, permettent d'expliquer la genèse de la religion, qui fut à l'origine un polythéisme et un culte des héros. Le monothéisme, bien qu'il soit plus juste que le polythéisme, a exercé une influence déprimante sur l'humanité, surtout lorsqu'il s'associe à des terreurs superstitieuses, inspirant une attitude de soumission et d'avilissement et proposant comme les seules acceptées par Dieu, les vertus monastiques de la mortification, de l' humilité et de la résignation; les héros du paganisme répondent avantageusement aux saints du Christianisme. D'autre part, même dans les religions les plus pures et les plus hautes, les faveurs de la divinité sont sollicitées par les fidèles, moins la pratique des vertus morales que par de frivoles observances et des rites superstitieux. Aussi l'auteur conclut-il que ce n'est, ni dans les miracles, ni dans les prophéties et le surnaturel, -création d'une passion morbide de l'homme envers le merveilleux, -qu'il faut rechercher les preuves d'un but intelligent du monde et d'une finalité morale de la vie, mais dans les manifestations les plus communes et les plus ordinaires de la nature et de notre expérience morale. Dans toutes les manifestations de la vie, le mal se trouve mêlé au bien; la modération et la tempérance dans nos désirs constituent l'attitude la moins exposée aux tempêtes de l'existence. Sauvons-nous donc autant que possible "dans les régions calmes, quoique obscures de la philosophie". L'auteur tenta ultérieurement de résoudre l'énigme dans ses "Dialogues sur la religion naturelle" écrits en 1749-1751, mais publiés à titre posthume, où il fait intervenir dans la discussion un croyant orthodoxe, un naturaliste sceptique, un déiste rationaliste, sans dissimuler sa sympathie pour le second, tout en jugeant parfois sa doctrine exagérée et tout en concluant que "la cause de l'univers et les causes de l'ordre de l' univers ont probablement quelque lointaine ressemblance avec l' intelligence humaine".

Dans ces deux Traités, la critique des conceptions dogmatiques de la théologie est poussée bien plus loin que celle des déistes, puisqu'elle n'admet pas comme objectivement valable l'idée de Dieu, sans cependant en tirer des arguments contre les religions positives, qui ne reposent pas sur des notions rationnelles, mais sur des sentiments et des croyances irrationnelles. L'expérience religieuse est un instinct originel fourni par la nature et analogue à celui de l'amour-propre, de l'instinct sexuel et de l'amour filial: un fait naturel correspondant aux origines de la vie humaine, toutes de passion et d'imagination. Avec Hume, Toland, Rousseau et Voltaire, -précédés par Herbert of Cherbury, -la critique des religions positives, se mêlant à des préoccupations religieuses, alimentées par des motifs rationnels ou pratiques, donne lieu au Déisme: philosophie religieuse plus que religion.

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12273128500?profile=original"La République" est un grand dialogue philosophique, en dix livres, de Platon (428-347 av. JC.), composé, croit-on, entre 389 et 369. Il se présente, au début, comme une recherche sur le concept de justice, puis il s'amplifie jusqu'à contenir, dans un cadre de plus en plus complexe, tous les aspects des spéculations les plus mûries de Platon. Le dialogue n'est pas pas rapporté directement. Socrate raconte à un auditeur anonyme la conversation qu'il eut au Pirée la veille, chez le fils de Céphale, avec le dit Céphale et des amis. C'est le vieux Céphale qui provoqua la discussion, en se réjouissant que sa richesse lui ait permis de ne pas commettre d'injustices. Ce qui lui fait rappeler par Socrate la définition de la justice donnée par le poète Simonide: elle serait de dire la vérité et de donner à chacun son dû, le bien aux amis, le mal aux ennemis. Mais cette définition est réfutée par Socrate lui-même qui observe que nuire à ses ennemis, c'est les rendre plus méchants et injustes, et accroître par conséquent ce dont souffrent les hommes. Ici, Thrasymaque, modèle du parfait sophiste, se jette dans la discussion et définit le juste comme "ce qui profite au plus fort", à celui qui, dans l' Etat, gouverne pour son propre avantage, qualifiant de ridicules les hommes de bien qui par leur soumission se rendent malheureux, alors que l'injustice (et surtout la plus grande, la tyrannie) fait le bonheur des autres. A cette thèse, qui détruit toute valeur morale, Socrate oppose sa conception des gouvernants dévoués à la cité, et son identification de l' injuste, qui veut régenter les bons et les mauvais, et de l' ignorant, qui veut avoir raison contre ceux qui savent aussi bien que contre les autres. Seul le juste sait vraiment trouver le bonheur. Mais le problème avec cela n'est que posé, et pour le mieux résoudre, on en vient maintenant à analyser l' Etat, cet "homme en plus grand". Née de la nécessité de pourvoir aux besoins fondamentaux, et reposant sur l'échange des services, la communauté primitive est simple, saine et heureuse. L'apparition de nouveaux besoins, de la molesse, etc., conduit au contraire la cité à une "bouffissure", au luxe, à la guerre entreprise par esprit de cupidité. D'où aussi bien à la nécessité de se défendre, et d'avoir des soldats. Dans l'Etat parfaitement ordonné, le goût de la possession est rejeté et les soldats sont seulement des défenseurs et les gardiens de la cité. Leur éducation est une des grandes charges de l'Etat: gymnastique pour le corps et musique pour l'âme. Rien d'impur ou d'immodéré dans les fables ou les chants des enfants. Raffinements aussi bien que grossièreté sont à exclure. Aux plus hauts postes seront désignés les meilleurs guerriers, ceux qu'on sait dévoués au bien public et insoucieux de leurs propres peines. Et l'on supprimera tout intérêt individuel. Communauté par conséquent d'habitation, de repas, de biens, de femmes et d'enfants. Mariages contrôlés par l'Etat; les enfants nés de mariages non surveillés, infirmes de naissance, ou simplement faibles seront abandonnés. Les autres seront élevés publiquement, de telle sorte que, faute de reconnaître les leurs, tous les parents aimeront tous les enfants et réciproquement. Un petit bien sera consenti aux producteurs, artisans et paysans, car la misère les empêcherait de progresser dans leur art. Etant donné cet état idéal, social, Platon en exalte l'harmonie, la forte et saine pauvreté. Cet Etat est bon, c'est-à-dire savant, fort, sage et juste. La science y est l'apanage des gardiens, qui gouverneront donc. Aux soldats la force, qui est surtout civique et consiste à savoir ce qu'il faut oser. La sagesse est dans la modération et l'esprit d'ordre des gouvernants et des gouvernés. La justice, enfin, est l'harmonie même de l'ensemble, où chacun est à sa place et accomplit sa fonction. Dans l'individu, la justice est de même nature. Musique et gymnastique stimulent la raison, et l'aident à vaincre les désirs, ce qui permet la force, la science et l'équilibre profond. Pour qu'un tel Etat soit possible, il faut, soit que les philosophes gouvernent, soit que le roi, ou les chefs, soient philosophes. Philosophe est celui qui, désirant la connaissance tout entière, oppose la science à l'opinion sujette à l'erreur. L'opinion a trait au monde sensible, changeant et soumis au devenir. La science aspire à l'immuable et consiste donc dans la contemplation d'une réalité idéale et absolue. C'est elle qui connaît le beau en soi, l'Idée du beau toute pure. Et c'est donc aux philosophes, qui la contemplent, de gouverner. Il faut donc éduquer les meilleurs des guerriers par une série d'enseignements toujours plus ardus, qui s'achèvera par la connaissance du bien, qu'on expliquera par analogie. Comme le Soleil, donne aux choses sa lumière et à nous le pouvoir de les contempler, ainsi le bien répand la lumière du vrai et permet à l'esprit de le comprendre. Et comme le Soleil fait vivre tous les êtres, de même le bien donne l'être à toute chose "qui est", encore qu'il soit lui-même supérieur à la vérité, à la science, à la vie. La distinction entre le sensible et l'intelligible est expliquée par Platon au moyen du célèbre mythe de la caverne. Qu'on imagine des hommes enchaînés dans un antre, dos tourné à l'entrée, empêchés de tourner la tête, et obligés ainsi de ne rien voir sinon des ombres, -projetées sur le fond de la caverne par la lumière d'un feu, - des objets que d'autres hommes portent, qui passent derrière eux devant l'entrée. Ces prisonniers prendraient ces ombres pour les choses réelles; libérés et tournés vers la lumière et éblouis, ils ne pourraient distinguer les objets jusqu'à ce qu'on les conduisit de force à la lumière et au bonheur. Ainsi sommes-nous, enchaînés au monde sensible par les intérêts terrestres, nous prenons des ombres pour le vrai, et c'est seulement par l'ardue connaissance scientifique que nous pouvons accéder à la contemplation des Idées. L'éducation des chefs devra se faire en vue de cette conversion au bien, notamment par une série ordonnée de sciences propédeutiques, arithmétique, géométrique, astronomie, harmonie des sons, qui préparent l'esprit à la contemplation suprême, donnée par la dialectique. Mais cette félicité sera rejetée par les chefs car ils se doivent aux devoirs de l'Etat.

Voici achevé le plan de cette république aristocratique, et certes difficile à réaliser. Quant aux autres formes d'Etats, ceux qui existent, et aux types d'hommes qui leur correspondent, l'examen en est également nécessaire si l'on veut comprendre ce qu'est l' injustice. Platon en distingue quatre: le régime "timocratique" de la Crète et de Sparte, l' oligarchie, la démocratie et la tyrannie, qu'il voit se succéder l'une à l'autre par corruption de la raison se substituent la violence et l' ambition (gouvernement timocratique), puis le désir des richesses (oligarchis), puis la domination des bas appétits (démocratie). Tout devient scélératesse absolue avec la tyrannie. Et Platon décrit celle-ci pour la plus grande confusion de Thrasymaque. Le tyran dépouille ses concitoyens. Il n'a que des esclaves et pas d'amis, esclave lui-même de ses passions et de ses craintes. L'injustice donc ne profite pas à celui qui la pratique, même et surtout s'il reste impuni. Il est clair maintenant que justice et félicité coïncident, dans cette harmonie de l'âme qu'instaure la sagesse. En tant que celle-ci est la contemplation des modèles éternels, des Idées, il résulte que l' art, imitation du sensible, doit être condamné. Les poètes surtout, par la tragédie et la comédie, excitent des passions violentes. Qu'on bannisse donc la poésie de la république, exception faite pour les hymnes adressés aux dieux et aux héros. Mais Platon, lui-même est poète, et particulièrement à la fin de "La république", lorsqu'il traite de l' immortalité de l' âme. L' âme est immortelle, puisqu'elle n'est pas détruite par les maladies du corps, ni par son mal propre qui est l' injustice. Et Socrate parvient aux deux conséquences suivantes: d'une part, le nombre des âmes est constant, il ne saurait ni diminuer puisque les âmes ne meurent pas, ni augmenter puisqu'il faudrait que le périssable se change en impérissable, ce qui aurait pour résultat que tout deviendrait immortel dans le monde; d'autre part, l' âme est une substance simple, donc indécomposable; il faut donc l'étudier en elle-même et non dans sa provisoire association avec le corps. En définitive, la justice et son contraire ne peuvent recevoir leurs vraies sanctions que dans la vie future, c'est-à-dire dans la vie de l'âme séparée du corps. Ce que nous pouvons connaître de cette vie ne peut avoir que le caractère d'une révélation. C'est pourquoi Socrate a ici recours à un mythe, celui d' Er le Pamphylien, dont l' âme, dit-on, revint sur terre après avoir séjourné au royaume des morts. Le récit qu'il fit après avoir ressuscité, évoque les pérégrinations souterraines de l'âme qui comparaît devant ses juges. Après avoir enduré les peines que leur ont méritées leurs vies impies, ou éprouvé le bonheur céleste auquel elles ont acquis des droits au cours de leur séjour terrestre, les unes et les autres choisissent librement le personnage en qui elles se réincarneront, puis elles boivent l'eau du fleuve Amélès qui leur fait perdre tout souvenir de leur vie passée, avant d'être lancées dans l'espace vers les lieux où va se produire le mystère de leur renaissance". Ce mythe, conclut Socrate, a été conservé pour servir à notre édification. Si nous y ajoutons foi, si nous pratiquons de toutes nos forces la justice, nous ne quitterons pas la voie ascendante, et en accord avec les Dieux, nous éprouverons le bonjeur non seulement dans notre vie terrestre, mais dans ce voyage de mille ans que nous devons accomplir dans la vie future avant de nous réincarner. Que Platon ici se soit proposé de donner un fondement rationnel et métaphysique à sa politique, cela est certain, mais son ambition était plus vaste. Parvenu au sommet de son ascension philosophique, Platon, d'un regard assuré, mesure et récapitule ses découvertes, il embrasse d'un coup d'oeil cet immense horizon qui, peu à peu, s'est étendu sous ses yeux, et il nous donne ainsi un panorama de sa pensée. Par là, il enrichit le patrimoine intellectuel de l'humanité tout entière et il étend notre propre horizon. Mais ce chef-d'oeuvre a aussi des qualités de charme, de jeunesse et de vie, qui le préservent pour toujours des atteintes du temps.

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