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éthique et spiritualités (38)

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Dans sa personne comme dans sa pensée, Paul fut et demeure encore aujourd'hui la figure la plus discutée du christianisme. Son autorité d'apôtre elle-même fut âprement contestée jusqu'au sein des communautés chrétiennes qu'il venait de fonder (surtout Gal., I et II ; II Cor., X à XII). Dans une de ses parties tardives (début du IIe s.), le Nouveau Testament se fait déjà l'écho de l'incompréhension et des fausses interprétations dont le « paulinisme » fut très tôt la victime : « Il y a [dans ses lettres ] des points difficiles à comprendre dont les personnes ignorantes et mal affermies tordent le sens » (II Pierre, III, 16). Actuellement, les uns accusent Paul d'avoir trahi la pensée de Jésus et de lui avoir substitué un système doctrinal compliqué et même révoltant par certains de ses aspects. D'autres, non moins catégoriques, le considèrent comme le premier et le plus grand interprète de la foi chrétienne. Lui-même, d'ailleurs, s'exprimait sur son oeuvre et sa personne en des termes parfois étranges : « Celui qui me juge, c'est le Seigneur. C'est pourquoi, ne jugez de rien avant le temps, jusqu'à ce que vienne le Seigneur, qui mettra en lumière ce qui est caché... » (I Cor., IV, 4-5). Intraitable sur son autorité d'apôtre du Christ, légitimement fier de son oeuvre missionnaire, il n'avait pas moins conscience d'une certaine faiblesse, qu'il assumait en la rapprochant de celle de Jésus : « Jusqu'à cette heure, nous souffrons la faim, la soif, la nudité ; nous sommes maltraités, errant çà et là » (I Cor., IV, 11-13). Et il ajoutait : « Je me plais dans les faiblesses, dans les outrages, dans les calamités, dans les persécutions, dans les détresses pour le Christ ; car, quand je suis faible, c'est alors que je suis fort » (ibid.,  v. 10). Nietzsche a bien vu l'importance de ces déclarations, qui sont au coeur de la vie et de la pensée de l'apôtre. Il y décelait la signature d'une religion décadente : « Le christianisme a incorporé la rancune instinctive des malades contre les bien portants, contre la santé. Tout ce qui est droit, fier, superbe, la beauté avant tout, lui fait mal aux oreilles et aux yeux. Je rappelle encore une fois l'inappréciable parole de saint Paul : « Dieu a choisi ce qui est faible devant le monde, ce qui est insensé devant le monde, ce qui est ignoble et méprisé » ; c'est là ce qui fut la formule, in hoc signo  la décadence fut victorieuse » (L' Antéchrist ). Mais, en citant la Ire Épître aux Corinthiens (I, 28), Nietzsche en omettait la fière conclusion : « Dieu a choisi les choses qui ne sont point [...] pour réduire à néant celles qui sont. » Il n'y avait pas, chez Paul, le moindre goût pour la médiocrité. Cette faiblesse « choisie », il en voyait les victoires sur l'ignorance et l'erreur dans sa propre destinée et dans celles des communautés chrétiennes qu'il fondait. Entre les années 30 et 60, parmi toutes les religions orientales qui faisaient la conquête de l'Occident, de Rome en particulier, aucune ne prit pied aussi rapidement dans les diverses provinces de l'Empire et jusque dans la capitale que celle des disciples du Christ Jésus. On ne comprend pas ce voyageur infatigable en dehors de la progression de ce petit peuple dans le pourtour méditerranéen. Au printemps 55 ou 56, écrivant de Corinthe aux chrétiens de Rome, déjà nombreux et remuants, Paul annonçait son intention de passer par la capitale pour se rendre en Espagne et, à propos du sens et du style de son activité personnelle, il recourait (Rom., XV, 18-21), assez cavalièrement, à une citation de l'Ancien Testament (Is., LII, 15), qui situait sa personne et son oeuvre dans ces temps derniers de l'histoire où le Dieu d'Israël devait se faire connaître à tous les peuples de la terre : « Ceux à qui il n'avait point été annoncé verront, et ceux qui n'en avaient point entendu parler comprendront. »

1. Les sources

Les sources qui permettent de connaître l'apôtre Paul sont toutes contenues dans le Nouveau Testament et, pour l'essentiel, sont des lettres de l'apôtre. La critique historique tient généralement pour authentiques, dans l'ordre chronologique, la Ire Épître aux Thessaloniciens, écrite au printemps de l'année 50 à Corinthe ; la IIe Épître aux Thessaloniciens en est probablement une imitation tardive, à la fois très proche de la première et nettement différente sur certains points (fin du monde et avènement du Christ). Du séjour mouvementé de Paul à Éphèse, de 54 à 56, datent sans doute l'Épître aux Galates, la plus polémique et la plus autobiographique de ses lettres, et l'essentiel de ce que le Nouveau Testament nomme les deux Épîtres aux Corinthiens, où il faut voir un amalgame de diverses lettres de l'apôtre écrites à ceux-ci pendant ce qu'on appelle avec raison la crise corinthienne. On y trouve l'écho de la première rencontre du christianisme naissant avec la mentalité et la religiosité grecques du temps. A cette même période éphésienne appartiennent probablement les épîtres dites de la captivité, le billet à Philémon et la lettre aux chrétiens de Philippe ; cette dernière est aussi, semble-t-il, formée de plusieurs billets ; elle contient quelques lignes capitales de Paul sur son passage du judaïsme à la foi au Christ et la manière dont il comprenait sa propre existence chrétienne (III, 4-14). Certains pensent que cette captivité ne fut pas celle d'Éphèse mais celle de Rome (en 60) ou celle de Césarée (58-59). C'est sans doute à Corinthe, au printemps 55 ou 56, que fut écrite l'Épître aux Romains (excepté, peut-être, le chap. XVI), qui, sans être un traité dogmatique, constitue certainement l'expression à la fois la plus complète et la plus concentrée de l'Évangile paulinien. D'autres épîtres du Nouveau Testament, même si on ne peut les attribuer à Paul, ne doivent pas être négligées dans une appréciation de sa pensée et de son influence. On sait que le procédé de la pseudonymie (attribution de son oeuvre par un auteur anonyme à un grand personnage du passé) était courant dans l'Antiquité. Les lettres deutéro-pauliniennes sont l'Épître aux Colossiens, tenue pour authentique par de nombreux critiques, et l'Épître aux Éphésiens ainsi que les Épîtres dites pastorales (I et II Tim. et Tite).

A cette documentation déjà variée et de qualité s'ajoute celle des Actes des Apôtres qui, en leur chapitre IX, racontent la conversion de Paul puis, du chapitre XIII à la fin du livre, présentent un récit continu des voyages et des aventures missionnaires de l'apôtre jusqu'à son arrivée à Rome en 60. Ce précieux récit, cependant, ne peut être utilisé qu'avec circonspection. Il a reçu sa forme définitive plus de vingt ans après la mort de l'apôtre ; il obéit à des intentions d'édification bien apparentes et se trouve souvent en contradiction avec les données, plus proches des faits, des lettres de l'apôtre (comparer, par exemple, le récit personnel de Gal., I, 13 et II, 14 avec Actes, XV, ou les trois récits des Actes de la conversion de Paul aux chap. IX, XXII et XXVI à ce que Paul en dit lui-même). Cette circonspection est de rigueur, en particulier, quand il s'agit des grands discours que les Actes des Apôtres prêtent à Paul, à Antioche de Pisidie (Actes, XIII, 16-41), à Athènes (Actes, XVII, 22-31), à Milet (Actes, XX, 18-35), à Jérusalem (Actes, XXII, 1-21) et à Césarée devant le roi Agrippa (Actes, XXVI, 2-23). Les données des Actes des Apôtres sur Paul ne peuvent donc être acceptées ou rejetées globalement ; sans doute composites, elles doivent être analysées et comparées à celles des épîtres pour chaque fait particulier.

2. Esquisse biographique

Le milieu religieux

La vie de Paul étant relativement bien connue, le caractère personnel de la documentation ne doit pas faire oublier que cette destinée, certes exceptionnelle, demeure incomprise, et même faussée si on l'isole des ensembles auxquels elle appartenait : le christianisme naissant gagnait alors le monde méditerranéen et faisait partie lui-même de la grande mutation religieuse et culturelle qui, à la faveur de la paix romaine, mettait en contact le Proche-Orient et l'Occident.

Paul (Saul pour ses coreligionnaires juifs) est né à Tarse, capitale de la province romaine de Cilicie, vers le début de l'ère chrétienne, dans une famille juive de stricte observance pharisienne (Actes, XXI, 39 ; XXII, 3 ; Phil., III, 4-6). Dès sa naissance étaient ainsi fixées deux composantes majeures de sa destinée : l'attachement passionné au particularisme juif, scellé par la circoncision, et un contact intime avec la culture hellénistique, dont le grec tardif était alors la « langue commune » dans tout le bassin méditerranéen. Qu'on ne se représente donc pas la jeunesse de Paul confinée, à Tarse, dans un ghetto juif de province. Il y avait dans l'Empire quatre à cinq millions de Juifs, souvent fort cultivés (ainsi Philon à Alexandrie), en contact incessant les uns avec les autres et avec Jérusalem, passant d'une synagogue à l'autre et y accueillant d'innombrables païens attirés par le monothéisme juif (les « craignant-Dieu ») ou franchement convertis à la religion juive et donc circoncis (les « prosélytes »). Les pharisiens de cette Diaspora appartenaient le plus souvent à l'école d'Hillel qui se distinguait à la fois par un zèle ardent, dont la circoncision était l'emblème, et une grande ouverture d'esprit dans l'interprétation de la foi traditionnelle. Comme le père de Paul, beaucoup de ces Juifs de la Dispersion avaient acquis ou reçu la citoyenneté romaine (Actes, XVI, 37 ; XXII, 28). C'est très probablement à Jérusalem que Paul vint parfaire sa formation religieuse et qu'il devint « irréprochable quant à la justice de la loi » (Philipp., III, 6), c'est-à-dire inattaquable dans la connaissance et la pratique des traditions juives les plus exigeantes. C'est là qu'il devint persécuteur de l'Église (Gal., I, 13 ; Phil., III, 6) ; par là il faut entendre, contre le récit indubitablement romancé du livre des Actes, qu'il s'efforça de réfuter la foi nouvelle dans sa tendance la plus critique à l'égard du judaïsme et, déjà, la plus universaliste qu'elle prenait chez des « hellénistes », c'est-à-dire chez des disciples de Jésus d'origine juive, mais appartenant au judaïsme de la Diaspora, tel Étienne. Après le martyre d'Étienne, ces chrétiens durent quitter Jérusalem et c'est à Damas que Paul se proposait de les retrouver et de les confondre (Actes, VII et VIII ; Gal., I, 13-14).

La conversion

La conversion de Paul ne fut donc pas préparée par un temps d'inquiétude religieuse. Les témoignages de l'apôtre et ceux des Actes déjà cités s'accordent à en faire un événement inattendu et même brutal. Le persécuteur fut interpellé sur le chemin de Damas par le Ressuscité, convaincu de son erreur et immédiatement mobilisé pour la mission chrétienne chez les païens. Paul rangera lui-même cet événement dans la série des apparitions du Ressuscité à ses apôtres (I Cor., XV, 8-9 ; voir aussi Gal., I, 15-16). Il n'est guère possible d'en dire plus, mais deux remarques s'imposent ici. En premier lieu, il paraît certain qu'au moment de sa conversion Paul avait déjà une connaissance précise de la foi nouvelle, puisqu'il en persécutait les adeptes les plus avancés (les hellénistes) et en réfutait l'affirmation essentielle, à savoir que « le Dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob, le Dieu de nos pères, a glorifié son serviteur Jésus » (Actes, III, 13). En second lieu, comme l'indique cette citation, sa conversion ne fit pas de Paul le propagandiste d'une religion nouvelle. Au contraire, en donnant sa foi au Christ, il eut et garda jusqu'à sa mort la certitude de demeurer fidèle au Dieu de ses pères. Plus encore, il eut la conviction, constamment explicitée en de longues démonstrations théologiques, que la foi au Christ constituait dès lors la seule manière d'être fidèle à l'authentique tradition israélite, car « ce sont ceux qui croient qui sont fils d'Abraham » (Gal., III, 6 ; Rom., III, 31 à IV, 25 ; IX-XI).

La vie de Paul, après sa conversion, échappe presque complètement à l'historien pendant une période de quinze ou seize ans. Cette lacune est d'autant plus grave qu'elle recouvre deux faits capitaux et solidaires : la première relation du nouvel apôtre avec l'Église mère de Jérusalem, et les premières formulations de sa prédication. Il semble qu'il faille préférer ici les brèves indications autobiographiques, mais polémiques, de l'Épître aux Galates (I, 16-24) aux données hautes en couleur mais souvent obscures des Actes des Apôtres (IX, 19-30 ; XI ; XIII-XIV). On s'en tiendra seulement au plus sûr : le nouveau converti, après un bref séjour à Damas, où se trouvait déjà une importante communauté de disciples issus de la Diaspora juive, prêche la foi nouvelle « en Arabie », c'est-à-dire dans les villes hellénistiques florissantes de Transjordanie : Petra, Gerasia, Philadelphia (aujourd'hui Amman). Puis il « revient » (Gal., I, 17) à Damas, et, de là, trois ans après sa conversion, fait un premier et bref séjour à Jérusalem où, sans doute par crainte des Juifs, il ne voit que Pierre et Jacques, « le frère du Seigneur » (Gal., I, 19). Il n'est donc pas un isolé prêchant des idées originales ; sa foi est très probablement celle de l'Église de Damas et il n'ignore pas l'importance de ceux de Jérusalem. Mais il n'est pas non plus un apôtre de deuxième zone, aux ordres de Damas ou de Jérusalem. « J'allai ensuite dans les contrées de la Syrie et de la Cilicie » (Gal., I, 21), ce qui correspond à peu près à Actes, IX, 30. La Syrie, c'est Antioche, où, entre-temps, la foi nouvelle avait été communiquée non seulement à des Juifs de la Diaspora mais, fait décisif et qui explique seul les développements ultérieurs, à des « Grecs », c'est-à-dire à des païens (Actes, XI, 19-21) : Paul ne fut donc pas le premier à annoncer l'Évangile du Christ aux païens. La Cilicie, c'est Tarse, où il retrouve la ville et la culture qu'il connaît parfaitement. Pendant cette longue activité, un homme que l'on connaît mal - et, une fois de plus, un « helléniste » -, Barnabas, originaire de Chypre, semble avoir grandement contribué à mettre Paul en liaison avec les « chrétiens » (Actes, XI, 26) d'Antioche et aussi, peut-être avec ceux de Jérusalem.

Les missions de Paul

Les événements d'Antioche comme l'ampleur de l'activité missionnaire de Paul faisaient apparaître des questions délicates. Il y allait de la communion, dans une même Église, des chrétiens d'origine juive et des chrétiens d'origine païenne ; il y allait aussi de la cohésion de la mission au sein des trois groupes nettement distincts ; les Juifs de Palestine, les Juifs de la Diaspora et les païens, auxquels s'ajoutait encore une catégorie non moins importante par la suite, les païens déjà acquis à la foi juive (craignant-Dieu et prosélytes) au moment de leur contact avec la prédication chrétienne. Vingt années ne s'étaient pas écoulées depuis la mort de Jésus que se posait, pour le fond comme pour les méthodes missionnaires, la question de l'essence et de la cohérence de la foi nouvelle. Cette question fut discutée, sinon définitivement réglée, au « colloque de Jérusalem », en 48 ou 49 (Gal., II, 1-10 ; Actes, XV, 1-34). Ici encore, on préférera la brève notice paulinienne au long récit, farci de discours de grands personnages, que présentent les Actes. On retiendra trois éléments. Tout d'abord, Paul, pas plus que la première fois, ne se présenta point à Jérusalem en accusé, encore moins en quémandeur d'une autorisation quelconque, mais, fort d'une « révélation » (Gal., II, 2), il « exposa » (ibid. ) l'Évangile qu'il prêchait et qu'illustrait à ses côtés Tite, un chrétien d'origine païenne. En deuxième lieu, les colonnes de la communauté jérusalémite - Jacques, Pierre et Jean - « reconnurent la grâce » qui avait été accordée à Paul (la grâce de l'apostolat non celle, présupposée, du pardon) et, plus particulièrement, la responsabilité de la mission chez les païens. En troisième lieu, le récit paulinien, sans doute plus réaliste que celui des Actes, ne fait pas état d'une décision de l'Église entière de Jérusalem ; il mentionne même avec insistance l'intervention de « faux frères », qui « épiaient la liberté que nous avons en Jésus-Christ » (Gal., II, 4), et auxquels Paul dut résister. Il restait donc dans l'Église de Jérusalem un groupe de « judaïsants » intraitables qui, malgré l'accord scellé entre Paul et les « colonnes », n'allait pas tarder à se manifester.

C'est ce qui arriva à Antioche, où Paul et Barnabas poursuivaient et élargissaient leur activité. On place généralement à ce moment le voyage missionnaire à l'île de Chypre, à Perge en Pamphylie, Antioche de Pisidie, Iconium, Lystres et Derbé, voyage que les Actes (XIII et XIV) situent avant la rencontre de Jérusalem. De retour à Antioche, les missionnaires y trouvèrent Pierre : « Il mangeait avec les païens » (Gal., II, 12), conformément aux décisions prises au colloque. Mais, de mystérieux personnages étant venus de Jérusalem (étaient-ils envoyés par Jacques ?), « on le vit s'esquiver et se tenir à l'écart » (Gal., II, 12), ce qui provoqua une violente intervention de Paul et des difficultés avec Barnabas, son compagnon de toujours. Cet incident d'Antioche, que les Actes se gardent bien de raconter, montre à quel point l'entente était encore fragile et comment Paul, bien loin de ne se battre que sur le plan des idées, entendait que le comportement et l'organisation des Églises correspondissent à la « vérité de l'Évangile » (Gal., II, 5).

Sur la suite des entreprises missionnaires de Paul, on peut être bref, car les données du livre des Actes se font plus précises et peuvent être corrigées par ce que Paul lui-même dit de son activité dans les lettres qu'il écrivit à ses Églises. Repartant d'Antioche avec Silas, après un nouveau conflit personnel avec Barnabas (Actes, XV, 36-40), Paul visita d'abord les communautés déjà prospères de Syrie et de Cilicie. Puis il gagna Derbé et Lystres où il fit la connaissance d'un « disciple » (sans doute un chrétien), « fils d'une femme juive et d'un père grec » (Actes, XVI, 1), qu'il circoncit et qui devait devenir, avec Tite, un de ses principaux collaborateurs. C'est mal comprendre Paul que de lui refuser la liberté d'avoir circoncis Timothée. Sa polémique contre la circoncision, qui allait remplir l'Épître aux Galates, ne s'adressait qu'à ceux qui en faisaient un préalable du salut. Au colloque de Jérusalem, Paul se devait de refuser de faire circoncire Tite ; à Lystres, pour des raisons pratiques que les Actes ne rapportent peut-être pas exactement, il pouvait circoncire Timothée. Poussant jusqu'en Galatie, Paul y fonda des Églises qui devaient par la suite lui donner les pires inquiétudes ; celles-ci expliquent la polémique acerbe de l'Épître aux Galates, si précieuse pour la connaissance de la vie et de la pensée de l'apôtre. Il est curieux que, mentionnant cette « traversée » de la Galatie, les Actes ne fassent aucune mention des Églises que Paul y laissa (Actes, XVI, 6). Descendant à Troas, Paul et ses compagnons gagnèrent Philippe où la fondation de l'Église donne de nouveau matière à un récit coloré (Actes, XVI, 11-40), partiellement confirmé par les billets contenus dans l'Épître aux Philippiens. Puis ce furent les péripéties de Thessalonique, de Bérée, d'Athènes et, enfin, la fondation de la très importante communauté de Corinthe, que l'on connaît mieux que toutes les autres grâce à la correspondance recueillie dans les deux Épîtres aux Corinthiens. C'est à Bérée ou à Corinthe que commença l'activité littéraire de Paul ou, du moins, la brève période de huit à dix ans pendant laquelle il écrivit toutes les lettres qui nous sont parvenues. Bien que, sur ce voyage extraordinairement fécond, le récit des Actes soit sans doute schématique, on peut apercevoir que l'apôtre eut affaire aux trois groupes d'hommes mentionnés plus haut : des Juifs demeurés strictement attachés à leur religion, et par là opposés à Paul, des Juifs hellénisés plus ouverts à la prédication évangélique, et des païens, ou des païens déjà sympathisants ou même convertis au judaïsme (et donc circoncis).

Derniers voyages et captivité

Après être resté « assez longtemps » à Corinthe (Actes, XVIII, 18), Paul regagna Antioche en passant par Éphèse, mais il est peu probable qu'il vint à Jérusalem (Actes, XVIII, 22). Puis il entreprit ce qu'on appelle maladroitement son troisième et dernier grand voyage : « Après avoir parcouru les hautes provinces de l'Asie » (Actes, XIX, 1), il réapparut à Éphèse où s'ouvrit pour lui la période la plus agitée et la plus féconde de sa vie (53 à 55). Au travers de dangers qu'on discerne mal, il annonça l'Évangile, fit face à des oppositions féroces et variées, écrivit des lettres enflammées (les Épîtres aux Galates, aux Corinthiens ; des billets aux Philippiens ; ce petit joyau de tendresse et de fermeté qu'est l'Épître à Philémon). Puis, dévoré d'inquiétude au sujet de l'Église de Corinthe, il y envoya successivement Timothée et Tite, non sans y avoir fait lui-même une apparition dramatique. C'est le lieu de citer l'évocation lyrique, et polémique, qu'on trouve de ces incessants tracas dans la IIe Épître aux Corinthiens (XI, 26-29). En s'excusant de parler de lui-même, mais puisqu'on lui oppose à Corinthe des gens qui ont souffert comme « ministres du Christ », il précise : « Souvent en danger de mort, cinq fois j'ai reçu des Juifs quarante coups de fouet moins un, trois fois j'ai été battu de verges, une fois j'ai été lapidé, trois fois j'ai fait naufrage, j'ai passé un jour et une nuit dans l'abîme [...]. J'ai été dans le travail et dans la peine, exposé à de nombreuses veilles, à la faim et à la soif, à des jeûnes multipliés, au froid et à la nudité. Et, sans parler d'autres choses, je suis assiégé chaque jour par les soucis que me donnent toutes les Églises. Qui est faible, que je ne sois faible ? Qui vient à tomber, que je ne brûle ? »

Quittant précipitamment Éphèse, Paul se dirigea vers Corinthe par la Macédoine, où lui parvinrent de meilleures nouvelles de la situation en Achaïe. « Il se rendit en Grèce, où il séjourna trois mois. » Cette brève mention des Actes (XX, 3) ne laisse en rien imaginer que c'est pendant ce séjour à Corinthe que Paul, en route pour Jérusalem et déjà résolu à passer par Rome pour gagner l'Espagne (Rom., XV, 23-24), dicta l'Épître aux Romains, la plus importante de ses lettres. C'est une réflexion de grande envergure sur la destinée des nations, « maintenant » appelées à recevoir l'Évangile, « puissance de Dieu pour quiconque croit » (Rom., I, 16). En ce moment de sa vie, Paul était mieux placé que jamais pour se laisser interroger par le spectacle des peuples innombrables rassemblés dans l'Empire et donc comprendre la possibilité donnée à tout homme, quel qu'il soit, d'hériter du salut « par la foi, afin que ce soit par grâce » (Rom., IV, 16). Mais il avait aussi un souci plus immédiat : la collecte pour les frères de Jérusalem, non seulement oeuvre charitable, mais témoignage de l'unité toujours menacée des Églises du Christ. Comme toujours, l'apôtre associe intimement, dans sa réflexion et dans ses lettres, les aspects matériels de la vie des Églises et le sens théologique qu'ils revêtent : « Présentement, je vais à Jérusalem pour le service des saints [c'est-à-dire des chrétiens de Jérusalem]. Car la Macédoine et l'Achaïe [nomenclature typique par provinces] ont bien voulu s'imposer une contribution [littéralement une participation de solidarité] en faveur des saints de Jérusalem, qui sont dans la pauvreté. Elles l'ont décidé, mais elles le leur devaient. Car si les païens ont participé [littéralement ont été rendus solidaires] à leurs biens spirituels [allusion à l'Église mère de Jérusalem, d'où l'Évangile s'est répandu dans le monde], ils doivent subvenir également à leurs besoins matériels. Quand donc j'aurai terminé cette affaire et leur aurai remis officiellement cette collecte [littéralement : leur aurai scellé ce fruit], j'irai en Espagne en passant chez vous » (Rom., XV, 25-29).

On sait que Paul aboutit bien à Rome, mais à travers des événements plus périlleux encore que ceux qu'il entrevoyait (Rom., XV, 30-32). Le récit des Actes, pour cette dernière étape, paraît décidément trop édifiant (XXI-XXVIII) ; mais, pour l'essentiel de l'itinéraire et des faits, il doit faire écho à des sources non dénuées de solidité. Curieusement, hormis l'allusion contenue dans XXIV, 17, il ne fait aucune mention de la collecte ; sans doute cette affaire d'argent paraît-elle à l'auteur de ce livre indigne des motivations spirituelles de l'apôtre auxquelles il s'attache tout au long de sa narration. A son arrivée à Jérusalem, malgré l'accueil et les précautions de Jacques, Paul fut immédiatement plongé dans un bain de violence. Manifestement, comme dix ans plus tôt au colloque, l'Église mère était divisée à son sujet. Très intéressante est la mention, sans doute exacte, que ce sont « des Juifs d'Asie » (Actes, XXI, 27) qui ameutèrent la foule contre lui ; ils ne pouvaient lui pardonner de faire des païens, non des prosélytes du judaïsme, mais des chrétiens incirconcis. Protégé, c'est-à-dire arrêté par la police romaine, Paul fut transféré à Césarée où il attendit pendant près de deux ans d'être entendu par le gouverneur Felix et son successeur Porcius Festus, qui fit droit à sa requête de citoyen romain d'être entendu à Rome ; l'apologétique pro-romaine des Actes le montre là un peu trop confortablement installé « dans une maison qu'il avait louée » (Actes, XXVIII, 30), bien que les prisons antiques aient été souvent plus humaines, et plus perméables aux visites, que ne le sont les pénitenciers actuels. Le récit des Actes lui-même fait allusion à un procès et à une condamnation capitale, non immédiate mais certaine, qu'on peut situer au début de l'an 60 (Actes, XX, 22 et suiv. ; XXI, 10 et suiv.). Vers les années 96, l'Épître de Clément aux Corinthiens  fait plus qu'une allusion à cette mort violente, en y associant celle de Pierre : « C'est par suite de la jalousie et de la discorde [maux que Clément combat à Corinthe, et qui jouèrent un si grand rôle dans la destinée de l'apôtre] que Paul a montré comment on remporte le prix de la patience. Chargé sept fois de chaînes, banni, lapidé, devenu un héraut en Orient et en Occident, il a reçu pour sa foi une gloire éclatante. Après avoir enseigné la justice au monde entier, atteint les bornes de l'Occident, accompli son martyre devant ceux qui gouvernent, il a quitté le monde et s'en est allé au saint lieu, illustre modèle de patience. » Du style ampoulé de Clément on peut déduire qu'il n'apprend rien aux Corinthiens ; il rédige un morceau de rhétorique sur un sujet connu. Les mots « atteint les bornes de l'Occident » pourraient faire penser que l'apôtre a pu réaliser son projet d'atteindre l'Espagne avant de mourir (Rom., XV, 28). Mais aucun indice sûr ne confirme cette hypothèse, ni dans les Actes, ni dans les Épîtres pastorales (fin du Ier siècle), ni ailleurs. Paul a disparu dans l'ombre.

3. Esquisse théologique

Une pensée en mouvement

Dans l'activité débordante de Paul et dans les sujets de tous genres abordés par ses lettres, est-il possible de discerner une ligne, une motivation cohérente ? On a tout fait de Paul, y compris le destructeur du message de Jésus. Pour répondre à cette question, il faut d'abord relever un fait que l'esquisse biographique a peut-être déjà fait remarquer. Dans son action comme dans sa pensée, Paul ne crée pas ex nihilo . La foi au Christ l'a précédé, et même dans son orientation universaliste, principalement chez les « hellénistes ». A Damas puis surtout à Antioche, Paul a été accueilli dans une vie communautaire, liturgique et théologique certes non encore hiérarchiquement instituée, mais déjà fort riche. On trouve dans ses lettres de nombreux textes que l'analyse littéraire n'hésite pas à tenir pour pré-pauliniens (par exemple, I Cor., XV, 3-6 ; I Cor., XI, 23-26 ; Phil., II, 5-11 ; Rom., I, 2-6 et même peut-être le fond de Rom., III, 21-30, où l'on reconnaît le programme théologique paulinien) ; et ces textes sont capitaux. Quand Paul dit qu'il a « reçu du Seigneur » ce qu'il a enseigné aux Corinthiens (I Cor., XI, 23), il ne fait pas allusion à une communication individuelle du Ressuscité ; il veut dire que ce qu'il a reçu de ses devanciers (Églises, autres apôtres, trésor anonyme liturgique et kérygmatique), il se l'est approprié comme venant du Seigneur lui-même agissant dans son Église. Les textes cités plus haut montrent bien le comportement de Paul à l'égard de ce trésor traditionnel : bien loin de le transmettre mécaniquement, il le commente, le malaxe, l'applique à des situations concrètes, en insistant sur sa portée polémique et sur ses implications insoupçonnées. On en aura une idée en examinant dans le détail, par exemple, ce qu'il fait du credo primitif dans la Ire Épître aux Corinthiens (chap. XV).

Un autre fait à souligner est la mobilité incessante de cette vie et de cette pensée. Paul « voyage » en théologie autant que sur les mers et sur les routes. Il n'eut jamais pour ambition d'aboutir à des formules satisfaisantes et définitives. Bien que ses lettres fourmillent de formulations originales et synthétiques, son langage demeure incandescent et se modifie à chaque étape de ses voyages missionnaires et de ses polémiques avec les Églises. Ainsi, dans sa lettre aux Thessaloniciens, il se meut encore dans des catégories apocalyptiques juives ; le Christ est celui « qui nous délivre de la colère à venir », c'est-à-dire du jugement à la fin des temps, que Paul tient pour imminent (I Thess., I, 10). Quatre ans plus tard, reprenant les formules traditionnelles, il présente surtout le Christ dans son oeuvre historique, sur la croix ; et il résume sa polémique contre la tentation légaliste, à laquelle succombaient déjà les Églises de Galatie, dans l'exclamation célèbre : « Loin de moi la pensée de me glorifier [de donner un sens à ma vie] en autre chose que la croix de notre Seigneur Jésus-Christ » (Gal., VI, 14). Mais, pendant cette même période éphésienne, dans ses discussions avec les chrétiens de Corinthe, il amorce une réflexion totalement nouvelle sur le thème, central pour des Grecs de l'époque hellénistique, de la puissance divine dans la faiblesse de l'homme. Bien loin d'affirmer simplement, comme le ferait une apologétique de bas étage, que le christianisme seul est source de puissance divinisante, il présente paradoxalement Jésus-Christ, son Église et son apôtre comme « faiblesse de Dieu » pour le salut des hommes (I Cor., I, 17-31). Un dernier exemple de cette mobilité constante, non seulement du langage mais du propos théologique, est fourni par l'Épître aux Romains, dictée à la fin de la crise corinthienne : elle témoigne d'un renouvellement, ou plutôt d'une série de renouvellements presque absolus par rapport aux lettres aux Corinthiens. Dans une première partie, Paul décrit la détresse et le salut de l'homme dans une terminologie juridique qui lui vient de ses origines juives et qui lui est sans doute la plus familière : l'homme est interpellé au jugement de Dieu et en Jésus-Christ, il est gratuitement justifié (Rom., I-IV). Dans une deuxième partie, s'inspirant librement des mystères grecs, Paul montre comment l'homme, par l'Évangile et par la foi, est rendu solidaire du Christ crucifié, c'est-à-dire entraîné dans la mort pour être associé à la vie de Jésus et « vivre pour Dieu » (Rom., V-VI). Dans une troisième partie, la formulation se transforme encore : asservi à la loi, dominé par la chair, l'homme est « maintenant » libéré par l'Esprit (Rom., VII-VIII). Enfin, dans une dernière partie, la pensée embrasse l'histoire de tous les peuples de la terre, montrant qu'Israël, dont « la chute a été la richesse du monde », aura bientôt part au salut avec toute l'humanité (Rom., IX-XI).

L'essence de la prédication paulinienne : la justification gratuite

Cependant, dans cette mobilité foisonnante, on aperçoit, plus ou moins accentué, le sujet constant de la prédication paulinienne. Dire qu'il y est toujours question de Jésus-Christ serait trop facile. Toutes les Églises avec lesquelles l'apôtre a croisé le fer portaient et invoquaient le nom du Christ, comme le montrent les adresses des épîtres. Mais ce n'était pas là pour Paul une garantie de leur fidélité. Dire que Paul fut un grand mystique et que sa théologie rend compte d'une expérience religieuse exceptionnelle est également insuffisant, car, précisément à Corinthe où la mystique charismatique et gnostique fleurissait, Paul s'est employé à ramener l'attention de ses correspondants, non sur ses propres expériences, pourtant bien réelles (II Cor., XII, 1-6), mais sur le Christ historique, c'est-à-dire sur le Crucifié (I Cor., II, 1-5). Affirmer que Paul fut avant toute chose un missionnaire et un constructeur d'Églises n'est, certes, pas faux. Encore faudrait-il déceler la motivation de cette hâte apostolique et constater qu'après les avoir « fondées » ou « plantées » (I Cor., III, 1-19) Paul se préoccupait fort peu d'organiser ses communautés et encore moins d'y instituer des responsabilités hiérarchiques, ou même sacerdotales. On s'étonne, par exemple, que dans ses développements sur l'eucharistie ou sur le baptême il ne fasse jamais allusion à des ministres seuls habilités à présider ces célébrations.

Il est, par contre, un thème qui non seulement est l'objet de développements explicites et nombreux dans les épîtres mais qui, et ceci est significatif, affleure là même où l'on s'y attend le moins. C'est, dans les termes mêmes de l'apôtre, celui de la « justice de Dieu », c'est-à-dire, plus explicitement, la justification de l'homme, par la foi, sans les oeuvres de la loi ; ou encore, avec la référence expresse au Christ, la justification de l'homme, par la grâce de Dieu, en vertu de la rédemption accomplie en Jésus-Christ. De telles expressions se retrouvent au fond de toutes les épîtres, dans de larges exposés polémiques (par exemple : Gal., II et III ; Rom., III-V ; Philipp., III) et au sein de développements qui paraissaient s'orienter vers de tout autres perspectives. Ainsi, lorsque Paul médite sur la destinée de tous les peuples de la terre, brusquement apparaît la figure de l'individu justifié par la foi (Rom., IX, 30 et suiv. ; X, 4-6). S'embarrasse-t-il un peu dans la définition du ministère chrétien, il le présente inopinément comme le « ministère de la justice », c'est-à-dire comme le ministère évangélique qui justifie l'homme, « beaucoup supérieur en gloire » au ministère mosaïque lui-même, lequel donne la mort (II Cor., III, 7-11). Pense-t-il au jugement dernier, il pose la question de la destinée dernière de l'homme en termes strictement juridiques qui, pour lui, peuvent seuls rendre compte de la situation réelle de l'homme : « Qui accusera les élus de Dieu ? », à quoi il répond simplement, fort de sa foi au Christ : « C'est Dieu qui les justifie ! » (Rom., VIII, 33). A l'école de l'Ancien Testament et fidèle à la ligne la plus profonde du judaïsme de son temps, Paul pense donc qu'une seule question est vraiment décisive pour l'homme, c'est celle de sa situation « devant Dieu » (Rom., III, 20 ; I Cor., I, 29). Que tout homme puisse et doive vivre « maintenant » en paix avec Dieu à cause de Jésus-Christ, c'est ce qu'il a voulu maintenir jusqu'au bout, contre toute recherche anxieuse ou prétentieuse de justice propre ou d'autosatisfaction, fussent-elles fondées sur la Loi (comme en Galatie), sur l'expérience de l'Esprit et la connaissance divinisante (comme à Corinthe) ou même sur l'« aliment spirituel » reçu dans les sacrements (I Cor., X, 1-12). A ce sujet, l'ancien pharisien qu'il était savait ce qu'il disait : « Moi aussi, j'aurais sujet de mettre ma confiance en la chair [c'est-à-dire en l'homme, et en l'homme religieux] [...] circoncis le huitième jour, de la race d'Israël, de la tribu de Benjamin [...], irréprochable quant à la justice de la loi. Mais ces choses qui étaient pour moi des gains, je les ai regardées comme une perte, à cause du Christ. » Son projet de vie, c'est d'être trouvé par Dieu non avec sa propre justice, « celle qui vient de la Loi, mais avec celle qu'on reçoit par la foi au Christ, la justice qui vient de Dieu par la foi » (Phil., III, 8-9).

4. Paul et Jésus

Si tel est le fond de l'entreprise missionnaire et théologique de Paul, comment comprendre sa relation avec Jésus ? Ce qui est évident, d'abord, c'est l'extraordinaire différence de style et de situation entre les récits évangéliques et les épîtres pauliniennes. Deux ou trois ans après la mort de Jésus, Paul se joint à une communauté qui, déjà, reconnaît en Jésus « celui que Dieu a glorifié » (Actes, III, 13). Il est donc inexact d'affirmer que Paul fut le créateur de la foi au Ressuscité en opposant cette foi à la « simple » confiance de Jésus envers Dieu. Si grande qu'ait été l'importance de Paul dans le christianisme naissant, c'est une erreur historique que d'en faire le propagandiste individuel d'idées inédites. D'autre part, c'est également une erreur d'opposer la simplicité des Évangiles aux complications théologiques pauliniennes. Les Évangiles n'ont reçu leur forme définitive que vingt à quarante ans après la mort de Paul. Ce sont des écrits tardifs par rapport aux lettres pauliniennes et leurs conceptions théologiques, pour s'exprimer dans un autre langage que celui de Paul, n'en sont pas moins nourries de la foi au Ressuscité, tributaires de milieux chrétiens postpauliniens, et fort élaborées. Il faut comparer Paul et Jésus à un niveau plus profond : ce qu'ils ont voulu l'un et l'autre - Paul après Jésus, ou plus exactement Paul à cause de Jésus -, n'est-ce pas le même retour en grâce de l'homme séparé de Dieu ? La plus sûre tradition évangélique présente Jésus transgressant les tabous de la religion et de la morale à la recherche de « ce qui était perdu » (Luc, XV, 24), accordant librement et gratuitement sa communion aux réprouvés et aux déclassés (Matth., IX, 10-13), communiquant le pardon de Dieu sans aucun préalable de la part de l'homme, si ce n'est la foi - d'ailleurs pas toujours explicite (Marc, II, 3-12) -, rejeté, non par les mécréants de son temps mais par une élite religieuse prisonnière de ses privilèges traditionnels. Dans des conditions nouvelles, avec des moyens d'un autre ordre, ce qui se passe dans l'action missionnaire et théologique de Paul ne paraît pas différent.

 

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Saint Augustin, la Cité de Dieu

Aurelius Augustinus est né le 13 novembre 354, à Thagaste (aujourd'hui Souk-Ahras en Algérie) ; il est mort le 28 août 430 dans sa ville épiscopale d'Hippone, assiégée par les Vandales (aujourd'hui Annaba). C'est un Romain d'Afrique, qui a vécu, dans une constante fidélité à la civilisation romaine, l'effondrement de l'Empire d'Occident. Telle est la trame des événements de sa vie : contemporain des efforts de Rome pour arrêter le flot sans cesse grossissant des incursions barbares, il connaîtra la prise de Rome, en 410, et mourra, vingt ans plus tard, face aux Vandales venus de Silésie. Mais Augustin n'offre pas ce seul témoignage. Il est un chrétien de ce siècle d'or que fut le IVe siècle pour l'Église chrétienne. Le christianisme a définitivement triomphé des antiques religions païennes ; dans un Empire officiellement chrétien, il est la seule foi autorisée. Les progrès démographiques, culturels, sociaux de la religion chrétienne sont alors manifestes ; seul, et pour longtemps encore, le monde rural résiste. La recherche doctrinale n'a cessé de se développer, à travers la grande crise causée par l'arianisme. Augustin est ainsi le contemporain des grands penseurs chrétiens d'Orient. Mais sa situation d'Africain, si elle le rattache à la glorieuse tradition d'une Église illustrée par Cyprien de Carthage, l'isole en partie, tandis que les événements dramatiques du début du Ve siècle coupent presque définitivement l'Afrique du monde oriental. Cet homme de la fin de l'Antiquité, ce chrétien hanté par les problèmes essentiels de la grâce, de la structure de l'être de Dieu, du Bien, est enfin un écrivain de génie. Avec Cicéron, il est sans doute l'homme que nous connaissons par le plus grand nombre de témoignages. Auteur d'une oeuvre imposante par la quantité et surtout par la profondeur de la pensée, son action ne cessera de se développer dans l'Occident médiéval, lors de la Réforme et jusqu'à nos jours, informant non seulement la pensée catholique mais, dans une mesure importante, toute méditation philosophique sur le destin de l'homme.

1. La vie et l'homme

Jeunesse et conversion

Augustin est né citoyen romain, d'une famille assez modeste : son père, Patricius, était l'un de ces petits propriétaires fonciers qu'une fiscalité écrasante conduisait assez promptement à la ruine. Mort alors qu'Augustin était jeune, Patricius avait cependant fait commencer à son fils des études supérieures que ce dernier ne put poursuivre que grâce à la générosité d'un ami de sa famille. Il acheva donc le cursus  traditionnel de toute éducation libérale antique, à Carthage, métropole de l'Afrique romaine. La culture que le jeune Augustin reçut le marqua très profondément. Culture plus littéraire que philosophique, où l'étude appliquée et fervente des grands classiques latins constitue l'essentiel : Virgile, égal pour les Romains à Homère, Cicéron, les historiens. Ensuite, l'acquisition d'une rhétorique, c'est-à-dire de l'art de parler en public de façon à séduire et convaincre l'auditoire. Inutile de souligner qu'évêque, Augustin se souviendra parfaitement des leçons reçues à Madaure et à Carthage. Il ne découvrit la philosophie que vers dix-neuf ans, et seul, en lisant l'Hortensius  de Cicéron. Pour acquérir une véritable culture philosophique, il aurait fallu qu'il pût étudier à l'Université d'Athènes ou à celle d'Alexandrie. Il n'eut jamais cette chance, et sa culture philosophique - si profonde sera-t-elle par la suite - aura toujours quelque chose de celle d'un autodidacte. Car, contraint de faire vivre sa famille, il devient professeur. Il ouvre une école à Thagaste, puis occupe à Carthage l'emploi officiel de rhéteur. La jeunesse dorée de la seconde ville de l'Empire le déçoit. Après dix ans, Augustin s'établit à Rome. Là, les étudiants le satisfont par leur application... mais semblent oublier trop souvent de le payer. Grâce à des amis bien placés, il obtient enfin une chaire de rhétorique à Milan, résidence impériale et alors capitale de l'Empire romain d'Occident. Une belle carrière, en dehors de l'enseignement, le tente. Pourquoi ne deviendrait-il pas gouverneur de province ? C'était compter sans l'inquiétude métaphysique qui, tout au long de ces années laborieuses, ne lui laissait pas de repos. A trente-deux ans, il se convertit et demande le baptême.

De cette conversion, nous possédons le récit émouvant qu'Augustin lui-même a tracé dans les Confessions , qui sont peut-être le chef-d'oeuvre de la littérature psychologique religieuse de tous les temps. Si l'on tente de résumer cet itinéraire spirituel, on peut isoler trois grands obstacles auxquels Augustin, né d'un père païen mais d'une mère chrétienne, se heurta durant tant d'années, avant de devenir chrétien. D'abord le sentiment, partagé par nombre d'intellectuels antiques, que la Bible était un livre « barbare », trop souvent irrationnel, incompréhensible pour tout esprit humain désireux de parvenir à la sagesse, bref, un livre culturellement inférieur aux grandes oeuvres de l'Antiquité gréco-romaine. Le christianisme parut très tôt à Augustin une religion « de bonnes femmes », bonne pour les incultes. L'acquisition, au même moment, d'une certaine culture philosophique ne fit qu'accroître ce sentiment. Jeune rhéteur à Carthage, Augustin fut attiré par le manichéisme. Durant neuf ans, il chercha dans cette religion l'accès à la vérité. Or, la métaphysique manichéenne n'était pas sans grandeur et pouvait bien tenter un esprit aussi profondément religieux que celui d'Augustin. En termes satisfaisants pour la raison humaine, elle exposait le tragique conflit entre le Bien et le Mal, cause éternelle de scandale pour tout homme épris de justice : le Mal est une substance corporelle ; l'Esprit, un corps subtil répandu dans l'espace. Ce dualisme expliquait à la fois la beauté du cosmos et les désordres du monde vivant. Pour échapper à ce mal matériel, les manichéens prônaient un ascétisme rigoureux, car l'idéal de toute vie parfaite est d'arriver à dégager de la matière qui les entoure les parcelles de lumière qui se trouvent en chacun. Par là, le manichéisme pouvait contribuer à résoudre le problème de la responsabilité de l'homme. Augustin, qui avait tellement l'expérience de cette lutte intérieure entre le désir du Bien et les pulsions mauvaises, fut séduit, un moment, par cette théorie, qui faisait de chaque homme le champ clos où les deux principes se livraient une lutte sans merci et toujours renaissante. Il n'est pas jusqu'au caractère parfois ésotérique de cette religion, réservée au petit nombre des élus, qui n'ait tenté le jeune intellectuel. Mais il fut vite déçu. Même la rencontre, tant attendue, avec le grand docteur de la secte, Faustus, ne lui apporta pas les assurances qu'il recherchait. Le troisième obstacle, enfin, qu'il ne faut pas majorer, fut son attachement à une femme, qui lui donna un fils, Adéodat. Il vivait avec elle depuis l'âge de dix-sept ans, et lui resta fidèle jusqu'à la rupture, imposée quatorze ans plus tard par la mère d'Augustin, Monique. La fidélité à cet amour est profondément émouvante. La rupture fut imposée pour des raisons sociales : cette liaison pouvait être un empêchement à la belle carrière un instant entrevue et, dans la société de castes qui était celle du Bas-Empire, un homme du rang d'Augustin ne pouvait pas régulariser une telle liaison. Il faut noter, en plus, qu'une fois converti, pas un instant Augustin ne songea à transformer cet attachement, maintenant jugé coupable, en un mariage chrétien. La conversion au christianisme imposait, à ses yeux, le renoncement à toute union charnelle, fût-elle bénie par l'Église.

Qu'on ne s'y trompe pas ! Certes, les Confessions  sont remplies d'aveux de fautes de toutes sortes, mais il ne s'agit, sur le plan moral, que de peccadilles. L'essentiel est que ces « désordres » si regrettés témoignent d'une conscience inquiète et d'un amour encore inconscient pour Dieu. A Milan, Augustin découvre le néo-platonisme, à travers la prédication de l'évêque Ambroise et dans les conversations qu'il tient avec le prêtre Simplicius et un grand intellectuel païen, Mallius Theodorus. La lecture des Ennéades  de Plotin achève cette mutation intellectuelle : enfin, il connaissait une philosophie qui pouvait expliquer rationnellement et fonder, en quelque sorte, une foi religieuse ! Augustin fut émerveillé, ne saisissant pas toujours que ce néo-platonisme n'était peut-être pas si adéquat à la foi chrétienne que le laissait entendre l'interprétation ambrosienne. Peu importe, il était prêt à ce saut vers Dieu que devait être sa conversion. La scène est bien connue : une voix, entendue dans le jardin de sa maison à Milan, Tolle , lege , lui intime l'ordre de suivre l'enseignement des Épîtres de Paul. Après des vacances universitaires passées à Cassiciacum où, avec des amis fidèles, il rédige ses premiers Dialogues  philosophiques, Augustin reçoit le baptême. Après la mort de sa mère, il revient à Thagaste, vend les rares biens qui lui restent de l'héritage paternel et groupe autour de lui quelques fidèles avec lesquels il mène, durant trois ans, une vie monastique consacrée à la prière et à l'étude (388-391).

L'évêque d'Hippone

Cet amour de la vie contemplative, Augustin le sacrifia très vite, en répondant à l'appel populaire des chrétiens d'Hippone qui l'élirent pour aider leur évêque Valère, déjà âgé et qui, Grec d'origine, parlait assez mal le latin. Cinq ans plus tard, Augustin était nommé évêque coadjuteur avec promesse de succession ; en 395-396, il devenait le chef de l'Église d'Hippone et allait le rester jusqu'à sa mort. L'importance du siège (Hippone était la seconde ville d'Afrique), mais surtout sa valeur personnelle et une activité inlassable devaient faire du jeune évêque l'animateur de toute l'Église d'Afrique, l'appui de son ami Aurelius, primat de Carthage conférant à son action toute l'autorité canonique nécessaire. Continuant à vivre avec ses clercs une vie monastique dont la règle fut à l'origine des nombreuses communautés médiévales de chanoines, Augustin eut à résoudre non seulement les multiples problèmes locaux mais les conflits plus généraux posés à l'Église d'Afrique par les donatistes et les pélagiens. Tâches locales d'abord, et à elles seules lourdes à assumer : la structure ecclésiale est encore au IVe siècle toute centrée autour de l'évêque, qui préside quotidiennement la liturgie, prêche pratiquement tout seul chaque dimanche, les jours de fêtes et, dans certains cas, plusieurs fois le même jour ; l'évêque se fait aussi catéchiste, défenseur des pauvres devant les fonctionnaires du fisc impérial, tuteur d'orphelins, etc. De plus, dans l'Empire chrétien, chaque évêque avait à juger tout procès civil où l'une des parties avait fait appel devant sa juridiction. Ce fut, semble-t-il, l'une des plus lourdes tâches pour Augustin qui, chaque jour, après l'office liturgique, fut contraint de se rendre, pour de longues heures, au tribunal. Mais cela ne l'empêcha jamais de parcourir l'Afrique, pour des conciles, des prédications demandées, des réunions contradictoires avec ses adversaires, donatistes, pélagiens, ariens. Et l'on sait la difficulté de ces voyages, accomplis le plus souvent à cheval ou à dos de mulet. Comment préserver un peu de temps pour réfléchir, répondre à des correspondants répartis dans tout l'Occident ? On comprend que lassé, parfois, Augustin se soit plaint du « fardeau épiscopal ».

Dès le début de sa vie sacerdotale, Augustin s'est heurté au difficile problème posé à l'Église d'Afrique par le schisme donatiste : issu de l'épuration qui suivit la grande persécution de Dioclétien au début du IVe siècle, le parti donatiste regroupait, en principe, les anciens résistants s'opposant à l'Église officielle jugée trop laxiste. Partisans de la rigueur envers ceux qui avaient failli lors de la persécution (lapsi) , et partisans de leur réintégration s'affrontèrent dans chaque cité. Se fondant sur une théologie sacramentaire rigoriste - tout sacrement conféré par un ministre indigne est invalide - les donatistes érigèrent une Contre-Église, développant une hiérarchie parallèle, et procédèrent à des « rebaptêmes ». Dès Constantin, l'intervention du pouvoir impérial pour soutenir l'Église officielle d'Afrique contribua certainement à développer chez les donatistes un obscur sentiment nationaliste. Ce premier blocage fut renforcé par un second : l'existence parallèle d'un important mouvement de revendication sociale ; les travailleurs agricoles saisonniers, les « circoncellions », Berbères employés par les grands propriétaires romanisés, constituèrent un milieu de recrutement privilégié pour l'Église donatiste. Elle prétendait être la seule Église des Purs et des Saints, et développait un messianisme accueillant à ce prolétariat rural qui se sentait, pour toutes autres raisons que les schismatiques religieux, tout autant frustré par la société officielle romaine d'Afrique.

Devant cette prétention des schismatiques à réaliser autour d'eux seuls l'unité des chrétiens, Augustin adopta plusieurs attitudes successives. Par des conférences et des controverses passionnées, mais toujours courtoises, il tenta d'abord de convaincre les schismatiques de se rallier : à ces avances, les donatistes répondirent par le silence et refusèrent toute tentative de solution de la crise. En 411, une conférence contradictoire rassembla à Carthage, sous la présidence d'un commissaire impérial, les évêques des deux sectes : 286 évêques catholiques et 279 donatistes ; trois jours de débat, à la fin desquels l'envoyé de l'empereur proclama vainqueurs les catholiques, dont le porte-parole avait été Augustin. En réalité, cette conférence marqua l'intervention brutale du bras séculier : définitivement condamnés, les donatistes furent partout pourchassés par la police impériale ; la loi punit de mort ceux qui tenaient des réunions interdites. Ce n'est pas sans peine qu'Augustin s'était décidé à faire appel à la force publique pour résoudre un conflit purement disciplinaire et religieux à l'origine, et il paraît à peu près certain que la peur de la jacquerie déclenchée par les circoncellions ne fut pas étrangère à sa décision. Il intervint à plusieurs reprises, ensuite, pour recommander aux policiers impériaux la clémence. Le donatisme ainsi persécuté ne disparut cependant pas entièrement et connaîtra un bref regain lors de l'invasion vandale.

A peine le conflit donatiste était-il en voie de solution qu'un autre problème grave sollicitait l'attention de l'évêque d'Hippone. Un concile réuni à Carthage condamnait, en 411, la doctrine d'un moine, Celestius, qui se réclamait de l'enseignement de Pélage, moine breton très influent dans une certaine société aristocratique romaine. Le concile pria Augustin de réfuter ces théories, jugées hérétiques, sur la grâce, le péché originel et le libre arbitre. Avec Pélage et Celestius, ainsi que Julien d'Eclane leur successeur, Augustin allait trouver des adversaires de taille. L'importance de ces controverses pélagiennes ne peut être sous-estimée : non seulement elles occupèrent Augustin jusqu'à sa mort (il était en train de rédiger une réfutation d'un long traité de Julien d'Eclane), mais c'est à la théologie qu'il développa contre eux qu'Augustin doit d'être passé à la postérité comme le grand docteur catholique de la grâce et de la prédestination. Esprits raffinés, rompus aux discussions philosophiques, habiles en l'art de la dialectique, très imbus de droit canon, faisant appel des décisions d'un concile régional à un autre concile, grands connaisseurs de la Bible, profondément religieux et ascètes sans reproches, les pélagiens menèrent dure vie à l'évêque d'Hippone. Condamnés par l'Église d'Afrique, blanchis au concile de Diospolis, Pélage et Celestius intriguèrent à Rome : les Africains mirent en garde le pape, saisirent le gouvernement impérial, obtinrent enfin une sentence de bannissement d'Italie. Sans cesse Augustin, maintenant déchargé en partie de ses tâches quotidiennes, s'efforça de réfuter leurs erreurs doctrinales.

Les dernières années furent assombries par l'invasion vandale : des troupes furent envoyées pour défendre l'Afrique ; c'étaient des Goths qui avaient pour chapelain un évêque homéen, Maximin. Pour Augustin, ce fut l'occasion de tenter une réunion publique contradictoire et de tenir de réduire, une fois de plus, cette hérésie qui avait occupé une telle place au IVe siècle, et que l'invasion barbare allait étendre à tout l'Occident. Il y a quelque chose d'émouvant dans cette joute théologique que tiennent, au soir de leur vie, dans une Afrique romaine que les Vandales s'apprêtent à envahir, le vieillard d'Hippone et le représentant ultime d'une foi révolue ; c'était vraiment la fin d'une époque. Aucun des deux adversaires ne put réussir à réduire l'autre à quia ; ils convinrent de continuer le débat par écrit. Les événements ne devaient pas leur en laisser le temps. Le comte d'Afrique Boniface, battu par les Vandales, s'enferma dans Hippone assiégée. Augustin avait septante six ans. Malgré le siège, il accomplit scrupuleusement les devoirs de sa charge : prier, écrire, enseigner son peuple, visiter les nombreux réfugiés qui cherchaient dans les remparts d'Hippone une provisoire défense contre les Barbares. Il tomba malade au troisième mois du siège et, ayant légué son bien le plus précieux, ses livres, à l'Église d'Hippone, il mourut le 28 août 430. Lorsque, après un siège de dix-huit mois, les Vandales s'emparèrent de la ville, l'incendiant et la pillant, ils respectèrent le tombeau et la bibliothèque d'Augustin.

Une personnalité attachante

A travers la trame des événements et l'importance d'une oeuvre inégalée, nous saisissons bien l'homme que fut Augustin. Il s'est d'abord raconté, analysé avec un luxe de scrupules. Sa vie fut écrite par son disciple Possidius. Une très abondante correspondance (218 lettres conservées) non seulement avec des évêques comme Paulin de Nole, Aurelius de Carthage, mais avec des prêtres, des laïcs, des ministres, des empereurs, nous montre quelle fut, de son vivant, sa renommée, d'Afrique en Italie, de Gaule en Dalmatie. L'homme qu'il fut nous apparaît d'abord comme un être doué d'une étonnante mémoire : il sait la Bible par coeur, comme l'attestent les récentes études sur l'emploi qu'il fait des citations scripturaires à l'appui de sa théologie. Orateur né, il est de plus profondément spéculatif : la grande oeuvre qu'il consacre à l'explicitation du mystère trinitaire témoigne des efforts, parfois difficiles à suivre, pour saisir un problème sous tous ses aspects, l'approfondir sans cesse. Mais il est aussi un homme d'une sensibilité facile à émouvoir, et pas seulement - comme le cliché traditionnel le laisserait croire - dans les Confessions , mais tout au long de sa vie, dans ses Sermons  comme dans cette oeuvre grandiose qu'est La Cité de Dieu , dans ses Lettres  comme dans les traités théologiques les plus ardus. Tout le porte aux élans mystiques, depuis le cri des Confessions  : « Car notre coeur est inquiet jusqu'à ce qu'il repose en Toi, Seigneur », jusqu'à la certitude du repos éternel, toute sa vie est animée d'un ardent désir de connaître Dieu. Il ne s'agit pas d'une mystique d'abandon, qui connaîtrait des extases psychosomatiques, mais de la mystique rationnelle d'un homme qui ne cesse d'être un penseur, un philosophe, un théologien profondément marqué par l'expérience quotidienne de la vie spirituelle. Bref, un homme à la recherche du bonheur et qui pense que Dieu est le Bien suprême dont nous pouvons jouir : cette « jouissance de Dieu » est le but même de toute vie humaine ; apprendre à connaître Dieu et à connaître l'homme, tel était le programme que le jeune converti se traçait à Cassiciacum. Il y est resté fidèle, et cette patiente interrogation, ce dialogue ininterrompu entre un homme et son Dieu est sans doute, dans la vie d'Augustin, ce qui est le plus attachant, parce que le plus révélateur de son être profond.

2. Les oeuvres

L'oeuvre est immense ; le biographe d'Augustin, Possidius, se demande si « un seul homme pourrait tout lire et tout connaître » : 113 traités, certains de dimensions considérables comme La Cité de Dieu , le De Trinitate  ; 218 Lettres , plus de 500 Sermons  nous ont été conservés. Les dimensions mêmes d''une telle oeuvre, sa variété ne permettent qu'une présentation schématique. Il est évident que c'est l'événement qui, la plupart du temps, a inspiré à Augustin le désir de rédiger tel traité : sa théologie est souvent occasionnelle. C'est là un trait profond de son caractère que cette hâte à rédiger une réfutation, à prendre parti. Mais, fréquemment, le temps lui manque pour terminer l'oeuvre, surtout si elle est d'une certaine ampleur : il a mis vingt ans à rédiger les quinze livres du De Trinitate , treize pour ses douze livres Sur la Genèse , quatorze pour achever La Cité de Dieu.  A la fin de sa vie, il se préoccupera de dresser le catalogue de ses oeuvres, d'en expliquer l'élaboration, de réfuter encore certains arguments adverses, de mieux expliquer sa théorie. Essayant à son tour de rendre compte de l'oeuvre de son maître, Possidius s'est contenté d'en classer les divers éléments selon les adversaires d'Augustin. Il distingue ainsi les oeuvres écrites contre les païens, contre les astrologues, contre les juifs, contre les manichéens, contre les priscillianistes, contre les donatistes, contre les pélagiens, contre les ariens, contre les apollinaristes. Un tel classement mutile la réalité historique, car il s'en faut que ces divers adversaires aient présenté la même importance et aient donné lieu à des écrits comparables. Récemment, H. Marrou, se livrant « à ce petit jeu du digeste », a condensé en quatre formules l'activité littéraire et doctrinale d'Augustin : « Philosophe de l'essence contre les manichéens ; docteur de l'Église contre les donatistes ; théologien de l'histoire contre les païens ; champion de la grâce contre les pélagiens. Mais, ajoute-t-il, ce jeu n'a d'intérêt que si l'on sait n'en pas être dupe, car cela est beaucoup trop sommaire. » En effet, si importante qu'ait été la controverse doctrinale, elle n'explique pas toute l'oeuvre du docteur africain. Son génie était trop riche pour entrer dans les limites étroites d'un classement de genre littéraire ou doctrinal : certaines Lettres  sont de vrais traités ; sa curiosité est grande, ne laissant de côté aucun aspect de la culture humaine (il a écrit à la fois un traité Sur la musique , des Dialogues  empreints de philosophie néo-platonicienne, des pages célèbres sur l'usage de la grammaire, recueilli de précieux renseignements sur la religion romaine antique, etc.).

Évêque responsable de l'éducation chrétienne de son peuple, Augustin a rédigé de petits traités de théologie morale, visant à fournir les conseils nécessaires à la vie quotidienne : Sur le mensonge, Sur le jeûne , Sur le culte des morts , Sur la virginité , Sur le bien du mariage , etc. ; des traités de catéchèse : De catechisandis rudibus , destiné au peuple de Carthage, De la doctrine chrétienne , où il pose les fondements de la culture chrétienne, ouvrage qui aura une influence prépondérante durant tout le Moyen Age et sur un homme comme Érasme. Mais, surtout, il commente inlassablement l'Écriture. Pour lui, comme pour tous les Pères de l'Antiquité chrétienne, l'Écriture est la source de toute la doctrine chrétienne, l'aliment de toute vie spirituelle : dès le XVIIe siècle, une statistique minutieuse relevait dans son oeuvre 42 816 versets scripturaires cités et commentés. En fait, le nombre en est beaucoup plus important, car Augustin, citant de mémoire, paraphrase souvent, tisse littéralement son texte de versets bibliques, par une recherche stylistique volontaire, analogue à celle qui introduit des citations de Virgile et de Cicéron qui, elles aussi, abondent. Car l'Écriture est la parole de Dieu, devant laquelle celle de l'homme ne peut que s'effacer. La Genèse, les Psaumes, l'Évangile de Jean, certaines Épîtres pauliniennes, les Évangiles synoptiques ont été particulièrement commentés, dans des sermons soit prêchés et recueillis par des tachygraphes, soit dictés en vue d'une édition. Dans ses commentaires de l'Écriture, Augustin a développé le plus souvent une exégèse mystique et allégorique.

L'importance de son oeuvre doctrinale sera soulignée plus loin ; mais il convient de marquer ici l'étonnante maîtrise d'un style ébouissant. Les très nombreuses études stylistiques récentes ont recensé l'art accompli de jouer de toutes les figures de la rhétorique ; antithèse, métaphore, prose rythmée, style ternaire, rimes sonores et allitérations. Le style d'Augustin, c'est l'accomplissement parfait d'une technique d'expression, mise au service d'une pensée géniale. Il a su conserver fidèlement les leçons de la tradition antique et user d'une langue nerveuse, vivante, comprise de ses lecteurs et de ses ouailles, adaptant à la psychologie et à la sensibilité des foules les termes techniques que le christianisme avait reçus du grec ou de l'hébreu. Il est le père du latin ecclésiastique, outil merveilleux et unique de toute la culture philosophique du Moyen Age et de la Renaissance.

Enfin, l'homme Augustin ne cesse d'être présent. Ses oeuvres autobiographiques sont les plus connues, elles demeurent une source inépuisable pour l'historien comme pour le psychologue religieux et le théologien : les treize livres des Confessions  ont été rédigés entre 397 et 401, et constituent une véritable innovation dans la littérature antique. Henri Marrou a bien montré comment ce livre dépasse la simple analyse psychologique et implique une anthropologie métaphysique ; c'est en analysant sa propre expérience qu'Augustin découvre « l'absence de Dieu dans le péché... la capacité de Dieu dans l'inquiétude... la présence enfin reconnue de Dieu dans la vie de la grâce... ». Aveu de faiblesses trop humaines, mais aussi confession de foi et chant d'action de grâces pour la présence mystérieuse de Dieu aux côtés de l'homme. Les Rétractations , écrites au soir de sa vie, en 426-427, sont aussi un témoignage de l'humilité d'Augustin : « Je revoyais mes modestes ouvrages et si quelque passage me blessait ou pouvait blesser autrui, tantôt je le condamnais, tantôt, pour le justifier, j'éclaircissais le sens qu'on devait lui donner. » Ainsi, dans une oeuvre inégalée, Augustin a réuni en une puissante synthèse à la fois l'héritage d'une culture antique dont il n'a cessé de se réclamer et qu'il a profondément aimée, et les développements de toute la pensée chrétienne réalisés au cours des cent dernières années. Influences du passé, courants de pensée de son époque sont ainsi rassemblés dans un mélange nouveau dont héritera, et en partie vivra, le Moyen Age.

3. La pensée d'Augustin

La pensée doctrinale d'Augustin s'est développée progressivement, ne parvenant que par étapes, à la suite des circonstances et parfois sous l'action de la controverse, à la prise de conscience de chaque vérité et à la perception lucide du rôle de cette vérité dans l'ensemble de la révélation chrétienne. Lui-même donne souvent à ses lecteurs le conseil de « progresser avec lui » : la perspective historique est donc essentielle à la compréhension de son oeuvre. Dès sa jeunesse, il a été conquis par la théorie d'une hiérarchie des êtres que professait la philosophie néo-platonicienne ; cela restera l'un des cadres fondamentaux de la pensée augustinienne. Au sommet, l'Etre qui seul « est » - qui vere est, qui summe est -  Dieu, plénitude et perfection. La création, elle, n'est composée que d'êtres lacuneux, qui doivent revenir à la totalité divine. C'est une philosophie de l'essence bien plus que de l'existence, encore qu'Augustin connaisse, personnellement, tous les problèmes inhérents à la condition humaine. Le mal n'est donc pas un être en soi, mais un moins-être, la lacune du bien, ce qui empêche l'homme d'être pleinement, comme l'est Dieu. Le seul problème est donc de parvenir à la connaissance de ce Bien suprême, de ce Dieu qui donnera à l'homme les véritables dimensions de son être.

Dieu

Toute la pensée de l'évêque d'Hippone est naturellement tournée vers Dieu, tendue vers lui. Mais comment l'atteindre ? Converti, Augustin ne se pose pas le problème d'un Dieu dont il faut démontrer l'existence, mais d'une foi qu'il faut acquérir à travers l'Écriture sainte et l'enseignement de l'Église. Non que cette priorité de la foi soit pour lui obscurcissement de la raison humaine : Intellige ut credas , affirme-t-il, tu dois comprendre pour croire. La foi, don de Dieu, doit être nourrie, soutenue par l'exercice, d'une raison humaine ; la foi cherche Dieu, mais c'est l'intelligence qui le trouve. Où ? D'abord dans toute vérité éternelle - comme le sont les vérités mathématiques - reflet de la splendeur divine. Mais surtout, selon l'enseignement de l'Écriture, c'est dans l'homme même qu'il faut aller chercher le point de départ de la connaissance de Dieu, puisque l'homme a été fait à son image et à sa ressemblance (Genèse, I, 26). Ce qu'il y a dans la créature de plus pur, de plus parfait peut déjà être une image de la plénitude de l'Etre de Dieu.

C'est dans son traité Sur la Trinité  (comptant 15 livres, rédigés de 399 à 419) qu'Augustin a le mieux illustré cette méthode d'approche. Venant après les grands conciles du IVe siècle qui, sous l'impulsion de la crise arienne, avaient défini le contenu du mystère d'un Dieu en trois personnes, Augustin part de cette vérité de foi : une seule nature divine subsistant en trois personnes, et essaie de comprendre. Certes, il n'est pas dupe : le mystère, pour un chrétien, si théologien soit-il, doit et ne peut que rester mystère. Augustin ne cesse de dire que ni nos paroles ni nos concepts ne peuvent rendre compte de l'infini de Dieu : Si comprehendis, non est Deus , s'écrie-t-il, par exemple dans le Sermon 117.  Mais, précisément, le rôle de la raison humaine et de l'intelligence est de chercher malgré tout, par l'exercice normal de leurs facultés, à s'approcher et à comprendre le mieux possible. Si Dieu s'est révélé comme Trinité à travers tant de théophanies de l'Ancien Testament et du Nouveau, il doit bien exister dans l'âme humaine des traces de cette structure divine, des analogies grâce auxquelles nous pourrons saisir quelque chose de ce mystère de Dieu. A travers toute la création, Augustin retrouve un rythme ternaire : mesure, nombre, poids ; unité, forme, ordre ; être, forme, subsistance ; physique, logique, éthique ; naturel, rationnel, moral ; partout, la subtilité d'analyse augustinienne découvre des images trinitaires qui l'émerveillent. Mais c'est dans l'homme surtout qu'il découvre que les facultés psychologiques sont autant d'images trinitaires : esprit, connaissance, amour ; mémoire, intelligence, volonté ; mémoire de Dieu, intelligence, amour. Il ne se contente pas de ces sortes de triades anthropomorphiques, il les épure en démontrant leur valeur analogique : ainsi la mémoire peut se souvenir de l'homme, mais aussi de Dieu ; l'âme pense donc à Dieu et aime, non plus une créature dont elle se souvient, mais Dieu lui-même. Enfin, il affirme que tout cela n'est qu'image, approximation, manière de parler et que tout ce que nous pouvons concevoir de plus proche de Dieu ne lui sera jamais identique. Dans une démarche de mystique, il passe ainsi, tout naturellement, de la connaissance par analogie à la théologie apophatique, négative, en grand honneur chez ses contemporains, les Pères grecs. Cependant, si faible que soit l'esprit humain, vicié par le péché, l'âme humaine, « toujours raisonnable et intelligente... parce qu'elle a été faite à l'image de Dieu, peut, à l'aide de la raison et de l'intelligence, comprendre et voir Dieu » (De Trinitate , XIV, 4). On ne saurait trop insister : dans d'autres oeuvres, et sous l'effet fâcheux de la polémique, Augustin peut paraître parfois l'homme d'un pessimisme foncier - ses adversaires ne manqueront pas de lui dire qu'il reste manichéen - mais le fond de sa pensée est tout de confiance : l'homme est pécheur, mais il est « capable » de Dieu. La nature humaine est ordonnée à recevoir la nature souveraine de Dieu ; elle peut la posséder par participation ; elle est une grande nature. Toutes les valeurs terrestres auxquelles l'homme est à bon droit attaché, puisqu'elles sont le reflet de l'unique valeur divine, ne peuvent cependant jamais être un obstacle : l'homme n'est pas sur la terre pour lui, ni pour elles, mais uniquement pour rencontrer Dieu qui l'a créé pour Lui.

L'homme et la liberté

Cette question, primordiale, fut posée à Augustin par le pélagianisme. Les tenants de cette doctrine - qu'il faut considérer comme l'une des tendances fondamentales de l'esprit humain - professaient que l'homme seul est l'artisan de sa destinée terrestre et spirituelle. Les pélagiens insistaient avec vigueur sur la responsabilité du libre arbitre de l'homme, s'appropriant ainsi l'héritage lointain du stoïcisme et la lutte contre l'astrologie et le fatalisme astral. Mais, profondément religieux, ils cherchaient à accomplir à la perfection les commandements de la loi divine. Pélage assurait que les seules forces de l'homme y pouvaient parvenir et prônait une vie morale active, généreuse, qui attesterait dans les oeuvres la foi religieuse.

Toute l'expérience personnelle d'Augustin s'inscrivait en faux contre cette théorie : l'homme seul est pécheur, il ne peut rien. De plus, la créature n'existe que par Dieu, seul Etre au sens plénier du terme ; c'est de lui seul que l'homme doit attendre la sagesse et le bonheur. L'analyse psychologique montre que l'homme est un être profondément divisé : fait pour Dieu, il est écartelé entre le monde et le créateur du monde. Cette division à l'intérieur de chaque homme, cette lutte entre caro  et anima , la chair et l'esprit, déjà saint Paul l'avait soulignée, et combien était grand le mystère de cette lutte. Augustin, jeune, avait cru le résoudre par le manichéisme. Mais il avait compris que ce conflit existentiel de diverses volontés, qui tiraillent l'homme en des sens opposés n'était pas étranger à l'homme. Ce dernier n'est pas simplement un champ clos, passif : « C'est moi qui voulais et c'est moi qui ne voulais pas, oui, c'était bien moi (ego, ego eram ), constate-t-il au livre VIII des Confessions.  Le moi est donc au centre du choix de l'homme. Mais il savait aussi que, même lorsque la raison avait dit oui, et adhéré au christianisme, les forces lui manquaient encore. Sa conversion n'était pas due à ses seuls efforts, mais à la grâce de Dieu qui le libéra des entraves que son coeur et sa raison continuaient de susciter.

Ainsi, partant de l'expérience personnelle de sa propre conversion, Augustin développa une théologie de la grâce qui est essentiellement fondée sur l'idée que la grâce est une délectation céleste. Elle constitue l'appel à un tel bonheur qu'elle entraîne l'adhésion de la volonté de l'homme. En d'autres termes, l'amour de Dieu, que la grâce propose, peut seul entraîner l'adhésion de la volonté. Et dans l'analyse de ce mécanisme on retrouve sans peine la structure hiérarchisée des causes, chère à Augustin : cette délectation qu'est la grâce n'est qu'amour de Dieu, qui n'est lui-même que le poids intérieur de la volonté, qui n'est que l'application du libre arbitre.

Car il faut bien en revenir à ce point. Est-ce l'homme ou Dieu qui veut et décide ? Avec son habituelle finesse d'analyse psychologique, Augustin montre qu'au point de départ de nos décisions, dites libres, il y a des forces secrètes, indépendantes de notre volonté. C'est Dieu qui agit sur nous et son action accompagne sans cesse l'action de l'homme. En affirmant la nécessité de la grâce qui se manifeste par des attraits, des motivations psychologiques, il ne supprime pas pour autant la liberté. Il affirme simplement, et en partant de l'expérience spirituelle la plus authentique, que le libre arbitre suffit pour faire le mal, mais n'est pas capable, à lui seul, de parvenir au bien. Le secours de Dieu est nécessaire, sous forme d'une grâce prévenante, pour accompagner, soutenir, nourrir l'action de l'homme vers le Bien. Car Dieu, seul Etre, est aussi l'unique source de l'amour et des pensées bonnes, c'est-à-dire tournées vers la contemplation du Bien. Tout se passe donc comme si l'habitude du bien était enracinée dans l'amour de Dieu. L'action divine et la coopération de l'homme à cette action en lui-même, c'est-à-dire à la grâce, ajoutent spontanément à la nature de l'homme une nouvelle nature, une surnature , qui fait que l'homme réagit en fils de Dieu là où, seul et sans le secours de la grâce divine, il n'eût réagi qu'en homme, sous la domination de la concupiscence. Cette dernière n'est pas autre chose que la rébellion de l'âme contre sa destinée bienheureuse, une volonté pécheresse héritée du péché originel, et présente dès que l'homme n'envisage les biens de ce monde que pour eux-mêmes. D'où le refus, souvent austère, parfois exagéré, mais toujours impératif, de la sexualité, de la libido dominandi  (« volonté de puissance »), de l'esthétique pour elle-même (la musique même est d'abord moyen de connaissance de Dieu, car elle est fondée sur les mathématiques...).

Où se trouve alors la liberté de l'homme, que les pélagiens revendiquent si nettement ? Pour eux, être libre, c'est pouvoir choisir entre le Bien et le Mal. Cette liberté existe ; l'homme peut la conquérir dans sa totalité : il est, ou n'est pas libre. Augustin, lui, sait qu'il existe bien des degrés dans cette liberté et qu'en réalité, l'homme est surtout susceptible d'une libération par la grâce divine. Car nous pouvons distinguer la liberté des anges, celle des élus, celle des justes ; elle n'est en rien semblable à celle de l'homme pécheur. La philosophie néo-platonicienne avait déjà souligné la nécessité, pour l'homme, de se dépasser lui-même : Augustin fait sienne cette idée en démontrant que le libre arbitre permet à l'homme d'implorer l'aide de Dieu. La liberté s'exerce dans cette demande du secours de la grâce ; elle ne se réalise pas dans l'accomplissement du Bien. A ses yeux, la volonté libre de l'homme est d'autant plus libre qu'elle est plus docile à la grâce et à la miséricorde de Dieu. Mais cette victoire du Bien en l'homme est sans cesse remise en question. La libération du péché par la grâce est une oeuvre de longue haleine, qui ne sera achevée que dans la vision béatifique de Dieu. Certes, l'homme doit coopérer sans cesse à cette action divine en lui, mais toujours la grâce sera nécessaire pour conduire l'exercice de sa liberté : il ne s'agit pas seulement de se convertir, mais de persévérer. Dieu ne conduit pas seulement la vie de chaque homme au jour le jour, mais, l'ayant créée, il la domine et lui donne son unique but, qui est de retourner vers lui. Ainsi, face à Pélage et à Julien d'Eclane, pour qui la grâce c'est la belle nature que Dieu a conférée à l'homme : « Dieu bon a fait les choses bonnes », Augustin apparaît à la fois comme le sévère moraliste de la concupiscence et comme le théologien de la transcendance de Dieu, de son impénétrabilité. Mais il reste que le pélagianisme, en affirmant l'autonomie de l'homme doué de raison face à Dieu qui est modèle et but, posait le problème de la liberté humaine en des termes neufs : cette liberté conférait à la relation homme-Dieu un aspect de relations personnelles fondées sur une sorte de contrat, librement observé comme librement enfreint. Cette autonomie, disaient Pélage et Julien, existait aussi bien sur le plan de la sexualité ; ils marquaient ainsi un vigoureux retour à une conception du monde plus stoïcienne que néo-platonicienne. Jamais Augustin n'acceptera une telle vision des choses, qui lui paraît dangereusement étrangère à toute expérience spirituelle authentique, et qui ne place pas Dieu à sa vraie place, origine et unique but du bonheur que poursuit l'homme.

Dieu et l'histoire humaine

La spiritualité augustinienne, qui s'attache tant à montrer aux hommes que les valeurs terrestres et humaines ne sont que passagères, s'épanouit en une théologie de l'histoire, essentiellement formulée dans La Cité de Dieu.  La prise de Rome, en 410, par les Wisigoths d'Alaric ne fut politiquement qu'un raid audacieux, mais sans graves conséquences immédiates. En revanche, le retentissement psychologique fut, d'un bout à l'autre de l'Empire romain, considérable ; l'impossible s'était réalisé : « La ville qui avait conquis l'univers est à son tour conquise. »

Ce fut, pour Augustin, l'occasion d'une très profonde réflexion qui, partant d'une explication apologétique de cet événement s'est, peu à peu, élevée jusqu'à une ample vision de la foi chrétienne dans son affrontement avec l'histoire. En effet, c'est pour réfuter certains polémistes païens qui rendaient les chrétiens responsables de cette catastrophe que l'évêque d'Hippone entreprit de rédiger, dès 415, cette Cité de Dieu  ; il ne devait l'achever qu'en 427. Les trois premiers livres sont imprégnés des événements récents : sac de Rome, tortures, viols, captivités ne sont que des accidents inhérents à toute histoire humaine et Rome n'a, en fait, subi « que la coutume de la guerre qu'elle avait durant des siècles imposée à d'autres peuples ». De cela, la Providence ne peut être tenue pour responsable, car, précise Augustin, le sort de l'homme n'est pas résolu sur cette terre, ni enfermé dans les limites de sa vie charnelle. De tels malheurs n'atteignent pas l'essentiel de sa vie et ne doivent pas l'entraîner au désespoir : « La vie temporelle n'est que le noviciat de l'éternité ; les malheurs n'y sont, pour le chrétien, qu'épreuve et châtiment » (I, 29). Ce sont, en effet, les instruments d'une pédagogie divine car, pour Augustin, toute souffrance, collective ou personnelle, doit d'abord être perçue comme la juste punition de fautes graves. Précisons qu'une telle vision pénitentielle de l'événement lui est alors commune avec Jérôme et Rufin : la souffrance imposée par l'événement doit être pour chacun une occasion de pénitence et d'ascèse. Et cela ne peut que conduire le chrétien à un loyal examen de conscience : plus la crise subie est grave, plus l'homme doit choisir la direction donnée à son existence. Sera-t-il simple citoyen d'une cité terrestre dont il connaîtra toutes les vicissitudes historiques ? Ou, en même temps - car il n'est pas question de renier son métier d'homme - sera-t-il le fidèle de la cité de Dieu ? Tel est l'axe essentiel de la pensée augustinienne, cet antagonisme fondamental entre une foi chrétienne qui aspire au bonheur d'une patrie céleste, et le vieil idéal de la cité antique, seul lieu de civilisation et de bonheur. Pour un chrétien, la raison de vivre ne peut être uniquement l'épanouissement de valeurs humaines au service d'un idéal politique, si haut soit-il ; le bien public ne justifie pas un tel privilège exclusif. Car le bien et le mal sont inextricablement mêlés dans le monde comme dans la vie de chacun et l'existence humaine se joue, en réalité, dans un arrière-plan, qui transcende toute histoire purement humaine, et où seules comptent les fins surnaturelles. L'homme vient de Dieu ; avec sa grâce, il doit retourner vers lui : toute histoire s'inscrit entre ces deux pôles et tout doit être ramené à cet unique but.

Mais il n'en faut pas déduire trop rapidement que l'homme n'a rien à faire avec le monde. Au contraire. Augustin, qui affirme avec un certain courage qu'il n'existe aucun lien essentiel entre l'Église chrétienne et l'Empire, ne refuse pas pour autant son attention compréhensive, et parfois émue, à l'idéal de la cité antique. Il en marque seulement les limites. Il était trop l'héritier de la culture romaine pour ne pas sentir quelle avait été la grandeur de cette civilisation répandue sur tout le bassin méditerranéen. Mais il montre que les Romains, ne poursuivant que des ambitions terrestres, n'ont reçu que des biens passagers : Dieu leur a accordé, pour un moment, l'empire du monde. Ce qu'ils ont fait de grand, ils l'ont réalisé par patriotisme, mais ils se sont laissé entraîner à la domination, mus par cette libido dominandi  « qui est de toutes les passions humaines la plus énivrante au coeur romain » (I, 30). « Citoyens, de la seule cité terrestre, dont le règne est l'unique but de tous leurs efforts, que pouvaient-ils aimer sinon la gloire ?... L'amour de la gloire a envahi leur coeur, mais la liberté n'est rien si elle ne repose pas sur la puissance » (V, 14). Avec son habituelle finesse d'analyse, Augustin montre que le drame intérieur de la cité païenne est qu'elle est contrainte, sous peine de se détruire elle-même, de rechercher par l'emploi de ses seules forces la justice, l'ordre et la paix. Or, cela ne peut s'obtenir que de Dieu. La cité annexe donc à elle seule des pouvoirs et des vertus qui n'appartiennent qu'à Dieu. L'État romain a considéré sa loi et sa paix comme des absolus qui pouvaient transcender toute histoire humaine ; cet orgueil l'a perdu, car en voulant tout régler et tout dominer, il a rejeté Dieu. Son ordre et sa justice ne sont finalement que des parodies et une sinistre perversion d'un ordre naturel et chrétien. Ainsi l'État est idolâtre qui, s'érigeant en but suprême, accapare toute l'activité des hommes et prend la place de Dieu, « qui seul dispense la grandeur des empires selon le besoin des temps que sa Providence gouverne » (V, 26). Condamnation qui n'est pas sans appel, car l'achèvement de l'idéal de la cité antique peut se faire au contact de la foi chrétienne.

C'est au livre XIV de La Cité de Dieu  que se trouve la formule clé de cette théologie de l'histoire : « Deux amours ont bâti deux cités. L'amour de soi jusqu'au mépris de Dieu, la cité terrestre. L'amour de Dieu jusqu'au mépris de soi, la cité céleste. L'une se glorifie en elle-même ; l'autre dans le Seigneur » (XIV, 28). Ainsi la cité terrestre est, comme l'exemple romain le démontrait, tout État qui vit selon un idéal purement humain et dont les normes excluent Dieu de sa finalité existentielle. Mais la cité de Dieu ? Ne commettons pas le contresens trop facile de croire qu'elle est l'antithèse et le refus de la cité humaine. Au contraire, la cité de Dieu est la cité des hommes vivants selon la loi de Dieu et développant, dans cette perspective, toutes les valeurs psychologiques, sociales, culturelles. En d'autres termes, c'est avec le matériel humain que Dieu rassemble son éternelle Cité. Ne réduisons donc pas la pensée d'Augustin à un manichéisme simpliste qui définirait l'histoire du salut du monde comme le conflit fatal de deux principes opposés, une cité du Bien contre une cité du Mal. L'évêque d'Hippone n'oublie pas l'homme Augustin, ni le théologien le pasteur : il sait et affirme que la dialectique des deux cités est d'abord intérieure et personnelle.

C'est au coeur même de chaque homme, comme au sein de toute société humaine, que les deux cités coexistent, parce que les deux amours y sont inextricablement mêlés. Cette coexistence n'est pas le résultat d'un dualisme extérieur à l'homme, comme le prétendaient les manichéens, mais, on l'a vu, celui de la défaillance d'une liberté donnée par Dieu et dont l'homme fait usage comme il l'entend. Cette notion d'usage est capitale pour comprendre la pensée augustinienne : c'est le bon usage des biens terrestres qui leur confère la qualité des vrais biens. Certes, en apparence, tous les hommes usent des mêmes biens, mais, dans l'usage qu'ils en font, la fin propre diffère selon qu'ils se réfèrent à l'une ou à l'autre des cités. Ainsi, mêlés provisoirement durant l'étape temporelle, les citoyens des deux cités se servent des mêmes biens, les uns pour leur salut, les autres pour leur perte. Mais il faut comprendre que ce développement de la cité de Dieu ne peut se réaliser que par l'utilisation du même univers, dans les mêmes cadres sociaux, dans les mêmes structures temporelles que ceux de la cité terrestre. Car, pour Augustin, toute vie, quelle que soit sa destinée, donc son appartenance à l'une ou à l'autre des cités, est avant tout sociale : vita civitatis socialis est  (XIX, 17). Dès lors, il est normal que le bonheur que procurera la cité de Dieu soit enraciné dans la création des biens individuels et sociaux que Dieu, dans sa bonté, a semés ici-bas, comme autant d'images préfiguratrices.

Certes, déjà Rome, la cité terrestre par excellence, tournait tous ses efforts vers l'acquisition d'un bonheur. Mais, se demande Augustin, « l'Empire n'était-il pas plus grand qu'heureux ?... puisqu'il s'est révélé incapable de donner l'inaltérable paix dans la perfection » (XIX, 20). Pour atteindre un tel bonheur, il faut donc être citoyen de la cité de Dieu et participer à son éternelle béatitude. Dès lors, les limites de cet appétit de bonheur que satisfait seule la cité de Dieu sont surnaturelles. La foi chrétienne, répandue dans toutes les cités terrestres, respectueuse de leurs lois et de leurs institutions, rassemble les citoyens de toutes ces nations et les conduit tous « vers ce sabbat qui n'aura point de soir... vers ce royaume qui n'aura pas de fin » (XXII, 30). C'est par cette affirmation de la vocation catholique de la cité de Dieu que s'achève la méditation de l'évêque, devant les gigantesques bouleversements apportés par les invasions à l'ordre d'une paix trop humaine, à « cette immense majesté de la paix romaine » maintenant révolue.

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12273227466?profile=originalOn pourrait affirmer que le plus grand réformateur français fut un Réformateur malgré lui. De naturel timide, de santé fragile, porté avant tout à l'étude et vers la tranquillité, il a été conduit par des événements où il voyait la main de Dieu à entreprendre une tâche de conducteur d'hommes et de défenseur d'idées. De là une certaine dureté, une intransigeance qui ont créé autour de lui la légende d'un homme au coeur sec, d'un dictateur impitoyable, ambitieux et obstiné. Ses portraits, qui le représentent amaigri, avec la barbe en pointe, vieilli avant l'âge, renforcent cette légende d'austérité et de rudesse. En fait, c'est un homme affectueux et ouvert, soucieux de faire triompher la cause de Dieu, la gloire de Dieu.

Calvin est un Français, un Latin. De sa race, il a la clarté, la logique, l'amour des grandes lignes. Son rôle sera de mettre en ordre les inspirations enthousiastes de ses prédécesseurs, un Luther, un Bucer, un Farel, d'en constituer un corps de doctrines, de jeter les bases d'une organisation ecclésiastique, le régime presbytérien, qui est à l'heure actuelle celui de millions d'hommes dans le monde. C'est un esprit plus organisateur que créateur.

Des lettres à la théologie

Jean Cauvin, dit Calvin, naît le 10 juillet 1509 à Noyon (Picardie). Il grandit dans cette ville cléricale, dominée par une lourde cathédrale. Son père est procureur ecclésiastique et s'occupe, non sans avoir à connaître des querelles, des affaires du clergé. L'enfant est pourvu dès l'âge de douze ans de bénéfices ecclésiastiques qui lui donneront le moyen de faire de très complètes études. Il signera parfois d'un pseudonyme, Charles d'Espeville, nom d'une cure de village dont il est bénéficiaire. Au collège des Capettes, il est l'ami des jeunes nobles de la région, en particulier des Montmor de Hangest, famille épiscopale. Ceux-ci vont continuer leurs études à Paris, sous la direction d'un précepteur, et Calvin les accompagne. Ils s'inscrivent d'abord au collège de La Marche où enseignait un des maîtres les plus célèbres de la pédagogie, Mathurin Cordier, auquel Calvin a toujours témoigné la plus grande reconnaissance et qu'il devait appeler plus tard pour la fondation du collège de Genève. Mais la fantaisie de leur précepteur fit passer les jeunes étudiants au collège Montaigu. Les humanistes ne ménageaient pas leurs sarcasmes à ce rempart de la scolastique médiévale : « Collège de pouillerie », disait Rabelais, auquel faisait écho Érasme. Calvin y travailla jour et nuit, délabrant sa santé pour la vie. Il y acquit une forte connaissance de l'Antiquité latine et patristique. Ses oeuvres sont remplies de citations, en particulier de saint Augustin et du Maître des sentences, Pierre Lombard.

Peut-être a-t-il rencontré sur les bancs de Montaigu un jeune cavalier espagnol qui vint s'y asseoir à la même époque, Ignace de Loyola. L'un et l'autre, ayant la même vision de la gloire de Dieu comme le montrent leurs devises : « Pour la plus grande gloire de Dieu » et « A Dieu seul la gloire », ont été à la tête de mouvements aussi opposés que ceux des Jésuites et des Réformés.

Après qu'il eut passé quatre ans à Montaigu, Jean fut dirigé par Gérard Cauvin, son père, vers le droit ; il se rendit donc à Orléans et à Bourges où venaient de se créer des universités brillantes. Dans ces deux villes, il rencontra un homme qui eut sur lui une grande influence, Melchior Wolmar, originaire du Wurtemberg. Cet helléniste distingué enseigna les rudiments du grec à celui qu'on devait appeler plus tard le prince des exégètes. Il lui ouvrit aussi sans doute l'esprit aux doctrines luthériennes, qui déjà circulaient en France sous le manteau. Le jeune étudiant de vingt ans écoute, juge, prend peut-être position pour la Réforme, si l'on en croit les traditions qui citent Bourges et le village voisin d'Asnières comme les lieux de ses premières prédications.

La conversion . En 1531, la mort de son père libéra le jeune homme de ces études de droit qu'il avait entreprises par obéissance. Jean se tourna vers les lettres. L'humanisme d'Érasme le sollicitait alors plus que le réformisme de Luther. Son premier et unique essai dans cette voie est un commentaire du De clementia  de Sénèque. Le peu de succès rencontré dans ce travail d'étudiant l'orienta sans doute vers une autre voie, celle de la théologie. Il semble qu'on pourrait dater sa « conversion » de l'année 1533. Il l'a décrite, d'abord dans la Préface à son Commentaire des Psaumes  : « Par une conversion subite, Dieu dompta et rangea à docilité mon coeur », ensuite dans l'Épître au cardinal Sadolet.  C'est non seulement une rupture avec l'Église de sa jeunesse, qu'il appelle dans ces deux textes importants « un bourbier d'erreurs », mais surtout une repentance profonde et un pardon, une vraie conversion morale au Sauveur Jésus-Christ, amenant une certitude de délivrance et de salut.

Les événements allaient donner à cette conversion religieuse l'occasion de se manifester. En cette année 1533, la soeur du roi, Marguerite de Navarre, vit la Sorbonne condamner son ouvrage, Le Miroir de l'âme pécheresse,  où elle proclamait sa foi au Christ rédempteur. Elle se plaignit de cette censure à François Ier, qui obligea la Sorbonne à désavouer cette condamnation. Bien plus, le recteur de l'Université, Nicolas Cop, voulut prendre une position encore plus nette et prononça, le jour de la Toussaint 1533, devant les facultés réunies, un discours sur les Béatitudes, vraie proclamation en faveur de l'évangélisme. Le discours avait été rédigé par Calvin, adaptant des textes d'Érasme et de Luther. Mais le Parlement ordonna l'arrestation de Nicolas Cop et de Calvin. Celui-ci s'évada du collège Fortet où il avait sa chambre et se réfugia à Angoulême chez son ami Louis du Tillet. La persécution consommait la rupture. Le discours de Cop est pour Calvin l'analogue de l'affichage des quatre-vingt-quinze thèses par Luther à Wittenberg.

A Angoulême, Calvin profita de sa retraite forcée, dans une bibliothèque riche de plus de quatre mille volumes et manuscrits, pour se livrer à l'étude et sans doute pour écrire les premiers chapitres de son Institution chrétienne , qu'il lisait à mesure à un cercle d'amis éclairés. Cette époque est aussi pour lui celle de nombreux voyages, à Nérac, à la cour de Marguerite de Navarre, et plus tard à Ferrare, à la cour de la cousine de Marguerite, Renée de Ferrare, à Paris et enfin à Bâle, lieu privilégié pour l'étude. C'est là qu'il publiera chez Thomas Platter et Balthazar Lasius sa première édition de l'Institution chrétienne .

L'« Institution de la religion chrétienne »

Dans la nuit du 17 octobre 1534, de petites affiches, des « placards » furent apposés en plusieurs endroits, à Paris et jusque sur la porte de la chambre de François Ier au château d'Amboise. C'était une attaque violente contre la messe, rédigée par le pasteur Antoine Marcourt, de Neuchâtel. Le roi s'emporta contre ce qu'il considérait comme un crime de lèse-majesté. Ne se contentant plus de se grouper en petits cercles d'humanistes, les évangéliques passaient à l'action, se livraient à la propagande. Le roi ordonna des persécutions. Des bûchers s'allumèrent, des martyrs y souffrirent la mort, et parmi eux Étienne de La Forge, riche marchand ami de Calvin.

Ces « brûlements » ne furent guère appréciés par des princes allemands, favorables à la Réforme, dont François Ier recherchait l'alliance contre Charles Quint. Pour les calmer, l'ambassadeur Guillaume du Bellay déclara que ces condamnés n'étaient que des révolutionnaires, des anabaptistes, dont il fallait réprimer les excès. Calvin voulut prendre leur défense et exposer leur foi « de peur, dit-il, que me taisant je ne fusse trouvé lâche et déloyal ». Ce fut alors qu'il publia son Institution chrétienne . « C'était seulement un petit livret contenant sommairement les principales matières et non à autre intention qu'on fût averti quelle foi tenaient ceux que je voyais ces méchants et déloyaux flatteurs diffamer vilainement et malheureusement. » (Préface au Commentaire des Psaumes .)

Rédigé en latin, l'ouvrage parut en 1536 à Bâle, petit volume, de format presque carré, facile à passer sous le manteau. Calvin l'a sans cesse retravaillé et augmenté au cours des éditions successives : en 1536, il a six chapitres ; en 1539 paraît à Strasbourg une deuxième édition latine en dix-sept chapitres ; en 1559, il contient quatre-vingts chapitres, divisés en quatre livres.

Une théologie en français . En 1541, Calvin traduit lui-même en français son texte latin de 1539. C'était la première fois que des thèmes théologiques étaient exposés en langue profane : le message évangélique, estime Calvin, n'est pas seulement pour les clercs, il est pour « servir à nos Français ». L'Institution  est un des premiers monuments de la langue française, comme l'a reconnu Gustave Lanson dans un article important de la Revue historique  (1894). Souvent rééditée, traduite en plusieurs langues, elle est le livre de base de la pensée réformée, sur lequel les siècles ont passé sans en atténuer la vigueur. L'« Épître au Roi de France Très Chrétien, François premier de ce nom », qui en est la préface, est considérée à bon droit comme un chef-d'oeuvre. Malheureusement, le roi ne l'a sans doute jamais lue.

De l'étudiant timide au chef d'Église

Peu après la publication de 1536, Calvin, qui avait définitivement réglé ses affaires dans son pays natal, formait le projet de se rendre à Strasbourg pour y continuer paisiblement ses études. La route directe de Paris en Alsace, par la Champagne, étant fermée par les guerres, il fut obligé de faire un détour par la Suisse. Arrivé à Genève, il pensait n'y passer qu'une nuit. Mais, sa présence ayant été signalée, il reçut à l'auberge la visite de Guillaume Farel qui, quelques mois auparavant, avait établi la Réforme dans la ville. Ici se place l'entretien célèbre au cours duquel Farel réussit à retenir Calvin à Genève pour affermir à ses côtés l'oeuvre naissante : « Après avoir entendu que j'avais, raconte Calvin, quelques études auxquelles je voulais me réserver libre, quand il vit qu'il ne gagnait rien par prières, il vint jusqu'à une imprécation qu'il plût à Dieu de maudire mon repos et ma tranquillité d'études que je cherchais, si en une si grande nécessité je me retirais et refusais de donner secours et aide. Lequel mot m'épouvanta et ébranla tellement que je me désistai du voyage que j'avais entrepris. » (Préface du Commentaire des Psaumes .) Ainsi, par une « adjuration épouvantable, comme si Dieu eût d'en haut étendu sa main pour l'arrêter », Farel retint à ses côtés l'étudiant timide qui devait accomplir à Genève une oeuvre aussi marquante.

Ce ne fut pas sans peine. Calvin était dans la ville un étranger et un inconnu. Une page du registre des délibérations du Conseil de la cité porte que l'on donnera à ce nouveau lecteur en la sainte Écriture un salaire, mais le secrétaire en a même oublié le nom (« ce Français », ille Gallus,  note-t-il sur ses registres). Calvin ne sera bourgeois de Genève que quatre ans avant sa mort. Pour l'heure, il organise la vie de l'Église naissante ; il promulgue des ordonnances, rédige une confession de foi, établit un catéchisme, qui forment comme la charte de cette communauté. Mais il faut que la confession de foi soit signée par tous les citoyens de Genève. La cité, qui avait en mai 1536 décidé par la voix de son Conseil de « vivre selon l'Évangile », devait maintenant, en chacun de ses membres, ratifier cette décision. Cette signature rencontra beaucoup de difficultés. Les factions politiques se heurtèrent : les uns, prêts à soutenir Guillaume Farel, s'appelaient les Guillermins ; les autres, qui se tournaient vers la ville de Berne et ses « articles », étaient appelés les Articulants ou, plus populairement, les Artichauts. Sur leur refus de célébrer la cène à la manière de Berne, avec du pain azyme et non avec du pain ordinaire, les trois prêcheurs, Farel, Calvin et Coraud, leur collègue aveugle, sont bannis et prennent le chemin de l'exil. Calvin en est comme soulagé : « Bien que je me reconnaisse timide, mou et pusillanime de ma nature, il me fallut toutefois dès les premiers commencements soutenir ces flots impétueux, auxquels, bien que je ne succombasse pas, je ne me trouvais pas garni d'une si grande magnanimité. Aussi quand, par le moyen de certains troubles, on me chassa, je m'en réjouis plus qu'il ne fallait. » (Préface du Commentaire des Psaumes .)

Il va donc, pense-t-il, pouvoir reprendre paisiblement à Strasbourg ses chères études. Mais Martin Bucer, usant d'une remontrance semblable à celle de Farel, lui demande avec insistance de prendre en charge la communauté des Français qui, fuyant la persécution, s'étaient réfugiés à Strasbourg, ville libre. Épouvanté par l'exemple de Jonas, le prophète rebelle dont lui parle Bucer, Calvin cède. Il jette alors les bases de la liturgie et de l'organisation qui marqueront le culte réformé. L'influence de Bucer sur Calvin est profonde, en particulier pour ce qui est de l'institution des anciens, appelée à servir de base au régime presbytérien où l'autorité est exercée par des conseils et non par une hiérarchie.

A Strasbourg (1537-1541), malgré une vie pauvre et difficile, Calvin accomplit un grand travail théologique. Outre la deuxième édition de l'Institution chrétienne,  il publie le Commentaire sur l'Épître aux Romains  et la Réponse au cardinal Sadolet.  Évêque de Carpentras et humaniste éminent, Sadolet, célèbre par son irénisme, avait considéré que le bannissement de Calvin était une occasion favorable pour écrire aux Genevois et les inciter à rentrer dans le giron de l'Église catholique. Embarrassés pour lui répondre, les Genevois demandèrent à Calvin de le faire. Il accepta avec simplicité et rédigea en huit jours une réponse à la fois alerte et profonde. Il prend la défense des réformateurs accusés d'orgueil et de rancune, il explique le sens de sa conversion et du message du salut par l'illumination de la parole de Dieu.

C'est l'époque de son mariage avec Idelette de Bure, veuve d'un anabaptiste liégeois, qui lui fut une aide fidèle et une admirable compagne. De ce mariage naquit un fils, Jacques, qui ne vécut que quelques jours. Idelette mourut en 1549, après une maladie patiemment supportée.

Entre 1539 et 1541, Charles Quint, désireux de rétablir l'unité religieuse de son empire, organisa plusieurs colloques entre théologiens des deux confessions à Francfort (avril 1539), Haguenau (juin 1540), Worms (novembre 1540) et Ratisbonne (avril 1541). Malgré sa jeunesse, Calvin fut appelé à y participer, car sa science théologique était reconnue de tous. A Francfort, il se lia particulièrement avec Melanchthon, dont il publia en 1546 le livre classique, les Loci communes.  Ces colloques ne donnèrent aucun résultat.

L'organisation de la Réforme

Cependant, la situation politique de Genève avait changé : en 1540, les Guillermins avaient repris le dessus. Ils s'efforcèrent alors d'obtenir le retour de Calvin ; Farel lui écrivit à plusieurs reprises, mais il refusait : « Plutôt cent autres morts que cette croix sur laquelle il me faudrait mourir mille fois chaque jour. » Farel insista, alla même le voir à Strasbourg et Calvin lui reprocha « ses foudres avec lesquelles il tonne de si étrange façon ». Calvin cédera, écrivant à Farel (24 octobre 1540) : « Si le choix m'était donné, je ferais n'importe quoi plutôt que de t'obéir en cette affaire. Mais, comme je me souviens de ce que je ne m'appartiens pas, j'offre mon coeur comme immolé en sacrifice au Seigneur. » Tout l'homme est dans ce mot. Désormais il prit comme emblème une main qui offre un coeur. Il était lié par son obéissance à Dieu, dans un esprit de total sacrifice.

Pourtant il ne se hâte pas, et c'est seulement le 15 septembre 1541 qu'il remonte dans la chaire de Genève, reprenant sans transition l'explication de l'Écriture sainte à l'endroit où il l'avait laissée quatre ans plus tôt. Il est revenu avec la volonté de reprendre son oeuvre de construction de l'Église, et son premier travail sera d'établir des Ordonnances  et d'écrire un Catéchisme.

Les Ordonnances  établissent les quatre ministères qui sont à la base de l'Église réformée : les pasteurs, les docteurs, les anciens et les diacres. Les pasteurs ont la charge de la prédication de la Parole et de l'administration des sacrements ; ils se réunissent chaque semaine en une « congrégation » pour l'étude de la Bible et pour les censures mutuelles. Les docteurs sont chargés de l'enseignement de la jeunesse. Les anciens sont les surveillants des membres de l'Église, chargés de la « cure d'âme » et de l'admission à la sainte cène ; il y avait douze anciens, se réunissant en consistoire, qui veillaient à ce que la table sainte ne fût pas profanée par la participation de personnes vivant notoirement dans le désordre, le manque d'amour fraternel ou l'incrédulité. Les diacres s'occupaient des malades et des pauvres et assuraient le service des hôpitaux ; c'est le fameux diaconat, qui montre la préoccupation sociale de la Réforme calviniste.

Le Catéchisme  est écrit très rapidement en 1542. Beaucoup plus complet que celui de 1537, il se présente sous forme de questions et réponses. C'est un remarquable exposé doctrinal plutôt qu'une oeuvre pédagogique. Divisé en cinquante-cinq chapitres, ce catéchisme était expliqué aux enfants et aux adultes chaque dimanche après le culte dominical.

Au même moment, Calvin fait paraître son Petit Traité de la sainte cène , où, en quelques pages très denses, il expose sa doctrine sur ce sacrement. Il s'efforce de réduire le désaccord qui s'était manifesté entre Luther et Zwingli, au colloque de Marbourg, en 1529. En voici la conclusion : « Nous confessons donc tous d'une bouche qu'en recevant en foi le sacrement selon l'ordonnance du Seigneur nous sommes faits vraiment participants de la propre substance du corps et du sang de Jésus-Christ... Cela se fait par la vertu secrète et miraculeuse de Dieu et l'Esprit de Dieu est le lien de cette participation, pour laquelle cause elle est appelée spirituelle. » Cette affirmation de la présence du Christ dans la cène aurait dû rassembler les membres désunis de la Réforme naissante. Ce ne fut pas le cas.

Lutte sur deux fronts

Au cours des années (1541-1564) que Calvin a consacrées à Genève, il n'a guère connu que des luttes. Son labeur était considérable. Il assurait chaque jour une prédication à la cathédrale Saint-Pierre, plus un enseignement théologique. Peu à peu, par ses écrits, il donnait une structure à la doctrine de la Réforme, en précisait les données. Sa correspondance, plus de quatre mille lettres, nous le montre s'adressant aussi bien aux princes qu'aux persécutés, aux grands qu'aux humbles. Son combat se livrait sur deux fronts, celui des moeurs et celui de la doctrine. Plaque tournante de l'Europe, entre l'Italie, la France et l'Allemagne, Genève était une ville commerçante et ouverte, aimant le plaisir et la vie facile. Calvin s'efforça de tempérer cet épicurisme. Il trouva en face de lui les représentants des grandes familles genevoises, qui s'insurgeaient contre les rigueurs de « ce Français » et voulaient continuer à banqueter, à danser et à s'amuser malgré les Ordonnances.  Un jour, le conflit s'aggrava. Deux procès étaient en cours, l'un contre Laurent Meigret, réfugié français, ami de Calvin, l'autre contre Ami Perrin, ambassadeur auprès du roi de France, qui était, avec toute sa famille, très opposé à Calvin. Le peuple de Genève prenait parti pour l'un ou pour l'autre et l'on était prêt à en venir aux mains. Le 16 décembre 1547, le Conseil des Deux-Cents tint une séance mouvementée. Malgré les avertissements, les protestations et les menaces, Calvin se rendit jusqu'à la salle des séances et réussit à apaiser le tumulte. « Tout faible et craintif que je suis, rappelait-il à la fin de sa vie, je fus néanmoins contraint pour rompre et apaiser les combats à la mort de mettre en danger ma vie et de me jeter tout au travers des coups. »

Sur le terrain de la doctrine, la lutte ne fut pas moins violente. Calvin était obligé d'admonester les timides, les « moyenneurs », les Nicodémites, comme on les appelait par allusion à Nicodème, le docteur de la Loi, venu voir Jésus de nuit par manque de courage. Il fallait sortir de l'humanisme, des compromis pour prendre en faveur de l'Évangile et en face des persécutions qui se déchaînaient une position courageuse. C'est alors qu'il écrivit son Excuse de Jean Calvin à Messieurs les Nicodémites sur la complainte qu'ils font de sa trop grande rigueur.  Il lutta aussi contre les anabaptistes, contre les libertins, par où il faut entendre non les débauchés, mais les ultraspiritualistes qui prétendaient à des illuminations directes. Deux de ces libertins, Quintin et Pocque, appartenaient à la cour de Marguerite de Navarre. Celle-ci se plaignit de ces attaques et Calvin lui écrivit une très belle lettre, à la fois digne et respectueuse, où il dit en particulier : « Un chien aboie s'il voit qu'on assaille son maître ; je serais bien lâche si, en voyant la vérité de Dieu ainsi assaillie, je faisais du muet sans sonner mot. »

Il combattit aussi ceux qui s'opposaient à sa doctrine. Un ancien carme, devenu médecin, Jérôme Bolsec, s'éleva contre la prédestination à laquelle un pasteur avait fait allusion. Calvin lui répondit dans L'Élection éternelle de Dieu  qui résume sa position. Bolsec fut banni de Genève et se vengea en publiant quelques années plus tard (1577) son Histoire de la vie, moeurs, actes, doctrines, constance et mort de Jean Calvin , qui est un ramassis de calomnies. Après avoir servi quelque temps d'arsenal aux polémistes catholiques, ce livre, réfuté point par point, n'est plus pris en considération.

L'affaire Servet . La lutte la plus rude fut celle qui opposa Calvin à Michel Servet. Né à Villeneuve en Aragon, en 1511, Servet commença ses études à quatorze ans à Toulouse. Esprit précoce et génial, il voyage beaucoup et publie en 1531 un petit livre sur Les Erreurs de la Trinité  où il nie la doctrine traditionnelle. En 1534, Calvin essaie de le rencontrer à Paris, pour le ramener à la vérité, mais il ne vient pas au rendez-vous. Une correspondance théologique s'établit entre les deux hommes. En 1553, Servet publie sa Restitution chrétienne,  dont le titre même marque l'intention de répliquer à l'Institution chrétienne.  Les idées de Servet sont panthéistes. Son livre contient beaucoup de nouveautés, en particulier un exposé sur la circulation du sang qui devance d'un siècle la découverte de Harvey. Trente lettres adressées à Calvin terminent le volume.

Arrêté à Vienne (Isère), où il était médecin de l'évêque sous le nom de Villeneuve, Servet est interrogé par l'Inquisition et jeté en prison. Il s'évade et, jugé par contumace, il est condamné à être brulé en effigie avec tous les exemplaires de son ouvrage que l'on a pu saisir. Il erre quelque temps et, on ne sait pourquoi, peut-être par bravade, se rend à Genève où il est reconnu et arrêté. Un long procès commence, où Calvin intervient sur le plan théologique. Le Conseil de Genève est incertain ; il consulte les villes suisses qui concluent toutes à la culpabilité ; le 26 octobre 1553, le Conseil prononce sa sentence. Servet est condamné au bûcher. Calvin s'est efforcé, sans y réussir, de faire modifier le genre de mort. « C'est pourtant à Calvin, écrit un historien, qu'on a toujours fait un crime de ce bûcher, qu'il voulait qu'on ne dresse pas. » Aux portes de Genève, à Champel, sur le lieu du bûcher, a été dressé en 1903 un bloc de granit portant cette inscription : « Fils respectueux et reconnaissants de Calvin, notre grand réformateur, mais condamnant une erreur qui fut celle de son siècle et fermement attachés à la liberté de conscience selon les vrais principes de la Réformation et de l'Évangile, nous avons élevé ce monument expiatoire. »

La mort de Servet souleva des protestations, en particulier celle de Sébastien Castellion, défenseur de la tolérance.

La formation des ministres

Après le procès de Servet, les luttes se calmèrent et Calvin put se consacrer à une oeuvre qui lui tenait à coeur, la fondation de l'Académie de Genève (1559). Un collège avait été créé en 1541, mais Calvin voulait organiser un enseignement supérieur, pour la formation des pasteurs réclamés de toutes parts, en France et ailleurs, et aussi pour celle de l'élite. Plusieurs professeurs qui avaient dû quitter Lausanne vinrent à Genève et constituèrent un corps professoral de grande valeur. Théodore de Bèze en fut le recteur. Le nombre des étudiants atteignit rapidement plusieurs centaines. Le livre du recteur nous a conservé leur nom et leur lieu d'origine  (provinces de France et pays d'Europe). Établie en 1559 par le premier synode, tenu à Paris, qui officialisa la confession de foi et la discipline, l'Église réformée de France comptait en 1561 deux mille cent cinquante églises. Il fallait des conducteurs pour toutes ces paroisses, et Calvin écrivait : « Envoyez-nous du bois et nous vous renverrons des flèches. » A l'Académie, Calvin et Bèze enseignaient la théologie et commentaient l'Écriture sainte, d'autres professaient le grec et l'hébreu, la philosophie, la physique et les mathématiques. Un dessin d'étudiant nous a laissé un portrait de Calvin dans sa chaire, engoncé dans sa pelisse et courbé par une vieillesse précoce.

Car c'était un grand malade, dont les dernières années furent particulièrement douloureuses. Fièvres, migraines, crachements de sang, coliques néphrétiques l'assaillaient sans cesse, sans arriver à le détourner de ses tâches. En février 1564, quatre mois avant sa mort, il écrit à Rondelet, Saporta, Dortoman, professeurs de la Faculté de médecine de Montpellier, gagnés à la Réforme, une lettre où il décrit ses nombreuses souffrances. Le 28 avril 1564, il adresse ses adieux aux pasteurs de la ville réunis autour de lui, retraçant son ministère et ses difficultés : « J'ai vécu ici en combats merveilleux (étonnants). J'ai été salué par moquerie le soir de cinquante ou soixante coups d'arquebuse. Que pensez-vous que cela pouvait étonner un pauvre écolier timide comme je suis et j'ai toujours été, je le confesse... Et même tout ce que j'ai fait n'a rien valu... Je n'ai écrit aucune chose par haine à l'encontre d'aucun, mais j'ai toujours proposé fidèlement ce que j'ai estimé être pour la gloire de Dieu. »

Les derniers jours furent douloureux. Il s'écriait parfois dans ses grandes souffrances : « Seigneur, tu me piles, mais il me suffit que c'est ta main. » Le 27 mai 1564, il mourut paisiblement. Ses funérailles au cimetière de Plainpalais furent d'une extrême simplicité. Aucune pierre, aucune inscription ne marquèrent le lieu de cette sépulture, qui nous reste inconnu. Il faut chercher son souvenir ailleurs, surtout dans ses écrits innombrables, ses traités et ses lettres.

Un réformateur de la fécondité de la grâce

En cinquante-cinq ans d'existence, Jean Calvin est ainsi devenu, presque malgré lui, le réformateur d'une ville et, à partir de ce modèle de république chrétienne des conseils, celui qui a dressé, au travers de l'Europe et bientôt au-delà des mers, une chrétienté qui ne s'appellera jamais calviniste, mais tantôt réformée, quant à la substance de son message à l'écoute des saintes Écritures, tantôt presbytérienne, si l'on s'attache à l'importance des laïcs, élus comme anciens, dans la direction des paroisses et le gouvernement de l'Église. Ce modèle d'Église sera destiné à jouer un grand rôle dans la participation des chrétiens à la création du monde moderne, puisque l'activité des puritains est la fille assez raidie, mais profondément efficace, de la discipline calvinienne. Si Luther a été le grand réformateur du salut par la grâce, Calvin est le grand réformateur de la fécondité active de la grâce. De même, l'Institution chrétienne , « oeuvre d'enseignement qui a poussé comme un arbre pendant plus de vingt-cinq années de méditation » (Karl Barth), a été le livre qui a nourri la théologie des Églises réformées et qui a assuré la survie et la renaissance des paroisses à travers les dispersions et les persécutions, alors même que les pasteurs étaient martyrisés et que les synodes étaient interdits. Calvin s'est révélé, à l'usage des siècles, l'un des plus grands architectes de l'Église chrétienne et un pédagogue incomparable.

Pourtant, c'était un homme effacé derrière sa tâche. A Genève, il ne fut presque toute sa vie qu'un réfugié français assez difficilement admis. Genève elle-même est demeurée longtemps une ville assiégée par la Savoie. Ce n'est pas le catéchisme de Calvin qui est devenu le catéchisme officiel des Églises réformées, mais le catéchisme de Heidelberg, rédigé par deux théologiens d'une génération plus jeune, Ursinus et Olevianus. L'Institution chrétienne  enfin ne peut pas se comparer à l'ampleur systématique et spéculative de la Somme théologique  de saint Thomas au XIIIe siècle, ni à celle de la Dogmatique  de Karl Barth au XXe.

Tel est le destin contrasté de cet homme, indomptable et obéissant, dont l'oeuvre, durant sa vie et après sa mort, a dépassé incomparablement la personnalité. Calvin, au tempérament timide et énergique, au style dru et clair, est certainement l'un des Français dont l'oeuvre a le plus compté dans l'histoire universelle, sans qu'il y ait jamais prétendu, car il se voulait témoin et non héros.

 

 

Robert Nisen - LE TESTAMENT DES SIECLES  - Robert Nisen

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ÉVAGRE LE PONTIQUE (346-399)

12273222467?profile=originalOriginaire du Pont, ordonné lecteur par saint Basile de Césarée, diacre par saint Grégoire de Nazianze, qu'il suivit à Constantinople, où sa prédication connut un grand succès, Évagre, « pour le salut de son âme », quitta cette capitale (382) et se retira d'abord à Jérusalem, puis en Égypte, où il se fit le disciple de Macaire d'Alexandrie et mena jusqu'à sa mort la vie monastique dans le désert de Nitrie (Skété). Il gagnait sa vie à transcrire des manuscrits.

Évagre est à notre connaissance le premier moine qui ait laissé une large production littéraire. A cause des condamnations qu'encourut sa mémoire pour ses tendances origénistes, ses oeuvres ont pour la plupart disparu dans leur texte grec original et ne nous ont été conservées que dans des traductions syriaques, arméniennes, latines (Rufin, Gennade). La critique moderne a déjà beaucoup fait et a encore beaucoup à faire pour reconstituer l'héritage littéraire d'Évagre, dont on connaît : l'Antirrheticos  (Réfutation ), recueil de sentences à opposer aux tentations du démon, divisé en huit livres, un contre chacun des huit (sic ) péchés capitaux _ conservé en grec et en syriaque ; le Monachicos  (Le Livre du moine ), recueil de sentences en deux parties : le Practicos  (La Vie active , c'est-à-dire l'ascèse), destiné au commençant (deux éditions, en soixante et onze et cent chapitres), et le Gnosticos  (La Vie contemplative ), pour le moine formé _ en grec et en syriaque ; les Problemata gnostica  (Problèmes sur la gnose , c'est-à-dire la contemplation), six groupes de cent sentences (Centuries ), enseignements dogmatiques et ascétiques dont le désordre apparent cache une doctrine spirituelle très ferme _ en syriaque et en arménien.

Deux opuscules attribués à Nil d'Ancyre sont à restituer à Évagre : La Prière , enseignements précieux en cent cinquante-trois sentences (comme les cent cinquante-trois poissons de la pêche miraculeuse ;), et Les Mauvaises Pensées  (la description qui y est donnée de l'« acédie  », dégoût des choses spirituelles, est restée célèbre).

On a conservé en syriaque soixante-sept Lettres  d'Évagre, auxquelles il faut joindre la Lettre VIII  de saint Basile, qu'on doit aussi lui restituer.

Évagre avait encore composé des Commentaires sur les Psaumes  et des Commentaires sur les Proverbes , dont des fragments importants ont été conservés dans les Selecta in Psalmos  d'Origène ou dans les fragments de son commentaire sur les Proverbes.

Évagre a su donner de l'expérience spirituelle des moines du désert une synthèse tout inspirée de l'enseignement dogmatique et spirituel d'Origène, ce qui explique la suspicion dont fut victime son oeuvre lors des controverses anti-origéniennes des VIe et VIIe siècles (conciles de Constantinople de 553 et de 680). Mais on reconnaît de plus en plus l'influence considérable et féconde qu'il a exercée sur la spiritualité de l'Orient byzantin, où, avec saint Grégoire de Nysse et saint Maxime, il a été le grand initiateur. A travers Cassien, cette influence s'est répandue jusqu'en Occident. C'est de lui que viennent les grands thèmes de la spiritualité orientale : division de la vie spirituelle en vie active et vie contemplative ; nécessité du dépouillement de toute image et de toute forme pour parvenir à la contemplation ; identification de la prière et de la théologie , qui est connaissance (gnose ) de la Trinité ; notion de l'apathie , qui est tout autre chose que l'impassibilité stoïcienne _ paix et douceur d'une âme entièrement purifiée par le renoncement et la charité... Malgré ses mérites, cette mystique « intellectualiste » peut cependant inspirer une certaine réserve : on peut en particulier se demander quelle place y est faite à l'humanité du Christ.

Il ne faut pas confondre Évagre le Pontique avec d'autres personnages du même nom, tels Évagre d'Antioche (fin du IVe s.), qui traduisit en latin la Vie d'Antoine  de saint Athanase, ou Évagre le Scolastique (VIe s.), auteur d'une Histoire ecclésiastique , qui est importante pour l'histoire des controverses nestoriennes et monophysites.

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"Art et scolastique" est un essai du philosophe français Jacques Maritain (1882-1973), publié en 1920. Lié avec de nombreux peintres modernes, en particulier Rouault et Chagall, Maritain essaya très tôt d'édifier une philosophie de l' art sur les principes du thomisme. Exposées ici dans un style savant et ardu, très "scolastique", ces théories restent néanmoins étroitement liées aux débats particuliers de l'époque; elles veulent avant tout dénoncer mais aussi comprendre cette recherche de la "gratuité", du "désintéressement", qui était la grande revendication de nombreux milieux artistiques des années vingt. Avec "Art et scolastique", l'auteur ne donne pas, au sens propre du mot, une esthétique, mais plutôt une "poétique". Son point de départ n'est pas le sentiment du Beau, mais la notion de l' Agir, qui à la fois procède de l' intelligence et se distingue du pur connaître, et aussi la réalité de l' art, qui se distingue du pur Agir comme une vertu dont la fin est de bien faire son oeuvre. Ici, l'art est surtout envisagé comme une activité spécifique, possédant ses lois propres, dans ses conflits possibles avec les règles de la moralité, dans ses analogies aussi avec l'ordre spirituel. Mais Maritain défend résolument l' art de toute soumission intrinsèque à la morale et aux fins spirituelles: "L' art, dit-il, apparaît comme quelque chose d'étranger en lui-même à la ligne du bien humain, presque comme quelque chose d'inhumain, et dont les exigences cependant sont absolues". Il n'en reste pas moins que la marque humaine, celle des mains mais aussi celle de l' âme, est imprégnée sur l'oeuvre d' art. "L'oeuvre chrétienne veut l' artiste saint, en tant qu'homme".

Dans "Frontières de la poésie" (1935),

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Maritain devait poursuivre sa recherche à la fois dans un sens plus métaphysique (comparaison entre l'idée créatrice chez l'homme et chez Dieu) et avec plus d'attention pour les problèmes esthétiques concrets. Il fait d'abord une distinction importante entre Poésie et Art. Apparentée à la métaphysique et à la mystique, la poésie est comme une saisie imparfaite, au coeur même des apparences, de la marque divine empreinte sur toutes choses. L' art, au contraire, est essentiellement création et n'obéit qu'aux lois de sa création même. C'est ainsi qu'il a été conduit à revendiquer une liberté totale; il ne veut être attentif qu'à ses règles propres; il ne tient plus compte de l'homme. Mais il se refuse ainsi à la poésie, il devient stérile et inhumain. S'il est sans doute absurde de vouloir subordonner l' esthétique à l' éthique, il reste cependant que l'homme artiste relève pareillement de l'une et de l'autre. Son oeuvre n'a rien à voir avec la morale mais lui-même est sujet de la morale. D'une certaine manière l'artiste vaudra ce que vaut l'homme: si la "pointe active de l'âme", l' instinct supérieur, n'est pas ému par les réalités les plus hautes, la mesure même de la raison reste mesquine. Elle est exclue des profondeurs d'en haut et d'en bas et elle préfère bientôt les méconnaître. L'ouvrage contient également une série remarquable de notes brèves, sous le titre de "Dialogues" (en particulier sur Dostoïevski et Gide), trois études sur Rouault, Severini et Chagall et "La créf des cants", essai sur la musique moderne à propos de Stravinsky, Satie et Lourié. Maritain est encore revenu sur le problème du rapport entre le spirituel et le poétique dans sa "Réponse à Jean Cocteau" (voir "Lettre à Jacque Maritain").

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12273213283?profile=originalConsidérée comme discipline autonome, l'apologétique est de date récente; mais l'apologie, qu'elle soit juive, catholique, orthodoxe ou protestante, est aussi ancienne que le judaïsme ou le christianisme. Bien qu'elle ait conduit souvent à la controverse, l'apologétique ne doit pas être identifiée avec elle. La controverse accuse les différences et les oppositions; elle entraîne plutôt une attitude de fermeture aux idées d'autrui. L'apologétique, au contraire, peut et doit garder une attitude d'ouverture. Ses «raisons» sont celles du dialogue, et d'un dialogue non seulement extérieur mais intérieur au croyant: elle cherche à établir les motifs qu'à chaque époque le fidèle reconnaît à sa croyance, en face de sa propre incroyance, et à les communiquer à autrui.

 

 

1. La littérature apologétique juive

 

Le judaïsme antique n'a eu une littérature apologétique qu'à partir du moment où il a été en contact avec les peuples environnants. On doit mentionner le Contre Apion de Flavius Josèphe (95apr. J.-C.), adressé aux Romains, et l'oeuvre philosophique de Philon qui, bien qu'elle n'ait jamais été reconnue par le judaïsme orthodoxe, a constitué une première tentative d'explication du judaïsme par rapport à la pensée hellénique.

C'est plus tard, au IXe siècle seulement, qu'a commencé de s'opérer dans le judaïsme la rencontre de la révélation et de la raison philosophique, lorsque les lettrés ont eu connaissance, dans des traductions arabes, des chefs-d'oeuvre de la philosophie grecque, Pythagore, Platon, Aristote, Plotin ont été alors rendus accessibles aux maîtres de la synagogue (geonim). Déjà les philosophes arabes dits motazilites avaient tenté d'exprimer en termes philosophiques les grandes données du monothéisme: unité de Dieu, création du monde, liberté humaine, justice divine, problème du bien et du mal. Leur méthode d'investigation, le kalam, avait donné naissance à la première théologie rationnelle. Mais celle-ci reposait sur le concordisme musulman entre révélation et raison. Saadia ben Joseph de Fayyoum (882-942) inaugura une recherche semblable au sein du judaïsme et appliqua aux données de la Bible la dialectique du kalam. Son ouvrage fondamental, Certitudes et Connaissances, inspiré par la pensée du Talmud, soutient qu'il y a harmonie entre la révélation, la tradition et la raison.

Il y eut bientôt une réaction. Dans le Kuzari (1140), Judah Halevi imagina un dialogue entre un chrétien, un musulman et un rabbin en présence du roi des Khazars, qui finit par se convertir au judaïsme; il fit une critique sévère de la philosophie du kalam et attacha la certitude non pas à la démarche de la raison, mais à la lettre de la Torah donnée par Dieu à Moïse.

Dans la période qui suivit, l'effort rationnel fut repris, mais l'aristotélisme prit peu à peu le pas sur le kalam et sur le néo-platonisme. Dans le Guide des égarés (1195) Moïse Maimonide prouva que la foi d'Israël et la sagesse grecque, bien que différentes dans leur origine, sont identiques dans leur essence et doivent se rejoindre pour les croyants. La spéculation rationnelle put être considérée alors comme une voie vers la connaissance mystique. D'abord rejetée par le judaïsme orthodoxe, l'oeuvre de Maimonide fut acceptée par la suite, et elle exerça une influence décisive sur la pensée chrétienne du Moyen Âge. Elle garde un grand crédit dans la pensée juive contemporaine.

 

 

2. L'apologétique chrétienne aux premiers siècles

 

L' apologétique chrétienne a commencé, au lendemain de la Pentecôte, avec les discours de Pierre (Actes des Apôtres, II et III) et d'Étienne (Actes, VII). Elle fut d'abord une défense et un témoignage des juifs chrétiens face aux responsables du peuple juif. Son affirmation majeure était la réalisation des prophéties messianiques. Elle n'impliquait pas pour autant une rupture avec le judaïsme et elle argumentait à partir de la même tradition et sur les mêmes thèmes.

Mais dans l'ensemble du Nouveau Testament (Phil., I, 7; I Tim., I, 3 et surtout Actes, XXIV, 25), l'apologie prit bientôt une extension beaucoup plus large. La défense de la foi en Jésus-Christ fut portée devant les tribunaux païens, et les premiers chrétiens virent dans cette convocation juridique devant les autorités la confirmation de l'Évangile et la manifestation de l'Esprit saint. L'apologie, qui pouvait aller ainsi jusqu'au martyre, fut adressée désormais à tous les peuples de l'Empire et aux autorités constituées. Dans la Première Lettre de Pierre (III, 5), se trouve la charte de l'apologie de la foi selon le Nouveau Testament: «Soyez prêts à rendre raison de l'espérance qui est en vous, à quiconque vous le demande avec mansuétude et respect.»

Quand ils se furent distingués des juifs, les chrétiens témoignèrent de leur foi devant les fonctionnaires païens, et avant tout devant l'empereur. D'où le nom de «Pères apologistes», qui fut donné aux premiers Pères de l'Église. Le IIe siècle fut ainsi l'âge des apologies: ApologiesI et II, de Justin (147-161); Discours aux Grecs, de Tatien (150-173); Trois Livres à Autolicus, de Théophile d' Antioche (160); Supplique pour les chrétiens, adressée par Athénagore d'Athènes à Marc Aurèle (177); Épître à Diognète, le chef-d'oeuvre du genre, dont l'auteur n'a pas été identifié.

Les ouvrages apologétiques ont été d'abord des réponses aux contestations des philosophes ou des gnostiques grecs: Octavius, de Minucius Félix (fin du IIe siècle); Apologétique, de Tertullien (197); Exhortation aux Grecs, Pédagogue, Stromates, de Clément d'Alexandrie (200-202); Contre Celse, d'Origène (244-248). Ces écrits ont préparé les traités théologiques des Pères des siècles suivants.

Cette littérature, fondée surtout sur le Nouveau Testament, s'est accompagnée malheureusement très souvent d'un oubli et d'une méconnaissance de la tradition juive. Affirmant entre les deux Testaments, entre le temps de la promesse et celui de l'accomplissement, un rapport d'antitype à type, ou d'image à réalité, les apologistes chrétiens d'origine grecque ont manifesté un penchant excessif pour l'allégorie et ont parfois détaché la typologie de l'histoire, et la théologie de l'économie et de l'histoire du salut. En retour, les rabbins tannaïm et amoraïm se sont repliés sur la tradition légale, la halakha. Ils ont laissé de côté les versions de la Bible, en particulier la version des Septante répandue jusqu'alors dans les synagogues de la diaspora, parce que les chrétiens l'utilisaient contre eux, et ils ont préféré les traductions de Théodotion, Symmaque et Aquila. Sous l'influence d'apologétiques opposées, le judaïsme et le christianisme, pourtant issus d'une même tradition, sont devenus ainsi très rapidement étrangers l'un à l'autre. Ce retournement fut consacré quand le christianisme, de religion persécutée, devint avec Constantin religion de la majorité.

Bien que l'islam ne véhicule du judaïsme et du christianisme que des éléments partiels et déformés, les relations de ces deux derniers avec l'islam ne furent au début ni d'opposition ni de défense. Les chrétiens monophysites accueillirent en général favorablement leurs nouveaux maîtres. Les apologistes chrétiens, pour la plupart des chrétiens arabisants (Jean de Damas, Abu Qurra, Nikétas le Théologien, Barthélemy d'Édesse), cherchèrent à démontrer que la doctrine de la Trinité était strictement monothéiste, mais ils usèrent peu du kalam. La discussion avec l'islam ne commencera vraiment qu'au Moyen Âge. C'est alors, en effet, que l'apologétique se constitue comme discipline cohérente et élaborée, à la faveur du renouveau aristotélicien. Elle apparaît d'abord chez deux croyants non chrétiens: l'un juif, Maimonide, l'autre musulman, Averroès (Ibn Rushd), qui ont été tous deux les maîtres à penser de saint Thomas d'Aquin.

 

 

3. Du Moyen Âge à l'époque contemporaine

 

La démarche apologétique classique du christianisme avait été formulée par saint Anselme dans son Proslogion (1078): fides quaerens intellectum. La foi recherche les motifs qui, sans prétendre démontrer ce qui demeure mystérieux pour la raison, permettent de croire, et fondent un «jugement de crédibilité». Mais les motifs de crédibilité ne sont pas la foi. Leur rapport à la foi restait à élucider. C'est ce que fit Thomas d'Aquin dans la Somme contre les gentils (1261-1264), où le principal interlocuteur visé sous le nom des «gentils» est Averroès. À la suite de saint Anselme, Thomas d'Aquin expose ce que l'on peut nommer les «préparations philosophiques» à la foi: existence de Dieu, création, Dieu fin suprême des créatures, avant de présenter la crédibilité rationnelle des dogmes proprement dits. La différence de statut est nette: si Thomas d'Aquin prétend à une démonstration des vérités naturelles, il ne prétend qu'à une défense des vérités surnaturellement révélées, dont l'exposé est du ressort de la théologie, et accessibles seulement à celui qui croit.

L'existence de vérités naturelles qui peuvent être établies rationnellement était ainsi affirmée. Il restait à se pencher sur leur contenu, et c'est ce qu'a fait l'apologétique moderne. Elle naît avec l'Apologie (1434-1435) de Raymond de Sebonde, qui a stimulé Montaigne (Essais, II, 12). Ses considérations sur l'harmonie entre le bien de l'homme et la révélation sont le signe d'un optimisme humaniste et rationaliste. À l'opposé, un Nicolas de Cues, dans De la docte ignorance (1440), fonde la croyance sur une vision mystique où viennent s'unifier les positions contraires des hommes.

Les Pensées de Pascal (1662) ont inauguré une voie nouvelle. Partant de la considération de l'homme, de ses besoins, de ses désirs, de ses échecs, des preuves «sensibles au coeur» plutôt que de celles qui convainquent l'esprit, Pascal a projeté sur la démarche de foi une vive lumière. Plutôt que de s'appuyer sur des démonstrations, il a mis en relief dans la croyance un «pari», dont on fausserait la portée si l'on y voyait un argument de premier plan dans son apologétique, mais qui est une sorte de pressentiment de l'argument de probabilité mis en relief par la pensée moderne. Pascal développe des preuves qui viennent s'ajouter au pari et qui sont d'autant plus fortes qu'elles s'appuient les unes les autres. Leur convergence même est en harmonie avec la nature de la foi: «Il y a assez de lumière pour ceux qui désirent de voir et assez d'obscurité pour ceux qui sont en disposition contraire.»

La reconnaissance des «probabilités» de la foi eut une grande place aux XVIIeet XVIIIe siècles. Elle se retrouve dans l'anglicanisme chez Joseph Butler, Analogie de la religion naturelle et révélée avec la constitution et le cours de la nature (1736), qui voit là une sorte de «philosophie de la révélation», et chez William Paley, Tableau des évidences du christianisme (1790), qui adopte un point de vue plus rationnel. Les deux ouvrages ont servi de point de départ à John Henry Newman dans ses Sermons sur la croyance (1843) et dans son Essai pour aider à une grammaire de l'assentiment (1870), analyse magistrale de la démarche de foi pour l'esprit scientifique moderne. Newman distingue l'assentiment «réel» de l'assentiment simplement notionnel, et établit les lois du «sens illatif» (ou sens de l'inférence), qui fait adhérer au réel. Passant de cette philosophie de la connaissance à l'analyse concrète et historique, Newman montre que le lieu de l'assentiment réel est la tradition dogmatique de l'Église. Au début du XXe siècle, on a dénoncé parfois dans cette démarche un certain psychologisme. En réalité, cette apologétique n'est nullement moderniste et procède du christianisme le plus traditionnel.

En même temps qu'ils ont insisté sur les fondements rationnels de la croyance, les Temps modernes ont connu un retour vers le fidéisme, la transcendance et l'argument d'autorité: cette tendance est nette chez l'homme d'État anglais Balfour, Les Bases de la croyance (1899), chez G. Fonsegrive, Le Christianisme et la vie de l'Esprit (1899), et Ferdinand Brunetière, Raisons actuelles de croire (1900). Il n'en est pas de même chez Maurice Blondel qui, dans la Lettre sur les exigences de la pensée contemporaine en matière d'apologétique (1896), fait appel conjointement à la transcendance et à ce qui est immanent à l'action humaine. Selon lui, le surnaturel, «qui demeure toujours au-delà de la capacité, du mérite et des exigences de la nature», est dans une certaine mesure appelé par les insuffisances de celle-ci, «par le besoin senti d'un surcroît» que la nature peut recevoir, étant faite pour lui, mais qu'elle ne peut ni produire ni même définir.

Depuis la fin du XIXe siècle, de nombreux auteurs ont été tentés de donner à l'apologétique un statut scientifique et de lui assigner pour tâche la réflexion sur la crédibilité de la Révélation. Mais la certitude que peut avoir de celle-ci le croyant ne se couche pas nécessairement en une démonstration de la Révélation. C'est plus qu'une opinion, il est vrai, puisque le croyant adhère et n'est pas dans le doute; mais ce n'est pas l'évidence apodictique, idéal de la science moderne. Aussi rend-on mieux compte de sa nature en parlant de «certitude morale». Le «réel» dont s'enquiert ici la raison humaine est en effet dans sa nature de caractère moral et religieux plutôt que rationnel. On laisse échapper ce réel si on le réduit à un exposé de preuves, sans tenir compte des sujets personnels à qui les preuves en question s'adressent à titre de signes religieux. Certes, la démarche de foi peut être transcrite après coup en catégories rigoureuses et objectives, être mise en forme de démonstration, mais cette démonstration ne rejoint jamais entièrement la démarche concrète du sujet. On l'accusera toujours ou de trop promettre ou de majorer ses résultats. Entre la démarche rationnelle (ou jugement de crédibilité) et l'adhésion de foi (qu'on a appelée parfois jugement de crédentité), il y a un seuil, un écart, qui tient au rapport direct du sujet avec Dieu et qui dépasse les élucidations de la raison.

Mais il faut remarquer qu'en insistant sur les signes qui touchent l'homme et qui l'appellent à une conversion, on n'entend pas dévaluer les preuves: le signe implique la preuve, car le signe doit être, par le croyant lui-même en premier lieu, critiqué et prouvé. Insister sur la signification du geste religieux n'entraîne pas qu'on soit moins exigeant sur sa vérification. Aussi la philosophie religieuse, dont l'objet est d'étudier les conditions générales de l'acte religieux, est-elle ici d'un grand secours et vient-elle contrôler le langage et la démarche de la foi.

L'apologétique ainsi comprise n'a pas à être glorieuse -pas plus que la foi n'est la gloire -ni non plus craintive -l'assurance étant le signe de la foi -mais vraie. La vérité du témoignage est en définitive le seul indice du message du salut.

 

 

4. Athènes et Jérusalem

 

Depuis la fin des années 1970, sous l'influence d'une réflexion sur les rapports entre la raison et la foi et sur le problème de l'origine de la pensée, un certain déplacement de la problématique s'est opéré - deux modes de pensée distincts, deux noms, deux cités considérés comme étant au coeur de notre héritage: Jérusalem et Athènes. Tandis que les médiévaux, qu'il s'agisse de Maimonide ou de Thomas d'Aquin, admettaient qu'une synthèse était possible, les modernes -tels Leon Chestov et Leo Strauss notamment-sont de plus en plus enclins à reconnaître une tension fondamentale, un conflit irréductible, entre ces deux «modèles» de la vie de l'esprit. Des deux grandes catégories culturelles, gréco-romaine et judéo-chrétienne, qui caractérisent la pensée de l'Occident, Michel Serres écrit: «Ces deux catégories ne sont pas des synthèses, elles ne sont que des séquences. Et peut-être des séquences sans conséquence. Preuve en est que, dans chaque couple, le prédécesseur ne se reconnaît pas dans le successeur, même quand celui-ci le revendique. Le trait d'union n'y est qu'une coupure, souvent [...]. La catégorie de chrétien romain est reconnue, quant à elle, comme une synthèse, précisément celle que la catholicité a universalisée dans tout l'Occident au cours de vingt siècles d'histoire, avec les revers et les succès que l'on sait. Mais il y a, d'autre part, une catégorie moins connue [...] qui m'apparaît jeter sur la question une vive clarté. Le modèle judéo-grec est une synthèse» (Le Modèle de l'Occident). Ainsi une double confrontation s'est inscrite au coeur de la vie de l'esprit. Le Grec a fait une découverte originale, celle du logos et de la science. Le Juif, par ses prophètes, a découvert le temps et l'histoire. Il y a là deux processus interminables, deux opérateurs sans cesse renaissants. L'Orient maintient ces courants séparés. L'Occident est leur confluent. Ces deux découvertes ont pour conséquence l'hétéronomie des langages et elles fondent la différence de la révélation d'avec la philosophie.

Nulle part l'hétéronomie n'apparaît davantage que dans l'oeuvre des penseurs qui ont repéré les conflits de l'humanité en même temps qu'ils ont fondé la modernité: Spinoza, Bayle, Freud. Le contraste est figuré par l'opposition entre deux montagnes. Au sommet de l'une, à l'orient de la Méditerranée, Abraham s'apprête à sacrifier son fils Isaac, mais son bras sera retenu. Au sommet de l'autre, à l'ouest des eaux du Bosphore, Oedipe est exposé, suspendu par les pieds; un oracle a prédit qu'il tuerait son père. Abraham, dans sa piété, ne veut pas pénétrer les desseins de Celui qui lui a parlé. Oedipe ne sait pas ce que le destin lui promet. «Nous portons dans le corps, remarque Michel Serres, ce qu'on nomme communément l'Oedipe, et nous tournons le dos à la première des montagnes. Nous ne savons plus que nous sommes en équilibre entre deux sacrifices. Peut-être l'Occident est-il cet équilibre rompu, la série interminable de tous les déséquilibres, entre un modèle grec, la culture d'Oedipe, et un modèle juif, le culte d'Abraham.»

Consciente de telles prémisses, l'apologétique contemporaine s'est déplacée, de même que l'attitude philosophique à l'égard de la révélation. De part et d'autre, on reconnaît, ce qui sans doute aurait pu être admis d'emblée comme une évidence, que la philosophie n'a jamais réfuté la révélation et ne pourra jamais y parvenir: elle reste en dehors et de sa visée et de ses prises. En outre, la théologie ne saurait couper court aux interrogations de la philosophie ni interrompre sa contestation.

Pour le philosophe, la révélation est seulement une possibilité. Quand Pascal entreprend de démontrer que la vie du philosophe est fondamentalement misérable, parce qu'elle laisse échapper le tragique, son projet présuppose la foi; il n'atteint ni ne réfute la démarche philosophique. De plus, celle-ci ne détient pas d'éthique dernière dès lors qu'elle reconnaît que la révélation existe. Elle doit donc admettre la possibilité de la révélation. Le choix du philosophe apparaît fondé lui-même sur une foi. La philosophie, dit Leon Chestov, renvoie à la non-philosophie. Et Leo Strauss, partant d'un autre point de vue, affirme, lui aussi, que la recherche d'une connaissance évidente qui dispenserait de la révélation «repose elle-même sur une prémisse qui ne l'est pas». La démarche la plus intéressante de l'apologétique contemporaine n'a pas consisté à vaincre la philosophie sur son terrain, ni à vouloir la maintenir en situation de servante; elle a consisté à reconnaître son autonomie et, en ce qui la concerne, à retrouver sa spécificité.

 

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Les "Essais" de Montaigne

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Les "Essais" sont un ouvrage de Michel Eyquem, seigneur de Montaigne (1533-1592), publié à Bordeaux chez Simon Millanges en 1580 (livres I et II), à Paris chez Abel l'Angelier en 1588 (livres I et II augmentés, et livre III); réédition dans une version définitive chez le même éditeur en 1595.

Après avoir cédé sa charge de conseiller au parlement de Bordeaux, en 1570, Montaigne se retira sur ses terres: il fit inscrire dans sa bibliothèque un texte latin qui témoignait du désir de consacrer «ces douces retraites paternelles» à sa «liberté, à sa tranquillité et à ses loisirs». Le fruit de cette retraite fut l'édition des deux premiers livres des Essais. Après un long voyage en Europe de juin 1580 à novembre 1581 (voir Journal de voyage en Italie), quelques missions diplomatiques et deux élections à la mairie de Bordeaux (1581 et 1584), Montaigne publia une seconde édition revue et augmentée: elle contenait un troisième livre et de nombreuses additions aux deux premiers. A sa mort, l'auteur laissait un exemplaire des Essais couvert d'additions marginales: c'est l'exemplaire dit «de Bordeaux». En 1595, cet ultime état du texte fut publié grâce aux soins de Pierre de Brach et de Mlle de Gournay, «fille d'alliance» de Montaigne.

Si l'héritage antique détermine l'horizon intellectuel des Essais, la recherche des sources est délicate et doit s'entourer de précautions méthodologiques. Montaigne entretient en effet un rapport ambivalent avec l'immense culture littéraire et philosophique qui lui fournit exemples et citations: plaçant son entreprise sous l'éclairage et le regard de la tradition _ la «librairie» et les sentences inscrites sur ses travées constituent à cet égard un espace symbolique _, il fraie cependant une voie personnelle qui n'exclut ni la refonte des sources ni leur utilisation cavalière. Montaigne ne divinise pas le texte antique: il ignore le zèle philologique ou les scrupules herméneutiques qui caractérisaient la génération d'un Érasme ou d'un Guillaume Budé. Quelle que soit la part d'affectation contenue dans certaines déclarations («Nous autres qui avons peu de pratique avec les livres», livre III, chap. 8), son attitude s'ordonne autour d'un principe catégorique: «Qui suit un autre, il ne suit rien» (I, 26). Cette indépendance intellectuelle complique naturellement la recherche des sources et en relativise la validité: lecteur «à pièces décousues», Montaigne emprunte aussi bien aux florilèges qu'aux textes originaux, redistribue ou défigure les références, pratique les contaminations les plus éclectiques, au point de décourager plus d'une fois l'identification de ses dettes effectives.

Des trois grands courants philosophiques qui irriguent l'oeuvre _ stoïcisme, épicurisme et scepticisme pyrrhonien _ Montaigne retient la dimension éthique et anthropologique plus que la spéculation métaphysique, qu'il réduit à une «confusion infinie d'avis et de sentences». Chacune de ces trois «influences» pose des problèmes qui engagent le sens global du texte. Si les Essais portent la marque d'une lecture approfondie de Sénèque, rien ne corrobore la légende tenace d'une «période stoïcienne» de Montaigne: l'idéalisme ascétique du philosophe romain _ impassibilité, fermeté de l'âme devant la mort _ l'intéresse moins que la subtilité psychologique et la prise en compte des problèmes de morale pratique qu'il trouve dans les Lettres à Lucilius. L'utilisation de références épicuriennes provient vraisemblablement de la lecture de Diogène Laërce, Lucrèce et Cicéron; l'affinité évidente de Montaigne avec les «dous fruits des jardins poltronesques d'Epicurus» ne ressortit que superficiellement à ses penchants hédonistes: de la morale épicurienne, les Essais retiendront surtout la culture de l'intégrité individuelle, dans les limites sereinement assumées d'une conscience agnostique. Quant au fameux scepticisme de Montaigne, il est alimenté au premier chef par la lecture des Hypotyposes de Sextus Empiricus, traduites depuis 1562, et par des ouvrages contemporains comme l'Examen vanitatis de François Pic de La Mirandole ou le De incertitudine et vanitate scientiarum d'Agrippa von Nettesheim. A Sextus Empiricus est empruntée la revue contradictoire des doctrines philosophiques, ainsi que le contenu et la terminologie de nombreux arguments opposés au dogmatisme de la raison.

De toute la tradition antique, c'est néanmoins Plutarque qui fait office de modèle et d'aiguillon permanents: «Je ne le puis si peu racointer que je n'en tire cuisse ou aile» (III, 5). Plus encore que les Vies parallèles, les OEuvres morales dans la traduction d'Amyot ont contrebalancé l'influence de Sénèque: Montaigne admire tout particulièrement leur plasticité rhétorique et l'allure rapsodique qui fait s'entremêler réflexions, images, citations et anecdotes; il n'a pu qu'être sensible, en outre, à l'éclectisme d'une oeuvre qui brasse les doctrines philosophiques sans se laisser happer par aucune, et multiplie les emprunts au risque évident de la contradiction.

Le livre I s'ouvre sur un chapitre au titre révélateur: «Par divers moyens on arrive à pareille fin». Il montre l'impossibilité de fonder l'observation des conduites humaines sur des principes généraux: «C'est un subject merveilleusement vain, divers, et ondoyant, que l'homme.» De cette diversité et fluctuation, les chapitres suivants exploreront la triple dimension sociale, psychologique et épistémologique: les lois varient selon les peuples et les époques, et leur autorité ne procède que de leur long usage (23, 36, 49); les sentiments et passions emportent l'homme dans un flux contradictoire où se dissolvent les repères fixes (2, 3, 4, 18); les facultés intellectuelles n'échappent pas au «branle» général, et c'est indûment qu'elles transforment leurs «fantaisies» en articles dogmatiques (14, 21, 27, 32, 56). Dans cette mutation universelle se fait néanmoins jour la possibilité d'une sagesse, fondée sur l'acceptation des contingences et des limites humaines. C'est en ce sens qu'oeuvrera l'authentique philosophie, qui se doit de préparer des «discours pour la naissance des hommes comme pour la decrepitude»: elle exercera le jeune enfant au libre emploi de ses facultés, loin du pédantisme et des «subtilitez espineuses de la Dialectique» (26), et infusera à l'homme mûr la «premeditation de la mort», qui est «premeditation de la liberté» (20). La pierre de touche d'une telle sagesse est la solitude (39): Montaigne sait, depuis le vide creusé par la mort de La Boétie (1563), qu'il n'est donné qu'exceptionnellement au sage de vivre l'expérience absolue de l'amitié, où les âmes «se meslent et confondent l'une en l'autre» (28).

Le livre II contient de nombreuses notations physiques, morales et intellectuelles qui complètent l'autoportrait amorcé au livre précédent: il est question des goûts littéraires de Montaigne _ il se passionne pour les historiens (10) et préfère de plus en plus nettement Plutarque à Sénèque (32) _ aussi bien que de ses «conditions corporelles», de sa «complexion» rebelle à l'ambition et à la servitude, de son absence de mémoire et de son intelligence «lente et embrouillée» (17). Les justifications du dessein de «se peindre» abondent (6, 17), et Montaigne répond plus d'une fois à l'accusation de présomption qui pourrait lui être adressée. Alléguant la consubstantialité de son livre et de son être intime, il fait du processus d'écriture un moyen de construction de la personnalité: «Me peignant pour autruy, je me suis peint en moy de couleurs plus nettes que n'estoyent les miennes premieres» (18). Outre ces développements introspectifs, ce livre contient la célèbre «Apologie de Raimond Sebond» (12). Dans ce chapitre complexe et sinueux, le plus long des Essais, Montaigne s'en prend aux prétentions d'une théologie fondée sur des arguments rationnels: sa démarche aboutit à une relégation des contenus de la foi dans une transcendance obscure («Nous n'avons aucune communication à l'estre»). D'un bout à l'autre l'«Apologie» développe une impitoyable critique de la raison: illusoire, inutile et même dangereuse, celle-ci n'assure à l'homme aucune supériorité sur les animaux, et ne favorise nullement l'adaptation aux exigences de la vie.

Le livre III confirme cette épistémologie sceptique: «L'humaine raison est un instrument libre et vague» (11), et la perpétuelle mutation des actions humaines rend impossible leur codification par des «loix fixes et immobiles» (13). A l'exercice d'une raison trop sûre d'elle-même et à la manie des généralisations réductrices, Montaigne oppose l'expérience directe et concrète du moi, dont la figure de Socrate lui offre le modèle le plus achevé (12). Plusieurs chapitres s'attachent à définir une relation équilibrée entre jouissance de soi et nécessités sociales: ainsi la parole («De l'art de conferer», 8), à condition de refuser tout «moyen scholastique», constitue «le plus fructueux et naturel exercice de nostre esprit»; quant à l'acceptation d'une charge publique, elle ne sera pas néfaste si on reconnaît que «la plupart de nos vacations sont farcesques» et qu'elle maintient une différence essentielle entre le masque et le visage: «Le maire et Montaigne ont tousjours esté deux, d'une separation bien claire» («De mesnager sa volonté», 10). Le livre III s'achève sur un long portrait physique et moral de l'auteur, dont tous les éléments convergent dans une éthique de l'acceptation de soi: «C'est une absolue perfection, et comme divine, de sçavoir jouyr loyallement de son estre» (13).

«Il se faut reserver une arriere boutique toute nostre, toute franche, en laquelle nous establissons nostre vraye liberté et principale retraicte et solitude» (I, 39). Telle est l'une des innombrables versions de l'impératif fondateur des Essais: dans le suspense des énergies centrifuges, loin des effets pervers du regard social, la «retraite» ménage la possibilité d'une attention à soi où rigueur et jouissance se confondent. Montaigne s'est attaché à la délimitation et à la défense d'un territoire personnel, au point que les Essais s'offrent désormais comme paradigme à tout effort d'appropriation de la vie intime. Une critique radicale de l'aliénation s'y déploie, qui renvoie dos à dos les formes extrêmes de l'asservissement et les demi-mesures où se complaisent les faux sages: si peu que l'individu s'engage dans une «obligation», c'est tout son être qu'il y engouffre, car la dépendance ne connaît pas de degrés. Il est vrai que cette éthique intransigeante ne résume pas toute la position de Montaigne: l'essai «De mesnager sa volonté» insistera sur la double nécessité de ne pas esquiver le devoir social ou politique, et de ne pas y épargner «l'attention, les pas, les parolles, la sueur et le sang». Mais le souci de tracer une frontière salvatrice se perpétue jusque dans le «maniement d'affaires estrangieres»: «Du masque et de l'apparence il ne faut pas faire une essance réelle, ni de l'estranger le propre» (III, 10). La dépense d'énergie sociale doit trouver un régime qui maintienne inviolé l'espace symbolique de l'«arriere boutique»: nombreuses sont les formulations binaires de l'essai III, 10, qui reconduisent obstinément une polarité essentielle aux yeux de Montaigne. Prise à la lettre, cette apologie du masque peut apparaître comme un curieux mélange de cynisme et de candeur. En fait, il faut surtout l'évaluer à l'aune de sa fonction régulatrice, dans une époque où les rapports entre la conscience et le monde connaissent de profondes perturbations et cherchent le critère d'un accommodement. La solution montaignienne veut empêcher l'interférence ou la confusion désastreuse des normes: elle réduit la pratique sociale à un maniement de signes et de règles d'autant plus efficace que l'individu n'en sacralise pas la valeur; corrélativement, elle assigne à l'exercice de la singularité un domaine strictement privé, qu'il faut s'interdire d'outrepasser pour soumettre le monde à la pression de ses exigences intimes. L'éthique du masque «dépassionne» donc la participation à la vie publique, dont elle exclut aussi bien la fébrilité ambitieuse que la critique réformatrice _ double dérive dont le cours ne souffre plus ni maîtrise ni contrôle.

Mais la préservation de l'intériorité ne se prolonge malheureusement pas en appropriation placide. L'objet du regard introspectif ne se constitue comme tel que dans un mouvement de pluralisation et de dispersion: la «pleine oisiveté» espérée se transforme en engendrement permanent de «chimeres et monstres fantasques», et la substance la plus intime de l'être s'offre paradoxalement sous les espèces de l'altérité: «Je n'ay veu monstre et miracle au monde plus expres que moy-mesme» (III, 11). Ironie de la «retraite et solitude», l'expulsion du remous social se paie d'un déchaînement des flux de conscience: «Il se fait mille agitations indiscretes et casuelles en moy» (II, 12). Puisqu'une fatalité psycho-physiologique entraîne le moi dans une fragmentation contradictoire, la rigueur consistera d'abord à en prendre acte, en toute modestie: «Je ne me tiens pas bien en ma possession et disposition. Le hasard y a plus de droict que moy» (I, 10). L'écriture aura donc pour tâche de consigner les «hasards». Elle se fera registre d'une vie entière, sur le mode mimétique de l'expression décousue: «Je ne peins pas l'estre. Je peins le passage: non un passage d'aage en autre, ou, comme dict le peuple, de sept en sept ans, mais de jour en jour, de minute en minute» (III, 2).

Même si Montaigne ne développe pas à proprement parler une théorie de l'écriture, il sent bien que le caractère inédit de son entreprise exige un nouveau langage: un langage, en somme, qui intègre et revendique les conditions instables de son énonciation, au lieu de se projeter dans une excessive généralité. Le célèbre chapitre «Des boyteux» (III, 11) actualise cette nécessité sous une forme fuyante: la valeur d'un énoncé, dit-il en substance, ne s'étend pas au-delà de ce que la «pensée tumultuaire et vacillante» de l'auteur peut garantir à un moment donné de son développement. Sujet et objet de la connaissance ne sauraient être fixés dans une épistémologie définitive. Il faut donc recommencer perpétuellement les expériences corrélatives de soi et du monde, sans espérer trouver de vérité ailleurs qu'en l'infinie labilité du langage. Cette réitération, qui correspond à l'une des composantes sémantiques du mot «essai», rend compte de l'élaboration stratifiée du texte: le discours présent ne pouvant se targuer d'un degré de pertinence qui invaliderait le discours passé, Montaigne ne cesse d'ajouter «diverses pieces» les unes aux autres, en un «fagotage» qui exclut les suppressions et les corrections autres que ponctuelles. La vérité du moi appartient à la totalité de ses moments, sans souci de classement ni de hiérarchisation. Aussi les Essais accueillent-ils les matières les plus diverses _ maux d'estomac, réflexions philosophiques, goûts littéraires, petits problèmes domestiques: «Il n'est subject si vain, qui ne merite un rang en cette rapsodie» (I, 13).

Comme l'a souligné Merleau-Ponty, on chercherait en vain chez Montaigne la limpidité cartésienne d'une conscience intellectuelle: aucune pensée ne vaut hors de l'enracinement existentiel qui lui donne sens en la ramenant à l'humilité concrète de son origine. La «vérité» se dépouille donc de toute prétention à une objectivité ontologique: si les Essais peuvent s'offrir au lecteur comme un «livre de bonne foy», c'est qu'ils refusent, au risque des ruptures, des incompatibilités et des contradictions, de dissocier l'expression des idées du cours de la vie particulière de celui qui les formule.

L'expérience de soi oriente donc Montaigne vers une critique des généralisations abstraites et de la raison spéculative. Les Essais n'ont pas de termes assez durs pour rabattre les prétentions de l'esprit humain, «util [outil] vagabond, dangereux et temeraire» (II, 12) dont la «fantaisie» est le régime inéluctable. Plus précisément, ils dénoncent l'aveuglement d'une raison qui croit s'approprier l'être quand elle demeure engluée dans la contingence, le devenir et la relativité. Fier de ses opérations et de ses résultats, le «jugement» méconnaît à la fois l'arbitraire irréductible de ses combinaisons et la dépendance qui l'attache aux vicissitudes corporelles: il expulse ses déterminations trop humaines pour mieux en imposer. Aussi la critique montaignienne consistera-t-elle à organiser un vaste retour du refoulé dans les grandes sphères de l'activité humaine _ philosophie, religion, droit, politique _ pour dénoncer l'inanité de leurs prétendus fondements argumentatifs. Cette entreprise connaît son développement le plus ample et le plus insistant dans l'«Apologie de Raimond Sebond», dont les martèlements prépascaliens accablent l'homme de tous les témoignages classiques de la miseria hominis. Comment les «chetives armes de la raison» sauraient-elles appréhender la transcendance divine, alors qu'elles obéissent manifestement à l'inertie de la coutume («Nous sommes Chrestiens à mesme titre que nous sommes Perigordins ou Alemans»), et qu'elles se laissent défigurer par le jeu des intérêts politiques et confessionnels («Voyez l'horrible impudence de quoy nous pelotons les raisons divines»)? Les articles de la foi se dénaturent en se réfractant dans l'étroitesse des facultés humaines et la diversité des conditions sociales: le corollaire en est l'éloignement inconcevable de la majesté divine. Montaigne se refuse à envisager une interprétation rationnelle des vérités révélées, qui comblerait l'abîme entre l'absolu divin et la relativité humaine. Indifférent ou rétif à toute discussion sur les dogmes du christianisme, il n'accorde de validité à la religion qu'au regard d'une double dimension: sa puissance institutionnelle, principe d'ordre auquel chacun devra se soumettre au moins en apparence, et sa force interrogatrice, qui ménage la part de l'énigme au sein de notre condition. Toute théologie articulée par un entendement content de soi ne peut que subir le démenti cinglant de notre être terrestre.

Sous le vocable de «raison» se cachent donc le plus souvent ignorances et élucubrations, dont la vanité ne prêterait guère à conséquence si elle ne s'érigeait en norme universelle et instrument de coercition. Ainsi en va-t-il des lois: elles magnifient leur origine et se prévalent d'une nécessité rationnelle, alors qu'elles résultent de la consécration d'un état de fait inique ou absurde. Ainsi en va-t-il également de nos usages et modes de pensée: incapables d'objectiver le moins du monde leur singularité, ils qualifient de barbare ce qui ne leur ressemble pas (voir I, 31, «Des cannibales») et légitiment ainsi leur propre barbarie destructrice.

La réduction de la raison à une «apparence de discours», à un «instrument ployable et accommodable à tous biais et à toutes mesures» ne disqualifie pas pour autant le travail de la pensée. Elle lui impose la recherche de nouvelles modalités d'investigation, dont l'ancrage psychologique et biologique n'empêche pas l'universalisation. Telle est bien l'une des questions cardinales des Essais: comment une méthode heuristique immergée dans le moi concret peut-elle fonder une éthique de la communication? La réponse de Montaigne trouve son impulsion dans un renversement paradoxal: «Qui veut guerir de l'ignorance, il faut la confesser» (III, 11). Cette «ignorance qui se sçait» (II, 12) ne peut guère se définir que par tâtonnements, et négations successives. Elle se caractérise, schématiquement, par un triple refus: refus de l'unification arbitraire des différences, des déterminismes généralisateurs et des conclusions péremptoires. Mais plus que d'une explicitation philosophique, elle fait l'objet d'une actualisation rhétorique et stylistique. La pensée de Montaigne ne craint pas de se chercher dans la juxtaposition, les longues périodes narratives, le laconisme ou les accumulations pléonastiques. Plutôt que de se figer dans une terminologie intellectuelle et un appareil déductif, elle multiplie les métaphores empruntées à la vie matérielle et corporelle: «Mes conceptions et mon jugement ne marche qu'à tastons, chancelant, bronchant et chopant» (I, 26). Aussi l'idée se ressource-t-elle constamment dans l'éventail des intuitions sensibles. La matérialité du langage fascine Montaigne autant que Rabelais, comme le prouvent les innombrables figures sonores _ allitérations, assonances, parallélismes rythmiques. Loin de ressortir à un quelconque esthétisme, la plasticité du discours sanctionne la réversibilité infinie de la pensée: «Je n'establis rien; il n'est non plus ainsi qu'ainsin, ou que ny l'un ny l'autre; [...] les apparences sont égales par tout; la loi de parler et pour et contre est pareille. Rien ne semble vray, qui ne puisse sembler faux» (II, 12). Tel est le sens du fameux «Que sçay-je?»: la pensée de Montaigne ne formule ses critères de vigilance et de rigueur que sur le mode mouvant de l'interrogation. Les modèles rhétoriques et procédés stylistiques qu'elle «essaie» infatigablement lui permettent d'éviter les facilités symétriques de l'arrogance dogmatique et du doute érigé en principe.

Reconnaître l'ambivalence et l'incomplétude de toute élaboration intellectuelle, c'est admettre qu'elle fait signe vers un au-delà: «Nul esprit genereux ne s'arreste en soy» (III, 13). Le travail de la pensée ne peut s'accomplir que dans une altérité effective ou projetée: les défaillances constitutives de l'esprit se changent alors en exigence de coopération, appel au «jugement» d'autrui. L'essai «De l'art de conferer» (III, 8) ne dénonce-t-il pas la présomption de l'homme qui s'en tient à sa propre «sentence»? Cette dénonciation ne contredit nullement les revendications antérieures d'autonomie: car le rapport à soi recèle autant de pièges et de possibilités défiguratrices que la «relation à autruy». Toute la difficulté tient donc à l'instauration d'échanges réglés entre le moi et les autres. A cet égard, le modèle conversationnel développé dans le chapitre précité constitue une proposition remarquable de pertinence et de modernité: dialoguer, ce n'est pas entrechoquer des énoncés; c'est faire en sorte que l'interlocuteur questionne la nécessité de son propre parcours argumentatif _ c'est l'amener à une assimilation plus complète et intime des idées qu'il expose. Sous de telles conditions, l'autre est celui qui fait en sorte que le mien soit vraiment mien.

Ce qui vaut pour la parole vaut a fortiori pour l'écriture, où la fonction intellectuelle de l'autre se double d'une fonction éthique. Le lecteur des Essais est investi d'un pouvoir de solidification de l'être intime de l'auteur: «Je sens ce profit inespéré de la publication de mes meurs qu'elle me sert aucunement de regle. Il me vient parfois quelque consideration de ne trahir l'histoire de ma vie. Cette publique déclaration m'oblige de me tenir en ma route, et de ne desmentir l'image de mes conditions» (III, 9). Étrange effet de l'écriture; la dispersion acquiert force de loi, et le registre banal des faits de conscience suscite une éthique scrupuleuse. C'est donc sous le regard de l'autre, du lecteur à venir, que s'accomplit l'union du livre et de la vie: modèle et portrait n'ont garde désormais de se «trahir» l'un l'autre. Toute la force des Essais tient à la découverte et à la concrétion progressive de cette régulation existentielle, où convergent les dimensions fondamentales de l'oeuvre: la connaissance, le plaisir et la morale.

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Poèmes de Grégoire de Naziance. - (IVe siècle).

12273210060?profile=originalL'oeuvre poétique de Grégoire de Naziance, dit "le Théologien" (IVe siècle après JC.), auteur d' "Homélies et Lettres" très connues, comprend plus de six mille vers. C'est surtout dans les dernières années de sa vie, après qu'il eût renoncé à sa charge d'évêque de Constantinople, qu'il composa cette oeuvre. Les poèmes de saint Grégoire peuvent se partager en deux groupes: l'un, théologique, et l'autre, historique. Le premier comprend les compositions du contenu dogmatique et moral; du point de vue poétique, leur intérêt est moindre: la fraîcheur parvient rarement à faire passer la monotonie du sujet. Selon l'auteur, leur but est essentiellement didactique. Bien plus grand est l'intérêt des poésies dites "historiques": même à travers les subtilités extérieures de la technique oratoire, auxquelles saint Grégoire ne renonce pas, même dans ses poésies, on sent une inspiration vive et sincère, tout  fait exceptionnelle pour l'époque. Sont dignes surtout de considération les poésies autobiographiques, qui ont de l'importance même au point de vue de l'histoire: "Sur ma vie" (1949 trimètres ïamiques), "Sur mes vicissitudes" (600 hexamètres) et "Lamentations sur les malheurs de mon âme" (175 distiques). Le sens mélancolique de la vanité des choses humaines, que saint Grégoire possède en commun avec beauoup de poètes élégiaques païens, s'enrichit chez notre auteur d'une profonde méditation religieuse et philosophique. Quelques belles descriptions de la nature complètent parfois l'expression lyrique des sentiments. Un certain nombre de poèmes abordent les sujets les plus divers: une supplique adressée à l'empereur Julien pour lui demander de diminuer les impôts; une exhortation à un païen pour qu'il se convertisse au Christianisme; des épigrammes à sujet moral, comme les "sentences tétrastiques", très connues dans l' antiquité et ainsi dénommées parce que les trimètres ïambiques qui les composent, sont réunis par groupes de quatre vers contenant chacun une sentence et une règle de vie. Les mètres employés sont très nombreux et les plus variés qui soient. Les "Poèmes" de saint Grégoire étainet très connus au moyen âge; Cosme de Jérusalem au VIIIe siècle, Nicétas David au XIe, en firent des commentaires. 

 

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I12273209887?profile=originall s'agit d'une oeuvre de l'abbé Henri Brémond, de l'académie française (1865-1933), publiée en onze volumes, de 1916 à 1928. Cet important travail, reste inachevé, étudie les manifestations "écrites" de la pensée religieuse, à partir de la fin des guerres de religion jusqu'à nos jours. L'auteur a puisé à toutes les sources littéraires: biographies, livres de piété, essais de philosophie dévote, livres de morale et d' ascétisme, sermons. Pour nous donner une idée complète de l'histoire du sentiment religieux, ou plutôt des modes d'expression de ce sentiment, il a, en outre, puisé à des documents historiques qui lui fournirent des indications précieuses sur les habitudes et les tendances religieuses d'une époque. L'étude du sentiment religieux conduit naturellement à celle du progrès de la langue et des lettres: aussi l'abbé Brémond retrace-t-il non seulement l'évolution de ce sentiment, mais aussi celle du langage. Cette histoire richement documentée contient des biographies et des citations importantes; son but est de pénétrer le secret des âmes, depuis les plus simples jusqu'aux plus complexes, à travers toutes les manifestations écrites, qu'elles soient dignes ou non d'appartenir à l'histoire littéraire du pays. L'abbé Brémond fait l'éloge de la méthode suivie par Sainte-Beuve dans son "Port-Royal", ainsi que celle du cardinal Newman. Chez ces écrivains, c'est l'étude de la religion, de son influence profonde et de son histoire, de son progrès et l'étude de ses éclipses qui les intéresse. En cela, les auteurs diffèrent de divers autres critiques qui se sont préoccupés avant tout de la valeur littéraire, et non de la valeur spirituelle des oeuvres étudiées. Mais tandis que Sainte-Beuve et Newman n'étaient que des auteurs d'essais critiques particuliers, parfois très développés il est vrai, l'abbé Brémond est l'auteur d'un travail d'ensemble dans lequel rien n'est négligé. Aussi trouvons-nous dans cette oeuvre tous les plus grands noms de la pensée religieuse française; saint François de Sales, Pascal (le chapitre sur "La prière de Pascal" est très célèbre), Fénelon: ces auteurs lui ont inspiré des pages d'une rare profondeur dans lesquelles on peut admirer l'étendue de sa culture et la sincérité de sa foi.

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Jean de la Croix

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Jean de la Croix connut, jeune, les plus hauts sommets de l'expérience mystique, et il exprima ses états intérieurs en des poèmes qui font de lui un des plus grands écrivains de l'Espagne du Siècle d'or. Du commentaire de quelques-uns de ces poèmes, il tira des traités théoriques dont une partie seulement nous est parvenue ; la valeur en est telle qu'on le considère comme le « docteur mystique » par excellence et que son oeuvre, par son importance spirituelle et philosophique, constitue un des sommets de la littérature chrétienne.

Dans le panorama de la poésie espagnole de la Renaissance qui compte des noms prestigieux, Ercilla, Boscán, Garcilaso de la Vega, Luis de León, Fernando de Herrera... Jean de la Croix occupe une place singulière : la première. Son oeuvre est brève : moins de mille vers en tout. « Saint Jean de la Croix - écrit Jorge Guillén - est le grand poète le plus bref de la langue espagnole, peut-être de la littérature universelle. » Mais cette poésie est d'une telle densité, d'une telle intensité, d'une telle beauté, qu'elle emporte l'admiration et entraîne l'adhésion de tous ses lecteurs. En effet, selon l'heureuse expression de J. L. Alborg, « même si on ne tient pas compte de sa signification religieuse, la poésie de saint Jean de la Croix représente un sommet de la poésie amoureuse universelle ».

1. « Le Docteur mystique »

Le réformateur et le mystique

Juan de Yepes est né en 1542, à Fontiveros, petit village de Vieille-Castille, d'une famille noble, mais pauvre, que la mort prématurée du père plongea bientôt dans la misère. Installé avec sa mère à Medina del Campo, il essaya divers métiers et s'intéressa en particulier à l'architecture et à la peinture, pour laquelle il était remarquablement doué. Après des études au collège des Jésuites, il entra en 1563 au couvent des Carmes sous le nom de Jean de Saint-Mathias. Puis il passa près de quatre ans à Salamanque, où il acquit une solide formation scolastique. Déçu par la vie trop extérieure des Carmes, il songeait à entrer à la Chartreuse, lorsqu'en 1567 il rencontra Thérèse d'Avila qui l'avait intéressé à son projet de fonder une branche masculine de Carmel réformé analogue à celle qu'elle venait d'organiser pour les religieuses. En 1568, prenant le nom de Jean de la Croix, il fit partie du premier monastère réformé de Duruelo, où il s'imposa bientôt comme un des piliers du nouveau type de vie religieuse. Il fut envoyé en 1572 à Avila comme confesseur du monastère des carmélites mitigées de l'Incarnation, dont Thérèse avait dû accepter la charge de prieure. Ainsi s'établit entre les deux saints une confiante collaboration, une amitié réciproque. Mais les réformés cherchaient alors à conquérir leur indépendance à l'égard des mitigés, qui réagirent vigoureusement et firent enlever, dans la nuit du 2 au 3 décembre 1577, Jean de la Croix, dont le rôle dans la réforme était connu. Emprisonné à Tolède dans un étroit cachot et soumis à des flagellations quotidiennes, il connut une terrible crise intérieure. Ce fut là qu'il composa quelques-uns de ses plus beaux poèmes, en particulier le Cantique spirituel  (Cántico espiritual ). En août 1578, il s'évada et reprit sa place parmi les réformés. Le temps où, de 1582 à 1588, il est prieur du couvent des Martyrs à Grenade est celui où virent le jour presque toutes ses grandes oeuvres.

Pourtant, Jean de la Croix allait se trouver pris dans les dissensions internes des réformés. Au chapitre général, tenu à Pastraña en octobre 1585, apparut un nouveau personnage, le provincial Nicolás Doria, qui rêvait de transformer les Carmes réformés en un ordre fortement centralisé et voué à des tâches apostoliques ; en même temps, il eût voulu centraliser le gouvernement des carmélites, alors que sainte Thérèse avait organisé ses carmels indépendants les uns des autres. Morte en 1582, Thérèse n'était plus là pour défendre son oeuvre, mais Doria se heurta à Anne de Jésus de Lobera, prieure de Grenade, qui réussit à obtenir la confirmation par le Saint-Siège des constitutions thérésiennes ; elle fut soutenue dans ses efforts par Jean de la Croix.

Au chapitre général tenu à Madrid en juin 1591, Doria réussit malgré tout à obtenir la majorité. Jean de la Croix fut privé de toute charge et envoyé dans le lointain monastère de la Peñuela, en pleine montagne.

Cela ne suffisait pas à Doria. Un de ses émissaires parcourut les carmels pour tenter de recueillir des dépositions qui eussent convaincu Jean de la Croix d'immoralité avec les carmélites. D'autre part, cet émissaire, certainement d'accord avec Doria, songea à livrer à l' Inquisition les écrits spirituels de Jean de la Croix qui circulaient dans l'ordre. Les hardiesses sur l'union mystique qui se trouvaient dans ces pages, et aussi le fait qu'elles contenaient des textes de l'Écriture traduits en langue vulgaire, eussent infailliblement provoqué l'incarcération de Jean de la Croix.

Les amis de celui-ci prirent peur et, très probablement avec son assentiment, peut-être par son ordre, détruisirent la plus grande partie de ses lettres et de ses manuscrits. Il est probable que lui-même, à la Peñuela, fit disparaître les parties les plus compromettantes de ses travaux. Jean de la Croix accepta tout cela avec une inaltérable patience, mais la mort allait bientôt le délivrer.

Il ne fut béatifié qu'en 1675 et canonisé en 1726 ; il fut déclaré docteur de l'Église en 1926.

Poèmes et commentaires

Jean de la Croix s'est exprimé à deux niveaux. Tout d'abord dans le genre poétique par une vingtaine d'extraordinaires pièces, parmi lesquelles figurent neuf « romances  » pleines d'un charme populaire. Puis, dans le genre didactique, par trois ouvrages qui se présentent comme des commentaires plus ou moins longs de poèmes. Les deux traités intitulés traditionnellement La Montée du mont Carmel  (Subida al monte Carmelo ) et La Nuit obscure  (En una noche oscura ), qui commentent tous deux le début d'un même poème, ne sont que deux fragments d'un vaste ouvrage d'ensemble sur l'itinéraire mystique ; le reste aurait été détruit ou peut-être n'aurait jamais été composé. De toute manière, le texte que l'on possède semble issu d'une élaboration postérieure à la mort de l'auteur. Quant au commentaire du Cantique spirituel , une première version, dans laquelle le poème n'a que trente-neuf strophes, fut composée en 1584 à Grenade à la demande d'Anne de Jésus ; on lui donne le nom de version A, et elle constitue, de tous les ouvrages de Jean de la Croix, celui dont le texte présente le plus grand caractère d'authenticité. Ultérieurement, probablement en 1586-1587, Jean de la Croix a remanié son ouvrage pour en donner une version dite A' ; divers témoins de cette version A' y ajoutent une quarantième strophe avec son commentaire. Enfin plusieurs manuscrits postérieurs à la mort de Jean de la Croix donnent du Cantique  une troisième forme, dite version B, dont l'authenticité paraît douteuse.

Du poème de la Vive Flamme  (Llama de amor viva ) écrit en 1584, un commentaire fut rédigé en 1585 et complété en 1591 : on en connaît les deux états. Jean de la Croix est en outre l'auteur d'un opuscule ascétique intitulé Précautions  et de nombreux Avis spirituels , dont quelques-uns sont conservés dans un des très rares autographes que l'on possède, en dehors de quelques lettres.

Par prudence à l'égard de l'Inquisition, Jean de la Croix n'a rien publié de son vivant. Ses oeuvres ne virent le jour que tardivement, à Alcalá en 1618 et, dans cette édition dont les Carmes sont responsables, de nombreuses corrections et interpolations atténuent sa pensée au point de la défigurer. Il a fallu attendre 1912 pour en avoir une édition critique.

Une mystique de la négation

La nuit passive

En dehors de l'Écriture et de quelques lieux communs patristiques ou scolastiques, l'oeuvre de Jean de la Croix ne contient pratiquement aucune citation, et pendant longtemps les commentateurs l'ont considéré comme une sorte d'autodidacte dans le domaine spirituel. Cependant, de récentes recherches ont montré qu'en fait il utilisait discrètement une considérable culture en ce domaine. Fortement influencé par le pseudo-Denys l'Aréopagite, il est en outre tributaire des mystiques rhéno-flamands du Moyen Age, qu'il a lus dans les traductions latines. Sa dépendance est particulièrement marquée à l'égard des oeuvres authentiques ou apocryphes mises sous le nom de Tauler, à travers lesquelles lui est parvenu un courant de pensée qui remonte à Eckart.

Sa mystique est nettement anti-intellectuelle, ou plus proprement anti-notionnelle. La méditation ne l'intéresse pas et c'est pour lui un simple exercice de débutant. Seul l'état contemplatif le retient vraiment. Sa méthode est avant tout fondée sur la négation, le refus de tout le créé, le rien, « nada  ». Le Dieu absolu ne saurait avoir aucune commune mesure avec rien de créé, par conséquent, rien dans le domaine du sens aussi bien que de l'intelligence, que ce soit naturel ou surnaturel, aucune connaissance distincte d'où qu'elle vienne, fût-ce même d'une illumination miraculeuse, ne saurait conduire à l'union divine. L'âme doit donc s'anéantir en refusant tout le créé et en se refusant elle-même, vider entièrement ses propres facultés, la volonté et l'entendement aussi bien que la mémoire, entrer totalement dans la nuit, métaphore par laquelle Jean de la Croix désigne le dépouillement absolu. L'effort que fait l'âme pour y parvenir correspond à ce qu'il appelle la nuit active, du sens et de l'esprit. Mais l'âme ne saurait suffire par ses seules forces à se détacher elle-même de ses propres structures, et il faut qu'en même temps Dieu intervienne pour la dénuder entièrement par une action qui correspond pour elle à la nuit passive et s'exerce, elle aussi, sur le sens et sur l'esprit, par de douloureuses épreuves. A cet égard, Jean de la Croix est le premier théoricien vraiment cohérent des purifications passives, dont il fait une donnée essentielle du chemin qui conduit à l'union divine.

L'union divine

Ainsi l'itinéraire mystique est pour Jean de la Croix enfoncement dans l'obscurité, et il se sépare des conceptions qui voudraient lui attribuer un caractère lumineux. Ce cheminement ténébreux se réalise dans la foi même, qui est ténébreuse pour l'entendement comme la nuit, car elle suppose le renoncement à tous les modes humains de la connaissance et a pour objet une notion de Dieu générale et confuse, qui, au-delà de toute connaissance distincte, nous fait adhérer à un Etre au-dessus de toute formulation, de toute conception, de tout sentiment. Malheureusement, on ne possède sans doute plus les pages les plus profondes où il a parlé de l'union divine au terme de la vie spirituelle, de ce que les spécialistes nomment l'« état théopathique ». Certains commentateurs ont cru qu'il le considérait comme une expérience de l'absolu à caractère supra-dogmatique et presque panthéistique. En fait, divers indices donnent à penser qu'il a plutôt conçu le sommet de l'itinéraire mystique sous une forme trinitaire, comme l'avait fait avant lui Ruysbroek.

Si la Montée  et la Nuit  posent le problème spirituel surtout en fonction de l'union avec l'essence divine, le Cantique  et la Vive Flamme  se placent au contraire dans la perspective de l'union personnelle au Christ, Verbe incarné, Époux de l'âme : ces deux derniers ouvrages correspondent donc à une autre ligne de pensée. Tout en laissant à la foi son rôle primordial, l'amour s'y présente dès le début comme le dynamisme essentiel de l'itinéraire mystique. Pour décrire cette intimité amoureuse, Jean de la Croix parle de fiançailles, de mariage, s'inscrivant ainsi dans la tradition de la mystique nuptiale, qui lui fournit des métaphores parfois très hardies. A ce titre, le Cantique  constitue l'une des plus puissantes synthèses spirituelles qu'ait livrées la littérature chrétienne.

2. L'oeuvre poétique

Le corpus

Le corpus de l'oeuvre poétique de Jean de la Croix se réduit à vingt compositions : cinq poèmes (Cántico espiritual, Noche oscura, Llama de amor viva, Que bien sé yo la fonte, El Pastorcico ) ; cinq gloses (Vivo sin vivir en mí, Entréme donde no supe, Tras de un amoroso lance, Sin arrimo y con arrimo, Por toda la hermosura ) et enfin dix «romances». Trois poésies très brèves (de trois ou quatre vers) - Al niño Jesús, Del Verbo divino, Suma de perfección -  sont d'attribution douteuse.

Les poèmes

Les trois poèmes majeurs (Cantique spirituel, Nuit obscure, Vive flamme d'amour ) recueillent la quintessence de l'expérience humaine et mystique de Jean de la Croix : la rencontre avec Dieu. Leur commentaire en prose fait l'objet des quatre grands traités doctrinaux, expressément écrits à l'intention des religieuses dont Jean de la Croix était le directeur spirituel : Subida del Monte Carmelo, Noche oscura del alma, Cántico espiritual, Llama de amor viva.

La première rédaction du Cantique spirituel  (manuscrit de Sanlúcar) comprend trente-neuf strophes (des liras ). La seconde rédaction (manuscrit de Jaén) ajoute une strophe (la strophe 11) et bouleverse, dans une intention d'exposé plus systématique et didactique, l'ordre des strophes de la version de Sanlúcar. Les problèmes posés par cette double rédaction ont donné lieu à de multiples controverses entre spécialistes, notamment quant à l'authenticité de la strophe supplémentaire.

Selon la tradition, Jean de la Croix aurait écrit les premiers vers du Cantique spirituel  sous le choc de l'émotion qu'il aurait éprouvée, alors qu'il était enfermé au couvent de Tolède (déc. 1577-mi-août 1578) en entendant chanter un refrain d'amour : « Muérome de amores, / Carillo, ¿ qué haré ? / Que te mueras, ¡ alahé ! » (« Je me meurs d'amour, / Mon Amour, que faire ? / Eh bien, mourir, tralalère ! »). Transposée en amour divin, l'inspiration du poète, dans le sillage du Cantique des cantiques , dont l'influence est ici manifeste, invente une sorte d'églogue ou de pastorale dramatique où s'expriment l'ardeur, la violence et la brûlure d'un amour que rien ne peut apaiser que l'objet qu'il poursuit. La passion, la sensualité, l'inquiétude et un délicat érotisme marquent cette quête d'amour. Toute une symphonie, savamment maîtrisée, de rythmes et d'échos, de sonorités et d'images, de répliques et de thèmes entrecroisés, évoque autour de la rencontre des amants la participation du paysage, de la nature, de la création. A la fois poème de la passion d'aimer et allégorie de l'union de la créature avec son Créateur, le Cantique spirituel  est le chant de la plénitude de l'être.

Par sa densité, sa véhémence et sa puissance de suggestion, la Nuit obscure  est souvent considérée comme le chef-d'oeuvre de Jean de la Croix. Il fut écrit, sans doute, peu après son évasion de Tolède, au couvent du Calvario (fin 1578). Dès les premiers mois de 1579, Jean de la Croix commençait en effet la rédaction de la Subida del Monte Carmelo , qui commente le poème de la Nuit obscure . Outre le Cantique des cantiques , quelques vers de Sebastián de Córdoba, auteur d'une version a lo divino  (sur le mode religieux ou « divinisée ») de Garcilaso de la Vega publiée en 1575, nourrissent l'inspiration du poète. Les huit strophes du poème (des liras  aussi) développent l'argument suivant : dans la nuit profonde, une femme, à l'appel intérieur de son amour, quitte sa demeure pour aller rejoindre son amant. L'amour qui la brûle - son seul guide dans les ténèbres - la conduit jusqu'à l'endroit où l'attend son ami. L'union des amants se consomme au coeeur de la nuit. Les trois dernières strophes, dans l'aube qui se lève, éclairant le décor et les corps enlacés, suggèrent intensément, après la jouissance au comble du désir, le calme et le repos. Les rythmes balancés, les images précises et discrètes, la puissance allusive et la richesse symbolique font de ce poème une oeuvre sublime. L'interprétation allégorique, développée dans la Montée du Carmel  et la Nuit obscure , y révèle comme un abrégé fulgurant de l'itinéraire mystique allant de la purgation active et passive des sens et de l'esprit jusqu'à l'union de l'âme avec Dieu en passant par l'illumination ténébreuse de la foi.

Flamme d'amour vive  aurait été composé à Grenade, en 1585, au cours d'un état d' oraison contemplative. Le thème en est la célébration de la flamme d'amour qui embrase l'aimée auprès du bien-aimé. Dans ce poème, selon la manière très dynamique des compositions lyriques de Jean de la Croix, la progression dramatique et le pathétisme intense des trois premières strophes s'achèvent dans l'apaisement et le bonheur que célèbre la dernière strophe. La poésie oppose et réconcilie avec force des tonalités opposées : douceur et violence, tendresse et déchirure. Les allitérations nombreuses, selon un procédé de symbolisme phonique cher au poète, contribuent à la fois à renforcer et à harmoniser ces contrastes au cours d'un crescendo qui va du cri d'amour à l'abandon total. Ce poème de l'exultation sensuelle est comme le modèle de l'extase mystique. La métrique (des variations sur la lira ), indirectement inspirée de la Canciòn  II de Garcilaso de la Vega, offre une innovation curieuse dans la combinaison des rimes et des rythmes.

Les autres compositions poétiques de Jean de la Croix, sans atteindre l'excellence des trois poèmes majeurs, ne déméritent pas pour autant. Par le thème, la forme, les images, les métaphores ou les symboles, elles sont très différentes, même si leur unique propos est de célébrer l'Absolu et son incarnation en la personne du Christ.

Le villancico  intitulé Que bien sé yo la fonte , écrit aussi dans la cellule noire de Tolède, est une des poésies les plus originales de Jean de la Croix. Le refrain obsédant (aunque es de noche , « malgré la nuit ») est sans doute emprunté au chansonnier populaire qui a laissé beaucoup d'échos dans l'oeuvre de ce poète si enraciné en terre castillane. La source et la nuit : à partir de ces deux images se déroule une sorte de litanie d'une grande beauté plastique chantant la foi obscure et la source de toute vie. La Pastoureau , écrit entre 1582 et 1585, est une allégorie pastorale de la mort du Christ sur la croix par amour pour les pécheurs qui l'ont abandonné à l'instar du pastoureau délaissé par sa pastourelle. Une émotion frémissante - qui n'est pas sans rappeler l'étonnant Christ en croix dessiné par Jean de la Croix et conservé à Avila - parcourt cette composition qui a le charme d'un tableau de peintre primitif.

Les gloses et les « romances »

Les gloses sont des compositions poétiques inspirées par un tercet ou un quatrain anonyme dont un ou deux vers sont repris à la fin de chacune des strophes qu'ils inspirent. Les cinq gloses  connues de Jean de la Croix expriment aussi des aspects ou des modalités de son expérience intérieure d'identification à l'Etre. Chacune d'elles est d'une étrange et fascinante beauté dans l'expression de la dépossession radicale de soi (Je vis sans vivre en moi ), du dépassement de toute connaissance (Je suis entré où ne savais ), de l'abandon de tout recours (Sans arrimage et arrimé ) et de l'irrésistible séduction (Pour toute la beauté ) qui marquent les étapes ou les conditions de l'ascension vers le Divin. L'une des plus étonnantes de ces poésies (En quête d'un amour lancé ), dans une évocation aussi audacieuse qu'insolite, montre l'âme lancée comme un oiseau vers l'objet de sa quête, ce Dieu qu'elle saisit enfin, ainsi que l'épervier dans une chasse au vol s'empare de sa proie. L'âme aussi, selon Jean de la Croix, est comme un chasseur solitaire...

Les romances , on le sait, désignent dans la poésie espagnole des séries de vers (le plus souvent octosyllabiques). Les vers impairs sont libres de rimes, mais tous les vers pairs ont même assonance. Les dix romances  de Jean de la Croix - encore que l'on ait mis parfois en doute leur authenticité - sont d'un très grand intérêt. Les neuf premiers (ayant tous l'assonance í-a), dans le style ingénu du romancero  médiéval, résument de façon imagée l'économie de la rédemption selon la théologie chrétienne. Le dernier (assonance a-a) s'inspire du Chant de l'exilé  que chante le psalmiste au bord des fleuves de Babylone (Psaume 137/136). La malédiction finale du psalmiste contre Babylone laisse place ici à la bénédiction du Christ. Tradition et innovation : ce double aspect que l'on constate ici encore dans l'inspiration de Jean de la Croix est peut-être la marque dominante de tout son génie poétique.

 

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12273207297?profile=originalIl s'agit d'une importante oeuvre scientifique et scolastique de Bède le Vénérable (672 environ- 735 environ), l'infatigable moine anglo-saxon que le moyen âge célébra comme un de ses plus grands maîtres et honora du titre de Vénérable. A la demande de ses disciples, qui considéraient comme trop concises ses oeuvres précédentes: le "Livre sur le temps", bref écrit chronologique, et "De la nature des chose" dont le sujet traité était la cosmographie, ce traité fut rédigé vers 725-726 et dédié à l'abbé de son monastère, Hutbert. Les 65 premiers chapitres parlent de la division du temps, des heures, du jour, de la nuit, de la semaine et de ce qu'on appelait la "Grande Semaine" c'est-à-dire de l' âge du monde, et aussi des mois chez les Romains, les Hébreux, les Grecs, les Egyptiens et, par amour patriotique, les Angles: il traite également dans cet ouvrage des constellations, des phénomènes de la lune et des éclipses de cette planète, de son influence sur la mer, des équinoxes et des solstices, de l'inégale durée du jour, des quatre saisons, des années régulières selon les différents peuples, des années bisextiles, du cycle de dix-neuf ans et de sa division, de l' ère chrétienne, des indictions, des épactes, du cycle lunaire, de la détermination de la fête de Pâques.

Le long chapitre 66 constitue, à lui seul, presque un petit traité et porte un titre propre "Chroniques" ou "Les six âges du monde". La théorie de saint Augustin y est exposée; elle fut reprise par saint Isidore et, selon lui, l'histoire est divisée en six époques. La source fondamentale de ce texte est la "Chronique" d'Eusèbe avec les adjonctions de saint Jérôme; d'autres sources présumées sont les Chroniques de Prosper d'Aquitaine et de Marcellin, la plus importante chronique de saint Isidore et celle de Marius d'Avenches; on y trouve aussi quelques souvenirs du "Liber Pontificalis" d' Eutrope et d' Orose. Pour ce qui est de sa terre natale, Bède puisa beaucoup dans "L'histoire des anglais" de Gildas. Les chapitres 67-71, enfin, traitent de la venue du Christ, de l' Antéchrist, du jugement dernier et des deux derniers âges du monde (une fois toute vie disparue sur la terre); le septième, celui du "Sabbat éternel" et le huitième, "celui de la Résurrection", dans le triomphe de la possession de Dieu.
L'auteur éprouve la joie profonde de pouvoir offrir à son "humble fatigue", "au cours de l'inexorable et fluctuante marche du temps", cette fin opportune au sein de l'éternelle stabilité et dans l'immuable éternité du ciel. Le traité, qui eut comme
principale sources: saint Isidore, Macrobe et Pline l'Ancien, exerça une influence très grande sur tout le moyen âge et particulièrement dans le monde scolastique: pour les modernes, il représente la preuve évidente de l'extraordinaire érudition de
Bède, même dans le domaine des études strictement scientifiques.

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Littérature de la Devotio moderna

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Hans Memling: Jeune homme en prière 1487

La Devotio moderna est un mouvement spirituel qui prit naissance aux Pays-Bas vers la fin du XIVe siècle et atteignit son plus grand développement au cours du XVe siècle, période durant laquelle son influence se fit sentir jusqu'en Allemagne et en France; la première moitié du XVIe siècle vit son déclin. Dès les origines, les membres du mouvement donnent à leur spiritualité le nom de Dévotion moderne, montrant bien par là qu'ils ont conscience de la relative nouveauté de leur apport. Ils cherchent avant tout à favoriser la prière et la piété personnelles, grâce à une ascèse psychologique et intérieure. Le joyau de la Devotio moderna est l' Imitation de Jésus-Christ, le livre le plus lu dans le monde chrétien après la Bible.

 

L'essor du mouvement

 

L'initiateur en fut incontestablement Gérard Groote (1340-1384), fils d'une famille bourgeoise de Deventer, tôt pourvu de bénéfices ecclésiastiques, mais qui ne fut jamais prêtre, et qui, après une carrière assez mondaine, se convertit vers 1374. Il résigna alors ses bénéfices, vécut dans la retraite et la pauvreté, et créa deux groupes religieux, les Frères et les Soeurs de la vie commune, sociétés pieuses de personnes vivant en petits groupes sans avoir prononcé aucun voeu. Groote mourut, jeune encore, avant d'avoir pu pleinement réaliser son oeuvre, qui fut continuée et renforcée par son disciple Florent Radewijns. Celui-ci donna un statut ferme aux Frères et Soeurs de la vie commune, développa l'oeuvre et défendit ses membres contre les attaques des congrégations de réguliers. Il estima, en outre, nécessaire de fonder lui-même la congrégation des chanoines réguliers de Windesheim. D'autres monastères vinrent s'y agréger, et l'ensemble connut une rapide extension: il comptait treize maisons en 1430. Chacune de ces communautés devint à la fois un centre de réforme monastique et un foyer de rayonnement spirituel, et leur influence devait se prolonger longtemps. Ni les chanoines, ni les frères ne s'adonnaient ordinairement à l'apostolat extérieur, et leur vie était principalement contemplative. Cependant, ils se préoccupaient beaucoup de propager les livres de piété et constituèrent d'excellents ateliers de copistes. Parmi les ouvrages qu'ils diffusèrent, beaucoup sont des anthologies de textes scripturaires ou spirituels, connus sous le nom de Rapiaria ou Collectaria: ils créèrent ainsi une mode qui se maintint jusqu'au XVIIe siècle. Mais, en outre, la Devotio moderna produisit de nombreux auteurs originaux dont peu, malheureusement, sont de premier plan. Pourtant, c'est de ce mouvement qu'est sorti le livre de spiritualité le plus lu sans doute dans la chrétienté: l'Imitation de Jésus-Christ. D'autre part, les Frères furent amenés à ouvrir de nombreuses écoles, en général d'excellente qualité: on sait que Érasme fut leur élève à Bois-le-Duc.

À un moment où les signes d'une décadence du milieu ecclésiastique n'étaient que trop évidents, les intentions réformistes du milieu de la Devotio moderna se manifestèrent ouvertement. Frères et chanoines réagirent avec vigueur contre le luxe et la richesse des monastères, prêchèrent la pauvreté de la vie et la simplicité dans la construction des bâtiments, ce qui explique que leur influence sur l'architecture et l'art religieux ait été pratiquement nulle. Tout un milieu de pieux laïcs et de prêtres séculiers gravita autour de chacune de leurs maisons, étendant leur influence. Dans ce milieu, on trouve beaucoup de gens de condition modeste et de culture assez restreinte, d'où la nécessité pour le groupe de la Devotio moderna de s'adapter à ce public relativement simple et peu intellectuel, ce qui nuancera sa spiritualité d'une manière assez particulière.

 

Une spiritualité originale

 

La Devotio moderna a pris naissance aux Pays-Bas, dans un milieu fortement imprégné de spiritualité mysticisante assez proche de celle de Maître Eckhart et de ses disciples rhénans, et que résume bien le grand nom de Van Ruysbroek (1294-1381). Elle n'en recevra cependant qu'une influence diffuse et assez lointaine, qu'il ne faudrait pas exagérer. Si Groote vint passer quelque temps auprès de Ruysbroek en 1377, ce fut surtout pour s'initier à sa conception de la vie monastique; son opinion sur les oeuvres du grand mystique demeura toujours assez hésitante et ses propres productions sont étrangères aux spéculations de Ruysbroek. La Devotio moderna rejoint surtout les Rhéno-Flamands par l'accent qu'elle met sur la vie intérieure personnelle.

C'est là, en effet, un trait qui marque fortement le groupe. Pour eux, l'intimité personnelle entre l'âme et Dieu se situe au premier plan et l'emporte sur la liturgie aussi bien que sur les oeuvres extérieures de dévotion. D'où la tendance à restreindre aussi bien la longueur excessive et la multiplication des offices choraux que le luxe extérieur des cérémonies, la réticence à l'égard des pèlerinages, des processions, jugés peu favorables au vrai recueillement. Chez certains représentants du mouvement, tel Wessel Gansfort, la critique des pèlerinages, des dévotions, des indulgences, s'exprimera en des termes si incisifs que plusieurs historiens protestants ont vu en lui un prédécesseur de Luther. Il n'en est rien, car cette critique se situe en fait sur le plan spirituel et non sur le terrain théologique.

L'objectif principal de la Devotio moderna étant de former à la prière et à la piété personnelles un public relativement simple, ses représentants s'efforceront de découvrir des procédés pratiques et efficaces qui seront adaptés à ce but. C'est d'abord la recherche d'une ascèse avant tout psychologique et intérieure, où l'analyse et l'introspection tiennent une place de plus en plus grande, et qui ouvre déjà les voies au psychologisme spirituel du XVIe siècle. C'est ensuite le développement d'une affectivité expansive, destinée à supplanter les sèches spéculations de la raison, les constructions théologiques jugées inutiles et même dangereuses. C'est enfin la mise au point d'une technique de la prière personnelle, qui va conduire rapidement à l'édification des premières méthodes d'oraison mentale; on sait le développement qu'elles prendront par la suite. Mais les oeuvres issues de la Devotio moderna contiennent déjà sur ce point toute une technique que les générations suivantes ne feront que développer et organiser.

En revanche, cette nécessité d'adaptation très générale amène les gens de la Devotio moderna à mettre fortement l'accent sur les états ordinaires de la vie intérieure et à manifester une certaine défiance à l'égard de l'expérience mystique. Ce n'est point là sans doute un trait universel, et il y a dans le groupe des nuances et des exceptions individuelles, mais l'orientation générale est assez nette et montre bien à quel point il se sépare du mysticisme des Rhéno-Flamands.

 

Les personnalités marquantes

 

Le fondateur de la Devotio moderna, Gérard Groote, en dépit de la brièveté de sa carrière, a produit une oeuvre abondante, mais où les considérations ascétiques et réformistes tiennent une place envahissante, et dont l'intérêt est relativement réduit. Le célèbre Thomas a Kempis (1380-1471) est le représentant le plus complet de l'école: il faut voir en lui l'auteur de l'Imitation de Jésus-Christ, oeuvre composite, mais où sa personnalité s'est admirablement exprimée, surtout dans les livres II et III; nombre de ses autres opuscules ne sont point indignes d'un tel voisinage. Il faut nommer enfin l'un des derniers représentants de la tendance, Jean Mombaer, dit Mauburnus (1460 env.-1501), abbé de Livry, dont le Rosetum exercitiorum spiritualium constitue un remarquable manuel de méditations, qui ouvre la voie aux Exercices de saint Ignace.

 

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12273206675?profile=originalOn appelle origénisme le système théologique attribué à Origène dans certains conflits doctrinaux qui ont divisé l'Église grecque au IVe et au Ve siècle. Les thèses condamnées par différents conciles et par l'empereur Justinien se rapportent à la préexistence des âmes, à l'égalité originelle de tous les esprits, à leur chute due à la satiété de la contemplation, à la forme sphérique des corps ressuscités et au salut universel de tous les esprits, qui retrouveront à la fin des temps leur condition première. En fait, la pensée d'Origène ne se ramène pas à ces seules thèses. L'origénisme défini aux IVe et Ve siècles correspond d'une part à la systématisation que certains disciples d'Origène ont imposée à la doctrine de leur maître, d'autre part aux déformations que les adversaires ont infligées à celle-ci, pour mieux la condamner.

L'oeuvre et la personnalité d'Origène sont beaucoup plus complexes que ne le laissent supposer ces simplifications outrancières. D'une part, Origène est un homme d'Église. Toute sa vie a été consacrée à l'enseignement et à la prédication, c'est-à-dire à l'exégèse de la Bible. Dans ce domaine, il a été un initiateur en créant la critique textuelle de l'Ancien Testament et en rédigeant une masse de commentaires si importante que tous les exégètes postérieurs, grecs et latins, en seront tributaires. D'autre part, il est vrai qu'Origène a rédigé un traité, intitulé Sur les principes , qui contient, explicitement ou en germe, les thèses condamnées. Mais elles n'y sont présentées que par mode de recherche et d'hypothèse explicative, et pour essayer de rendre compte des origines et de la fin de l'histoire du salut. Il n'en reste pas moins que ce traité a une importance capitale, non seulement pour l'histoire de la théologie (c'est le premier essai de théologie chrétienne systématique), mais aussi pour l'histoire de la pensée occidentale, car c'est la première présentation, annonçant déjà Jean Scot, Hegel et Schelling, de l'odyssée métaphysique des esprits revenant à l'unité originelle, après avoir épuisé toutes les expériences de l'histoire.

1. Origène et son oeuvre

D'Alexandrie à Césarée

Origène est né aux environ de 185 dans une famille chrétienne d'Alexandrie. Il gardera toute sa vie le souvenir du martyre de son père qui eut lieu lorsqu'il était lui-même dans sa dix-septième année. Vers l'âge de vingt ans, il ouvrit à Alexandrie une école de grammaire et, en même temps, il alla écouter, selon ses propres termes (Eusèbe de Césarée, Hist. Eccles. , VI, XIX, 11), un « maître des études philosophiques », qui, comme l'ont montré en 1977 et 1983, avec des arguments différents, R. Goulet et H.-R. Schwyzer, n'est pas (comme on le croyait à tort, en s'appuyant sur le témoignage confus de Porphyre), Ammonius Saccas, le maître de Plotin. Les nombreux essais entrepris par divers savants pour reconstruire, à partir de l'enseignement d'Origène, la mystérieuse figure d'Ammonius sont donc inutiles. Le platonisme chrétien d'Origène vient des prédécesseurs qui l'ont inspiré : Pantène et Clément d'Alexandrie. Comme eux, Origène conçoit le christianisme à la manière d'une philosophie qui est non plus l'exégèse de Platon, mais des Écritures, et qui est surtout, comme les autres philosophies de l'Antiquité, une forme de vie. Mais il est moins humaniste que Clément et il insiste beaucoup plus que lui sur l' ascétisme : jeûnes, veilles, pauvreté. Sa célèbre mutilation volontaire a probablement été motivée par une interprétation trop littérale du texte évangélique : « Il y a des eunuques qui se sont rendus tels eux-mêmes pour le royaume des Cieux. » Après 211, Origène renonça à donner des cours de grammaire et commença à enseigner la « philosophie chrétienne ». Le rayonnement de son enseignement fut si grand que même des personnalités politiques de l'époque s'intéressèrent à lui. Il fut convoqué par le gouverneur d'Arabie vraisemblablement à Bosra et surtout par Julia Mammaea, mère de l'empereur Alexandre Sévère, lors du séjour de celle-ci à Antioche en 231-232. La vie d'Origène fut remplie par une activité intense d'enseignement, de production littéraire et par de multiples pérégrinations autour de deux centres : d'une part, Alexandrie, de son enfance à 232, avec des voyages à Rome (215), en Arabie (229), en Palestine (230), à Antioche (231-232) ; d'autre part, Césarée, de 232 à sa mort, avec des voyages à Athènes (233 et 245), Nicopolis (245), Nicomédie (248). Son enseignement et ses méthodes d'exégèse avaient été fortement controversées à Alexandrie. Après un premier exil volontaire vers 230, qui le mena à Césarée, Origène quitta définitivement Alexandrie en 232 et, lors de son voyage à Athènes, il s'arrêta de nouveau à Césarée, où l'évêque Théoctiste l'ordonna prêtre, ce qui suscita une violente réaction de l'évêque d'Alexandrie, Démétrius, qui dénonça à la fois les hérésies d'Origène et l'irrégularité de l'ordination d'un castrat. Ces attaques, comme celles du successeur de Démétrius, Héraclas, obligèrent Origène à se défendre dans plusieurs lettres de caractère autobiographique. Emprisonné et torturé pendant la persécution de Dèce, il mourut peu après la fin de la persécution, donc après 251.

La science biblique

La plus grande partie de l'activité d'Origène a été consacrée à l'exégèse de la Bible. On lui doit tout d'abord une édition en six versions (Hexaples ) du texte de l'Ancien Testament, comprenant le texte hébreu transcrit en caractères grecs, puis les traductions grecques des Septante, d'Aquila, de Symmaque, de Theodotion et de deux autres traducteurs anonymes. Conservé à Césarée, le texte original de cette oeuvre gigantesque fut détruit au VIe siècle, sans qu'il en subsistât de copie complète. Appliquant à l'Écriture les méthodes dont certains philologues alexandrins comme Zénodote et Aristarque s'étaient servis pour l'établissement du texte d'Homère, il en reprend notamment le système de signes critiques (obèles et astérisques) et l'utilise pour marquer les passages de la traduction des Septante qui ne se retrouvent pas dans l'original hébreu, ou les passages qu'il a dû ajouter à celle-ci pour donner une version complète de l'original hébreu.

Presque pour chaque livre de la Bible, Origène avait rédigé trois types d'interprétation : des scholies (courtes notes relatives à des passages difficiles) ; des commentaires très développés ; enfin des homélies, c'est-à-dire des sermons qui, pour la plupart, ont été recueillis par des sténographes. De cette oeuvre immense, une partie seulement a été conservée : presque rien des scholies ; des fragments, parfois assez importants, dans l'original grec ou en traduction latine, des commentaires sur le Cantique des cantiques, sur Matthieu et sur Jean ; enfin, un assez grand nombre d'homélies, qui, elles aussi, souvent, n'existent plus qu'en traduction latine.

L'oeuvre exégétique d'Origène est gigantesque, non seulement par son étendue, mais par l'ampleur de son information (Origène utilise de précieuses données fournies par l'exégèse rabbinique ou les traditions non canoniques et exotériques) et par l'élan spirituel qui l'anime. L'Écriture entière, Ancien et Nouveau Testament, a un sens spirituel ; c'est là la conviction profonde d'Origène. Ce sens spirituel ne peut être découvert que par les « spirituels » ; il est le fruit de l'ascèse et de la contemplation. C'est pourquoi les juifs, qui n'ont pas répondu à la grâce du Christ, ne peuvent comprendre que l'Ancien Testament n'est que la figure du Nouveau ; c'est pourquoi les gnostiques voient dans l'Ancien Testament l'oeuvre du mauvais Démiurge, incapables qu'ils sont d'en saisir le sens spirituel ; c'est pourquoi enfin les chrétiens littéralistes se font une fausse idée de Dieu. Ainsi Origène convie-t-il ses lecteurs ou ses auditeurs à un perpétuel approfondissement du sens de l'Écriture. Il présente assez souvent sa méthode exégétique en faisant appel à la distinction entre trois sens de l'Écriture correspondant aux trois parties de l'homme : le corps, l'âme, l'esprit. Le « sens littéral » est celui auquel restent attachés les simples ou les littéralistes : les charnels. Le « sens moral » recherche, derrière la lettre, une allégorie capable d'édifier la vie morale. Le « sens spirituel » se rapporte aux « biens spirituels », c'est-à-dire « à la sagesse cachée dans le mystère ». En fait, il s'agit là d'un schéma théorique, dont les applications sont très complexes. Le sens moral peut, il est vrai, utiliser l'exégèse allégorique dans une perspective purement morale et anthropologique, qui est tout à fait conforme à la tradition de Philon d'Alexandrie. Mais il peut aussi se rapporter à la vie intérieure du Verbe divin dans l'âme, donc à l'aspect intime du mystère du salut. De ce point de vue, il ne se distingue plus vraiment du sens spirituel, qui correspond à la contemplation des mystères de la sagesse divine soit dans l'Église, soit dans le monde, soit dans l'âme. La recherche du sens spirituel ne va d'ailleurs pas sans un certain ésotérisme : dans les mystères du salut sont intégrés des mystères de l'au-delà, puisés dans des traditions apocalyptiques apocryphes chères au judaïsme et au judéo-christianisme. On retrouvera cette tendance ésotérique dans le système théologique d'Origène. Dans l'exégèse spirituelle, le moindre détail de l'histoire de l'Ancien Testament devient le signe et la figure des événements terrestres ou célestes de l'histoire du salut.

Pour Origène, l'Écriture est, au même titre que l'humanité du Christ et peut-être même à un degré supérieur, un des modes de la présence du Verbe divin en ce monde. Par elle, la Sagesse éternelle, la Parole substantielle de Dieu devient la nourriture de l'âme. La compréhension de la Parole divine à travers le texte sacré dépend de la disposition intérieure de l'âme, de sa docilité au Verbe divin. La vie spirituelle correspond à un progrès continuel dans l'intelligence spirituelle de l'Écriture. Selon les étapes du progrès spirituel, selon la transformation intérieure de l'âme, des aspects sans cesse nouveaux du Verbe divin se révèlent à celle-ci : de nouveaux noms du Verbe lui deviennent intelligibles. Comme son système théologique, la méthode exégétique d'Origène est dominée par la notion de révélation progressive et d'éducation lente et graduelle des créatures spirituelles.

Le système théologique : le traité « Sur les principes »

Le traité Sur les principes  permet de comprendre un des aspects essentiels de l'origénisme. Il expose, en effet, le mode de recherche propre aux spirituels, qui ont reçu les dons de sagesse et de science.

Le spirituel et l'intelligence de la foi

Ainsi que l'expose très clairement la préface du traité, les spirituels doivent prendre pour point de départ les divers articles de la règle de foi, tels qu'ils ont été définis par les Apôtres. A partir de là, une double tâche les attend : d'une part, si les vérités de foi ont été pleinement et clairement définies par les Apôtres, les spirituels doivent chercher à en rendre raison, en voyant leur enchaînement, en les intégrant donc à un système ; d'autre part, si les vérités de foi ont été seulement affirmées, sans avoir été clairement exposées et définies (c'est le cas de l'existence des anges et du diable), les spirituels doivent exercer leur esprit à définir le contenu de ces notions. Dans les deux cas d'ailleurs, Origène le dit explicitement, il s'agit d'un exercice spirituel d'intelligence de la foi ; il s'agit d'exercer l'esprit à la contemplation des réalités spirituelles ; ces efforts de systématisation ne prétendent pas construire un système absolu et définitif, mais ils sont destinés à faire progresser le spirituel dans la méditation des mystères divins. La préface énumère donc d'abord les vérités de foi pleinement définies : l'unité de Dieu, la génération du Fils de Dieu et son incarnation, l'action salvatrice de l'Esprit saint, la destinée des âmes, vouées après la mort à la béatitude ou à la damnation ; puis, elle énumère les vérités de foi pour lesquelles la recherche spirituelle peut encore apporter des précisions : le rapport de l'Esprit saint avec le Fils de Dieu, l'origine des âmes, l'origine et le mode d'être des anges et des démons, le rapport entre le monde dans lequel nous sommes et d'autres mondes antérieurs ou postérieurs.

L'ouvrage est divisé en quatre livres, qui ne correspondent pas à des articulations de l'exposé, mais seulement aux dimensions matérielles des volumina  sur lesquels ils ont été écrits. En fait, on peut y distinguer deux exposés successifs des différents points de la règle de foi, et un résumé final.

La destinée des âmes

Le premier exposé (I, I-II, III) montre notamment comment Dieu est incorporel, comment le Fils, Sagesse et Verbe de Dieu, et l'Esprit saint ont une réalité substantielle et comment les noms que leur donne l'Écriture révèlent leur rôle dans l'économie du salut. Cela conduit Origène au problème de la destinée des âmes. S'il y a un salut, il faut qu'il y ait eu une chute. C'est au récit de cette chute qu'est consacrée la plus grande partie de l'exposé. Originellement tous les esprits, ou natures raisonnables, étaient égaux et unis dans la contemplation bienheureuse de la Trinité. Mais une sorte d'appesantissement et de satiété les a saisis et ils ont relâché l'intensité de leur contemplation. Ils se sont ainsi éloignés plus ou moins de Dieu et les uns des autres. La différence entre les esprits, notamment entre les anges et les âmes, ne provient donc pas d'une différence de nature, mais d'une diversité de disposition intérieure, qui se manifeste par une matérialisation plus ou moins grande. Ainsi, la matière n'est pas la cause de la chute des esprits, elle n'en est que la conséquence. En rapport avec cette chute des esprits, Dieu crée donc une seconde nature : l'univers sensible qui permettra aux natures raisonnables corporéisées et incarnées de retrouver, dans l'épreuve, leur pureté originelle. Mais cette purification des esprits ne peut s'accomplir par un seul séjour dans le monde sensible. En effet, après un tel séjour, certains esprits accentuent leur chute, d'autres ne remontent qu'imparfaitement. Or tous les esprits doivent être purifiés, en vertu du principe selon lequel la fin doit être identique au commencement ; tous les esprits doivent se retrouver dans l'état d'unité et d'égalité où ils se trouvaient originellement. Il faut donc que l'odyssée des esprits se poursuive dans une suite de mondes qui doivent être différents les uns des autres puisque, en chacun de ces mondes, les dispositions et les qualités spirituelles des esprits varient. Ainsi s'acheminent-ils vers la fin de toutes choses, vers la restauration définitive de l'unité originelle.

Réfutation des gnostiques

Un second exposé (II, IV-IV, XXVI) reprend les différents points de la règle de foi en un ordre à peu près identique à celui du premier. Mais, cette fois, la perspective est plus nettement polémique : s'il s'agit de réfuter les objections que les gnostiques opposent aux vérités de la foi, il s'agit notamment de redresser les fausses interprétations qu'ils donnent des textes scripturaires. C'est pourquoi Origène démontre tout d'abord l'identité du Dieu de la Loi et du Dieu des Évangiles, du Dieu juste de l'Ancien Testament et du Dieu bon du Nouveau Testament, identité qui était contestée par les gnostiques. Revenant ensuite sur la génération et l'incarnation du Fils de Dieu, il concentre son attention sur l'âme du Christ, intermédiaire grâce auquel le Verbe divin s'est incarné. De tous les esprits, elle est le seul qui soit resté indissolublement uni au Verbe divin. C'est donc par son mérite propre qu'elle a pu être la seule créature spirituelle digne de recevoir en elle la plénitude substantielle du Verbe. Après avoir traité assez rapidement du nom de Paraclet attribué à l'Esprit saint dans l'Écriture, Origène revient au thème qui lui est cher, celui de la destinée des âmes. Originellement, Dieu a créé un nombre déterminé et convenable d'esprits ou de créatures raisonnables, ce nombre exprimant précisément la rationalité de l'acte créateur. Tirées du néant par la création, les créatures raisonnables sont changeantes ; tout ce qu'elles sont et tout ce qu'elles ont provient de la libéralité divine. C'est pourquoi Dieu leur a donné aussi la liberté, afin qu'elles puissent s'approprier, par une décision volontaire et libre, le don divin. Mais cette liberté comportait en soi aussi la possibilité de pécher. Elle a donc provoqué un éloignement plus ou moins grand des esprits par rapport à Dieu. La diversité qui existe entre les natures spirituelles, le refroidissement des âmes qui les a fait déchoir du rang angélique résultent donc de la liberté des créatures raisonnables, non, comme le voudraient les gnostiques, de l'intervention d'un démiurge mauvais. La liberté engage donc les esprits en une suite de chutes, de jugements, d'épreuves qui leur font parcourir les diverses périodes cosmiques et les différents lieux sidéraux. Longue initiation, long cycle d'études qui prépare les esprits à la vision définitive de Dieu, dans laquelle ils retrouveront leur unité originelle. La liberté de la créature apparaît donc comme un facteur central de l'histoire de l'univers. Origène lui consacre un développement assez long, en cherchant à la définir philosophiquement d'une manière plus précise et en interprétant certains textes scripturaires qui semblent, au premier abord, nier l'existence d'un libre arbitre chez l'homme. A cause de cette liberté, les créatures spirituelles peuvent tomber des sommets du bien aux abîmes du mal : Origène examine donc la situation et le rôle des créatures spirituelles parvenues à l'extrémité du mal et devenues les ennemies de Dieu, ainsi que la lutte spirituelle qui s'instaure au sein de l'âme humaine contre ces puissances hostiles. Progressivement, Dieu triomphera de ses ennemis, c'est-à-dire qu'il les ramènera à lui, que leur volonté mauvaise deviendra une volonté bonne, et que finalement Dieu sera tout en tous.

Dans toute cette recherche, Origène a utilisé des textes scripturaires. Il l'achève donc par une réflexion sur l'inspiration de l'Écriture sainte et sur la manière dont il convient de lire et de comprendre l'Écriture. L'ouvrage se termine par un résumé de quelques pages qui souligne de nouveau certains points importants de l'exposé.

Création et liberté de la créature

C'est ainsi un système grandiose qu'Origène propose dans ce traité Sur les principes . Pour la première fois, semble-t-il, dans l'histoire de la pensée occidentale, la liberté de la créature devient partie intégrante du processus créateur. La raison divine a créé libres les créatures raisonnables afin qu'elles deviennent librement raisonnables, afin qu'elles puissent s'approprier réellement ce qui n'était qu'un don gratuit de la libéralité divine. L'exercice et l'éducation de cette liberté exigent de longues épreuves : c'est tout le sens de la durée cosmique. En effet, au commencement, la liberté introduit, dans l'unité et l'équilibre originels, rupture, altérité, diversité, « aliénation » : ce déséquilibre produit l'apparition de plans de réalité hiérarchisés, qui peuvent aller jusqu'à l'hostilité et l'inimitié totales avec Dieu. Pour rétablir l'équilibre, la raison organise cette variété et cette diversité. Les mondes sensibles ainsi créés serviront de lieu d'épreuves aux esprits : la succession de ces mondes, leur durée seront fonction de la lente éducation de la liberté par la raison. La restauration finale de l'équilibre et de l'unité sera le signe que tous les esprits sont devenus librement esprits, c'est-à-dire qu'ils ont adhéré volontairement à l'unité divine. Dans ce système, la nature humaine n'est qu'un phénomène provisoire. Notre moi n'est humain qu'en liaison avec une certaine disposition intérieure qui est destinée à être dépassée. En fait, il est originellement et foncièrement spirituel, c'est-à-dire divin.

Ce système était destiné à rendre compte des articles de foi. De fait, l'incarnation du Christ y trouve sa place, en liaison avec l'éducation des esprits tombés. Mais les grands principes : identité de l'origine et de la fin, égalité originelle de tous les esprits, triomphe final de l'unité sur la diversité ne sont pas spécifiquement chrétiens. Et pourtant, sans tradition chrétienne, ce système n'aurait probablement pas été possible : la signification cosmique attribuée à la liberté des esprits semble bien être une notion nouvelle liée à la problématique chrétienne.

2. L'origénisme

L'origénisme en Orient aux IIIe et IVe siècles

Au IIIe siècle, beaucoup de penseurs chrétiens, à Alexandrie et à Césarée, se situent dans la tradition d'Origène (Denys d'Alexandrie, Théognoste, Grégoire le Thaumaturge, Pamphile), tandis qu'en revanche une forte réaction, notamment contre la théorie origénienne de la préexistence des âmes, commence à se dessiner, surtout à Antioche.

Au IVe siècle, la théologie trinitaire origéniste, soutenue en particulier par Eusèbe de Césarée, sera suspectée d'arianisme par les partisans de la consubstantialité entre le Père et le Fils proclamée au concile de Nicée. Sur ce point, l'enseignement d'Origène sera rapidement dépassé par l'évolution du dogme, et les plus fervents origénistes l'abandonneront. Mais l'oeuvre exégétique du maître resta extraordinairement vivante ; elle fut abondamment utilisée par Eusèbe de Césarée, Didyme d'Alexandrie et les Cappadociens : Grégoire de Nazianze, Basile de Césarée et Grégoire de Nysse.

Surtout la cosmologie du traité Sur les principes  est loin d'avoir été oubliée. Dans certains milieux monastiques égyptiens, à Nitrie et aux Cellules entre autres, elle est encore en honneur aux environs de 374. A Jérusalem, au monastère du mont des Oliviers, fondé par Mélanie l'Ancienne et Rufin, on ne cache pas l'enthousiasme qu'on éprouve pour l'ensemble de cette oeuvre. C'est en contact avec ces milieux favorables à Origène que va se développer la pensée d'Évagre le Pontique (346-399), qui représente indiscutablement une véritable renaissance de l'origénisme. Contre ces tendances se manifestera d'ailleurs une réaction violente de la part d'Épiphane de Salamine (chap. LXIV de son Panarion  composé en 374-377), de la part aussi de Jérôme, notamment dans son traité Contre Jean de Jérusalem  (396), enfin de la part de Théophile d'Alexandrie, dans ses « lettres festales » de 400-404. Comme l'a bien montré A. Guillaumont, les thèses visées dans ces différents documents sont bien celles d'Évagre le Pontique, dont il est tout à fait intéressant de présenter brièvement la doctrine, pour exposer la manière dont la pensée origénienne a été systématisée par le disciple.

Évagre le Pontique

L'oeuvre dans laquelle s'exprime le plus clairement l'origénisme d'Évagre, ses Centuries gnostiques , ne nous est pas parvenue en grec. A. Guillaumont en a découvert une version syriaque intégrale, non expurgée des passages origénisants, et il a pu ainsi reconstruire les grandes thèses origénistes d'Évagre.

La première création ne comprend qu'un monde spirituel d'intelligences que Dieu - Trinité et unité - a produites afin d'être connu par elles. Ces intelligences, unies au Verbe de Dieu, sont toutes égales entre elles et forment une unité parfaite. La rupture de cette unité se produit par la faute des intelligences : elles se lassent, relâchent leur contemplation. C'est le « premier mouvement » qui sépare les intelligences, non seulement de l'unité originelle, mais aussi les unes des autres. Seul de tous, le Christ, intellect originellement égal aux autres, n'a pas relâché sa contemplation et est resté uni au Verbe divin, sans se laisser entraîner par le mouvement premier.

La seconde création, celle des mondes matériels, est l'oeuvre du Christ. Elle est destinée à fournir aux êtres spirituels déchus un moyen de salut. Les esprits deviennent des anges, des démons, des âmes humaines : ils reçoivent, en vertu d'un premier jugement, des corps qui correspondent à leur degré de chute, c'est-à-dire à leur capacité de connaissance. Aux différents degrés de contemplation correspondent des états corporels différents. Le salut des intelligences se fait en passant d'une contemplation à une autre, jusqu'à la « contemplation naturelle première », qui correspond à l'état angélique. C'est donc la qualité de la contemplation qui détermine la situation ontologique. Dans cette histoire des esprits, il peut y avoir des montées et des descentes, des passages successifs dans des corps supérieurs ou inférieurs jusqu'à la libération finale.

Grâce à la série de purifications qui les fait passer par une suite de mondes, les êtres intelligents s'élèvent peu à peu à l'état angélique, c'est-à-dire qu'ils acquièrent tous un corps spirituel. Après le « vendredi » du mode sensible, c'est le septième jour, celui du règne du Christ sur les intelligences. Mais ce règne prendra fin. Les intelligences redeviendront égales au Christ ; le corps et la matière disparaîtront, l'unité originelle sera restaurée, ce sera le dimanche, le huitième jour, la réintégration de tous dans l'unité originelle.

On retrouve sans peine dans ce système les grandes lignes de la pensée d'Origène. La systématisation effectuée par Évagre se reconnaît tout spécialement aux dénominations qu'il a données aux différentes phases du processus cosmique : « mouvement premier », pour désigner la rupture de l'unité ; « contemplation naturelle première », pour l'état angélique des esprits parvenus à l'impassibilité ; « contemplation naturelle seconde », pour l'état des âmes humaines travaillant encore à se libérer de leur passion ; « septième jour », pour le règne du Christ sur les êtres raisonnables ; « huitième jour », pour la restauration de l'unité première.

Les querelles en Orient au VIe siècle

Dans certains milieux monastiques, l'origénisme resta en honneur. On retrouve des moines fervents origénistes à la Nouvelle Laure, fondée en 507 à une vingtaine de kilomètres de Jérusalem. Les réactions contre cette tendance doctrinale et les luttes qui agitèrent les milieux monastiques à partir de 514 eurent pour conséquence un édit de l'empereur Justinien promulgué en 543 et condamnant l'origénisme. Malgré cet édit, les querelles provoquées par l'existence du parti origéniste de la Nouvelle Laure ne cessèrent pas. C'est pourquoi, au Ve Concile oecuménique, convoqué à Constantinople pour régler l'affaire des « Trois Chapitres », en l'année 553, l'origénisme fut à nouveau condamné et les noms d'Origène et d'Évagre anathématisés. Comme l'a montré A. Guillaumont, la doctrine d'Évagre fournit la clef qui permet de comprendre comment, parmi les thèses origénistes condamnées en 553, plusieurs ne se retrouvent pas dans le traité Sur les principes  : c'est en fait la doctrine d'Évagre qui a été condamnée sous le nom d'origénisme. Tout spécialement, c'est sa christologie qui est visée dans les anathématismes de 553. En systématisant la doctrine origénienne, Évagre avait été conduit en effet à considérer le Christ comme un intellect, ou nature raisonnable, égal, dans l'unité première, aux autres intellects ou natures raisonnables. Mais, à la différence de celles-ci, le Christ était resté uni au Verbe, c'est-à-dire à la science de l'unité. D'où son rôle dans le salut des autres intellects : c'est le Christ (et non pas Dieu lui-même) qui avait créé les mondes sensibles, lieu d'épreuves pour les autres intellects. C'est le Christ (et non pas le Verbe, mais le Christ ayant en lui le Verbe) qui s'était incarné pour secourir les intellects tombés. De telles affirmations ne se trouvaient pas chez Origène, mais elles découlaient de la systématisation par Évagre des idées origéniennes concernant l'égalité originelle des esprits.

L'origénisme en Occident

L'influence d'Origène s'est exercée en Occident d'une manière surtout anonyme. Pendant tout le IVe siècle, la plupart des Pères latins ont littéralement pillé l'oeuvre exégétique d'Origène ; c'est notamment le cas d'Hilaire, pour son commentaire sur les Psaumes, d'Ambroise et de Jérôme pour presque toute leur oeuvre homilétique ou exégétique. A la fin du IVe siècle, Rufin d'Aquilée, dont on a déjà parlé à propos des tendances origénistes du monastère du mont des Oliviers, traduisit en latin (et sauva ainsi de la destruction) de nombreuses homélies sur l'Ancien Testament, une partie du commentaire sur le Cantique des cantiques et surtout le traité Sur les principes .

Grâce à Hilaire, à Ambroise de Milan et à Jérôme lui-même, la méthode exégétique origénienne a été introduite en Occident et a marqué toute l'exégèse médiévale. Surtout, grâce aux nombreuses pages d'Ambroise consacrées à commenter le Cantique des cantiques à l'aide d'Origène, la piété médiévale sera profondément influencée par la mystique origénienne. L'épouse du Cantique sera l'âme désireuse de recevoir le baiser du Verbe de Dieu et de pénétrer dans les mystères de sa sagesse et de sa science, comme dans la chambre nuptiale de l'Époux céleste. La doctrine des noces mystiques de l'âme et du Verbe, la théorie des sens spirituels, notamment du goût et du toucher mystiques de Dieu, domineront toute la spiritualité occidentale, qu'il s'agisse de Bernard de Clairvaux ou de Thérèse d'Avila.

La pensée origénienne et l'essence de l'origénisme ont été interprétées dans des sens extrêmement différents. Pour les uns (H. Koch, H. Jonas, E. de Faye), il s'agit purement et simplement d'un système néo-platonicien ; pour d'autres, le christianisme d'Origène ne fait pas de doute, mais il y a conflit entre la foi traditionnelle et le système philosophique (G. L. Prestige). Certains (H. Crouzel) voient surtout chez Origène une sagesse mystique. D'autres interprètes (M. Harl) décèlent une évolution dans la pensée d'Origène, l'effort de systématisation étant plus grand dans la jeunesse, les préoccupations spirituelles plus intenses dans la vieillesse. D'autres enfin (J. Daniélou) insistent sur la grande diversité d'aspects de l'origénisme, en reconnaissant un certain manque de cohérence entre le système cosmologique et l'exégèse biblique.

Peut-être faut-il insister en terminant sur le fait que les systématisations d'Origène ou de son disciple Évagre n'ont jamais eu pour but d'édifier un corps de doctrine définitif et figé. Elles furent avant tout des appels à l'esprit de libre recherche, des exercices spirituels destinés à élever l'esprit à un point de vue supérieur, des exhortations à l'audace intellectuelle.

 

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12273206084?profile=originalGrégoire, né à Arianze, près de Nazianze, en Cappadoce, est, avec Basile de Césarée et Grégoire de Nysse, l'un des trois Cappadociens qui ont donné à la théologie orthodoxe, aussi bien orientale qu'occidentale, sa première systématisation et sa première formulation classique. Par rapport aux deux autres, et par rapport à tout son siècle, il se distingue par une sensibilité délicate, une finesse, un sens de l'intériorité qui l'apparente à certains modernes, comme Fénelon et Newman. Ses hésitations, ses repentirs, son goût de la solitude, ses épanchements lyriques, son besoin d'autojustification font de lui un romantique avant la lettre. Avec Grégoire de Nazianze, un certain type de vie chrétienne acquiert droit de cité dans la tradition religieuse : l'entretien secret de l'âme avec elle-même et avec Dieu.

La rhétorique ou l'idéal du « bien dire »

Le siècle de Grégoire de Nazianze est marqué par une nouvelle floraison de la grande tradition rhétorique grecque. Presque toutes les grandes oeuvres littéraires portent la trace de renouveau et, dans la vie sociale et politique, le rhéteur joue un rôle de premier plan, qui lui permet d'accéder aux plus hautes fonctions. Grégoire de Nazianze est un représentant remarquable de ce mouvement historique. Il reçoit, à Nazianze, les premiers éléments de l'éducation et entreprend ensuite un long périple studieux qui le fait passer par Césarée de Cappadoce, puis Césarée de Palestine (où demeure vivant le souvenir d'Origène, de Pamphile et d'Eusèbe) et Alexandrie, pour le conduire en dernier lieu à Athènes, la « ville d'or », la « mère des belles choses », comme il dira lui-même. Il y reste plusieurs années, y écoute les leçons des rhéteurs Himérius et Prohérésius, y fait la rencontre de Basile de Césarée, avec qui il restera en relations amicales toute sa vie, malgré quelques nuages passagers. Poussé par la nostalgie de sa petite patrie, il revient finalement à Nazianze et commence à y enseigner la rhétorique. Mais bientôt les circonstances et ses exigences intérieures l'engagent dans la carrière ecclésiastique. Toute son oeuvre n'en restera pas moins marquée profondément par les techniques acquises pendant ces années d'études. Il restera toujours fidèle à l'idéal du « bien dire ». En vérité, la rhétorique de Grégoire de Nazianze est loin d'être une technique purement scolaire. Son esprit fin, délicat, original, avec une pointe d'ironie et de tendresse, se joue des procédés, les domine, avec un réel génie artistique. Il se manifeste souverainement dans ses deux cent quarante-cinq lettres, adressées pour la plupart à des amis, notamment à Basile de Césarée, et écrites dans un style extrêmement soigné selon les règles du genre, que la Lettre 51 , à Nicobule, énonce d'une manière fort intéressante. Grégoire s'y révèle notamment un maître de l'ironie, mais sa caractéristique la plus profonde réside dans la délicatesse de sentiments d'une âme qui mêle harmonieusement l'idéal chrétien de l'amour mutuel et l'idéal antique de l'amitié partagée. Il est également fidèle, avec originalité, aux règles des genres littéraires dans sa production oratoire qui comprend des discours panégyriques, des discours funèbres (sur la mort de son père, de son frère, de sa soeur), des discours d'invective contre l'empereur Julien, d'apologie personnelle, des discours théologiques enfin, tenus à Constantinople pour défendre l'orthodoxie trinitaire. L'enchaînement des thèmes correspond souvent aux lieux communs que les lois de la rhétorique prescrivaient de développer selon le genre de discours à prononcer. Mais cette facture classique s'allie chez lui avec bonheur aux modes de pensée et d'expression puisés dans la Bible.

Le théologien du paradoxe trinitaire

La pensée théologique de Grégoire de Nazianze s'exprime, dans ses discours, sous une forme plus hymnique que dialectique ; ici encore, on peut reconnaître l'influence du genre littéraire du « discours sacré », en même temps que le reflet d'un tempérament foncièrement poétique. Si la part du raisonnement y est réduite, du moins les formules bien frappées et lourdes de sens y abondent et elles serviront de normes à toute la réflexion théologique postérieure.

Avec Grégoire, le paradoxe trinitaire devient le fait primordial et le point de départ de toute pensée théologique, l'objet privilégié de sa contemplation. La notion de Trinité transcende l'opposition entre l'unité et la multiplicité, comme celle qui existe entre les deux erreurs du judaïsme et du paganisme : Dieu est un, par le fait même qu'il subsiste en trois hypostases, hypostases qui correspondent aux relations intérieures et aux caractéristiques personnelles qui diversifient sans la diviser l'essence divine. Grégoire est le premier à définir les hypostases par les expressions d'innascibilité, de génération et de procession, qui conviennent respectivement au Père, au Fils et à l'Esprit-Saint. Il affirme, avec beaucoup plus de fermeté et de clarté que Basile de Césarée, la divinité de l'Esprit-Saint et, d'une manière générale, il insiste avec vigueur sur l'égalité absolue des personnes divines. Ce qui fera le fond de la doctrine augustinienne de la Trinité est déjà présent chez Grégoire. Il s'ensuit d'ailleurs une transformation radicale de la cosmologie chrétienne : jusque-là, on avait lié, plus ou moins consciemment, la création du monde à la génération du Fils, le Verbe créateur, « émis » pour produire les choses ; cette fois, c'est toute la Trinité qui est indivisiblement créatrice, et son acte créateur est totalement gratuit. Grégoire de Nazianze est également intervenu dans le conflit christologique suscité par Apollinaire de Laodicée, dans deux lettres adressées à Clédonius (Lettres 101  et 102 ). Là encore, il a eu l'art de choisir les formules nettes qui serviront de canon à l'orthodoxie : « Deux natures : le Dieu et l'Homme, mais pas deux Fils » ; « Les réalités qui composent le Sauveur sont différentes, mais il ne s'ensuit pas qu'il y ait deux Sauveurs différents ; car les deux choses sont unes par le mélange qui les unit, Dieu s'humanifiant, l'Homme se divinisant. »

Un romantisme de la solitude

Au-delà du rhéteur et du théologien, qui, tous deux, sont bien de leur époque, le lecteur moderne trouvera en Grégoire de Nazianze une âme en quelque sorte romantique qui ne surmonta jamais tout à fait ses émotions. La vie même de Grégoire reflète cette complexité de sa personnalité. On y discerne d'un bout à l'autre une perpétuelle hésitation entre la vie solitaire et la vie active, un manque de fermeté dans les décisions, un manque d'adaptation aux relations sociales. Ordonné prêtre, puis évêque, contre sa volonté, il réagira à ces actes de « tyrannie », comme il dit lui-même, par des fuites dans la solitude. Pris de repentir, il reviendra ensuite se consacrer au ministère sacerdotal, puis épiscopal. Mais, lorsque la population de Nazianze voudra le choisir comme successeur de Grégoire l'Ancien, qui était son propre père, il se réfugiera quatre ans dans la solitude. Il n'en sortira que pour accepter la direction de la communauté orthodoxe de Constantinople. Ce seront les trois années les plus glorieuses et les plus tumultueuses de sa vie. Devant les intrigues ecclésiastiques, il démissionne rapidement, rendre à Nazianze en 381, trouve enfin un successeur pour ce siège épiscopal et se retire dans le domaine de son enfance, à Arianze, où il passe les cinq dernières années de sa vie.

L'écho  de  ses  hésitations,  de  ses souffrances, de ses colères se retrouve dans ses poèmes, notamment dans la longue autobiographie connue sous le nom de Carmen de vita sua  (1949 vers). Grégoire n'hésite pas à parler inlassablement de lui-même. C'est un des rares auteurs de l'Antiquité qui, peut-être même plus qu'Augustin, ait fait tant de place à son « moi » dans sa production littéraire. L'épitaphe qu'il s'est consacrée à lui-même résume bien un certain désenchantement de l'existence terrestre et une certaine compassion pour ses propres souffrances : « O Christ-Roi, pourquoi m'as-tu pris à ce filet de chair ? Pourquoi m'as-tu soumis à cette vie hostile ? J'ai été agité sur les flots, je fus en butte à des gens avides, je vis mon corps brisé, j'eus à lutter contre des pasteurs en qui hélas ! je ne trouvai pas d'amis, je rencontrai l'infidélité, en m'éloignant des maux, je perdis mes enfants. » A cette âme délicate, un peu faible, blessée par la vie, le recueillement apporte le salut. Grégoire se compare au nautile qui, à l'approche de la tempête, se resserre et se recueille sur lui-même : « Rien ne me paraît aussi enviable, dit-il, que l'entretien secret de l'âme avec elle-même et avec Dieu. » Tel est le sens de cette nostalgie de la solitude qui sera la grande passion de sa vie.

 

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12273206084?profile=originalEn cessant d'être une partie de la théologie, la patristique, est devenue histoire des dogmes. Mais elle a également donné naissance à une autre discipline historique, l'histoire de la littérature chrétienne antique. Il est remarquable, d'ailleurs, que cette préoccupation d'histoire purement littéraire a toujours existé depuis le IVe siècle, à côté du traitement théologique des oeuvres patristiques. L'Histoire ecclésiastique d'Eusèbe de Césarée comporte de nombreuses notices concernant tel ou tel écrivain chrétien. Surtout, en 392-393, Jérôme composa son ouvrage Sur les hommes illustres qui contenait un aperçu sur la vie et les oeuvres de cent trente-cinq écrivains chrétiens, parfois hérétiques. Son oeuvre fut complétée au cours des siècles par Gennade (Ve s.), Isidore de Séville et Hildefonse de Tolède (VIIe s.), Sigisbert de Gembloux (XIe s.), Honorius d'Autun (XIIe s.) et finalement Jean Trithème (1494). Les histoires générales de la littérature chrétienne antique se sont multipliées à partir du XVIIe siècle (Robert Bellarmin, Remi Ceillier, Louis Sébastien Le Nain de Tillemont), mais ce n'est qu'à partir du XIXe siècle qu'elles ont pris un caractère proprement scientifique (O. Bardenhewer, A. von Harnack, H. Jordan, par exemple). Aux XVIe et XVIIe siècles se constituent de grandes collections des oeuvres complètes des Pères. Notamment les éditions faites par les bénédictins de Saint-Maur (Mabillon, Montfaucon) marquent les débuts de la critique scientifique des textes. Au XIXe siècle, l'abbé Jean-Paul Migne reproduit la majeure partie des éditions patristiques antérieures dans son Patrologiae cursus completus (217 tomes de la Patrologia latina, 161 tomes de la Patrologia graeca). Avec l'essor de la science philologique, les travaux concernant l'histoire de l'ancienne littérature chrétienne se sont considérablement développés au XIXe siècle. De grandes collections d'éditions critiques furent fondées: Die griechischen christlichen Schriftsteller (Berlin, à partir de 1897), Corpus scriptorum ecclesiasticorum latinorum (Vienne, à partir de 1866). Au XXe siècle, ces recherches se sont encore intensifiées. De nombreuses nouvelles collections de textes, souvent accompagnées de notes et de traductions, comme la collection Sources chrétiennes (Lyon, à partir de 1943), ont fait leur apparition. Surtout de nouvelles découvertes ont enrichi considérablement la connaissance des écrits patristiques (papyri de Toura, bibliothèque de Nag Hammadi); de nombreuses bibliothèques orientales ont été explorées et ont livré des textes inconnus; de nombreux textes en langue syriaque, copte et arménienne ont été découverts.

 

Aspects littéraires

 

Le fait le plus remarquable dans le domaine proprement littéraire est la diversité des aires linguistiques dans lesquelles l'ancienne littérature chrétienne s'est développée. On ne pense habituellement qu'aux écrivains grecs et latins, mais il ne faut pas oublier qu'à partir du IVe siècle sont apparues une littérature syrienne chrétienne -avec Aphraate (┼ vers 345), Ephrem (┼ vers 373), Narsaï (┼ en 503), Jacques de Saroug (┼ en 521), Philoxène de Mabboug (┼ vers 523) -et une littérature arménienne chrétienne avec Mesrop (┼ vers 440). En syriaque et en arménien, mais aussi en langue copte ont été traduits de nombreux écrits patristiques grecs, dont l'original a été perdu. Presque toute la littérature gnostique, si importante pour comprendre le mouvement des idées dans les premiers siècles de l'ère chrétienne, n'est conservée qu'en langue copte. Cette variété de langues correspond d'ailleurs à un phénomène historique qui commence à se manifester précisément au IVe siècle: le développement de littératures nationales dans les peuples de l'Empire romain, premier symptôme de la désagrégation future de l'État et de la culture gréco-romaine. C'est aussi au IVe siècle qu' Ulfila, l'évêque des Goths, traduit la Bible dans la langue de son peuple. Ces textes syriaques, arméniens ou coptes ont un grand intérêt pour les historiens de ces langues. De leur côté, les philosophes classiques, qui avaient longtemps dédaigné les textes patristiques parce qu'ils représentaient une époque de décadence, ont découvert au XXe siècle l'importance des renseignements que le grec et le latin des Pères fournissent sur l'évolution de la langue à la fin de l'Antiquité. L'école de Nimègue (Christine Mohrmann) s'est tout spécialement consacrée à l'étude du latin chrétien, c'est-à-dire à l'étude des modifications linguistiques que la société et la vie chrétiennes ont introduites dans la langue latine. Des recherches analogues ont été entreprises pour la langue grecque. De tels travaux n'ont pas seulement une valeur scientifique intrinsèque, ils permettent aussi une traduction et une compréhension exactes des écrits des Pères; trop de théologiens et d'historiens des dogmes ignorent encore les tours propres au grec et au latin tardif et commettent ainsi d'importants contresens dans leurs interprétations.

L'étude des formes et des genres littéraires est également capitale. Dans ce domaine d'ailleurs, si les études de détail ont été assez nombreuses depuis plusieurs années, il manque une synthèse d'ensemble. Si l'on compare les manuels de littérature grecque ou latine classique et les manuels d'histoire de la littérature chrétienne ancienne, on constate que ces derniers pour la plupart (excepté la tentative d'ailleurs assez imparfaite de Jordan) se contentent d'énumérer les différents auteurs dans l'ordre chronologique, sans dégager les tendances, les écoles, les formes littéraires, les styles dans leurs parentés ou différences. D'une manière générale, l'étude littéraire scientifique des textes d'époque patristique est beaucoup moins avancée que celle des textes bibliques. Depuis près de cent ans, les philologues et les historiens de la Bible ont bien compris que toute affirmation d'un écrivain ancien doit, pour être correctement interprétée, être replacée dans le cadre du genre littéraire selon lequel elle est exprimée et dans la perspective de la mentalité collective dans laquelle baigne l'écrivain. Les mêmes principes méthodologiques devraient être appliqués aux textes patristiques. On ne commence à le faire que depuis quelques années.

 

Traditions hébraïques et rhétorique gréco-romaine

 

Si l'on veut comprendre les écrivains de l'Antiquité chrétienne, c'est en premier lieu des hébraïsmes qu'il faut tenir compte. Tout d'abord, à l'origine, les écrits des Pères apostoliques (Clément de Rome, Polycarpe, Ignace d'Antioche, Hermas, la Didachè) sont, dans leur forme et leur contenu, tributaires des écrits judaïques: lettres adressées aux communautés de la Diaspora, ou apocalypses. À partir du IIe siècle, la forme et le contenu des écrits chrétiens seront souvent empruntés à des modèles classiques de la tradition gréco-romaine, mais le thème fondamental restera néanmoins l'exégèse des écrits de l'Ancien et du Nouveau Testament, donc de textes dont la mentalité, le genre littéraire, le style, les tournures sont foncièrement judaïques. Aux auteurs de formation classique, la Bible posera des difficultés d'interprétation qui augmenteront avec le temps et la distance, lesquels éloignent de plus en plus les exégètes des traditions orales primitives. De grands travailleurs, comme Origène ou Jérôme, feront appel à des juifs versés dans l'exégèse des Écritures, ou du moins connaissant bien la langue hébraïque, pour se faire expliquer tel ou tel passage particulièrement obscur. Mais des difficultés gigantesques n'en subsistent pas moins; entre la plupart des écrivains chrétiens et le texte biblique qu'ils commentent s'interposent, s'ils sont grecs, une traduction, celle des Septante, et s'ils sont latins, deux traductions, celle des Septante et une version latine. Aux contresens commis par ces traductions les écrivains chrétiens ajoutent leur propre incompréhension des idées et des réalités hébraïques. Ils projettent, sur des expressions qu'ils ne comprennent pas, des idées ou des représentations helléniques. Le plus bel exemple en est Augustin qui, lisant dans la version latine du Psaume IV, 9 l'expression in idipsum, traduction d'une tournure hébraïque qui veut simplement dire «sur le moment» ou «aussitôt», y découvre un nom de Dieu, tout inspiré de la métaphysique néo-platonicienne; pour Augustin, en effet, l'expression signifie «en celui qui est identique à lui-même». On pourrait énumérer une multitude de contresens de ce genre commis par des exégètes incapables de comprendre les hébraïsmes des textes qu'ils avaient à commenter. Il ne s'agit pas seulement d'erreurs sur des mots ou des phrases, mais c'est surtout la suite des idées, le mouvement général des textes qui échappent totalement aux interprètes. On peut imaginer par exemple les difficultés que la compréhension de certains Psaumes ou du Cantique des cantiques a pu donner à des écrivains formés dans les traditions de la rhétorique classique. On n'insistera jamais assez sur cette opacité et cette obscurité des textes sacrés pour leurs commentateurs patristiques. Ils ont dû faire des prodiges pour introduire leur logique dans des textes qui avaient une autre logique. À force d'être fréquentés, les textes bibliques ont d'ailleurs imprégné de leurs images, de leur style, de leurs hébraïsmes les plus classiques des écrivains chrétiens. Il en est résulté un style nouveau que l'on peut observer de la meilleure manière dans les Confessions d' Augustin, véritable pastiche des Psaumes.

Rien de plus significatif que la tentative de Cassiodore, dans son Commentaire sur les Psaumes, pour retrouver dans les Psaumes les figures des syllogismes catégoriques et hypothétiques, les lieux rhétoriques que Cicéron avait catalogués dans ses Topiques, les figures de pensée et de style énumérées dans les manuels de grammaire. Il y a là un intéressant symptôme de la permanence de l'idéal de la rhétorique antique après six siècles de christianisme. Beaucoup de théologiens scolastiques n'ont pas vu ce caractère foncièrement rhétorique de la littérature patristique. Bossuet reprochait à Richard Simon de prétendre que «les discours des anciens Pères» étaient «des discours de rhéteurs». «Discours de rhéteurs», cela signifie qu'il ne faut pas donner aux affirmations qu'ils contiennent la valeur absolue de propositions contenues dans une argumentation purement logique. Dans de tels discours, les affirmations sont liées aux exigences de la composition littéraire: il faut dire ceci ou cela pour faire des antithèses, faire telle apostrophe pour varier le style. Très souvent aussi, les affirmations de l'auteur sont empruntées; ce sont des lieux communs traditionnels liés à tel genre littéraire ou des modèles préfabriqués que l'auteur imite plus ou moins originalement. Ces emprunts, souvent, n'ont pas beaucoup d'importance doctrinale. Mais ils expliquent parfois le fait que l'on trouve de nombreuses contradictions chez un auteur. Il faudra s'y attendre, par exemple, chez un auteur comme Ambroise de Milan qui pille à tour de rôle Philon, Origène, Basile de Césarée, Didyme d'Alexandrie, et traduit, dans trois de ses sermons, des pages entières du philosophe païen Plotin. Dans ce dernier cas, cela ne signifie pas qu'Ambroise est devenu plotinien. Cela veut dire seulement que les images, le mouvement général du texte de Plotin lui ont paru capables de rehausser la qualité rhétorique de ses sermons.

Hébraïsmes et hellénismes sont les éléments littéraires dont il faut tenir compte pour comprendre les Pères de l'Église ou quelquefois pour comprendre pourquoi on ne les comprend pas. Mais il reste qu'il existe, dans la littérature patristique, des beautés littéraires propres, issues souvent de la rencontre inattendue entre la tradition classique et l'exotisme hébraïque. Notamment une sensibilité nouvelle se fait jour, qui marquera fortement la piété médiévale et fait parfois présager, avec Grégoire de Nazianze et Augustin, les effusions du romantisme moderne.

 

Patristique et littérature européenne

 

L'influence de la patristique sur la littérature postérieure est un thème de recherche dont Ernst Robert Curtius a bien montré la fécondité. Malheureusement, à quelques exceptions près, les études font défaut dans ce domaine. Beaucoup de Pères de l'Église ont eu une riche postérité littéraire, non seulement dans la littérature médiévale, mais aussi dans la littérature moderne. On peut citer notamment Tertullien, Origène, Arnobe, Lactance, et surtout, évidemment, Augustin. L'étude de Peter Krafft sur la survie d'Arnobe aux XVIIe et XVIIIe siècles est un modèle des recherches qui pourraient être entreprises. Il faut en dire autant des travaux de Pierre Courcelle sur la postérité des Confessions d'Augustin et de Philippe Sellier sur les rapports entre Augustin et Pascal. Augustin a eu une influence capitale, non seulement sur l'histoire de la pensée occidentale, mais sur l'évolution de la sensibilité et de l'expression littéraire. Une étude d'ensemble de ce phénomène serait indispensable.

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La fréquentation des Écritures, les affrontements de la fin du XVIe siècle métamorphosent la notion même de littérature religieuse, en un temps où le religieux représente plus de la moitié des livres édités. Une littérature institutionnelle polémique, didactique, historique prend un essor inouï dans les deux Églises, catholique et protestante. Mais, hors de la littérature des Églises et comme son complément vécu, une littérature du sentiment religieux, essentiellement poétique, s'épanouit chez les laïcs. Elle prend pour thème dominant la relation de l'homme à Dieu: elle est prière, parole confiante et l'élan d'un «je» vers le Dieu de sa foi. Cette position essentielle du sujet parlant est une structure constante (qui d'ailleurs ne garantit en rien la sincérité de l'auteur). Semblable à celle du sujet de l'écriture amoureuse, l'expression à la première personne conquiert ici un type de dignité nouveau, parce qu'elle est modelée sur les psaumes. Préparée par le courant de la Devotio moderna, la Réforme a en effet trouvé dans ceux-ci une expression de la foi collective: poésie scandée et chantée, construite sur la relation d'un sujet (David, prophète, peuple de Dieu) à la divinité. Tout croyant qui la prononce réincarne ce «je», parole redevenue vivante. Le succès foudroyant du psautier, traduit à la fois par Clément Marot et Théodore de Bèze, révèle la pertinence de cette structure textuelle et ses vertus communicatives qui accompagnent batailles et martyres. Jusqu'ici, nous ne sommes en littérature que parce que la traduction s'efforce de transposer les versets et les métaphores bibliques en rythmes et en images adaptés aux sensibilités. Quand enfin les catholiques se refusent à abandonner les psaumes aux seuls protestants et à en faire des traductions ou des adaptations (P. Desportes, J.-A. de Baïf, N. Rapin), les deux communautés ont à effacer un lourd passé. La proclamation de la foi se conjoint chez les lettrés à cette autre définition de soi qu'est la pratique littéraire, reconnue comme valeur sociale. Un nouveau mode du littéraire se crée alors, qui utilise les genres connus (sonnets, chansons, stances, poèmes héroïques), et en crée d'autres au besoin (paraphrase, méditations). Enfin, l'influence des grands maîtres de la spiritualité de la Contre-Réforme déborde les frontières confessionnelles: les Exercices spirituels de Loyola, les Méditations de Louis de Grenade, l'Introduction à la vie dévote de François de Sales ont appris à se pencher sur soi; la poésie peut devenir un instrument de l'introspection.

Les recueils de la fin du XVIe siècle montrent ce que fut leur première fonction: le militantisme par les cantiques et les paraphrases des psaumes. Les recueils de Bernard de Montmeja (1574), de E. de Maisonfleur et de Valagre (1581), La Muse chrétienne (1582) disent les espoirs du protestantisme. En prose, cette fois, les Méditations sur les psaumes en sont le complément: faites de rapprochements avec d'autres passages de l'Écriture, elles déploient sur près de quarante pages l'examen de conscience (les psaumes pénitentiels sont en grande faveur), l'analyse des situations politiques, sans qu'allusions bibliques et allusions contemporaines puissent être dissociables. Sous leur allure «spontanée» et pathétique, elles sont nourries des commentaires érudits (Augustin, Ambroise, Calvin). Protestants (P. Duplessis-Mornay, J. de Sponde, Agrippa d'Aubigné) et catholiques (G. Du Vair, J. de La Ceppède) s'y exercent. Une seconde fonction, épidictique, s'est manifestée par phases sous la forme des grands discours: poèmes héroïques de type cosmologique (la Sepmaine de Du Bartas) ou apocalyptiques. Les Tragiques d'Agrippa d'Aubigné (1616) forment une sorte de synthèse de toutes ces potentialités. Après une longue interruption, ce style se retrouvera dans les poèmes héroïques et les hymnes de Pierre de Saint-Louis et du jésuite Pierre Le Moyne.

Mais le plus important tient à l'exploration des mystères religieux, centrée sur quelques situations emblématiques: le moment de la «conversion» aux valeurs religieuses, la préparation à la Cène, la préparation à la mort, la contemplation de la Passion du Christ, le souvenir des extases. Ces thèmes nourrissent les oeuvres du cardinal Du Perron, de J.Bertaut, de Siméon de La Roque, d'Odet de La Noue, d'A. de Nervèze, de P. Motin... Le sommet esthétique reste toutefois Théorèmes de Jean de La Ceppède (1613) qui, en trois cents sonnets, approfondit le sens de chaque mot et de chaque symbole de la Passion du Christ. On peut cependant leur préférer les poèmes plus intuitifs, comme les agonies décrites par Auvray ou les extases lumineuses de Du Boishus et de Claude Hopil, qu'on retrouve ensuite chez Malaval et Mme Guyon. Toutes les facettes de l'esthétique baroque s'y épanouissent, principalement dans la fascination de la mort, l'anxiété devant la condition tragique du croyant qui ne perçoit plus de ce monde que l'illusoire, le tentateur, qu'il oppose à la beauté, à la stabilité, au bonheur du Dieu inaccessible. C'est une poésie du contraste sémantique, qui se développe par grandes antithèses représentant ces univers de valeurs affrontés, mais toujours avec le goût des renversements paradoxaux: la mort est vie suprême, et des ténèbres fulgure le regard lumineux. Des métaphores sont constantes, soit pour affirmer dans les aspects épidictiques l'unité du monde créé (platonisme et parfois ésotérisme obligent), soit pour représenter sa faiblesse: fleur qui fane, vent et onde, reflets et mirages.

Ce n'est pas tant l'arrivée d'une esthétique puriste qui cause le déclin de la poésie du sentiment religieux que le déclin du mouvement spirituel du début de siècle: les poètes s'éloignent progressivement des psaumes pour construire des modèles personnels, avant de revenir aux modèles laïcs, que la nouvelle sociabilité des salons met à la mode. Écrire de la poésie religieuse relève, au-delà de 1640, d'une foi originale ou de l'acte officiel, non dépourvu de réussites, mais voué à la froideur des genres nobles.

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12273206065?profile=originalCet ouvrage de Hans Küng "Projet d'éthique planétaire. La paix mondiale par la paix des religions" est paru en 1991.

Hans Küng y déclare qu'une conscience planétaire est née. Elle ne fait que se renforcer en dépit du sursaut des nationalismes. Il s'agit de rendre la terre habitable et de la léguer en bon état de marche à nos successeurs.

Il ne suffit plus de se tenir à l'ombre de son clocher mais il importe de s'habituer petit à petit à prendre du champ. Comme les cosmonautes regardent de haut la planète bleue, notre vision terrienne doit accepter de se faire holiste.

Dans son Projet d'éthique planétaire, le théologien Hans Küng met en valeur le rôle que les religions doivent jouer dans cette nouvelle donne planétaire. Il résume, en trois phrases clés, les lignes de force de son programme qui découlent toutes d'une même exigence: pas de cohabitation humaine sans un ethos planétaire des nations. Pas de paix entre les nations sans paix entre les religions. Pas de paix entre les religions sans dialogue entre les religions. Il n'est plus possible de se contenter de la seule éthique de l'intention ou d'une éthique de la réussite. Il s'agit de se hisser jusqu'au niveau de la responsabilité planétaire à l'égard de notre propre avenir. "Au seuil du troisième millénaire, écrit Hans Küng, la question clé de l'éthique se pose de façon plus urgente que jamais: à quelles conditions fondamentales pourrons-nous survivre, survivre comme homme sur une terre habitable et donner forme humaine à notre vie individuelle et sociale?" La politique, l'économie, les sciences et les religions doivent se soumettre à un principe fondamental: les hommes doivent devenir plus humains en sachant que ce qui les unit est plus fort que ce qui les divise. Une "utopie" doit soulever l'humanité prise comme un tout: les virtualités humaines, qu'il convient d'activer, sont plus grandes que celles contenues dans l'état présent. Il ne suffit plus de gérer les crises, il convient désormais de les prévenir: l'oeuvre devant nous est d'ordre prophylactique et plus seulement curatif.

Pour ce faire, les religions sont d'un apport incontestable. Comme le souligne avec force Hans Küng, tout homme peut vivre selon une éthique. Mais seules les religions peuvent fonder l'inconditionnalité des exigences éthiques à partir de l'absolu qu'elles reconnaissent. Hors de ces références, il est difficile de donner sens à la contingence des êtres et des choses. "Toutes les grandes religions, en effet, requièrent des non-negotiable standards: des normes éthiques fondamentales et des maximes orientant la conduite, fondée sur un inconditionné, un absolu, et donc inconditionnellement valables pour des centaines de millions d'hommes."

Mais les religions doivent se nourrir des apports des sciences et se montrer exigeantes pour elles-mêmes. Dans leurs propositions, la force de l'affirmation doit se marier avec l'ampleur de l'exigence critique. Un dialogue véritable entre les religions de la terre doit donc s'écarter de tout provincialisme. Pour dépasser ses propres horizons, chaque religion doit garder la conscience vive de ses errements passés et de ses peurs présentes. Car les frontières entre vérité et non-vérité passent aussi à l'intérieur de chaque religion. Le but est d'apprendre à mettre en valeur en toutes les religions l'authentiquement humain sur un fond d' absolu. Une réflexion d'un type nouveau est tout simplement la condition de la survie d'un monde qui a profondément changé.

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Emile Verhaeren: Les Moines

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"Les moines" est une oeuvre d'Emile Verhaeren (1855-1916), publiée en 1886. Ce recueil de poèmes qui fait pendant aux "Flamandes", achève la première partie de l'oeuvre de Verhaeren. Après avoir exalté la Flandre sensuelle, gaillarde et un peu grossière, des kermesses et des tavernes, le poète évoque ici la Flandre des mystiques et des primitifs. C'est une suite de tableaux de la vie monastique que propose Verhaeren. "Les moines" ne sont cependant pas une oeuvre de foi: lorsqu'il compose ces poèmes, Verhaeren est en pleine indifférence religieuse et s'il va faire retraite au monastère de Forges, près de Chimay, c'est uniquement pour y chercher des émotions esthétiques, et les sortilèges du passé. Si "Les flamandes" évoquent la Renaissance, "Les moines" disent la grandeur conquérante de l'époque gothique. Les religieux sont cependant pour le poète moins des chevaliers de la foi, que les derniers gardiens de la beauté dans un monde qui sombre dans la mesquinerie, la tranquillité et le plaisir, de grands rêveurs qui maintiennent l'aspiration vers l' idéal. Si Verhaeren ne manque pas d'évoquer la paix du cloître et des soirs religieux, c'est la puissance monastique qui l'attire surtout. Il s'enchante de tout ce que la vie monastique propose de dureté, de contrainte et de maîtrise de soi. Avec enthousiasme, il évoque les moines du moyen âge, "chandeliers d'or, flambeaux de foi, porteurs de feu -Astres versant le jour aux siècles catholiques, -Constructeurs éblouis de la maison de Dieu". Mais on ne doit point se tromper: s'il arrive à Verhaeren d'envier ce genre d'existence, c'est une rêverie toute esthétique, qui ne produit que de belles images: "Je rêve une existence en un cloître de fer -Brûlée au jeune et sèche et rapée aux cilices". La diversité des caractères monastiques l'émerveille et il y salue la diversité de sa patrie: voici le moine féodal qui veut emporter son salut comme ses ancêtres faisaient avec les châteaux forts; voici le moine inquiet, qui vit dans la crainte de Dieu, le moine doux proche des voix divines de la  nature, le moine fanatique qui embrase les hommes par la seul ardeur de son coeur. Le mysticisme religieux de ces poèmes semble s'opposer au réalisme sensuel des "Flamandes": cette double aspiration n'appartient pas seulement à la Flandre, mais à Verhaeren lui-même. De ces deux âmes, le poète s'efforcera de s'en créer une seule, et c'est ce qui nous vaudra ses poèmes à la gloire du monde industriel moderne, glorification de cette force éternelle qui pousse l'homme toujours plus loin.

 

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Parmi les innombrables oeuvres d' exégèse que fit naître "La Genèse" de la Bible, on peut citer le fameux travail de saint Augustin (354-430), écrit de 401 à 415 intitulé "De Genesi ad litteram". Il fut écrit après une interprétation plus allégorique donnée dans les "Confessions" et après un autre essai d'interprétation, écrit en 393-394, mais que l'auteur avait abandonné parce qu'il l'avait trouvé au-dessus de ses forces. Le but de saint Augustin est de montrer qu'il n'y a aucun désaccord entre le récit biblique et la science de son temps. Dans la Bible, rien n'est faux ou insensé et si quelque passage semble inutile et déplacé, il doit être interprété dans un sens mystique et plus élevé. Il développe son idée en douze livres et examine mot par mot, selon une critique minutieuse, le récit depuis son début jusqu'au verset où Adam fut chassé du Paradis terrestre. Dans les "Rétractions", il devra reconnaître qu' "il a soulevé plus de problèmes qu'il n'a trouvé de solutions; que certaines sont peu solides et que les autres renvoient à d'autres problèmes". Les digressions astronomiques sont très nombreuses: comment fut créée la lune, les étoiles ont-elles toutes le même éclat, quel est la forme du ciel, etc. Un chapitre est destiné à réfuter la croyance aux horoscopes: mais saint Augustin fait néanmoins cette fine réserve en parlant des astrologues: "Quand ils prédisent la vérité, ils le font en vertu d'un instinct très obscur dont l'esprit humain est l'instrument inconscient". Les questions soulevées par la création des animaux sont multiples et étranges; au sujet de la lumière qui existait avant que le soleil et les étoiles ne fussent créées, il laisse entendre ici qu'il convient de donner un sens métaphorique aux fameux six jours de la Création. Il aborde ensuite le sujet du "repos" de Dieu au septième jour, alors qu'il semble que Dieu continue à travailler et à soutenir toute créature; il traite de la "science des anges", etc. Les questions philosophiques se mêlent à l'exégèse: par exemple, comment les choses existent-elles par avance dans l'intelligence divine; comment notre esprit perçoit-il Dieu, "en qui nous vivons, existons et agissons" plus facilement que les créatures qui sont éloignées de nos sens et que nous ne pouvons voir en Dieu; parmi les choses "futures", quelles sont celles qui sont vraiment telles. Il qualifie d' "excessivement puérile" l'idée que Dieu a, au sens propre, modelé l'homme avec du limon, comme si c'était en cela et non dans l' âme que se reconnaissait la marque divine.

Les livres VIII et X contiennent toute une psychologie: nature et origine de l' âme, son caractère immatériel, sa préexistence et ses origines; la transmission du péché; la question de savoir si la concupiscence a seulement son siège dans le corps ou aussi dans l' âme; si l'âme a été créée de rien ou formée au contraire d'une autre créature spirituelle et rationnelle (il laisse la question sans réponse et la rejette tout comme celle concernant le baptême des enfants). Le livre IX traite du péché d'Adam; et l'auteur de soulever certaines questions: Pourquoi Dieu n'a-t-il pas créé l'homme parfait?; Pourquoi furent créés les hommes qui devaient être des pêcheurs?; Pourquoi Dieu le pouvant ne change-t-il pas le mauvais vouloir en bonne volonté? Enfin, il s'interroge sur l'épineuse question de l'existence du "diable". Le livre XII et dernier est une étude sur l' extase da saint Paul et sur les visions surnaturelles. Dans cette oeuvre, comme dans toutes celles de ce penseur très original et très pénétrant, on retrouve sans cesse des éclairs de divination et des vues très modernes.

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