Peintre, graveur et poète visionnaire anglais, William Blake est l'un des artistes les plus évidemment inspirés que le monde ait connus. Ses poèmes lyriques et prophétiques, ainsi que l'oeuvre gravé qui leur est lié, constituent l'une des rares mythologies originales des Temps modernes. Les grands problèmes humains - la séparation, le mal, le salut - y sont abordés par le biais d'un symbolisme anthropomorphique parfois complexe, mais d'une singulière profondeur, et dans une optique qui se réclame du christianisme, mais se rapproche surtout de l'hérésie gnostique. L'originalité essentielle de Blake réside dans l'humanisme passionné avec lequel il proclame la valeur sacrée de l'énergie créatrice en général, et de l'imagination poétique en particulier, où il voit non seulement la forme mais la source même du divin. Il annonce et devance par là la plupart des conquêtes du romantisme européen.
1. De la perception vulgaire au pouvoir visionnaire
William Blake est né à Londres, et il y est mort. Son père, modeste bonnetier, ne lui imposa aucune instruction primaire, mais lui fit très tôt apprendre le dessin, puis le métier de graveur, qui demeurera le sien toute sa vie. En 1782, il épouse Catherine Boucher, jeune femme presque illettrée qu'il initie à sa profession et qui lui sera jusqu'au bout d'un soutien patient et dévoué. En 1787, il perd son frère tendrement chéri, Robert. Il semble que Blake ne se soit jamais résigné à cette mort, et qu'elle ait déclenché chez lui non seulement des hallucinations, auxquelles il était prédisposé depuis l'enfance, mais surtout une prodigieuse puissance créatrice de visionnaire qui ne devait plus l'abandonner. Ses premiers poèmes (Esquisses poétiques ) avaient été publiés sous forme de plaquette en 1783. A partir de 1788, il gravera lui-même ses textes et leurs illustrations, et les colorera un par un, avec sa femme, au fur et à mesure des commandes à satisfaire. Mais les acheteurs sont peu nombreux : Blake entend faire droit sans réserve à l'exigence altière d'une vocation spirituelle et esthétique hors de pair, et se trouve ainsi porté à contre-courant de la mode, obstinément voué à la solitude et à la pauvreté. C'est au jour le jour, et grâce à la sollicitude de quelques amis fidèles, qu'il pourvoira à ses besoins et à ceux de sa femme (le couple est resté sans enfants). Héritier de la tradition non conformiste, Blake fréquentera un certain temps les cercles prorévolutionnaires de Paine, Godwin, Priestley, et n'en trahira jamais l'idéal, malgré le démenti infligé par l'histoire à l'élan qui anime ses Premiers Livres prophétiques. Il se replie davantage, dans la deuxième partie de sa vie, sur son univers intérieur, et en entreprend l'exploration approfondie dans ses Seconds Livres prophétiques , reléguant définitivement à la catégorie du mythe l'apocalypse dont il avait cru entrevoir, dans les révolutions américaine et française, la réalisation historique. Il ne reçut de son vivant que l'hommage de quelques disciples affectueux, qui commanditèrent ses dernières grandes oeuvres graphiques, et préservèrent le souvenir et l'héritage spirituel de leur maître. C'est à la génération suivante que la biographie de Blake par Gilchrist (1863) et l'étude enthousiaste de Swinburne (1868) parvinrent à susciter pour ce génie singulier un intérêt qui n'a cessé de croître.
« La divine forme humaine »
Tout entière orientée par la vision d'une unité perdue à reconquérir, la pensée de Blake saisit l'homme dans sa double identité de créature et de créateur, dans la tension entre la finitude de son existence et la divinité de son être. L'homme de Blake se trouve d'emblée dégagé de la culpabilité morale de sa chute. S'il est déchu, prisonnier de ses sens, de l'espace, du temps, c'est que le monde est lui-même déchu, c'est que la Chute ne fut autre que la Création : la chute non d'un homme mais de Dieu, ou plutôt de l'Homme-Dieu. Dieu n'existe pour Blake que dans l'homme et par lui, il est d'essence humaine ; et l'homme n'est qu'un dieu qui s'est voulu seul Dieu, s'imposant du même coup la solitude et les entraves de l'existence divisée. Il appartient à l'homme de s'ouvrir à nouveau à la plénitude du divin qu'il porte en lui :
Car la Miséricorde a un coeur humain,
La Pitié un visage humain,
Et l'Amour la divine forme humaine.
Mais cette accession ne saurait nullement se produire par la négation de sa propre humanité. Blake n'a que haine pour la morale chrétienne traditionnelle, qui maintient l'homme non seulement sous le joug spirituel du péché, paralysant sa divine énergie, mais aussi dans l'esclavage économique et politique : la religion fut toujours le principal pilier de la tyrannie monarchique et « Dieu n'est qu'une allégorie des rois ». Tout aussi dégradante lui apparaît l'emprise de l'aveugle Raison empirique, aveugle parce que liée au seul témoignage des sens, captive de la mesquinerie du réel et de la nécessité. La faculté privilégiée par quoi l'immanence du divin se révèle et s'accomplit, c'est l'imagination, que Blake appelle aussi « génie poétique ».
Le salut par l'imagination
L'imagination abolit aux yeux de Blake la séparation illusoire que la raison institue entre le sujet et l'objet ; elle lui dévoile l'unité du fini et de l'infini, lui livre « l'éternité dans l'instant, le monde dans un grain de sable ». A la finitude de la perception vulgaire, Blake oppose le pouvoir visionnaire, qui traverse la prison des sens et la surface des apparences pour accéder de plain-pied à la dimension de l'infini : « Si les portes de la perception étaient nettoyées, le monde apparaîtrait tel qu'il est, infini. » C'est donc par le total accomplissement de son pouvoir visionnaire que l'homme peut espérer reconquérir sa divinité, l'apocalypse étant révélation. Les livres prophétiques de Blake se donnent pour tâche de l'y conduire. Par prophétie, il faut entendre chez lui non la prédiction ou la prédication, mais l'approfondissement et l'illumination de l'espace intérieur à l'homme, dont l'espace extérieur et le temps ne sont que l'illusoire projection. Partant des symboles de l'expérience immédiate - celle de la tyrannie morale et politique - Blake remontera toujours plus avant dans la chaîne des causes, pour élucider les conflits métaphysiques qui ont dû présider à la Création, c'est-à-dire à la chute originelle, bien antérieure à celle d'Adam et Eve. Mais cette antériorité est causale plus que temporelle : la Chute se reproduit à chaque instant, et de même c'est à chaque instant que le génie poétique peut transcender la finitude de l'existence et conquérir la vision apocalyptique de l'éternité. « Chaque fois qu'un individu rejette l'erreur et embrasse la vérité, cet individu fait l'objet d'un Jugement dernier. »
Les symboles de cette cosmogonie spirituelle sont parfois obscurs ou instables. Il ne faut pas en conclure à l'incohérence d'un cerveau délirant, mais à la nouveauté et à la difficulté d'une quête où Blake s'aventurait aussi seul que devait l'être Freud cent ans plus tard dans son exploration de l'inconscient (dont toutes les instances trouveraient d'ailleurs chez Blake une personnification adéquate). Confiant en l'infaillibilité de son intuition, c'est à elle seule qu'il entend se fier : « Il me faut trouver mon propre système, ou me laisser asservir par celui d'un autre. »
L'humanisme impétueux de Blake, sa foi dans les pouvoirs réels de l'imagination expliquent peut-être qu'il n'ait pu partager le goût de ses contemporains pour les poses mélancoliques ni leur culte de la nature. La mélancolie serait pour lui complaisance à la mort, mépris de la vision apocalyptique et de l'énergie qui est « délice éternel » ; quant à la nature, comment oublier qu'elle n'est qu'un état déchu et chaotique de l'être, et que c'est à l'imagination créatrice de l'homme qu'il incombe de lui donner forme et signification ? « Là où l'homme n'est pas, la nature est stérile. »
Bien que sa carrière se soit déroulée en marge du mouvement romantique proprement dit, et que ses contemporains plus célèbres ne lui aient accordé qu'une admiration superficielle et condescendante, Blake fait incontestablement partie de la lignée des grands visionnaires : Novalis, Nerval, Hugo, Rimbaud et Nietzsche sont à beaucoup d'égards ses frères spirituels.
Quant au romantisme moderne, sous sa forme surréaliste, il n'a pu que reprendre en bloc - christianisme mis à part - l'essentiel de sa doctrine : la volonté de réconcilier l'homme avec son désir, la politique révolutionnaire et la morale libertaire, la critique du rationalisme, la valorisation du mode de pensée onirique et du « modèle intérieur » en art, et surtout l'espoir d'atteindre, par l'exercice illimité de l'imagination, ce « point suprême » où les contraires « cessent d'être perçus comme contradictoires » (A. Breton). Un siècle et demi après sa mort, Blake demeure à la pointe du romantisme.
2. Reconquête de l'innocence perdue
L'oeuvre de Blake peut se subdiviser en écrits lyriques, théoriques et prophétiques - qui sont souvent les trois à la fois. On en citera ici les principaux. Les Chants d'Innocence (1789) et Les Chants d'Expérience (1794), chefs-d'oeuvre de sa poésie lyrique, mettent en parallèle « deux états contraires de l'âme humaine ». L'innocence enfantine est pour Blake l'état le plus proche de la béatitude éternelle dont la chute dans l'existence incarnée a privé l'humanité. Mais, de sa participation à l'éternité, chaque enfant est à son tour sevré par le passage inéluctable à l'adolescence. Juxtaposés presque terme à terme aux Chants d'Innocence , les Chants d'Expérience en constituent une amère parodie. Là où s'épanouissaient la liberté, la pureté, la tendresse, la joie, et la perception spontanée du divin, règnent maintenant la culpabilité, la contrainte, la misère spirituelle et matérielle. Certes, l'enfant portait en lui la vulnérabilité au mal, mais c'est contre la société de son temps que Blake dresse son réquisitoire, contre l'hypocrisie d'une civilisation qui exploite et humilie l'enfance en se réclamant de la charité chrétienne et de la raison. Cette « petite chose noire » pleurant dans la neige, c'est le petit ramoneur ; ses parents, à l'église,
... louent Dieu et son prêtre et son roi,
Qui se construisent un paradis de notre misère.
Et l'horreur de Blake devant la corruption de l'innocence et de l'amour par la moralité conventionnelle - celle des prêtres en noir qui « ligotent avec des ronces mes joies et mes désirs » - éclate avec une violence presque insoutenable dans le poème intitulé « Londres », où
... la malédiction de la jeune putain
Étouffe les pleurs de l'enfant nouveau-né,
Et accable de fléaux le corbillard du mariage.
La chute originelle est vouée à se reproduire dans chaque être humain jusqu'à la délivrance. Mais cette délivrance ne saurait être précipitée par un retour illusoire à l'innocence (c'est le sujet du Livre de Thel gravé en 1789). Nous ne pouvons pas nous soustraire à notre condition divisée. C'est seulement d'une réintégration dialectique des contraires par la puissance unifiante de l'imagination que nous viendra le salut - par la réconciliation de l'innocence et de l'expérience, le mariage du ciel et de l'enfer. La beauté, à chaque lecture plus surprenante, de ces courts poèmes tient en partie à la fraîcheur d'une vision véritablement enfantine, c'est-à-dire syncrétique, du monde. Les objets conservent intacte toute leur force de présence concrète ; nulle intellectualisation ne vient entamer leur fonction symbolique, qui est de rendre immédiatement sensible la plénitude limpide ou mystérieuse de l'être dans toutes les formes de l'existence finie, et de faire percevoir « l'éternité dans l'instant ».
Il n'y a pas de religion naturelle et Toutes les religions sont une (1788) : ces très courts manifestes théoriques proclament l'humanisme religieux de Blake, son rejet de tout déisme et de tout dogmatisme théologique. « Il n'y a pas de religion naturelle » parce que l'homme perçoit plus et autre chose que la finitude naturelle où se cantonne sa raison. La nature étant déchue, elle ne saurait révéler à l'homme la vérité à laquelle il aspire et qu'il doit tenir de sa seule imagination, ou « génie poétique ». Le génie poétique étant d'autre part universel, toutes les religions en dérivent, et n'en sont que les formes particulières : « Toutes les religions sont une », et l'homme en est l'unique source.
3. Mythes de la réconciliation
Le Mariage du Ciel et de l'Enfer (1790-1793), malgré une structure assez composite, demeure l'exposé le plus précis des idées de Blake. La stratégie de ce pamphlet consiste à inverser ironiquement les symboles du Bien et du Mal, l'Ange et le Démon ; à identifier Satan avec l'énergie créatrice et à faire de l'Ange le représentant du dogmatisme ascétique et hypocrite du christianisme traditionnel. Dans la section des « Proverbes de l'Enfer », d'une frappe étonnamment incisive, se dessinent quelques thèmes essentiels :
a ) Toute vitalité est sacrée, et la répression de l'instinct en entraîne la perversion : « Celui qui désire mais n'agit pas engendre la pestilence. » « Mieux vaut étouffer un enfant au berceau que de nourrir des désirs non agis. »
b ) La loi morale répressive est responsable du mal : « De même que la chenille choisit les plus belles feuilles pour y poser ses oeufs, de même le prêtre pose sa malédiction sur les plus belles joies. » « Les prisons sont construites avec les pierres de la loi, les bordels avec les briques de la religion. »
c ) L'énergie et l'imagination créatrice l'emportent sur les contraintes dogmatiques de la raison : « La route de l'excès conduit au palais de la sagesse. » « Tu ne peux savoir ce qui est assez, à moins de savoir ce qui est plus qu'assez. » « Les tigres de la colère sont plus sages que les chevaux de l'instruction. » « L'exubérance est beauté. »
L'idéologie du Mariage du Ciel et de l'Enfer sera développée dans les Premiers Livres prophétiques , dont la rédaction s'étale de 1789 à 1795. Les Visions des filles d'Albion (1793) reprennent le thème de la morale puritaine déjà évoqué dans Le Mariage du Ciel et de l'Enfer. Elles sont à la fois le mythe de l'origine de cette morale et la représentation symbolique des conflits psychologiques individuels qui en résultent. Blake y proclame la sainteté de l'amour sexuel : « Heureux, heureux amour ! libre comme le vent des montagnes... »
Révolutions et libération
Les deux révolutions dont Blake fut le contemporain et qui fournissent le sujet de La Révolution française (1791, inachevée) et America (1793) manifestent sur le plan politique l'affrontement éternel entre les forces de l'oppression et celles de la liberté, le combat d'Urizen et Orc. Face à Urizen - caricature de Jéhovah - incarnant la tyrannie de la morale et de la raison, Orc est le héros prométhéen qui inspire les insurgés, réduit en poussière les tables de la Loi, et libère les puissances du désir et de l'imagination. Europe (1794) reprend ce conflit de plus haut, dans la perspective d'un mythe cyclique dont la figure centrale est ici Énitharmon, symbole de la finitude de l'étendue, et du principe de passivité féminine, où Blake voit une cause essentielle de la soumission à la tyrannie d'Urizen.
Le Livre d'Urizen (1794) et les ouvrages qui le complètent - Le Chant de Los , Le Livre d'Ahania , Le Livre de Los (1795) - constituent la première tentative de Blake pour élaborer en un mythe complet sa conception de la Genèse comme chute. Urizen y apparaît comme l'un des éternels qui, en proclamant orgueilleusement le règne séparé de sa loi, s'exclut lui-même de l'éternité. De la contemplation solitaire de sa propre puissance surgiront, par divisions successives, les essences et les catégories du monde créé. Mais Urizen ne sait que diviser et mesurer. C'est à Los, incarnation de l'énergie poétique éternelle, que revient la mission de donner une forme viable à la matière et de forger un à un les éléments du corps humain. L'engeance d'Urizen se multipliant sur terre, le prêtre originel veille à la retenir captive sous sa loi en tissant, à l'image des circonvolutions du cerveau humain, le filet inextricable de la religion.
C'est dans Vala, ou les Quatre Zoas - écrit entre 1795 et 1804 et finalement laissé inachevé - que Blake entreprendra de refondre sa Genèse dans la vision plus vaste encore d'un mythe véritablement universel. Les quatre « Zoas » sont les essences constitutives de l'homme (intellect, sensibilité, imagination, instinct). Le conflit de ces identités éternelles, leur division en « spectres » et en « émanations » se déroulent entièrement dans le songe du géant Albion, dont Blake fait l'archétype humain sous quelque forme qu'il se manifeste (l'individu, la nation anglaise, l'humanité, ou Blake lui-même). L'espace intérieur de l'homme est ainsi le lieu d'un affrontement cosmique, dont la dialectique - parfois enchevêtrée, mais trouée d'éblouissantes envolées lyriques - aboutit à la triomphale reconquête de l'unité perdue.
L'erreur de Milton
L'influence de Milton sur la pensée de Blake ne le cède en importance qu'à celle de la Bible. Le grand poème que Blake lui dédie (Milton , 1804-1808) a pour objet, dans ses grandes lignes, de « sauver » Milton de la seule erreur dont il ait été victime - celle qui contraignit le poète puritain à déifier l'autorité et la raison, dans Le Paradis perdu , et à vouer aux gémonies, en la personne de Satan, les valeurs de liberté, d'énergie et d'authentique spiritualité que lui dictait son génie poétique. Milton redescend donc des cieux, entre en Blake, et entreprend ainsi un voyage initiatique où il lui faudra apprendre à transcender son moi, cause première et toujours efficiente de la Chute ; à affronter le fantôme glacial de son propre Dieu, Urizen, qu'il vaincra en le pétrissant d'argile vivante et en lui imprimant ainsi la divine forme humaine ; à renoncer à sa conception puritaine de l'amour afin de reconstituer avec son « émanation », symbole de toutes les femmes qu'il avait aimées, l'androgyne initial que la Chute avait séparé. Tous deux régénérés, s'étant délivrés de leur « spectre » rationnel et de leur moi charnel, s'unissent enfin dans la vision apocalyptique, partagée par Blake et sa femme, de Jésus et des Quatre Zoas. D'autres thèmes se mêlent à celui du rachat de Milton, mais l'essentiel du poème est le mouvement qui porte Blake de la préoccupation de la Chute et de l'origine du Mal, qui sous-tendait ses précédents ouvrages, au thème de la réconciliation et du salut.
L'éternité dans le temps
La difficulté d'interprétation de Jérusalem (1804-1820), le poème le plus considérable qu'il ait écrit, tient en partie à l'étrangeté du symbolisme. Blake n'hésite pas à personnifier des noms de lieux anglais dans le contexte biblique de sa prophétie, et à mêler à ses propres figures mythologiques des personnages issus des légendes arthuriennes. Mais ce mélange a un sens : il exprime l'identité fondamentale entre le drame métaphysique qui se joue dans l'éternité et le même drame vécu, sur le plan de l'histoire, par l'Angleterre en général et par Blake en particulier. L'obscurité de l'oeuvre tient également à la verticalité quelque peu statique de sa structure : les quatre parties, plutôt que de retracer une progression, reprennent le même affrontement à différents niveaux. Si les thèmes en sont connus, l'accent est souvent nouveau par rapport aux oeuvres précédentes. Le christianisme de Blake s'y fait moins hérétique ; c'est une religion de la compassion, du pardon, du sacrifice de soi qu'il oppose à la religion de la culpabilité, à ce qu'il appelle la religion « druidique » dont Urizen est le dieu cruel, et le déisme la forme la plus dégénérée.
En outre, l'un des thèmes essentiels de Jérusalem est le rôle négatif de la « volonté féminine ». La sournoise soif de puissance de la femme, et son adhérence aux séductions de la nature, à l'existence végétative constituent un danger permanent pour la liberté imaginative de l'homme. L'acte de génération n'est sacré que pour autant qu'il conduit à une régénérescence spirituelle, et non à un dégradant enracinement dans l'existence charnelle. Envers et contre tous ces obstacles, l'énergie prophétique mènera à bonne fin son combat : l'union d'Albion et de son émanation, Jérusalem, consacre l'avènement de la Cité de Dieu sur terre. La réconciliation universelle englobe même les philosophes du matérialisme empirique que Blake avait considérés comme ses plus dangereux ennemis, Bacon, Newton et Locke. Ainsi, la science vient se ranger aux côtés de la poésie dans l'harmonie éternelle des contraires, où le triomphe de l'imagination rend à toute chose sa forme humaine.
4. Des livres qui sont autant de tableaux
L'artiste était en Blake indissolublement lié au poète. Il refusa toujours d'abandonner ses oeuvres à l'anonymat de l'impression, préférant les graver et les illustrer une à une, plaque par plaque. On ne saurait donc vraiment lire Blake comme il voulait être lu sans regarder ses livres comme autant de tableaux, sans embrasser du regard l'entrelacs de branches, de nuages et de lettres que dessinent ses titres, la flore et la faune minuscules évoluant en délicates arabesques entre les lignes du texte, et surtout - richement colorées - les puissantes figures qui l'encadrent, le complètent et le commentent. Les visions de Blake l'étaient au sens propre du terme : révélations à la vue autant qu'à l'intellect.
Les essences spirituelles que découvrait en lui-même le prophète, il incombait au graveur de les rendre visibles. L'imagination, c'était aussi pour lui le pouvoir de projeter ces images. On comprend assez que le modèle n'ait pu en être qu'intérieur. Très tôt, Blake s'est insurgé contre l'imitation servile de la nature, préférant de même aux « formes mathématiques » et desséchées du néo-classicisme celles, plus vivantes et plus humaines à ses yeux, de la sculpture gothique. Son humanisme intransigeant explique d'autre part qu'il ait toujours insisté sur la nécessité d'un tracé ferme, net et précis, et que ce soit à l'exemple de Michel-Ange qu'il ait dû le plus clair de son style graphique. C'est que rien n'était plus défini pour Blake que la perception de l'infini. Car l'infini est en l'homme, il a donc forme humaine, et la mission quasi religieuse de l'artiste est de la lui dévoiler.
Urizen-Jéhovah sera donc un vieillard massif à la longue barbe blanche et au regard de pierre. On le voit, sur le célèbre frontispice d'Europe , un genou en terre, délimitant et divisant l'univers matériel au moyen d'un gigantesque compas. Contrastant avec l'opacité rocheuse d'Urizen, la jeunesse éternelle de l'imagination éclate dans la forme conquérante d'Orc, ou d'Albion régénéré, vu de face, bondissant radieux par-dessus les montagnes, les bras grands ouverts à la liberté et à la vie.
La composition de Blake est toujours frappante par sa simplicité : à l'horizontalité cadavérique des créatures pétrifiées dans le sommeil de l'existence incarnée, aux arceaux des branches et des rochers pesant de tout leur poids de formes matérielles répondent le hiératisme vertical des figures contemplatives et surtout la torsion flamboyante des corps qui s'élancent vers l'infini, et que Blake saisit parfois dans un raccourci dramatique. Ce symbolisme expressionniste ne va pas toujours sans gaucherie. Mais la franchise des visions de Blake, leur raideur même leur confèrent un pouvoir de fascination onirique. Elles obsèdent l'imagination tels les hiéroglyphes d'un langage à la fois mystérieux et familier, issu d'un au-delà qui serait en nous, et dont l'intelligence ne saurait être que de l'ordre de la révélation.
5. Un art insolite
L'art de Blake est à la fois une révolte contre l'art du passé et celui de son époque ; il condamne surtout l'art mondain de Reynolds, mais il renie aussi la peinture à l'huile des grands maîtres vénitiens et flamands, qualifiant les oeuvres de Rubens et de Rembrandt de « barbouillage ». Dans ses aquarelles et dans ses détrempes, Blake veut un contour net qui est selon lui la garantie d'un art authentique. Sans doute doit-il en partie à Michel-Ange qu'il admire cette puissance et cette pureté dans le dessin.
Blake passait un composé de colle à bois et de blanc d'ouf sur un emplâtre préparé sur de la toile, du bois ou du métal. Il appelait ces détrempes des fresques, à cause de leur ressemblance avec les peintures murales des primitifs italiens.
Autre méthode : combiner les techniques de la peinture et de l'imprimerie ; Blake peignait un dessin par détrempe sur un carton, puis l'imprimait par pression sur papier ; cette impression était reprise au pinceau et à la plume.
C'est son jeune frère, mort en 1787, qui, déclare-t-il, lui aurait révélé en rêve le procédé de la gravure à l'eau-forte qu'il devait utiliser pour illustrer ses poèmes. Les mots et les motifs étaient dessinés sur la plaque de cuivre qui était ensuite gravée à l'acide. Le texte et le dessin restaient en relief, puis étaient peints à la main, à l'aquarelle par exemple. C'est le cas de ses poèmes lyriques et de la remarquable série de gravures du Livre de Thel et du Mariage du Ciel et de l'Enfer , vers 1795.
Un grand nombre de ses estampes colorées expriment son dégoût du monde matériel. Il en peint les symboles, désireux de libérer ainsi son imagination des horreurs qu'ils représentent. Dans Nabuchodonosor , le roi de Babylone apparaît sous une forme bestiale. Son Isaac Newton est un symbole de l'univers mécanique.
Le monde intérieur et désintéressé de ses Chants d'Innocence , comme celui des gravures qui illustrent les Pastorales de Virgile - ravissantes gravures sur bois qu'il réalisa dans sa vieillesse avec l'aide de Linnell - s'oppose au monde rationaliste, mercantile et matérialiste de la révolution industrielle suggéré dans ses Chants d'Expérience. Il aurait voulu concilier ces contraires comme l'indique le titre de l'une de ses oeuvres : Le Mariage du Ciel et de l'Enfer. Sa vision est celle de l'union de deux mondes qu'il connaît depuis son enfance. Ses Livres prophétiques , illustrés de sa main, traitent de l'Angleterre et s'interrogent sur son destin spirituel.
Blake se révolte contre l'idéalisme académique et froid de Reynolds. « La nature n'a pas de limite, mais l'imagination en a », écrit Blake. Le contour continu est pour lui comme une vérité mystique, et la ligne pure représente l'essence de chaque être. Le dessin linéaire de l'artiste trouve une harmonie entre une symétrie rigide et une ligne souple. Ainsi retourne-t-il en quelque sorte à un art médiéval, produit d'un christianisme encore irrationnel et mystérieux. Ses oeuvres rappellent les enluminures du Moyen Age ; Blake est proche de l'art gothique à la fois par sa technique et sa vision. S'il refuse l'art flamand et l'art vénitien, faits de lignes et de masses brisées, il recherche, au contraire, une forme définie, un contour bien tracé, une ligne précise et expressive.
Antinaturalisme
Cet art souligné n'est pas réaliste, car pour Blake le corps matériel de l'homme n'est pas l'être véritable de l'homme auquel ses dessins entendent donner forme. Certains l'ont accusé de ne pas savoir dessiner. S'il le faisait rarement d'après nature, il pouvait cependant rendre la forme du corps avec une très grande précision, mais il a toujours refusé de copier la nature, cherchant avant tout à exprimer une idée, ce qui explique ses corps le plus souvent tordus et son style quelquefois maniéré.
Le paysage pur ne l'intéresse pas davantage. Contrairement à la plupart des peintres anglais, il n'est ni un paysagiste ni un portraitiste. C'est par la puissance de son imagination visuelle que son art vit : l'un des exemples les plus frappants est le portrait grotesque de L'homme qui a construit les pyramides où Blake cherche à recomposer une vision par juxtaposition de symboles.
Ses oeuvres visionnaires ne sont pas figées, elles trouvent leur force et leur dynamisme dans la torsion des corps, dans la fluidité des éléments, dans la valeur expressive, expressionniste même, de son dessin.
Le génie inventif de Blake est aussi à l'aise avec des thèmes fantastiques ; dans l'estampe Pitié qui illustre un passage de Macbeth , Blake visualise des mots de manière presque surréaliste. Une symétrie en mouvement caractérise toute son oeuvre. L'art de Blake ne vit pas seulement par la ligne, mais aussi par la couleur. Le Paradis perdu et Le Paradis reconquis de Milton sont à l'origine d'une série d'aquarelles remarquables : La Création d'Eve , Satan ébouillante Job , détrempe sur bois d'acajou.
Exécutés dans sa vieillesse, ses dessins pour La Divine Comédie révèlent ce que son symbolisme a de plus personnel. Son sens aigu de la couleur souligne le jeu des lignes dans des vortex de tons purs : Dante habillé de rouge symbolise les passions, et Virgile, qui l'est de bleu, le génie poétique.
Son contenu mythique, et même mystique, rend l'art de Blake difficile. Le Cercle de la vie de l'homme (1821) figure par exemple une idée néo-platonicienne : le retour de l'âme à l'Un à travers le monde matériel où elle a chuté.
L'originalité de Blake interdit qu'il eût des disciples. Il vécut en dehors de la révolution intellectuelle et esthétique de son pays et de son époque. Son retour romantique vers l'art gothique n'a rien à voir avec le goût pour les ruines de son contemporain Turner ; ce n'est pas le décor qui l'attire, mais plutôt le contenu religieux qu'il évoque. La réalité n'est pour lui, et il est en cela proche de Turner, qu'un point de départ pour l'imagination ; mais là s'arrête leur similitude, car l'oeuvre de Blake annonce celle des préraphaélites.
Pour Blake comme pour Coleridge, « un esprit et une vision sont organisés ». Ce que cherchent précisément à traduire ses images, c'est la vision pure, unique, d'un monde dont il cherche à réconcilier les contraires. Son art se veut un lien entre le temporel et l'éternel. Lorsqu'il identifie l'art à la religion, Blake fait songer aux Veda qui enseignent que l'image n'a pas par elle-même de réalité ; l'image, comme l'oeuvre d'art, n'a de sens que comme un moyen adapté à une fin, qui ne peut être que de vivre une expérience intérieure.