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humanisme (85)

12273128857?profile=original"Le banquet ou De l'amour" est un dialogue de Platon (428-347 av. JC.), composé vers l'an 384 av. JC. Platon y exprime sa nouvelle conception de l' Amour (voir "Lysis"), activité dialectique qui incite l'homme à la contemplation de l' Idée, l'aidant ainsi à atteindre la félicité. Le dialogue se déroule dans la maison du poète dramatique, Agathon, qui avait invité ses amis à un banquet pour fêter son premier succès théâtral. Fatigués de boire, les convives décident de prononcer chacun un discours en l'honneur du dieu Amour. Phèdre commence la joute oratoire en faisant l'éloge de l'Amour comme du Dieu le plus antique et le plus honoré, dispensateur de grands bienfaits. Suit le discours de Pausanias: avant tout, il distingue l'amour vulgaire de l'amour céleste et fait l'éloge de ce dernier. Puis il entend démontrer que les lois d' Athènes et de Sparte sur l'Amour sont bien meilleures que celles en usage dans les autres cités: en effet, non contentes de distinguer les amours s'adressant plus au corps qu'à l'âme, éphémères et égoïstes, de celui qui s'adresse à la beauté morale et qui unit les âmes dans la poursuite de la vertu et de la science, elles interdisent les premières (amours vulgaires) et encouragent le second (amour céleste). L'auteur dramatique, Aristophane, commence alors le récit d'imaginaires aventures qu'auraient connues les premiers hommes et en vient à affirmer que l'amour entre individus du même sexe est plus noble que l' amour entre individus de sexe opposé. En outre, il déclare qu'il est juste de chanter l' Amour parce qu'il apporte la félicité aux hommes. C'est alors au tour d'Agathon; son discours, exemple étudié de pure rhétorique, soutient qu'Amour est le plus jeune et le plus délicat des dieux et le célèbre comme origine de la poésie et de tous les arts et sciences qui naquirent d'un désir et d'une aspiration.

Socrate enfin, prend la parole: après avoir dit son inexpérience dans l'art de l'éloge, -où dit-il, à en juger par vos discours, l'on ne se préoccupe pas de distinguer le vrai du faux, -il annonce qu'il s'en tiendra pour sa part à la vérité! Grâce à un jeu de questions et de réponses, il démontre à Agathon qu'Amour est nullement bonté ni beauté, mais bien désir de bonté et de beauté (Socrate avoue d'ailleurs avoir appris ceci de la prophétesse Diotime de Mantinée). L' Amour, poursuit-il, est intermédiaire entre le divin et le mortel; ce n'est pas un dieu mais un démon, interprète et messager entre les hommes et les dieux. Engendré par Esprit et Pauvreté durant les fêtes anniversaires de la naissance de Vénus, il est pauvre par sa mère et doit à son père sa nature de philosophe. Amour est cette tendance à la possession perpétuelle du bien en quoi consiste la félicité, cette félicité que les hommes cherchent à atteindre par des voies différentes toujours à travers la procréation, mais quelques-uns selon le corps et d'autres selon l' esprit. A ce second groupe appartiennent les poètes et les artistes qui désirent procréer avec l' intelligence et dont les plus belles oeuvres se rapportant à l'organisation des cités et des familles, participent de la modération et de la justice. C'est animés d'une telle impulsion qu'ils cherchent la beauté et, quand ils trouvent en un beau corps d'éphèbe une âme noble et bien douée, pleins de joie, ils s'emploient, par de sages discours sur la vertu et la nature de l'homme juste, à former le jeune homme. C'est ainsi que se crée entre deux amis un lien plus fort que celui qui unit l'homme à la femme, engendrant des fils infiniment plus beaux et immortels. Diotime avait également montré à Socrate que, si l'on procède avec droiture, on passe graduellement de l'amour pour les beautés d'ici-bas jusqu'à cet amour qui nous pousse à contempler et à connaître le beau en soi. Arrivé à ce "moment de l'existence qui mérite, plus que tout autre, d'être vécu", l'homme pourra créer "non des apparences de vertu, mais la véritable vertu parce qu'il aura puisé à la vérité" et devenir immortel. Pour arriver à ceci, qui est la plus haute conquête humaine, l'homme reçoit une aide puissante d' Amour, et c'est pourquoi -affirme Socrate- il doit être honoré.

Lorsque Socrate a terminé son discours, paraît Alcibiade, ivre et paré de fleurs et d'écharpes; comme on lui demande de prononcer à son tour une allocution, il décide de louer Socrate dont il se déclare, mi-sérieux, mi-plaisant, épris et jaloux. Socrate, dit-il, sait découvrir qui a besoin d'être initié aux mystères et le charme si bien par ses discours qu'en l'écoutant on sent le désir de s'améliorer; loin de lui, cependant on s'écarte des bonnes résolutions que l'on a prises au point d'en être honteux quand on est de nouveau en sa présence, au point d'en arriver à souhaiter que Socrate meure, tout en réalisant parfaitement qu'on en éprouverait une grande douleur. Se trouvant dans cette alternative, Alcibiade ne sait plus comment se comporter avec lui. Socrate semble toujours amoureux des personnes douées de beauté et Alcibiade a espéré le conquérir par la perfection de son corps, dans l'espoir de recevoir ensuite de lui la divine sagesse. Il a usé de tous les artifices pour que Socrate s'éprenne de lui, mais il n'y est pas parvenu et il s'en attriste infiniment, tout en ne pouvant moins faire que d'admirer sa droiture, son énergie, sa sagesse et sa modération. Alcibiade, qui a été le compagnon de Socrate dans la campagne de Potidée et de Délion, peut encore lui adresser bien d'autres louanges qui le placent au-dessus de tout autre mortel, pour sa résistance à la fatigue et à toutes les souffrances physiques, pour son mépris du danger, son pouvoir d'inspirer le respect même à l'ennemi. En outre, il sait faire des discours accessibles à tous dans leur forme extérieure, mais qui renferment des pensées profondes et touchent aux sujets les plus vastes et les plus élevés. La joute oratoire est terminée lorsqu'une nombreuse troupe de buveurs fait irruption dans la salle; le vacarme monte jusqu'au ciel, tous boivent énormément, quelques-uns sortent, d'autres s'endorment. Socrate continue à converser sereinement jusqu'au matin, puis il sort, commence sa journée comme à l'ordinaire et ce n'est que vers le soir qu'il ira se reposer.

Le "Banquet" est l'un des plus beaux dialogues de Platon, non seulement par la doctrine de l' Amour que Platon y développe, mais encore par la manière dont est tracé, par le truchement d' Alcibiade, le portrait de Socrate. Le charme du maître, sa calme maîtrise de lui-même en toutes circonstances, y sont exprimés avec une vie et une vérité plastique que Platon n'atteignit en aucune autre de ses oeuvres.

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"Lysis ou sur l' amitié" est un dialogue de Platon (428-347 av. JC), tendant à définir ce sentiment particulier que constituait l' amitié chez les Grecs. Dans un style vivant et alerte, l'introduction nous présente les interlocuteurs de Socrate, quatre jeunes gens: Lysis, Ménexène, Hippothalès et Ctésippe. Des quatre, c'est Lysis le plus remarquable: il se distingue par sa grâce et sa vivacité d'esprit. Socrate, qui tient l' amitié pour le bien le plus cher et qui connaît les liens unissant Lysis et Ménexène, entend leur faire définir le sentiment qu'ils éprouvent et que partant ils doivent bien connaître. Lequel, de l'amant ou de l'aimé, est l'ami de l'autre? demande Sorate à Ménexène, qui lui répond que cette question est sans importance. Toutefois, pressé par les objections de Socrate, il en arrive à se contredire, admettant d'abord que seul l'aimé peut être l'ami de l'amant, pour reconnaître ensuite que seul l'amant peut être l'ami de l'aimé. Socrate s'adresse alors à Lysis, qui voit dans la similitude des natures et des caractères le fondement de l' amitié. Dans ce cas, les méchants seraient donc entre eux des amis, alors qu'en fait aucune amitié véritable ne les lie; d'autre part, les bons se suffisent à eux-mêmes et n'attendent rien d'autrui: quelle serait donc cette amitié qui ne donne, ni ne reçoit? Le fondement de l'amitié ne résiderait-il pas en revanche dans le contraste? Ménexène est sur le point d'acquiescer, mais Socrate lui démontre aussitôt qu'en adoptant semblable solution, on finirait par dire que le bien est ami du mal, ce qui constitue proprement une absurdité. Ni la similitude, ni la différence ne peuvent donc expliquer pleinement l'essence de l'amitié. Cependant, en admettant le bien et le mal comme deux pôles opposés, on pourrait envisager des éléments intermédiaires qui, assaillis par le mal, se feraient, pour lui échapper, les amis du bien: toutefois ces éléments ne devraient pas être entièrement corrompus par le mal, car ils seraient alors incapables d'aspirer au bien. Lysis et Ménexène manifestent leur approbation: mais Socrate, poussant son analyse, révèle qu'on aime dans un certain but ultime auquel nous tendons tous est le bien; toutefois, s'il est vrai que nous aimons le bien pour échapper au mal, faudrait-il admettre que si le mal disparaissait, nous n'aimerions plus le bien? Il serait donc plus juste de voir dans le désir le fondement de l'amitié: et puisque nous désirons ce dont nous sentons le manque, comme si nous étions privés de quelque chose qui nous est propre, l' amitié est donc le désir de ce qui, en quelque sorte, nous appartient, et l'ami est quelque chose appartenant en propre à l'ami. Néanmoins, Socrate éprouve quelques doutes au sujet de cette dernière définition le "propre" équivaut-il au "semblable"? Dans l'affirmative, la définition est fausse et a déjà été réfutée au début du dialogue; dans la négative, on est amené à dire que le mal convient au mal et, partant, que le méchant est ami du méchant, ce qui a également été démontré comme absurde. L'arrivée des précepteurs invitant les jeunes gens à rentrer chez eux met un terme au débat. Le sujet de ce brillant dialogue, qui se rattache à la série des dialogues de jeunesse, sera repris et approfondi dans le "Banquet", dont "Lysis" peut être considéré comme le prélude.

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12273122692?profile=original"Démocratie et Education" est un traité pédagogique du philosophe nord-américain John Dewey (1859-1952), publié en 1916. Le livre, comme le déclare l'auteur dans sa préface, a pour but de recueillir et d'énoncer les idées que suggère implicitement une société démocratique et de les appliquer aux problèmes de l' éducation: c'est-à-dire, de fixer les grandes lignes constructives d'une éducation démocratique digne de ce nom. L' éducation, dit Dewey est à la vie sociale ce que la nutrition est à l'organisme. Eduquer signifie communiquer aux autres notre expérience afin qu'elle devienne un trésor commun, et comme cette transmission s'opère par le milieu, l'ambiance, il importe avant tout de créer une ambiance propre à diriger et à canaliser l'énergie des jeunes. Le résultat fondamental de l'éducation est d'ouvrir la porte au progrès ultérieur. Dewey critique les idées pédagogiques de Platon, fondées sur les classes sociales et non sur l' individu, de même qu'il critique celles des partisans du "Siècle des lumières" qui confondent la société avec tout le genre humain et compromettent le progrès en prêchant le retour à la nature, ou les doctrines chères aux idéalistes du XVIIIe siècle en ce qu'elles soumettent l'individu à la nation, celle-ci servant d'intermédiaire entre l'humanité en général et en chaque homme en particulier. Après une série de chapitres dans lesquels sont exposés divers problèmes philosophiques relatifs à l' éducation, l'auteur aborde le problème central du livre, celui des valeurs éducatives et de la distinction entre la culture et l' utilité pratique. Il rappelle comment cette distinction eut son origine en Grèce et souligne comment les Anciens considéraient qu'une vie vraiment digne d'être vécue ne pouvait l'être que par ceux qui vivaient du travail des autres, en un mot par ceux qui pensaient et non ceux qui oeuvraient, distinction qui, en termes pédagogiques, sépare l' éducation libérale de l'éducation professionnelle. L'invention de la machine a certainement émancipé l'homme des fatigues du travail mais, tant que l'éducation des travailleurs restera limitée à une  instruction scolaire élémentaire, telle qu'apprendre à lire, à écrire et àcompter, leurs esprits resteront inaptes à profiter des heures de loisir que le progrès leur procure. Dewey suggère alors l'idée que dans une société démocratique, toute distinction entre une instruction libérale et une éducation technique doit disparaître et que, de plus, l'éducation ne doit pas exclure une formation spirituelle. Une telle éducation atténuerait certainement les défauts du système économique actuel; unifiant les tendances des divers membres de la société, elle unifierait fatalement cette société elle-même. En conclusion, l'auteur tente également de concilier le dualisme entre l'homme et la nature, dualisme qui a son origine dans la division entre les sciences naturelles et les humanités, lesquelles tendent à s'identifier à de simples souvenirs littéraires. Le livre s'achève sur l'exposé d'une théorie de la connaissance et de la morale appliquée à la pédagogie.

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12273119273?profile=originalL' "Esquisse d'un tableau historique des progrès de l' esprit  humain"'est le plus célèbre ouvrage d'Antoine Nicolas de Condorcet (1743-1794), philosophe et mathématicien, écrit en 1793, alors que Condorcet, décrété d'arrestation par la Convention, se cachait à Paris, près de l'église Saint-Sulpice, rue Servandoni. Manuscrit à la Bibliothèque nationale sous la cote 885. Il ne s'agit d'ailleurs que d'un brouillon, où l'on trouve de nombreuses fautes d'orthographe et de synthaxe, et d'une introduction à un ouvrage considérable que Condorcet n'eut point le temps d'écrire. Première édition en 1795. Edition par Arago en 1857 et dernière édition française en 1933. C'est de Turgot surtout que Condorcet reçut son idée de Progrès. Celle-ci, il est vrai, était répandue depuis la Renaissance et Bossuet lui-même l'avait partiellement adoptée. Mais il s'agissait d'un progrès scientifique, de la culture. L'idée originale de Condorcet est celle d'un perfectionnement indéfini, non seulement dans l'ordre des connaissances scientifiques, mais aussi dans l'ordre de la vie morale. Cette conception du progrès fait de Condorcet un adversaire déclaré de tous les dogmes religieux, qui se fondent justement sur la finitude humaine. La finitude n'est pour lui qu'une déficience transitoire qui doit être nécessairement surmontée dans l' avenir. L' "Esquisse", en effet, ne veut pas être seulement un ouvrage historique. Condorcet ne se penche sur l'histoire que pour éclairer l'avenir et il déclare son intention de découvrir les lois du progrès humain qui rendront celle-ci plus facile. C'est par cette notion de progrès et par celle des lois de l' histoire que Condorcet aura surtout une grande influence sur le siècle suivant, en particulier sur Auguste Comte. Ce n'est pas là, il est vrai, que le but qu'il se propose: il ne l'atteint point. Son ouvrage, qui fut le premier à regarder l'ensemble de l' histoire non plus sous l'angle des faits politiques, mais sous celui des progrès de l' esprit, n'est qu'un rapide et très sommaire survol de l' histoire du monde, et aucune loi, ni générale, ni particulière, n'est tirée de cette investigation. Peut-on appeler loi de l' histoire l'affirmation simpliste, commune au "siècle des lumières", que la tyrannie et la superstition, c'est-à-dire les religions et le clergé, ont toujours retardé les progrès de l'esprit? Pour la prouver, Condorcet commet des omissions graves et s'enferme dans un parti-pris qui l'empêche, par exemple, de juger à sa valeur le moyen âge. Dans la vision historique de Condorcet, il y a place pour des régressions. Mais celles-ci ne sont que partielles et, en tous les cas, témoins de l'obscurantisme clérical et de la tyrannie des princes, elles ne sauraient altérer la loi générale du progrès. Il est d'ailleurs remarquable que cette loi n'est pas découverte par l'expérience historique. Le philosophe la pose au contraire au départ, comme une vérité d'évidence, et ne s'attache point à la fonder en raison: l'histoire ne vient alors que pour corroborer la loi du progrès, mais ce n'est pas elle qui la révèle.

La valeur de l'ouvrage tient surtout à ce qu'il ouvrit plusieurs de ses chemins à la pensée du XIXe siècle: avant Condorcet, un Bossuet par exemple avait usé de l' histoire pour éclairer le présent. Mais Condorcet est le premier à suggérer l'existence d'une loi générale de l' histoire qui pourra servir à prévoir et à maîtriser l'avenir: ce pressentiment dominera Comte dans sa recherche de la "loi des trois états". Quant à sa valeur historique, il ne faut point se montrer trop sévère à son sujet: on songera en effet que Condorcet dut écrire son "Esquisse" poursuivi par la police, qu'il n'eut à sa disposition que très peu et peut-être pas de livres. Et comment, enfin, ne pas reconnaître une certaine grandeur à cet optimisme impénitent qui poussera Condorcet, à l'aube de l' Apocalypse moderne dont il fut une des premières victimes, à consacrer ses derniers jours de liberté et de vie à écrire un hymne à la gloire du progrès humain?

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12273119280?profile=original"La vie solitaire" est un traité en deux livres écrit en latin par l' humaniste italien Francesco Pétrarque (Francesco Patrarca, 1304-1374). Conçu et commencé à Valchiusa, en 1346, achevé dix ans plus tard, cet ouvrage, dédié à Philippe de Cabassoles, évêque de Cavaillon, est un éloge de la solitude qui permet à l'homme d'accéder à la perfection morale et intellectuelle. Dans ce but, l'auteur oppose à la vie d' "Occupatus", remplie par les soucis quotidiens et agitée par l' ambition et autres passions, celle de "Solitarius", égayée par le spectacle de la nature et partagée entre l'étude, la prière et la méditation religieuse. Après avoir réfuté les objections qui pourraient être faites à son idéal et avoir montré que la solitude n'exclut pas l'amitié, il passe en revue les hommes illustres qui aimèrent et pratiquèrent la solitude et purent y manifester leurs propres vertus. Une grande part de cette énumération est consacrée aux saints Pères du désert, les Patriarches et les Prophètes, les saints du Christianisme; mais on y trouve également d'illustres personnages païens, poètes, philosophes et hommes politiques qui retrempèrent leur âme dans la solitude. Pétrarque semble d'ailleurs plus attiré par les hommes exemplaires de l' Antiquité, bien qu'il manifeste quelque nostalgie quant à la vie ascétique et avoue succomber souvent, dans la solitude, aux passions qui éloignent de Dieu. Néanmoins, on ne peut dire que son idéal soit proprement ascétique, car il conçoit la solitude comme un ensemble de méditation religieuse et d'étude désintéressée de la philosophie et de la poésie. Ainsi, son oeuvre doctrinale rejoint son oeuvre poétique. Défauts et qualités concourent cependant à faire de ce petit ouvrage, au même titre que son autre oeuvre intitulée "Mon secret", un des témoignages les plus précieux quant aux conceptions et à la personnalité de Pétrarque.

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L'humanisme en marche: "Le temps du mépris" de Malraux

12273118880?profile=original"Le temps du mépris" est un roman de l'écrivain français André Malraux (1901-1976), publié en 1936. Ce livre n'est pas à proprement parler un roman. Il ne compte qu'un seul personnage, l'écrivain communiste allemand Kassner, recherché par les nazis. Il est arrêté, mais on ne parvient pas à faire la preuve de son identité. Il est interné dans un camp de concentration pendant neuf jours, puis il est libéré parce que "Kassner a avoué". Un autre prisonnier a avoué en effet, être Kassner. Pourquoi? Pour garder au Parti sans doute un homme plus important. Aussitôt libéré, Kassner part clandestinement en avion pour Prague où il retrouve sa femme et son fils. En quittant l'Allemagne, l'avion qui emmène Kassner est pris dans un orage. L'orage dure tout au long du voyage. Soudain, le pilote plonge, sort des nuages: "A l'horizon, les lumières de Prague". La liberté. La vie. La dignité. Ce livre prend parfaitement place dans la suite des livres de Malraux, il se rapporte au temps où la dignité de l'homme est foulée aux pieds, où la condition humaine est devenue une condition animale. Il revendique le droit de vivre pour la personne humaine. Il réalise les conditions requises pour exprimer à l'état pur la tragédie: l'homme y est seul, complètement seul devant son destin. Cependant, "Le temps du mépris" ne parvient pas à être ce qu'il aurait pu être et reste certainement l'un des livres les plus faibles de Malraux. Il vaut malgré tout pour une admirable préface. Et aussi par son titre. Nous avons pu vérifier, de 1940 à 1944, dans quel mépris était tenue la personnalité humaine pour les nazis. Le grand mérite de Malraux, c'est d'avoir prophétiquement saisi son temps et compris le grand danger qui toujours aujourd'hui menace notre civilisation: la tendance qui fait que les droits sacrés de la personne ne comptent plus guère et l' humiliation systématique de certaines catégories de citoyens qui ne pensent pas comme le reste du troupeau.

La Préface:

Les articles consacrés à cette nouvelle, lors de sa publication en revue, me font souhaiter indiquer ici, très rapidement, quelques idées que je me réserve de développer ailleurs. Que ceux qui croient ma documentation trop rapide se rapportent aux règlements officiels des camps de concentration. Je ne définis pas le parti national-socialiste allemand par les camps ce que nous savons des bagnes français n'est pas très encourageant mais c'est des camps de concentration qu'il s'agit ici. Le monde d'une œuvre comme celle-ci, le monde de la tragédie, est toujours le monde antique l'homme, la foule, les éléments, la femme, le destin. Il se réduit à deux personnages, le héros et son sens de la vie les antagonismes individuels, qui permettent au roman sa complexité, n'y figurent pas. Si j'avais dû donner à des nazis l'importance que je donne à Kassner, je l'aurais fait évidemment en fonction de leur passion réelle, le nationalisme.  L'exemple illustre de Flaubert prête plus que tout autre à confusion Flaubert (pour qui la valeur de l'art était la plus haute, et qui, en fait, mettait l'artiste au-dessus du saint et du héros) ne créant que des personnages étrangers à sa passion, pouvait aller jusqu'à écrire «Je les roulerai tous dans la même boue étant juste. » Une telle pensée eût été inconcevable pour Eschyle comme pour Corneille, pour Hugo comme pour Chateaubriand, et même pour Dostoïevski. Elle eût été elle est acceptée par maints auteurs qu'il serait vain de leur opposer il s'agit ici de deux notions essentielles de l'art. Nietzsche tenait Wagner pour histrion dans la mesure où celui-ci mettait son génie au service de ses personnages. Mais on peut aimer que le sens du mot « art » soit tenter de donner conscience à des hommes de la grandeur qu'ils ignorent en eux. Ce n'est pas la passion qui détruit l'œuvre d'art, c'est la volonté de prouver la valeur d'une œuvre n'est fonction ni de la passion ni du détachement qui l'animent, mais de l'accord entre ce qu'elle exprime et les moyens qu'elle emploie. Pourtant, si cette valeur et la raison d'être de l'oeuvre, et sa durée tout au moins provisoire sont dans sa qualité, son action, que l'auteur le veuille ou non, s'exerce par un déplacement des valeurs de la sensibilité et sans doute l'oeuvre ne naîtrait-elle pas sans une sourde nécessité de déplacer ces valeurs. Or l'histoire de la sensibilité artistique en France depuis cinquante ans pourrait être appelée l'agonie de la fraternité virile. Son ennemi réel est un individualisme informulé, épars à travers le xIxe siècle, et né bien moins de la volonté de créer l'homme complet, que du fanatisme de la différence. Individualisme d'artistes, préoccupé surtout de sauvegarder le « monde intérieur », et fondé seulement lorsqu'il s'applique au domaine du sentiment ou du rêve car, concrètement, « les grands fauves de la Renaissance » furent toujours contraints pour agir de se transformer en ânes porteurs de reliques et la figure de César Borgia perd son éclat si l'on songe que le plus clair de son efficacité venait du prestige de l'Église. Le mépris des hommes est fréquent chez les politiques, mais confidentiel. Ce n'est pas seulement à l'époque de Stendhal que la société réelle contraint l'individualiste pur à l'hypocrisie dès qu'il veut agir. L'individu s'oppose à la collectivité, mais il s'en nourrit. Et l'important est bien moins de savoir à quoi il s'oppose que ce dont il se nourrit. Comme le génie, l'individu vaut par ce qu'il renferme. Pour nous en tenir au passé, la personne chrétienne existait autant que l'individu moderne, et une âme vaut bien une différence. Toute vie psychologique est un échange, et le problème fondamental de la personne concrète, c'est de savoir de quoi elle entend se nourrir. Aux yeux de Kassner comme de nombre d'intellectuels communistes, le communisme restitue à l'individu sa fertilité. Romain de l'Empire, chrétien, soldat de l'armée du Rhin, ouvrier soviétique, l'homme est lié à la collectivité qui l'entoure; Alexandrin, écrivain du XVIIIe siècle, il en est séparé. S'il l'est sans être lié à celle qui la suivra, son expression essentielle ne peut être héroïque. Il est d'autres attitudes humaines. Il est difficile d'être un homme. Mais pas plus de le devenir en approfondissant sa communion qu'en cultivant sa différence et la première nourrit avec autant de force au moins que la seconde ce par quoi l'homme est homme, ce par quoi il se dépasse, crée, invente ou se conçoit. 

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Le "Liber paramirum ou Opus paramirum" esr un célèbre ouvrage, publié à Strasbourg en 1575, de Paracelse (Theophrast Bombast von Hohenheim; en latin: Philippus Aureoius Theophrastus Bombastus Paracelsus, 1493-1541), philosophe, médecin, alchimiste et naturaliste suisse.

L'ouvrage, à l'instar des autres écrits de Paracelse, se présente sous une forme extrêmement confuse, d'autant que de nombreuses additions et interpolations ont été apportées au premier manuscrit. L'allemand Karl Sudhoff au premier en a donné une édition critique dans le cadre d'une publication de l'ensemble des oeuvres de Paracelse (1922-1931). Il est possible, sur la foi des plus récentes études, de dégager le caractère essentiel de cet ouvrage considéré comme le plus important de l'auteur, Paracelse s'y révèle à la fois alchimiste et philosophe, médecin et astrologue.

Se trouvant aux confins du moyen âge et de la Renaissance, il annonce, en dépit de nombreuses obscurités, la pensée scientifique et philosophique moderne. Se rattachant encore, du moins dans sa forme, au moyen âge il n'en distingue pas moins en termes absolus la mission de la philosophie de celle de la théologie et semble vouloir dénier à la raison humaine toute possibilité d'atteindre à un résultat concret en ce qui concerne les vérités révélées de la religion. Pour lui, toutefois, la théologie ne peut se passer de la philosophie: cette dernière science étant celle de la nature et de l'homme, il en conclut que le principe fondamental de la théologie doit être également recherché dans l'homme.

Paracelse s'oppose ainsi au moyen âge, pour se tourner vers l'ère moderne qui débute précisément par une nouvelle conception de l'homme et de la nature. Celle-ci n'est plus le monde de la matière abandonné de Dieu et n'est plus partagée, comme pour la Scolastique, en zones terrestres et corruptibles et en zones célestes et indestructibles. La nature est un organisme vivant, cohérent dans ses parties et ne comportant aucune distinction de degré ou de valeur. En conséquence, les astres n'appartiennent nullement à un monde étranger à notre vie, conception qui transforme radicalement la signification de l' astrologie.

Si donc les planètes sont en relation avec l'homme, ce dernier n'est pas sous leur dépendance; car l'homme -affirme résolument Paracelse- est quelque chose de plus que toutes les planètes. La nature tout entière se ramène à un vaste et cohérent rapport de forces, au centre duquel réside la personnalité de l'homme, lequel peut atteindre à la connaissance de la nature du fait qu'il lui est possible de la revivre et d'en expérimenter les multiples aspects. La médecine, la physiologie, l' astronomie, l' alchimie, deviennent ainsi des formes de l'activité humaine, de ce microcosme qui restitue et répète en soi la vie du macrocosme. Le caractère expérimental de la doctrine de Paracelse trouve de la sorte une justification panthéiste et humaniste, et, par là, notre philosophe se rattache aux courants les plus représentatifs de ce néo-platonisme qui a marqué la Renaissance italienne en particulier.

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saint Augustin: La Cité de Dieu

12273117863?profile=originalC'est l'apologie du Christianisme, écrite par saint Augustin (354-430) vers la fin de sa vie. C'est à la fois une philosophie de la société humaine dans son avenir historique, une métaphysique de la société et une interprétation de la vie individuelle et sociale, à la lumière des principes fondamentaux du Christianisme. Le livre fut écrit en réponse à l'accusation formulée par les païens en 410, qui prétendaient que le sac de Rome par les Goths d' Alaric, était la conséquence de l'abandon du culte des dieux traditionnels, abandon qui avait été imposé par le Christianisme. Augustin répond en rejetant l'accusation; mais d'abord, pour avertir et rassurer les chrétiens eux-mêmes, qui n'avaient pas été sans s'émouvoir et sans souffrir de ce carnage. Il explique quelle est la véritable nature du bien et du mal et démontre comment ce dernier peut nous venir d'une violence extérieure, puisqu'il tire son origine de la volonté qui se soumet aux biens temporels. Les dévastations et les massacres perpétrés par les Goths n'ont pas porté atteinte à ce qui a une vraie valeur; ils ont été, tout au plus, une épreuve salutaire et un avertissement éloquent pour les chrétiens trop attachés aux biens terrestres (livre I). Ensuite, Augustin montre, à la lumière de l'histoire de Rome, que les "maux moraux" et les "maux physiques" s'abattirent sur Rome, même à l'époque où le culte des dieux s'épanouissait librement et où le Christianisme n'existait pas encore. La prospérité et le développement de l'empire romain ne peuvent avoir été l'oeuvre des dieux vénérés par les Romains: il suffit d'examiner la mythologie pour en constater l'incohérence et la puérilité. Ce ne sont pas les faux dieux, mais le Dieu unique et véritable qui distribue les royaumes selon ses desseins, inconnus de nous et néanmoins certains. C'est la Providence divine, non le Hasard des épicuriens ou le Destin des stoïciens, qui a fait don à Rome de l'Empire, en récompense de ses vertus naturelles et pour la dédommager de ne pas connaître la félicité éternelle. Le zèle si fortement vanté des Romains pour leur patrie terrestre doit être, pour les chrétiens, un avertissement et un exemple qui les élèvent vers leur Patrie céleste (livre II-V).

Ce premier point de l'oeuvre est dirigé contre ceux qui estiment devoir adorer des dieux païens en considération des biens matériels qu'ils sont censés leur procurer, c'est-à-dire contre le vulgaire. Dans le second point, -consacré à la polémique antipaïenne, -il réfute les arguments de ceux qui affirment qu'il faut pratiquer le culte des dieux pour obtenir la félicité ultra-terrestre. Il s'agit des philosophes; c'est pourquoi la polémique est surtout dirigée contre eux, et plus particulièrement contre leur tentative pour justifier d'une façon quelconque le principe même de la religion populaire. Le plus important de ces défenseurs est Varron; Augustin estime que la réfutation qu'il a faite par ailleurs des arguments apportés par cet éminent théologien païen suffit pour que l'on puisse considérer comme complètement détruite la prétention des païens d'assurer par le polythéisme la félicité ultra-terrestre (livres VI-VII). Cependant les philosophes ne s'en sont pas tenus là, ils ont tenté d'élaborer une théorie des dieux différente de celle des poètes et des institutions publiques: une "théologie naturelle" qu'Augustin reconstruit et réfute, analysant la pensée grecque des milésiens jusqu'à Platon et aux néo-platoniciens (livres VIII-X). L'argument fondamental de la polémique est celui-ci: pour les pré-socratiques, incompréhension de l' immatérialité de Dieu et de sa qualité de créateur; pour Platon, ignorance du fait de la Rédemption et de tout le contenu de la Révélation chrétienne; pour les néo-platoniciens, impossibilité de concilier leur déontologie avec la toute puissance et la perfection divines.

Dans la seconde partie, Augustin passe de la polémique et de la critique à une démonstration purement dogmatique et constructive. Il ne suffit pas de prouver l'incohérence et l'absence de fondement du culte polythéiste: il faut prouver que toute la vérité se trouve dans le Christianisme, qu'il satisfait à la fois le coeur et l' intelligence et qu'il est vraiment le chemin qui libère du mal et de notre misère. Il entreprend donc une description chrétienne du monde: non pas tant du monde physique que du monde moral qui tourne autour de la recherche du bonheur. Cette description se développe en trois étapes. Il traite d'abord de l' origine de la société en général, de la "cité", en partant de l'examen du commencement absolu et de ce qui n'est pas Dieu, c'est-à-dire de la création; et il explique comment le temps prit son origine avec la création puisqu'il est le sillon tracé par les transformations des créatures; il passe ensuite à la considération de l'origine et des caractères des deux cités dans le ciel; la création des anges ("cité de Dieu") et l' origine de la cité des méchants, avec la révolte des anges orgueilleux, et les reflets de cette cité sur la vie humaine et sur son destin (livre XI). Car l'histoire des deux cités chez les hommes a, comme préambule nécessaire, celle des deux cités ultra-terrestres: la cité des anges heureux, liés à Dieu par leur soumission et leur amour, et celle des démons malheureux et rebelles. Trois notions essentielles caractérisent la cité terrestre: celle du "mal", qui est comme une déficience de perfection, dont il faut chercher la cause dans le fait que la volonté s'écarte du bien suprême, qui est Dieu, pour se tourner vers l' individu; celle de la "mort" dans son sens relatif (l' âme se séparant du corps: "première" mort) et dans son sens absolu (mort de l' âme: "seconde" mort), avec son irréparable détachement de Dieu (livre XII); enfin la notion du "péché originel", sa nature (désobéissance et orgueuil), ses manifestations (révolte de la chair, concupiscence, affaiblissement de la volonté) et ses principaux effets (livre XIII). Ces effets peuvent s'observer dans toute la vie psychique, laquelle est bouleversée et troublée par la prédominance des passions: à cet égard, le sentiment de la pudeur est significatif (livre XIV).

Dans la seconde étape de sa description, Augustin considère les développements des deux cités: la cité charnelle, centrée sur l' amour de soi, et la cité spirituelle, centrée sur l' amour de Dieu. Chacune a sa manière de vivre et de jouir de la vie: la cité terrestre a son siège et son bonheur relatif ici-bas; la cité de Dieu n'est que de passage sur la terre, et elle vit dans l'attente de la félicité céleste. La cité terrestre prend sa source dans le fratricide de Caïn, tandis que celle de Dieu commence avec Abel. Chacune se développe dans la suite des générations ainsi que le raconte la Bible, jusqu'au déluge (livre XV) et au delà, après Noé, à travers Abraham, Isaac, Jacob, Moïse, les Juges (livre XVI), tandis que s'affirment les grandes monarchies de Babylone et d' Assyrie. Et ce développement conserve une signification symbolique, car les vicissitudes de Noé, des Patriarches de Moïse et autres personnages semblables, préfigurent mystiquement la cité de Dieu dans son passage sur la terre. Il en est de même de l'âge des prophètes, qui marque le moment culminant et la crise irréparable d' Israël, à la fois réalité et symbole de la cité de Dieu: ici on peut même dire que le sens symbolique et prophétique domine tout à fait le sens historique (livre XVII). Après Noé et la dispersion des peuples, la cité terrestre se développe dans les grandes monarchies orientales, dont Augustin nous fait un tableau d'après la "Chronique" d' Eusèbe de Césarée, dans les royaumes de la Grèce et dans la Rome antique, pour lesquels l'auteur tire sans méfiance sa documentation de Varron. Il souligne le caractère mixte de l' histoire humaine dans cette période, l'impossibilité de distinguer la cité de Dieu de la cité terrestre: elles sont deux réalités métaphysiques, dont la séparation empirique, sensible, est réservée au jugement final de Dieu. Cette considération vaut plus particulièrement pour les premiers siècles de l'ère chrétienne, au cours desquels l'Eglise (la "cité de Dieu") vit mêlée à la cité du monde, au point d'accueuillir dans son sein même des hommes charnels, désireux toutefois de rédemption. De là les persécutions, les hérésies, les scandales qui ont cependant leur fonction bienfaisante sur la cité de Dieu métaphysique, sur les "saints" (livre XVIII).

La troisième étape de la description se rapporte à l'issue finale des deux cités: félicité éternelle pour l'une, malheur éternel pour l'autre. Dans ce livre (livre XIX), Augustin reprend plus largement la question de la vraie nature du bonheur et de son caractère nécessairement transcendant, divin. Il réfute les arguments des stoïciens qui prétendaient y arriver par leurs propres moyens: la vie humaine considérée d'un point de vue réaliste n'est que désordre, passion, violence; la rationalité et la paix ne sont pas de ce monde, et ce n'est pas ici-bas que les choses peuvent recevoir leur jugement définitif. Tout ceci dépend du jugement postérieur de Dieu (livre XX): à sa lumière le vice se révèlera comme tel, même s'il se présente ici-bas sous l'aspect séduisant de la vertu et du bonheur. On ne sait rien de sûr en ce qui concerne le temps et la manière dont le Jugement dernier se déroulera. Le Juge sera certainement le Christ glorieux, et la dernière phase de l'histoire de l'humanité sera fortement secouée de luttes spirituelles et d'événements physiques gigantesques: la fin et le jugement représenteront certainement une régénération, une palingénésie du monde. C'est alors que s'accomplira la distinction, même réelle, des deux cités. A la cité du monde, il reviendra une éternité de douleur, à la fois physique et morale (livre XXI); éternité de peine, contre laquelle ne prévaudront ni les objections physiques découlant de la prétendue impossibilité d'un feu qui ne se consumerait pas, ni les objections morales opposant la disproportion entre un péché temporaire et une punition éternelle: la gravité de celle-ci sera d'ailleurs proportionnée en intensité à la nature de la faute. Mais les saints connaîtront la béatitude éternelle (livre XXII); non seulement dans leurs âmes, qui jouiront de la contemplation directe de Dieu, mais aussi dans leurs corps, qui revivront d'une vie réelle, différente toutefois de la vie terrestre. La manière dont s'accomplira la résurrection n'est pas claire, mais le fait est certain, en dépit des objections des platoniciens; et il est certain aussi que, bien que la cité de Dieu soit en premier lieu l'oeuvre de la prédestination divine, l'orientation du libre-arbitre humain n'est pas sans importance. L'observation de la vie psychique peut faire comprendre quelle sera la béatitude éternelle, en tant que satisfaction des exigences positives de l'homme. Ce sera le grand sabbat, la paix suprême dans le royaume de Dieu.

La "Cité de Dieu" est, selon l'opinion universelle, l'oeuvre qui exprime le mieux la personnalité multiple d' Augustin, à la fois exégète, psychologue et théologien. Trouvent ici leur aboutissement un certain nombre d'idées qui s'étaient fait jour dans des oeuvres précédentes et qui représentent l'essentiel de la vie intellectuelle et religieuse de l'écrivain africain: l' antimanichéisme et l' antiplatonisme "De la vraie religion" et des "Confessions", l' antidonatisme et l' antipélagianisme sur lesquels s'appuient toutes ses longues digressions relatives aux problèmes intérieurs de l'Eglise. Tout n'est pas organique dans cette oeuvre: reprise et abandonnée plusieurs fois, sa rédaction se place entre 410 et 426 et est alourdie de polémiques accessoires. En somme, ce n'est pas une philosophie de l' Histoire (Augustin connaissait mal l' histoire: sa documentation se limite à la Bible, à Eusèbe, à Varron), mais une métaphysique, c'est-à-dire une recherche du permanent à travers les variations des comportements humains et des forces secrètes qui déterminent les attitudes variées des individus et des nations. Ce qu'il avait fait dans les "Confessions" pour l' individu -réduisant le drame des affections et des inquiétudes de chaque individu au drame Dieu-Homme (Dieu assiégeant le coeur de l'homme par son amour et l'homme s'écartant de Dieu à la poursuite des biens trompeurs, qui, par leurs "salutaires amertumes", font penser avec nostalgie à Dieu comme au bien suprême), -Augustin le fait dans la "Cité de Dieu" pour la société humaine, en accentuant cependant les éléments plus particulièrement théologiques et bibliques. Ici, les seules passions et les seules ambitions sont celles déchaînées par la première volonté humaine (d' Adam) qui s'est préférée à Dieu; ici la grâce rédemptrice libère non seulement Augustin, mais tous les hommes appelés à faire leur salut en s'écartant de la "masse des pécheurs" en Adam. La lutte entre les deux cités, tournées respectivement vers "l' amour de soi" et "l' amour de Dieu", est le reflet social de la lutte entre le vieil et le nouvel Adam en chacun de nous.

Toute l'oeuvre s'appuie, d'une part, sur une pénétrante observation de la réalité effective, en nous et en dehors de nous; de l'autre, sur les grands documents de la Révélation chrétienne, analysés selon une pénétrante exégèse, à la suite des Pères grecs, d'Ambroise, de Jérôme et, en outre, expérimentés dans leur valeur rénovatrice, dans la propre vie chrétienne et dans la société des chrétiens, l'Eglise. La première idée de cette vision théologique de l'histoire de l'humanité, en tant qu'histoire du péché et du salut, du malheur et du bonheur, est prise à saint Paul (voir "Epître aux romains" et à l' '"Apocalypse" de Jean, et plus particulièrement au commentaire qu'en fit un solitaire donatiste: Ticonius. Dans son développement, Augustin a mis en valeur la tradition apologétique de Tertullien à Origène, en la revivant avec sa vaste expérience de penseur et d'évêque, en en élargissant les perspectives, en en faisant une interprétation de l'histoire de l'humanité. C'est pourquoi cette histoire a exercé une influence profonde sur toutes les époques et sur tous les individus curieux et inquiets de leur propre destin. C'est pourquoi, aussi, dans les polémiques du moyen âge entre la Papauté et l'Empire, on a voulu puiser dans cette oeuvre (identifiant faussement la cité de Dieu avec l'Eglise et la cité du Monde avec l' Etat concret); c'est pourquoi, de Bossuet à Balbo, tous ceux qui se sont à nouveau penchés sur le problème de l'histoire, se sont tournés vers saint Augustin: c'est pourquoi, malgré le développement des sciences théoriques, la "Cité de Dieu" reste encore un livre vivant, qui ne cesse de trouver des lecteurs. Ce fut le premier livre imprimé en Italie (1467, à Subaco) et nous savons combien ensuite l' Humanisme en sentit le charme profond, comme le sentirent aussi les Réformateurs, Pascal, Kierkegaard.

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12273117080?profile=original"De l'esprit des lois est un traité de philosophie politique de Charles-Louis de Secondat, baron de Montesquieu (1689-1755), dont le titre complet est: De l'esprit des lois, ou Du rapport que les lois doivent avoir avec la Constitution de chaque gouvernement, les moeurs, le climat, la religion, le commerce, etc., à quoi l'auteur a ajouté des recherches nouvelles sur les lois romaines touchant les successions, sur les lois françaises, et sur les lois féodales, publié sans nom d'auteur à Genève chez Barrillot en 1748; réédition corrigée à "Londres" (alias Paris) en 1757.

Si la genèse de ce livre fameux est l'oeuvre d'une vie, sa composition apparaît somme toute étonnamment rapide: moins de dix ans. Le célèbre livre XI sur les constitutions anglaise et romaine est sans doute contemporain, dans sa première version, vers 1733, des Considérations sur les causes de la grandeur des Romains [...], mais précède le projet précis de l'Esprit des lois, qui n'est guère antérieur à 1739 (la décision initiale remontant à la fin de 1734). Le texte de base a été composé à Paris entre 1740 et 1743, soigneusement corrigé à deux reprises entre 1743 et 1746. Le gros de l'ouvrage - derniers livres mis à part - était achevé dès 1746. On ne mettra donc pas au compte d'une interminable rédaction les contradictions, impasses ou incohérences que bien des lecteurs ont cru relever dans le plan ou le détail de cet édifice aussi génial que fuyant. De l'esprit des lois n'est pas le journal à la Montaigne d'une pensée qui se cherche et se complaît dans ses méandres. Ce n'est pas non plus, Montesquieu le dit ouvertement, un livre qui s'offre au premier venu, en dépit (ou à cause, diront certains) des trésors d'esprit et du prodigieux travail stylistique mis en oeuvre. Mais comprendre De l'esprit des lois, ce n'est pas seulement saisir la logique interne d'une chaîne de concepts; c'est aussi goûter une manière unique d'écrire la philosophie. La philosophie du droit rivale de Tacite, nul n'y avait songé!

Compris ou incompris, le livre plut: au moins quinze éditions en 1748 et 1749. Il déplut aussi vivement aux jésuites et aux jansénistes. "Ce qui semble peu croyable, dira Voltaire, c'est que Montesquieu daigna [leur] répondre": la Défense de "l'Esprit des lois" parut en février 1750, sans proposer la profession de foi catholique que l'on espérait. L'ouvrage fut mis à l'Index, mais la mort de son auteur lui épargna une censure de la Sorbonne.

Le plan de l'ouvrage a toujours fait problème. Montesquieu le résume au chapitre 3 du livre I. Mais pouvait-il en être autrement, quand il s'agit d'embrasser et d'expliquer "toutes les institutions qui sont reçues parmi les hommes"? L'oeuvre propose une division en six parties (omise dans l'édition originale) et en 31 livres (dont les deux derniers, sur les lois féodales, furent rajoutés in extremis), eux-mêmes subdivisés en chapitres extrêmement inégaux (le fameux chapitre 13 du livre V n'atteint pas trois lignes!).

Le livre I ("Des lois en général") constitue une introduction, dont la concision fait toute la difficulté (définition de la loi comme rapport nécessaire dérivant de la "nature des choses", et résumé du droit naturel).

La première partie, des livres II à VIII, s'attache aux lois qui "se rapportent à la nature et au principe du gouvernement": gouvernement républicain (démocratie et aristocratie), monarchique, despotique, se distinguent en effet par leur nature et leur principe: "L'une est sa structure particulière, et l'autre les passions humaines qui le font mouvoir." "Il est clair toutefois que Montesquieu a fait entrer dans cet exposé de la théorie des trois gouvernements des matières qui pouvaient en être séparées: les lois de l'éducation (IV), les lois civiles et criminelles (VI), les lois somptuaires (VII)", note R. Derathé.

Les lois doivent aussi "se rapporter au degré de liberté que la constitution peut souffrir". C'est l'objet de la deuxième partie (IX-XIII): lois liées à la force défensive (IX) et offensive (X), lois qui forment la liberté politique dans son rapport avec la constitution (XI), avec le citoyen (XII), avec les impôts (XIII). Le plan peut surprendre, mais c'est qu'il n'y a pas de liberté des citoyens sans sûreté de l'État.

La troisième partie (XIV-XIX) s'attache aux rapports des lois avec le climat (XIV-XVII) et avec la nature du terrain (XVIII). Montesquieu y ajoute un livre essentiel qu'il aurait pu aussi placer ailleurs: "Des lois dans le rapport qu'elles ont avec les principes qui forment l'esprit général, les moeurs et les manières d'une nation" (XIX). C'est peut-être une façon de souligner encore davantage l'importance, au milieu du livre, de la théorie du déterminisme physique, si controversée. A l'analyse de la liberté politique (deuxième partie), succède donc celle de l'esclavage et de la servitude, placée sous l'emprise accablante des forces brutes de la nature.

La quatrième partie (XX-XXIII) examine les relations des lois avec l'économie: commerce (XX-XXI), monnaie (XXII), démographie (XXIII).

La cinquième partie traite des rapports entre lois et religion (XXIV-XXV), mais y ajoute un livre de technique juridique (XXVI): "Des lois dans le rapport qu'elles doivent avoir avec l'ordre des choses sur lesquelles elles statuent". Il est clair que l'auteur ne pratique pas le culte professoral du plan, et cultive peut-être même la coquetterie désinvolte du hiatus. Car il n'était pas bien difficile, mais sans doute un peu scolaire, de coupler les livres XXVI et XXIX.

La sixième partie (XXVII-XXXI) s'intéresse aux rapports des lois avec leur origine et leur génération. Il s'agit donc de la formation des lois et de leurs transformations incessantes: matière sans fond. Montesquieu avait choisi un exemple, celui des lois romaines de succession (XXVII). Puis il décida au dernier moment, en 1748, d'y adjoindre l'exemple des lois civiles françaises (XXVIII). Ces deux livres d'histoire du droit, "espèce de méthode pour ceux qui voudront étudier la jurisprudence", devaient précéder la Conclusion, l'actuel livre XXIX ("De la manière de composer les lois"). Mais Montesquieu y ajouta, sans doute en cours d'impression, deux autres livres sur les lois féodales, d'un grand intérêt politique pour sa théorie de la monarchie, mais d'une lecture difficile; livres qui encadrent la Conclusion (XXIX) et font pendant aux livres XXVII et XXVIII. Si cette sixième partie demande un effort au lecteur, elle a beaucoup plus coûté à l'auteur: "J'ai pensé me tuer depuis trois mois..." (28 mars 1748). Il est certain que De l'esprit des lois, sur la fin, perd de son inimitable brio. Mais on mesure mieux, à le lire jusqu'au bout, quels en furent la gageure et le prix.

La première difficulté de l'Esprit des lois tient à sa qualité littéraire, inégalée en de telles matières. D'accord en cela avec Voltaire, par ailleurs si critique à l'égard de l'ouvrage et de sa méthode (de son absence de méthode), Montesquieu pense que les bons livres laissent au lecteur la moitié du travail: "Pour bien écrire, il faut sauter les idées intermédiaires, assez pour n'être pas ennuyeux; pas trop pour n'être pas entendu." Il ne s'agit pas de faire lire, mais de faire penser. Les variations de ton, de forme et de longueur, les ellipses, les tournures épigrammatiques et allusives, les détours du plan, l'immense brassage des exemples empruntés aux sources les plus diverses, aux contrées les plus reculées, aux moeurs les plus étranges, ont pu à la fois séduire et irriter, charmer et déconcerter: comme si l'évidence du génie se gaspillait en art de plaire, et la raison des lois, en esprit sur les lois. Mais il serait assez fâcheux de se laisser prendre à ces apparences. Car cette forme (rococo?), qui fait d'un grand livre de philosophie un chef-d'oeuvre absolu de la vulgarisation, porte sens. Pas seulement sur le désir qu'ont les Lumières d'aller au-devant du public, et de se constituer un public raisonnable, mais sur le coeur du projet, immédiatement sensible au lecteur même distrait: qu'il y a des raisons aux choses, que ces raisons sont des rapports, et que ces rapports sont innombrables, subtils, déroutants. On peut donc dire avec R. Derathé que le plan "adopté par Montesquieu a l'inconvénient d'aborder les mêmes sujets à différents endroits" (l'étude du droit pénal aux livres VI et XII, celle des questions financières aux livres XIII et XXII, etc.). Mais on peut aussi estimer que l'écriture de l'Esprit des lois (qui déborde largement la question du plan) oblige le lecteur à entrer dans la complexité raisonnable, sinon maîtrisable, des choses humaines, à s'aiguiser l'esprit au jeu d'une nouvelle méthode, d'une méthode pour penser l'Histoire sans recours au hasard ni aux folies. Tous les exemples seraient-ils fantaisistes, et tous les rapports aberrants, qu'il resterait le projet grandiose de soumettre les faits sociaux à une logique déchiffrable, la logique des rapports calquée sur la nouvelle définition de la loi physico-mathématique: un rapport constant entre des phénomènes dont l'essence nous échappe.

Soumettre l'invraisemblable, l'épuisante cacophonie des lois humaines à travers le temps et l'espace à l'emprise de la raison, consiste d'abord à dégager trois modes fondamentaux de fonctionnement social: le mode républicain, qui englobe la démocratie et l'aristocratie; le mode monarchique (essentiellement référé à l'exemple français); le mode despotique, défini à la fois comme gouvernement asiatique et perversion de tout régime politique. Chacun de ces régimes est animé par un principe spécifique qui colore les lois, les institutions, les comportements: "vertu" républicaine, "honneur" monarchique, ou "crainte" despotique. Principes plus politiques qu'éthiques: la vertu signifie l'identification à la patrie; l'honneur, l'attachement aux prérogatives du rang, du nom, de la réputation. La méthode consiste donc à rapporter toutes les composantes du type à la structure qui le fait être ce qu'il est (sa nature) et à la logique interne de son dynamisme spécifique (son principe), le principe l'emportant en fait sur la nature. Il y a une logique républicaine, monarchique, despotique (logique de fonctionnement viable et logique de corruption), qui seule permet de rendre leur cohérence aux lois, aux moeurs, aux évolutions.

Il s'agit ensuite d'examiner ce que deviennent, dans chacun de ces trois régimes canoniques, les grands types de rapports où se déterminent les lois: climat, religion, espace, etc. On ne doit nullement en conclure que toute société réelle répond intégralement à la pureté du modèle idéal. Car les hommes, s'ils sont pris dans la logique contraignante et spécifique du déterminisme propre à chaque type fondamental, ont droit à l'erreur, privilège de leur liberté naturelle: ils promulguent des lois, impulsent des pratiques et des évolutions qui réalisent ou corrompent l'essence idéale de leur régime. Toute société concrète obéit à une histoire particulière, et sa configuration change selon les moments de cette histoire. La plupart des sociétés mêlent sans doute, à des degrés divers et variables, mais sous la dominance de l'un d'entre eux, les trois grands principes, les trois logiques. En tout cas, Rome, la Chine, l'Angleterre apparaissent comme des régimes mixtes. Un seul régime semble échapper au temps: le despotisme, installé de toute éternité en Asie, immobile et indestructible, qui nie la liberté et la réalise comme droit à l'erreur absolue. Le despotisme, ailleurs et envers de la politique, terme ultime et presque inévitable de tous les systèmes; corruption incorruptible, le seul corps politique immortel.

Quelle que soit l'admiration de Montesquieu pour les républiques antiques, seuls les peuples européens issus des invasions barbares ont inventé la véritable monarchie adaptée aux États modernes. Elle suppose, comme tout régime modéré, un partage des trois fonctions du pouvoir, exécutif, législatif, judiciaire. Partage qui, pour être efficace, doit se distribuer entre forces sociales (en France, le roi et sa cour, les parlements, la noblesse). Montesquieu ne propose donc pas une règle purement juridique de séparation formelle des organes de gouvernement, transportable à l'identique d'une constitution à l'autre: le modèle anglais n'a pas de sens en France. Il s'agit d'une méthode d'analyse des formes politiques, qui aboutit à superposer au modèle ternaire une opposition binaire entre le despotisme, explicable mais radicalement mauvais, et les régimes modérés. La liberté est l'invariant normatif des formes politiques. Contradiction avant la lettre entre le sociologue et le libéral? Mais Montesquieu n'a jamais voulu couper le droit positif du droit naturel.

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12273116693?profile=originalStatue de Herder à Riga

"Idées sur la philosophie de l' histoire de l'humanité" est un ouvrage philosophique en trois volumes de l'écrivain allemand Johann Gottfried Herder (1744-1803), publié en 1784. Contrairement à Vico qui commença par établir l'ordre de succession entre les divers moments de l' esprit, pour tracer ensuite une histoire idéale éternelle dans le cadre de laquelle se déroule le cycle de l'histoire phénoménale qui s'y insère en tant que pur symbole, Herder s'élève des manifestations physiques naturelles, de l'étude de la terre, de ses montagnes, de ses mers, de son atmosphère, de l'immense laboratoire au sein duquel se préparent l'organisation des plantes et la vie des animaux, jusqu'aux structures physiologiques les plus complexes, aux instincts animaux les plus surprenants, jusqu'à l'homme, résumé de la création. Celle-ci cependant se scinde alors comme en deux mondes: celui de l' espace, où les lois physiques, les saisons et les climats obéissent à un rythme, fait en apparence de mouvement, en fait d' éternel repos, et construisent la demeure de l'homme; l'autre qui évolue dans le temps et comme lui en perpétuelle transformation, avec ses progressions, ses régressions, ses déviations et ses répétitions, variable à l'infini, apparemment sans loi ni fin, mais en réalité en continuel mouvement: le règne de l'homme. Doué de sens plus parfaits et d'instincts plus purs que ceux des animaux, et partant organisé en vue de la liberté d'action, pour l'art et le langage, pour l'humanité et la religion, pour les espérances d' immortalité, l'homme nanti de facultés spirituelles, est le dernier anneau de la chaîne des créatures terrestres et le premier dans celle d'un ordre supérieur: d'où la contradiction immanente de son être, du citoyen de deux patries à la fois. Herder fait naître ces deux mondes l'un de l'autre: s'il est vrai que les lois physiques ont construit l'univers et que les lois de l'humanité ont édifié celui de l' histoire, l'homme, dans sa multiplicité de sa nature, n'est que le résumé et le point de convergence de toutes les forces organiques. Formé et modelé par le milieu physique, le climat, les besoins vitaux, etc., il serait demeuré nature, fleur de la nature, mais placé dans l'impossibilité d'échapper à son déterminisme, contraint de marquer le pas de génération en génération, s'il n'y avait eu la Révélation originelle et fondamentale, cette communication de Dieu qui, trouvant l'homme tel une chose parmi les choses le doua d'un langage et d'une forme de religion, de tradition et d'humanité. "Seule la religion introduisit parmi les peuples les premiers éléments de la civilisation et des sciences, qui ne furent rien d'autre à l'origine qu'une sorte de tradition religieuse". L'auteur passe alors en revue les plus anciennes traditions de l' Asie et l'histoire des grandes nations du passé, montrant que l'évolution humaine se poursuit désormais de façon autonome, confiée à des forces immanentes. "Le but de la nature humaine, c'est l' humanité"; et Dieu, en donnant cette fin aux hommes, a placé leur sort entre leurs propres mains, à partir des fondements de la raison et de la justice, sous l'impulsion d'une suprême bonté législatrice, dont dépend notre bonheur suprême dans la mesure où nous y collaborons. Le troisième livre envisage l'histoire des nations européennes, surtout pendant l'ère chrétienne, et en particulier l' empire romain, les Germains et l' Eglise, les causes de leur succès partiel et de leur décadence. L'ouvrage s'achève sur l'interrogation: "Quand viendra l'époque de l' éducation universelle et réciproque des peuples au moyen des lois, de l' instruction, des constitutions politiques?"

Relevant typiquement des "Lumières" dans ses origines (l'amour fervent de la nature et la haine du despotisme tient de Rousseau; la séparation -artificielle- du monde de la Nature de celui de l' histoire), l'ouvrage se révèle comme un compromis entre les préoccupations d'un déterminisme naturaliste et une conception optimiste et théologique de la Providence. Mais c'est précisément ce compromis fécond, ce net effort pour dépasser la transcendance dans l' immanence, qui est à la source de tout le Romantisme dont Herder fut un des précurseurs. En dépit de ses insuffisances dans les domaines économique et juridique et l'absence d'une exposition critique de la matière historique, cette oeuvre s'offre comme une vision grandiose, d'une éloquence inspirée, pourvue d'éléments vigoureux et souvent originaux, enrichie de vues amples et d'une véritable noblesse de style.

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12273116894?profile=original"Les âmes mortes" est un "roman-poème" de l'écrivain russe Nikolaï Gogol (1809-1852), qui devait comprendre trois parties. L'auteur y travailla pendant plus de quinze ans: la première fut publiée en 1842; la seconde, toujours sous le même titre, parut un peu plus tard, mais elle est inachevée; quand à la troisième, elle fut détruite par l'auteur lui-même. Selon l'intention première de Gogol, cet ouvrage devait "révéler au lecteur, l'homme russe tout entier, aussi bien dans ses qualités et ses richesses morales qui le rendent supérieur aux autres peuples que dans les défauts qui lui confèrent, eux aussi, une indiscutable supériorité sur les autres". A vrai dire, l'oeuvre telle qu'elle nous est parvenue, ne révèle que les vices et les défauts et c'est à peine si dans la seconde partie, on entrevoit ce qu'aurait pu être cette exaltation des valeurs spirituelles que se proposait l'auteur. S'il fut un temps où l'on put reprocher à Gogol, comme le fit Mérimée, son "goût décidé pour le laid", on comprend mieux aujourd'hui combien ce souci de stigmatiser la vie procédait d'un amour douloureux du beau et combien la dénonciation des tares du régime relevait d'une foi passionnée en l'avenir de son pays.

Ce roman évoque la vie d'un petit propriétaire terrien, un aristocrate, Tchitchikov, qui a décidé de faire fortune. Pour atteindre son but, il quitte son modeste emploi aux douanes et invente un "procédé" propre à tromper les nigauds et le fisc: il achète à bas prix des paysans-serfs, morts après le dernier recensement (celui-ci avait lieu tous les dix ans) et par conséquent encore vivants au regard du fisc, "les "âmes mortes"), afin de les transférer, sur le papier, dans une région où l'on concédait de vastes terrains à ceux qui possédaient déjà un certain nombre de serfs. Grâce à ce stratagème, il devenait possible aux propriétaires terriens de se faire prêter de l'argent par les banques d'Etat. Tchitchikov parcourt donc la province russe. La trame du récit, consiste dans l'évocation de ses aventures avec les petits et les grands propriétaires ruinés par la disette et le choléra, et qui, presque tous plus ou moins rusés ou naïfs, pactisent avec leur propre conscience. Gogol brosse ainsi un admirable tableau de la province russe. Sur cette toile de fond se détachent les personnages typiques rencontrés par Tchitchikov: exemplaires uniques d'une humanité monstrueuse, leurs silhouettes sont inoubliables. Il suffit en effet d'évoquer leurs noms pour que leur image surgisse aussitôt devant nos yeux: Malinov, type de fainéant incapable du moindre sursaut d'énergie, qui tremble d'inquiétude de devoir déterrer, pour les vendre, les cadavres de ses serfs, car elle ne comprend pas ce que Tchitchikov entend désigner par les "âmes mortes" (scène inoubliable, maintes fois citée); Pliouchkine, avare en guenilles, qui préfère la crasse et le désordre plutôt que d'engager la moindre dépense. -Les digressions y abondent, mais sont pleines d'intérêt, parce qu'elles nous révèlent des idées et du monde moral de Gogol. Mais le lyrisme ne perd pas ses droits, ainsi que l'auteur a voulu le rappeler en donnant pour titre à son oeuvre, le mot "Poème". Ici une mise au point s'impose: tout nous persuade que l'objet de l'auteur dépasse de loin ce qu'on peut appeler un réquisitoire contre le servage. Gogol dénonce moins, en effet, le contingent que l'essentiel, autrement dit l'éternel. Entendez ce lourd esprit d' inertie dont l'homme est pénétré jusqu'à la moëlle des os et de si terrible façon qu'il est réduit à se comporter en automate. Vision tragique, par excellence, puisque la condition humaine se voit à jamais retirer toute espérance. Tel est bien, à n'en pas douter, le sens profond des "Ames mortes".

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L'humanisme en marche: "Histoires" d'Hérodote

12273116864?profile=original"Histoires": c'est en écrivant cette oeuvre, appelée parfois "L'enquête", qu'Hérodote d'Halicarnasse (environ 484-425 avant JC) mérita le titre de "père de l'histoire". Sa division actuelle, en neuf livres, dont chacun porte le nom d'une des neufs muses, doit être attribuée aux savants de l'époque alexandrine. D'après le poème, le sujet de l'oeuvre est constitué par les guerres qui mirent aux prises les Grecs et les Barbares; mais la narration de ces guerres est précédée, d'une part, par une brève dissertation sur la différence existant entre les peuples d' Asie et ceux de l'Europe, différence dont les sources doivent être recherchées jusque dans les époques mythologiques; d'autre part, par une étude très détaillée de l'histoire des Perses. Puis, après avoir narré les luttes entre Ioniens et Lydiens (premières luttes entre Grecs et Barbares de l'époque historique). Hérodote prend prétexte de la défaite, en 546 avant JC., du roi lydien Crésus par Cyrus, pour relater comment ce dernier avait soumis les Mèdes aux Perses et comment, ensuite, il conquit Babylone, etc. (Livre I). Après une importante étude sur l' Egypte (Livre II), il explique comment ce pays fut soumis par les successeurs de Cyrus, Cambyse d'abord, et, à la mort de celui-ci, Darius. Ce dernier réorganisa l'empire (Livre III) pour réaliser la grande expédition contre les Scythes (dont Hérodote décrit amplement les coutumes): c'est ainsi que la rive européenne de l' Hellespont tomba sous la domination perse (Livre IV). Après avoir relaté les progrès des barbares dans la partie septentrionale de la mer Egée et en Thrace, il évoque la vie et les coutumes de cette région et narre le développement de la rébellion des Ioniens, jusqu'à la mort d'Aristagoras. Les Ioniens ayant eu recours à l'aide de Sparte et d'Athènes, Hérodote en profite pour présenter leurs vicissitudes historiques (Livre V). Vers la même époque débute, par l'insurrection ionienne (499-493 avant JC.), l'opposition grandissante entre Grecs et Perses, dont le point culminant fut la bataille de Marathon en 490 avant JC. (Livre VI). Après les batailles des Thermophyles, de Salamine (en 480) (Livre VII-VIII), de Platée et de Mycale (en 479), la victoire athénienne de Sextus sur l' Hellespont (478) mit un terme à l'ambitieux projet des Perses qui voulaient conquérir et dominer l'Europe; c'est sur cette constatation que se termine l'oeuvre d'Hérodote (Livre IX).

La construction du récit révèle combien la composition de cette oeuvre a été troublée. En effet, les longues digressions relatives aux divers peuples successivement soumis par les Perses ne peuvent s'expliquer que si l'on suppose qu'elles devaient à l'origine se coordonner dans une description centrale, ethnographique et historique, de l'empire perse; mais, au cours de la narration, Hérodote, conduit par l'intérêt passionné que présentait pour lui et pour ses lecteurs le conflit entre l' Asie et la Grèce, a changé sans doute d'avis et a fait de ce conflit le noyau central de son oeuvre. C'est alors que les différentes narrations déjà composées et probablement déjà publiées emploie pour les désigner le terme de "logoï", parce que destinées sans doute aux lectures publiques), furent amalgamées dans la nouvelle oeuvre, non sans quelques modifications: certaines parties restèrent à la place que leur assignait la chronologie (telle la partie concernant l' Egypte, qui était d'un intérêt tout particulier pour les Athéniens); d'autres, comme celle se rapportant aux Lydiens, furent déplacées ou modifiées suivant les exigences du nouveau thème central; d'autres encore, -nous savons que cela est arrivé pour un "logos" sur les Assyriens, -furent supprimées. Cette explication de la genèse de l'oeuvre d'Hérodote donne les raisons de son originalité: il fut le premier à passer de la spéculation théologique et de la curiosité des collectionneurs de connaissances géographiques et ethnographiques, à la "recherche" (telle est la signification du mot grec "histoire", dont Hérodote s'est servi pour désigner son oeuvre): recherche des faits humains contrôlables, à travers une tradition digne de foi. En effet, avant lui, les écrivains, appelés "logographes", se contentaient de transcrire en prose les contes mythiques des origines divines et humaines, contes qu'ils  recueillaient dans la poésie épique, les Généalogies et les Chroniques. Naturellement, Hérodote est encore très proche des logographes, tant par son style facile et fluide de conteur, ou par sa langue (il se sert du dialecte ionien), que par sa mentalité. En effet, si la mythologie n'a pas de créance chez lui, son intérêt pour les connaissances géographiques et ethnographiques est très grand et cela tient certainement aux nombreux voyages qu'il entreprit (très probablement, il visita l'Egypte, la Cyrénaïque, la Syrie, Babylone, la Colchide, la Macédoine). Sa curiosité le pousse en particulier vers tout ce qui est étrange et merveilleux, et ses descriptions sont, à vrai dire, une liste de curiosités recueillies, -soit directement, soit par ouï-dire, -sur les peuples et les contrées. Et comme il aime les détails concrets et pittoresques, son oeuvre a souvent le ton et le charme d'une fable. Ce n'est pas que le sens critique lui manque: on a même relevé chez lui des traces de l'enseignement des spohistes; mais il ne laisse que rarement la  place à ses opinions personnelles et préfère laisser le lecteur juger par lui-même. Quelquefois, il commet des erreurs assez graves, soit par trop grande hâte, soit par ignorance; mais les tentatives qui ont été faites à maintes reprises pour démontrer sa mauvaise foi, se sont révélés vaines. Même dans l'histoire humaine, il recherche le merveilleux; les grands phénomènes politiques, sociaux, économiques, n'ont à ses yeux que peu d'intérêt. Les vicissitudes d'un règne se résument pour lui à une biographie anecdotique des rois ou des principaux personnages; les causes essentielles, génératrices des grands événements, -bien qu'Hérodote ne les ignore pas, -restent dans l'ombre par rapport à certaines causes secondaires ou personnelles. Même les faits historiques les plus importants, tels les batailles de Salamine et de Platée, sont agrémentés d'aventures individuelles, d'héroïsmes, de ruses, de mots mémorables, qui font presque perdre la vision d'ensemble du récit.

La philosophie de l'histoire trouve chez Hérodote sa substance dans les idées morales et religieuses du monde antique ionien: l'expansion impérialiste des Perses se termine par une catastrophe, parce que telle est la volonté des Dieux, envieux d'une prospérité humaine excessive; aucune force au monde, aucun stratagème ne peut sauver les hommes. (La morale des tragédies d'Eschyle ne diffère pas beaucoup). En ce qui concerne son objectivité, l'intention primitive d'Hérodote suffit à expliquer son attitude devant les protagonistes de ce duel sans merci que fut la guerre entre Grecs et Barbares: Hérodote ne craint pas d'exprimer une chaleureuse sympathie pour les Grecs, et, plus particulièrement, pour les Athéniens, sympathie mûrie probablement lors de son séjour dans l'Athènes de Périclès. Il exalte la supériorité morale des libertés civiles grecques et l'héroïsme dont le culte de ces libertés rendait capables les hoplites grecs; mais non moins souvent il a de l'admiration pour la civilisation des peuples qu'il réunit sous le nom de "Barbares": ainsi, il exalte la puissance militaire des Perses, les grandes figures de leurs rois, les actions merveilleuses de leurs soldats; l'oeuvre se termine d'ailleurs sur cette très belle louange des Perses ("Ils préfèrent un pays incommode avec l'empire, à un excellent avec l' esclavage"), louange qui n'est pas sans ressembler à celle qu'il a consacrée aux héros de Marathon ("En Grèce, la pauvreté a toujours été comme chez elle; mais grâce à leur valeur, leur sagesse, la force de leurs lois, les Grecs luttent non seulement contre la pauvreté, mais aussi contre la sujétion à l'étranger"). Certes, adresser des louanges à des Perses n'est pas ce qu'on pourrait imaginer de plus adéquat pour terminer une histoire des guerres entre Grecs et Perses, écrite par un Grec. Mais tout ce qui est grand attire la sympathie d'Hérodote qui, par son art, en apparence ingénu, sait la communiquer au lecteur.Hé

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12273115080?profile=original[Theologia platonica] est l'oeuvre philosophique en dix-huit livres écrite en latin par le philosophe et humaniste florentin Marcile Ficin (Marsilio Ficino, 1433-1499); l'auteur y expose le fruit de ses méditations sur la religion naturelle. Consacrée aux problèmes religieux les plus ardus ("De l' immortalité de l' âme), cette oeuvre apparaît au lecteur moderne comme divisée en deux parties distinctes du point de vue de la composition et de la pensée. Dans la première se trouve posée la dialectique des êtres d'après une échelle hiérarchique qui, d'abstraction en abstraction, va de la matière à Dieu, but vers lequel aspire la nature; dans la seconde, qui est la plus importante, l'auteur traite des principes de l'activité humaine, dans son aspiration vers la perfection et la pureté, dans le développement progressif de la personnalité de l'homme à travers un acte créateur qui ne peut être que divin. On discerne aisément dans cette idée d'une échelle d'êtres l'influence des doctrines néo-platoniciennes et notamment de l' "émanatisme" de Plotin: on passe ainsi du distinct à l' indistinct, de la matière à l' esprit, de l'homme à Dieu. La nature de l' ange est posée comme intermédiaire entre la nature humaine et la perfection divine. Toujours d'après Platon et ses commentateurs, Ficin fait intervenir l' âme du monde, les douze âmes des éléments et des sphères, outre les âmes des êtres qu'elles renferment. Il y a dans la pensée de Ficin une exigence panthéiste qui tend à éclairer la personnalité humaine à l'aide d'une religiosité profonde, faite d'aspiration vers la divinité; les pages sur l' homme et sur la nature divine qu'il découvre dans son immanence à travers sa recherche de la perfection et sa soif de la vérité, sont d'une très grande beauté. L'oeuvre montre, comme nulle autre, quel idéal fut celui des hommes de la Renaissance, désireux de créer une religion naturelle qui fonderait en un tout unique, la civilisation classique et la charité chrétienne, en vue d'une perfection toute rationelle et mystique.  

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12273115080?profile=original"De la religion chrétienne" est une oeuvre philosophique de Marsile Ficin (1433-1499), composée en latin vers 1477. Elle est très importante pour qui veut approfondir la position spirituelle du célèbre fondateur de l'Académie platonicienne florentine, et mieux saisir certains éléments de sa religion naturelle dans leur connexion avec les problèmes de la théologie chrétienne. Pour se défendre de l'acusation d'irréligion, Ficin s'efforce d'expliquer sa pensée suivant les données de l'orthodoxie catholique: il développe notamment cette idée, qui lui était si chère, selon laquelle il existerait un Dieu universel devant lequel tous les hommes, quelle que soit leur croyance, s'inclinent, pourvu qu'ils aient un coeur pur et qu'ils désirent le bien. Ses affirmations sont, ici, studieusement corrigées et transformées en une apologie des principes chrétiens. Néanmoins, de page en page réapparaît, toujours plus puissante, la conviction qu'il est possible d'instituer une religion universelle, où tous les hommes seraient unis dans l'amour de Dieu et de leurs propres frères, et cette religion ne peut être manifestement que la religion naturelle, vers laquelle nous sommes inévitablement portés, hors de tout mythe ou de toute foi aveugle. Ainsi philosophie et religion s'identifient en un platonique amour de la science, l'auteur s'étant fixé pour but (comme Erasme plus tard) de fondre la civilisation classique avec le message nouveau du christianisme. L'oeuvre fut traduite en italien par l'auteur lui-même.

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12273114697?profile=originalIl s'agit du titre usuel de l'essai philosophique de Jean-Jacques Rousseau (1712-1778), publié à Paris chez Pissot ("A Genève, Barillot et fils") en 1750.

 

Le Discours remporta le prix de l'académie de Dijon, en l'année 1750, sur une question proposée par la même académie: "Si le rétablissement des sciences et des arts a contribué à épurer les moeurs." Rousseau en prit connaissance en octobre 1749, alors qu'il allait au fort de Vincennes rendre visite à Diderot, incarcéré à la suite de la Lettre sur les aveugles. Devant cette question, Rousseau est saisi d'une telle émotion qu'il se prend à méditer dans la forêt dans un état d'extrême agitation dont il a rendu compte dans la lettre à Malesherbes du 12 janvier 1762, dans le livre VIII des Confessions, dans le "deuxième Dialogue" (voir Rousseau juge de Jean-Jacques), dans la "troisième Promenade" des Rêveries. Il affirme, à partir de ce moment, être devenu un autre homme. Diderot, qui prétendit plus tard avoir donné à Jean-Jacques les idées essentielles du Discours, lui aurait conseillé de l'écrire; ce qui fut fait entre octobre 1749 et mars 1750. En juillet 1750, l'académie de Dijon attribue le prix au Discours qui est aussitôt publié grâce à l'appui de Malesherbes, directeur de la Librairie royale. Le texte, nourri de nombreuses références à l'Antiquité (surtout aux historiens, moralistes, poètes latins), mais aussi à Montaigne, Bossuet, Montesquieu, eut un considérable retentissement. De juin 1751 à avril 1752, Rousseau répond aux réfutations qui peuvent émaner d'académiciens de province mais aussi du roi de Pologne Stanislas.

 

Avec la publication du Discours, Rousseau devient célèbre. Mais par un paradoxe cohérent, Jean-Jacques récuse la porté sociale de cette notoriété mondaine: il adopte un style de vie modeste, devient copiste de musique. Il veut harmoniser son existence et les thèses qu'il a soutenues dans le Discours. Le véritable philosophe, guidé par le seul amour de la vérité, doit vivre au-delà de son siècle.

Il est remarquable que Rousseau ait modifié le libellé de la question posée par l'académie, en un sens qui contient en un seul mot l'essence de son propos. Il s'agit selon lui de savoir si le rétablissement des sciences et des arts a contribué "à épurer ou à corrompre les moeurs". Tout est dit, les sciences et les arts ont corrompu les hommes: les académiciens ne portaient point leur vue si loin.

 

La science en elle-même n'est pas condamnable; c'est par les lumières de la raison que l'homme s'est fait lui-même, a pu accéder à la connaissance de l'Univers, à la conscience de soi. Rousseau n'attaque pas la science - du moins l'affirme-t-il - mais défend la vertu. Il faut dès lors comprendre en quoi sciences, arts, lettres ont pu, en poliçant les hommes, les arracher à leur liberté originelle et consommer leur perte.

Selon une idée reçue à l'époque - l'Europe médiévale est tombée en barbarie, avec la mort de l'esprit lumineux des Anciens - Rousseau, qui prend au pied de la lettre le terme contenu dans la question académique: le "rétablissement", trace une histoire du renouveau intellectuel de l'Occident, qui a vu son premier commencement depuis le septième siècle. L'Europe est "policée": elle est composée de peuples - en fait de classes privilégiées, objets de la diatribe rousseauiste - qui ont perdu toute rusticité. Les vertus saines des laboureurs ont fait place au désir de se comparer à autrui, de plaire, de dominer. Le paraître remplace l'être, et la source des vices se trouve bien dans cette impossibilité à être soi. Tous les peuples ont dégénéré à proportion de cette perte de l'adhésion à soi qui est synonyme de vertu: car chacun en étant soi-même est comme tout autre. Restent, peut-être comme un souvenir fragile, ces Indiens d'Amérique que décrit Montaigne dans le chapitre "Des Cannibales" (livre I, chap. 31) des Essais. Certes, ils ne portent point de haut-de-chausses mais ils sont témoins d'une douce "police". Le développement des sciences et des arts a précipité une dégradation sans doute fatale alors même que la nature voulait en préserver les peuples.

 

A la figure du Romain Fabricius qui dans sa rusticité offre le plus beau spectacle, celui de la vertu, s'oppose celle de Prométhée, ennemi des hommes donc inventeur des arts. Rousseau constitue une généalogie des sciences: chacune est née d'un vice, d'une passion; l'astronomie, de la superstition; la géométrie, de l'avarice; la morale, de l'orgueil. Vicieuses par leur origine, vaines par leur objet, les sciences sont dangereuses dans leurs effets. Rousseau accuse plus fortement encore les lettres et les arts: ils naissent du goût du luxe, qu'ils entretiennent à leur tour. Oisiveté, vanité des hommes qui atteint son paroxysme dans le corps des politiques qui ne parlent que de commerce et d'argent. La valeur d'un homme n'est plus que son prix; ce prix est mesuré dans l'État par ce qu'il consomme. La vertueuse pauvreté est le meilleur garant du maintien des empires, de même qu'elle protège la chasteté des femmes, toujours encline à dégénérer. La luxure est parente du luxe.

 

Le "rétablissement" est en fait un éloignement funeste des hommes par rapport à la nature. Cet éloignement s'accompagne de la perte du sens civique, de la mise en dérision des vertus guerrières, de la prolifération d'iniques systèmes philosophiques: Spinoza, Hobbes illustrent dangereusement ce triste état où l'Europe est tombée. Ces philosophies faussement rêveuses ne sauraient compenser la perte des laboureurs. Elles ne peuvent non plus faire oublier que les vrais philosophes sont solitaires: ainsi en fut-il de Bacon, de Descartes, de Newton. La véritable philosophie consiste à s'écouter soi-même: car la vérité réside en chaque homme qui sait se tenir dans le silence des passions. Dans la lignée de Montaigne, dont le ton ironique est ici totalement occulté, Rousseau oppose Athènes où l'on parle sans rien faire, à Sparte où l'on se tait mais où l'on agit bien. La philosophie semble ici devoir se tenir en silence; les sciences, les lettres, les arts parlent trop, preuve manifeste qu'ils sont des signes d'une "efféminisation généralisée".

 

Le Discours n'est pas un texte démonstratif. Rousseau, cependant, prétend partir d'effets constatés (les moeurs sont corrompues) pour remonter à leurs causes: le développement des sciences, des lettres, des arts. Il soutient que ses raisonnements sont en accord avec les "inductions historiques". Force est de reconnaître que le lien causal n'est pas exhibé, et que ce texte tout de passion ne peut convaincre que celui qui précisément ignore le silence des passions.

L'attribution du prix au Discours s'explique peut-être par l'hommage à la vertu et aux valeurs rustiques à une époque où tout un débat sur l'utilité (ou non) du luxe s'est instauré. On conçoit enfin que les relations de Rousseau avec ses amis encyclopédistes allaient être bouleversées après la parution du Discours. En 1750, Diderot publie le Prospectus qui annonce l'Encyclopédie: le projet du grand oeuvre est bien de démontrer en quoi l'esprit humain, par les sciences, les arts, les métiers témoigne d'un irréversible progrès qui se confond avec son histoire.

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12273113674?profile=original"Le sentiment tragique de la vie" est l'oeuvre de Miguel de Unamuno (1864-1936), publiée en espagnol en 1914. Cet essai sur l' angoisse du monde moderne et de l' homme éternel, -livre capital du grand philosophe espagnol- ne rappelle en rien par sa forme les traditionnels traités de métaphysique ou de religion: tout y sort du coeur, de l'âme, on n'y suit pas l'enchaînement d'une pensée logique, mais le rythme d'un jaillissement intérieur, des besoins instinctifs d'un homme qui, simplement, ne veut pas mourir. Il n'est pas d'expression plus totale d'un certain catholicisme hispanique, à la fois fidèle et adorant, et sans cesse aux limites de l'hérésie, qui nomme ses autorités bien moins chez les docteurs de l'Eglise que chez les mystiques universels, les métaphysiciens du fond de l' âme, du "gemüt", et surtout chez Cervantès: ce sentiment tragique de la vie est à la base du "quichottisme", tel qu'Unamuno l'a exposé dans sa "Vie de Don Quichotte et de Sancjo Pança".

Le point de départ de l'auteur est aussi celui de Pascal, de Kierkegaard, de Nietzsche: l' homme concret, inséparablement chair et esprit, désir et connaissance, l'homme qui possède une destinée exceptionnelle unique, affronté à la souffrance, à la joie, à la mort. Non pas l'homme affectif, au détriment de l'homme raisonnable, mais l'homme affectif autant que l'homme raisonnable. Unamuno reprend le grand thème de Nietzsche: il n'y a pas de philosophie, il n'y a que des philosophes. Chaque conception du monde naît du plus intérieur et du moins communicable de la personnalité: ainsi la philosophie se trouve être le plus proche de la poésie que la science. Elle doit exprimer l'aventure individuelle, dans le temps et devant l' éternité, et seulement cela: "Notre philosophie, c'est-à-dire notre manière de comprendre ou de ne pas comprendre le monde, jaillit de notre sentiment même de la vie". Même une pensée d'apparence toute impersonnelle, comme le kantisme, ne serait rien sans son auteur. Ce qui importe, c'est l'homme Kant: "L' homme Kant, homme de coeur et de tête, c'est-à-dire homme, reconstruit avec le coeur ce qu'il avait abattu avec la tête... L'homme Kant ne se résignait pas à mourir tout entier. Et c'est pour cela qu'il fît ce saut, le saut immortel de l'une à l'autre critique". Les professeurs rédigent des histoires de la philosophie, alors qu'il n'y a que des aventures, des destinées de philosophes.

Quel est ce sentiment tragique, à l'origine de toute philosophie ou religion, commun à tous les êtres; et pourtant exprimé par chacun d'une manière unique? Unanumo répond: le besoin immortel d' immortalité, le combat éternel de tout homme pour ne pas mourir. Certains génies, dont Unamuno se sent le frère, ont eu le courage de laisser tout crûment s'épancher ce besoin: l'oeuvre d'un Nietzsche, d'un Léopardi, d'un Rousseau, d'un Pascal, d'un saint Augustin, d'un Marc-Aurèle, n'est rien d'autre que le pur, déchirant miroir. C'est par rapport à ce besoin qu'il convient d'envisager le problème de l' immortalité dans l'histoire des philosophies et des religions. La plus décisive des solutions qui lui furent données, la plus vitale pour nous, est la solution chrétienne, qu'Unamuno étudie longuement dans un admirable chapitre intitulé "L'essence du Catholicisme". Tout le christianisme tient dans une double et unique révélation: révélation de la mort, révélation de la victoire sur la mort. Le Christ, L' Homme parfait qui ne devait pas mourir, est mort, parce qu'ainsi seulement il pouvait être vraiment homme. Mais le christianisme, c'est la résurrection. Le fait christique n'est pas d'abord moral, ni cosmique; il n'est le signe ni d'une métamorphose de la Nature, ni de l'établissement d'une nouvelle évaluation du bien et du mal. Le christianisme traditionnel -dont l'auteur se sépare ici- met l'accent sur le péché, et comprend la mort comme une conséquence du péché; Unamuno lui ne définit le Christ que par rapport à la réalité de la mort. Dans une telle perspective, toute théologie devient naturellement irrationnelle. Le Dieu créateur, auteur et gardien de l' ordre du monde, est absorbé dans le Dieu vital, crucifié mais vainqueur de la mort, dont le catholicisme est le soldat contre les puissances de sclérose, c'est-à-dire contre le rationalisme. Il n'empêche que saint Thomas est le plus grand docteur d'une Eglise qui a baptisé Aristote: la raison attaquant la foi, dit  Unamuno, la foi a dû essayer de pactiser avec la raison. De la religion qui était essentiellement un élan vital, on a fait aussi une théologie. Mais peut-on croire avec la raison? Les deux termes ne sont-ils point inconciliables, contradictoires? "Et la vérité? Doit-on la vivre ou la comprendre?..." L'attaque d'Unamuno contre la raison est vitaliste et non mystique: à ces derniers, il reprocherait d'absorber l'angoisse tout comme a fait le rationalisme. Unamuno est bien l'esprit le moins quiétiste qui soit, le plus éloigné du "pur amour", le "plus intéressé" au sens que Fénelon donnait à ce mot: sa religion est essentiellement anthropocentrique, et, -comme il va l'exposer dans sa troisième partie, -les preuves de l' existence de Dieu n'en forment nullement une part essentielle. Il suffit que l'homme veuille que Dieu existe, ce Dieu étant conçu exclusivement comme Celui qui nous rend immortel. La doctrine catholique de l' âme individuelle s'oppose donc à toute tentative de synthèse rationnelle. Après en avoir produit une preuve positive, Unamuno en trouve une négative dans l'histoire du rationalisme moderne: tous les arguments rationnels en faveur d'une immoralité personnelle ne sont qu'invention. Hume déjà, fidèle à sa méthode purement intellectuelle, aboutissait à la négation de l' unité de l' âme, et donc de son immortalité. C'est d'autre part une pure illusion que de s'imaginer que des motifs d'agir et de vivre peuvent subsister, une fois niée l' immortalité personnelle. Les "vérités" rationnelles se trouvent donc radicalement opposées à l'exigence de l'existence. "Tout le vital est antirationnel" et le rationnel "antivital". "La tragique histoire de la pensée humaine n'est que celle d'une lutte entre la raison et la vie, celle-là s'obstinant à rationaliser celle-ci, en lui imposant la résignation à l'inévitable et à la mort; et celle-ci, -la vie,- s'obstinant à vitaliser la raison en l'obligeant à "appuyer ses aspirations vitales".

Mythes et scepticisme sont les deux pôles entre lesquels se débat l' âme moderne. Le scepticisme scientifique a instauré une véritable dictature sur les âmes: la Renaissance, la Réforme, la Révolution ont "apporté une nouvelle inquisition: celle de la science, ou de la culture, qui emploie pour armes le ridicule et le mépris contre ceux qui ne se rendent pas à son orthodoxie". Mais du pire peut naître le salut du monde moderne. Du choc, au fond de la conscience, entre le scepticisme et l' instinct vital, de la lutte éternelle entre les deux puissances de notre être, -celle qui veut l' immortalité, celle qui nourrit les complaisances pour le tout-fait, l' habituel et la mort, -jaillit en effet "la sainte, la douce, la salvatrice incertitude, notre suprême consolation". Le scepticisme n'est pas surmonté, ni oublié: il devient un scepticisme actif, qui sans cesse se combat lui-même et nourrit ses énergies de son éternel déchirement. C'est là l' angoisse et l'homme est d'autant plus homme et d'autant plus divin qu'il a plus de capacité pour l' angoisse. Cette guerre irréductible, au fond de chaque être, il ne faut rien faire pour l'apaiser ou la réduire: elle est formatrice, éducatrice, école de courage. Unamuno trouve un recours dans une majestueuse et ardente philosophie de la Volonté. L' existence de Dieu, envisagée de ce point de vue, ne se pose plus comme celle d'un être extérieur, mais comme la possibilité maxima de la volonté: ce Dieu peut-être n'existe pas, mais il faut le créer à notre usage, comme Don Quichotte créait ses chevaliers et ses princesses. Les thèmes de cette dernière partie, Unamuno semble les arracher de son expérience personnelle: il ne se soucie plus d'aucune explication logique. C'est le saut "existentiel" de l'extrême négation à l'extrême affirmation, à la manière du consentement nietzschéen à l' éternel retour. Cette oeuvre, si pleinement personnelle, se rattache en effet étroitement à plusieurs courants de pensée: l'influence du pragmatisme religieux de William James est certaine. Mais encore plus réelle est celle de Kierkegaard, qu'Unamuno admirait au point d'avoir appris le danois uniquement pour lire ses livres. Toute la première partie, critique, est directement inspirée de Nietzsche. Sur plus d'un point, en dépit de sa ferveur pour le catholicisme, Unamuno franchissait les limites de l'orthodoxie: sa pensée ne s'apparente pas moins à  la réaction ainti-rationaliste que menaient, à la même époque, des chrétiens comme Péguy et Claudel. En Espagne, elle fut poursuivie par José Bergamin qui, à la suite d'Unamuno, s'efforça de délivrer la religion de son aspect figé. Mais, au-delà même du christianisme, le live d'Unamuno est une étape décisive vers la solution du problème majeur de la civilisation occidentale, depuis Descartes: le dualisme corps-esprit. Avec force, il a suggéré qu'il convenait de chercher l' unité de la personnalité au delà de l'un ou de l'autre terme de cette alternative, mais dans un besoin d' immortalité.

 

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12273111698?profile=original"L'Utopie" est une oeuvre latine en prose, en partie sous forme de dialogue, de l'écrivain anglais Sir Tomas More (latinisé en Morus, 1748-1535), publié en 1516. Dans une courte introduction, où il décrit la misère du peuple anglais à son époque, More énonce sur un ton très mesuré un certain nombre de vérités particulièrement terribles, telles que: "Les brebis ont mangé les hommes", faisant par là allusion aux expropriations des terres communales effectuées par le gouvernement au profit des favoris du roi, qui les avaient transformées en pâturages et en avaient chassé les paysans, réduits désormais à s'adonner au banditisme pour vivre. "Que faites-vous, si ce n'est de créer vous-même des voleurs qu'ensuite vous punissez". En polémique avec la société de son temps, Thomas More crée un Etat idéal dans l'île imaginaire d' Utopie. Le régime social et économique de cet Etat est fondé sur le travail obligatoire et sur la journée de six heures, pour qu'il reste à l'ouvrier le temps de cultiver son esprit. Considérés comme éléments improductifs, les intellectuels ne pourront exister qu'en nombre limité. La propriété privée est supprimée conformément à la doctrine platonicienne qui veut que toutes les richesses appartiennent à l' Etat; l' argent enfin est aboli. Toute la vie économique est fondée sur l'échange de marchandises entreposées dans de grands magasins publics. Les repas d'une extrême frugalité sont pris en commun; les métaux précieux sont méprisés et l' or sert à faire les chaînes dont on attache les esclaves ou des tablettes infâmantes qu'on suspend au cou des condamnés. La description d'une réception d' ambassadeurs en habits de gala, que les Utopiens prennent pour les bouffons des ambassadeurs eux-mêmes, est d'un humour qui porte encore aujourd'hui. More justifie l' esclavage et le commerce des esclaves; il ne touche pas à l'institution de la famille, ni à la religion catholique: mais il respecte les autres croyances, à l'exception toutefois du matérialisme et de l' athéisme, dont les adeptes sont exclus des charges publiques. Il concilie ingénieusement les préceptes de la charité chrétienne avec un épicurisme modéré; en contraste avec l' ascétisme religieux du moyen âge, les Utopiens désirent pour eux-mêmes et pour leur prochain les plaisirs de l'esprit et ceux du corps, dont ils considèrent la santé comme le bien principal; ils conseillent un doux suicide comme remède à ceux qui en sont dépourvus. La constitution politique de l'Etat en question est une sorte de fédération démocratique, gouvernée par un prince, Utopus, qui est en même temps le fondateur et le législateur de l'Etat. Les lois sont peu nombreuses et claires, où il faut voir une critique au caractère compliqué et confus de la législation anglaise, cause d'abus et de malversations. Car, avant toute chose, l' Etat ne doit pas être "une conspiration des riches contre les pauvres"; quant au prince, il demeure soumis à l' Etat et au peuple. Sur le plan de l'organisation militaire, More institue la conscription obligatoire, mais seulement pour la défense du pays. La paix est considérée comme le but politique suprême de l'homme d' Etat et rien n'est plus blâmable que la gloire conquise par la force des armes. Quand ils sont obligés de faire la guerre, les Utopiens enrôlent une tribu de mercenaires, les Zapolètes: ils s'arrangent pour les envoyer aux endroits les plus dangereux; ils font ainsi d'une pierre deux coups: les survivants étant rares, ils réalisent des économies sur les fortes primes qu'ils ont promises à ces mercenaires, et font en même temps oeuvre morale en purgeant l'humanité de cette gent mauvaise. Souvent aussi ils excitent contre leurs ennemis les peuples voisins, en leur donnant de l' argent et en les amenant ainsi à combattre à leur place. Tous les moyens leur sont bons pour vaincre: fomenter des révoltes chez l'ennemi; corrompre hommes d'Etat et généraux adverses, au besoin enrôler des tueurs, chargés d'attenter à leur vie, la mort de quelques-uns devant permettre de sauver la vie d'un grand nombre. Cette oeuvre brève, qui allie aux idées traditionnelles de l'époque classique un certain nombre de principes annonciateurs des temps modernes, connut un grand succès. C'est un produit typique de la Renaissance anglaise d'avant la Réforme, qui compte parmi l'une des premières tentatives, si nombreuses en Grande-Bretagne, pour donner vie à un Etat idéal et en déterminer les lois (voir aussi "La nouvelle atlantide" de Bacon et l' "Oceana" de James Harrington). La pureté du langage, son humour ainsi que la puissance descriptive et dramatique du dialogue ont fortement contribué au succès de l'oeuvre. Celle-ci fut traduite en anglais en 1551 par Ralph Robinson.

 

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12273106077?profile=originalIl s'agit d'un essai de l'écrivain belge d'expression française Marie Delcourt (1891 - 1979), publié en 1958. Hermaphrodite est l'exemple privilégié d'un mythe pur, né de la pensée de l'homme cherchant à projeter et à cerner "la représentation la plus capable à la fois de rendre compte de ses origines et de symboliser quelques-unes de ses aspirations". Des légendes, des croyances, des rites archaïques sont à l'origine de ce mythe qu'ont cultivé à la fois les écoles, les théologies, les cosmogonies de toutes les races. "Tout se passe, en somme, comme si les Anciens avaient nettement perçu le symbolisme de la bisexualité, sans toutefois lui permettre de se fixer dans un grand mythe divin, mais en le laissant s'exprimer dans les rites, dans des cultes et dans des légendes où, du reste, sa valeur est souvent défigurée." Si les recherches des sociologues ont permis de voir dans le mythe d' Hemaphrodite la signification première de l' androgyne, C. G. Jung nous a montré son rôle dans l'univers des alchimistes, lequel reproduit dans ses grandes lignes la rêverie où le conscient rejoint l' inconscient, où animus s'unit avec anima pour recomposer avec elle une psyché en équilibre". Dans l' antiquité, les hommes se déguisaient en femmes et les femmes en hommes lors de nombreuses fêtes religieuses, beaucoup de divinités avaient une forme masculine et une forme féminine, souvent les êtres (comme Tirésias) changeaient de sexe et la Grèce honorait un dieu Hermaphroditos que tardivement l'on représente debout (Berlin, Epinal) ou couché, voire endormi (Louvre, Vatican...).

Marie Delcourt, qui semble avoir pénétré les secrets des magies de l' antiquité, traite ce sujet délicat dans tous ses détails, expliquant bien que cet être hybride était né d'une idée (réunir dans une créature les qualités et les forces des deux sexes) que l'on a voulu concrétiser, idée qui se retrouve chez la plupart des philosophes, entre autres dans le fameux mythe du "Banquet", où Platon raconte comment des êtres doubles furent séparés par Zeus en deux moitiés qui cherchent toujours à se rejoindre. C'est ainsi que dans son dernier chapitre, "le symbole androgyne dans les mythes philosophiques", Marie Delcourt étudie les auteurs et leurs oeuvres, qui, à partir de l'image d' Hermaphrodite, ont traduit une commune aspiration à l' unité, un rêve de régénrérescence, "un effort aussi pour rattacher l'une à l'autre l'idée d'un Dieu qui doit être parfait et la réalité d'un monde qui ne l'est pas". L'auteur commente dans un exposé sommaire, mais brillant: I "L' Orphisme", II "Platon", III "La Gnose et l' hermétisme", IV "Le phénix", V "La magie et l' alchimie". Petit livre, mais en tous points excellent par la richesse de l'information, la clarté et la fermeté de l'exposé, la façon dont Marie Delcourt initie au monde de la tératologie.

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Jacques Maritain: Humanisme intégral

12273102689?profile=original"Humanisme intégral" est un essai du philosophe français Jacques Maritain (1882-1973), publié en 1936. C'est avec "L'homme et l' Etat" (1951), le plus important des ouvrages politiques de l'auteur et l'apparition de ce livre, à l'heure où commençait la guerre civile espagnole, devait éveiller un trouble profond en beaucoup de consciences catholiques. Maritain traite ici du problème de la civilisation chrétienne, de la "chrétienté". Celle-ci ne se confond pas avec l' Eglise elle-même: la chrétienté appartient à l'ordre temporel et humain; c'est un certain régime temporel dont les structures sont imprégnées, à des degrés variables, par la conception chrétienne de la vie. Il n'y a qu'une vérité religieuse intégrale, mais il peut y avoir des civilisations chrétiennes diverses, selon les exigences particulières de tel ou tel âge historique. Ce problème, d'ordre pratique et éthique, est d'ailleurs commandé par un problème spéculatif: qu'est-ce que l'homme? Dans la première partie de son livre, Maritain examine ce qu'il appelle "La tragédie de l' humanisme". A l' humanisme médiéval, qui ne comportait pas de réflexion de l'homme sur sa condition, sur le mystère propre de sa liberté, la Réforme et la Renaissance ont opposé une réhabilitation agressive de la créature: le luthérianisme comme le molinisme expriment un même humanisme anthropocentrique fondé sur la foi dans la nature et dans la liberté humaine conçues hors de la causalité divine. Dès lors, s'est ouverte la tragédie de l'homme européen: n'étant plus rapporté à son origine et à ses fins transcendantales, l'homme va bientôt s'enfoncer dans le biologique (comme chez Darwin et chez Freud) ou dans la masse sociale (comme le marxisme et les totalitarismes modernes). Est-ce à dire cependant qu'il faille condamner absolument toutes les valeurs du monde moderne? Loin de le penser, Maritain s'efforce de sauver ces valeurs en les intégrant à une conception chrétienne du monde. L'erreur de l' humanisme classique n'a pas été de faire prendre à l'homme conscience de lui-même, mais de lier cette prise de conscience au rejet de Dieu et des fins suprêmes de la création; l'erreur de l' humanisme classique est d'avoir été anthropocentrique mais non pas d'avoir été un humanisme; à partir de là, une nouvelle civilisation chrétienne de la réhabilitation de la créature et de la liberté, mais dans leur ordination finale à Dieu, Maritain envisage alors de quelle manière cette réhabilitation pourra se traduire dans le domaine du temporel et de la politique. La chrétienté médiévale, peu sensible, dans l'ordre pratique, à la distinction du sacré et du profane, a vécu sur l'idée de la force au service de Dieu; le temporel était considéré comme une simple fonction du sacré; l' unité de la société était fondée sur l'unité de la religion. Après l'affirmation humaniste de l'âge classique, il est aujourd'hui impossible d'attendre la renaissance de cette forme "sacrale" de chrétienté, laquelle ne constitue d'ailleurs qu'une étape mineure dans le développement de la conscience politique. A l'idée médiévale de la force au service de Dieu, il faut substituer l'idée de "la sainte liberté des enfants de Dieu", où Maritain voit le mythe dynamique de la civilisation chrétienne à venir. Il précise ensuite dans ses grandes lignes l' "idéal historique" de cette nouvelle chrétienté: elle devra d'abord s'accommoder de la situation de fait de notre temps, essentiellement pluraliste. On ne peut plus fonder l' unité sociale sur l' unité de foi et il faut proclamer l' égalité politique des chrétiens et des non-chrétiens. Au point de vue économique, une société fraternelle devra remplacer la société paternaliste d'autrefois. Au point de vue politique enfin, c'est dans le sens d'une démocratie personnaliste que les chrétiens, selon Maritain, doivent désormais diriger leurs efforts. Liberté et accomplissement de la personne; sens précis de l' autonomie du temporel comme fin intermédiaire ou "infravalente" à l'égard de la vie éternelle, telles sont les deux bases fondamentales de la nouvelle chrétienté. L'auteur s'interroge enfin sur les moyens concrets et prochains de la politique: en souhaitant une collaboration active, sur le plan temporel, des chrétiens et des non-chrétiens, il rejette radicalement tout machiavélisme: la politique ne peut être conçue comme une pure technique, indifférente à la morale. Sur un autre plan, la politique chrétienne d'aujourd'hui a pour devoir de tenir compte de la prise de conscience du prolétariat et du rôle historique de celui-ci: la classe ouvrière est déjà devenue une force, elle a encore à devenir une "personne", mais elle n'y parviendra qu'en se référant aux principes dont le christianisme a le dépôt. Reste le grand défi, celui qui est porté aux hommes de liberté par les régimes totalitaires: en face de ce défi, les chrétiens ont sans doute la solution du martyre, mais ils ont aussi la certitude de n'être pas enfermés dans une tragédie. Dieu demeure finalement seul maître de l' histoire et les efforts déployés aujourd'hui pour un avenir si lontain soit-il, mais juste, ne sauraient être perdus. Par "Humanisme intégral", Maritain a contribué à détacher définitivement un grand nombre de jeunes intellectuels chrétiens des idéologies de droite qui avaient paru longemps indissociables du christianisme; il a défini les principes fondamentaux de cette démocratie "chrétienne" et "personnaliste" vers laquelle parurent s'orienter plusieurs pays européens après 1945.

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