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les littératures (39)

La littérature autrichienne

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Les structures politiques et sociales qui ont marqué d'une façon indélébile la littérature autrichienne se sont cristallisées à l'époque de la guerre de Trente Ans. Ces structures (absolutisme monarchique, prédominance d'une aristocratie cosmopolite, recatholicisation systématique) rendent compte de certaines constantes de la civilisation autrichienne, entre autres de la primauté des arts ostentatoires, c'est-à-dire, pour ce qui est des lettres, des genres parlés et en particulier du théâtre. L'importance, en Autriche, du drame musical, de l'oratorio et du lied s'explique ainsi. La permanence de schémas catholiques est également frappante: ordre providentiel reconnaissable dans l'univers, et jusque dans la hiérarchie politique et sociale, d'où dérive une morale foncièrement antisubjectiviste. Ce n'est que dans la seconde moitié du XIXe siècle qu'une nouvelle conjoncture rend possible la naissance d'une littérature d'un type nouveau.

 

La littérature de l'âge baroque

 

Rares sont les «Autrichiens» qui, au XVIIe siècle, s'illustrent dans les lettres «allemandes», et pourtant cette époque voit l'apogée de l'école silésienne - en un pays sous suzeraineté habsbourgeoise, mais resté en grande partie protestant. Deux noms sont à citer: celui de Johann Beer (1655-1700), le plus grand des romanciers «baroques» allemands après Grimmelshausen (originaire de Haute-Autriche, il fit carrière dans le Nord protestant), et celui du moine augustin Abraham a Sancta Clara (de son nom véritable Ulrich Megerle, 1646-1709), originaire de l'Autriche «antérieure» alémanique, prédicateur de la cour mais qui sut également toucher le public populaire par sa verve extraordinaire.

Sous l'empereur Léopold Ier, l'opéra italien prend racine à Vienne, et pour longtemps. Mozart mettra encore en musique des textes italiens; des poeti cesarei italiens, dont Métastase, fourniront à la cour, jusqu'au début du XIXe siècle, des libretti et des poèmes de circonstance. De leur côté, les Jésuites organisent leurs ludi caesarei, à l'occasion desquels on représente devant l'empereur de somptueuses tragédies en latin.

À la fin du siècle, Joseph Anton Stranitzky (1676 env.-1725) commence à démarquer en allemand des livrets d'opéra et des drames héroïques; il y insère des scènes grotesques, où il paraît lui-même sous le masque de Hanswurst pour ironiser sur les grands sentiments et les discours des personnages de haut rang. Grâce à Stranitzky et à la tradition du théâtre populaire dont il est le fondateur, certains schémas dramatiques baroques sont transmis aux générations futures.

 

La littérature du siècle joséphiste

 

Le renouveau de la littérature de langue allemande, vers le milieu du XVIIIe siècle, est intimement lié aux réformes destinées à moderniser l'État des Habsbourg. La politique de centralisation augmente le rôle et le prestige des fonctionnaires germanophones, c'est-à-dire de la classe qui, dans ce pays, tient lieu de bourgeoisie. Pendant plus d'un siècle encore, c'est cette classe qui fournit à la littérature son public, ses auteurs et son idéologie, dont l'aboutissement est une idolâtrie de l'État et du prince. Proches du pouvoir, ces fonctionnaires héritent des goûts de la haute noblesse, en particulier de sa prédilection pour le théâtre et la musique. En même temps, ils se mettent à l'école des auteurs du nord de l'Allemagne et harmonisent leurs enseignements avec les traditions locales.

En dehors du théâtre, cette littérature n'a le plus souvent qu'un intérêt anecdotique et documentaire. Restent cependant lisibles la Travestie de l'Énéide de l'ex-jésuite, franc-maçon et «jacobin» Alois Blumauer (1755-1798), le Melchior Striegel de Joseph Franz Ratschky (1756-1810), une épopée burlesque qui transfère, pour s'en moquer sans méchanceté, les événements révolutionnaires parisiens dans une petite bourgade de la province autrichienne, les épopées romanesques de Johann Baptist von Alxinger (1755-1797), qui s'inspire de l'Oberon de Wieland, mais remplace l'ironie et la fantaisie poétique de celui-ci par la gravité d'un philanthrope militant.

 

Le théâtre populaire jusqu'à Nestroy

 

Le théâtre populaire baroque continue à prospérer; jusqu'au début du XIXe siècle, la technique de l'improvisation est toujours pratiquée. Le dernier Kasperle, Johann La Roche, ne meurt qu'en 1806. Une évolution est à noter cependant: Philipp Haffner (1731-1764) combine l'ancienne farce et la féerie avec la comédie littéraire, française ou italienne. Karl Friedrich Hensler (1759-1825) amalgame le drame bourgeois sentimental et le drame de chevalerie. Emanuel Schikaneder (1751-1812), auteur du livret de La Flûte enchantée, Joachim Perinet (1763-1816), Ferdinand Kringsteiner surtout (1775-1810) inventent le tableau de moeurs «local», vériste et grotesque à la fois. Dans cette Lokalposse, cette «farce viennoise» enrichie d'éléments fantastiques et parodiques, s'illustrent les trois grands devanciers de Raimund: Joseph Alois Gleich (1778-1841), Karl Meisl (1773-1852) et Adolf Bäuerle (1786-1859).

L'acteur Ferdinand Raimund (1790-1836) commence sa carrière d'écrivain en imitant Gleich et Meisl. Mais ses pièces sont mieux écrites et mieux composées et elles sont empreintes d'une poésie très personnelle. C'est grâce à la vertu et à la bonté naturelles des personnages, et non plus par l'intervention d'une fée ou d'un «esprit», que l'ordre est rétabli dans ce monde comme dans celui d'en haut.

Johann Nepomuk Nestroy (1801-1862) ne croit plus aux miracles de la bonté. Ses féeries sont en fait des antiféeries; elles réfutent l'idée d'harmonie universelle à laquelle Raimund s'accrochait encore. Pour les gredins endurcis de Nestroy, il n'y a plus d'amendement ni de rédemption: au mieux, ils se muent en philosophes sceptiques et plus souvent cyniques. Nestroy reste sans illusions, même quand la férocité de la satire le cède à l'ironie du sage. Ses innombrables pièces (féeries, farces, vaudevilles, mélodrames) abondent en maximes, en apophtegmes, d'une vigueur et parfois d'une poésie inimitables.

 

Le théâtre noble

 

Sur la scène du Burgtheater, que JosephII fonda en 1776 pour promouvoir la littérature dramatique «nationale», c'est-à-dire de langue allemande, ne furent donnés d'abord, à côté des opéras, que de médiocres comédies, des drames bourgeois ou des drames de chevalerie.

Les drames de Heinrich Joseph von Collin (1771-1811), de facture classique, marqués à la fois par l'influence de Métastase et par celle des Weimariens, illustrent l'idéologie joséphiste du strict dévouement à l'État, comme il se doit chez un haut fonctionnaire. Matthäus von Collin (1772-1823), son frère, fonctionnaire lui aussi, invente une théorie du drame historique: l'histoire, c'est l'ordre en train de naître. Il illustre cette théorie par un cycle de drames sur l'époque des Babenberg, d'où ont disparu les héros individuels traditionnels.

La comédie, de son côté, devient plus raffinée. August von Steigentesch (1774-1826), colonel et diplomate, se spécialise dans la comédie de salon ou de «conversation», genre où s'illustrera après lui Eduard von Bauernfeld (1802-1890), le «Scribe» viennois.

Un seul écrivain de génie s'affirme sur le Burgtheater, Franz Grillparzer (1791-1872). Parmi ses nombreux émules, il n'en est que deux dignes d'être nommés: Joseph Christian von Zedlitz (1790-1862), officier, diplomate et dilettante lettré, et Friedrich Halm, de son nom véritable Eligius von Münch-Bellinghausen (1806-1871), un grand seigneur dont l'aisance, le goût pour le sentimental et parfois même le scabreux flattèrent un moment le public.

 

La poésie lyrique et épique

 

Dans la première moitié du siècle, tranchent seules sur la médiocrité d'une laborieuse poésie d'almanach et même de la poésie politique du comte Auersperg (1806-1876) -alias Anastasius Grün - les oeuvres de Nicolaus Lenau (1802-1850), que son origine hongroise, ses longues absences en Souabe ou en Amérique ne permettent pas de considérer comme un pur représentant de la littérature autrichienne.

 

La prose

 

Tout comme la quasi-totalité de la poésie lyrique, la nouvelle et le roman autrichiens relèvent essentiellement, à cette époque, de la littérature d'agrément et de consommation. C'est dans des périodiques et dans des almanachs que Joseph Schreyvogel (1762-1832) -réformateur du Burgtheater entre 1814 et 1832- publie ses nouvelles «morales». Pareillement, c'est dans des périodiques et autres recueils de textes édifiants que paraissent les premières Studien d'Adalbert Stifter (1805-1868), bientôt suivies des romans de la maturité.

On peut enfin se demander s'il faut compter parmi les écrivains autrichiens ce Karl Postl (1783-1864) qui, après avoir, en 1823, fui son couvent pragois, écrivit au loin, en Amérique, et sous un pseudonyme bientôt célèbre -Charles Sealsfield-, ses romans exotiques, évocateurs de la plantureuse nature et de l'énergique humanité de sa nouvelle patrie.

 

Décadence politique et grandeur littéraire

 

La fin d'un monde

 

Une formule de Hermann Broch: «La joyeuse apocalypse viennoise», rend bien compte de l'atmosphère de fin du monde qui s'installe en Autriche après Solferino, Sadowa et le krach de 1873. C'est le règne, dans tous les domaines, de la belle apparence et du décor. C'est l'époque d'une architecture sans style, l'époque des grands cortèges historiques imaginés par Hans Makart, le peintre à la mode, l'époque des opérettes de Johann Strauss. C'est l'époque aussi où quelques romanciers de talent commencent à transfigurer nostalgiquement le passé: Ferdinand von Saar (1833-1906), Marie von Ebner-Eschenbach (1830-1916), tandis qu'un humble villageois styrien, Peter Rosegger (1843-1918), glorifie la vie simple et intacte, loin de la ville.

Le théâtre perd son ancien rang. La comédie des faubourgs ne survit pas à Nestroy. Ludwig Anzengruber (1839-1889) essaye en vain de sauver le mélodrame populaire - le Volksstück - en choisissant ses héros dans le monde paysan. Ses pièces, bientôt oubliées, ont du moins le mérite de la conviction. Datent encore davantage les drames paysans, appuyés et prétentieux, de Karl Schönherr (1867-1943).

Le Burgtheater s'installe en 1885 dans sa somptueuse maison du Ring où l'on représente avec piété et dans un style pathétique des chefs-d'oeuvre du passé et les rares nouveautés qu'autorise la censure. Quelques écrivains, dont Siegfried Lipiner (1856-1911) et Richard Kralik (1852-1934), rêvent de faire revivre le drame poétique et mythique qu'ils imaginent à l'origine de l'histoire du théâtre. Cette tentative a du moins l'avantage d'éveiller l'intérêt pour le drame religieux où s'illustrent par la suite Hugo von Hofmannsthal (1874-1929) et Max Mell (1882-1971), auteur de quelques mystères devenus populaires. Ce mouvement favorise en outre la redécouverte du baroque. On y voit le style proprement autrichien. Bientôt Hofmannsthal, Richard Beer-Hofmann (1866-1945), Hermann Bahr (1863-1934), la romancière Enrica von Handel-Mazzetti (1871-1955) et bien d'autres s'en sentiront les héritiers légitimes.

 

L'apogée littéraire de la fin du siècle

 

Le néo-baroque littéraire ne représente cependant que l'un des aspects du renouvellement de la littérature autrichienne. Ce renouvellement est l'oeuvre d'une génération de solitaires: des bourgeois, presque tous, qui ont perdu la confiance en eux-mêmes, souvent des juifs, tenus assez à l'écart de la société où ils vivent pour pouvoir la juger du dehors (c'est le moment où se développe l'antisémitisme agressif de Schönerer et de Lueger).

À Prague, la situation est plus complexe et plus tendue encore: les Allemands se sentent étrangers parmi les Tchèques, et les juifs - germanophones - doublement étrangers. Rainer Maria Rilke (1875-1926), puis Franz Werfel (1890-1945) fuient cette ville qui leur est une prison. Franz Kafka (1883-1924) tente une autre fuite, dans les labyrinthes de l'âme.

À Vienne, cependant, on se contente d'abord d'une fuite simulée. Au café Griensteidl, où Hermann Bahr donne le ton, on découvre le jeune Barrès, on se délecte des vers de Rossetti, de Swinburne, de Verlaine. Sous l'influence de la psychologie impressionniste de Ernst Mach, Arthur Schnitzler (1862-1931) et le jeune Hofmannsthal se laissent tenter par les grâces de l'esthétisme, au moment où Sigmund Freud (1856-1938) entreprend le déchiffrement des profondeurs de la psyché. Dans ses esquisses ou poèmes en prose, Peter Altenberg, de son véritable nom Richard Engländer (1859-1919), donne forme à ses impressions évanescentes devant un univers beau et menacé.

Bientôt, cependant, reconnaissant les dangers de la «belle» solitude, Schnitzler et surtout Hofmannsthal se mettent en quête de liens nouveaux. La solution qu'ils proposent dans des drames de moins en moins lyriques, c'est celle de la sympathie humaine, du don de soi libérateur. Ce sera également, malgré la différence de tonalité, la réponse des expressionnistes qui, comme Franz Werfel, projettent d'étendre leur «amitié à toute la terre». Mais d'autres, comme Georg Trakl (1887-1914), meurent prisonniers de leur désespoir.

Les lettres en Autriche sous la première et la deuxième République

Le naufrage de l'Empire des Habsbourg n'entraîne point de rupture sur le plan littéraire. Chez certains, l'événement suscite un renouveau de ferveur patriotique: chez Hofmannsthal, l'un des inspirateurs du festival de Salzbourg; chez Anton Wildgans: ex-impressionniste et ex-expressionniste, promu, dans les années vingt et trente, au rang de poète officiel (1881-1932). Parfois, la quête de l'ordre aboutit à sa mythisation, avec tous les dangers que cela comporte: ainsi, chez Erwin Guido Kolbenheyer (1878-1962), auteur de grandiloquents romans historico-philosophiques, chez Karl Heinrich Waggerl (1897-1973), spécialiste de l'idylle rurale et sentimentale, chez Joseph Weinheber (1892-1945), ex-expressionniste que son grand talent lyrique n'abandonna jamais et qui essaya de réparer par le suicide ses compromissions avec les puissants du jour, et même chez Josef Leitgeb (1897-1952), poète dont le lyrisme fin et discret peut nous réconcilier avec le genre.

C'est l'ordre encore, mais un ordre fondamental, essentiel, que veulent retrouver, en remontant aux sources du langage et de la conscience et en stigmatisant tous les désordres et tous les mensonges, Karl Kraus (1874-1936) et Robert Musil (1880-1942). La satire d'une «Cacanie» mourante comporte, chez l'un et chez l'autre, une part de tendresse nostalgique.

Plus graves pour certains, forcés à l'exil, furent les suites de la guerre civile des années vingt et trente et surtout de l'Anschluss de 1938. Stefan Zweig -né en 1881, romancier et surtout essayiste de réputation internationale- se suicide de désespoir dans son exil brésilien (1942). Réfugié en France puis aux États-Unis, où il mourut, Franz Werfel y écrivit ses derniers romans, bientôt traduits dans toutes les langues.

Parmi les auteurs qui n'ont commencé à produire -pour le grand public -qu'entre les deux guerres, émergent nettement Hermann Broch (1886-1951), romancier et essayiste parvenu tardivement à une renommée universelle (lui aussi mourut en exil), Joseph Roth (1894-1939), journaliste puis romancier, chez qui la nostalgie de l'Empire aboli prend, dans l'exil parisien, une forme particulièrement poignante, et Ödön von Horváth (1901-1939), qui réinventa le Volksstück satirique et s'en servit pour démasquer la veulerie d'une petite-bourgeoisie devenue la classe dominante.

Des différentes littératures de langue allemande, la littérature autrichienne fut certainement la moins gravement affectée par la défaite de 1944-1945. Dans l'Autriche occupée, mais reconnue comme État indépendant, il ne fut point question de «point zéro» de l'histoire ni d'un passé à exorciser, comme dans les futures B.R.D. et D.D.R. Ici, l'on croit pouvoir renouer comme si de rien n'était avec la tradition nationale, du coup réhabilitée et glorifiée, ainsi qu'avec l'avant-garde littéraire internationale. Vienne et Gratz conjointement comptent alors parmi les hauts-lieux des lettres allemandes.

La tradition du grand roman d'analyse culturelle fut maintenue par George Saiko (1892-1962) et surtout, compte tenu de sa fécondité, par Heimito von Doderer (1897-1967) ainsi que par Elias Canetti (né en 1905). Moins ambitieux et plus faciles d'accès sont les romans, drames, récits, essais de Friedrich Theodor Csokor (1885-1969), d'Alexander von Lernet-Holenia (1897-1972), de Friedrich Torberg (1908-1979). Au théâtre triomphèrent les drames historico-philosophiques, et du même coup satiriques, de Fritz Hochwälder (1911-1986). Toutefois, l'immédiat après-guerre fut marqué essentiellement par le prodigieux essor d'un lyrisme méditatif et d'inspiration plus ou moins religieuse. S'illustrèrent entre autres dans le genre: Christine Lavant (1915-1973), Paul Celan (né à Czernowitz, en Bukovine, en 1920, passé à l'«Ouest» par Vienne en 1947 et mort à Paris en 1970), Ingeborg Bachmann (1926-1973), Ernst Schönwiese (1905-1990). Un autre genre caractéristique de l'époque fut la prose poétique où, à côté d'Ingeborg Bachmann, s'illustra Ilse Aichinger (née en 1921).

Un sens profond des possibilités et des limites du langage -héritage peut-être de l'époque précédente, de Hofmannsthal, de Kraus et de Wittgenstein -caractérise ces auteurs ainsi que ceux qui, bientôt, vont prendre leur relève, et qui se rattachent d'une façon ou de l'autre à la Wiener Gruppe et à sa filiale gratzoise, le Forum Stadtpark Graz. Firent partie de ces cénacles de peintres et d'écrivains, où se perpétua l'héritage du «réalisme fantastique» autrichien et d'un surréalisme austrianisé, de Dada et de la poésie «concrète», l'ancêtre et prédécesseur que fut Albert Paris Gütersloh (1887-1973); le «poète» -en vers et en prose, en dialecte, en allemand «baroque» comme en allemand d'aujourd'hui -Hans Carl Artmann (né en 1921); Friederike Mayröcker (née en 1924), Ernst Jandl (né en 1925), Gerhard Rühm, le chroniqueur du groupe (né en 1930), Friedrich Achleitner, architecte et poète en dialecte de Haute-Autriche (né en 1930); Konrad Bayer (1932-1964), Oswald Wiener (né en 1935), Julian Schütting (né en 1937) et Christoph Ransmayr (né en 1954), très vite reconnu comme un maître. D'autres encore seraient à citer...

Peter Handke (né en 1942), l'un des auteurs de langue allemande les plus réputés de notre temps, fit également ses premières armes dans les manuskripte de Gratz (la revue parallèle du groupe viennois s'intitule Protokolle). Suivirent bientôt des études expérimentales mettant en cause les conventions du langage, plus spécialement celles du langage théâtral, et traitant littérairement des dangers contenus dans les mots, c'est-à-dire dans la littérature... Plus tard, Handke retrouve la voie du récit signifiant, où le vrai (la réalité profonde) et sa traduction verbale peuvent à nouveau coïncider.

Thomas Bernhard (1931-1989), dont le prestige ne le cède en rien à celui de Handke, est, lui, un solitaire vivant retiré loin des villes et des cénacles, un angoissé obsédé par l'idée de la mort et du dépérissement de l'univers, mais dont l'expression, sincère et parfaitement maîtrisée, est capable de communiquer de tels sentiments à ses lecteurs. Ses dernières oeuvres, romanesques et dramatiques, sont de féroces diatribes contre la société autrichienne, restée sous l'emprise de ses démons de naguère.

Relève également de la littérature expérimentale le nouveau théâtre autrichien, celui de Handke, de Thomas Bernhard, de H.C. Artmann (auteur de pièces et saynètes fantastico-poétiques, faites davantage pour la lecture que pour la représentation) ainsi que de Wolfgang Bauer (né en 1941), un Gratzois qui débuta avec des «microdrames» de quelques lignes, avant de conquérir les grandes scènes autrichiennes puis allemandes.

 

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Qu'elle ait neuf cents ou mille ans (selon que l'on choisit ceci ou cela comme la première oeuvre), la littérature française paraît bien jeunette quand on la compare aux littératures grecque ou chinoise. Ses amis conviennent qu'elle est riche, variée, de bonne qualité; quand on ne l'aime guère, on en loue plutôt la raison, le classicisme: les oeuvres bien faites, dominées, tempérées, modérées en vertus et en vices. Pour peu que l'on soit homme de théâtre et objectif, on avoue que le théâtre français reste le plus riche du monde en oeuvres de répertoire. Mais, après les éloges, que de griefs! Une médiocrité de bon goût, voilà ce que produit la «doulce France»: une littérature douceâtre. Où sont donc en France les génies qui dominent la planète, les phares qui la sondent: Dante pour l'Italie, Shakespeare pour l'Angleterre, Cervantès pour l'Espagne, Goethe pour le monde germanique? Le Français, qui n'aurait ni la tête épique, ni la langue du poète, serait incapable d'opposer à ces noms un seul héros. Comique ou bourgeois, le roman; des contes et des proverbes «fadasses» (n'est-ce pas écrit dans la Lettre du Voyant?). Voilà ce que lui coûte l'empire que les grammairiens, les puristes, les académies ont exercé sur une langue qui du reste ne méritait pas mieux: précision et clarté ont alangui la force et tari l'imaginaire.

Et si la littérature française tombait ici victime du «mythe» classique, du mythe de son «classicisme»? D'abord, vous oubliez que Byron considérait Shakespeare comme «le pire des modèles» et qu'au XXe siècle, plus d'un Anglais confirmera ce jugement. Vous oubliez qu'en 1780, pour Frédéric de Prusse, ni Lessing ni Goethe ne se peuvent comparer aux meilleurs écrivains français! Enfin et surtout, vous ne voulez pas savoir que la littérature française exhibe une telle galerie de monstres qu'en effet ils se nuisent, s'offusquent, se neutralisent. En quoi La Comédie humaine marque-t-elle moins de génie créateur, ou moins de démesure, que La Divine Comédie? Ou seriez-vous victime de la supériorité métaphysique du «divin» sur l'«humain»? L'auteur de Théodore, d'Héraclius, d'Attila, de Rodogune, de L'Illusion comique, si vous le jugez moins riche de force dramatique, de situations énormes, de viragos, de grâce et de poésie que Shakespeare, c'est que vous l'avez fort mal lu. Ne parlons pas de celui qui se voulut en France le Goethe du XXe siècle: on pourra toujours contester le parallèle; mais deux Français au moins, l'un au XVIIIe, l'autre au XIXe, ont exercé un magistère aussi durable, aussi fondé que celui de Goethe. Et c'est un Italien, le recteur Siciliano, qui classait récemment l'auteur du Roland - ce livre que nous ne lisons plus, sinon «traduit» en français moderne - dans la légion des «incomparables», avec Homère et Arioste. Reste que la plupart des Français ne conçoivent pas la poésie à la façon des romantiques allemands. Mais il est ridicule de prétendre que le pays de Gargantua, des Cent Vingt Journées de Sodome, du Voyage au bout de la nuit ne propose à l'humanité que des oeuvres petitement bourgeoises, niaisement sages. Quelle littérature eut l'honneur de compter autant d'écrivains à l'Index? Sinon le pays de L'Art poétique, qui donc offrit au monde le lettrisme et l'alittérature?

 

 

1. Traits généraux

 

Cette littérature française archiconnue, archiméconnue, cherchons d'abord à la cerner historiquement, géographiquement, sémantiquement.

 

Histoire et géographie

 

Historiquement, rien de plus simple: s'il balbutie encore l'hagiographie de saint Alexis, le plain-chant français se fait entendre parfait dès la fin du XIe siècle. Les marchands s'organisent alors en communes et laïcisent l'esprit suffisamment pour que surgissent - à la gloire sans doute des nobles et gens d'église, mais dégagés de la littérature cléricale - l'épopée, le roman et le lyrisme. Puisque la littérature proprement dite commence à l'oeuvre belle, la littérature française a neuf cents ans tout juste: l'âge du Roland. Du coup, elle a trouvé son centre: alors que tant d'épopées dressent les hommes contre les géants, les monstres et les dieux, l'épopée française oppose à l'homme l'homme. Pour la démesure, Roland vaut Achille; pour la mesure, Olivier n'est pas inégal à Hector. Et, déjà, voilà définis nos deux pôles: mesure et démesure.

Géographiquement? Autant il est naturel d'exclure les littératures bretonne et basque, autant on répugne à arracher les oeuvres composées en langue d'oc. Les adopter, serait-ce indûment annexer les victimes de Simon de Montfort? Plutôt doit-on déplorer que le mythe des Albigeois et de Puységur nous prive des troubadours. Pour Ferdinand Brunot, après «deux cents ans d'occupation», le français restait encore «langue étrangère» au sud du Massif central. Soit. Mais Girart de Roussillon put être franco-provençal en sa première version; mais Gaucelm Faidit était bilingue, et nous gardons de lui une «rotrouenge» au moins en langue d'oïl. De sorte que, sans impérialisme, mais par esprit plutôt de contrition ou de réparation, il convient qu'au XXe siècle une anthologie de la poésie française cueille un peu de sa gerbe en cette poésie de langue d'oc qui «n'est pas moins notre poésie que ne l'est celle des trouvères»; c'est raison encore et justice quand l'auteur des Communistes, veut-il dater «le chant français», associe au Roland l'oeuvre de Peire Vidal. Pour un Français du XXe siècle, la langue des trouvères ne demeure-t-elle pas aussi étrangère, hélas! que celle des troubadours? Exclurons-nous donc les trouvères de nos anthologies?

Accusera-t-on d'impérialisme français l'Italien Brunetto Latini quand il écrit en notre langue, Marco Polo le Vénitien quand il dicte en français son Million, tous ces Allemands, tous ces Anglais, tous ces seigneurs des Pays-Bas que séduisit au Moyen Âge ou conquit une littérature qui venait d'inventer pour toute l'Europe trois grands genres, et qui ne cessaient de célébrer la «douceur» ou la «beauté» du parler français, la vigueur de sa jeune littérature? Quelques siècles plus tard, seraient-ce encore des impérialistes français, Hamilton, Chesterfield, Walpole, Gibbon, le prince de Ligne, Leibniz, quand ils écrivent en français? Le théâtre de Catherine II, l'oeuvre de Frédéric de Prusse serviraient donc nos ambitions politiques? Quoique Frédéric pressente que «les beaux jours» approchent d'une littérature de langue allemande, il choisit d'écrire le français. Après ceux qu'il nous offrit au XIXe siècle, l'Uruguay donne à la France du XXe siècle un de ses meilleurs poètes; l'Irlande, la Roumanie lui délèguent trois de ses écrivains les plus discutés. Au pis, ce seraient là vestiges de cette fameuse «universalité» de la langue française, universalité incontestable du reste au XVIIIe, et peu contestée.

Reste que Rousseau, Constant, Ramuz, Verhaeren, Hellens, Michaux sont nés belges ou suisses. Il s'agit là d'autre chose que de l'universalité plusieurs fois séculaire de la littérature française. Il s'agit de ce qu'un Belge, M. Piron, qualifie sans mépris de «littératures marginales»: celles qui, en Belgique, au Luxembourg, en Suisse romande, au Québec, aux Antilles, au Maghreb, en Afrique noire, à l'île Maurice, à Madagascar... se débattent, en domaine français, avec des difficultés qui leur sont propres: les divers créoles, dont le joual québécois, le bilinguisme en Afrique noire et dans le monde musulman, quelque provincialisme en Wallonie et Romandie, etc. Que ces littératures marginales aient longtemps hésité, qu'elles se demandent encore si elles doivent se fondre dans la littérature de l'Hexagone ou plutôt s'affirmer, se différencier (par le biais folklorique ou nationaliste), c'est déjà vrai en Wallonie, en Romandie; ce l'est plus encore aux Antilles, en Afrique, où le conflit n'est pas résolu entre les tenants de l'indigénisme et ceux d'un humanisme planétaire. Ceux que M. Piron appelle les «grands bâtards du bilinguisme» s'exposent en effet à «l'artisterie verbale», au genre «macaque flamboyant». Entre l'exotisme de l'extérieur et l'exotisme de l'intérieur, ces littératures marginales mènent une existence d'autant plus difficile que la paresse actuelle et le provincialisme des Français les maintiennent souvent dans la scrupuleuse ignorance de ce qui s'imprime à Lausanne, Turin, Bruxelles ou Montréal. N'empêche que la «négritude» devient un concept clé de nos lettres et que, si la «théocratie canadienne», en sauvant outre-mer la langue française, y avait jusqu'en 1914 ruiné l'esprit français, d'excellents écrivains canadiens de langue française illustrent désormais, depuis un quart de siècle, avec leurs heureuses particularités, au même titre que les Belges, les Suisses, les Algériens, les Haïtiens..., ce qu'il n'est pas outrecuidant d'appeler la littérature française.

Ne nous leurrons pourtant point. Cette littérature n'aura jamais dans le monde futur une expansion comparable à celle des littératures dérivées de l'anglais (États-Unis, Australie, Afrique du Sud), de l'espagnol (littératures ibéro-américaines), du portugais (littérature brésilienne). Pour avoir, depuis les essais sur les Coches et les Cannibales, pris fait et cause pour les indigènes, l'humanisme français eut pour effet de ne pas imposer notre religion, notre langue, notre littérature, avec la même férocité que d'autres colonialismes. Alors que les conquérants de l'Amérique du Nord et de l'Australie ont partout massacré ou parqué les indigènes, que les Espagnols et les Portugais ont combiné la tuerie, la conversion forcée, le mariage mixte, et pratiquent encore au Brésil le massacre, assurant ainsi l'avenir des littératures américaine, australienne et de l'Amérique «latine», le statut colonial français fut assez ambigu pour qu'aujourd'hui - alors que le Portugal et l'Espagne sont des pays moins puissants que la France, et que l'Angleterre ne pèse politiquement pas plus qu'elle - l'Angleterre, le Portugal et l'Espagne demeurent pour longtemps des métropoles langagières et produisent des littératures en un sens impériales. Le Québec, depuis peu, excepté, la France a surtout formé des écrivains dont l'action contribuait à élimer, ou éliminer, son empire. Voyez les Maghrébins ou Antillais de langue française: voilà encore qui doit s'inscrire à l'actif de nos lettres.

 

Sémantique

 

Sémantiquement, que recouvre au juste la notion de littérature française? Alors que la littérature chinoise commence par un traité de magie, absolument impénétrable, que le théâtre et le roman furent exclus durant des millénaires d'un corpus qui d'autre part n'a jamais produit d'épopée, et se borne à la philosophie, à l'histoire, à l'essai, à la poésie (le théâtre et le roman s'y écrivaient en cachette, sous le couvert d'un pseudonyme comme s'il s'agît de littérature irrémédiablement vulgaire ou pornographique), la littérature française commence par l'humanisme et accueille sans exception toutes les disciplines de l'esprit. Ambroise Paré le chirurgien, Pascal le physicien, Claude Bernard le médecin, Montesquieu le sociologue, Réaumur le naturaliste, Jean Rostand le biologiste sont écrivains chez nous, au même titre que les poètes, les dramaturges, les romanciers, les orateurs sacrés ou profanes. D'où la substance, le sérieux d'une littérature qui assimile tout savoir: sa vocation est encyclopédique. L'homme, qu'elle met au centre de soi, sera donc l'homme complet, avec ses poils, ses viscères et ses passions, y compris celle de tout savoir, grâce à cette raison qui lui fournit mille raisons de refuser les tyrannies, politiques ou religieuses.

 

 

2. Traits dominants

 

La liberté

 

En dépit des censures cléricales et de l'autoritarisme royal, la littérature en France jouit depuis mille ans d'une rare liberté de penser, de s'exprimer. Durant les années de tyrannie, de guerres civiles et religieuses, ou quand il fallait faire, sous le manteau, circuler tous les manuscrits audacieux, le prestige européen de la langue et de la littérature françaises fournissait à nos écrivains les presses de Cologne et de Londres, d'Amsterdam et de Hambourg. De 1939 à 1945, sous la pire des oppressions, le livre français s'imprimait en Italie, aux Pays-Bas occupés, cependant que les États-Unis, l'Argentine, le Canada, le Mexique, l'Égypte, la Suisse offraient aux émigrés le moyen de produire journaux et revues, comme en Europe durant la Révolution française. Alors que le morcellement de l'Allemagne nuisait aux écrivains de langue allemande, que les intrusions étrangères retardaient longuement la naissance d'une littérature russe, interrompaient durablement les progrès de la littérature italienne, qu'après le Siècle d'or l'obscurantisme bigot stérilisait la littérature espagnole, la France eut avec l'Angleterre le privilège - en Europe exceptionnel (et dans le monde presque paradoxal) - d'une liberté constamment conquise, faute de quoi il n'y a littérature que d'alcôve, de salon ou de cour.

Obstinés à dénigrer par faux esprit de liberté tout ce qui est leur, combien d'écrivains français oublient que, dans toute son histoire nationale, la Tchécoslovaquie ne fut libre que vingt-deux ans; qu'à part deux siècles de liberté sous les Bagratides, la littérature arménienne fut toujours condamnée à l'esclavage, ou à la diaspora; que la Russie, les États du pape ou la Chine, depuis qu'ils existent comme nations, n'ont pas connu un seul jour de vraie liberté politique, religieuse et littéraire.

La littérature française, elle, n'a cessé de mener un combat constant, obstiné, pour la liberté de penser, pour celle d'aimer. Littérature d'idées subversives, de «mauvaises pensées», d'«idéologues», comme décrétait avec mépris la tyrannie. Littérature qui, dès le Roland, s'efforce de définir un homme idéal qui dépasse le cortegiano (notion de classe) ou le gentleman (notion de classe à la fois et nationale), pour atteindre celui, qui comme le kalos kagathos de la civilisation grecque, ou le junzi de la civilisation chinoise, organise et perfectionne en soi tous les registres de l'humain. Du moins jusqu'au milieu de notre XXe siècle, l'anthropologie toujours seconde et fonde l'humanisme (lequel suppose que la femme, différente de l'homme, est son égale).

 

Le national et l'universel

 

Ernst Robert Curtius sut discerner que l'idée de nationalité et celle d'universalité, qui «se repoussent» en Allemagne, «s'attirent» en France; il en conclut qu'elles «dissocient» l'Allemagne et «consolident» la France. Que les Gesta Dei per Francos, comme aussi le mot de Jeanne d'Arc: «Ceux qui font la guerre au saint royaume de France font la guerre au roi Jésus», confirment son hypothèse, on ne le conteste guère; ni que la Révolution française, substituant aux gesta Dei l'action de l'homme (la «civilisation»), ait voulu proposer à l'Europe, voire lui imposer, une «religion de l'humanité». Au XXe siècle encore, «c'est amoindrir, je crois, la poésie française, écrit un homme de passeport uruguayen, que de ne pas lui vouloir les caractères de la poésie universelle. Le génie de notre langue est assez riche pour les contenir tous.» Quand ils descendent aux analyses de leurs urines et de leurs selles, les écrivains français n'y cherchent en vérité qu'une idée plus précise à la fois et plus générale de l'homme. Devant ce «rationalisme naïf», libre à Curtius de sourire. Allemand, il ose même en conclure que la France s'est ainsi condamnée à vivre en «autarcie». De son temps, le terme se portait bien. En quoi Curtius a parfaitement tort.

 

Les influences étrangères

 

Quelle littérature en effet fut plus durablement ouverte aux influences étrangères? En pouvait-il être autrement? Béante aux invasions de l'Eurasie par la grande plaine du Nord, par la Méditerranée à tous les influx, à toutes les courses de pirates du Proche-Orient et de l'Afrique, par les côtes atlantiques aux incursions des Vikings, la France, qui dès Saint Louis envoyait à Karakorum un ambassadeur vers le khan mongol, bénéficia puissamment de ces périls, de ces invasions. Dès le Moyen Âge, l'Antiquité gréco-romaine imprégna notre culture, par le truchement de ces Arabes qui nous donnèrent aussi la mathématique et la métrique des troubadours. Puis ce furent Pétrarque et le pétrarquisme, la manie platonisante, la ruée sur l'hébreu, l'heure espagnole qui dura un bon siècle, l'engouement pour l'Angleterre (aussi durable), la fureur pour la bonne Allemagne, la curiosité pour le monde scandinave (sous forme d'abord du mythe viking, puis d'influences littéraires). Vint l'âge du roman russe, auquel succéda bientôt celui du roman américain. Et voici qu'après des siècles et des siècles où la découverte des mondes «tartare» et barbaresque de la Turquie, du Japon, de l'Inde, de la Chine, des pays andins, avait nourri la littérature française de thèmes et d'idées subversives (les Chansons madécasses elles-mêmes condamnent l'homme blanc), l'esthétique japonaise du haiku produit chez nous quantité d'imitateurs, d'analyses, cependant que la dramaturgie du no enrichit celle du Vieux-Colombier et que Jean-Louis Barrault se promène volontiers avec sous le bras les Traités secrets de Zeami Motokiyo. Pour parler d'«autarcie», il faut donc soit une ignorance qu'on ne saurait reprocher à Curtius, soit une bonne dose de partisanerie. Car depuis mille ans ou peu s'en faut qu'elle existe, la littérature française ne s'est nourrie que de littératures étrangères. Le «moment classique» lui-même, lui surtout, de quoi donc se forma-t-il sinon de littératures anciennes, latine et grecque, traduites, transposées, imitées sans vergogne, contaminées de littératures contemporaines (l'espagnole, l'italienne), avec des touches d'influences turques, chinoises ou barbaresques? Sans littérature arabe, point de troubadours, pointde Mille et Un Jours, point de Fou d'Elsa. Sans les idées sur la Chine qu'un siècle et demi durant nous transmirent les jésuites, point d'Essai sur les moeurs, de Siècle de Louis XIV, ni de physiocrates. Depuis milleans ouverte aux quatre vents et aux mille tempêtes de l'esprit, la littérature française put ainsi échapper au lyrisme civique (qu'on le baptise ou non socialiste), à ce réalisme tout petit-bourgeois qui, dans maint pays, camoufle (très mal) du régionalisme et du chauvinisme. L'«autarcie», qui ne produit jamais que redites, plagiats, fadaises, formalisme, n'a jamais menacé notre littérature.

 

L'influence à l'étranger

 

Par un singulier privilège que longtemps expliqua la force du pays en bras et en soldats, cette littérature constamment nourrie d'aliments étrangers fut pour les autres nourricière. Le classicisme français, qu'on prétend inassimilable, marqua les lettres anglaises et russes. Plus curieux encore: depuis que, ruinée par les guerres de la Révolution et de l'Empire, la France n'est plus la première puissance de l'Europe, tout se passe comme si la fonction de la littérature française consistait à former périodiquement, à partir d'emprunts divers, incohérents, un corps de doctrine philosophico-littéraire qui, une fois élaboré à Paris, se répand à travers l'Europe et, depuis un siècle bientôt, par toute la planète.

Alors que, dans le «symbolisme», pot très pourri d'influences allemandes, américaines, scandinaves, illuministes, irrationnelles, il n'y avait rien de fort, ni même d'original, les pires sottises codifiées à Paris par cette «école» vont activer l'expressionnisme allemand, libérer les lettres russes par le truchement de Brioussov, renouveler la poésie hongroise grâce à la revue Nyugat (Occident), secouer le monde ibéro-américain par le «modernisme» de Ruben Darío, exporter dans le monde arabe, chinois, japonais, quelques thèmes et ce prétendu vers libre qui n'est que cercle carré. Le Japon du Meiji ne fut pas seul à pâtir de notre symbolisme. Le poète chinois Dai Wangshu en naturalisa de son mieux la poétique; ce qui lui vaut d'être proscrit, lui communiste, dans la Chine de Mao. Au Portugal encore, Pessoa composa des poèmes et un théâtre entièrement inspirés de cette doctrine, qui n'épargnera même pas les États-Unis.

Quarante ans plus tard, il suffira au surréalisme français de concentrer à Montmartre et de fondre tant bien que mal des bribes de romantisme allemand, une touche de Swedenborg, du freudisme et du marxisme, ou de prôner, sans la pratiquer beaucoup, l'écriture automatique, pour déclencher une réaction en chaîne qui, pour le meilleur et pour le pire, va surréaliser entre les deux guerres l'Angleterre, la Pologne, la Tchécoslovaquie, la Yougoslavie, le Japon, la plupart des pays libéraux.

Plus tard encore, quand l'existentialisme de Saint-Germain-des-Prés aura composé un méli-mélo de freudisme et de marxisme fortement contaminé de tradition kierkegaardienne et de hideux jargon heideggerien, cet existentialisme à la française, qu'il soit chrétien ou athée, offusquera ses modèles et se répandra comme une peste.

Ceux qui, moins provinciaux que la plupart des Français, connaissent le new criticism qui, inspiré de nos explications de textes, durant trente-cinq ans domina aux États-Unis l'interprétation littéraire, comment ne s'étonneraient-ils pas de constater que, malgré la puissance et le prestige de ce pays, quelques Français ont pu lancer avec impudence une prétendue «nouvelle critique» qui n'était pas plus nouvelle, certes, que le new criticism, qui en reprenait plus d'une thèse, mais qui, parce qu'elle venait de Paris et maudissait la «vieille» critique française (celle dont s'inspirait le new criticism), imposait partout sa loi. L'enthousiasme de tant de pays pour un prétendu «nouveau roman», qui ne sauve rien de ce qui constitue le propre du roman, ne surprendra pas moins un observateur impartial.

L'un des traits constants de la littérature française semble donc son aisance à mettre en forme virulente des écoles philosophico-littéraires qu'on exporte vers les pays auxquels on emprunta des éléments épars.

Il en résulte une fâcheuse conséquence: contrairement à ce que l'on croit depuis deux siècles bientôt, les francs-tireurs, les hommes libres n'ont guère en France la faveur. Groupes, chapelles, cénacles, écoles se multiplient, se baptisent en «isme», publiant manifeste sur manifeste, prononçant exclusions et anathèmes, mettant la main sur la presse, régnant par la terreur, et condamnant au silence les prosateurs et les poètes qui se contentent d'écrire bien, chacun pour soi, sans hurler avec les jeunes loups de chaque génération. Le Tchéco-Anglais George Steiner l'a déjà dit; on l'a très bien étouffé. Mais quoi! Le seul poète français qui obtint au XXe siècle l'honneur douteux de funérailles nationales a très bien écrit l'essentiel: «Une histoire approfondie de la littérature devrait être composée, non tant comme une histoire des auteurs et des accidents de leur carrière ou de celle de leurs ouvrages, que comme une histoire de l'esprit en tant qu'il produit ou consomme de la «littérature», et cette histoire pourrait même se faire sans que le nom d'un écrivain y fût prononcé.»

 

 

3. Le dialogue français

 

Un des effets les plus naturels et constants des libertés dont a pu bénéficier la littérature française, c'est ce qu'un indigène appela pertinemment le «dialogue français», dont l'Argentin Jorge Luis Borges confirme la permanence: «La tradition française est double. La France est l'unique pays qui possède deux traditions littéraires simultanées. Elle atteint aux extrêmes de la discipline et de l'extravagance, car chaque écrivain s'y oppose.» Remarque d'autant plus précieuse que Borges, anglophile délibéré, ne passe point pour complaisant à l'égard des lettres françaises.

 

Les oeuvres

 

Où trouver en effet, sinon en France, une littérature qui ne cesse, quant au contenu, de se contredire soi-même, d'exercer en fait une véritable dialectique qui surmonte, sans les anéantir, la thèse et l'antithèse?

Dès le Moyen Âge, et contrairement à l'image abigotante qu'on persiste à nous enseigner, bien des poètes désespéraient déjà de l'âme immortelle:

Et âme et corps noient [néant] devient.

ou des folies vaticanes:

Contre l'Escripture divine

Et contre Deu sont tuit lor fet.

Durant quatre siècles, de l'Ecbasis Captivi (930?) à Renard le Contrefait (1340), tout un courant oppose au dogme un esprit de critique et de licence (qu'on entend aussi dans les chansons de goliards). Au XVIe siècle, en pleine fureur des guerres de religion, le catholique, le protestant et le sceptique modulent des chants alternés. Au XVIIe, les classiques, tout appuyés qu'ils sont par le pouvoir, ne parviennent pas à étouffer les burlesques, les libertins. En même temps que les idéologues, les illuministes prospèrent au XVIIe. Le seigneur de Fernet dialogue avec l'ours des Charmettes. Au XXe siècle, les théoriciens de la monarchie et de l'antisémitisme d'État s'expriment en même temps que ceux de la démocratie et les champions d'Israël, que les prophètes du socialisme et du fascisme. De génération en génération, le dialogue se perpétue des Anciens contre les Modernes. Toute la littérature française, à la limite, n'est qu'un immense pour et contre: pour et contre Dieu, pour et contre l'âme, pour et contre le corps, pour et contre l'individu, pour et contre la justice sociale, pour et contre les trois unités, pour et contre la rime, pour et contre la rhétorique, pour et contre tout. Tout en France coexiste toujours avec tout: les tenants du français parlé avec ceux de la langue écrite, ceux du «fais ce que veux» avec ceux du «bon usage».

Mieux: à l'intérieur de chacun des grands genres littéraires que l'histoire prétend si tranchés, à l'intérieur de chacun des bons écrivains, le dialogue se poursuit: bien borné qui, sous les grâces du roman courtois, ne sait pas lire un filigrane rudement réaliste; sous le pétrarquisme, la gauloiserie; sous le cynisme de Point de lendemain, la tentation naturiste et le frémissement romantique; sous les raffinements verbaux du professeur qui pontifie dans son salon de la rue de Rome, quelques roides cochonneries.

 

Salons, cénacles et cafés

 

Ce même goût du dialogue explique le rôle depuis longtemps des académies et des salons. Quelque mal qu'on doive penser des académies en général, et de l'Académie française en particulier, c'est à deux de ces compagnies que nous devons d'une part le Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité, de l'autre le Discours sur l'universalité de la langue française. Qui sait même si, à côté des centaines de navets qu'elle a suscités dans l'espoir du prix qui enrichit son homme, l'académie Goncourt n'a pas fait germer un bon livre (ou même deux)? Et qui dira, qui criera tout ce que la libre pensée, notamment dans l'ordre sexuel, doit aux salons précieux, si calomniés? Autant, assurément, qu'aux militantes saint-simoniennes. On peut jouer à soutenir que la littérature de Versailles aboutit fatalement à celle des Versaillais; que les salons du siècle des Lumières préparent l'obscurantisme littéraire de la Terreur, ou celui du stalinisme. Mais qui prétendra sérieusement que la littérature des cours de fermes et des chambres de bonnes l'emporte forcément sur celle des Tuileries, et des antichambres ministérielles? La langue des courtisanes aurait-elle plus de valeur littéraire que le jargon des courtisans? Il ne faut donc prendre ni au sérieux ni au tragique le rôle des académies en France et celui des salons. Lors même que, sur leur tard, ils ont la faiblesse d'entrer dans les académies, nos meilleurs écrivains ont alors produit le meilleur de leurs oeuvres. Au reste, la plupart des grands n'ont jamais forcé le seuil de l' Académie par excellence. L'auteur de L'Assommoir y échoua vingt-sept fois!

Que les salons du XVIIe siècle aient poli des hommes que la violence des guerres de religion et la grossièreté des moeurs avaient transformés en brutes, que ceux du XVIIe et du XVIIIe aient permis de perfectionner l'art de la conversation et la délicatesse des sentiments amoureux, sans négliger d'agiter quelques idées réformistes ou révolutionnaires, ne sauraient toutefois nous faire oublier que ceux du XIXe et du XXe ne furent guère voués qu'à la mondanité, aux coquetteries, à la préparation d'une entrée aux académies.

La littérature des cénacles, des cafés, des bandes organisées en «écoles» ne vaut pourtant pas mieux. L'Album zutique nous prouve que, rassemblés autour d'une absinthe et privés du contrôle de la compagnie des femmes, les gens de plume s'ébrouent dans la vulgarité. Pas plus que les salons, les cénacles n'aiment l'individu.

 

Une revue de dialogue

 

Une fois pourtant, de 1912 à nos jours, la littérature française réussit à rassembler des hommes de talent ou de génie qui faisaient le pari de s'ouvrir au monde, de n'obéir à aucune orthodoxie politique, religieuse, littéraire, enfin et surtout de ne jamais se célébrer mutuellement: à la Nouvelle Revue française, le classique jouxtait le surréaliste, le fasciste dialoguait avec le stalinien. On ne leur demandait que d'aller jusqu'au bout de soi.

Alors que tant de littératures jugent d'abord des écrivains selon qu'ils servent bien la religion ou la patrie, la Nouvelle Revue française, incarnant l'esprit même de la littérature française (sauf durant les rares périodes où s'exerçait une tyrannie), n'a demandé aux écrivains que d'écrire bien. Comme partout, il existe en France une littérature de classe: quelques écrivains, beaucoup d'écriveurs n'ont d'autre ambition que de servir la classe à laquelle ils appartiennent ou dont à leur profit ils adoptent les préjugés. Ainsi de ces écrivains «bourgeois» chez qui tous les bourgeois sont bons, et méchants tous les ouvriers; ainsi de ces écrivains prolétariens ou communistes, chez qui tous les ouvriers sont des petits saints et tous les bourgeois des salauds. Mais un dernier trait de la littérature française est d'avoir toujours, en toute circonstance, produit des écrivains qui n'écrivent pour aucune classe: pour l'homme. Un ouvrier français, poète de surcroît, l'écrivait récemment: lui, le prolétaire, se sent parfaitement chez soi dans l'univers d'un prince poète, d'un bourgeois bordelais ou d'un demi-juif parisien, quand ce prince, ou ce bourgeois, ou ce malade sont des écrivains «authentiques». Si la littérature, la force des choses aidant, fut souvent barbouillée par des «héritiers», elle l'est de plus en plus par des «boursiers». En étudiant le niveau social des écrivains français des origines à nos jours, on s'aperçoit que les classes moyennes, parfois les classes pauvres, fournissent les plus grands noms. Si La Vie de Saint Louis, l'un des livres les plus jeunes de la littérature française, est l'oeuvre d'un grand seigneur nonagénaire, le livre le plus cruel de l'adieu à la jeunesse, le livre en un sens le plus vieux (Une saison en Enfer), est l'oeuvre d'un gamin de dix-neuf ans. Le tableau le plus féroce de la monarchie française nous fut livré par un duc maniaque de préséances qui composa au XVIIIe siècle, dans une langue proche de celle du XVIe, l'histoire de la France au XVIIe. Tout à l'avenant. Jusqu'à des clochards ont écrit, et bien, en français.

 

 

4. La vraie universalité des lettres françaises

 

Plutôt que d'étudier les mouvements, les cénacles, les écoles, quand on fonce à l'essentiel, et qu'on aborde les grandes oeuvres, les individus, la littérature française redevient une violente, une amusante foire du Trône, où la femme à barbe dialogue avec le nain qui épousa la femme-serpent, laquelle n'est jamais muette.

«Qui cherche à déterminer le caractère propre des lettres françaises comme à leur fixer un centre, songe d'abord au récit.» Brièveté, tension, économie de moyens, le récit convient en effet à l'une des voix du dialogue français: et sans doute est-il plus facile de parfaire deux cents pages que deux mille. Ce qui frapperait aussi et aussi fort, c'est que la littérature française propose et accomplit tous les genres, et que là réside, là vraiment, son universalité. Seule exception: rien chez nous qui corresponde au Kama-sutra; la foi chrétienne s'y opposait: la notion de péché nous interdit l'érotique sacrée. Cette lacune exceptée, tous les genres sont chez nous illustrement illustrés, alors que plusieurs d'entre eux manquent dans certaines des plus grandes littératures. Point d'épopée en Chine, peu dans le monde arabe, ce que pourrait expliquer la théorie de Dumézil; jusqu'à la fin du XIXe siècle et l'influence italo-française qui lui donnera naissance, point de théâtre, ni comique, ni tragique, en pays de Sunna. Si le roman et le théâtre existent en Chine, on les y méprise. Vainement chercherez-vous l'histoire dans la littérature de l'Inde, et l'éloquence profane dans les pays qui n'ont pas joui des libertés parlementaires. Grâce aux libertés exceptionnelles dont bénéficia la France, ou plutôt qu'elle sut se conquérir, si l'on trouve l'éloquence sacrée, l'épopée, la tragédie, genres nobles et souvent au service des valeurs dominantes, l'histoire, les mémoires, les drames, les comédies, les romans, les nouvelles, les contes, qui présentent souvent de la société un tableau fort critique, ne sont pas moins respectés, du moins depuis le XVIIIe siècle, que les genres nobles. La fantaisie des fatrasies voisine avec la sagesse des fables moralisantes, la satire et le pamphlet avec le roman courtois, l'essai, les mémoires. Du monostique au ressassement, du virelai au pantoum et au vers libre, la littérature française aura tout exploré en poésie. Alors toutefois que la loi de la monorime allait stériliser la quasida arabe et la réduire à des clichés, à des rimes acrobatiques, l'assonance, plus libérale, et bornée à la longueur de la laisse, n'eut pas le même effet désastreux. Lors même que la rime remplaça l'assonance, du fait qu'elle n'était pas monorime et qu'on la tolérait suffisante ou pauvre, elle n'a jamais paralysé, elle a plutôt favorisé les poètes de génie. Au XXe siècle encore, on s'en aperçoit, tous les plus grands savent rimer, si même ils ne riment pas toujours. Langue sans ton, sans accent tonique marqué (comme en anglais ou en allemand), langue dont les usagers ne sentent plus guère la longueur des syllabes, le français n'a jamais pu sans péril élaborer des vers quantitatifs, comme on tâcha de le faire à la Renaissance, ni des versets sans rimes ou assonances.

 

 

5. Perspectives et prospective

 

Par un effet malencontreux de l'extrême liberté dont jouirent et jouissent les lettres françaises, on en vient à vendre des livres composés de pages blanches, ou de voyelles et de consonnes en vrac. D'autres se présentent comme jeux de cartes qu'à son gré bat le lecteur. Rassotés de scientisme, de linguistique mal digérée, beaucoup de vains écriveurs contemporains recherchent dans ce qu'ils baptisent l'«alittérature», l'«athéâtre», l'«acritique», l'«apoésie», un renouvellement de ce qu'ils considèrent comme une discipline périmée: les arts langagiers. À les en croire, dans nos mille ans de littérature, seul vaudrait le peu qui prépare le nouveau roman, la nouvelle critique, ces toquades, aussi fragiles que les précédentes: nous sommes quelques-uns encore qui entendîmes en Alexandrie un écrivain égyptien de langue française exposer fortement que Shakespeare, Eschyle, Plaute, Corneille, Lope de Vega, Schiller, Tchekhov, Goethe... ne se justifiaient que pour avoir préparé l'homme enfin en qui s'accomplissait toute la dramaturgie universelle, l'orateur: M. soi-même Cyril des Baux. Qui connaît aujourd'hui le nom - je ne dis pas l'oeuvre, non, le nom - de celui qui, voilà vingt-cinq ans, professait ce solipsisme?

Beaucoup plus féconde que l'alittérature contemporaine (colère d'enfant pourri-gâté), l'entreprise de l'Oulipo («ouvroir de littérature potentielle»). À partir du groupe de mots qui se trouvent en facteur commun dans un sonnet de Brébeuf et un de Corneille, puis du groupe de mots qui ne sont pas facteurs communs, construire deux haikus de facture japonaise, l'un lyrique, l'autre ironique, c'est un exercice qui musclera l'esprit. Réussir à terminer tout un livre, et lisible, en refusant d'employer la lettre de beaucoup la plus fréquente en français, la voyelle e, c'est une gageure à ne pas risquer trop souvent, mais qui a produit quelques pages étonnantes, ou amusantes. Composant ingénieusement la structure identique d'un certain nombre de sonnets avec un dispositif de languettes mobiles qui permettent de lire (en multipliant chaque vers d'un des sonnets par tous les vers de tous les autres) mille milliards de poèmes, voilà encore qui, à titre expérimental, peut séduire un amateur de lettres. C'est plus «scientifique» que tout le scientisme de nos grammatologues et autres destructeurs de l'innocence littéraire. Le déshonneur des poètes, non, ce n'est pas de rimer Les Châtiments, de griffonner Liberté, ou de moduler L'Orgue de la nouvelle barbarie: c'est de décomposer, exprès, des poèmes typographiquement illisibles. Et quand la terre demain se calcinerait sous l'impact de cinq mille bombes atomiques, quand elle sombrerait dans un déluge ou s'ensevelirait sous les cendres de tous nos volcans, pour illustrer une dernière fois la littérature française, c'est avec les mots de tous les jours, et à l'intention des hommes assez bien formés pour savoir lire, qu'il conviendra d'écrire des oeuvres bien composées, parfaitement écrites, simples et fortes, grâce à quoi, devant les abîmes en effet que tout esprit lucide voit aujourd'hui s'ouvrir sous les pas de l'humanité, ces hommes porteront leur témoignage ultime. Si la paix nous est consentie, souhaitons que, parfaisant le dialogue français, le prochain législateur de nos lettres s'appelle Rimherbe ou Malbaud.

Souhaitons mieux encore: en dépit de la diversité stimulante des textes proposés en 1981 par le Nouvel Atlas de littérature potentielle, quintessence des textes oulipiens, où le divertissement dissimule sans doute «de plus vastes jeux littéraires», du genre de ceux que proposent, paraît-il, les ordinateurs (quant aux haikus pseudo-japonais fabriqués en Angleterre par ordinateur  ils sont stéréotypés, de syntaxe débile, uniformes, pauvres de vocabulaire: nuls en somme et malheureusement advenus); en dépit même du voeu formulé voilà dix ans au paragraphe ci-dessus: que le prochain législateur de nos lettres réussît à réaliser la synthèse de Malherbe et de Rimbaud: Rimherbe ou Malbaud, souhaitons qu'enfin rendues à quelque innocence, à quelque courage politique, à quelque beau souci de vérité, les lettres françaises, soucieuses de sauver et notre langue (ce qui en reste) et notre culture (ce qui réussit à passer les barrages de la passion politique et du rendement économique rapide), élaborent immédiatement et sans délai quelques romans expurgés de la complaisance narcissique où s'absorbent tant d'écrivains; et, parfaitement insoucieux de ce qui plaît, de ce qui se vend, des romans, disons, dignes de cet admirable Grand Vestiaire publié en 1958 sans grand succès par celui, déjà primé pourtant, et à qui serait donné d'obtenir à soi seul deux Goncourts, ce Grand Vestiaire où tout est dit qui devait l'être de la veulerie, du marché noir, du racisme, de la collaboration, bref de la «France profonde» comme disent les politicards, où seul sera sauvé un orphelin, fils d'un instituteur martyr de la Résistance, orphelin qui, vampirisé par les «salauds», met proprement une balle dans la nuque de son exploiteur-livreur-de-juifs-complice-d'un-flic-pourri, mais qui donnera son complice par une lettre posthumement livrée à qui de droit... Justice ainsi faite: «Je pouvais maintenant retourner parmi les hommes», écrit l'enfant narrateur. Après avoir, coup sur coup, relu ce Grand Vestiaire et ce Nouvel Atlas, le doute n'est plus permis: s'il doit y avoir une littérature française qui puisse agir sur la politique, l'infléchir vers la liberté, la justice, la vérité, un seul Grand Vestiaire vaudra mieux que dix Atlas de l'Oulipo. De même, la seule histoire de «Momo», où s'exprime déjà tout le racisme dont pâtissent les fils de pute dans les bas-fonds de Paris (quel avenir devant lui!), vaut mieux, je le crains, que ce nouvel avatar de l'Oulipo: l'Oulipopo. Essayons, désespérément, d'y déchiffrer une Promesse de l'aube pour cette littérature française qu'on voit aujourd'hui s'enfoncer dans un crépuscule du soir.

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Simone de Beauvoir

On peut dater de l'année 1970 une transformation irréversible du rapport des femmes à la littérature. Jusqu'alors l'opinion commune considérait les femmes artistes comme des exceptions. On s'intéressait parfois aux «images de la femme» dans l'histoire des textes littéraires, mais on ignorait presque totalement la pratique des femmes écrivains. Femme image ou reflet d'un désir masculin, voilà ce que le féminisme de la seconde moitié du XXe siècle aura violemment contesté, sous une forme ou sous une autre, au moment même où, dans un système économico-politique qu'il faudrait qualifier plutôt à présent d'«antisexuel» que de «mâle», les médias, la publicité, l'organisation du travail et de la production mettent plus que jamais peut-être en circulation l'objet d'échange et de commerce «femme». Si bien que l'on se trouve devant le paradoxe suivant: on ne peut parler correctement des textes féminins sans prendre pour point de départ le nouveau féminisme, alors qu'il n'est pas sûr que ce dernier ne soit pas lui-même rapidement devenu l'objet d'un commerce particulièrement lucratif (réel ou symbolique), notamment dans l'édition.

Vers 1970, le nouveau mouvement féministe, né principalement aux États-Unis (au Women's Rights Movement réformiste des années soixante succède en 1968 le Women's Liberation Movement, beaucoup plus radical), n'expose plus seulement, comme les rassemblements précédents, des objectifs de lutte contre l'inégalité des sexes, mais s'efforce aussi d'affirmer et de représenter la «différence féminine», différence, disent les féministes, de sexualité, de perception du corps, d'expérience et de langage, si bien que la question culturelle se trouve d'emblée au centre du mouvement. Le nouveau féminisme produit ses propres écrivains et ses propres artistes, dont l'art se définit en fonction d'un a priori féministe, comme Kate Millett ou Adrienne Rich, aux États-Unis, Monique Wittig, Xavière Gauthier ou Hélène Cixous, en France. Il affirme par ailleurs la nécessité de réévaluer les pratiques féminines, traditionnellement mineures: journaux intimes, broderies, couture, cuisine, etc. Le mouvement réactualise enfin les grandes oeuvres féminines et en permet une relecture qui prenne en compte le point de vue spécifique d'après lequel elles ont été réalisées: c'est le cas, par exemple, de l'oeuvre de Virginia Woolf, ou même, dans une certaine mesure, en France, de celle de Gertrude Stein. Le «féminin» dans la culture n'apparaît ainsi plus seulement comme une fonction négative mais aussi comme un élément dynamique, voire novateur.

 

 

1. L'édition féministe

 

Parmi les causes (entrée massive des femmes dans le monde du travail, débats publics et lois nouvelles sur l'avortement, la contraception, l'égalité des droits civiques et sociaux, etc.) qui ont fait de la question féminine un sujet d'actualité de grande ampleur, l'apparition d'une «édition féministe», consacrée exclusivement aux interventions des femmes, est loin d'être négligeable. Cette édition féministe rend en effet possible un regroupement de textes féminins, crée un foisonnement extrêmement important et ressuscite certaines oeuvres (par exemple, des romans américains du XIXe  siècle tels que The Awakening, de Kate Chopin, ou Ethan Frome, d'Edith Wharton; en Italie, Una donna, de Sibilla Alleramo, etc.). Elle a enfin incité les maisons d'édition traditionnelles à ouvrir à leur tour des collections réservées aux femmes. Il en a résulté depuis 1974 environ une prolifération tout à fait extraordinaire de textes écrits ou prononcés par des femmes, dans des domaines aussi différents que l'ethnologie ou la poésie, le témoignage ou le pamphlet, etc.

Issue du mouvement féministe, cette édition révèle la réussite des femmes à se faire entendre. Cela commence aux États-Unis: aux innombrables pamphlets des premières années du Women's Lib succèdent vers 1969 les journaux, remplacés ou secondés vers 1972 par les revues, les magazines, etc., puis pris en charge vers 1973 par les maisons d'édition, avec les livres, dont la publication devient de plus en plus large. La présentation, la mise en pages, les contenus des journaux initiaux (It Ain't Me Babe, Of Our Backs, Every Woman...) indiquaient déjà l'orientation principale des publications féministes futures: plus que de littérature, ou même de journalisme, il s'agit de prises de parole et de témoignages.

En France, les options sont parfois différentes, ou même hostiles au féminisme américain. C'est ainsi que les éditions Des femmes ont refusé le terme de «féminisme» comme sujet à des emplois suspects ou trop limités et ont créé, à partir du groupe Psychanalyse et politique, ce qu'elles appellent le Mouvement des femmes. On retrouve néanmoins dans l'édition française les grands traits de l'édition féministe américaine. Des titres comme Dire nos sexualités (Xavière Gauthier), Parole de femme (Annie Leclerc), L cause (titre d'une revue), La Ventriloque (Claude Pujade-Renaud), Les Mots pour le dire (Marie Cardinal), Les Parleuses (Xavière Gauthier et Marguerite Duras), Les Doigts du figuier, Parole (Jeanne Hyvrard), etc., indiquent assez comment, pour les femmes françaises aussi, la première fonction de l'écriture est de permettre la communication, l'explosion d'une parole enfin libérée du silence ou d'un «bavardage» rendu à ses droits. L'accent est mis sur les caractères «spontané», «direct», prosaïque, ordinaire de cette parole: les femmes écrivent pour parler, simplement, à la première personne, entre elles ou pour se faire entendre d'un destinataire absent. Leurs écrits sont des confessions, proches en cela des journaux intimes qu'elles tenaient avant que n'existe une édition féministe (et qui accèdent parfois eux-mêmes à la publication, tel ce recueil américain d'extraits de diaries of women édité par Mary Jane Moffat et Charlotte Painter). La répétition, de livre en livre, de témoignages et d'expériences identiques, presque interchangeables, l'importance du facteur quantitatif, l'accent mis sur l'expérience quotidienne (dans le film de Chantal Akerman, Jeanne Dielman, le spectateur assiste de bout en bout aux activités ménagères de Jeanne), la dominante «gynécologique» (récits de grossesses, d'avortements, etc.) sont  autant d'éléments qui contribuent à créer une sorte d'«effet de foule», d'un genre très nouveau. L'édition féministe nous montre, en effet, ce que nous n'avions jamais vu ; ces «couloirs obscurs de l'histoire» aurait dit Virginia Woolf, où une foule, constituée non plus d'hommes au travail mais de femmes, s'occupe à traiter, dans l'anonymat, les problèmes individuels ou familiaux de la vie quotidienne. Il arrive que ces récits consolident la tradition, comme L'histoire est un tricot, d'Annie Leclerc, mais ils parviennent aussi parfois, plus positivement, à interroger cette «identité anonyme» des femmes à laquelle sont consacrées depuis longtemps les grandes oeuvres féminines. Certains de ces textes nés du nouveau féminisme présentent néanmoins le danger de la confusion de l'oral et de l'écrit, de l'usage non critique d'une «langue de femme» (mais une telle langue est-elle possible?) et du recours, d'un narcissisme souvent naïf, à un «je» qui semble signifier une adéquation parfaite du sujet à lui-même.

 

 

2. Contre-culture

 

Les premiers livres publiés ont été pour la plupart, en particulier aux États-Unis, des ouvrages théoriques, le mouvement féministe étant d'abord un rassemblement politique et idéologique. Qu'il s'agisse de rééditions des grands classiques de l'analyse féministe (essentiellement, Le Deuxième Sexe, de Simone de Beauvoir, The Feminine Mystique [La Femme mystifiée], de Betty Friedan, ou encore, sur un autre plan, L'Origine de la famille, de la propriété privée et de l'État, de Engels) ou d'études nouvelles dont la réputation a grandi très vite (Sexual Politics [La Politique du mâle], de Kate Millett; The Dialectic of Sex [La Dialectique du sexe], de Shulamith Firestone; The Female Eunuch [La Femme eunuque], de Germaine Greer; et aussi en Angleterre, Psychoanalysis and Feminism [Psychanalyse et féminisme], de Juliet Mitchell; en Italie, Dalla Parte delle Bambine [Du côté des petites filles], d'Elena Gianini Belotti, etc.), ou encore d'anthologies regroupant des interventions variées de femmes (par exemple, le recueil américain de Robin Morgan, Sisterhood Is Powerful) et révélant par là, de manière tangible, l'existence du «mouvement» comme tel (cf. en France, des numéros spéciaux de revues republiés en livres comme Les femmes s'entêtent ou des recueils de textes étrangers comme Écrits, Voix d' Italie), ces textes doivent nous être présents à l'esprit, si nous voulons être en mesure de lire dans leur histoire les fictions féministes qu'ils ont précédées. Malgré des différences sensibles d'analyse ou d'option, ils finissent tous par constituer une contre-culture.

La phrase célèbre écrite par Simone de Beauvoir dès 1949 dans Le Deuxième Sexe: «On ne naît pas femme, on le devient» indique sans doute le point central de toute théorie féministe. Le livre d'Elena Gianini Belotti, Du côté des petites filles, analysant les conditions répressives de l'éducation des filles, va dans le même sens. De là découlent, schématiquement, deux tendances de l'analyse féministe: d'une part, celle qui accorde aux phénomènes socio-historiques la première place et demande, comme le déclaraient en novembre 1977 les femmes de la revue Questions féministes, le droit pour les femmes aussi «au neutre [à la définition non sexuée], au général»; et, d'autre part, celle, dominante au moins sur le plan des publications, qui, tout en tenant compte constamment de l'histoire de l'oppression des femmes, met en avant dans une thématique de la différence quelque chose qui serait comme une «nature féminine». Mais dans tous les cas l'écriture féministe est amenée, de manière plus ou moins principale, à mettre en lumière un aspect de la condition faite aux femmes, et à dénoncer les expériences négatives de viol, d'exclusion ou d'oppression. Celles-ci ne constituent pas, néanmoins, le sujet unique de l'écriture, qui fait aussi écho à une attitude globalement et explicitement théorique du féminisme comme critique et analyse du «patriarcat». De ce point de vue, le livre de Valerie Solanas, S.C.U.M. Manifesto (Society for Cutting Up Men, c'est-à-dire Société pour la castration des hommes), a marqué en son temps (1968-1971), sous la forme du scandale, l'histoire du mouvement: l'auteur, qui était au même moment en prison pour avoir agressé l'artiste Andy Warhol, proposait pour dénouement d'une fiction délirante où les femmes devenaient les «maîtres du monde» l'assassinat de tous les hommes. Dans la théorie, c'est le patriarcat comme entité politique et idéologique qui est mis en question. Aux États-Unis toujours, des livres comme celui de Kate Millett (La Politique du mâle) s'attachent à décrire les modes de répression sexuelle et culturelle à l'égard de la femme, tels qu'on peut les repérer dans la littérature «masculine», en analysant les principes d'un «pouvoir mâle». Les féministes américaines ont encore créé, dans la plupart des universités, des women's studies, où sont étudiés les schémas littéraires dominants, ainsi que des revues de critique littéraire et culturelle (telle la revue Signs à Chicago). Si, enfin, l'essai-fiction de Virginia Woolf intitulé Trois Guinées (1938) a rencontré un succès tel qu'il a été traduit et publié à nouveau dans la plupart des pays où existe une édition féministe, c'est parce qu'il met violemment en procès un ordre patriarcal qui conduit à la guerre et au fascisme et interdit aux femmes les possibilités matérielles et symboliques d'accéder à la culture.

L'unité des différentes tendances du féminisme réside dans l'affirmation constante de ce point de vue critique, c'est-à-dire différent. À cet égard, l'évolution du mouvement est à peu près partout identique. D'une manière générale, on constate vers 1974 un déplacement des préoccupations sociopolitiques vers des objectifs plutôt culturels; c'est le cas très nettement en France, avec les éditions Des femmes. L'Italie, où le féminisme demeure assez «violent», fait un peu exception. Dans tous les cas, le phénomène de mondialisation de l'édition féministe aboutit à la constitution d'un nouveau champ culturel construit sur un principe de sororité (sisterhood, sorellanza, etc.) qui fait que tous les grands livres du féminisme, qu'il s'agisse d'essais ou de fictions, sont traduits dans presque toutes les langues.

La revue belge Les Cahiers du G.R.I.F. présente dans un de ses numéros intitulé «Créer» un exposé assez clair de l'analyse féministe de la question culturelle. C'est la notion même de création qui s'y trouve critiquée: «On peut se demander [...] si la hantise de la création [...] ne relève pas de la conception propre de l'Occident industriel, qui consiste à définir l'homme par sa capacité de produire des objets.» Cette condamnation de l'objet -et donc notamment de l'«objet d'art» -est un élément fondamental des réalisations féministes, en particulier dans le domaine de la littérature. Le mot même de littérature apparaît comme suspect, et on lui préfère celui d'écriture, qui met l'accent sur une pratique et semble éloigner le danger fétichiste dénoncé dans la culture dominante. Les textes féministes rechercheront les caractères de l'«éphémère», du «non-art»: inachèvement, refus de la «phrase», et souvent de tout travail de formalisation esthétique, réévaluation de la communication aux dépens du «langage poétique». Il s'appliqueront surtout à privilégier un rapport direct de l'écriture au corps, comme on peut le voir par exemple dans Le Corps lesbien de Monique Wittig: tout dans ce livre, la présentation, la mise en page, la typographie, semble fait pour produire l'illusion d'une identité absolue du livre et du corps. Par analogie avec la notion de «négritude», Simone de Beauvoir avait posé celle de «féminitude» : elle voulait désigner par là un ensemble de qualités acquises dans l'oppression. C'est bien ainsi qu'il faut envisager la contre-esthétique de l'écriture féministe, et c'est pourquoi on peut aussi parler à son propos de contre-culture. Ce faisant, on prend également en compte un «sous-développement» tendanciel des textes féminins.

Bien que dans un «féminisme» de type américain et un «mouvement» de type français, les axes de l'élaboration théorique soient les mêmes (Marx et Freud, repris et critiqués dans une pensée féministe), les analyses, et leurs conséquences sur les productions littéraires, sont assez radicalement différentes. La tendance américaine impose en effet une théorie principalement négative (critique universitaire du patriarcat) et privilégie les expériences de révolte et d'engagement. Les textes de fiction qui en résultent sont en majorité des poèmes, qui retranscrivent directement un lyrisme oral de revendication ou d'amour (telle l'oeuvre d'Adrienne Rich) ou des romans de style classique rapportant des situations d'oppression ou des relations sentimentales (par exemple, Sita, de Kate Millett). Dans l'ensemble, la langue proprement dite n'est pas remise en question, à la différence du mouvement des femmes en France, pour lequel «le rapport au corps et aux images maternelles» reste principal, produisant une réévaluation non seulement des contenus du discours «phallocentriste», mais de la langue elle-même, dans le jeu de ses signifiants et de ses hiatus esthétiques -s'il est vrai que «la fonction maternelle est liée au processus pré-oedipien et, par cela même, à la réalisation esthétique» (Julia Kristeva). C'est dire que le mouvement français est solidaire de la culture contre laquelle il pose une contre-culture qui serait de l'ordre du refoulé.

 

 

3. Héroïnes

 

«Ont-elles jamais existé, ces fabuleuses nations de jeunes filles, ces démons montés, galopant dans tous les coins du monde en faisant gicler de tous côtés glace et sable doré?...» se demande Helen Diner dans Mothers and Amazons: The First Feminine History of Culture. Le féminisme tend en effet à inventer une histoire mythique des femmes, puisque, comme le notait Virginia Woolf, «nous ne savons rien d'elles, excepté leur nom, la date de leur mariage, le nombre d'enfants qu'elles ont portés». Sans parler des féministes célèbres de l'histoire (Mary Westmacott, Flora Tristan, Louise Michel, Alexandra Kollontaï...) dont les écrits, romanesques ou théoriques, sont réédités, toute femme dont le nom est demeuré, pour une raison ou pour une autre, dans notre culture, peut faire figure d'héroïne: par exemple, Anna O, la «première hystérique» de Freud, symbole d'une parole différente, formulée non pas sur le mode d'un discours, mais au lieu même du corps (par les symptômes); ou encore, Lou Andréas-Salomé, inspiratrice des premiers psychanalystes et d'écrivains comme Nietszche ou Rilke, retirée quant à elle dans une expérience de recherche de l'origine et de la différence des sexes vécue sur son propre corps; il y aurait encore Elizabeth Packard et Zelda Fitzgerald, empêchées toutes deux d'écrire, malgré leur talent, par la vanité d'un homme, ou Colette et Anaïs Nin, figures d'une expérience littéraire typiquement féminine. On réédite parfois les oeuvres de ces héroïnes. On publie des biographies et des commentaires de leur vie ou de leurs écrits. On redécouvre des textes plus ou moins «féministes» qu'elles ont pu écrire, comme ce recueil de textes d'Anaïs Nin intitulé Être une femme. Les héroïnes du nouveau féminisme sont aussi des personnages romanesques conçus par des femmes, telle la «Lol V.Stein» de Marguerite Duras, emblème de la féminité comme absence, oubli de soi, ou encore ce personnage d'un roman très populaire de Sylvia Plath, The Bell Jar (La Cloche de détresse), que son auteur conduit à la découverte de son exploitation sexuelle et de son oppression sociale et culturelle. Enfin, quelques grandes fictions féministes (Trois Guinées, Une chambre à soi, de Virginia Woolf, La Cloche de détresse, etc.) prennent fonction de textes sacrés. Car, et Virginia Woolf le montre exemplairement, il ne suffit pas à une femme qui veut écrire de reconnaître dans sa mémoire un héritage spécifiquement féminin, maternel («Car nous, c'est à travers la pensée de nos mères que nous pensons, si nous sommes femmes...»), il lui faut encore inventer une généalogie nouvelle d'artistes femmes, une histoire culturelle féminine, un précédent non plus seulement familial mais social.

Cette nécessité de revendiquer un héritage au moins double (sinon triple, puisque bien sûr il faudra tenir compte aussi de l'intertexte culturel au sens large, représenté, par exemple, chez Virginia Woolf par la fascination pour la bibliothèque paternelle) indique d'ailleurs une des articulations contradictoires de l'«écriture féminine». Celle-ci est en effet amenée, de manière explicite ou non, à mettre en scène un rapport de rivalité entre une tendance «maternelle», tournée vers le don, la dissolution d'identité, l'anonymat, la ritualité, et une tendance culturelle qui en est dans une certaine mesure l'antithèse. Comme le dit encore Virginia Woolf, «il est significatif que, des quatre grandes romancières -Jane Austen, Emily Brontë, Charlotte Brontë, George Eliot-, aucune n'a eu d'enfants, et deux sont restées célibataires». La reconstruction d'une histoire des femmes par le nouveau féminisme est tributaire elle aussi de cette contradiction: d'un côté, les mères en général sont les héroïnes méconnues des temps passés, les femmes dont il faut lever l'oppression ; mais, de l'autre, les héroïnes sont aussi Amazones (comme dans le livre de la féministe américaine Ti-Grace Atkinson, Odyssée d'une Amazone) ou sorcières (voir le groupe américain Witch ou la revue française Sorcières), femmes stériles, homosexuelles ou frigides qui ont créé, dans le refus de la normativité sexuelle et dans la folie, les éléments de leur propre histoire.

 

 

4. Suicidées de la société

 

«Toute femme née pourvue d'un grand don au XVIe siècle serait certainement devenue folle, se serait tuée ou aurait terminé ses jours dans une chaumière solitaire à l'orée du village, à demi sorcière, à demi magicienne, crainte et faisant l'objet de moqueries...» (Virginia Woolf, Une chambre à soi.) «Elle parle la langue des marécages. Pourquoi s'étonner qu'on ne la comprenne pas? Quelquefois, par mégarde, le patois. Mais tu ne dois pas. La sorcière au châle noir éructe...» (Jeanne Hyvrard, Les Prunes de Cythère.)

Si la «sorcière», déjà louée au XIXe siècle, dans des termes grandioses, par Michelet, a pu apparaître aux nouvelles féministes (et tout particulièrement en littérature) comme un archétype de figure féminine revendicatrice, c'est sans doute par la force de négativité qu'elle représente. Personnage d'une mythologie noire opposée aux mythologies «familialistes», nantie d'un pouvoir parallèle au pouvoir social, liée à cette nature mystérieuse et sans parole que notre idéologie associe à la féminité, elle rassemble les traits d'un irrationnel où la maternité productive et positive se renverse en une puissance de mort. Or tel est bien le problème central de la réflexion féministe contemporaine. En effet, si dans la fonction maternelle une femme peut ressentir, en tant qu'individu, le risque d'un clivage opéré sur son corps et d'une perte d'identité, si la maternité ne dit pas le tout de la féminité, cette dernière sera renvoyée, par un principe d'exclusion, à l'espace négatif de la sorcière: solitaire, mutique, asociale, improductive, repliée sur une féminité en absence, confrontée à l'image persécutrice de sa propre mère, une telle femme sera projetée dans un processus de déconstruction de type psychotique, que souvent l'écriture, ce «garde-fou» (LaraJefferson, Folle entre les folles), ne suffira pas à détourner ou à objectiver.

De ce point de vue, l'histoire d'un certain nombre de femmes écrivains pourrait être racontée comme celle de «suicidées de la société» (pour reprendre la formule d'Artaud à propos de Van Gogh). Un grand nombre des meilleurs auteurs féminins du XXe siècle ont en effet vécu et sont morts dans des conditions tragiques, traversés et  détruits par cette «folie» qui n'est jamais qu'un bord assigné par le système social. Virginia Woolf, divisée toute sa vie entre l'écriture et la maladie mentale, se noie dans la rivière proche de sa maison en mars 1941, à l'âge de cinquante-neuf ans. Sylvia Plath, poète (Ariel) et auteur de La Cloche de détresse, roman paru en 1963, se suicide un mois après la sortie de celui-ci, à l'âge de trente ans; Anna Kavan (Neige, Demeures du sommeil), Sophie Podolski (Le pays où tout est permis), ainsi que Danièle Collobert (Il donc) mettent aussi fin à leurs jours. Unica Zürn, dessinatrice et écrivain, auteur de deux très beaux livres, L'Homme-Jasmin et Sombre Printemps, après avoir été internée à plusieurs reprises dans des cliniques psychiatriques, se suicide le 19 octobre 1970, à l'âge de cinquante-quatre ans. Toutes ces femmes ont expérimenté sur leur propre corps ces traits de la maladie et de la douleur dont notre société a fait, depuis la parole de la Bible («Tu enfanteras dans la douleur»), un apanage de la féminité. De cette déchirure physique et mentale, leurs textes ne cessent de rendre compte: L'Homme-Jasmin se présente comme le journal clinique d'une malade qui jouit des images colorées, des rêves, des symboles et des rites étranges de son délire; Demeures du sommeil met en scène l'alternance fascinante de la veille et du sommeil, de la douleur et du rêve peuplé de fantasmes et de fantaisies; La Cloche de détresse est le récit de la crise psychique grave qu'a subie vers l'âge de vingt ans Sylvia Plath elle-même.

On retrouve dans les textes littéraires à proprement parler féministes, mais cette fois-ci sous une forme le plus souvent idéologique, cette même représentation de la folie: des femmes comme Jeanne Hyvrard, Emma Santos, Hélène Cixous, Madeleine Gagnon revendiquent un droit au délire. «Ils disent qu'ils vont me guérir. Mais c'est pour me normaliser. Ils disent que je suis folle. Mais c'est pour ne pas entendre ma voix», explique Jeanne Hyvrard dans Mère la mort; «La folie me fait peur et me séduit. La folie me fait danser», raconte Madeleine Gagnon dans Retailles. Enfin, d'une manière plus générale encore, on peut dire que le discours psychiatrique ou psychanalytique est une référence systématique des écrits féministes. Nombreuses sont, par exemple, les fictions de femmes qui se présentent comme un récit de maladie mentale, une correspondance avec un psychanalyste, etc. À cet égard, deux livres ont peut-être plus particulièrement fait date dans le contexte du féminisme: celui de Lara Jefferson, Folle entre les folles, et celui de Mary Barnes et Joseph Berke, Mary Barnes, un voyage à travers la folie. Tous deux retracent le combat authentique que deux femmes aliénées et internées ont mené, par les moyens de l'art (pour Lara Jefferson, l'écriture, pour Mary Barnes, la peinture), contre leur propre maladie. Associé à l'antipsychiatrie moderne, le féminisme a ainsi permis la publication de textes traditionnellement privés, relégués dans les dossiers médicaux, et a par là même contribué à révéler le lien historique de la féminité et de la psychose.

 

 

5. Le «continent noir»

 

À propos de la sexualité féminine, Freud emploie la formule désormais bien connue de «continent noir» de la psychanalyse. À peu près à la même époque, un jeune Juif viennois, Otto Weininger, publie un livre raciste, mysogine et antisémite, Sexe et Caractère, et se suicide quelques mois plus tard après avoir déclaré à un ami: «As-tu déjà pensé à ton double? et s'il arrivait maintenant! Le double est cet être qui sait tout de chacun, qui sait même ce que personne jamais n'avoue!» Et Freud encore disait: «La pénétration dans la période pré-oedipienne de la petite fille nous surprend, comme dans un autre domaine, la découverte de la civilisation minoé-mycénienne derrière celle des Grecs.» Dans ces trois exemples apparaît la même image: celle d'une étrangeté (sexuelle) de la femme, décrite en termes de race. Cette étrangeté est aussi proximité violente d'un «double» de soi-même: autre côté, autre race, métaphore du dehors ou du différent au plus profond de soi, cette image raciste, qui fait référence à l'organisation colonialiste des sociétés occidentales, confond dans la même exclusion la femme et le «colonisé» (Juif, Noir...). Or cette confusion est revendiquée par les féministes elles-mêmes, de la même manière qu'elles peuvent revendiquer une définition négative par la «folie».

Le mouvement américain a ainsi parfois repris à son propre compte le slogan des Noirs: I am black and I am beautiful; Simone de Beauvoir, on l'a vu, forge le mot de «féminitude» sur le modèle de «négritude»; Hélène Cixous, juive française de mère allemande et originaire d'Afrique du Nord, fait, elle, l'éloge du «continent noir»; dans Les Prunes de Cythère, Jeanne Hyvrard écrit l'histoire d'une colonisation dans les «îles», et dédie son livre «au Nègre inconnu». Les exemples de ce retour par les féministes modernes à un imaginaire «africain» ou plus largement d'exotisme et de sauvagerie pourraient être multipliés presque à l'infini. De manière peut-être plus troublante, on le retrouve aussi avec la même fréquence chez des auteurs qui n'ont pas de rapports directs avec le mouvement ou, du moins, avec sa théorie et ses axes de revendication. Pour Marguerite Duras, l'écriture est ainsi le moyen d'un retour aux images de l'enfance en Indochine et d'une réflexion sur un passé colonial désormais clos, où la pauvreté côtoyait la richesse et où la maladie, la perte de soi, la mort étaient les fondements mêmes où se relançait la vie des femmes (Un barrage contre le Pacifique, Le Vice-Consul, India Song). La question coloniale est encore centrale chez Doris Lessing qui consacre une partie de son oeuvre principale, Le Carnet d'or, à des scènes rhodésiennes à travers lesquelles l'analyse politique en termes de lutte des classes tenue par les personnages masculins apparaît à la fois dérisoire face à l'oppression plus tragique des Noirs rhodésiens, et illusoire du point de vue des personnages féminins. Enfin, on ne saurait oublier que le premier roman de Virginia Woolf, La Traversée des apparences (The Voyage Out), a également pour cadre un pays tropical et que c'est dans la région centrale de la forêt, vierge comme Virginia, que l'héroïne, Rachel, rencontrera sa féminité, sa sexualité et, du même coup, sa destruction et bientôt sa mort.

Si cette métaphore «africaine» est si insistante, ce n'est pas seulement par dénonciation du système politique colonialiste mais aussi parce que le colonialisme lui-même est porteur d'associations imaginaires riches en irrationnel. Les méthodes de colonisation, par exemple, renvoient à des images de viol; la justification économique (alimentaire) traite d'autre part le Tiers Monde comme un grand corps maternel nourricier dont les trésors sont saisis par les colons, alors que lui reste affamé: images de la mère affamée, de la mère sans mère, de la fille sans mère (on pense au personnage de la mendiante dans les romans de Marguerite Duras). Tel est bien le grief féminin inconscient que le nouveau féminisme met au jour: dans une organisation symbolique qui privilégie historiquement (au moins depuis l'invention de la figure de la Vierge mère...) le rapport de désir du fils et de la mère, qu'en est-il de la fille? Freud insistait sur l'importance de la phase pré-oedipienne de relation à la mère chez cette dernière. L'«Afrique» est à la fois la fille et la mère: la fille dépossédée de l'aliment, de l'amour, nécessaires à sa vie et à la reconnaissance de soi, et la mère au ventre plein des trésors merveilleux que la fille revendique (images, couleurs, sons sauvages, rythmes, etc.). C'est pourquoi on trouvera dans la plupart des textes féminins sinon un éloge de la nature comme espace sauvage, miraculeux (par exemple dans La Prisonnière des Sargasses de Jean Rhys), du moins la tentation d'une écriture au plus près des sensations, des rythmes simples, des euphonies (Hélène Cixous, Jeanne Hyvrard, Virginia Woolf...), une écriture «jubilatoire» où souvent le plaisir de la profération des sons et des mots l'emporte sur la narrativité, comme on peut le voir notamment dans l'oeuvre de Gertrude Stein.

L'écriture est le plus souvent pour les nouvelles féministes le moyen d'une régression vers des «épousailles» (Annie Leclerc) avec le corps maternel. De là provient le déploiement d'une thématique du corps qu'on retrouve de texte en texte: éloge d'une sensualité diffuse, prégénitale ou polymorphe (Luce Irigaray, Ce sexe qui n'en est pas un), fétichisme du mot aux dépens de la phrase, qui indiquerait une articulation de type phallique (Virginia Woolf jugeait déjà la phrase «masculine» trop «lourde» pour une femme), définition d'une écriture-flux à l'image du sang menstruel (Marie Cardinal, Emma Santos, Jeanne Hyvrard...) ou, au contraire, d'une écriture éclatée, morcelée, fragmentaire, lapidaire (Agnès Rougier, Danielle Collobert, voire l'Américaine Joan Didion), hostile aux effets d'unité ou d'unicité stigmatisés dans l'écriture masculine, insistance, au total, sur l'idée d'une multiplicité spécifiquement féminine.

 

6. L'autobiographie de tout le monde

 

Le trait peut-être le plus frappant de cette écriture féminine que le nouveau féminisme des années 70 met en avant soit dans les textes qu'il produit, soit dans ceux dont il permet la redécouverte et la relecture, c'est son caractère à peu près systématiquement autobiographique. Sans parler des textes féministes, dont on a pu dire qu'ils étaient souvent très proches de la confession ou du journal, les grands textes féminins contemporains apparaissent tous, de près ou de loin, traversés par un projet d'autobiographie ou du moins de biographie écrite (reformulée sur un mode artistique). En cela, ils appartiennent aussi -et sans doute en premier lieu -à la littérature moderne.

Certaines fuient cette biographie écrite, comme Sylvia Plath, qui compose des poèmes pour reculer le moment du roman, qu'elle juge «sale», cruel, trop près de l'intimité des événements vécus. Pourtant, elle rédige La Cloche de détresse, et son dernier travail aura été un projet de roman. D'autres, en revanche, n'y résistent pas, comme Unica Zürn ou Anna Kavan rapprochées dangereusement par l'écriture de leurs fantasmes les plus implacables. Doris Lessing, Marguerite Duras, Gertrude Stein, ou même Colette ou Anaïs Nin, s'y adonnent avec tout leur art. Virginia Woolf y parvient, après le long détour d'une vie et d'une oeuvre: ce sont ses derniers textes, les plus beaux peut-être, regroupés après sa mort dans un recueil intitulé Instants de vie (Moments Of Being).

L'autobiographie conçue par les femmes présente une qualité spécifique ou, du moins, nouvelle: celle de ne pas être la construction, par les moyens complexes de l'écriture, d'un sujet à peu près unifié, ou aspirant à l'être, même dans les plus grandes contradictions, comme dans les textes contemporains «masculins». Le sujet d'une oeuvre féminine n'existe pas, n'existera pas. Il se perd, se multiplie, se diffracte dans les multiples figures, les mouvements minuscules du quotidien. «Autobiographie de tout le monde», ce texte féminin vaut pour une autre vie, d'autres vies -bien vite la question même de la «féminité» ne se pose plus. Cette autobiographie insignifiante, ou plutôt non inscrite dans une logique de la représentation du sens (qu'on lise, par exemple, les absurdités algébriques de Gertrude Stein, sa manière de construire une poétique des lieux communs de la communication verbale), trace un parcours durable, mais fragmenté, accidenté, discontinu, pour des femmes qui rêvent de «flotter avec les bouts de bois à la surface de la rivière» (Virginia Woolf).

 

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La littérature byzantine

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Le temps des incertitudes (395-610)

De la mort de Théodose à l'avènenement d' Héraclius, on compte deux siècles pendant lesquels Byzance hésite encore entre sa vocation orientale et le mirage d'une restauration de l'Empire universel où s'épuisera Justinien. Constantinople n'est pas encore le centre unique d'un empire où le grec n'est pas encore la seule langue de culture, où la foi de Chalcédoine n'a pas encore rallié toutes les âmes. La plupart des éléments politiques, sociaux, culturels qui formeront l'Empire proprement byzantin apparaissent durant cette période, mais encore mêlés aux structures caduques héritées du passé.
Cette incertitude se reflète dans la vie intellectuelle, qui se partage entre les vieux centres de l'hellénisme: Alexandrie, Antioche, Gaza où prospère une célèbre école de rhétorique, Athènes où meurt l'Université païenne. Du paganisme religieux il ne reste à peu près rien après le règne de Justinien: mais les curiosités esthétiques de l'alexandrinisme touchent encore beaucoup d'esprits. Le dernier romancier antique, Achille Tatios, le dernier épistolographe, Aristénète, sont probablement tous deux du Ve siècle: ils trouvent des lecteurs, qui ne sont sûrement pas tous des païens. Ni l'un ni l'autre n'ont éprouvé le besoin de changer quoi que ce soit aux formules traditionnelles des genres qu'ils ont cultivés. On peut en dire autant des poètes profanes: auteurs de petites épopées dans le goût alexandrin, comme Tryphiodore, ou Colouthos, qui versifia (fin du Ve siècle?) L'Enlèvement d'Hélène; épigrammatistes surtout. L'épigramme est peut-être le seul genre de poésie profane qui soit resté en honneur jusqu'à la fin de la période byzantine. Elle connaît un regain de faveur au VIe siècle, grâce au cercle littéraire réuni autour d'Agathias le Scolastique (536-582 env.), d'où est sorti le Kyklos, recueil d'épigrammes anciennes et nouvelles disposées par genres et futur noyau de l'Anthologie palatine. C'est à ce cercle qu'appartenait entre autres Paul le Silentiaire, officier de la cour de Justinien, poète sensuel et passionné qui, en d'autres temps, eût pu être un grand élégiaque.
La tradition alexandrine se perpétue aussi dans le domaine des sciences, où l'on voit déjà poindre, cependant, un goût très byzantin pour les florilèges et les abrégés. On peut citer les monumentales Ethnika du géographe Étienne de Byzance, malheureusement perdues, le traité sur l'astrolabe de Jean Philoponos, précurseur de la mécanique moderne, l'Onomatologos, ou dictionnaire des écrivains célèbres, d'Hésychios de Milet (VIe s.), surtout la Médecine en douze livres d'Alexandre de Tralles, frère de l'architecte de Sainte-Sophie, remarquable par l'importance qu'y prend l'observation méthodique.
Si la fermeture de l' université d' Athènes en 529 porte le dernier coup à la philosophie païenne, il faut se rappeler que, depuis plusieurs siècles, celle-ci occupait une place secondaire par rapport à la rhétorique dans l'éducation grecque. Loin de proscrire la philosophie, l'époque pré-byzantine lui a ouvert une nouvelle carrière en l'appelant à fournir une base rationnelle aux doctrines qui s'affrontaient dans les grandes batailles dogmatiques. Certains esprits tâchent d'appliquer à cette fin la méthode d'Aristote, sa logique et ses conceptions scientifiques, jetant ainsi les bases de la scolastique: c'est le cas de Jean Philoponos, païen converti, qui réfuta la théorie de l'éternité du monde (De la création du monde), et de Léontios de Byzance (475 env.-542), qui chercha une formulation philosophique du dogme des deux natures du Christ. Mais c'est surtout au platonisme et au néo-platonisme que les philosophes de ce temps ont demandé d'unir la rasion et la foi. Leur influence est sensible dans l'oeuvre des maîtres de l'école de Gaza (Énée de Gaza, 450 env.-534; Procope de Gaza, 465-529 env.; Zacharie le Scolastique), d'ailleurs plus rhéteurs que philosophes, et surtout dans celle du pseudo-Denys l'Aréopagite, fondateur de la théologie mystique.

La littérature religieuse

La période de répit qui sépare la crise monophysite de la crise monothélite voit fleurir la littérature ascétique, genre appelé à un grand avenir à Byzance. Jean Climaque (525 env.-605), dans L'Échelle du paradis, enseigne à ses moines du Sinaï l'impassibilité par la méditation de la mort; Jean Moschos (550 env.-619) propose dans les anecdotes du Pré spirituel l'exemple des grands ascètes de Palestine. Tous deux sont d'origine orientale, tous deux écrivent dans une langue populaire. Ces deux traits se retrouvent dans l'hymnologie liturgique de cette époque, qui est remarquable par sa puissance et son originalité. Elle s'exprime dans un genre propre à Byzance, bien qu'il dérive probablement de modèles syriaques adaptés au public grec: c'est le kontakion, sorte d'homélie rythmée et chantée, dont les strophes, d'une structure métrique compliquée, se terminent toutes par le même refrain. En dehors de Romanos, bien peu d'oeeuvres des mélodes ou poètes de Kontakia nous sont parvenues: les plus remarquables, encore en usage dans l'office actuel, sont le Chant funèbre d' Anastase, et surtout l' Acathiste, hymne à la Rédemption et litanie à la Vierge, d'une luxuriante abondance. L'hagiographie enfin, autre genre à la fois religieux et populaire, trouve d'emblée son maître dans la personne de Cyrille de Scythopolis, moine de Palestine (514-557 env.), biographe de saint Sabas et des grands abbés de Terre sainte, qui, par le sérieux de sa documentation, fait figure de véritable historien.

L'histoire

L'histoire est en grand honneur dès les premiers siècles de Byzance, où elle se partage en deux genres bien distincts. D'un côté, on a les historiens proprement dits, qui limitent leur sujet à l'époque contemporaine et mettent en oeuvre avec intelligence, sinon toujours avec objectivité, une documentation de première main, dans la grande tradition des historiens classiques, dont le souvenir imprègne jusqu'à leur langue. Tels sont Procope et ses continuateurs: Agathias, déjà cité comme poète (Le Règne de Justinien); plus rhéteur que Procope, Ménandre le Protecteur, dont il ne reste que des fragments; Théophylacte Simocatta (Histoires), historien de Maurice. On peut leur adjoindre un historien ecclésiastique, Evagrios d'Épiphanie (né en 536) qui a su exposer avec clarté les conflits doctrinaux du Ve et du VIe siècle.
D'autre part, les chronographes, plus moralistes qu'historiens, s'adressent à un public populaire qu'ils prétendent édifier en retraçant - sans aucune critique, bien entendu - l'histoire de l'humanité depuis Adam, et en s'attachant surtout aux événements frappants: pestes, éclipses, séismes, naissances de monstres, etc. Ils sont liés entre eux, non par un lien de continuité, comme les historiens, mais parce qu'ils puisent tous plus ou moins à un fonds commun dont on peut suivre la formation jusqu'à Julius Africanus, au IIIe siècle. Ces chronographes sont encore rares au VIe siècle: le principal est Jean Malalas, moine d'Antioche, d'esprit fort particulariste, et le plus «vulgarisant» des écrivains de cette époque.

Du monothélisme à la crise iconoclaste (610-843)

Entre Héraclius et Michel III, dans ce qu'on a appelé ses «siècles obscurs», se situe l'étiage intellectuel de Byzance. Dans l'Empire appauvri, diminué, ravagé par des guerres continuelles, amputé des deux grandes métropoles d'Antioche et d'Alexandrie, déchiré par deux crises religieuses qui opposent l'orthodoxie à l'autorité impériale, la culture est en décadence; seule la science médicale est encore illustrée au VIIe siècle par Paul d'Égine, dont l'Abrégé de médecine servait encore à l'Université de Paris au XVIIIe siècle. Il n'y a pas d'historiens; du moins, à défaut d'un Procope, les campagnes d'Héraclius ont-elles trouvé leur Homère en la personne de Georges Pisidès, dont les poèmes patriotiques, notamment l'Héracliade, d'une facture très traditionnaliste, ont connu un succès durable. Vers la fin de cette période, donc à la veille de la renaissance macédonienne, paraît aussi une poétesse de valeur, Cassia.
La littérature de ce temps, essentiellement religieuse et surtout monastique, intéresse donc plutôt l'histoire de l'Église byzantine. L'orthodoxie est défendue contre le monothélisme par Sophronios de Jérusalem (mort en 638) et Maxime le Confesseur (582 env.-662). Celui-ci, influencé par le pseudo-Denys, expose dans son Livre ascétique une ascèse plus sereine que celle de Jean Climaque; on peut rattacher à son école Anastase le Sanaïte. Au siècle suivant, Jean Damascène (675 env.-754 env.), dans sa monumentale Source de la connaissance, dresse en face de l'iconoclasme un exposé systématique de la foi orthodoxe qui paraîtra définitif aux chrétiens de Byzance et qui met comme un point final à la dogmatique grecque. C'est encore à un moine et à un adversaire de l'iconoclasme, Théophane de Sygriana (mort en 817), que l'on doit une Chronographie célèbre et très tôt traduite en Occident; en l'absence d'autres sources historiques, elle nous est précieuse par l'ampleur de son information.
Mais l'influence monastique se fait sentir plus encore dans le domaine de l'hymnologie. Bien que le kontakion soit encore cultivé, notamment par Joseph l'Hymnographe et l'école sicilienne, il est progressivement évincé par un genre nouveau apparu au VIIe siècle, le canon, composition formée de plusieurs «odes» à strophes courtes, et dont le caractère n'est plus narratif ou dramatique comme dans le kontakion, mais purement lyrique. Chez le plus ancien maître connu du genre, André de Crète (660-720), Syrien d'origine, et auteur du Grand Canon de deux cent cinquante strophes, on sent encore l'influence de Romanos. Le canon reçoit sa forme définitive au siècle suivant, dans deux écoles d'hymnographes: celle de Syrie avec Jean Damascène et son frère Cosmas de Maïouma et celle du Stoudios, le grand couvent constantinopolitain, avec Théodore le Studite (759-826), connu aussi comme polémiste et écrivain ascétique, son frère Théodore et Théophane Graptoï (775-844 et 778-845). Leurs oeuvres forment la base des livres liturgiques actuels. Ce bouleversement de l'hymnologie traditionnelle s'explique, non seulement parce que le canon permet de varier le rythme et par conséquent la mélodie, mais aussi par un souci de plus grande précision dogmatique dans le texte de l'office. Cette précision a pour rançon une certaine impersonnalité de style.

Renaissance des lettres (843-1025)

Avec la dynastie macédonienne commencent pour les lettres byzantines des temps meilleurs, annoncés dès la fin de la période précédente par la réorganisation de l'Université sous Théophile, puis sous Bardas, ministre de Michel III. C'est alors seulement que, dans l'Empire en pleine expansion, Constantinople devient vraiment la capitale intellectuelle. Elle le doit surtout à deux personnages exceptionnels et aux cercles de lettrés réunis autour d'eux. Le premier est le patriarche Photius (820 env.-891) qui, bien plus qu'un homme d'Église, fut un érudit à la curiosité universelle. En tant qu'écrivain, il est surtout connu pour son Myriobiblion ou Bibliothèque, qui est en fait un ouvrage collectif: c'est le recueil des comptes rendus des livres, très divers, lus par les membres de son cercle. Son disciple, l'empereur Léon VI le Philosophe (866-912), fut comme lui un érudit, un mécène et un animateur. Mais son fils, l'empereur Constantin VII Porphyrogénète (905-959), le fut bien plus encore. Savant en toutes choses, polyglotte, artiste, poète même, il régna moins sur Byzance que sur une équipe de lettrés avec laquelle il édifia un vaste monument encyclopédique, dont la plus grande partie a malheureusement disparu. Ce qui nous en reste, notamment le traité De l'administration de l'Empire, le traité Des thèmes, surtout le Livre des cérémonies, est très précieux pour l'histoire des institutions et de la société byzantines. C'est certainement à l'impulsion donnée par Contantin VII à la compilation érudite que l'on doit des ouvrages comme le Lexique de Suidas (ou la Souda), la nouvelle Anthologie, réunie vers 900 par le poète Constantin Képhalas et dont une seconde édition sera l' Anthologie palatine, ou le vaste recueil hagiographique de Syméon Métaphraste (Xe-XIe s.), qui rhabille de rhétorique moralisante les anciennes vies de saints.
L'histoire aussi subit l'influence de Constantin VII; mais c'est parce que celui-ci met les historiens au service de la propagande impériale: c'est le cas des «continuateurs de Théophane», parmi lesquels Constantin VII lui-même, auteur d'une Vie de Basile Ier, et de Joseph Génésios, qui écrit quatre Livres des Rois (de Léon V à BasileIer); leur objectivité est évidemment sujette à caution. À la fin du Xe siècle, Léon le Diacre (né en 950), dans ses dix livres qui vont de 959 à 976, fait preuve d'une impartialité et d'une intelligence qui sont d'un véritable historien; son style fleuri et compliqué est imité d'Agathias. Sous le règne de Michel III, on trouve encore une chronique très représentative du genre, celle de Georges Hamartôlos ou Georges le Moine. Mais, après lui, la chronographie tend à se rapprocher de l'histoire parce qu'elle cesse d'être un genre monastique.
L'Église des IXe-Xe siècles, après la victoire des moines orthodoxes sur le haut clergé iconoclaste, tend, en effet, à se replier intellectuellement sur elle-même. Les lettres profanes n'entrent plus guère dans les couvents, où l'on cultive de plus en plus la théologie mystique. Le principal maître de cette époque est Syméon le Nouveau Théologien (949-1022), dont la mystique entièrement vécue rejette tout apport intellectuel autre que l'Écriture (Catéchèses, Chapitres théologiques). L'hymonographie est surtout vivante dans l'Italie grecque (école de Grottaferrata), qui est en retard sur la capitale. En revanche, l'hagiographie profite toujours de la vigoureuse impulsion que lui ont donnée dès le VIIIe siècle les persécutions iconoclastes. Mais elle se teinte volontiers de romanesque et de fantastique: certaines biographies sont de purs romans, comme la Vie de saint Théodore d'Édesse, la Vie de saint Léon de Catane, et surtout la Vie de saint André le Fou par le prêtre Nicéphore (début du Xe s.) qui est même un roman d'anticipation, car on y trouve un étonnant récit de la fin du monde.
On doit enfin signaler à cette époque la naissance d'une littérature populaire, favorisée par l'effacement de la littérature monastique, et aussi par les exploits militaires des souverains macédoniens, car elle se manifeste surtout par les chansons acritiques, sortes de cantilènes épiques célébrant les exploits des héros de la frontière, les acrites. Elles forment plusieurs cycles rattachés aux grandes familles de la noblesse militaire et provinciale. Mais celles qui nous sont parvenues, constamment transformées au cours des âges, sont aujourd'hui très difficiles à dater.

L'âge d'or (1025-1204)

Au point de vue de la culture, le «siècle des Comnènes» commence en fait avec le déclin de la dynastie macédonienne, après la mort de Basile II (1025); durant le long règne du plus grand souverain byzantin, sorte de moine-soldat peu ami des lettres, Byzance subit une éclipse intellectuelle. Après lui, la noblesse civile accède au pouvoir, et avec elle grandit l'influence de la bourgeoisie lettrée, dont MichelPsellos est le principal représentant. C'est en vue d'ouvrir plus largement aux lettrés les grandes carrières administratives que Constantin IX réorganise une fois de plus l'Université, dont il confie la direction à Michel Psellos, avec le titre de «consul des philosophes». À côté de l'Université fonctionne l'école patriarcale, qui forme les futurs cadres de la hiérarchie ecclésiastique aux études profanes avant de leur dispenser un enseignement proprement religieux.

Un nouvel humanisme

La littérature de ce temps a donc pour base une culture générale plus profonde et mieux équilibrée, plus directement reliée aux sources antiques que celle du siècle précédent: c'est le début d'un nouvel humanisme, que favorisent encore au XIe siècle les rapports multipliés avec l'Occident latin. Sous les Comnènes, pourtant issus de la noblesse militaire, la Cour deviendra, non plus un foyer d'érudition comme sous Constantin VII, mais celui d'une culture plus créatrice et plus artiste qu'à l'époque macédonienne. La différence se mesure bien au style des écrivains de l'une et l'autre période: au lieu de chercher à prouver son savoir par une langue très travaillée et chargée de termes rares, on cherche à se conformer au canon d'un atticisme rénové. En ce faisant, d'ailleurs, on s'éloigne encore davantage de la langue parlée, ce qui correspond à la tendance fortement aristocratique de la société des Comnènes.
Le début de cette époque est dominé par la puissante personnalité de MichelPsellos (1018-1078), petit bourgeois parvenu aux plus hautes charges, érudit universel dans la grande tradition des lettrés byzantins, mais surtout passionné de rhétorique et de beau style: c'est lui qui, par l'étude appronfondie de Platon et des orateurs de toutes les époques, a mis au point une nouvelle prose d'art, au rythme réglé par des lois sévères, au vocabulaire extrêmement riche, qui s'affinera encore sous les Comnènes. Psellos est aussi à l'origine de la renaissance de la philosophie byzantine, et particulièrement du platonisme, car il rêva d'unifier l'ensemble des connaissances humaines en un schéma platonicien, en se servant d'ailleurs de la logique d'Aristote, qui profita donc lui aussi de ce renouveau philosophique. Le mouvement s'amplifia au XIe siècle avec des platoniciens comme Jean Italos, MichelItalikos, SotérikosPanteugénos qui soutint le nominalisme, et des commentateurs d'Aristote comme Michel d'Éphèse, Eustrate de Nicée, qui fut traduit en latin. Les efforts de cette école pour donner au dogme une interprétation rationnelle ont contribué à la naissance de la scolastique occidentale, mais à Byzance ils furent mal vus du clergé et des Comnènes eux-mêmes, qui avaient besoin de l'appui de l'Église. Jean Italos et Eustrate furent condamnés pour hérésie.
Il n'en existe pas moins, dans l'Église d'alors, un courant très favorable à la culture profane, surtout chez les hauts prélats: tels le patriarche Jean Xiphilin (1010 env.-1075 env.) qui appliqua la philosophie à l'étude du droit et dont les travaux ont eu une grande influence sur l'école de Bologne, les archevêques Théophylacte d'Achrida (mort vers 1108), Eustathe de Thessalonique (mort vers 1198), bien connu pour ses commentaires des auteurs classiques, ou Michel Acominate (1140-1220). Le monde monastique, lui, continue à se cantonner dans la théologie mystique, dont les principaux maîtres sont alors le Stoudite Nicétas Stéthatos (1000 env.-après 1050), disciple et biographe de Syméon le Nouveau Théologien, et, au XIIe siècle, Callistos Cataphygiotis, déjà proche de l'hésychasme.
La renaissance de l' atticisme au XIe siècle ainsi que la vie de cour fort brillante sous les Comnènes font fleurir plus que jamais les divertissements de lettrés et aussi l'éloquence d'apparat; Psellos excella notamment dans l'oraison funèbre. La mode est aux discours fictifs, comme l'Éloge du chien de Nicéphore Basilakis (XIIe s.) ou la Prosopopée de Michel Acominate, qui est un procès entre l'âme et le corps devant un tribunal d'ascètes. On se s'étonnera pas de voir en honneur l'épigramme, la poésie didactique ou de circonstance avec Constantin Stilbès (XIe-XIIes.) voire l'épopée pseudo-homérique avec les Antehomerica Homerica et Posthomerica de Jean Tzétzès (1120 env.-1180 env.), curieux personnage de poète famélique qui fut aussi un philologue d'une prodigieuse éruditon. C'est aussi le divertissement d'un érudit, mais non d'un homme d'esprit, que le roman anonyme de Timarion (milieu du XIe s.), pastiche ou plutôt caricature de Lucien.

De grands historiens

Le genre historique n'a jamais eu plus d'éclat que sous les derniers Macédoniens et les Comnènes; il est presque toujous cultivé par de hauts personnages ou des gens qui ont vu de très près les événements tel Michel Attaliate, qui écrit l'Histoire des années 1034-1079 dans un style fleuri et pompeux qui sent encore le siècle de Constantin VII. Avant lui, MichelPsellos avait écrit vers 1060 une Chronographie d'une grande valeur littéraire, remarquable par le choix qu'il a su faire des événements essentiels, la pénétration psychologique et l'art des portraits. Nicéphore Bryennios (1062 env.-1138), gendre d'Alexis Ier, a laissé une Histoire inachevée des années 1070-1074, très bien informée, dans un style sec consciemment imité de Xénophon. Sa femme, Anne Comnène est le meilleur historien du XIIe siècle (1083-1148), avec son Alexiade, oeuvre empreinte d'une piété familiale exemplaire. Son récit a été continué par deux anciens secrétaires impériaux: Jean Kinnamos (1143 env.-après 1183) dont l'Epitomê du règne de Manuel Ier s'intéresse un peu trop exclusivement aux événements militaires, et Nicétas Choniatès (mort en 1210), historien profond, objectif, capable de grandes vues d'ensemble et assez porté au style oratoire.
La chronographie, en tant que genre distinct de l'histoire, ne dépasse pas le siècle des Comnènes. Elle n'est d'ailleurs plus le monopole des moines: Jean Skylitzès (mort à la fin du XIe s.), qui continue Théophane à partir de 811, est un haut fonctionnaire. On essaie aussi de varier le genre avant de l'abandonner définitivement. Jean Zonaras (mort en 1050) donne à son Epitomê l'ampleur d'une histoire universelle. Michel Glykas (XIIe s.) truffe sa Chronographie de digressions sur la théologie ou l'histoire naturelle. Constantin Manassès (première moitié du XIIe s.) rédige la sienne en vers politiques (vers de quinze syllabes), ce qui lui assure d'emblée un grand succès populaire; il a même été traduit en slave.

La littérature populaire

C'est en effet vers le XIe siècle que la littérature populaire naissante trouve son instrument d'expression dans un vers de quinze syllabes dont le rythme est fondé sur le retour d'un accent tonique (comme dans l'ancienne poésie du kontakion), donc conforme à l'état de la langue parlée. On le trouve employé dans des contes fantastiques empruntés aux folklores orientaux, comme Syntipas qui est le Sindbad des Mille et Une Nuits ou le Stéphanitès et Ichnélatès qui est d'origine bouddhique. Ce vers est celui de l'«épopée» byzantine, celui aussi de la satire illustrée par Théodore Prodromos (1115-1166).
Qu'en fut-il d'un autre genre populaire, dont il ne nous est rien parvenu: le théâtre? Nous n'en savons rien. Il a existé à Byzance un théâtre de mimes, fort licencieux («mime» est le nom couramment donné aux prostituées) et fort réprouvé des prédicateurs, et un embryon de théâtre religieux dont on a conservé quelques traces. Le seul ouvrage dramatique qui nous ait été transmis est le Christ souffrant, en vers iambiques, qui met en scène la Passion, avec des réminiscences de Romanos. Longtemps attribué à saint Grégoire de Nazianze, il est reconnu aujourd'hui comme un ouvrage du Xe-XIe siècle.

Une période de transition (1204-1282)

L'intermède réparateur que constitue l'Empire de Nicée n'a pas été nuisible aux lettres byzantines. À peine installés, les Lascaris se préoccupèrent de reconstituer l'Université dispersée, les bibliothèques pillées, non seulement dans leur capitale, mais aussi en province: une certaine décentralisation caractérise donc leur politique culturelle, à l'inverse des empereurs de Byzance.
En ce siècle de transition, les lettrés réfugiés à Nicée y apportent le goût néo-attique des Comnènes, leur passion de rhétorique, leur conception très évoluée de l'histoire; chez les moines, l'évolution de la mystique vers l'hésychasme s'accentue. Mais on voit aussi paraître des éléments nouveaux qui annoncent l'âge des Paléologues et notamment un renouveau d'intérêt pour les sciences exactes et les sciences de la nature. La controverse avec les Latins fait renaître la théologie, qui prend un caractère nationaliste marqué, laissant le champ libre à de plus hardies spéculations néo-platoniciennes.
Comme aux siècles précédents, l'orientation littéraire est donnée par l'influence de grands érudits polygraphes. Deux sont particulièrement importants. Le premier est Nicéphore Blemmydès (1197-1272), moine et précepteur de Théodore II, dont il chercha à faire un philosophe couronné sur le modèle qu'il propose dans sa Statue royale. Il s'occupa de promouvoir les études aristotéliciennes, entre autres par sa Physique abrégée qui servit de manuel de base même en Occident. Son élève, l'empereur Théodore II (1222-1258), a été le plus cultivé des empereurs grecs, à la fois philosophe, mathématicien, humaniste, avec une touche de romantisme que révèle sa correspondance. Il est d'ailleurs mal connu, car son oeuvre est en grande partie inédite.
L'Empire de Nicée a eu son historien, le grand logothète Georges Acropolite (1217-1282) très bien informé et d'un réalisme politique qui le porta à travailler pour l'union avec Rome. En cela, il s'opposait à des prélats humanistes comme Jean Apokavkos (mort vers 1230) ou Georges Bardanès. Dans le domaine plus proprement littéraire, la poésie d'inspiration et de forme populaire gagne du terrain, par exemple avec Nicolas Irénikos, auteur d'un Épithalame sur le mariage de JeanIII, et avec les premiers romans de chevalerie, dont l'apparition coïncide avec l'occupation franque. Quelles que soient les influences, très controversées, qu'exerce sur ce genre nouveau le roman occidental, l'élément merveilleux y prédomine d'une manière bien orientale sur l'élément héroïque. À cet égard, le roman anonyme de Belthandros et Chry-santza est particulièrement intéressant.

La dernière renaissance (1282-1453)

On pourrait s'attendre à ce qu'à la lente décomposition de l'État byzantin à partir de la mort de Michel VIII (1282) corresponde une décadence intellectuelle. Il n'en est rien. En réalité, la haute culture qui est de tradition dans la dynastie des Paléologues, la nouvelle Université réorganisée par Manuel II et qui attirera les étudiants italiens, le prestige du patriarcat et de son école, une décentralisation imposée par le morcellement du domaine byzantin et qui fera de Thessalonique et surtout de Mistra des centres de culture, le grand mouvement spirituel de l'hésychasme enfin, tout cela contribue à maintenir la vitalité des lettres byzantines; et plus encore, peut-être, les contacts plus fréquents avec l'Occident et l'épanouissement d'un esprit de liberté grâce à la disparition de la contrainte exercée par un État puissant.

Un esprit de liberté

L'impulsion est donnée dès le début de cette période par une génération de grands professeurs et de hauts fonctionnaires - souvent les deux à la fois - tels que Georges Pachymère (1242 env.-1310 env.), qui compila Aristote dans sa Philosophie et, dans ses Récits historiques, continua Georges Acropolite dans un sens antilatin; le grand philologue Maxime Planude (1260 env.-1310 env.), l'éditeur de l'Anthologie palatine, qui fit connaître aux Grecs saint Augustin et peut-être saint Thomas; Nicéphore Choumnos (1255 env.-1327), philosophe éclectique qui chercha à concilier la physique et la cosmologie des Anciens avec la doctrine chrétienne; et surtout le grand logothète Théodore Métochite (1269-1332), savant curieux de tout, dont l'oeuvre très vaste est en grande partie inédite. Il est connu d'abord comme restaurateur de l'astronomie (Introduction à la science astronomique); mais il fut aussi un poète assez personnel. Son disciple Nicéphore Grégoras (1295-1360), adversaire malheureux de l'hésychasme, fut aussi un homme de grand savoir et un astronome, qui préconisa avec deux siècles d'avance la réforme du calendrier (De la date de Pâques); Grégoras, en plus, est historien. Son Histoire romaine en trente-sept livres, désordonnée mais de vaste conception, est importante pour l'histoire de l'hésychasme. Toute cette école est divisée par une querelle de rhéteurs - c'est l'époque où la rhétorique envahit tout - entre les tenants de l'atticisme (ou de ce qu'on prend alors pour l'atticisme) et de l'imitation des Anciens, tels que Choumnos, et les «Modernes» comme Métochite, dont la manière, semble-t-il, était plus exubérante et passionnée.
L'influence de ces grands lettrés, au XIVe siècle, est plus heureuse dans le domaine scientifique que dans le domaine littéraire. Les ouvrages qui ont le plus d'intérêt à ce dernier point de vue sont, en poésie, les Hymnes à la Mère de Dieu, de Nicéphore Callistos Xanthopoulos (mort vers 1350), connu aussi comme historien ecclésiastique; en prose, l'Histoire de l'ex-empereur JeanVI Cantacuzène (1292 env.-1383 env.), dont la relative simplicité de style est rare pour l'époque. Le mouvement scientifique est représenté par des philologues comme Thomas Magister, des astronomes comme Théodore Méliténiote, des médecins: au XIIIe siècle Nicolas le Myrepse, dont le traité Des médicaments servit de codex à Paris jusqu'au XVIIIe siècle; au XIVe, Jean l'Actuaire, précurseur de la psychiatrie (Sur les effets normaux de l'esprit animal et sur son comportement).

Un dernier éclat

L'histoire religieuse du XIVe siècle est, comme on le sait, dominée par le mouvement hésychaste, qui appartient à l'histoire ecclésiastique plutôt qu'à l'histoire littéraire. On notera cependant que la querelle soulevée par cette doctrine, purement mystique et monastique à l'origine, eut de profonds échos dans le monde intellectuel comme dans le monde politique: au grand théologien de l'hésychasme, Grégoire Palamas (1296 env.-1360 env.), s'opposèrent non seulement des théologiens officiels comme Manuel Calécas, mais des humanistes comme Nicéphore Grégoras; d'autre part, un autre grand humaniste, Nicolas Cabasilas (mort en 1371), soutint l'hésychasme avant de le dépasser en un mysticisme platonisant qu'il voulait compatible avec la vie séculière (Les Sept Paroles de la vie dans le Christ).
Au début du XVe siècle, l' Université de Manuel II, où l'enseignement a désormais un caractère humaniste, jette un dernier éclat; mais le principal centre intellectuel grec est Mistra, où enseigne Georges Gémiste Pléthon (mort vers 1451), le philosophe le plus hardi que Byzance ait connu. Ce platonicien radical conçut le curieux projet de reconstituer autour du despotat de Morée un État grec dont il prétendait exclure la tradition romaine et la tradition chrétienne, en lui donnant une organisation sociale à la fois communautaire et hiérarchisée comme celle de la République de Platon, et une religion polythéiste. Ses attaques contre Aristote déterminèrent une abondante controverse, à laquelle prirent part notamment le futur patriarche Georges Scholarios (mort en 1468), un des meilleurs spécialistes byzantins d'Aristote, qui connut même fort bien la scolastique latine, et le futur cardinal Jean Bessarion (1390 env.-1472), élève de Pléthon, platonicien tolérant qui essaya de prouver que les deux systèmes étaient complémentaires.
Les derniers historiens de Byzance sont contemporains de sa fin tragique. Deux d'entre eux l'ont racontée en patriotes: ce sont Doukas (Chronique des années 1341-1462) et Georges Phrantzès (1401-1478), ancien secrétaire de Manuel II (Chronique des années 1413-1477); tous deux, surtout le premier, écrivent dans une langue proche de la langue parlée. Laonicos Chalcocondyle, au contraire, prend pour centre de son Histoire des années 1298-1463 le peuple turc, et Critoboulos d'Imbros, en son Histoire de Mahomet II, se fait l'historiographe du vainqueur; tous deux - chose sans doute significative - écrivent dans une langue archaïsante.
La littérature romanesque en langue vulgaire semble - pour autant du moins qu'on en puisse dater les productions - abondante au XIVe et au XVe siècle. Dans le roman de Callimaque et Chrysorrhoé, écrit entre 1310 et 1340 par un neveu de Michel VIII, Andronic Paléologue, on retrouve les thèmes plutôt érotiques qu'héroïques des premiers romans byzantins; mais, en général, l'influence occidentale se fait de plus en plus sentir dans les oeuvres de ce genre. Ainsi l'auteur de Phlorios et Platziaphlora ne fait qu'adapter la version toscane de Flore et Blanchefleur (fin du XIVe s.), et celui de l'Achilléide (début du XVe s.) connaît les romans de la Table ronde. Même le thème du Roman de Bélisaire est venu d'Occident. Il faut enfin signaler, à mi-chemin entre l'histoire et la chanson de geste, une chronique en vers politiques, sans valeur littéraire du reste, la Chronique de Morée, récit de la conquête franque du Péloponnèse et de la vie de la principauté jusqu'en 1292; elle a été rédigée par un «gasmoul», demi-franc et demi-grec.

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Proverbes flamands de Pieter Brueghel

Les proverbes constituent le genre le plus paradoxal de la littérature orale. L'un des plus anciens, sans doute, mais aussi celui qui a le mieux résisté à l'érosion du temps. Difficile à cerner, investi comme il est, en amont, par les dictons, les lieux communs, les «expressions proverbiales» et les locutions populaires (savoureuses mais engagées dans les manières de dire du moment et vite vieillies) et, en aval, par les adages, les sentences, les maximes et les jeux de société de la culture savante, le proverbe populaire reste malgré tout reconnaissable. Sa brièveté, les images sidérantes qu'il impose, ses inventions stylistiques (métaphores, périphrases, antithèses, rapprochements imprévus, jeux de mots, rimes, assonances, etc.) l'impriment dans la mémoire.

À la fois évident et énigmatique, c'est une oeuvre d'art en miniature qui fait les délices du peuple et l'admiration des créateurs. Autre paradoxe: sa concision fait de lui le genre le plus souvent collecté, illustré, expliqué, développé et aussi, suivant les époques, méprisé et combattu.

Quelques repères historiques. De la Bible à Érasme

Les civilisations archaïques et préchrétiennes, aussi bien au Moyen-Orient qu'en Asie et en Europe, véhiculent toutes des proverbes dont la vétusté est encore soulignée par une référence explicite aux aïeux («les Anciens disaient») et par des archaïsmes dans l'expression. Il est tentant de les rapprocher des lois ou des textes religieux, d'autant qu'un des livres de la Bible est justement intitulé Livre des Proverbes. Toutefois le mot hébreu traduit ainsi (Meshalim) signifie plutôt poèmes et désigne en fait un exposé de morale religieuse. Rien à voir avec les proverbes populaires dont le ton apparemment péremptoire est toujours tempéré par l'humour, et dont les métaphores énigmatiques renvoient à l'ambiguïté du réel. Pareillement, dans le Nouveau Testament, certaines paraboles, à cause des images simples et fortes qu'elles contiennent (le chameau qui pourrait passer par le chas d'une aiguille, la parure des lys des champs), font penser aux proverbes, mais le contexte leur donne un sens catégorique, alors qu'un proverbe populaire reste hypothétique dans la mesure où il appartient à un ensemble qui le nuance («Tel père, tel fils»; «À père avare fils prodigue»). Plutôt que lois ou dogmes, note P. Boratav dans son exégèse des vieux proverbes turcs, les proverbes entendent transmettre une expérience ancienne, avec respect certes, mais sans s'interdire de jouer avec la polysémie d'images enracinées dans la réalité de chaque région.

La civilisation gréco-romaine met en évidence le lien des proverbes avec les autres genres de la littérature orale, particulièrement avec les contes d'animaux. Très souvent, dans les fables d'Ésope par exemple, le récit s'achève par une formule lapidaire qui résume l'histoire et propose une moralité. Cette formule peut prendre son indépendance; l'image surprenante qui fait son charme renvoie à une histoire connue de tous qu'il n'est pas nécessaire d'expliciter. À noter que le terme grec paremia qui désigne ces formules lapidaires est toujours utilisé de nos jours; les recherches sur les proverbes relèvent d'une discipline qui s'est donnée le nom de parémiologie.

Les sophistes à Athènes, les rhéteurs à Rome confirment l'intérêt de la culture savante pour les proverbes populaires. Dérive très visible chez Pline, Sénèque et Quintilien, moins apparente chez Lucrèce, Virgile ou Horace qui, par leur souci de concision et leurs recherches stylistiques, recréent ou créent des expressions proverbiales. Ainsi se constitue un trésor de proverbes, d'origine généralement populaire, mais souvent aussi réélaborés par la culture savante.

Les proverbes sont omniprésents dans la littérature du Moyen Âge. Au-delà de ce constat, une analyse plus précise révèle qu'ils reflètent les rapports de forces, les tensions et les conflits de la société féodale. «L'argent ard gens» (du verbe ardre qui signifie brûler) est un adage à la fois savant et populaire; en revanche, «Oignez vilain, il vous poindra; poignez vilain, il vous oindra» est l'exemple d'un proverbe répandu, mais d'inspiration antipopulaire. D'autres proverbes évoquent des rivalités très anciennes entre villages et régions: «Niais de Sologne qui ne se trompe qu'à son profit», ou «Quatre-vingt-dix-neuf moutons et un Champenois font cent bêtes».

Autre trait remarquable des proverbes que l'étude de cette époque met en évidence: leur malléabilité. Les clercs qui les utilisent les réélaborent sans cesse. Orientation très fréquente chez les grands créateurs des XVe et XVIe siècles qui procèdent soit par simple juxtaposition de proverbes faisant, pour ainsi dire, voler leur sens en éclats (Ballade des proverbes, de Villon), soit par accumulation qui mélange proverbes authentiques et proverbes inventés de toutes pièces (Rabelais, Gargantua, XI), soit encore par des commentaires provocateurs (Montaigne et Cervantès). Ces «détournements» ne sont ni fortuits ni innocents. La brièveté du proverbe l'oriente tout naturellement vers l'énigme; un des secrets de son efficacité, c'est son pouvoir d'interroger, d'inquiéter l'interlocuteur, de lui faire admettre que toute vérité comporte une marge d'erreur. Le caractère raffiné et énigmatique des proverbes est parfaitement perçu par les grands collecteurs de la Renaissance, en particulier par Érasme qui les définit comme d'«anciens témoins connus de tous, restes de l'ancienne philosophie [...] taillés comme des pierres précieuses, langage que le peuple partage avec les lettrés». Il publie et commente à partir de 1500 plusieurs volumes d'Adages. Étienne Pasquier (1529-1615), dans Recherches de la France, pose le problème de la transformation des proverbes en recherchant et en expliquant les adages anciens devenus incompréhensibles.

 

Mise à mort et résurrection

 

Autre caractère fondamental des proverbes: leur lien avec la paysannerie. Les soulèvements populaires du XVIIe siècle vont obliger les intellectuels, intermédiaires culturels, à prendre parti pour ou contre leur emploi. Cette option n'est pas évidente dans le Trésor de la langue française (1605), dictionnaire de Nicot qui s'ouvre sur une suite de cent vingt proverbes, ni dans La Comédie des proverbes de Monluc de Cramail (1623), mais elle est déjà très perceptible dans Les Curiosités françaises de César Oudin (1640) qui classe les proverbes ou expressions proverbiales en catégories: familières, vulgaires, basses, triviales. Les proverbes seront aussi, jusqu'à la fin du règne de Louis XIII, le support d'un jeu qui fait fureur dans les salons parisiens et les collèges: saynètes improvisées ou non, énigmes simples dont «le mot» est précisément un proverbe. Mais après la grande peur de la Fronde (1648) et la sanglante répression qui la suit, les proverbes, pourtant connus et utilisés dans toutes les couches sociales -comme en témoigne le succès des «proverbes illustrés» de Lagniet (1657)-, deviennent la cible favorite des écrivains «pensionnés» par LouisXIV. Ils sont raillés et assimilés aux quolibets. Le dictionnaire de Furetière (1690) adopte à leur égard la même attitude que celui de l'Académie (1694). Racine, dans Les Plaideurs, fait parler par proverbes les personnages bornés et ridicules. Perrault, dans L'Oublieux (1691), les pastiche méchamment en les réduisant à des truismes stupides. Attitude plus nuancée chez Molière qui a compris que le «détournement» entre dans la notion même de proverbe: Harpagon, après avoir loué la sagesse de «Il faut manger pour vivre et non pas vivre pour manger», s'embrouille et inverse l'énoncé. La Fontaine, à contre-courant, admire les proverbes, en fait la trame de ses fables et n'hésite pas à en citer quelques-uns en langues vernaculaires comme dans «Le loup, la mère et l'enfant» (Fables, IV, 16) qui s'achève par un savoureux proverbe picard.

Paradoxalement, même après la Fronde, le jeu des proverbes et les pièces intitulées «Proverbes» restent à la mode, non seulement dans les salons de province, mais aussi à la cour et jusqu'au XVIIIe siècle (avec Collé, Carmontelle et Berquin). Mme de Maintenon en fera représenter à Saint-Cyr, mais ces saynètes s'articulent sur des maximes savantes plutôt que sur des proverbes populaires.

Le puissant éveil des nationalités et le romantisme vont remettre à la mode les contes et, à leur suite, les proverbes. Dans le sillage des collectes à visée philologique et nationaliste des frères Grimm (1812-1823) s'effectuent, en France, les premiers recensements systématiques: entre beaucoup d'autres, celui de La Mésangère (1827) et, quasi exhaustif et devenu classique, le Livre des proverbes français, en deux volumes, d'Antoine Leroux de Lincy (1840, 2e éd. augmentée 1859). Cette vogue produit plusieurs oeuvres originales où la culture populaire semble régénérer l'art salonnier: Quitte pour la peur (1833) d'Alfred de Vigny et surtout On ne badine pas avec l'amour (1834) et Comédies et proverbes (1840) d'Alfred de Musset. Ce genre sera redécouvert au XXe siècle par le cinéma; entre autres par l'auteur-réalisateur Éric Rohmer qui, entre 1981 et 1988, regroupe un ensemble de six films sous le titre général de Comédies et proverbes.

La révolution industrielle et le progrès des communications, entre le second Empire et la guerre de 1914-1918, vont menacer et en même temps protéger la littérature orale. Les contes, les chansons populaires, les proverbes, érodés et contaminés par l'imprimé, trouvent des défenseurs obstinés et prestigieux: Gérard de Nerval, Duparc, Vincent d'Indy. Les collectes sur le terrain se multiplient, quadrillant les régions les plus éloignées des grandes voies de communication: Millien en Auvergne, Arnaudin dans la Grande Lande, ou Bladé en Agenais.

Dans l'entre-deux-guerres, les collectes de proverbes sur le terrain se raréfient en France, au profit de recueils qui s'efforcent de les classer par régions ou par thèmes, dans des catalogues plus ou moins raisonnés, amorce d'une recherche sur la structure et la fonction des proverbes. Parallèlement, les collectes sur le terrain se développent dans les colonies et les pays du Tiers Monde, en liaison avec l'aspiration de nombreux peuples à l'identité nationale et à l'indépendance.

 

Les proverbes aujourd'hui

 

Après la Seconde Guerre mondiale, avec l'essor des sciences humaines et avec le progrès de l'interdisciplinarité, la «parémiologie» s'efforce de devenir une science et d'analyser, par exemple, la structure interne des proverbes ou la fonction qu'ils ont exercée ou exercent encore dans telle ou telle société. Ainsi, en partant d'une perspective morphologique proche de celle de Propp, Permiakov, en 1968, conclut que tous les proverbes collectés ne sont que les variantes d'énoncés correspondant à une centaine de situations qui peuvent être classées selon quatre «invariants» qu'il considère comme «logico-sémantiques». S'il y a A, il y a B; si A a la qualité x, il a la qualité y. Si B dépend de A et si A a la qualité x, B aura la qualité x. Si A a une qualité positive et si B ne l'a pas, A est meilleur que B. Cette classification est bien entendu précédée d'une classification linguistique (présence ou absence d'une métaphore, existence d'une opposition binaire, etc.) et complétée par une étude du registre auquel appartient l'image employée, critère de type ethnologique.

M. Kuusi, qui appartient à l'école des grands folkloristes finlandais, propose, en 1972, vingt et un schèmes sémantiques fondamentaux reposant sur l'opposition de l'un à deux, à beaucoup ou à tous. En partant de la dialectologie, C. Barras dans sa recherche sur les proverbes de la Suisse romande (1984) conclut, elle aussi, à l'existence de moules, mais souples et perméables. En France, A.J. Greimas, en 1970, à partir d'observations sur la dénotation et la connotation des énoncés, d'une confrontation systématique des métaphores, images et périphrases (loi de cooccurrence), propose d'étudier les proverbes non plus séparément mais comme des ensembles de sens, de systèmes cohérents de représentations. Autre recherche importante, au confluent de la linguistique et de l'informatique: celle de P. Richard qui essaie de traduire le langage naturel des proverbes en langage symbolique, préalable indispensable à la compréhension de cet ensemble cohérent, donc à toute typologie des proverbes.

La recherche la plus ambitieuse - et la plus réussie - de type anthropologique est celle que F. Loux - en collaboration avec P. Richard - a consacrée aux proverbes concernant le corps, la santé, la maladie, la vie et la mort. Elle les a replacés non seulement dans l'histoire de la médecine traditionnelle ou savante et des pratiques thérapeutiques, mais aussi dans l'évolution des mentalités. F. Loux insiste également sur la valeur symbolique des images et des métaphores utilisées dans les proverbes qui suggèrent un rapport essentiel entre le corps et l'univers. C'est là une utilisation féconde de la psychanalyse qui nous aide à comprendre sur quoi se fonde la cohérence interne des «sagesses du corps».

L'univers des proverbes n'est donc pas un «code gnomique» (R. Barthes) établi une fois pour toutes, clos sur lui-même et révolu. C'est aux ethnologues, aux historiens, aux sociologues de nous dire comment il s'est élaboré et transformé dans la longue durée: «Oeil pour oeil, dent pour dent» a pu représenter un progrès par rapport à un adage antérieur du genre «Oeil pour dent». Et il coexiste avec d'autres proverbes qui conseillent la compréhension et même l'indulgence: «Faute avouée est à moitié pardonnée» et «À tout péché miséricorde». Ces proverbes, qu'on pourrait croire contradictoires, explorent en fait toutes les attitudes possibles devant la déviance. Déposées en strates, elles se présentent à nous simultanément mais elles ont, selon toute vraisemblance, correspondu à des civilisations successives. Le discours proverbial, dans ses antinomies apparentes, résume sans doute l'histoire de l'humanité.

 

Les «petites phrases»

 

La révolution industrielle, l'apparition de nouveaux médias et l'explosion démographique obligent les spécialistes à vulgariser leurs découvertes. Chaque savoir cherche à se diffuser le plus possible par des formules chocs. Dans le secteur de la réflexion politique et sociale, ces formules à l'emporte-pièce deviennent vite des «slogans»; par exemple: «Liberté, égalité, fraternité», des révolutionnaires de 1789; «La propriété c'est le vol», de Proudhon; «La religion est l'opium du peuple», de Marx. La structure de ces slogans est encore améliorée et simplifiée dans les mots d'ordre des manifestations de masse, qui, comme les proverbes, se caractérisent par une certaine indépendance grammaticale: «Pas de canons, des écoles»; «Des sous, Pompon» (Pompidou). Le libéralisme propose, lui aussi, ses «petites phrases»: «Laisser faire, laisser passer (Quesnay), «Enrichissez-vous» (Guizot), etc.

Parallèlement, la société de consommation s'efforce de récupérer les techniques des proverbes, considérés comme des modèles de messages efficaces (en particulier par leur créativité stylistique, rimes internes, assonances, choc de phonèmes ou d'images, laconisme, etc.) dans le «marketing» de ses «produits», industriels ou politiques: «Dubo, Dubon, Dubonnet». «I Like Ike», «La force tranquille», orientation qu'on retrouve dans les campagnes médiatiques de prévention: «Les parents boivent, les enfants trinquent»; «Un verre ça va, trois verres, bonjour les dégâts»; «Auto macho, auto bobo». Mais il s'agit de formules inspirées en général par la recherche du profit et popularisées plutôt que véritablement populaires.

Le peuple continue pourtant à créer des proverbes, mais ils affleurent et se répandent essentiellement en période de crise, par exemple lorsqu'un groupe social ou une nation opprimée se trouvent obligés d'affirmer leur identité et leur force: «Dieu parle une langue étrangère» (Ovambo), «On ne pisse pas contre le typhon» (îles Fidji). Ce n'est sûrement pas un hasard si les plus beaux proverbes français de notre temps sont apparus sur les murs de la faculté de Nanterre en mai 1968: «Métro, boulot, dodo» (Pierre Béarn) et «Sous les pavés, la plage».

Autre caractéristique de notre époque, le détournement systématique d'expressions proverbiales et de proverbes, à la fois sur le plan phonétique et sémantique, ce qui mène à des «métaproverbes» qui ironisent sur les slogans publicitaires et sur les principes mêmes de notre société: «On a souvent besoin d'un plus petit que soi, pour lui casser la gueule» (P.Perret) ou Les Proverbes d'aujourd'hui de Guy Béart.

Ces analyses permettent une hypothèse sur l'élaboration des proverbes et sur leurs auteurs. Ceux qui les inventent, qu'ils soient ou non d'origine populaire et qu'ils restent ou non anonymes, sont des créateurs à part entière. Leurs formules, parce qu'elles expriment les contradictions de l'époque en termes brefs, neufs et drôles, font mouche et chacun se les approprie au point que le nom de l'auteur finit par se perdre. Chaque usager devient coauteur, ce qui est finalement le but et le sens de l'art véritable.

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12273214477?profile=originalConsidéré à l'échelle mondiale, le baroque littéraire fait figure de corollaire. Il suit le baroque artistique et c'est par analogie avec celui-ci que l'on s'efforce, à partir de 1910 principalement, de le situer dans le passé et de le définir. Quand, en 1922, T.Spoerri oppose le «baroque» du Tasse à l'art «Renaissance» de l'Arioste, il se réfère expressément aux analyses wölffliniennes; et d'ailleurs Wölfflin avait lui-même esquissé, comme pour orienter les réflexions de ses disciples, un parallèle entre les deux poètes. En 1949 encore, Marcel Reymond examine, dans un numéro spécial de la Revue des sciences humaines, les possibilités d'extension des fameuses «catégories», et un collaborateur de la revue French Studies, M.R.A.Sayce, se place dans une perspective identique pour dépister, en 1954, les «éléments baroques» des Essais de Montaigne. Trois ans plus tard, un professeur américain, M.Buffum, étudie Agrippa d'Aubigné, puis Rotrou, à la lumière des Kunstgeschichtliche Grundbegriffe de Wölfflin.

Si l'on observe de France la naissance et le développement de ce phénomène, il prend un caractère spécifique. L'art baroque, même passionnément admiré, reste avant tout, pour les Français, un art étranger, et son succès apparaît, en dépit de tentatives sans lendemain pour «baroquiser» Versailles ou les Invalides, comme la conséquence directe d'un assouplissement des frontières. La littérature baroque, elle, quelque renfort que la notion ait reçu de l'extérieur, du cavalier Marin et de Góngora, des euphuistes anglais et des écrivains allemands à peu près contemporains de la guerre de Trente Ans, est née en France d'une réinterprétation de l'histoire littéraire nationale, et les pressions internes ont joué, à y bien regarder, un rôle prépondérant.
La preuve en est qu'on pouvait pressentir l'événement dès les années qui précédèrent la Seconde Guerre mondiale, bien avant que l'on ne songeât à traduire une ligne de Wölfflin. Ces symptômes ont peu de rapport avec les études que poursuit alors tel spécialiste sur les «lyriques baroques» de Silésie, et avec les tapageuses offensives d'Eugenio d'Ors. Le «baroque littéraire» se trouve en germe dans les premières révoltes contre les jugements et les classifications de la critique du XIXe siècle, dans la première remise en cause sérieuse et conséquente d'un humanisme descriptif, transparent, tautologique, de ce classicisme tout en prescriptions négatives dont les romantiques - impuissance et, au fond, complicité révélatrice - s'étaient montrés bien incapables d'abattre la souveraineté. Peu importe que «le mot» ne soit venu que vingt ans plus tard couronner les victimes, en cours de réhabilitation, de Faguet et de Brunetière, et que l'on ait alors essayé de les rapprocher, pour leur plus grande gloire, du Bernin et de Borromini, comme de Gryphius et d'Hosmanswaldau, de John Donne et de Crashaw. Sponde et Saint-Amant, d'Aubigné, Tristan l'Hermite, Chassignet et Théophile de Viau auraient aussi bien pu revenir au premier plan sous le nom compromettant, mais éventuellement réversible, lui aussi, de «grotesques», si le livre de Gautier avait été moins superficiel, avait cherché à opérer une véritable sélection, et si, au lieu de reprocher simplement à Boileau, sur un ton mi-grave, mi-plaisant, son intransigeance, il avait récusé les «critères de la perfection» adoptés, selon la tradition, après 1660.
En jetant sur quelques poètes de la fin du XVIe siècle et de la première moitié du XVIIe (non sans leur avoir adjoint Villon!) un coup d'oeil indulgent et amusé, Gautier demeurait entièrement prisonnier du mythe du siècle de Louis XIV, et de la définition de la littérature qu'on avait cru pouvoir en déduire. Au contraire, lorsque s'affirme pleinement et explicitement la notion de «littérature de l'âge baroque», une nouvelle définition de la littérature a prévalu - celle que les écrivains eux-mêmes, et spécialement les poètes, du moins la plupart des grands, mettent en oeuvre depuis une centaine d'années - sans doute depuis Baudelaire. Que les débuts de Wölfflin coïncident avec ceux de la «peinture moderne» n'est pas un hasard. Les rapports du baroque littéraire avec les tendances profondes de l'époque qui l'a «découvert» paraissent plus étroites encore, en dépit de certains écarts chronologiques dus à l'extraordinaire force d'inertie de la critique.
Considérations qui doivent mettre en garde contre des rapprochements trop systématiques. Le concept de baroque littéraire français étant né dans des circonstances très particulières, et cette naissance tardive, possédant ses justifications propres, toute comparaison avec la peinture italienne ou l'architecture germanique présente évidemment de très grands risques. Non qu'il faille nécessairement élever entre les pays, et entre les différentes formes d'expression, des barrières étanches et récuser d'avance toute théorie, à la manière de Panofsky, pour l'époque de Louis XIII, d'Urbain VIII et de Walstein, ou pour celle du rococo. Mais les parentés ne sauraient se découvrir à travers les descriptions de divers baroques également problématiques, à travers les pétitions de principe en vertu desquelles on construit une poétique baroque en se référant à un baroque plastique constitué lui-même, implicitement, en fonction de critères littéraires.

Autre conséquence: l'éventuelle consistance d'un «baroque historique», repérable à partir d'indices objectifs, et lié peut-être à une civilisation spécifique est une question qui achève de perdre tout sens. Produit manifeste d'une simple mutation de ce que nous connaissions déjà, ou croyions connaître - moins encore: d'un «changement de signe» - notre baroque littéraire n'a nul besoin d'existence autonome. Peu importe au fond qu'il se définisse comme une espèce homogène, qu'il groupe exclusivement, en un trésor somptueux et quelque peu secret, des oeuvres coupées du monde, refermées sur le bruit de leurs mécanismes internes; ou que, plus modestement, il s'identifie avec ce versant de toute littérature d'où paraissent s'effacer les références «extérieures», avec cet ubac que ne réchauffent guère les soleils «naturels». Peu importe même qu'il puisse y avoir, selon certains, beaucoup d'illusion dans le «formalisme» avec lequel nous compromettons ainsi le baroque, que l'attitude de l'écrivain baroque puisse s'interpréter non comme un refus, un repli sur soi, mais comme une ouverture sur un «réel» élargi, ou non encore rétréci. L'essentiel est que le baroque exerce sa fonction, qu'il discrédite par sa seule apparition le mythe dont il constitue le négatif, sur lequel il a été moulé en creux, celui du classique. Qu'il conjure, plus précisément, la Nature, cette grande ombre projetée par deux douzaines d'oeuvres de poètes arbitrairement choisis et commentés, et par le corpus de lapalissades que se transmettent d'âge en âge les «moralistes».
Qui, du reste, hésitant bien sûr à se lancer à la vaine poursuite d'un «Racine baroque», ou des «éléments baroques» de la tragédie racinienne, ne préférera une interprétation plus ou moins «formaliste» d'Andromaque aux platitudes irrévérencieuses de «l'humaniste» Jules Lemaitre? Et qui, d'autre part, de la littérature vue sous cet angle, contestera à Gérard Genette le droit de découvrir le modèle idéal chez les poètes baroques de la première moitié du XVIIe siècle? Par opposition à telle «alchimie» qui «mobilise les correspondances verticales du Verbe, directement apparenté au coeur des choses», la poésie baroque, écrit-il dans Figures, à propos d'une «pointe» de Saint-Amant, «l'or tombe sous le fer», fait crédit «aux rapports latéraux qui unissent, c'est-à-dire opposent, en figures parallèles les mots aux mots, et à travers eux les choses aux choses». Heureux poètes à qui les plaisanteries pesantes de Boileau ont permis de garder toute leur «pureté» pendant deux cents ans, ont épargné la compréhension équivoque du XIXe siècle et les familiarités grivoises des académiciens de la Belle Époque! Et modèles, assurément, en plus d'un sens, puisque, s'ils ont bénéficié de la révolution amorcée par Baudelaire et devenue terroriste avec les générations suivantes, ils influencent à leur tour, eux ou l'image partiale que nous avons façonnée de leurs oeuvres, nos rapports avec la littérature. Le flot qui les jeta sur les rives du XXe siècle n'a certes pas charrié des fossiles inoffensifs. Ils contribuent à l'épuration, à la systématisation, au durcissement de notre conception de la littérature de tradition mallarméenne. Genette sent la nécessité d'une réaction sur ce point et, tout en analysant la poétique-rhétorique de Saint-Amant, marque - précaution significative et plus urgente qu'aucune autre - les distances par rapport au symbolisme... Fonctionnement ambivalent, «double tranchant» du baroque, qui permet de récupérer le passé en le modernisant et, par contrecoup, incite à déformer le présent, ou du moins des périodes plus proches de nous, pour les mettre dans le droit fil de l'histoire reconstituée.
Dans quelle mesure la littérature a-t-elle le droit d'être baroque, de préférer les «rapports latéraux» aux rapports verticaux, à ceux qui la mettent en communication, dit-on, avec le «coeur des choses» et l'aident à en tirer sa substance? Ainsi pourrait se résumer l'un des débats importants de notre temps - même si le mot sur lequel portent nos réflexions, et qui inspire de plus en plus de défiance, tend finalement à disparaître de l'énoncé. Le débat auquel les «poètes baroques» peuvent servir de prétexte survit à la fureur baroquisante de 1950-1960, à la période au cours de laquelle devenait baroque, à Paris, toute nouveauté en rupture de quarantaine, tout exotisme en instance de naturalisation; de même qu'il fut amorcé indirectement par certains critiques de la fin de l'entre-deux-guerres, avant que le vocabulaire se transformât en France comme il l'avait fait dans les pays voisins. Ce débat diffère sensiblement, par sa nature, de celui que n'a pu encore mener à bonne fin l'histoire de l'art: ici l'on s'attarde souvent autour de questions de fait, alors que, du côté littéraire, le problème se pose plutôt en termes de légitimité. Les uns cherchent l'art baroque, pleins à son égard des meilleures intentions - mages engagés dans une quête infinie, et semant devant de magnifiques et problématiques nativités l'encens et la myrrhe. Les autres pensent avoir trouvé la littérature baroque, «Hérodiade au clair regard de diamant», et, divisés autour d'elle en deux camps ennemis, l'adorent ou la maudissent.

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12273213283?profile=originalConsidérée comme discipline autonome, l'apologétique est de date récente; mais l'apologie, qu'elle soit juive, catholique, orthodoxe ou protestante, est aussi ancienne que le judaïsme ou le christianisme. Bien qu'elle ait conduit souvent à la controverse, l'apologétique ne doit pas être identifiée avec elle. La controverse accuse les différences et les oppositions; elle entraîne plutôt une attitude de fermeture aux idées d'autrui. L'apologétique, au contraire, peut et doit garder une attitude d'ouverture. Ses «raisons» sont celles du dialogue, et d'un dialogue non seulement extérieur mais intérieur au croyant: elle cherche à établir les motifs qu'à chaque époque le fidèle reconnaît à sa croyance, en face de sa propre incroyance, et à les communiquer à autrui.

 

 

1. La littérature apologétique juive

 

Le judaïsme antique n'a eu une littérature apologétique qu'à partir du moment où il a été en contact avec les peuples environnants. On doit mentionner le Contre Apion de Flavius Josèphe (95apr. J.-C.), adressé aux Romains, et l'oeuvre philosophique de Philon qui, bien qu'elle n'ait jamais été reconnue par le judaïsme orthodoxe, a constitué une première tentative d'explication du judaïsme par rapport à la pensée hellénique.

C'est plus tard, au IXe siècle seulement, qu'a commencé de s'opérer dans le judaïsme la rencontre de la révélation et de la raison philosophique, lorsque les lettrés ont eu connaissance, dans des traductions arabes, des chefs-d'oeuvre de la philosophie grecque, Pythagore, Platon, Aristote, Plotin ont été alors rendus accessibles aux maîtres de la synagogue (geonim). Déjà les philosophes arabes dits motazilites avaient tenté d'exprimer en termes philosophiques les grandes données du monothéisme: unité de Dieu, création du monde, liberté humaine, justice divine, problème du bien et du mal. Leur méthode d'investigation, le kalam, avait donné naissance à la première théologie rationnelle. Mais celle-ci reposait sur le concordisme musulman entre révélation et raison. Saadia ben Joseph de Fayyoum (882-942) inaugura une recherche semblable au sein du judaïsme et appliqua aux données de la Bible la dialectique du kalam. Son ouvrage fondamental, Certitudes et Connaissances, inspiré par la pensée du Talmud, soutient qu'il y a harmonie entre la révélation, la tradition et la raison.

Il y eut bientôt une réaction. Dans le Kuzari (1140), Judah Halevi imagina un dialogue entre un chrétien, un musulman et un rabbin en présence du roi des Khazars, qui finit par se convertir au judaïsme; il fit une critique sévère de la philosophie du kalam et attacha la certitude non pas à la démarche de la raison, mais à la lettre de la Torah donnée par Dieu à Moïse.

Dans la période qui suivit, l'effort rationnel fut repris, mais l'aristotélisme prit peu à peu le pas sur le kalam et sur le néo-platonisme. Dans le Guide des égarés (1195) Moïse Maimonide prouva que la foi d'Israël et la sagesse grecque, bien que différentes dans leur origine, sont identiques dans leur essence et doivent se rejoindre pour les croyants. La spéculation rationnelle put être considérée alors comme une voie vers la connaissance mystique. D'abord rejetée par le judaïsme orthodoxe, l'oeuvre de Maimonide fut acceptée par la suite, et elle exerça une influence décisive sur la pensée chrétienne du Moyen Âge. Elle garde un grand crédit dans la pensée juive contemporaine.

 

 

2. L'apologétique chrétienne aux premiers siècles

 

L' apologétique chrétienne a commencé, au lendemain de la Pentecôte, avec les discours de Pierre (Actes des Apôtres, II et III) et d'Étienne (Actes, VII). Elle fut d'abord une défense et un témoignage des juifs chrétiens face aux responsables du peuple juif. Son affirmation majeure était la réalisation des prophéties messianiques. Elle n'impliquait pas pour autant une rupture avec le judaïsme et elle argumentait à partir de la même tradition et sur les mêmes thèmes.

Mais dans l'ensemble du Nouveau Testament (Phil., I, 7; I Tim., I, 3 et surtout Actes, XXIV, 25), l'apologie prit bientôt une extension beaucoup plus large. La défense de la foi en Jésus-Christ fut portée devant les tribunaux païens, et les premiers chrétiens virent dans cette convocation juridique devant les autorités la confirmation de l'Évangile et la manifestation de l'Esprit saint. L'apologie, qui pouvait aller ainsi jusqu'au martyre, fut adressée désormais à tous les peuples de l'Empire et aux autorités constituées. Dans la Première Lettre de Pierre (III, 5), se trouve la charte de l'apologie de la foi selon le Nouveau Testament: «Soyez prêts à rendre raison de l'espérance qui est en vous, à quiconque vous le demande avec mansuétude et respect.»

Quand ils se furent distingués des juifs, les chrétiens témoignèrent de leur foi devant les fonctionnaires païens, et avant tout devant l'empereur. D'où le nom de «Pères apologistes», qui fut donné aux premiers Pères de l'Église. Le IIe siècle fut ainsi l'âge des apologies: ApologiesI et II, de Justin (147-161); Discours aux Grecs, de Tatien (150-173); Trois Livres à Autolicus, de Théophile d' Antioche (160); Supplique pour les chrétiens, adressée par Athénagore d'Athènes à Marc Aurèle (177); Épître à Diognète, le chef-d'oeuvre du genre, dont l'auteur n'a pas été identifié.

Les ouvrages apologétiques ont été d'abord des réponses aux contestations des philosophes ou des gnostiques grecs: Octavius, de Minucius Félix (fin du IIe siècle); Apologétique, de Tertullien (197); Exhortation aux Grecs, Pédagogue, Stromates, de Clément d'Alexandrie (200-202); Contre Celse, d'Origène (244-248). Ces écrits ont préparé les traités théologiques des Pères des siècles suivants.

Cette littérature, fondée surtout sur le Nouveau Testament, s'est accompagnée malheureusement très souvent d'un oubli et d'une méconnaissance de la tradition juive. Affirmant entre les deux Testaments, entre le temps de la promesse et celui de l'accomplissement, un rapport d'antitype à type, ou d'image à réalité, les apologistes chrétiens d'origine grecque ont manifesté un penchant excessif pour l'allégorie et ont parfois détaché la typologie de l'histoire, et la théologie de l'économie et de l'histoire du salut. En retour, les rabbins tannaïm et amoraïm se sont repliés sur la tradition légale, la halakha. Ils ont laissé de côté les versions de la Bible, en particulier la version des Septante répandue jusqu'alors dans les synagogues de la diaspora, parce que les chrétiens l'utilisaient contre eux, et ils ont préféré les traductions de Théodotion, Symmaque et Aquila. Sous l'influence d'apologétiques opposées, le judaïsme et le christianisme, pourtant issus d'une même tradition, sont devenus ainsi très rapidement étrangers l'un à l'autre. Ce retournement fut consacré quand le christianisme, de religion persécutée, devint avec Constantin religion de la majorité.

Bien que l'islam ne véhicule du judaïsme et du christianisme que des éléments partiels et déformés, les relations de ces deux derniers avec l'islam ne furent au début ni d'opposition ni de défense. Les chrétiens monophysites accueillirent en général favorablement leurs nouveaux maîtres. Les apologistes chrétiens, pour la plupart des chrétiens arabisants (Jean de Damas, Abu Qurra, Nikétas le Théologien, Barthélemy d'Édesse), cherchèrent à démontrer que la doctrine de la Trinité était strictement monothéiste, mais ils usèrent peu du kalam. La discussion avec l'islam ne commencera vraiment qu'au Moyen Âge. C'est alors, en effet, que l'apologétique se constitue comme discipline cohérente et élaborée, à la faveur du renouveau aristotélicien. Elle apparaît d'abord chez deux croyants non chrétiens: l'un juif, Maimonide, l'autre musulman, Averroès (Ibn Rushd), qui ont été tous deux les maîtres à penser de saint Thomas d'Aquin.

 

 

3. Du Moyen Âge à l'époque contemporaine

 

La démarche apologétique classique du christianisme avait été formulée par saint Anselme dans son Proslogion (1078): fides quaerens intellectum. La foi recherche les motifs qui, sans prétendre démontrer ce qui demeure mystérieux pour la raison, permettent de croire, et fondent un «jugement de crédibilité». Mais les motifs de crédibilité ne sont pas la foi. Leur rapport à la foi restait à élucider. C'est ce que fit Thomas d'Aquin dans la Somme contre les gentils (1261-1264), où le principal interlocuteur visé sous le nom des «gentils» est Averroès. À la suite de saint Anselme, Thomas d'Aquin expose ce que l'on peut nommer les «préparations philosophiques» à la foi: existence de Dieu, création, Dieu fin suprême des créatures, avant de présenter la crédibilité rationnelle des dogmes proprement dits. La différence de statut est nette: si Thomas d'Aquin prétend à une démonstration des vérités naturelles, il ne prétend qu'à une défense des vérités surnaturellement révélées, dont l'exposé est du ressort de la théologie, et accessibles seulement à celui qui croit.

L'existence de vérités naturelles qui peuvent être établies rationnellement était ainsi affirmée. Il restait à se pencher sur leur contenu, et c'est ce qu'a fait l'apologétique moderne. Elle naît avec l'Apologie (1434-1435) de Raymond de Sebonde, qui a stimulé Montaigne (Essais, II, 12). Ses considérations sur l'harmonie entre le bien de l'homme et la révélation sont le signe d'un optimisme humaniste et rationaliste. À l'opposé, un Nicolas de Cues, dans De la docte ignorance (1440), fonde la croyance sur une vision mystique où viennent s'unifier les positions contraires des hommes.

Les Pensées de Pascal (1662) ont inauguré une voie nouvelle. Partant de la considération de l'homme, de ses besoins, de ses désirs, de ses échecs, des preuves «sensibles au coeur» plutôt que de celles qui convainquent l'esprit, Pascal a projeté sur la démarche de foi une vive lumière. Plutôt que de s'appuyer sur des démonstrations, il a mis en relief dans la croyance un «pari», dont on fausserait la portée si l'on y voyait un argument de premier plan dans son apologétique, mais qui est une sorte de pressentiment de l'argument de probabilité mis en relief par la pensée moderne. Pascal développe des preuves qui viennent s'ajouter au pari et qui sont d'autant plus fortes qu'elles s'appuient les unes les autres. Leur convergence même est en harmonie avec la nature de la foi: «Il y a assez de lumière pour ceux qui désirent de voir et assez d'obscurité pour ceux qui sont en disposition contraire.»

La reconnaissance des «probabilités» de la foi eut une grande place aux XVIIeet XVIIIe siècles. Elle se retrouve dans l'anglicanisme chez Joseph Butler, Analogie de la religion naturelle et révélée avec la constitution et le cours de la nature (1736), qui voit là une sorte de «philosophie de la révélation», et chez William Paley, Tableau des évidences du christianisme (1790), qui adopte un point de vue plus rationnel. Les deux ouvrages ont servi de point de départ à John Henry Newman dans ses Sermons sur la croyance (1843) et dans son Essai pour aider à une grammaire de l'assentiment (1870), analyse magistrale de la démarche de foi pour l'esprit scientifique moderne. Newman distingue l'assentiment «réel» de l'assentiment simplement notionnel, et établit les lois du «sens illatif» (ou sens de l'inférence), qui fait adhérer au réel. Passant de cette philosophie de la connaissance à l'analyse concrète et historique, Newman montre que le lieu de l'assentiment réel est la tradition dogmatique de l'Église. Au début du XXe siècle, on a dénoncé parfois dans cette démarche un certain psychologisme. En réalité, cette apologétique n'est nullement moderniste et procède du christianisme le plus traditionnel.

En même temps qu'ils ont insisté sur les fondements rationnels de la croyance, les Temps modernes ont connu un retour vers le fidéisme, la transcendance et l'argument d'autorité: cette tendance est nette chez l'homme d'État anglais Balfour, Les Bases de la croyance (1899), chez G. Fonsegrive, Le Christianisme et la vie de l'Esprit (1899), et Ferdinand Brunetière, Raisons actuelles de croire (1900). Il n'en est pas de même chez Maurice Blondel qui, dans la Lettre sur les exigences de la pensée contemporaine en matière d'apologétique (1896), fait appel conjointement à la transcendance et à ce qui est immanent à l'action humaine. Selon lui, le surnaturel, «qui demeure toujours au-delà de la capacité, du mérite et des exigences de la nature», est dans une certaine mesure appelé par les insuffisances de celle-ci, «par le besoin senti d'un surcroît» que la nature peut recevoir, étant faite pour lui, mais qu'elle ne peut ni produire ni même définir.

Depuis la fin du XIXe siècle, de nombreux auteurs ont été tentés de donner à l'apologétique un statut scientifique et de lui assigner pour tâche la réflexion sur la crédibilité de la Révélation. Mais la certitude que peut avoir de celle-ci le croyant ne se couche pas nécessairement en une démonstration de la Révélation. C'est plus qu'une opinion, il est vrai, puisque le croyant adhère et n'est pas dans le doute; mais ce n'est pas l'évidence apodictique, idéal de la science moderne. Aussi rend-on mieux compte de sa nature en parlant de «certitude morale». Le «réel» dont s'enquiert ici la raison humaine est en effet dans sa nature de caractère moral et religieux plutôt que rationnel. On laisse échapper ce réel si on le réduit à un exposé de preuves, sans tenir compte des sujets personnels à qui les preuves en question s'adressent à titre de signes religieux. Certes, la démarche de foi peut être transcrite après coup en catégories rigoureuses et objectives, être mise en forme de démonstration, mais cette démonstration ne rejoint jamais entièrement la démarche concrète du sujet. On l'accusera toujours ou de trop promettre ou de majorer ses résultats. Entre la démarche rationnelle (ou jugement de crédibilité) et l'adhésion de foi (qu'on a appelée parfois jugement de crédentité), il y a un seuil, un écart, qui tient au rapport direct du sujet avec Dieu et qui dépasse les élucidations de la raison.

Mais il faut remarquer qu'en insistant sur les signes qui touchent l'homme et qui l'appellent à une conversion, on n'entend pas dévaluer les preuves: le signe implique la preuve, car le signe doit être, par le croyant lui-même en premier lieu, critiqué et prouvé. Insister sur la signification du geste religieux n'entraîne pas qu'on soit moins exigeant sur sa vérification. Aussi la philosophie religieuse, dont l'objet est d'étudier les conditions générales de l'acte religieux, est-elle ici d'un grand secours et vient-elle contrôler le langage et la démarche de la foi.

L'apologétique ainsi comprise n'a pas à être glorieuse -pas plus que la foi n'est la gloire -ni non plus craintive -l'assurance étant le signe de la foi -mais vraie. La vérité du témoignage est en définitive le seul indice du message du salut.

 

 

4. Athènes et Jérusalem

 

Depuis la fin des années 1970, sous l'influence d'une réflexion sur les rapports entre la raison et la foi et sur le problème de l'origine de la pensée, un certain déplacement de la problématique s'est opéré - deux modes de pensée distincts, deux noms, deux cités considérés comme étant au coeur de notre héritage: Jérusalem et Athènes. Tandis que les médiévaux, qu'il s'agisse de Maimonide ou de Thomas d'Aquin, admettaient qu'une synthèse était possible, les modernes -tels Leon Chestov et Leo Strauss notamment-sont de plus en plus enclins à reconnaître une tension fondamentale, un conflit irréductible, entre ces deux «modèles» de la vie de l'esprit. Des deux grandes catégories culturelles, gréco-romaine et judéo-chrétienne, qui caractérisent la pensée de l'Occident, Michel Serres écrit: «Ces deux catégories ne sont pas des synthèses, elles ne sont que des séquences. Et peut-être des séquences sans conséquence. Preuve en est que, dans chaque couple, le prédécesseur ne se reconnaît pas dans le successeur, même quand celui-ci le revendique. Le trait d'union n'y est qu'une coupure, souvent [...]. La catégorie de chrétien romain est reconnue, quant à elle, comme une synthèse, précisément celle que la catholicité a universalisée dans tout l'Occident au cours de vingt siècles d'histoire, avec les revers et les succès que l'on sait. Mais il y a, d'autre part, une catégorie moins connue [...] qui m'apparaît jeter sur la question une vive clarté. Le modèle judéo-grec est une synthèse» (Le Modèle de l'Occident). Ainsi une double confrontation s'est inscrite au coeur de la vie de l'esprit. Le Grec a fait une découverte originale, celle du logos et de la science. Le Juif, par ses prophètes, a découvert le temps et l'histoire. Il y a là deux processus interminables, deux opérateurs sans cesse renaissants. L'Orient maintient ces courants séparés. L'Occident est leur confluent. Ces deux découvertes ont pour conséquence l'hétéronomie des langages et elles fondent la différence de la révélation d'avec la philosophie.

Nulle part l'hétéronomie n'apparaît davantage que dans l'oeuvre des penseurs qui ont repéré les conflits de l'humanité en même temps qu'ils ont fondé la modernité: Spinoza, Bayle, Freud. Le contraste est figuré par l'opposition entre deux montagnes. Au sommet de l'une, à l'orient de la Méditerranée, Abraham s'apprête à sacrifier son fils Isaac, mais son bras sera retenu. Au sommet de l'autre, à l'ouest des eaux du Bosphore, Oedipe est exposé, suspendu par les pieds; un oracle a prédit qu'il tuerait son père. Abraham, dans sa piété, ne veut pas pénétrer les desseins de Celui qui lui a parlé. Oedipe ne sait pas ce que le destin lui promet. «Nous portons dans le corps, remarque Michel Serres, ce qu'on nomme communément l'Oedipe, et nous tournons le dos à la première des montagnes. Nous ne savons plus que nous sommes en équilibre entre deux sacrifices. Peut-être l'Occident est-il cet équilibre rompu, la série interminable de tous les déséquilibres, entre un modèle grec, la culture d'Oedipe, et un modèle juif, le culte d'Abraham.»

Consciente de telles prémisses, l'apologétique contemporaine s'est déplacée, de même que l'attitude philosophique à l'égard de la révélation. De part et d'autre, on reconnaît, ce qui sans doute aurait pu être admis d'emblée comme une évidence, que la philosophie n'a jamais réfuté la révélation et ne pourra jamais y parvenir: elle reste en dehors et de sa visée et de ses prises. En outre, la théologie ne saurait couper court aux interrogations de la philosophie ni interrompre sa contestation.

Pour le philosophe, la révélation est seulement une possibilité. Quand Pascal entreprend de démontrer que la vie du philosophe est fondamentalement misérable, parce qu'elle laisse échapper le tragique, son projet présuppose la foi; il n'atteint ni ne réfute la démarche philosophique. De plus, celle-ci ne détient pas d'éthique dernière dès lors qu'elle reconnaît que la révélation existe. Elle doit donc admettre la possibilité de la révélation. Le choix du philosophe apparaît fondé lui-même sur une foi. La philosophie, dit Leon Chestov, renvoie à la non-philosophie. Et Leo Strauss, partant d'un autre point de vue, affirme, lui aussi, que la recherche d'une connaissance évidente qui dispenserait de la révélation «repose elle-même sur une prémisse qui ne l'est pas». La démarche la plus intéressante de l'apologétique contemporaine n'a pas consisté à vaincre la philosophie sur son terrain, ni à vouloir la maintenir en situation de servante; elle a consisté à reconnaître son autonomie et, en ce qui la concerne, à retrouver sa spécificité.

 

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Littérature de la Devotio moderna

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Hans Memling: Jeune homme en prière 1487

La Devotio moderna est un mouvement spirituel qui prit naissance aux Pays-Bas vers la fin du XIVe siècle et atteignit son plus grand développement au cours du XVe siècle, période durant laquelle son influence se fit sentir jusqu'en Allemagne et en France; la première moitié du XVIe siècle vit son déclin. Dès les origines, les membres du mouvement donnent à leur spiritualité le nom de Dévotion moderne, montrant bien par là qu'ils ont conscience de la relative nouveauté de leur apport. Ils cherchent avant tout à favoriser la prière et la piété personnelles, grâce à une ascèse psychologique et intérieure. Le joyau de la Devotio moderna est l' Imitation de Jésus-Christ, le livre le plus lu dans le monde chrétien après la Bible.

 

L'essor du mouvement

 

L'initiateur en fut incontestablement Gérard Groote (1340-1384), fils d'une famille bourgeoise de Deventer, tôt pourvu de bénéfices ecclésiastiques, mais qui ne fut jamais prêtre, et qui, après une carrière assez mondaine, se convertit vers 1374. Il résigna alors ses bénéfices, vécut dans la retraite et la pauvreté, et créa deux groupes religieux, les Frères et les Soeurs de la vie commune, sociétés pieuses de personnes vivant en petits groupes sans avoir prononcé aucun voeu. Groote mourut, jeune encore, avant d'avoir pu pleinement réaliser son oeuvre, qui fut continuée et renforcée par son disciple Florent Radewijns. Celui-ci donna un statut ferme aux Frères et Soeurs de la vie commune, développa l'oeuvre et défendit ses membres contre les attaques des congrégations de réguliers. Il estima, en outre, nécessaire de fonder lui-même la congrégation des chanoines réguliers de Windesheim. D'autres monastères vinrent s'y agréger, et l'ensemble connut une rapide extension: il comptait treize maisons en 1430. Chacune de ces communautés devint à la fois un centre de réforme monastique et un foyer de rayonnement spirituel, et leur influence devait se prolonger longtemps. Ni les chanoines, ni les frères ne s'adonnaient ordinairement à l'apostolat extérieur, et leur vie était principalement contemplative. Cependant, ils se préoccupaient beaucoup de propager les livres de piété et constituèrent d'excellents ateliers de copistes. Parmi les ouvrages qu'ils diffusèrent, beaucoup sont des anthologies de textes scripturaires ou spirituels, connus sous le nom de Rapiaria ou Collectaria: ils créèrent ainsi une mode qui se maintint jusqu'au XVIIe siècle. Mais, en outre, la Devotio moderna produisit de nombreux auteurs originaux dont peu, malheureusement, sont de premier plan. Pourtant, c'est de ce mouvement qu'est sorti le livre de spiritualité le plus lu sans doute dans la chrétienté: l'Imitation de Jésus-Christ. D'autre part, les Frères furent amenés à ouvrir de nombreuses écoles, en général d'excellente qualité: on sait que Érasme fut leur élève à Bois-le-Duc.

À un moment où les signes d'une décadence du milieu ecclésiastique n'étaient que trop évidents, les intentions réformistes du milieu de la Devotio moderna se manifestèrent ouvertement. Frères et chanoines réagirent avec vigueur contre le luxe et la richesse des monastères, prêchèrent la pauvreté de la vie et la simplicité dans la construction des bâtiments, ce qui explique que leur influence sur l'architecture et l'art religieux ait été pratiquement nulle. Tout un milieu de pieux laïcs et de prêtres séculiers gravita autour de chacune de leurs maisons, étendant leur influence. Dans ce milieu, on trouve beaucoup de gens de condition modeste et de culture assez restreinte, d'où la nécessité pour le groupe de la Devotio moderna de s'adapter à ce public relativement simple et peu intellectuel, ce qui nuancera sa spiritualité d'une manière assez particulière.

 

Une spiritualité originale

 

La Devotio moderna a pris naissance aux Pays-Bas, dans un milieu fortement imprégné de spiritualité mysticisante assez proche de celle de Maître Eckhart et de ses disciples rhénans, et que résume bien le grand nom de Van Ruysbroek (1294-1381). Elle n'en recevra cependant qu'une influence diffuse et assez lointaine, qu'il ne faudrait pas exagérer. Si Groote vint passer quelque temps auprès de Ruysbroek en 1377, ce fut surtout pour s'initier à sa conception de la vie monastique; son opinion sur les oeuvres du grand mystique demeura toujours assez hésitante et ses propres productions sont étrangères aux spéculations de Ruysbroek. La Devotio moderna rejoint surtout les Rhéno-Flamands par l'accent qu'elle met sur la vie intérieure personnelle.

C'est là, en effet, un trait qui marque fortement le groupe. Pour eux, l'intimité personnelle entre l'âme et Dieu se situe au premier plan et l'emporte sur la liturgie aussi bien que sur les oeuvres extérieures de dévotion. D'où la tendance à restreindre aussi bien la longueur excessive et la multiplication des offices choraux que le luxe extérieur des cérémonies, la réticence à l'égard des pèlerinages, des processions, jugés peu favorables au vrai recueillement. Chez certains représentants du mouvement, tel Wessel Gansfort, la critique des pèlerinages, des dévotions, des indulgences, s'exprimera en des termes si incisifs que plusieurs historiens protestants ont vu en lui un prédécesseur de Luther. Il n'en est rien, car cette critique se situe en fait sur le plan spirituel et non sur le terrain théologique.

L'objectif principal de la Devotio moderna étant de former à la prière et à la piété personnelles un public relativement simple, ses représentants s'efforceront de découvrir des procédés pratiques et efficaces qui seront adaptés à ce but. C'est d'abord la recherche d'une ascèse avant tout psychologique et intérieure, où l'analyse et l'introspection tiennent une place de plus en plus grande, et qui ouvre déjà les voies au psychologisme spirituel du XVIe siècle. C'est ensuite le développement d'une affectivité expansive, destinée à supplanter les sèches spéculations de la raison, les constructions théologiques jugées inutiles et même dangereuses. C'est enfin la mise au point d'une technique de la prière personnelle, qui va conduire rapidement à l'édification des premières méthodes d'oraison mentale; on sait le développement qu'elles prendront par la suite. Mais les oeuvres issues de la Devotio moderna contiennent déjà sur ce point toute une technique que les générations suivantes ne feront que développer et organiser.

En revanche, cette nécessité d'adaptation très générale amène les gens de la Devotio moderna à mettre fortement l'accent sur les états ordinaires de la vie intérieure et à manifester une certaine défiance à l'égard de l'expérience mystique. Ce n'est point là sans doute un trait universel, et il y a dans le groupe des nuances et des exceptions individuelles, mais l'orientation générale est assez nette et montre bien à quel point il se sépare du mysticisme des Rhéno-Flamands.

 

Les personnalités marquantes

 

Le fondateur de la Devotio moderna, Gérard Groote, en dépit de la brièveté de sa carrière, a produit une oeuvre abondante, mais où les considérations ascétiques et réformistes tiennent une place envahissante, et dont l'intérêt est relativement réduit. Le célèbre Thomas a Kempis (1380-1471) est le représentant le plus complet de l'école: il faut voir en lui l'auteur de l'Imitation de Jésus-Christ, oeuvre composite, mais où sa personnalité s'est admirablement exprimée, surtout dans les livres II et III; nombre de ses autres opuscules ne sont point indignes d'un tel voisinage. Il faut nommer enfin l'un des derniers représentants de la tendance, Jean Mombaer, dit Mauburnus (1460 env.-1501), abbé de Livry, dont le Rosetum exercitiorum spiritualium constitue un remarquable manuel de méditations, qui ouvre la voie aux Exercices de saint Ignace.

 

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12273206084?profile=originalEn cessant d'être une partie de la théologie, la patristique, est devenue histoire des dogmes. Mais elle a également donné naissance à une autre discipline historique, l'histoire de la littérature chrétienne antique. Il est remarquable, d'ailleurs, que cette préoccupation d'histoire purement littéraire a toujours existé depuis le IVe siècle, à côté du traitement théologique des oeuvres patristiques. L'Histoire ecclésiastique d'Eusèbe de Césarée comporte de nombreuses notices concernant tel ou tel écrivain chrétien. Surtout, en 392-393, Jérôme composa son ouvrage Sur les hommes illustres qui contenait un aperçu sur la vie et les oeuvres de cent trente-cinq écrivains chrétiens, parfois hérétiques. Son oeuvre fut complétée au cours des siècles par Gennade (Ve s.), Isidore de Séville et Hildefonse de Tolède (VIIe s.), Sigisbert de Gembloux (XIe s.), Honorius d'Autun (XIIe s.) et finalement Jean Trithème (1494). Les histoires générales de la littérature chrétienne antique se sont multipliées à partir du XVIIe siècle (Robert Bellarmin, Remi Ceillier, Louis Sébastien Le Nain de Tillemont), mais ce n'est qu'à partir du XIXe siècle qu'elles ont pris un caractère proprement scientifique (O. Bardenhewer, A. von Harnack, H. Jordan, par exemple). Aux XVIe et XVIIe siècles se constituent de grandes collections des oeuvres complètes des Pères. Notamment les éditions faites par les bénédictins de Saint-Maur (Mabillon, Montfaucon) marquent les débuts de la critique scientifique des textes. Au XIXe siècle, l'abbé Jean-Paul Migne reproduit la majeure partie des éditions patristiques antérieures dans son Patrologiae cursus completus (217 tomes de la Patrologia latina, 161 tomes de la Patrologia graeca). Avec l'essor de la science philologique, les travaux concernant l'histoire de l'ancienne littérature chrétienne se sont considérablement développés au XIXe siècle. De grandes collections d'éditions critiques furent fondées: Die griechischen christlichen Schriftsteller (Berlin, à partir de 1897), Corpus scriptorum ecclesiasticorum latinorum (Vienne, à partir de 1866). Au XXe siècle, ces recherches se sont encore intensifiées. De nombreuses nouvelles collections de textes, souvent accompagnées de notes et de traductions, comme la collection Sources chrétiennes (Lyon, à partir de 1943), ont fait leur apparition. Surtout de nouvelles découvertes ont enrichi considérablement la connaissance des écrits patristiques (papyri de Toura, bibliothèque de Nag Hammadi); de nombreuses bibliothèques orientales ont été explorées et ont livré des textes inconnus; de nombreux textes en langue syriaque, copte et arménienne ont été découverts.

 

Aspects littéraires

 

Le fait le plus remarquable dans le domaine proprement littéraire est la diversité des aires linguistiques dans lesquelles l'ancienne littérature chrétienne s'est développée. On ne pense habituellement qu'aux écrivains grecs et latins, mais il ne faut pas oublier qu'à partir du IVe siècle sont apparues une littérature syrienne chrétienne -avec Aphraate (┼ vers 345), Ephrem (┼ vers 373), Narsaï (┼ en 503), Jacques de Saroug (┼ en 521), Philoxène de Mabboug (┼ vers 523) -et une littérature arménienne chrétienne avec Mesrop (┼ vers 440). En syriaque et en arménien, mais aussi en langue copte ont été traduits de nombreux écrits patristiques grecs, dont l'original a été perdu. Presque toute la littérature gnostique, si importante pour comprendre le mouvement des idées dans les premiers siècles de l'ère chrétienne, n'est conservée qu'en langue copte. Cette variété de langues correspond d'ailleurs à un phénomène historique qui commence à se manifester précisément au IVe siècle: le développement de littératures nationales dans les peuples de l'Empire romain, premier symptôme de la désagrégation future de l'État et de la culture gréco-romaine. C'est aussi au IVe siècle qu' Ulfila, l'évêque des Goths, traduit la Bible dans la langue de son peuple. Ces textes syriaques, arméniens ou coptes ont un grand intérêt pour les historiens de ces langues. De leur côté, les philosophes classiques, qui avaient longtemps dédaigné les textes patristiques parce qu'ils représentaient une époque de décadence, ont découvert au XXe siècle l'importance des renseignements que le grec et le latin des Pères fournissent sur l'évolution de la langue à la fin de l'Antiquité. L'école de Nimègue (Christine Mohrmann) s'est tout spécialement consacrée à l'étude du latin chrétien, c'est-à-dire à l'étude des modifications linguistiques que la société et la vie chrétiennes ont introduites dans la langue latine. Des recherches analogues ont été entreprises pour la langue grecque. De tels travaux n'ont pas seulement une valeur scientifique intrinsèque, ils permettent aussi une traduction et une compréhension exactes des écrits des Pères; trop de théologiens et d'historiens des dogmes ignorent encore les tours propres au grec et au latin tardif et commettent ainsi d'importants contresens dans leurs interprétations.

L'étude des formes et des genres littéraires est également capitale. Dans ce domaine d'ailleurs, si les études de détail ont été assez nombreuses depuis plusieurs années, il manque une synthèse d'ensemble. Si l'on compare les manuels de littérature grecque ou latine classique et les manuels d'histoire de la littérature chrétienne ancienne, on constate que ces derniers pour la plupart (excepté la tentative d'ailleurs assez imparfaite de Jordan) se contentent d'énumérer les différents auteurs dans l'ordre chronologique, sans dégager les tendances, les écoles, les formes littéraires, les styles dans leurs parentés ou différences. D'une manière générale, l'étude littéraire scientifique des textes d'époque patristique est beaucoup moins avancée que celle des textes bibliques. Depuis près de cent ans, les philologues et les historiens de la Bible ont bien compris que toute affirmation d'un écrivain ancien doit, pour être correctement interprétée, être replacée dans le cadre du genre littéraire selon lequel elle est exprimée et dans la perspective de la mentalité collective dans laquelle baigne l'écrivain. Les mêmes principes méthodologiques devraient être appliqués aux textes patristiques. On ne commence à le faire que depuis quelques années.

 

Traditions hébraïques et rhétorique gréco-romaine

 

Si l'on veut comprendre les écrivains de l'Antiquité chrétienne, c'est en premier lieu des hébraïsmes qu'il faut tenir compte. Tout d'abord, à l'origine, les écrits des Pères apostoliques (Clément de Rome, Polycarpe, Ignace d'Antioche, Hermas, la Didachè) sont, dans leur forme et leur contenu, tributaires des écrits judaïques: lettres adressées aux communautés de la Diaspora, ou apocalypses. À partir du IIe siècle, la forme et le contenu des écrits chrétiens seront souvent empruntés à des modèles classiques de la tradition gréco-romaine, mais le thème fondamental restera néanmoins l'exégèse des écrits de l'Ancien et du Nouveau Testament, donc de textes dont la mentalité, le genre littéraire, le style, les tournures sont foncièrement judaïques. Aux auteurs de formation classique, la Bible posera des difficultés d'interprétation qui augmenteront avec le temps et la distance, lesquels éloignent de plus en plus les exégètes des traditions orales primitives. De grands travailleurs, comme Origène ou Jérôme, feront appel à des juifs versés dans l'exégèse des Écritures, ou du moins connaissant bien la langue hébraïque, pour se faire expliquer tel ou tel passage particulièrement obscur. Mais des difficultés gigantesques n'en subsistent pas moins; entre la plupart des écrivains chrétiens et le texte biblique qu'ils commentent s'interposent, s'ils sont grecs, une traduction, celle des Septante, et s'ils sont latins, deux traductions, celle des Septante et une version latine. Aux contresens commis par ces traductions les écrivains chrétiens ajoutent leur propre incompréhension des idées et des réalités hébraïques. Ils projettent, sur des expressions qu'ils ne comprennent pas, des idées ou des représentations helléniques. Le plus bel exemple en est Augustin qui, lisant dans la version latine du Psaume IV, 9 l'expression in idipsum, traduction d'une tournure hébraïque qui veut simplement dire «sur le moment» ou «aussitôt», y découvre un nom de Dieu, tout inspiré de la métaphysique néo-platonicienne; pour Augustin, en effet, l'expression signifie «en celui qui est identique à lui-même». On pourrait énumérer une multitude de contresens de ce genre commis par des exégètes incapables de comprendre les hébraïsmes des textes qu'ils avaient à commenter. Il ne s'agit pas seulement d'erreurs sur des mots ou des phrases, mais c'est surtout la suite des idées, le mouvement général des textes qui échappent totalement aux interprètes. On peut imaginer par exemple les difficultés que la compréhension de certains Psaumes ou du Cantique des cantiques a pu donner à des écrivains formés dans les traditions de la rhétorique classique. On n'insistera jamais assez sur cette opacité et cette obscurité des textes sacrés pour leurs commentateurs patristiques. Ils ont dû faire des prodiges pour introduire leur logique dans des textes qui avaient une autre logique. À force d'être fréquentés, les textes bibliques ont d'ailleurs imprégné de leurs images, de leur style, de leurs hébraïsmes les plus classiques des écrivains chrétiens. Il en est résulté un style nouveau que l'on peut observer de la meilleure manière dans les Confessions d' Augustin, véritable pastiche des Psaumes.

Rien de plus significatif que la tentative de Cassiodore, dans son Commentaire sur les Psaumes, pour retrouver dans les Psaumes les figures des syllogismes catégoriques et hypothétiques, les lieux rhétoriques que Cicéron avait catalogués dans ses Topiques, les figures de pensée et de style énumérées dans les manuels de grammaire. Il y a là un intéressant symptôme de la permanence de l'idéal de la rhétorique antique après six siècles de christianisme. Beaucoup de théologiens scolastiques n'ont pas vu ce caractère foncièrement rhétorique de la littérature patristique. Bossuet reprochait à Richard Simon de prétendre que «les discours des anciens Pères» étaient «des discours de rhéteurs». «Discours de rhéteurs», cela signifie qu'il ne faut pas donner aux affirmations qu'ils contiennent la valeur absolue de propositions contenues dans une argumentation purement logique. Dans de tels discours, les affirmations sont liées aux exigences de la composition littéraire: il faut dire ceci ou cela pour faire des antithèses, faire telle apostrophe pour varier le style. Très souvent aussi, les affirmations de l'auteur sont empruntées; ce sont des lieux communs traditionnels liés à tel genre littéraire ou des modèles préfabriqués que l'auteur imite plus ou moins originalement. Ces emprunts, souvent, n'ont pas beaucoup d'importance doctrinale. Mais ils expliquent parfois le fait que l'on trouve de nombreuses contradictions chez un auteur. Il faudra s'y attendre, par exemple, chez un auteur comme Ambroise de Milan qui pille à tour de rôle Philon, Origène, Basile de Césarée, Didyme d'Alexandrie, et traduit, dans trois de ses sermons, des pages entières du philosophe païen Plotin. Dans ce dernier cas, cela ne signifie pas qu'Ambroise est devenu plotinien. Cela veut dire seulement que les images, le mouvement général du texte de Plotin lui ont paru capables de rehausser la qualité rhétorique de ses sermons.

Hébraïsmes et hellénismes sont les éléments littéraires dont il faut tenir compte pour comprendre les Pères de l'Église ou quelquefois pour comprendre pourquoi on ne les comprend pas. Mais il reste qu'il existe, dans la littérature patristique, des beautés littéraires propres, issues souvent de la rencontre inattendue entre la tradition classique et l'exotisme hébraïque. Notamment une sensibilité nouvelle se fait jour, qui marquera fortement la piété médiévale et fait parfois présager, avec Grégoire de Nazianze et Augustin, les effusions du romantisme moderne.

 

Patristique et littérature européenne

 

L'influence de la patristique sur la littérature postérieure est un thème de recherche dont Ernst Robert Curtius a bien montré la fécondité. Malheureusement, à quelques exceptions près, les études font défaut dans ce domaine. Beaucoup de Pères de l'Église ont eu une riche postérité littéraire, non seulement dans la littérature médiévale, mais aussi dans la littérature moderne. On peut citer notamment Tertullien, Origène, Arnobe, Lactance, et surtout, évidemment, Augustin. L'étude de Peter Krafft sur la survie d'Arnobe aux XVIIe et XVIIIe siècles est un modèle des recherches qui pourraient être entreprises. Il faut en dire autant des travaux de Pierre Courcelle sur la postérité des Confessions d'Augustin et de Philippe Sellier sur les rapports entre Augustin et Pascal. Augustin a eu une influence capitale, non seulement sur l'histoire de la pensée occidentale, mais sur l'évolution de la sensibilité et de l'expression littéraire. Une étude d'ensemble de ce phénomène serait indispensable.

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La fréquentation des Écritures, les affrontements de la fin du XVIe siècle métamorphosent la notion même de littérature religieuse, en un temps où le religieux représente plus de la moitié des livres édités. Une littérature institutionnelle polémique, didactique, historique prend un essor inouï dans les deux Églises, catholique et protestante. Mais, hors de la littérature des Églises et comme son complément vécu, une littérature du sentiment religieux, essentiellement poétique, s'épanouit chez les laïcs. Elle prend pour thème dominant la relation de l'homme à Dieu: elle est prière, parole confiante et l'élan d'un «je» vers le Dieu de sa foi. Cette position essentielle du sujet parlant est une structure constante (qui d'ailleurs ne garantit en rien la sincérité de l'auteur). Semblable à celle du sujet de l'écriture amoureuse, l'expression à la première personne conquiert ici un type de dignité nouveau, parce qu'elle est modelée sur les psaumes. Préparée par le courant de la Devotio moderna, la Réforme a en effet trouvé dans ceux-ci une expression de la foi collective: poésie scandée et chantée, construite sur la relation d'un sujet (David, prophète, peuple de Dieu) à la divinité. Tout croyant qui la prononce réincarne ce «je», parole redevenue vivante. Le succès foudroyant du psautier, traduit à la fois par Clément Marot et Théodore de Bèze, révèle la pertinence de cette structure textuelle et ses vertus communicatives qui accompagnent batailles et martyres. Jusqu'ici, nous ne sommes en littérature que parce que la traduction s'efforce de transposer les versets et les métaphores bibliques en rythmes et en images adaptés aux sensibilités. Quand enfin les catholiques se refusent à abandonner les psaumes aux seuls protestants et à en faire des traductions ou des adaptations (P. Desportes, J.-A. de Baïf, N. Rapin), les deux communautés ont à effacer un lourd passé. La proclamation de la foi se conjoint chez les lettrés à cette autre définition de soi qu'est la pratique littéraire, reconnue comme valeur sociale. Un nouveau mode du littéraire se crée alors, qui utilise les genres connus (sonnets, chansons, stances, poèmes héroïques), et en crée d'autres au besoin (paraphrase, méditations). Enfin, l'influence des grands maîtres de la spiritualité de la Contre-Réforme déborde les frontières confessionnelles: les Exercices spirituels de Loyola, les Méditations de Louis de Grenade, l'Introduction à la vie dévote de François de Sales ont appris à se pencher sur soi; la poésie peut devenir un instrument de l'introspection.

Les recueils de la fin du XVIe siècle montrent ce que fut leur première fonction: le militantisme par les cantiques et les paraphrases des psaumes. Les recueils de Bernard de Montmeja (1574), de E. de Maisonfleur et de Valagre (1581), La Muse chrétienne (1582) disent les espoirs du protestantisme. En prose, cette fois, les Méditations sur les psaumes en sont le complément: faites de rapprochements avec d'autres passages de l'Écriture, elles déploient sur près de quarante pages l'examen de conscience (les psaumes pénitentiels sont en grande faveur), l'analyse des situations politiques, sans qu'allusions bibliques et allusions contemporaines puissent être dissociables. Sous leur allure «spontanée» et pathétique, elles sont nourries des commentaires érudits (Augustin, Ambroise, Calvin). Protestants (P. Duplessis-Mornay, J. de Sponde, Agrippa d'Aubigné) et catholiques (G. Du Vair, J. de La Ceppède) s'y exercent. Une seconde fonction, épidictique, s'est manifestée par phases sous la forme des grands discours: poèmes héroïques de type cosmologique (la Sepmaine de Du Bartas) ou apocalyptiques. Les Tragiques d'Agrippa d'Aubigné (1616) forment une sorte de synthèse de toutes ces potentialités. Après une longue interruption, ce style se retrouvera dans les poèmes héroïques et les hymnes de Pierre de Saint-Louis et du jésuite Pierre Le Moyne.

Mais le plus important tient à l'exploration des mystères religieux, centrée sur quelques situations emblématiques: le moment de la «conversion» aux valeurs religieuses, la préparation à la Cène, la préparation à la mort, la contemplation de la Passion du Christ, le souvenir des extases. Ces thèmes nourrissent les oeuvres du cardinal Du Perron, de J.Bertaut, de Siméon de La Roque, d'Odet de La Noue, d'A. de Nervèze, de P. Motin... Le sommet esthétique reste toutefois Théorèmes de Jean de La Ceppède (1613) qui, en trois cents sonnets, approfondit le sens de chaque mot et de chaque symbole de la Passion du Christ. On peut cependant leur préférer les poèmes plus intuitifs, comme les agonies décrites par Auvray ou les extases lumineuses de Du Boishus et de Claude Hopil, qu'on retrouve ensuite chez Malaval et Mme Guyon. Toutes les facettes de l'esthétique baroque s'y épanouissent, principalement dans la fascination de la mort, l'anxiété devant la condition tragique du croyant qui ne perçoit plus de ce monde que l'illusoire, le tentateur, qu'il oppose à la beauté, à la stabilité, au bonheur du Dieu inaccessible. C'est une poésie du contraste sémantique, qui se développe par grandes antithèses représentant ces univers de valeurs affrontés, mais toujours avec le goût des renversements paradoxaux: la mort est vie suprême, et des ténèbres fulgure le regard lumineux. Des métaphores sont constantes, soit pour affirmer dans les aspects épidictiques l'unité du monde créé (platonisme et parfois ésotérisme obligent), soit pour représenter sa faiblesse: fleur qui fane, vent et onde, reflets et mirages.

Ce n'est pas tant l'arrivée d'une esthétique puriste qui cause le déclin de la poésie du sentiment religieux que le déclin du mouvement spirituel du début de siècle: les poètes s'éloignent progressivement des psaumes pour construire des modèles personnels, avant de revenir aux modèles laïcs, que la nouvelle sociabilité des salons met à la mode. Écrire de la poésie religieuse relève, au-delà de 1640, d'une foi originale ou de l'acte officiel, non dépourvu de réussites, mais voué à la froideur des genres nobles.

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Le caractère essentiel de la littérature espagnole, comme de toute la culture et de tout le génie de l'Espagne, comme du tempérament des Espagnols, est la singularité. De cette singularité les Espagnols ont conscience et ils lui donnent, d'emblée, une raison géographique: ils se sentent situés au bout de l'Europe. Un de leurs aphorismes favoris est que l'Europe commence aux Pyrénées.

À cette raison se joint une raison historique: huit siècles de coexistence arabo-judéo-chrétienne. Ce fait marque l'histoire de la Péninsule à son début et déjà la distingue très fortement de l'histoire politique et culturelle des autres nations romanes. Cette coexistence a été dramatique, agitée d'événements sanglants. Elle a été aussi, à divers moments et dans diverses régions et villes, pacifique, florissante, féconde. Elle ne pouvait manquer d'influer sur les caractères ethniques des Espagnes, leurs folklores, leurs moeurs, leurs noms de personnes et de lieux, enfin leur esprit et, par conséquent, leur littérature. La prise de Grenade (1492) achevant la Reconquête, l'expulsion des juifs et des morisques, les procès de l' Inquisition ne sont point parvenus à laisser à l'Espagne son intégrale «pureté de sang». Les mélanges sont demeurés vivaces dans la population, jusque chez ses plus illustres figures, celles-là mêmes qui, comme sainte Thérèse, ont revêtu un caractère de symbole populaire et national. Mais le sémitisme se manifeste dans l'esprit même de la littérature considérée comme l'expression la plus significative de la spécificité espagnole. Ainsi Américo Castro signale-t-il comme une des plus saillantes manifestations du génie sémitique l'apparition, dans la littérature espagnole bien avant les autres littératures, de l'autobiographie. Ce genre du récit d'une vie fait par celui qui l'a vécue, et la philosophie que ce genre implique, à savoir une affirmation de la personne dans son originalité, son énergie vitale, son destin, sont propres à la littérature espagnole dès ses origines. Cette affirmation de la personne humaine est celle de sa dignité, mais au-delà des morales reçues; elle peut être réfractaire, asociale, antisociale, anarchique. Le Poème du Cid en est un exemple. Les Lusiades, chef-d'oeuvre national du Portugal (lequel Portugal est partie intégrante de l'Hispanie et participe de son originalité historique et spirituelle), n'est pas un poème épique comparable aux productions du genre qui, sous ce nom, était alors cultivé en Europe: il est le récit d'une aventure vécue. L'un des chefs-d'oeuvre de sainte Thérèse est l'histoire de sa vie. Enfin, la littérature picaresque raconte aussi des vies, raconte des aventures, et beaucoup de ces récits débutent par le mot Yo.

Des conditions particulières ont donc contribué à la création de genres et de structures littéraires propres. Des traces de ce particularisme continuent d'apparaître dans la littérature après la Reconquête, après la victoire et l'établissement des Rois Catholiques, c'est-à-dire à partir du moment où l'on peut parler d'une réalité de l'Espagne en tant qu'État et que nation. Elle entre alors dans l'histoire politique de l'Europe, partant dans son histoire culturelle. Il peut sembler que le développement de sa littérature suive le même cours que celui des autres littératures européennes. Certains phénomènes capitaux de l'histoire littéraire de l'Europe, préciosité, baroquisme, romantisme, se retrouvent dans divers chapitres de l'histoire littéraire espagnole. Mais, en dépit de ces échanges et de ces apparents parallélismes, l'Espagne, fondamentalement, garde quelque chose d'irréductiblement extra-européen.

Pourtant, à l'époque du Siècle d'or, son empire s'étend sur une partie de l'Europe: en fait, il est tout entier de l'autre côté de l'Océan. Encore une fois la géographie, qui détourne vers l'Occident la prodigieuse vitalité des peuples hispaniques, a joué. Une des plus grandes oeuvres de l'humanité s'est accomplie alors: la découverte et la conquête du Nouveau Monde. Et une réalité extraordinaire se manifeste: la puissance expansive de la langue et du génie espagnols. Il en naîtra des littératures nouvelles.

Ce phénomène confirme la singularité de l'esprit créateur espagnol et la fatalité extra-européenne de sa littérature. Celle-ci poursuit désormais une part de son action dans des territoires hier inconnus et entre dans des développements temporels distincts de ceux que nous, Européens, connaissons et sommes appelés à connaître. Certes, les guerres d'indépendance ont détruit l'empire espagnol des Amériques, mais les vingt républiques issues de cette révolution ont gardé la langue et la culture que trois siècles de colonisation y avaient implantées. À leur tour, toutes sortes de conditions américaines réagissent sur cette culture et sur sa langue. Par conséquent, la littérature de langue espagnole vit un avenir auquel coopèrent des facteurs étrangers à l'Espagne même, et où, néanmoins, celle-ci peut reconnaître tels ou tels traits qui viennent d'elle.

Une analogue combinaison de traditions reçues et de virtualités absolument différenciées apparaît dans le parallélisme signalé plus haut, entre les développements de la littérature espagnole et ceux des littératures européennes. Des facteurs exclusivement propres à l'Espagne donnent à la version espagnole des phénomènes européens une coloration toute spéciale. C'est ici le lieu d'insister sur une observation très importante: l'Espagne n'a pas connu la Réforme. Par là encore elle a échappé à l'Europe. Mais les chocs de la Réforme ont eu des effets en Espagne; ne serait-ce que la Contre-Réforme, ainsi que certains phénomènes spirituels et culturels qui doivent être considérés comme des conséquences indirectes de la Réforme. Ces phénomènes ont eu de remarquables prolongements et tels aspects de la renaissance universitaire qui a commencé un peu avant le mouvement de 1898, et le mouvement de 1898 lui-même, surtout sous ses espèces unamuniennes, ne sont pas autre chose que des manifestations retardées et nostalgiques de protestantisme.

Bref, même lorsque l'Espagne semble s'accorder à des réalités européennes, il y a en elle de l'hétérogène, et comme une confrontation de ces réalités avec les siennes, obsédantes, et dont elle ne peut s'abstraire. Elle mesure toujours l'universel à l'aune de son propre problème, lequel reparaît à tous les jalons de son histoire, même quand celle-ci est glorieuse et triomphante. Dans l'un de ces moments-là, Quevedo a su que l'Espagne était détestée à cause de sa grande puissance et l'a déploré. Et dès le XIXe siècle, l'Espagne ne cesse, à propos de tout et de rien, de s'interroger sur le «problème national». Le problème national continue de se mêler à tous les problèmes, fussent-ils ceux de la spéculation la plus libre et désintéressée.

Un des plus remarquables paradoxes de l'histoire de l'Espagne, c'est que cette hégémonie formidable qu'elle a exercée sur le monde a coïncidé avec sa décadence. La domination des mers et les éblouissants afflux d'or n'ont pas aidé l'Espagne à entrer dans le mécanisme du capitalisme alors créé par d'autres nations, et en particulier par l'exécré protestantisme du Nord. Une disposition prédominante de l'homo hispanicus fournirait un éclaircissement à cet échec: l'homo hispanicus met son point d'honneur dans des entreprises sans aucune finalité pratique. Autrement dit, sa disposition principale est pour l'héroïsme et s'avérera d'autant plus forte que la fin poursuivie est démesurée et absurde. Ce trait se retrouve souvent dans l'histoire, la pensée et la littérature de l'Espagne. De là une impuissance à créer des lois, des institutions, des régimes qui assureraient une durée aux prodigieux élans de ce peuple. Une impuissance à accéder à l'histoire et à s'y installer. Par suite de cette impuissance, le problème national est constant, l'Espagne demeure problématique. Et cette problématique occupe et anime toute la littérature espagnole.

Américo Castro et d'autres savants qui poursuivent l'étude des origines arabo-judéo-chrétiennes de la Péninsule tendent évidemment à imaginer une solution humaniste du problème national et à dessiner une Espagne capable de participer efficacement à une oeuvre de civilisation universelle. En ce sens, on se préoccupe de faire valoir les moments où l'Espagne, dans sa quête d'elle-même, s'est trouvée en accord avec des réalités de caractère universel et a accompli un acte historique capable de la transformer dans ses structures politiques, sociales et morales et de fonder une organisation possible. En revanche, d'autres maîtres de l'enquête espagnole situent le départ historique de l'Espagne dans la Reconquête. Par conséquent dans une résistance de son essence, de sa casticité, de son identité à elle-même, identité reconnue, définie, revendiquée et qui, conforme à ses origines wisigothiques et féodales, conforme à sa «pureté» congénitale, ne peut être fondée que sur la foi, ne peut être que religieuse, cléricale, guerrière, centralisatrice et, finalement, assez proche de ce qu'on a appelé España Negra, l'Espagne noire.

Mais où que l'on s'arrête dans cette dialectique, on se trouve en présence d'une même réalité: le peuple. Toutes ces impulsions contradictoires de l'Espagne, les unes tournées vers une révolution à réaliser, les autres vers un repli sur soi, ont pour lieu la conscience populaire. C'est là que cela se passe, là que se situent les raisons de la création littéraire, fussent-elles d'un raffinement et d'un artifice extrêmes, non à la cour ou dans les salons. Cette vérité éclate dans toute la littérature espagnole, d'où l'accent, la saveur de celle-ci, sans doute aussi son abondance, sa prolixité, son désordre. D'autres fois, elle se résume dans une superbe brièveté gnomique: cela aussi est populaire. Le rapport qu'exprime la littérature soit entre l'homme et la réalité, soit entre l'homme et le plus exalté des mondes imaginaires, est toujours un rapport populaire, c'est-à-dire tel que le peuple veut l'entendre et l'exprimer selon ses propres structures mentales. C'est en ces rapports mêmes que consiste la création littéraire. Toute l'histoire littéraire de l'Espagne n'est constituée que de ces rapports. C'est pourquoi on n'y trouve point d'oeuvre dogmatique instituant une doctrine idéologique ou en découlant.

 

 

1. Le Moyen Âge

 

Premiers monuments

 

On laissera de côté les diverses manifestations culturelles qui marquent l'avance des royaumes chrétiens à partir des Pyrénées cantabriques ainsi que celles des Arabes et des Juifs pour saluer les premiers monuments de la langue castillane et d'abord, parmi les oeuvres épiques, le Poème du Cid (milieu du XIIe siècle), contant les pérégrinations de ce chef de bande, tout à tour allié d'autorités chrétiennes ou arabes, occupé de sa famille, menant avec autant de réalisme ses affaires ménagères, politiques et guerrières.

Autre source primitive où se reconnaît une même moralité proprement castillane, d'expression lente, rugueuse, tout à fait concrète, voire terre à terre: les récits de vies de saints, de miracles de la Vierge et de martyres de Berceo, prêtre né à la fin du XIIe siècle. Enfin les maximes, contes et apologues ou exemples du Comte Lucanor de l'infant don Juan Manuel (1282-1348) font entrevoir ce que pouvait être le domaine culturel d'un prince castillan, neveu du roi Alphonse le Savant, pourvu de connaissances arabes et orientales, de riches ressources de langage et ayant le goût de moraliser sur des expériences vécues. Un didactisme plus marqué encore dans l'âpreté et doublé de résonances bibliques désolées se fait entendre dans les couplets des Proverbes du rabbi Dom Sem Tob. Mais la grande figure de cette époque, chez qui cet esprit d'observation et de réflexion brille dans toute sa richesse est Juan Ruiz, archiprêtre de Hita, auteur du Livre de bon amour.

Avec l'archiprêtre de Hita, la langue poétique castillane poursuit cette démarche grave, mesurée, qui était le pas du Poème du Cid et de Berceo. Ceci, chez quelqu'un qui, plus que ces rudes primitifs, a pu développer son observation et son expérience, ne va pas sans une ironie dont il est assez difficile, d'ailleurs, de déterminer l'intention et la portée. En fait, on n'est point arrivé à démêler si l'archiprêtre est un satirique ou un cynique. Sa dévotion est grande et a de très beaux accents de candeur. Mais sa connaissance des malices et des péchés de la vie est profonde et il se pourrait qu'il en tirât une sagesse voisine du détachement. Bref, on constate chez lui une ambiguïté qu'on retrouvera chez bien d'autres illustres auteurs espagnols, à commencer par Cervantès.

On ajoutera encore à l'importance de l'archiprêtre en signalant qu'avec son truculent personnage de l'entremetteuse Trotaconventos, ancêtre de la Célestine et de tant de duègnes, il inaugure l'un des principaux motifs du réalisme picaresque.

 

Le XVe siècle

 

Du règne de Jean II à celui des Rois Catholiques, tous les genres se forment. La poésie reprend les rythmes des chansons populaires ou tourne à une savante rhétorique. Aux recueils des cancioneros s'ajoutent ceux des romances, lesquels formeront le Romancero. L'origine de ces merveilleuses pièces octosyllabiques a été beaucoup discutée: les plus anciennes sont peut-être des éclats arrachés à de vieilles chansons de geste. Ces romances reprennent les fameuses histoires héroïques et chevaleresques de l'Espagne, en particulier, sous une forme plus romanesque et légendaire, celle du Cid. Ils créent ainsi diverses imageries populaires, dont l'une des plus séduisantes est le Romancero mauresque. Plus tard, les plus illustres poètes se plairont à écrire des romances. Ainsi s'accroîtra ce trésor familier, national, oeuvre collective s'il en fut. Et l'une des choses que les romantiques français, à juste titre, ont le plus admirées et aimées.

La prose s'assouplit et s'enrichit avec des productions en tous genres, chroniques, romans. Le roman de chevalerie surgit avec des Amadis portugais, antérieurs à la première édition de l'Amadis de Gaule que l'on connaisse et qui est de 1508. À la fin du siècle, le théâtre commence aussi sa carrière avec les petits dialogues pastoraux de Juan del Encina.

Mais de toute cette époque, deux chefs-d'oeuvre sont à mettre au premier rang. D'abord les Coplas, écrites par un brillant et héroïque gentilhomme, Jorge Manrique (1440-1478), sur la mort de son père. Ce poème, très savamment rythmé, qui, tout du long, sonne comme un glas, a mérité d'être souvent comparé à la Ballade des dames du temps jadis; il en diffère et peut-être le dépasse par l'ampleur de sa mise en scène, par la calme, fière et forte ordonnance finale: entrée de la mort, son discours, la réponse du mourant.

L'autre chef-d'oeuvre est la Tragi-comédie de Calixte et Mélibée, célèbre sous le nom de La Célestine (plus ancienne édition connue: Burgos, 1499). On a été frappé d'y voir un prototype de Roméo et Juliette; de toute façon, la comparaison s'impose entre la puissance dramatique qui l'anime et celle de Shakespeare. Le souffle, le ton, l'autorité sont analogues. Mais l'ouvrage espagnol est en prose. Une prose d'une dureté implacable, péremptoire jusqu'à la brutalité, âpre jusqu'au sarcasme, à la mesure des événements qu'elle rapporte, des caractères et des passions qu'elle dépeint. Ici encore, comme dans les Coplas, le funèbre l'emporte sur tout autre élément de beauté, et le drame conclut son fatal mécanisme sur une déploration liturgique d'une accablante grandeur.

 

 

2. Le Siècle d'or

 

L'humanisme

 

L'Espagne a reçu le souffle novateur de la Renaissance et certaines répercussions de la Réforme, à laquelle elle a résisté. Cela a produit un humanisme espagnol, principalement alimenté par des rapports étroits avec l'Italie. Les historiens, et particulièrement Marcel Bataillon, ont approfondi l'étude de ce vaste remuement de liberté et d'érudition qu'on a en partie résumé sous le nom d'érasmisme. L'influence d'Érasme et de son esprit y joua en effet un rôle décisif. On peut symboliser cet humanisme, entre autres figures importantes, dans celle de Juan Luis Vives, qui enseigna à Paris, Louvain, Bruges et Oxford. L'Espagne, comme alors toute l'Europe, a connu la pensée libre. Elle a eu aussi ses hétérodoxes, esprits religieux en quête, par la critique comme par l'inspiration, de nouvelles voies religieuses. On atteint là l'origine de tout un courant protestataire en même temps qu'avide de civilisation universelle et qui demeurera longtemps sous-jacent aux constructions de la foi et de la monarchie.

Celles-ci, à partir de Charles Quint et de Philippe II jusqu'à la venue du dernier Philippe, français celui-là, de la race des Bourbons, dominent le monde et l'étonnent par leur puissance, par leur impériale étendue, mais aussi par la civilisation qui les accompagne et dont l'éclat est aussi vif dans le domaine de la peinture, de la sculpture et des monuments que dans celui des lettres. Que les Espagnols aient pris conscience de la situation de leur collectivité apparaît dans le développement de traités politiques et d'importants ouvrages d'histoire, intéressants d'abord parce qu'ils montrent le degré d'excellence, de nombre et de clarté auquel est parvenue la prose espagnole, mais aussi parce que s'y manifestent une liberté de réflexion et un souci du droit qui portent encore la marque de l'oeuvre du père Mariana, jésuite, dont le traité, De Rege, sur les origines et les limites du pouvoir royal fut brûlé à Paris, après l'assassinat de Henri IV.

 

La poésie et le conceptisme

 

L'italianisme a introduit en Espagne -malgré la résistance de la vieille muse rustique -des mètres nouveaux, des genres nouveaux, et particulièrement le sonnet. Il s'est formé en Europe toute une esthétique du sonnet, provenant de la tradition pétrarquisante et s'inspirant d'un merveilleux spiritualisme érotique. Cette sorte de composition, aussi parfaite dans son architecture typographique que dans son mécanisme rationnel et rhétorique, offrait aux poètes des chances illimitées de résumer une prise de position lyrique, morale, religieuse, philosophique, etc. Les plus fortes personnalités de la littérature du Siècle d'or ont pratiqué le sonnet, mettant dans ce rigoureux exercice le plus intime, le plus secret d'elles-mêmes et y subtilisant non seulement sur leurs passions amoureuses, mais sur leurs élans religieux, sur l'amertume de leurs méditations quant aux choses du monde, ses vicissitudes, ses succès, ses désastres, quant à leur déclin personnel, quant à la mort.

L'influence italienne s'est manifestée d'abord dans les diverses pièces poétiques de Boscen (1490-1542), puis dans le lyrisme harmonieux, délicieux, virgilien de Garcilaso de la Vega, gentilhomme favorisé de tous les dons, naissance, vaillance, génie, tué à trente-trois ans au siège de Fréjus (1536).

Ce lyrisme musical renouvellera ses accents, atteindra à l'ineffable dans la poésie mélodique, éperdument éprise de nature et de délectable paix, de fray Luis de León (1527-1591), lui aussi tout nourri d'Antiquité. Lope de Vega, dont l'oeuvre lyrique est immense, emploiera aussi la poésie à une réflexion sur les incertitudes de sa fortune personnelle et à l'expression de ses plus ardentes ferveurs religieuses. Mais ce qui domine chez lui, c'est le ton populaire; sa puissance l'emporte sur les recherches savantes. Celles-ci, en poésie, et principalement dans le sonnet, se développent dans la seconde partie du Siècle d'or, à mesure que l'on s'enfonce dans les splendides torsions du baroque, du cultisme et du conceptisme.

Voici, parmi tant de définitions du conceptisme, celle de l'un de ses maîtres et doctrinaires, Baltasar Gracián, dans son traité de l'Art des pointes et du bel esprit (Agudeza y arte de ingenio): «Le concept est un acte de l'entendement qui exprime la correspondance qui se trouve entre deux objets.» Le conceptisme est donc un art de la métaphore, mais poussé à de tels imprévisibles extrêmes et employé de façon si constante et totalisante qu'il produit une image de l'univers prodigieuse et animée de significations infinies. Elle est assez analogue aux correspondances de l'univers baudelairien.

Luis de Góngora (1561-1627) a chanté sur le ton populaire avec un immense bonheur; le même bonheur triomphe dans son oeuvre savante et difficile. C'est un artiste d'une éblouissante virtuosité. La flexibilité et la richesse de la langue espagnole l'ont servi en ce sens. Du côté hermétique de son oeuvre, ses sonnets, son Polyphème (Fábula de Polifemo y Galatea), ses Solitudes composent un fastueux cosmos absolument matériel, physique, mais qui, par sa volonté d'artifice, dequintessenciation conceptiste, peut apparaître comme une métaphysique, et l'une des plus sublimes, qu'ait jamais conçues le génie poétique. Dans un sonnet comme l'Inscription pour le sépulcre du Greco se proclame cette foi en la toute-puissance de l'esprit qu'on peut retrouver dans une tradition allant de Vigny à Poe et à Baudelaire, à Mallarmé et à Valéry.

On vient d'évoquer le jésuite Baltasar Gracián (1601-1658). Impossible de séparer ce maître de toute prose de Góngora, maître de toute poésie. De même que l'esthétique de celui-ci implique une métaphysique, celle de Gracián implique une éthique. «Combien singulier je te désire!» dit-il au lecteur, en préface à son traité du Héros. Ses autres traités et son vaste roman philosophique du Criticón ont instauré une morale de l'action personnelle et de la désillusion totale dont se sont réclamés Schopenhauer (qui traduisit l'Oráculo manual) et Nietzsche. Morale aussi hautaine en son esprit qu'en sa forme, laquelle est à la fois concise et compliquée, somptueuse, fulgurante, tordue comme une ferronnerie et d'un sombre et magnifique éclat.

C'est dans ce même climat de fierté et de solitude que l'on doit situer Francisco de Quevedo (1580-1645), aussi curieux de savoir encyclopédique que d'aventures politiques. Il connut la plus grande fortune et les plus affreuses chutes et mourut dans la mélancolie. Ses Songes, ses poésies burlesques et satiriques sont le sommet de la poésie baroque, tour à tour extravagante, injurieuse, très recherchée dans le subtil comme dans le grossier et le caricatural. Il a écrit sur tout, politique et histoire, et cela dans une prose brève, fulgurante, avec des vues très profondes qui rejoignent Gracián et, par lui, Machiavel. Ses sonnets résument, à la cime du lyrisme conceptiste, toute une âpre expérience humaine.

À considérer des incarnations de la grandeur humaine telles que Góngora, Gracián et Quevedo et la forme d'art véritablement suprême par ceux-ci produite, on comprend que les Espagnols se soient si souvent réclamés du stoïcisme. Sénèque n'était-il pas andalou?

 

Le roman picaresque

 

L'archiprêtre et La Célestine préludent à ce nouveau genre littéraire, d'un schéma rigoureux, dont le modèle est fourni par le Lazarillo de Tormes (premières éditions connues: 1554). L'un des chefs-d'oeuvre en est le Guzmán de Alfarache de Mateo Alemán, dont le succès en Espagne et à l'étranger, surtout en Angleterre, fut énorme. Un autre, le Buscón de Quevedo, sans doute le plus outrancier, celui qui va le plus loin dans la force du style et dans le cynisme, la bouffonnerie, la cruauté, tout cela qu'on appelle aujourd'hui l'humour noir. Entre également dans ce genre toute une part, et non la moins prestigieuse, de l'oeuvre de Cervantès, dont quelques-unes de ses Nouvelles exemplaires et, parmi elles, l'incomparable Rinconete et Cortadillo.

La fièvre de l'aventure transocéanique accumule dans la mirifique cité portuaire de Séville, mais aussi dans d'autres capitales, toute une pègre qui a ses lois, ses moeurs et son argot. Sa morale aussi, à savoir une volonté de puissance qui peut se réduire à une simple volonté de subsistance, mais à tout risque et à tout prix. Le réalisme des romans picaresques est le plus sérieux, sinon le plus délectable des réalismes parce que non seulement peinture objective, mais aussi engagement du lecteur dans une nécessité dramatique, voire tragique. Il s'agit de vivre, et la vie ne peut être rien d'autre qu'une aventure, et l'aventure ne peut être rien d'autre que le fait des coquins.

 

Cervantès

 

Cette vérité, Miguel de Cervantès Saavedra (1547-1616) l'a connue par l'épreuve et l'a méditée en tous sens et avec toutes ses contradictions. Il l'a connue par l'épreuve en la vivant, tour à tour soldat, héros, captif en Alger, littérateur raté, employé besogneux, accablé de charges et de tracas. Quant à la vie imaginaire, celle des fascinants romans de chevalerie, miroirs des exploits que, dans un âge révolu, on aurait pu accomplir pour en tirer gloire, il y faut à jamais renoncer. Il faut se défaire des fantasmagories et, si l'on a l'âme sublime, ce qui est le cas de Cervantès, se retraire dans une amère et souriante sagesse, et réserver les ressources de charité que l'on peut garder aux sites, aux choses, aux bêtes, aux êtres humains, au fidèle Sancho. Car on est entré dans les temps modernes, ceux des grands États politiques et de la force. Une dialectique aussi comique que mélancolique s'impose, celle du Don Quichotte, une des dernières oeuvres de ce génie tardif et qui n'a pu éclater -mais avec quelle puissance, puisqu'il s'agit du plus fameux et peut-être du plus beau livre de toutes les littératures! -qu'au bout d'une expérience.

Les Nouvelles exemplaires paraissent également au crépuscule de cette généreuse et triste carrière. Elles sont de la même encre que Don Quichotte, c'est-à-dire de cette sorte de perfection noble et familière, éloquente et concrète, merveilleusement ironique, qui est le style de l'un des écrivains les plus doués qui aient jamais été, pour dire le vrai de l'homme et de la vie. On est avec Cervantès à l'un de ces moments où la pensée la plus forte s'exprime dans le langage le plus fort, où le génie, sans qu'on ait à chercher ni comment ni pourquoi, s'est fait évidence.

 

Le théâtre

 

Le théâtre espagnol est un phénomène qui, par son abondance, tient du monstrueux. Sa prosodie, essentiellement coulante, orale, propre à s'étendre de la naïveté à l'éloquence, a sans doute facilité cette étourdissante production. Ce théâtre a beaucoup gardé en lui du caractère familier de sa période primitive. Les actes et les sentiments y apparaissent sous leur forme élémentaire. Le thème de don Juan qui, dans toute l'Europe, prendra des formes si diverses, autorisant des interprétations aussi variées que profondes, le voici sous sa première figure, celle du Burlador de Tirso de Molina (1571-1658). Dès ses premières répliques, il présente le problème dans son expression la plus brutalement primaire: «Qu'est-ce? -Eh! que cela peut-il être? Un homme et une femme.» Toute une histoire grosse du plus bel avenir philosophique débute par ce coup de tonnerre. Cette schématisation persiste dans tout le théâtre espagnol, même dans ses comédies de cape et d'épée, de galanteries, d'intrigues, de méprises, d'inextricables complications.

Ainsi apparaît Lope de Vega (1562-1635), personnage hors mesure, tout à fait typique de l'âge baroque, avec sa prodigieuse capacité d'excès en aventures, amours, fécondité littéraire, désordres et sainteté. C'est un génie national parce que populaire, exprimant l'honneur du village, du pueblo, contre l'injustice féodale, accordant son inspiration dramatique et poétique à la fraîche chanson de la rue et des champs et aux sentiments du peuple, à sa bonne et simple dévotion religieuse, à son indépendance, à sa fierté, à son naturel.

Son successeur dans la gloire, Calderón de la Barca (1600-1681), avec ses pièces comme avec ses autos sacramentales, qui sont des représentations liturgiques et théologiques, relève du conceptisme. Aussi sa vigueur dramatique aboutit-elle à tout instant à un lyrisme systématique d'une scintillante beauté. C'est un philosophe, et son plus célèbre drame, La vie est un songe, met en scène le thème de Hamlet et celui de Don Quichotte sur l'ambiguïté du rêve et de la réalité, ce thème fameux de l'ironie et du doute qui éclate dans le monde en ce moment critique entre le Moyen Âge et la raison moderne. Les monologues de Sigismond, le héros de La vie est un songe, sont à compter parmi les pages les plus illustres de la poésie universelle.

 

La mystique

 

Dans cet immense domaine, qui est aussi caractéristique de l'Espagne que celui du réalisme picaresque, sinon du réalisme tout court, on retrouve d'abord fray Luis de León, maître platonisant, voire hébraïsant, plein de sagesse et de rayonnante humanité, auteur, outre ses poésies, de traités comme Les Noms du Christ (1583), d'une prose transparente à l'image d'un cour digne de savoir retrouver Dieu dans toute sa création et toutes ses créatures.

C'est là aussi le pouvoir dont était douée sainte Thérèse d'Ávila (1515-1582), femme profondément attachée à la nature et à l'action, véritablement maternelle et dont le peuple espagnol a fait l'image de la Mère. Dans une prose directe, touchante, effusive, concrète elle raconte avec une égale puissance de communication l'histoire de sa vie, de ses luttes pour sa réforme et ses fondations carmélitaines, de ses rapports humains, de ses itinéraires à travers les demeures de l'âme jusqu'aux extrêmes transports de l'amour divin. Elle est une des plus grandes et chères figures de l'histoire et de la vie du peuple espagnol et un écrivain admirable: ses poésies, à la cime de la passion mystique, et d'une si forte et véridique expression humaine, sont de la même exceptionnelle qualité que sa prose.

Saint Jean de la Croix (1542-1591) fut son frère et comme son disciple dans l'oeuvre réformatrice et spirituelle. Ses commentaires en prose, s'ils ont, sur une expérience mystique, la force d'exposé de ceux de sainte Thérèse, fournissent en outre une méthode et démontrent chez leur auteur un très subtil esprit d'analyse et de système. Mais cet esprit ne gêne en rien le génie expressif du docteur extatique: dans ses poèmes du Cantique spirituel et de la Montée du mont Carmel, il a produit une forme de la beauté poétique où, par le plus sublime mystère, il semble impossible de distinguer les divers éléments -musique verbale, images bibliques et images inventées, signification réelle des termes et leur signification spirituelle -qui concourent au poème. Saint Jean de la Croix est une des plus hautes figures et de la mystique et de la poésie universelles.

 

 

3. Le siècle des Lumières et le XIXe siècle

 

Le siècle des Lumières

 

La prose académique et oratoire se développe pendant le XVIIIe siècle, mais aussi la prose critique. Les travaux de Jean Sarrailh ont révélé l'importance de cette Espagne des Lumières sous le règne du despote éclairé CharlesIII et l'oeuvre de maints écrivains, réformateurs, hommes d'État, inspirés par les encyclopédistes français et les économistes anglais. Une des figures les plus représentatives de ce mouvement est l'écrivain et homme d'État Jovellanos (1744-1811).

L'esprit d'insidieuse malice perce partout, dans les écrits du padre Isla, jésuite, et du padre Feijoó, bénédictin, au théâtre, en poésie, dans toutes sortes d'ouvrages, «à la française». Bon nombre des écrivains de ce temps seront des afrancesados, comme Goya le fut. Enfin, la mode est aux scènes de la rue, aux fêtes populaires, aux corridas. Cela se manifeste avec vivacité dans les saynètes de Ramón de la Cruz.

 

Le romantisme

 

Le romantisme est également une période où les influences et les échanges semblent mêler l'Espagne aux courants européens. Ainsi y a-t-il du byronisme dans le lyrisme passionné d'Espronceda (1808-1842). Ainsi y a-t-il du ton des ballades des romantiques européens dans les poèmes légendaires de José Zorrilla (1817-1893). Mais ils sont aussi de saveur espagnole et le Don Juan Tenorio, comme un rite national, est joué dans tout le pays, au jour des Morts.

Il faut attendre un peu plus tard pour avoir en Gustavo Adolfo Bécquer (1836-1870) le type même du poète romantique mort jeune et dont les accents amoureux demeurent à jamais dans toutes les mémoires. Son oeuvre poétique, à côté de quelques écrits en prose, dont les Légendes, ne tient que dans un mince recueil de très courts poèmes, souvent d'une ou deux strophes seulement, et qui porte le titre modeste de Rimes. La comparaison avec Heine s'impose: ce sont vraiment des lieder qui, comme ceux du poète allemand, racontent, sur un ton tour à tour mélancolique, rêveur, désespéré, sarcastique, tendre, passionné, une histoire d'amour. La prosodie est libre, donc savante et comme s'adaptant à la musique sur laquelle on pourrait faire chanter ces vers, et qui est la musique du coeur. Mais nous pourrions aussi, puisque Bécquer était andalou, né à Séville, réduire cette musique, en notre oreille intérieure, à quelques accords de guitare.

Cette oeuvre si brève n'en est que plus intense. C'est un concentré de sentiment et de poésie dont ne cesse d'émaner un charme extraordinaire.

Une littérature, dans la suite de certaines tendances du siècle précédent, s'intéresse aux moeurs locales, se soucie de situer la peinture de la vie réelle dans son cadre social et régional: on l'appelle le costumbrismo. Elle recherche moins le pittoresque et la couleur que la vérité. Et la préoccupation du problème national est au fond de cette inquiétude. Ainsi Mariano José de Larra (1809-1837), qui se suicide en pleine jeunesse, a-t-il, dans ses chroniques de la vie sociale espagnole, dit avec ironie et mélancolie le vide de cette vie.

 

Le roman espagnol du XIXe siècle

 

L'existence espagnole est, en effet, vide et vaine, provinciale, sans issue. Les plus généreux efforts de l'esprit libéral et démocratique se heurtent à une monarchie fondamentalement régressive. Des pronunciamientos dont certains, d'ailleurs, sont à tendances libérales, jalonnent, comme autant de secousses sans lendemain, la vie politique. Toutes sortes de problèmes propres à l'Espagne, dus à l'énorme emprise cléricale, à de mauvaises conditions économiques et financières, aux revendications autonomistes de provinces aussi nettement tranchées que la Catalogne et le Pays basque, font que cette vie politique ne trouve pas son équilibre, ne réussit pas à suivre un fructueux développement.

Et cependant des esprits de la plus haute qualité, conscients et inquiets de ces problèmes, font du XIXe siècle espagnol une ère de production littéraire de valeur et significative, abondante en romans. Observer et dire la réalité, c'est aussi la critiquer. Donc celui qui veut comprendre le drame de l'Espagne, ses crises, les inhibitions et les obstacles dont elle souffre, mais aussi ses lucides prises de conscience, ses luttes pour la liberté d'examen, ses volontés d'affranchissement et de progrès, doit lire de près les romans du XIXe siècle, ceux de Pedro Antonio de Alarcón, de Juan Valera, de José Maria de Pereda, de Leopoldo Alas, qui écrivit aussi sous le nom de Clarín (1852-1901), et surtout de Benito Pérez Galdós (1843-1920).

Galdós est le type même du romancier du XIXe siècle, l'égal de Balzac, de Tolstoï, Dostoïevski, Dickens. Il y a le Madrid de Galdós comme il y a le Paris de Balzac et le Londres de Dickens. C'est dire que, comme ses émules, il possède le pouvoir de transformer en grandiose épopée toute la réalité d'une ville, d'une société, d'un siècle, d'un monde. Cette réalité se trouve, par une forme du génie créateur, où se conjuguent l'observation et l'imagination, portée à un état supérieur dont on contemple les mécanismes, les mystères et les plus vivantes et significatives figures.

Citons comme grands parmi les plus grands des romans tels que Le Fruit défendu (Lo Prohibido), ou Miau, ou ce chef-d'oeuvre d'une bouleversante richesse affective: Fortunata et Jacinta. Mais la puissance créatrice de Galdós ne s'arrête pas aux réalités qu'elle a révélées et qui sont de tous les mondes, bourgeoisie de tout gabarit, menu peuple des rues, bas-fonds de la pire misère: elle va au profond de l'âme et une ardente charité emporte cet esprit moderne, très XIXe siècle, anticlérical, ouvert au progrès social, vers des régions de la passion qu'on doit qualifier de religieuses. Ceci se révèle dans les pérégrinations tour à tour sublimes et bouffonnes de Nazarín, ce fou de Dieu, et dans Ángel Guerra, l'un des personnages les plus saillants qu'ait créés la littérature espagnole et dont la pathétique trajectoire va de la révolte anarchiste à cette autre révolte: la sainteté.

Toute une partie de l'oeuvre de Galdós a pris la forme d'un cycle de romans historiques, les Épisodes nationaux (Episodios nacionales). Les événements du règne de Ferdinand, de l'invasion napoléonienne, de la guerre d'Indépendance y sont vus, comme dans les romans historiques d'Erckmann-Chatrian, par des témoins naïfs, engagés dans le drame général comme ils le sont dans les péripéties de leur vie privée. On voit donc reparaître là un thème cher à Galdós et fréquent dans le roman espagnol, celui de la formation d'un jeune homme par l'expérience vécue, thème qui a été développé ailleurs sous les noms d'«éducation sentimentale», d'«apprentissage», de Bildung. Ce thème contribue pour beaucoup au naturel, à la vivacité, à la prodigieuse vérité de ces romans qui sont tout ensemble histoire de l'Espagne et histoire des Espagnols.

 

 

4. La génération de 1898

 

Les précurseurs de l'Espagne moderne

 

La nécessité de retrouver la vérité historique de l'Espagne et de lui donner les meilleures chances de s'accomplir se fait de plus en plus manifeste dans les consciences. La volonté de réforme qui, continuellement, est le sel de la vie souterraine de l'Espagne, s'incarne dans la grande figure de Joaquín Costa, promoteur d'une politique hydraulique, historien des origines espagnoles du socialisme avec son Collectivisme agraire en Espagne (1898), et dans les initiateurs d'une grande rénovation universitaire: Sanz del Río et surtout Francisco Giner de los Ríos (1839-1915), fondateur de l'Institution libre d'enseignement. Cette rénovation pédagogique s'élargissait à toute une rénovation morale et politique. Un singulier concours de circonstances a fait qu'elle se réclamait d'un obscur philosophe néo-kantien, Krause, et a pris le nom de krausisme. Il faut toujours un nom à ce que l'on sent être une hérésie. En effet, ce qui se manifestait là, c'était toute la tendance hétérodoxe, protestante, démocratique, universaliste que l'on devine sous l'histoire spirituelle et sociale de l'Espagne.

Le traditionalisme, déjà illustré au XIXe siècle par le penseur catholique Balmes, ne poursuivait pas moins son action à l'Université, par exemple avec l'oeuvre magistrale d'un admirable érudit, un véritable humaniste, Marcelino Menéndez y Pelayo (1856-1912). L'élan est donné, et une volonté de libération transforme le monde des sciences, développe l'érudition dans tous les domaines, pousse vers la recherche des sources spirituelles de l'Espagne, restitue ses valeurs, découvre, avec Manuel B. Cossio, le Greco, fomente le cervantisme ainsi que, avec Menéndez Pidal, les études historiques et philologiques.

Ángel Ganivet (1862-1898), personnalité de la plus péremptoire originalité, donne, avec son bref Idearium espagnol, une lumineuse somme des caractères philosophiques et moraux de l'Espagne. Il est un des premiers à s'enquérir de ce que peut bien être la réalité désignée sous le nom d'Espagne et à s'efforcer de la définir. Son roman Les Travaux de l'infatigable créateur Pío Cid est en fait une enquête analogue, menée, à l'instar de Don Quichotte, comme un départ vers une entreprise, comme une pérégrination, comme une suite de rencontres et d'expériences. Livre animé de cet arbitraire, de ce caprice abrupt qui est le trait principal des Espagnols et va de pair avec leur généreuse richesse morale. Livre admirable, le plus grand peut-être, avec Don Quichotte et certains romans de Galdós, de toute la littérature espagnole.

 

Nouveaux maîtres à penser

 

Ganivet était l'ami de Miguel de Unamuno (1864-1936), le maître de la génération de 1898 et l'une des figures capitales de l'Espagne, devenue légende à cause de sa carrière passionnée de lutteur, sa gloire de recteur de l'université de Salamanque, son exil sous Primo de Rivera, son retour triomphal à l'avènement de la république, sa mort solitaire lors de l'entrée des franquistes à Salamanque. Ayant découvert avec enthousiasme la parenté de sa pensée avec celle de Kierkegaard, il peut et doit apparaître comme le penseur existentiel par excellence. Il a véritablement et de tout son être vécu sa pensée avec ses innombrables essais, dont le fameux Sentiment tragique de la vie (1914), ses poèmes, ses romans, ses articles, sa correspondance, ses propos, toute sa personne.

1898 est la date du désastre colonial, date qui marque la fin d'un empire qui n'était plus qu'un songe, le retrait définitif de l'Espagne sur elle-même. D'où la nécessité d'une méditation à laquelle Unamuno donne sa forme la plus pathétique. Toute une génération de brillants génies apparaît avec lui: Azorín, subtil, exquis, minutieux révélateur des pueblos de Castille et de la route de don Quichotte; Pío Baroja, romancier de l'aventure et peut-être du final néant de l'aventure, et dont la prose, à cet effet, est merveilleusement prompte, sèche, désinvolte, impertinente; Ramón del Valle Inclán, artiste baroque, d'une langue fastueuse; enfin et surtout le poète Antonio Machado (1875-1939).

Poète difficile à analyser, impossible à traduire. Sa solitude, son pouvoir de concentration sentimentale et philosophique le confinent dans une temporalité où le souvenir vécu se transmue en souvenir rêvé. D'où la force de charme incantatoire et mélancolique de sa poésie. Ce poète bouleversant s'est doublé d'un philosophe profond. Lui aussi est entré dans la légende populaire de l'Espagne à cause de son immense bonté, de son rayonnement moral, de sa fidélité au peuple qui l'entraîna, dans le flot de l'armée républicaine en déroute, à Collioure, où il mourut de fatigue et de douleur et où il est enterré.

C'est le lieu d'indiquer que la poésie espagnole avait commencé de se rénover sous l'impulsion du Nicaraguayen Rubén Darío (1867-1916), qui vécut à Paris où il reçut l'influence du symbolisme français et surtout de Verlaine, qu'il combina avec sa sensibilité indienne pour créer un lyrisme d'une tonalité musicale tout à fait inouïe en espagnol. Il est le père de toute la poésie américaine, comme il est l'apôtre et le prophète de la latinité contre l'impérialisme yankee.

Dans ce riche complexe, la poésie espagnole a puisé une vie nouvelle. Une grande liberté lui est désormais offerte, qui se sent chez les poètes de 1898, puis dans l'effusive multiplicité d'images, l'environnement cosmique de Juan Ramón Jiménez (1881-1958).

Avec celui-ci, une nouvelle génération apparaît, qui comprend le romancier, d'un si puissant et profond humour, Ramón Pérez de Ayala, le philosophe et esthéticien Eugenio d'Ors, d'un style aussi précieux que les délicieux méandres de sa subtile pensée; Gabriel Miró, savoureux poète en prose de la côte levantine; Ramón Gomez de la Serna, célèbre par son imagination d'une fécondité effrénée, qui bouleverse toutes les données de l'univers, le réanime en combinaisons disparates jusqu'à l'absurde, le réinvente tel qu'auraient pu le vouloir les plus romanesques et passionnés désir secrets du surréalisme, mais à sa façon à lui, Ramón, selon les conditions et le décor de la rue madrilène. Enfin, la jeunesse a ses maîtres dans une Université digne d'être comparée aux plus savantes et actives des deux continents. Parmi eux se détache la figure souveraine du philosophe José Ortega y Gasset, esprit universel en même temps que très profondément castillan, fondateur et directeur de la Revista de Occidente.

 

La génération de la république

 

Le journalisme, le centre intellectuel de l'Ateneo, que domine l'autorité d'hommes tels que Manuel Azaña, sont en pleine effervescence. Tout est prêt pour une nouvelle vague d'écrivains et de poètes. Ce seront: le paradoxal catholique José Bergamín; Pedro Salinas, poète de l'intimité, humaniste d'esprit ouvert et ingénieux, le critique et professeur Damaso Alonso; trois poètes dont l'exceptionnelle qualité mérite un rang à part: Rafael Alberti, doué au plus angélique degré de la grâce andalouse; Jorge Guillén, scrupuleux, difficile, passionnément épris de pureté, avide de manifester l'évidence de l'univers, sa présence, son présent; Federico García Lorca, dont l'exécution à Grenade, sa patrie, par les troupes franquistes, fera une figure symbolique de l'éternelle condition tragique de l'Espagne, et qui fut un poète d'une force d'invention, d'inspiration, de charme perpétuellement jaillissante. Ce lyrisme a pu également revêtir la forme dramatique: le pathétique des pièces de Lorca atteint dans les profondeurs du spectateur les grandes énigmes du sexe et de la mort.

Cette brillante cohorte de poètes, parmi lesquels on n'aurait garde d'oublier Vicente Aleixandre, Luis Cernuda, Juan Larrea, a connu l'allègre printemps de la république du 14avril 1931, aboutissement d'un long mûrissement. Puis le coup d'État de Franco. Il s'en est suivi la dispersion dans l'exil de toute l'intelligentsia et, en métropole, un brutal arrêt de toute activité littéraire et scientifique. Celle-ci, s'accommodant des conditions et malgré un certain malaise, a fini par reprendre et par produire, en poésie comme en prose, et aussi dans le domaine de la recherche et de l'essai philosophique, des oeuvres qui témoignent de l'inaltérable vitalité du génie espagnol.

 

 

5. Tendances contemporaines

 

Les années noires (1939-1959)

 

La guerre civile et l'instauration du régime franquiste bouleversent totalement les données de la création artistique en Espagne. La mort de Lorca et d'autres écrivains, comme Miguel Hernández, l'exil de beaucoup d'autres (Rafael Alberti, Ramón Sender, etc.) signifient la rupture de la continuité littéraire. Par ailleurs, le régime met en place un système de censure très répressif, et impose à tous les secteurs de la culture une orientation conforme à l'idéologie du parti unique, la Phalange. Rien d'étonnant, donc, à ce qu'une des premières caractéristiques de la vie littéraire espagnole après la guerre civile soit la remise à l'honneur des écrivains du passé. Ainsi, lorsqu'après quelques années de silence la création poétique semble reprendre, c'est autour d'une revue fondée par le pouvoir et dont le nom, Garcilaso, indique assez la tendance résolument néo-classique. Ses collaborateurs, comme José García Nieto ou Dionisio Ridruejo, pratiquent une poésie intemporelle dont la sérénité est sans rapport avec le climat tendu qui règne dans le pays. Un mot clef, escapismo (fuite devant les réalités, refus de l'engagement), servira plus tard dans les débats autour de la littérature pour caractériser cette attitude qu'on retrouve tout particulièrement dans le théâtre où ce sont les gloires finissantes du début du siècle (Jacinto Benavente, Eduardo Marquina, les frères Quintero) qui tiennent le plus souvent le haut de l'affiche au titre de la modernité. Ces vieux dramaturges, ainsi que des auteurs plus jeunes comme Alfonso Paso, Juan Ignacio Luca de Tena ou Edgar Neville, fournissent un théâtre de distraction, très conventionnel, et d'autant plus inoffensif que le public auquel il s'adresse est de toute façon restreint à la bourgeoisie aisée de Madrid et de Barcelone.

C'est du côté du roman que se manifestent très tôt les signes d'une ouverture possible. Non que la production romanesque ne soit envahie, dans la logique des choses, par des imitations du roman réaliste du XIXe siècle, comme en témoignent les oeuvres de Juan Antonio Zunzunegui et Ignacio Agustí. Mais l'évolution récente des techniques narratives, et en particulier le néo-réalisme pratiqué depuis plusieurs années par des écrivains nord-américains (Steinbeck, Hemingway, Caldwell, etc.), apporte aux romanciers espagnols une échappatoire partielle. Le récit néo-réaliste, qui peut se limiter à la description de lieux ou de comportements et à la transcription de dialogues, permet de rendre compte de la réalité dans ses aspects les plus négatifs sans pour autant se référer à un système de valeurs explicitement formulé. Il y a donc là un moyen d'éviter la censure, très bien exploité par Camilo José Cela (La Familia de Pascual Duarte [La Famille de Pascual Duarte], 1942) et surtout par Rafael Sánchez Ferlosio (El Jarama, [Les Eaux du Jarama], 1956). En même temps, le néo-réalisme littéraire apparaît comme l'expression idéale de la tendance existentialiste sous-jacente dans nombre de romans espagnols de cette époque-là. Il ne s'agit certes pas d'une attitude construite à la manière de Sartre ou de Mounier, mais plutôt d'un existentialisme embryonnaire servant de position obligée face à une situation invivable. À la fin de la Seconde Guerre mondiale, on sait à Madrid mieux encore qu'à Saint-Germain-des-Prés ce que sont les pressions d'une contingence aveugle, la faillite des systèmes idéologiques, le sentiment de l'absurde et l'angoisse existentielle. Ce n'est pas par hasard si le premier roman de l'après-guerre à obtenir quelque succès fut, en 1944, Nada (Néant) de Carmen Laforêt, et si les titres des meilleurs récits de cette période évoquent une société déshumanisée: La Ruche (La Colmena, 1951) de C.J. Cela; La Noria (1952) de Luis Romero, Le Cirque (El Circo, 1957) de Juan Goytisolo ou Les Fourmis aveugles (Las Ciegas hormigas, 1960) de Ramiro Pinilla. Quant au héros romanesque (là encore le modèle néo-réaliste américain est tout proche), il est le plus souvent, à l'image de Pascual Duarte, un être réduit à ses instincts.

Ce désarroi de la société espagnole, de ses intellectuels et de ses artistes, trouvera sa première expression poétique dans Hijos de la ira (Enfants de la colère, 1944) de Dámaso Alonso. À ce moment-là, la poésie semble sortir de l'impasse néo-classique, d'une manière quelque peu désordonnée avec les surréalistes du mouvement postista mené par Carlos Edmundo de Ory, avec plus de profondeur chez les poètes de la revue Espadaña, notamment Eugenio de Nora (España, pasión de vida, [Espagne, passion de vie   ], 1953). En revanche, le changement est plus difficile dans le domaine de la création dramatique. Si Antonio Buero Vallejo suscite un instant, avec Historia de una escalera  (Histoire d'un escalier, 1949), l'espoir d'un théâtre plus responsable, il lui arrive cependant ce qui arrive à tous les écrivains qui acceptent de composer avec le régime pour pouvoir continuer à s'exprimer    : il dépasse difficilement le niveau de la critique purement morale. Quant à Alfonso Sastre (La Mordaza, [Le Bâillon ], 1954; El Pan de todos, [Le Pain de tous], 1957, etc.), qui est le seul à mener une réflexion approfondie sur le théâtre, son refus radical du compromis le condamne à n'avoir qu'une audience restreinte.

Pourtant, le régime franquiste évolue. La défaite des puissance de l'Axe l'a obligé à abandonner ses tendances fascisantes pour aller peu à peu vers un libéralisme doctrinaire facilitant le rapprochement avec les États-Unis. Quoique modérée, cette évolution a des conséquences favorables pour la création littéraire. En particulier, il va être désormais possible pour les romanciers de dépasser le néo-réalisme de coloration existentialiste et de pratiquer un réalisme de plus en plus explicitement critique, encore que toujours contenu par une censure vigilante. C'est le cas de Carmen Martín Gaite (Entre visillos, [Entre les persiennes], 1957) ou de Ignacio Aldecoa (Gran Sol   , [Grand Soleil], 1957). Et même s'il est encore impossible de se référer ouvertement à une quelconque idéologie de type marxiste, on voit cependant apparaître de purs produits de ce réalisme socialiste dont La Mina (La Mine, 1959) de Armando López Salinas constitue probablement l'archétype. La poésie, elle aussi, devient «sociale» sous l'impulsion de Blas de Otero (Ángel fieramente humano    , [Ange sauvagement humain    ], 1950 ; Pido la paz y la palabra    , [Je demande la paix et la parole], 1955, etc.) et de Gabriel Celaya (Las Cartas boca arriba, [Les Cartes sur table], 1951). Cette attitude clairement engagée, on la retrouvera au théâtre, encore que très minoritairement, par exemple chez A. Sastre ou Lauro Olmo (La Camisa, [La Chemise], 1962).

Le bilan de ces deux premières décennies de l'époque franquiste est incontestablement négatif. Quand la création littéraire n'est pas complètement étouffée, elle doit, à travers un roman de tendance documentaire ou une poésie de combat, se substituer pour l'information et la polémique à une presse inexistante: détournée de son rôle, elle y perd sa qualité.

 

Modernité et postmodernité

 

1959 constitue une date charnière dans l'histoire de la littérature espagnole contemporaine. Sous la pression d'événements essentiellement économiques, l'Espagne est obligée d'ouvrir ses frontières à l'émigration et au tourisme. Même si la société franquiste garde ses structures autoritaires, elle ne peut plus empêcher la circulation des idées d'une manière aussi radicale qu'auparavant. Des brèches commencent à s'ouvrir dans lesquelles s'engouffre aussitôt un psychiatre passionné de littérature, Luis Martín Santos, avec un roman au titre (encore) symbolique, Tiempo de silencio (Les Demeures du silence, 1962), bilan sarcastique et tonitruant de vingt années de franquisme. Dans un panorama littéraire assez terne sur le plan formel, ce roman représente aussi une petite révolution technique, et c'est probablement encore aujourd'hui ce que la littérature espagnole contemporaine aura produit de meilleur. Juan Goytisolo emboîte le pas de Martín Santos avec Señas de identidad   (Pièces d'identité  , 1966). D'autres écrivains surgissent qui semblent annoncer un renouveau de la création romanesque en Espagne: Juan Marsé (Últimas Tardes con Teresa [Dernières Soirées avec Teresa], 1965); Juan Benet (Volverás a Región [Tu reviendras à Région], 1967). Débarrassés d'une conception étroite de l'engagement, ouverts aux formes d'expression nouvelles, ils pratiquent un roman plus authentique et plus personnel. De la même manière, le théâtre espagnol commence enfin à découvrir les révolutions dramaturgiques qui se sont produites dans d'autres pays et auxquelles il est resté jusque-là imperméable. Le phénomène, il est vrai, ne se manifeste guère que chez José Martín Recuerda (Las Arrecogías de Santa María Egipciaca  [Les Recluses de Santa Maria Egipciaca], 1970) et surtout chez un dramaturge qui, exilé par le franquisme, a dû faire sa carrière en France et aux États-Unis: Fernando Arrabal. Son théâtre, d'abord symbolique et surréaliste (El Cementerio de automóviles  [Le Cimetière des voitures], 1957), puis «panique» (El Arquitecto y el Emperador de Asiria   [L'Architecte et l'Empereur d'Assyrie], 1966), puise dans des influences aussi diverses que Valle Inclán, Antonin Artaud, Bertolt Brecht ou Samuel Beckett. Quant à la poésie, elle semble éclater en une multitude de tendances qui vont de la réapparition des «anciens», comme le Prix Nobel Vicente Aleixandre (Poemas de la consumación [Poèmes de l'accomplissement], 1968), jusqu'aux expérimentations d'un Guillermo Carnero ou d'un Vázquez Montalbán, en passant par la poésie «éthique» à la manière de Félix Grande.

Au début des années soixante-dix, on a le sentiment que les conditions sont réunies désormais pour que la littérature puisse à nouveau s'épanouir   : le développement économique de la décennie précédente a contribué à moderniser la société espagnole, la censure s'est considérablement assouplie et va disparaître à la mort du général Franco (1975), et l'Espagne est maintenant ouverte à toutes les influences culturelles. Pour la littérature de l'exil, c'est bien sûr trop tard   : lorsque les Espagnols découvrent ou redécouvrent les récits de Ramón Sender, la poésie de Luis Cernuda ou de Rafael Alberti, ou le théâtre d'Arrabal, il y a un certain décalage entre ce qu'ils attendaient de ces écrivains et ce que ceux-ci leur apportent. Mais on espère beaucoup des générations plus jeunes.

Or c'est un fait que la création littéraire, libérée de contraintes spécifiquement espagnoles, subit alors les conséquences d'une évolution qui touche les modes de production culturelle des sociétés évoluées. En Espagne comme ailleurs, la culture est désormais un objet de consommation, et ce phénomène de commercialisation ignore, bien entendu, les frontières. C'est ainsi que la colonisation du roman de langue espagnole par les Hispano-Américains, amorcée dans les années soixante, est maintenant relayée par l'irruption dans les librairies espagnoles d'une création littéraire internationale. Ce mouvement, certes, favorise les nouveaux auteurs péninsulaires dont les oeuvres sont désormais largement diffusées hors d'Espagne   : Vázquez Montalbán (Les Mers du Sud, 1979; Meurtre au comité central, 1981; La Rose d'Alexandrie, 1984), Eduardo Mendoza (La Vérité sur le cas Savolta, 1975; La Ville des prodiges, 1982), Javier Tomeo (Monstre aimé, 1985), entre autres. Mais la concurrence des écrivains étrangers, soutenus par une promotion médiatique sans précédent, est rude. Par ailleurs, la progression du niveau de vie des Espagnols, quoique spectaculaire, ne suffit pas à donner à ce renouveau littéraire la base économique nécessaire, et le niveau culturel de la population, encore faible, ne permet pas la formation d'un public assez large pour soutenir la création nationale. Enfin, l'Espagne vit dans sa culture la crise d'identité qui la traverse sur le plan politique : alors que se développent depuis quelques années des littératures régionales (catalane, basque, galicienne), comment une littérature espagnole qui est en fait castillane pourrait-elle continuer à connaître l'épanouissement que le centralisme politique lui a assuré pendant des siècles?

Des écrivains déjà connus n'en poursuivent pas moins une honorable carrière marquée par un réel effort de renouvellement   : Juan Marsé (Si te dicen que caí [Adieu la vie, adieu l'amour], 1976), Juan Goytisolo (Juan sin tierra    [Juan sans terre], 1975; Makbara, 1980), Miguel Delibes (Los Santos Inocentes    [Les Saints Innocents], 1981), ainsi que C.   J. Cela (Prix Nobel de littérature en 1989), Gonzalo Torrente Ballester, Juan Benet, Carmen Martín Gaite... Dans les années quatre-vingt se confirme l'apparition d'une véritable relève, avec (outre les noms cités plus haut) Antonio Múñoz Molina (Beatus ille    , 1986), Javier Marías (El Hombre sentimental [L'Homme sentimental], 1986), Julio Llamazares (La Lluvia amarilla    [La Pluie jaune], 1988), Esther Tusquets, Juan José Millás, José María Guelbenzu, Adelaida García Morales, pour le roman    ; Blanca Andreu, Jaime Siles, Luis Antonio de Villena, et bien d'autres, pour la poésie. En revanche, la création dramatique stagne.

Quelque vingt ans après le retour de l'Espagne à la démocratie, on ne peut dresser, en fin de compte, qu'un bilan mitigé, dû en grande partie à la difficulté pour la critique d'identifier des courants, de déterminer des tendances. C'est sans doute que l'Espagne, culturellement fragile, s'est laissé, plus que d'autres pays, rattraper par cette postmodernité dont on trouvera l'expression peut-être la plus pure chez le cinéaste Pedro Almodóvar et dans ce qui gravite autour de ce qu'on appelé la «movida». Ce sont en tout cas les traits dominants du phénomène postmoderne (individualisme, scepticisme, ironie, parodie) qui pourraient à la rigueur caractériser la littérature espagnole la plus actuelle.

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La fable n'est-elle vraiment - comme le veut la définition traditionnelle -qu'un bref récit mettant en scène des animaux? Mais Le Chat botté et Le Petit Chaperon rouge, où l'on voit intervenir des bêtes, sont appelés contes et non fables. Comment oublier aussi qu'au XVIIe et au XVIIIe siècle le mot fable est couramment employé au sens de mythe, comme le montrent bien les innombrables «dictionnaires de la fable» du temps, consacrés aux dieux, demi-dieux et héros du Panthéon antique? Autre ambiguïté: des expressions courantes comme fabuleux ou affabulation ne renvoient pas à des récits sur les animaux, mais au merveilleux et à la fiction en général.

Pour caractériser la fable, le plus simple reste de partir de l'étymologie: la racine indo-européenne bha (x), parler, d'où viennent le verbe grec fcmí, le latin fari et le mot fabula, en russe basnija. Dans cette perspective, la fable apparaît moins comme un genre déterminé que comme une nébuleuse originelle à partir de laquelle se sont formés peu à peu divers types de fiction faisant une part plus ou moins grande au narrateur, ou même l'excluant au profit des divers locuteurs qui se sont emparés de l'univers du discours.

Cette hypothèse permet de comprendre un des plus curieux paradoxes de la fable: au départ, le pouvoir indifférencié de séduire par la parole; à l'arrivée, ce genre singulier qui n'existe plus que «pour les enfants et pour les raffinés», suivant l'expression de MaxJacob. Genre encore plus marginal, si possible, que les contes de fées car la magie la plus extravangante, à notre époque, n'est-elle pas de présenter des animaux qui parlent? Il importe donc d'examiner de plus près ce fossile vivant. Comment a-t-il pu se constituer ou se maintenir?

 

De l'origine à la fonction des fables

 

Les recherches sur la fable ont longtemps buté sur le problème de ses origines. Fontenelle, à partir de l'Histoire des oracles du Hollandais VanDale, ne veut y voir que la volonté de croire, pour les uns, et celle d'exploiter cette crédulité, pour les autres. Mais la critique de cette «longue suite d'erreurs et de délires» vise plus les superstitions que les fables, fictions posées comme telles. Au XIXe siècle, on admet enfin qu'il s'agit de fictions, mais c'est pour supposer aussitôt qu'elles ont un sens caché qu'il faut décrypter: il s'agirait par exemple de mythes solaires ou de rites saisonniers transcrits en images symboliques. Ainsi, dans la Mythologie zoologique d'Angelo de Gubernatis (1874), le loup dévorant les chevreaux représente tour à tour le Soleil qui fait disparaître les blancheurs de l'aurore, ou l'Hiver, qui semble anéantir les plantes avant que le printemps les fasse reverdir. Interprétation que ne contredisait pas une sociologie décrivant «la mentalité primitive» comme prélogique, «confondant ce que nous distinguons et distinguant ce que nous confondons» (Lévy-Bruhl). Parallèlement, on voulait prouver que toutes les fables venaient de l'Inde. Les progrès de l'anthropologie, de MargaretMead et Bronislav Malinowski à EdmundLeach et à Claude Lévi-Strauss, nous ont permis de sortir peu à peu de notre ethnocentrisme. Nous commençons à admettre que les cultures dites primitives peuvent atteindre des équilibres égaux ou supérieurs au nôtre sous l'angle de la convivialité, de l'intégration sociale, des structures familiales, etc. Dans cette perspecive nouvelle, interdisciplinaire, le problème de l'origine des fables est remplacé par ceux, plus modestes, de leur fonction dans une société donnée, de leur description, de leur morphologie, de leur cheminement géographique et historique, etc.

Sous cet éclairage, les fables sont inséparables des contes. Il s'agit de formes d'art spécifiques qui viennent d'un lointain passé et qui ont un mode d'existence essentiellement oral, par l'intermédiaire de conteurs, spécialisés ou non, qui n'ont pas de statut de créateurs, mais qui créent malgré tout en élaborant sans cesse ces oeuvres et en les adaptant à leur public qui intervient à sa manière et peut, de ce fait, être à son tour considéré comme créateur. Dès l'apparition de nouveaux supports et de nouveaux modes de transmission, ces oeuvres essentiellement orales ont été notées, puis élaborées, ce qui a permis de suivre et de confronter le cheminement et la restructuration de la même histoire dans le circuit de l'oral et dans celui de l'écrit, et aussi de les classer par «types».

Les contes d'animaux occupent les premiers numéros, de 1 à 299, dans la classification internationale Aarne-Thompson. Le conte animalier a-t-il une structure spécifique? Propp, on le sait, analysant une centaine de contes merveilleux, a identifié un schéma fonctionnel comportant un manque ou méfait initial que le héros répare ou compense par une série de combats ou d'épreuves et qui aboutit à un équilibre meilleur. Par opposition à ce schéma dynamique et fermé, le conte animalier, qui ne comporte généralement que deux personnages, serait, selon Marie-LouiseTenèze, une structure statique, ouverte. En effet, les héros (le fort et le faible, le trompeur et le trompé) se retrouveraient à l'arrivée dans la même situation qu'au départ, donc disponibles pour une nouvelle aventure fondée sur la même opposition. Ainsi s'expliquerait que les contes animaliers se présentent volontiers sous forme de chaînes ou de cycles: celui du renard, du loup, de l'âne, etc.

L'opposition entre les protagonistes ne se réduit pas à ces deux contrastes. Elle s'organise autour de couples de contraires, du type force physique + sottise et faiblesse + intelligence, auxquels s'ajoute l'antagonisme bête sauvage-bête domestiques. Double reflet d'une combinaison encore plus fondamentale, celle qui associe la bête et l'homme, confrontation où l'homme n'a pas nécessairement le beau rôle. Ainsi, par un jeu d'éventualités infiniment variées, se constitue un monde fictif, mais aussi cruel et imprévisible que le vrai: le renard ne cesse de berner le loup, mais il est trompé à son tour par la merlette; la chèvre qui a quitté son abri sera mangée; mais les biquets qui auront su exiger le mot de passe seront épargnés. Et ainsi de suite.

Ces analyses permettent de comprendre pourquoi «se servir d'animaux», suivant l'expression de LaFontaine, n'est pas un choix neutre. Au-delà de toute intention politique qui peut s'y ajouter, il suppose une sorte de philosophie implicite, qui n'est pas nécessairement naïve: l'idée que l'homme est un animal parmi d'autres, privilégié certes par son intelligence, mais qui doit attention et respect aux autres espèces. Cet émerveillement devant la nature donne une saveur particulière aux contes étiologiques et mimologiques, récits qui sont censés expliquer telle ou telle caractéristique d'un animal (par exemple la lâcheté du lièvre ou la trompe de l'éléphant) ou encore justifier son cri (le conte n'hésite pas, souvent, à le traduire en langage humain).

Dans la plupart des contes d'animaux collectés ou élaborés depuis quelques siècles, l'intention cosmogonique n'est plus explicite; les traits distinctifs de chaque animal nous sont fournis sans explication car ils jouent leur rôle dans l'histoire racontée. Les conteurs populaires privilégient telle ou telle caractéristique de chaque espèce animale - typologie qui, à la longue, devient un répertoire de locutions courantes et une ébauche d'histoire naturelle.

 

Chacal sanscrit et fourmi malgache

 

Un des recueils le plus souvent cités dans les histoires de la fable est le Pañcatantra, ou les «Cinq Livres» de la sagesse, dont le noyau primitif date vraisemblablement du début de notre ère. Il s'agit de contes d'animaux qui ont été recueillis dans l'Inde méridionale, le Cachemire et le Népal et qui se sont transmis et augmentés par d'innombrables versions, syriaques, arabes, hébraïques, latines, etc. Une de ces versions a été particulièrement populaire, sous le titre Hitopadesa ou l'«Instruction profitable». Les héros de cette épopée sont les animaux de la faune indienne, depuis les princes de la jungle et de la savane jusqu'aux bestioles les plus modestes, la puce et le pou. Le chacal y tient le rôle de notre renard. Il s'agit de récits sans moralité explicite et même très souvent immoraux, au sens courant du terme, puisque les personnages obéissent à la loi du plus fort. L'ironie est cependant toujours présente et on peut la considérer comme l'esquisse d'une moralité par antiphrase. Traduite et adaptée plus de deux cents fois, l'oeuvre a exercé une profonde influence sur toute la tradition animalière européenne, du Resneke Fuchs aux Gesta Romanorum, de Marie de France à LaFontaine, à Grimm et à Andersen. Va-t-on pour autant conclure à une influence directe, textuelle des Indes et par là revenir à la théorie de l'origine unique des fables? L'hypothèse est peu probable. On retrouve les mêmes histoires d'animaux dans beaucoup d'autres littératures orales européennes, amérindiennes ou africaines, par exemple dans les contes populaires malgaches, recueillis par JeannedeLongchamps: rapports d'entraide, de dépendance ou de violence et aussi récits étiologiques justifiant le «fady», forme malgache du tabou mélanésien, expliqué par des aventures où ces animaux sauvèrent la vie de l'homme. On a pris l'habitude de réserver le nom d'apologues aux récits comportant une morale distincte et celui de fables aux textes purement narratifs. Cette distinction ne doit pas nous faire oublier que les variations formelles de la fable sont liées aux besoins du public qui, en l'occurrence, doit être considéré non seulement comme destinataire mais comme co-auteur. S'il est de connivence et capable de saisir le non-dit, la fable peut se présenter sous l'apparence d'un simple récit, imagé ou non; dans le cas contraire, la fable proprement dite est longuement analysée et expliquée et peut même n'apparaître que comme un exemple ou comme la justification concrète d'un raisonnement.

 

D'Ésope aux «renardies»

 

Ésope, poète aussi légendaire qu'Homère, aurait vécu en Grèce au VIe siècle avant J.-C. Le recueil qui nous est parvenu sous son nom comporte environ trois cents brefs récits en prose, souvent accompagnés d'une courte moralité. À ces récits il faut ajouter la Vie d'Ésope, esclave phrygien, fable qui joue le rôle d'un véritable «mode d'emploi». Il s'agit d'un conte, ou d'une rapsodie de contes, qui nous présente les épreuves et les problèmes que le fabuliste légendaire dut affronter et résoudre, tantôt pour répondre à des accusations calomnieuses, tantôt pour que son maître consente enfin à l'affranchir. Au-delà des anecdotes se précise la caractéristique essentielle du genre: le mentir-vrai. Là où la société emprisonne ou tue ceux qui disent la vérité, l'artiste est acculé à la «feinte», au «dire sans dire». Et quelle meilleure ruse que de faire parler les animaux? Les puissants du jour sont réduits à l'impuissance, car se fâcher reviendrait à avouer qu'ils se sont reconnus.

Autre étape de l'évolution de la fable, au premier siècle de notre ère: Phèdre. D'origine thrace, mais citoyen romain, il restructure le genre. La fable reste concise, mais devient, par sa construction même, une comédie ou un petit drame aux effets soigneusement préparés.

Sous le Bas-Empire et tout au long du Moyen Âge, les contes animaliers connaissent un double destin. Dans leur forme originale, ils continuent à être racontés aux veillées, dans les campagnes, comme l'atteste par exemple NoëlduFail dans ses Propos rustiques et facétieux; christianisés, dans le sillage des paraboles, ils se transforment en exempla, à l'appui des prêches. À un autre niveau d'élaboration, tour à tour oral et écrit, le genre connaît un essor considérable: tantôt brève histoire pour rire, en vers (ysopet, lai ou fabliau), tantôt cycle de contes d'animaux rehaussés d'allusions politiques, comme les diverses branches du Roman du Renart, violente et savoureuse satire des injustices de la société féodale. On notera que les traits typiques des animaux de la fable, suivant l'époque et les intentions de l'artiste, peuvent évoluer au point de changer de sens: le renard, en trompant le trompeur, finit par devenir un personnage positif; l'âne, symbole de la sottise, apparaît souvent comme celui de l'humilité et de la patience, une patience qui pourrait bien ne pas durer toujours.

Les fables ont un autre emploi essentiel: la pédagogie. À une époque où l'enseignement est austère et se fait essentiellement en latin, les fables d'Ésope et de ses émules, souvent illustrées, sont vite identifiées comme de remarquables instruments de travail scolaire. Ésope, diffusé dès le début de l'imprimerie, s'enrichit de beaucoup d'autres versions de contes animaliers ou de gloses: les fables d'Aphthonius, de Babrias, d'Avienus, d'Abstemius, de Faërne. Dans les collèges, l'enfant traduit ces fables latines et grecques, mais il est invité aussi à les refaire, à les amplifier en développant les «circonstances», à «argumenter» à leur sujet, à disserter sur leur «morale». La diffusion des fables s'effectue aussi par les emblèmes, hybridation du genre, très pratiquée par les humanistes: un titre bref, de forme souvent proverbiale, précède une gravure, généralement très soignée, qui raconte la fable en image; suit la fable elle-même; vient enfin un long commentaire qui précise à la fois l'anecdote et sa signification. Ces recueils -dont le plus célèbre est celui d'Alciat (1531)- ont un très grand succès au XVIIe siècle. Nous savons ainsi que LaFontaine a apprécié et utilisé les recueils plusieurs fois réédités de Baudoin et de Verdizotti. Nombreuses aussi sont les résurgences des contes d'animaux dans la littérature savante du XVIe siècle, soit sous la forme même de fables, comme chez Marot, soit dans des épisodes intégrés à une narration plus élaborée, comme l'histoire des moutons de Panurge, chez Rabelais.

 

Le dernier des fabulistes?

 

Faut-il, avec l'entomologiste J.H. Fabre, s'étonner des «grossiers non-sens» de LaFontaine et rappeler que la cigale n'est ni granivore ni insectivore? À ce compte, pourquoi ne pas incriminer aussi l'étrange erreur de ces bêtes qui parlent et qui chantent? Le fabuliste a sans doute su que les cigales disposent d'un délicat suçoir à sève, mais peut-on lui tenir grief d'avoir maintenu, dans une fable brève, la typologie traditionnelle qui, du reste, respecte la vérité à propos des rapports peu cordiaux qu'entretiennent l'espèce des fourmis et celle des cigales?

Les Fables de La Fontaine ne nous dispensent pas, c'est certain, de suivre les progrès de l'entomologie contemporaine; leur mérite -et leur réussite- est ailleurs: dans la convenance complexe entre un genre souple et un esprit libre et inventif, attentif aux événements importants et aux grands courants de pensée de son temps. Héritier de traditions multiples, respectées et approfondies avec bonheur, LaFontaine a transformé la fable en elle-même et en tout autre chose: rapsodie de contes animaliers et essai philosophique, comme le Discours à Madame de La Sablière (IX, 20) ou scénario plein d'imprévu et vagabondage lyrique comme Les Deux Pigeons (IX, 2).

La réussite de La Fontaine a-t-elle tari le genre? Il est certain que les fables de Florian, souvent habiles et gracieuses, souffrent de la comparaison. Mais l'erreur, justement, n'est-elle pas de vouloir comparer ce qui ne doit pas l'être? Plusieurs fabulistes, en évitant d'imiter La Fontaine et en recherchant un autre ton dans leurs traditions nationales, ont atteint une notoriété justifiée: ainsi, en Angleterre, les fables de John Gay (1726), en Allemagne, celles de G.E. Lessing (1759), en Espagne, celles de T. de Yriarte (1782). Le plus célèbre de ces rénovateurs de la fable reste Ivan Andreievitch Krylov (1768-1844). Ses fables sont élaborées à partir de contes d'animaux du terroir russe; bien qu'adaptées à l'actualité du temps, elles la dépassent par un «parti pris des choses» plein d'ironie; elles restent vivantes aussi par leur langue, imagée et savoureuse, riche en expressions proverbiales et en trouvailles qui sont vite devenues populaires.

Mais faut-il limiter la fable, qui a été si longtemps cyclique et de tradition orale, à ses formes les plus brèves et au support de l'imprimé?

Le courant animalier, enrichi par les relations des grands voyageurs et par les observations des zoologistes, s'est renouvelé dans des cycles romanesques d'une grande qualité artistique: ainsi les deux Livres de la jungle du Britannique R. Kipling, l'Appel de la forêt et autres romans consacrés aux animaux du grand Nord de l'Américain Jack London, qui sont vite devenus des classiques de la littérature pour adolescents. Parallèlement, le progrès des sciences naturelles et leur vulgarisation ont rejeté les animaux prétextes de la fable dans la littérature pour les plus jeunes. En inversant les caractéristiques traditionnelles de quelques fauves, en particulier celles du loup, MarcelAymé, dans les Contes du chat perché, leur a inventé des aventures pleines de grâce et de malice.

La fable a paru trouver un nouveau souffle dans le secteur du dessin animé, avec les courts métrages de Walt Disney, largement diffusés par le cinéma, la presse et le livre. Mais Donald le Canard et Mickey la Souris se sont révélés des héros ambigus. Dans des scénarios qui semblent anodins, ils distillent et banalisent un individualisme cynique et sans scrupules, très éloigné de l'humanisme fondamental de la fable.

Ce n'est pas une raison de douter de l'avenir de ce genre qui a déjà resurgi tant de fois de ses cendres. Le besoin du public contemporain en oeuvres courtes, réfléchies et gaies est loin d'être comblé. Et sa curiosité sur la vie animale et sur ses rapports avec la nôtre est restée intacte. Peut-être faudra-il chercher les résurgences futures de la fable du côté du court métrage, documentaire ou d'animation, de la bande dessinée, de la nouvelle, du poème et de la chanson.

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L'hagiographie est un genre littéraire qu'au XVIIe siècle on appelait aussi l'hagiologie ou l'hagiologique. Comme le père Delehaye le précisait en 1905 dans un ouvrage qui a fait date, Les Légendes hagiographiques, elle privilégie les acteurs du sacré (les saints) et elle vise l'édification (une «exemplarité»): «Il faudra donc, écrivait l'auteur, réserver ce nom à tout monument écrit inspiré par le culte des saints et destiné à le promouvoir.» De ce «monument», la rhétorique est saturée de sens, mais du même sens. C'est un tombeau tautologique.

Un certain nombre de points de vue sont trop étroits. L'hagiographie chrétienne (qui sera seule évoquée ici) n'est pas limitée à l'Antiquité ou au Moyen Âge, même si, depuis le XVIIe siècle, elle a été trop étudiée sous l'angle de la critique historique et d'un retour aux sources, et, de ce fait, rangée avec la légende dans les temps d'une pré-historiographie ancienne, pour réserver à la période moderne le privilège des biographies scientifiques. Il est impossible aussi de ne la considérer qu'en fonction de l'«authenticité» ou de la «valeur historique»: ce serait soumettre un genre littéraire à la loi d'un autre - l'historiographie - et démanteler un type propre de discours pour n'en retenir que ce qu'il n'est pas.

Comme la Vie de saint Martin (l'un de ses prototypes anciens), la «vie de saint» est «la cristallisation littéraire des perceptions d'une conscience collective» (Jacques Fontaine). D'un point de vue historique et sociologique, il faut retracer les étapes, analyser le fonctionnement et préciser la situation culturelle de cette littérature. Mais le document hagiographique se caractérise aussi par une organisation textuelle où se déploient les possibilités impliquées par le titre jadis donné à ce type de récit: acta ou, plus tard, acta sanctorum. De ce deuxième point de vue, la combinaison des actes, des lieux et des thèmes indique une structure propre qui se réfère non pas essentiellement à «ce qui s'est passé», comme le fait l'histoire, mais à «ce qui est exemplaire». Les res gestae ne constituent qu'un lexique. Chaque «vie de saint» est plutôt à considérer comme un système qui organise une manifestation grâce à une combinaison topologique de «vertus» et de «miracles».

 

 

1. Histoire et sociologie

 

Jalons pour une histoire

 

Née avec les calendriers liturgiques et la commémoraison des martyrs aux lieux de leurs tombeaux, l'hagiographie s'intéresse moins, durant les premiers siècles (de 150 à 350 environ), à la vie qu'à la mort du témoin. Une deuxième étape s'ouvre avec les Vies: celles des ascètes du désert (cf. la Vie de saint Antoine par Athanase) et, d'autre part, celles de «confesseurs» et d'évêques - Vies de saint Cyprien (┼ 258), de saint Grégoire le Thaumaturge (┼ vers 270) ou de saint Martin de Tours par Sulpice Sévère. Suit un grand essor de l'hagiographie, où les fondateurs d'ordres et les mystiques occupent une place croissante. Ce n'est plus la mort, mais la vie, qui fonde. D'abord chez les Grecs (Siméon le Métaphraste au Xe siècle), puis dans l'Occident médiéval (la «Légende dorée» de Jacques de Voragine au XIIIe siècle n'est que le cas le plus fameux), se multiplient alors des compilations plus récapitulatives et cycliques, affectées de titres anciens dont elles changent le sens: Ménologe, Catalogus sanctorum, Sanctilogium, Legendarium, etc. Tout au long de ce développement, se distinguent la Vie destinée à l'office liturgique (de type plus officiel et clérical) et la Vie destinée au peuple (type plus lié aux sermonnaires, aux récits des jongleurs, etc.).

En 1643, la publication à Anvers du premier volume des Acta sanctorum par les jésuites Bolland et Henskens (ou «Henschenius») marque un tournant: premier en date des travaux que vont éditer les Bollandistes (en particulier Daniel Papebroch, le plus célèbre de cette «Commune» érudite), ce volume résulte du projet que le père Rosweyde avait conçu près d'un demi-siècle avant. Il introduit la critique dans l'hagiographie. Recherche systématique des manuscrits, classification des sources, mutation du texte en document, privilège accordé au «fait» si minuscule soit-il, passage discret de la vérité dogmatique à une vérité historique qui a en elle-même sa propre fin, chasse que définit déjà, paradoxalement, «non la découverte du vrai, mais celle du faux» (E. Cassirer): ces principes définissent le travail collectif d'une équipe qui s'inscrit elle-même dans une internationale de l'érudition par un réseau de correspondances et de voyages, moyens d'informations et de contrôles réciproques. Ainsi se forme, sur cette infrastructure sociale, un communis eruditorum consensus. Désormais, dans la classification des ouvrages religieux, «les vies de saints, générales et particulières, sont une grande partie de l'histoire ecclésiastique» (Table universelle des auteurs ecclésiastiques, 1704).

Du fait que la sélection érudite retient seulement des documents ce qu'ils ont de «sincère» ou de «véritable», l'hagiographie non critique, qui reste la plus importante, s'isole. Un clivage s'opère. D'une part, «l'austérité» qu'en matière liturgique les prêtres et les théologiens ont toujours opposée à la folklorisation populaire se mue en «exactitude» historique, forme nouvelle du culte par lequel des clercs tiennent le peuple dans la vérité. D'autre part, de la rhétorique des sermons sur les saints on passe à une littérature «dévote», qui cultive l'affectif et l'extraordinaire. Le fossé entre les «Biographies» savantes et les «Vies» édifiantes s'élargit. Les premières sont critiques, moins nombreuses et traitent de saints plus anciens, c'est-à-dire également relatifs à une pureté primitive du vrai et à un privilège élitiste du savoir. Les secondes, comme mille «Fleurs des saints» populaires, sont très répandues, et consacrées plutôt à des contemporains morts «en odeur de sainteté». Au XXe siècle, d'autres personnages, ceux de la politique, du crime ou de l'amour, prennent le relais des «saints», mais entre les deux séries le clivage se maintient.

 

Un document sociologique

 

La vie de saint s'inscrit dans la vie d'un groupe, Église ou communauté. Elle suppose que le groupe a déjà une existence. Mais elle représente la conscience qu'il a de lui-même en associant une figure à un lieu. Un producteur (martyr, saint patronyme, fondateur d'une abbaye, d'un ordre ou d'une Église) est donné à un site (le tombeau, l'église, le monastère), qui devient ainsi une fondation, le produit et le signe d'une advenue. Le texte implique aussi un réseau de supports (transmission orale, manuscrite ou imprimée) dont il arrête, à un moment donné, le développement indéfini. Dans la dynamique de la prolifération et de la dissémination sociales, il fixe une étape. Aux fuites et à la «perte» dont se paie la diffusion, il répond par la clôture d'une mise en scène, qui circonscrit ou rectifie le mouvement des convictions en marche (progrès de la dévotion pour les premiers martyrs ou de celle qui amplifie les miracles du padre Pio). À cet égard, il a une double fonction de découpage. Il distingue un temps et un lieu du groupe.

D'une part, la «vie de saint» articule deux mouvements apparemment contraires. Elle assure une distance par rapport aux origines (une communauté déjà constituée se distingue de son passé grâce à l'écart que constitue la représentation de ce passé). Mais par ailleurs un retour aux origines permet de reconstituer une unité au moment où, en se développant, le groupe risque de se disperser. Ainsi le souvenir (objet dont la construction est liée à la disparition des commencements) se combine à l'«édification» productrice d'une image destinée à protéger le groupe contre sa dispersion. Ainsi se dit un moment de la collectivité partagée entre ce qu'elle perd et ce qu'elle crée. La série des vies de Pakhôme ou de François d'Assise atteste à la fois des états et des programmes différents, proportionnés à une distanciation du passé et à la réaction présente qu'elle suscite.

D'autre part, la vie de saint indique le rapport que le groupe entretient avec d'autres groupes. Ainsi le «martyre» prédomine là où la communauté est plus marginale, confrontée à une menace de mort, alors que la «vertu» représente une église établie, épiphanie de l'ordre social dans lequel elle s'inscrit. Révélateurs, aussi, de ce point de vue, le récit des combats du héros avec les figures sociales du diable; ou le caractère soit polémique soit parénétique du discours hagiographique; ou le noircissement du décor sur lequel le saint se détache par des miracles plus fortement marqués; ou la structure soit binaire (conflictuelle, antinomique) soit ternaire (médiatisée et «en équilibre») de l'espace où les acteurs sont disposés.

Il y a aussi une sociologie historique du héros. Ainsi, le martyr est la figure dominante dans les commencements de l'Église catholique (les Passions), protestante (les martyrologes de Rabe, de Foxe, de Crespin), ou, à un moindre degré, camisarde, etc. Puis viennent les confesseurs (au IVe siècle, chez les Syriens ou en Gaule avec saint Martin) qui doublent et finalement relayent les martyrs: soit l'ermite qui est encore un combattant (mais au désert et avec le diable) et déjà un fondateur, soit le pasteur (l'évêque ou l'abbé restaurateur d'une communauté). On passe ensuite aux hommes de vertus (avec une prédominance des religieux sur les prêtres et les laïcs); les femmes suivent, assez tardivement (époque mérovingienne, si l'on s'en tient aux canonisées) et en petit nombre, mais en avance sur la troupe plus mince encore des enfants.

 

Une fonction de «vacance»

 

Dans la communauté chrétienne et dès les premiers temps, l'hagiographie se distingue globalement d'un autre type de texte, les «livres canoniques» que constituent essentiellement les Écritures. Dans sa Vie (Ve siècle), il nous est dit de Mélanie qu'une fois «rassasiée» des livres canoniques ou des recueils d'homélies, «elle parcourait les vies des Pères comme par manière de dessert». La vie des saints apporte à la communauté un élément festif. Elle se situe du côté de la détente et du loisir. Elle correspond à un «temps libre», lieu mis à part, ouverture «spirituelle» et contemplative. Elle ne se trouve pas du côté de l'instruction, de la norme pédagogique, du dogme. Elle «divertit». À la différence des textes qu'il faut croire ou pratiquer, elle oscille entre le croyable et l'incroyable, elle propose ce qu'il est loisible  de penser ou faire. Sous ces deux aspects, elle crée, hors du temps et de la règle, un espace de «vacance» et de possibilités neuves.

L'usage de l'hagiographie correspond à son contenu. Dans la lecture, elle est le loisir distingué du travail. On la lit pendant les repas, ou quand les moines se récréent. Durant l'année, elle intervient aux jours de fête. Elle se raconte aux lieux de pèlerinage ou s'écoute aux heures de liberté.

Sous ces divers aspects, le texte coupe d'imaginaire la rigueur du temps; il réintroduit le répétitif et le cyclique dans la linéarité du travail. En montrant comment, par un saint (une exception), l'histoire s'est ouverte à la «puissance de Dieu», il crée une place où le même et le loisir se rejoignent. Cette place exceptée ouvre à chaque lecteur la possibilité d'un sens qui est à la fois l'ailleurs et l'immuable. L'extraordinaire et le possible s'appuient l'un l'autre pour construire la fiction ici mise au service de l'exemplaire. Cette combinaison en la forme d'un récit joue une fonction de «gratuité» qui se retrouve également dans le texte et dans son mode d'emploi. C'est une poétique du sens. Elle n'est pas réductible à une exactitude des faits ou de la doctrine sans détruire le genre même qui énonce. Sous les espèces d'une exception et d'un écart (c'est-à-dire par la métaphore d'un cas particulier), le discours crée une liberté par rapport au temps quotidien, collectif ou individuel, mais c'est un non-lieu.

 

Une littérature populaire?

 

La plus ancienne mention d'un hagiographe dans la littérature chrétienne ecclésiastique est une condamnation: l'auteur (un prêtre) fut dégradé pour avoir commis un apocryphe. L'orthodoxie réprime la fiction. Le décret Gélasien (qu'on a pu appeler le premier Index de l'Église de Rome) fait une large place à l'interdiction de Gestes de martyrs. Aussi l'hagiographie n'est-elle entrée dans la littérature ecclésiastique que par effraction, ou par la petite porte. Elle s'insinue dans l'ordre d'une cléricature; elle n'en fait pas partie. Les «Passions des martyrs» ne sont introduites que très tardivement (VIIIe siècle) et avec beaucoup de réticence, dans la liturgie romaine. Il en ira de même pour l'Église grecque où l'hagiographie se développe pourtant beaucoup plus vite et, à partir du IXe siècle, souvent chez les laïcs. Les mêmes réserves se retrouvent au XVIe siècle, aux origines des Églises protestantes et plus encore, au XVIIIe siècle, dans l'administration ecclésiastique catholique mobilisée contre ces «légendes» et «superstitions» par une chasse aux sorcières. Ultérieurement, l'État prendra le relais des juridictions ecclésiastiques. Ainsi, entre mille autres, la censure ministérielle qui, à Paris, en mai 1811, frappe un recueil des «merveilles» opérées à Notre-Dame de Laus: «C'est servir l'Église, dit le censeur, que d'empêcher que des croyances sans authenticité deviennent un sujet de dérision» (Paris, Arch. nat., fo 18, I, 149).

Pour reprendre les termes qu'emploie Du Cange (1665), de «légitimes censeurs» se dressent constamment contre «la dévotion des peuples». De tout temps comme au XVIIe siècle, les «hommes doctes» s'opposent à la «fausse créance» des peuples et la rangent avec «la barbarie des siècles passés» (A. Godeau, 1681). L'hagiographie serait la région où pullulent, localisés à la même place et condamnés ensemble, le faux, le populaire et l'archaïque.

Cette censure est le fait de clercs (quand ils ne sont pas religieux, ils sont politiques), mais elle obéit à des critères différents selon les époques. La norme au nom de laquelle on exclut la «légende» varie. Aux origines, elle est surtout liturgique. Puis elle est de type dogmatique. À partir du XVIIe siècle, elle a une forme plus historique: l'érudition impose une définition nouvelle de ce qui est «vrai» ou «authentique». Au XIXe siècle, elle prend une allure plus morale: au goût de l'extraordinaire, perte de sens et perte de temps, s'oppose un ordre lié au mérite du travail, à l'utilité des valeurs libérales, à une classification selon les vertus familiales. Elle se réfère aussi à une normalité psychologique: alors dans un «monde» qui doit être «malade», le saint doit se distinguer par son «équilibre» qui l'aligne, exemplaire, sur le code établi par de nouveaux clercs.

Chaque fois appuyée sur les règles qui caractérisent un statut de la société ecclésiastique, la censure cléricale extrait de la masse de la littérature hagiographique une part «conforme» à une norme du savoir: cette part sera canonique et canonisable. Le reste, qui est le principal, est jugé sévèrement, mais toléré cependant à cause de son utilité pour le peuple. Cette littérature «hérétique» est tour à tour destinée au peuple par des clercs (auteurs ou utilisateurs de tant de vies édifiantes) et récusée au titre des erreurs qui proviennent de l'ignorance populaire. Ainsi naît le problème à double face d'une littérature «populaire»: produit d'une élite ou effet de ce que celle-ci élimine? L'hagiographie est entrée depuis cent ans dans le folklore; là, elle se voit souvent affecter le privilège de représenter un fonds de l'homme dont une élite de savants, folkloristes ou ethnologues, serait l'interprète et la conscience. Mais ce travail n'est-il pas voué à éliminer ce que l'hagiographie est censée représenter, et donc à perdre ce qu'il vise?

 

 

2. La structure du discours hagiographique

 

Le héros

 

L'individualité, dans l'hagiographie, compte moins que le personnage. Les mêmes traits ou les mêmes épisodes passent d'un nom propre à l'autre: de ces éléments flottants, comme de mots ou de bijoux disponibles, les combinaisons composent telle ou telle figure et l'affectent d'un sens. Plus que le nom propre importe le modèle qui résulte de ce «bricolage»; plus que l'unité biographique, le découpage d'une fonction et du type qui la représente.

La construction de la figure s'effectue à partir d'éléments sémantiques. Ainsi pour indiquer chez le héros la source divine de son action et de l'héroïcité de ses vertus, la vie de saint lui donne souvent une origine noble. Le sang est la métaphore de la grâce. D'où la nécessité de généalogies. La sanctification des princes et l'anoblissement des saints se répondent, de texte à texte: ces opérations réciproques instaurent en hiérarchie sociale une exemplarité religieuse, et elles sacralisent un ordre établi (tel est le cas avec saint Charlemagne ou saint Napoléon). Mais elles obéissent également à un schéma eschatologique qui renverse l'ordre politique pour lui substituer le céleste, et change les pauvres en rois. En fait, il y a circularité: chaque ordre reconduit à l'autre. C'est l'ambiguïté des Gesta principum et vitae sanctorum: une attraction réciproque du prince et du saint les rassemble en la preuve que «c'est toujours la même chose» sous la diversité des manifestations.

L'utilisation de l'origine noble (connue ou cachée) n'est qu'un symptôme de la foi qui organise la vie de saint. Alors que la biographie vise à poser une évolution, et donc des différences, l'hagiographie postule que tout est donné à l'origine avec une «vocation», avec une «élection» ou, comme dans les vies de l'Antiquité, avec un ethos initial. L'histoire est alors l'épiphanie progressive de ce donné, comme si elle était aussi l'histoire des rapports entre le principe générateur du texte et ses manifestations de surface. L'épreuve ou la tentation est le pathos de ce rapport, la fiction de son indécision. Mais le texte se raconte luimême en focalisant le héros autour de la «constance», persévérance du même: «Idem enim constantissime perseverebat qui prius fuerat», est-il dit de saint Martin dans sa Vita. La fin répète le commencement. Du saint adulte, on remonte à l'enfance, en qui se reconnaît déjà l'effigie posthume. Le saint est celui qui ne perd rien de ce qu'il a reçu.

Le récit n'en reste pas moins dramatique, mais il n'y a devenir que de la manifestation. Ses lieux successifs se répartissent essentiellement entre un temps d'épreuves (combats solitaires) et un temps de glorifications (miracles publics): passage du privé au public. Comme dans la tragédie grecque, on sait l'issue dès le début, avec cette différence que là où la loi du destin grec impliquait la chute du héros, la glorification de Dieu demande le triomphe du saint.

 

Un discours de «vertus»

 

L'hagiographie est, à proprement parler, un discours de vertus. Mais le terme n'a que secondairement, et pas toujours, une signification morale. Il avoisine plutôt l'extraordinaire et le merveilleux, mais seulement en tant qu'ils sont des signes. Il désigne l'exercice de «puissances» se rattachant aux dunameis du Nouveau Testament et articulant l'ordre de l'apparaître sur un ordre de l'être. La «puissance» représente la relation entre ces deux niveaux et maintient leur différence. Cette médiation comporte tout un éventail de représentants, depuis le martyre ou le miracle jusqu'à l'ascèse ou l'accomplissement du devoir d'état. Chaque vie de saint offre un choix et une organisation propres de ces vertus, en utilisant pour ce faire le matériau fourni soit par les faits et gestes du saint, soit par les épisodes appartenant au fonds commun d'une tradition. Les «vertus» constituent des unités de base; leur raréfaction ou leur multiplication produit dans le récit des effets de retour ou de progrès; leurs combinaisons permettent une classification des hagiographies.

Ces unités peuvent être caractérisées à différents titres. En tant qu'elles fournissent des modèles (exempla) sociaux, elles se situent à une intersection entre l'évolution de la communauté particulière où elles sont élaborées (aspect diachronique) et la conjoncture socioculturelle que cette évolution traverse (aspect synchronique): ainsi la place et la définition de la pauvreté varient au Moyen Âge, selon qu'une congrégation est proche ou éloignée de ses commencements, et selon que le paupérisme joue dans la société globale le rôle d'une mobilité devenue nécessaire ou d'une menace pour l'ordre. Il en ira de même, par exemple, pour ces vertus opposées que sont d'une part l'irréductibilité de la confession de foi par rapport au milieu (martyre par le sang), d'autre part l'intégration au nom de l'utilité sociale (le devoir d'état) ou d'une conformité culturelle (l'équilibre psychologique).

Les vertus relèvent aussi d'une hiérarchie des signes d'après leur rapport à l'être qu'ils manifestent. On peut expliquer par là qu'il y ait eu éclatement de la vertu - dunamis, et que les «vertus» se soient spécialisées en se distinguant des «miracles». Les unes et les autres se réfèrent à la «puissance», mais comme norme sociale dans le cas des premières, comme exception dans le cas des secondes. Là où elle se produit, la moralisation des vertus semble le procédé qui permet de transformer les signes les plus conformes aux règles sociales d'une époque en manifestations les plus vraies (les plus transparentes) du mystère chrétien. Ailleurs, l'exception (le miracle) est donnée comme l'irruption de la puissance divine: est vrai (conforme à l'être) ce qui n'est pas conforme à l'ordre social. Dans la première perspective, les miracles deviennent secondaires; on les relativise ou on les efface, tel un indiscret surcroît. Dans la seconde, les vertus font figure de préambules et de combats qui préparent le dévoilement miraculeux de l'essentiel. On aura donc la vie de saint qui va de l'ascèse aux miracles par une progression vers la visibilité, ou, au contraire, celle qui vise, au-delà des premiers prodiges, les vertus communes et «cachées», la «fidélité dans les petites choses», traits de la véritable sainteté.

Une théologie est toujours investie dans le discours hagiographique. Elle est particulièrement évidente là où la vie de saint sert à prouver une théologie (surtout chez les Byzantins ou, en Occident, aux XVIe et XIXe siècles): la thèse est vraie puisqu'elle a été professée par un homme qui était un saint. Plus fondamentalement, c'est une combinaison des signes qui donne le sens du récit. Par eux-mêmes, le tableau et l'ordre des vertus exposent, sur le mode de la fiction, une théorie de la manifestation. L'organisation d'une Vie obéit donc à des types divers de projections du tableau systématique sur l'axe temporel. Elle peut être anthropologique (ainsi le récit donnera sous la forme d'étapes successives la distinction philosophique des «actes», des «puissances» et du «mode d'être», ou la tripartition de l'homme en «sensible», «psychique» et «spirituel»), ou éthique (ainsi les éléments biographiques seront classés selon des «catalogues de vertus», d'après les trois voeux de religion, etc.), ou théologique (ainsi l'expansion chronologique suit la division en trois vertus théologales et en quatre vertus cardinales), etc. Pendant la période moderne, l'eucharistie, condition du passage de l'être au paraître, est l'objet privilégié par le miracle, qui devient le doublet et la «preuve» de ce qui rend possible le récit d'une «manifestation».

 

Topique hagiographique

 

L'hagiographie offre un immense répertoire de thèmes qu'historiens, ethnologues et folkloristes ont souvent explorés. Avec Günther et beaucoup d'autres, on peut relever de petites unités fortement structurées dont la rémanence n'est pas nécessairement explicable par des influences: ainsi l'apparition du crucifix miraculeux, le corps jeté à la voirie et protégé des chiens par des oiseaux de proie, la statue venue de la mer, la lutte du cavalier contre le dragon, le porteur de sa propre tête, etc.

Il y a aussi tout un bestiaire. La vie de saint court-circuite souvent l'humain en liant, dans le miracle, la puissance divine et l'animal qui en est la victime ou le bénéficiaire: ces évanouissements de l'homme dans le miracle composent une démonstration plus forte d'une jonction des extrêmes, mais aussi les retours d'un fantastique du désir. Le répertoire animalier comporte d'ailleurs des régions de reliefs très différents, les unes plus stéréotypées et symboliques (le cochon, le serpent, le lion, l'aigle, etc.), les autres plus réalistes (la volaille, le chien, le cheval, etc.). Entre elles passe la frontière mouvante qui sépare un lexique reçu (dont les origines sauvages sont encore proches) et le langage de la nature cultivée (l'animal domestique ou familier). Plus important encore est le langage du corps, topographie de «trous» et de creux: les orifices (la bouche, l'oeil) et les cavités internes (le ventre, ultérieurement le coeur), tour à tour privilégiés, s'inscrivent dans les dialectiques extérieur-intérieur ou englobant-englobé, pour permettre un riche théâtre d'entrées et de sorties.

Globalement, ces thèmes renvoient à des systèmes de représentation. On a pu distinguer: un type démoniaque, ou «agonique», qui localise dans un combat céleste les figures du diable et ses métamorphoses; un type historique, ou scripturaire, qui répète, développe et illustre les signes fournis par l'Ancien et le Nouveau Testament; un type ascétique et moral, qui s'organise autour de la pureté et de la culpabilité, et qui répète les représentations de la santé et de la maladie; etc.

 

 

3. Une géographie du sacré

 

L'hagiographie se caractérise par une prédominance des précisions de lieu sur les précisions de temps. Par là aussi elle se distingue de la biographie. Elle obéit à la loi de la manifestation, qui caractérise ce genre essentiellement «théophanique»: les discontinuités du temps sont écrasées par la permanence de ce qui est le commencement, la fin et le fondement. L'histoire du saint se traduit en parcours de lieux et en changements de décors; ils déterminent l'espace d'une «constance».

 

La circularité d'un temps clos

 

Dans son ensemble, et dès les premiers mots, la vie de saint se soumet à un autre temps que celui du héros: celui, rituel, de la fête. L'aujourd'hui liturgique l'emporte sur un passé à raconter. L'incipit fixe au discours son statut. Il ne s'agit pas d'une histoire, mais d'une «légende», c'est-à-dire de ce qu'il «faut lire» (legendum) ce jour-là. Depuis les premiers «calendriers» jusqu'aux «Vies de saints pour tous les jours de l'année» (de J. Caillet, entre cent autres) et aux «catalogues des saints selon l'ordre des mois», un cadre liturgique fixe à l'hagiographie sa place dans une circularité, le temps autre, sans durée, déjà eschatologique, de la fête. L'«ordre» d'un calendrier s'impose au récit (ainsi deux calendriers sont à l'origine des versions, grecque et latine, de la Vie de Mélanie). Les oeuvres du saint sont classées d'après les calendriers en usage dans les communautés où se lit sa légende. C'est l'ordre d'un cosmos.

Il se retrouve dans les «catalogues universels» qui substituent à la circularité du «sanctoral» (le cycle annuel des fêtes de saints) la totalité plus vaste de l'histoire depuis le commencement du monde, comme le fait déjà L. Rabe (1571): autre temps clos, car la chronologie, qui s'introduit dans l'hagiographie, reste le moyen d'une récapitulation englobante. L'ordre liturgique ne se morcelle que là où s'impose l'ordre alphabétique. Encore survit-il subrepticement (par exemple avec la «table» dite «chronologique» qui, dans le Dictionnaire hagiographique de Migne, en 1850, suit le calendrier). Il reste la norme cachée, le soutien secret de l'espace où l'ailleurs se trouve enfermé. Cette protection d'un lieu mis en dehors du temps fait-elle autre chose que répéter ce que dit le texte avec la volonté de couvrir d'extraordinaire une localité religieuse ou avec la tendance apocalyptique et millénariste qui s'y exprime si souvent?

 

Une composition de lieux

 

La vie de saint est une composition de lieux. Primitivement, elle naît en un lieu fondateur (tombe de martyr, pèlerinage, monastère, congrégation, etc.) devenu lieu liturgique, et elle ne cesse d'y ramener (par une série de voyages ou de déplacements du saint) comme à ce qui est finalement la preuve. Le parcours vise le retour à ce point de départ. L'itinéraire même de l'écriture conduit à la vision du lieu: lire, c'est aller voir.

Le texte, avec son héros, tourne autour du lieu. Il est déictique. Il montre toujours ce qu'il ne peut ni dire ni remplacer. La manifestation est essentiellement locale, visible et non dicible; elle manque au discours qui la désigne, la fragmente et la commente en une succession de tableaux. Mais cette «discursivité», qui est passage de scène en scène, peut énoncer le sens du lieu, irremplaçable, unique, extraordinaire et sacré (hagios).

L'organisation de l'espace que parcourt le saint se déplie et se replie pour montrer une vérité qui est un lieu. Dans un très grand nombre d'hagiographies, anciennes ou modernes, la vie du héros se partage, comme le récit de voyage, entre un départ et un retour, mais elle ne comporte pas la description d'une société autre. Elle va et elle revient. Il y a d'abord la vocation qui exile de la ville le saint pour le conduire au désert, dans les campagnes ou dans des terres lointaines - temps d'ascèse que clôt son illumination. Puis vient l'itinéraire qui le ramène à la ville ou qui conduit à lui la foule des villes - temps d'épiphanie, de miracles et de conversions. Ce schéma permet d'introduire les lecteurs dans le mouvement du texte, il produit une lecture itinérante, il prend en charge dans sa première partie le monde «mauvais» pour conduire sur les traces du saint vers le lieu dit. C'est le côté «édifiant» de l'hagiographie, soit sous une forme parénétique, soit sur le mode d'un jugement prononcé contre le «monde» (la première partie est la place privilégiée des combats avec le démon).

Davantage encore, ces deux lieux contraires, ce départ doublé d'un retour, ce dehors qui s'accomplit en trouvant un dedans, désignent un non-lieu. Un espace spirituel s'indique par la contrariété de ces mouvements. L'unité du texte tient dans la production d'un sens par la juxtaposition des contraires - ou, pour reprendre un mot des mystiques, par une «coïncidence des opposés». Mais le sens est un lieu qui n'en est pas un. Il renvoie les lecteurs à un «au-delà» qui n'est ni un ailleurs ni l'endroit même où la vie de saint organise l'édification d'une communauté. Un travail de symbolisation se produit là souvent. Peut-être cette relativisation d'un lieu particulier par une composition de lieux, comme l'effacement de l'individu derrière une combinaison de vertus ordonnées à la manifestation de l'être fournissent-elles la «morale» de l'hagiographie: une volonté de signifier dont un discours de lieux est le non-lieu.

Les littératures

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Dans le monde antique, oriental et grec, on croyait volontiers que des révélations divines étaient transmises aux hommes par des personnages inspirés. L'enracinement culturel le plus ancien de la doctrine, juive puis spécifiquement chrétienne, de l'Écriture, est à chercher dans cette Antiquité lointaine.

L'Égypte ancienne, déjà, attribuait ses " saintes écritures " au dieu écrivain ou scribe Thot, le précurseur d'Hermès. Proche de cette figure égyptienne, il y avait aussi, et surtout, le dieu babylonien Nabû, fils de Marduk : considéré comme le scribe par excellence, on l'appelait le " scribe des dieux ", le " scribe sans pareil ", le " scribe de tout ce qui a un nom ", le " scribe du sanctuaire mondial " (Esagil ) d'où émanaient les lois divines : créateur de l'écriture, on le présentait comme le " seigneur du calame ".

Mais c'est en Grèce que l'idée d'inspiration trouva son terrain d'élection. L'Odyssée  débute par cette invocation : " Muse, dis-moi [...], déesse née de Zeus, conte ces aventures. Et l'Iliade  commence ainsi : " Chante la colère, déesse du fils de Pélée. " Chez Platon, le concept d'inspiration reçut un éclairage ample et précis, sous les deux aspects de " possession " et de " souffle divin ". Ainsi, Ion est déclaré bon rhapsode parce qu'une puissance divine (théia dunamis ) le " meut ". Quant aux bons poètes, ils se distinguent réellement des mauvais " parce qu'un dieu est en eux et qu'il les possède " (enthéoi  [...] kai katéchoménoi ) ; un dieu dont la personnalité se substitue à la leur. Bien plus, le vrai poète doit être " inspiré " en recevant un " don divin par le moyen d'un délire " (dia manias ) : il s'agit d'une réelle " possession " (katokochè ) provenant des Muses (Phèdre ). Les hommes politiques sont eux-mêmes inspirés, au même titre que les poètes (Ménon ). La " possession " divine est donc le critère unique d'authenticité des activités et des fonctions qui, dans la cité, se particularisent par la créativité.

Le vocabulaire et les idées de Platon sur l'inspiration ont fortement marqué le grand commentateur juif de la Torah, Philon d'Alexandrie. Pour celui-ci, les " livres saints ", qui ne sauraient être d'aucune façon des " témoins douteux ", sont l'expression du " saint Logos  ". D'où les vertus du " prophète " qui les publie, selon les deux textes suivants :

- " Car le prophète ne publie absolument rien de son cru, mais il est l'interprète (herméneus ) d'un autre personnage, qui lui souffle toutes les paroles qu'il articule au moment même où l'inspiration (enthousia ) le saisit et où il perd la conscience de lui-même, du fait que [...] l'Esprit divin visite et habite la citadelle de l'âme et qu'il fait retentir et résonner de l'intérieur toute l'instrumentation vocale pour manifester clairement ce qu'il prédit " (De specialibus legibus , IV, 49).

- " Cela arrive à la race prophétique : l'intellect (nous ), en nous, est chassé au moment où arrive le souffle divin ; car il n'est pas permis que le mortel cohabite avec l'immortel. C'est la raison pour laquelle le coucher du raisonnement [...] engendre l'extase et le délire venu de Dieu " (Quis rerum divinarum heres sit , 225).

Pour Philon, la vertu de l'inspiration est également le lot des traducteurs de la Bible dite des Septante, lesquels, affirme-t-il, " prophétisèrent comme si Dieu avait pris possession de leur esprit [...] chacun sous la dictée d'un invisible souffleur " (De vita Mosis  II, 37). Et notre auteur d'aller plus loin, déclarant que l'interprète véritable des Écritures, c'est-à-dire le commentateur allégorique, lui-même en l'occurrence, est également " inspiré " tout comme les prophètes, dont le modèle est Moïse et à la lignée desquels il appartient.

L'idée grecque de possession se retrouve chez d'autres témoins du judaïsme de langue grecque, ainsi le livre III des Oracles sybillins . Quant à Flavius Josèphe, grand praticien des Écritures juives, il est paradoxalement avare de mots et de discours s'agissant de l'inspiration. Il rompt cependant une fois son silence, d'une façon intéressante. À la suite des auteurs grecs de l'âge classique, Platon et Aristote par exemple, il emploie le vieux vocable non biblique épipnoia , " souffle ", dérivé du verbe pnein , " souffler ", et ce, justement, à propos des " écrits " sacrés (Contre Apion  I, 37).

L'influence gréco-orientale s'est exercée aussi dans un secteur du judaïsme ancien n'appartenant pas directement à l'aire hellénistique, celui des apocalypses, probablement palestiniennes, contemporaines des débuts du christianisme. Il faut ici mentionner le IVe livre d'Esdras, dont le chapitre XIV contient un étonnant passage. Avant de rédiger son oeuvre, c'est-à-dire de réécrire la Torah, censée détruite lors de l'incendie du temple de Jérusalem, en 587 av. J.-C., Esdras demande l'inspiration de l'Esprit-Saint. Une voix lui enjoint alors de boire à une coupe " apparemment remplie d'eau à couleur de feu ". Il boit, et " son coeur faisait sourdre l'intelligence " ; sa " bouche soufflait la science ". C'est là un bel exemple de traitement en quelque sorte rationnel, quoique par la voie mythique et sous l'influence de pratiques typiquement grecques, des idées juives déjà traditionnelles sur l'inspiration des Écritures. La présence du vin dans le corps signifiait la présence de Dionysos en personne. La prêtresse de Delphes, on le sait, devait boire le lalon hudor , l'" eau qui fait parler ", à la source sacrée, proche du temple.

Les fraternités de Qumran avaient elles-mêmes élaboré une vraie doctrine de l'inspiration des Écritures. À la différence des rabbins à venir, dans le judaïsme dit rabbinique, mais dans la bonne ligne de Philon et du IVe livre d'Esdras, et du christianisme, les maîtres des bords de la mer Morte homologuaient les textes des prophètes comme Torah à part entière. Pour eux, toute la Torah était " inspirée ", destinée à être interprétée par des personnalités " illuminées " par l'Esprit-Saint ou prophétiques, elles-mêmes dès lors inspirées.

Ainsi peuvent être désignées les sources majeures de la doctrine chrétienne de l'inspiration des Écritures. Cette doctrine suppose, en son amont, l'existence d'un corpus plus ou moins officiel ou institué, appelé Torah, ou nomos  chez les juifs. Son objet est néanmoins plus large, comprenant volontiers l'oeuvre de traduction, voire d'interprétation. Le christianisme s'emploiera à resserrer les limites de l'objet de l'inspiration pour les faire coïncider une fois pour toutes et exclusivement avec celles du canon des Écritures ; mais ce ne sera que progressivement, la constitution du canon du Nouveau Testament et, partant, la définition quantitative du canon chrétien ayant demandé des siècles.

-Les Pères de l'Église : artisans et témoins de la doctrine chrétienne de l'inspiration

À la fin du Ier siècle de l'ère chrétienne, donc, dans la fameuse épître aux Corinthiens, que la tradition la plus ancienne lui attribue, Clément de Rome écrit : " Vous vous êtes plongés dans les saintes Écritures, ces vraies Écritures données par l'Esprit-Saint. " Il désigne les prophètes bibliques comme les " ministres de la grâce de Dieu, mus par l'Esprit-Saint ". À sa suite, Justin, Irénée, Hippolyte de Rome, Origène, Jérôme, et bien d'autres, en Orient comme en Occident, utilisent le mot " inspiration " (épipnoia , assez souvent, chez les auteurs grecs) en l'appliquant encore parfois à un champ littéraire ou discursif débordant assez largement celui des Écritures sacrées dans leurs limites strictes. Ainsi, Clément de Rome, désireux de fonder l'autorité voire l'universalité de ses arguments, semble se placer lui-même parmi les auteurs inspirés quand il écrit : " Vous nous procurez joie et allégresse si vous obéissez à ce que nous avons écrit par le Saint-Esprit. " Pour Origène, l'inspiration divine (théou épipnoia ) est nécessaire aussi au philosophe pour que puisse lui être " manifestée la nature du mal, révélé son mode d'apparition, comprise la façon dont il disparaîtra " (Contre Celse , IV, 65). Grégoire de Nazianze n'hésite pas à présenter les homélies de saint Basile comme divinement inspirées, ni saint Augustin à affirmer que Jérôme a écrit sous la " dictée " de l'Esprit. Pourquoi cet élargissement ? Philon d'Alexandrie, l'une des sources importantes des Pères, présentait volontiers sa propre interprétation des Écritures comme inspirée par l'Esprit-Saint. Ce précédent juif a dû influer sur la réflexion chrétienne des premiers siècles. Il y a autre chose. Les textes attribués aux Apôtres, non encore placés, en tout ou en partie, sous l'appellation de Nouveau Testament, se présentaient pour une bonne part comme l'interprétation et l'achèvement des Écritures déjà bien instituées. De cette prérogative elles tenaient d'autant plus leur autorité que les paroles de Jésus-Christ dont elles témoignaient, et qu'elles prolongeaient, les avaient précédées sur cette voie. Dans cette logique, les écrits des Pères anciens pouvaient comme naturellement revendiquer d'intervenir eux-mêmes dans le sillage direct des Apôtres. Il faut évoquer enfin la façon dont s'est posée chez les Pères, à partir du IIIe siècle et même déjà du IIe, la question du rapport entre la Tradition et l'Écriture : il fallut du temps pour préciser ces deux concepts et pour asseoir l'autorité de ce que chacun d'eux désigne ; on ne put donc éviter des ambiguïtés transitoires.

De la conception des Écritures comme divinement inspirées, les Pères sont passés, quoique tardivement, à celle de Dieu comme leur auteur véritable. Les controverses qui opposèrent l'Église d'Afrique et les manichéens aux IVe et Ve siècles acclimatèrent le terme d'" auteur " dans le vocabulaire des déclarations ecclésiastiques et lui donnèrent son sens littéraire en spécifiant la notion grecque de cause. Saint Ambroise déjà, dans la seconde partie du IVe siècle, tient les mots de l'Écriture pour ceux de Dieu et non ceux des hommes. On approche de la formule définitive, venue formellement sous la plume de Grégoire le Grand (590-604) : " Par la foi, écrit celui-ci, nous croyons que l'auteur du livre est l'Esprit-Saint. C'est donc lui-même qui l'a écrit, lui qui l'a dicté : il l'a écrit lui-même, lui qui a été l'inspirateur de l'oeuvre " (Moralia , Préface I, 2). Cette idée fera son chemin ; c'est sur elle que l'on fondera surtout la doctrine ecclésiastique de l'" inerrance " des Écritures inspirées.

Les Pères sont allés plus loin encore sur la voie qui faisait de Dieu l'auteur des Écritures inspirées. Ils n'ont pas hésité à comparer l'Écriture à une lettre venue de la patrie du Père céleste, notre vraie patrie : c'est le cas de Jean Chrysostome, Augustin et Grégoire le Grand. Augustin fait de l'Écriture le " chirographe [scribe] de Dieu " et le " stylet du Saint-Esprit " (Confessions  XII, 367). C'est ici qu'il faut mentionner l'image de la dictée. Les Pères ont en effet parfois substitué le verbe " dicter " (en grec : hupagoreuein  ; en latin : dictare ) au verbe " inspirer ". Les auteurs scolastiques les ont suivis, ainsi que les documents ecclésiastiques postérieurs.

Or, les Pères n'oubliaient pas pour autant qu'il y avait bien eu des auteurs ou des écrivains, en chair et en os, désignés comme " sacrés ". Dès lors la fonction de ces agents, humains mais revêtus d'une vertu identifiée comme divine, devait-elle être précisée. C'est ici qu'intervint la représentation de l'auteur comme " instrument " de Dieu, implicitement contenue dans la représentation de Dieu comme auteur des Écritures. L'image augustinienne du chirographe divin ou du stylet initiait de soi celle de l'instrument, du moins dans la tradition latine. Clément d'Alexandrie, déjà, présentait en effet les prophètes comme les " instruments de la langue divine " (Stromates , VI, 18). Telle quelle, avec des variantes, l'image instrumentale, déjà repérée chez Philon, a inlassablement cheminé, des Pères de l'Église aux grands représentants de la scolastique, et jusqu'aux encycliques bibliques de Léon XIII, de Benoît XV et de Pie XII.

Par Écritures, " saintes " ou " sacrées ", ils entendaient bien sûr l'Ancien Testament, au moins l'ensemble consensuel de celui-ci. Mais ils affirmèrent aussi, précocement, l'inspiration divine du Nouveau Testament, du moins en certaines de ses sections. Au fur et à mesure que se constitua un canon, qui prendra le nom de Novum Testamentum , et ce, en tant que distinct et complémentaire de Vetus Testamentum , le champ propre et délimité de l'inspiration scripturaire s'élargit. Les Écritures, c'est-à-dire l'Ancien et le Nouveau Testament, sont inspirées par l'Esprit-Saint, ce qui implique qu'elles ont Dieu pour auteur véritable et que, partant, elles sont parole de Dieu à l'adresse du peuple chrétien réuni dans l'Église. Dès lors, tout ce que l'Écriture sollicitait de réflexions et d'approfondissements, de définitions et de discours s'agissant de son origine et de sa nature, de sa constitution et de sa fonction, autrement dit de tout ce qui n'était pas elle mais qui la concernait ou qu'elle concernait, se trouvait de quelque façon énoncé.

-Le magistère ecclésiastique : élaboration dogmatique de la doctrine de l'inspiration

Collection de décisions énoncées par divers conciles, de Provence principalement, compilées durant la seconde moitié du Ve siècle, les Statuta Ecclesiae antiqua  prononcent la doctrine de l'origine et dès lors de la nature divine des écrits sacrés. On se référa textuellement à ce document normatif jusqu'à la fin du Moyen Âge. Les termes en ont été repris, sensiblement explicités, en 1442, dans le décret pour les jacobites du concile de Florence, suivis de la liste des livres des deux Testaments et d'une condamnation des manichéens.

Le concile de Trente élabora et promulgua un très important document, le décret sur la réception des livres sacrés et des traditions, en 1546, l'année de la mort de Luther. On y traite de l'origine et de la nature, du statut et de la fonction des Écritures saintes, en tant que telles et dans l'Église. Le but premier était certes de définir solidement la foi catholique face aux ruptures de la Réforme. Il fallait aussi riposter aux questions graves que posaient déjà à la cohérence du catholicisme romain les travaux philologiques que juifs et chrétiens menaient, depuis un siècle environ, sur les langues bibliques, l'hébreu en particulier. Il y avait, de plus, les doutes que certains humanistes chrétiens contemporains émettaient quant au caractère de totalité dont la doctrine ecclésiastique revêtait l'inspiration. Le décret donne aussi la liste des livres constituant le canon des Écritures, laquelle ne sera jamais plus revue ni rectifiée dans le catholicisme romain.

Pour la première fois dans l'histoire des définitions dogmatiques, le concile de Trente affirmait nettement que " toute vérité salutaire et toute règle morale " sont contenues et " dans les livres écrits et dans les traditions non écrites ", le verbe " dicter " et l'action de l'Esprit-Saint s'appliquant à celles-ci tout comme à ceux-là. Le mot inspiration n'est pas énoncé, mais le fait en est solidement fondé.

La définition formelle, précise et solennelle, de l'inspiration des Écritures ne fut donnée dans l'Église catholique qu'avec la constitution dogmatique Dei Filius  du concile Vatican I, en 1870. L'inspiration des écritures par l'Esprit-Saint est ici nettement définie, Dieu étant présenté comme l'auteur des textes sacrés. Nouvelles par rapport au concile de Trente dont elles homologuèrent cependant l'essentiel des termes, les déclarations de Vatican II s'expliquent par la nécessité pour l'Église de se situer face aux idées dites des Lumières, avec surtout les apports de la philologie et de l'histoire au service de la critique dans le champ des études bibliques. La foi chrétienne n'était plus l'élément moteur de la société ni, au sein de celle-ci, de la culture. Un siècle d'histoire et d'expériences avait fait la démonstration de l'irréversibilité de la situation. Dans un tel contexte, tout ce qui était sacré, et la Bible au premier chef, devait se situer, se définir et se déterminer dans un espace et selon un rapport de partenariat fécond avec ce qui ne l'était pas. On ne pouvait donc éviter non seulement de rappeler mais aussi de rigoureusement formuler la doctrine séculaire relative au caractère exhaustivement divin des Écritures, ce qui entraînait obligatoirement l'accentuation, sur le mode dogmatique le plus fort, de la croyance unanime des chrétiens à l'inspiration des textes sacrés.

Le pape Léon XIII traita solennellement du problème scripturaire global dans sa grande encyclique sur la Bible et les études bibliques, Providentissimus  (18 novembre 1893). Ce document manifestait une ouverture résolue à la recherche contemporaine. Il fallait situer la valeur de message biblique par rapport aux conceptions nouvelles que la science imposait. Pour la première fois, la question de la vérité totale des Écritures allait se trouver posée ; vérité qui n'est que l'autre face du fait dogmatique indiscutable de l'inspiration scripturaire.

Léon XIII ira jusqu'à déclarer que les écrivains sacrés, ce qui veut dire Dieu comme auteur des Écritures, n'ont pas voulu enseigner aux hommes la " situation interne des réalités sensibles ", autrement dit les choses " sans utilité pour leur salut ". Sans employer la formule " genres littéraires ", qui n'interviendra qu'un demi-siècle plus tard dans les documents ecclésiastiques officiels, il se montre néanmoins précurseur en la matière quand il écrit : " Plutôt que de poursuivre une investigation en règle de la nature, [les auteurs inspirés] décrivaient et traitaient des choses occasionnellement, soit en style figuratif, soit selon la manière de parler courante en leur temps. "

L'encyclique Providentissimus  , s'agissant des saintes Écritures, était tout aussi novatrice que l'encyclique Rerum novarum  du même pape, s'agissant de la doctrine sociale de l'Église. Les choses de Dieu et les choses du monde étaient bien distinctes, situées respectivement dans leur ordre propre ; et leur relation pouvait dès lors résolument s'établir. Il était possible d'affirmer, à la suite des Pères de l'Église et de leur postérité ecclésiastique, que la Bible était oeuvre et parole divines, et d'admettre en même temps qu'elle était aussi, conjointement, vrai langage d'homme. Léon XIII a osé déclarer que la Bible ne proposait aucune leçon d'histoire naturelle, son enseignement concernant essentiellement les réalités ou moyens destinés au salut des hommes. La question de la vérité des Écritures inspirées se trouvait donc, compte tenu de l'époque et du contexte, adéquatement posée. Les savants n'étaient plus les ennemis ni de la Bible ni de la Révélation. On respectait les frontières de leur savoir, au nom même de l'énoncé de la foi, dont ils étaient eux-mêmes conviés à respecter les frontières. Ainsi commençait à s'instaurer, par la médiation de l'Écriture et de la doctrine la concernant, le statut de l'Église et de la foi à l'ère scientifique.

La plupart des successeurs de Léon XIII sur le siège apostolique s'employèrent à faire écho, soit partiellement, soit très largement, aux déclarations officielles de 1893. L'enjeu était grave : toucher à l'origine divine de la Bible inspirée, c'était toucher à la Révélation, c'est-à-dire au fondement même de la foi chrétienne. Ainsi, tout ce qui avait été défini par l'Église relativement à l'inspiration, au caractère propre et à l'étude des Écritures se trouva repris formellement dans les condamnations circonstanciées des propositions des modernistes dans le décret Lamentabili  du Saint-Office promulgué sous Pie X, le 3 juillet 1907.

Pour sa part, Benoît XV profita du quinzième centenaire de la mort de saint Jérôme pour reprendre et souligner encore davantage, dans l'encyclique Spiritus Paraclitus  du 15 septembre 1920, la doctrine de l'inspiration proclamée par Léon XIII. Il faut noter un point nouveau, du moins dans ce qu'il a d'explicite : la libre coopération de l'écrivain sacré " avec l'inspiration de Dieu ". Léon XIII, avec sa notion d'" auteur principal " attribuée au principe divin et, corrélativement, avec la systématisation de l'image de l'" instrument " imputée à l'écrivain sacré, présenté comme " assisté " en tous ses gestes, risquait, en dépit de l'attention portée à la " manière de parler courante " des contemporains, de compromettre ou au moins de voiler les bases nécessaires d'un partenariat véritable entre la source et la force inspiratrices, d'un côté, et le savoir-faire humain, de l'autre.

Pie XII célébra le cinquantième anniversaire de Providentissimus  par la promulgation de sa propre encyclique sur la Bible et les études bibliques, Divino afflante Spiritu , du 30 septembre 1943. Ce document présente quelque chose de définitif, dans la façon surtout dont il a résolument posé tous problèmes dont la pression culturelle du monde contemporain, y compris par le canal de la critique biblique scientifiquement insistante jusque chez les catholiques, sollicitait plus ou moins implicitement l'examen. Pie XII va plus loin encore que ses prédécesseurs. Il demande aux exégètes - ce mot, qui suppose la démarche savante, a largement droit de cité chez lui - de discerner " quels genres littéraires  les auteurs de cet âge antique ont voulu employer ". Une telle tâche exige le recours à la critique, avec le concours " des ressources de l'histoire, de l'archéologie, de l'ethnologie et des autres sciences ". La quête du " sens littéral " est l'un des objectifs de ces recherches, qui supposent l'établissement du texte dit original et primitif, et, partant, l'étude des langues anciennes dites bibliques, l'hébreu, l'araméen et le grec. Ainsi, les deux faces constitutives du fait scripturaire considéré à sa source, la face divine et la face humaine, sont prises résolument en considération.

Le 7 décembre 1965 fut promulguée à Rome la constitution dogmatique sur la révélation divine du concile Vatican II, Dei Verbum . Ce document se situait dans le sillage fidèle des déclarations antérieures, avec cependant une note propre et des ouvertures que l'attention pastorale au contexte culturel et religieux de l'époque, dans sa dimension oecuménique surtout, appelaient vivement. S'agissant de l'inspiration, il homologuait nettement les avancées de Pie XII quant à la prise en compe de l'acte autonome de l'auteur. Il est significatif qu'il omet la formule " auteur principal " de Léon XIII et déclare que les " auteurs inspirés " sont de " vrais auteurs " (veri auctores ). C'est dans ce cadre qu'il posa et résolut aussi la grave question de la vérité des Écritures ; question que l'on peut formuler ainsi : comment préserver à l'Écriture son privilège d'être sans erreur que le fait de l'inspiration induit comme sa conséquence première, tout en l'ouvrant à l'homme, autrement dit à tout homme possible et culturellement toujours différent, que l'on regarde celui-ci du côté de l'auteur ou du côté du lecteur ? Pour Vatican II, qui évite le mot trop négatif d'" inerrance " que les théologiens avaient forgé et parle de " vérité pour notre salut ", c'est la force et l'authenticité du lien entre l'Écriture, canon institué, et l'Église, qui peuvent seules assurer la pérennité de ladite vérité.

La revue des déclarations officielles de l'Église sur l'inspiration biblique nous a renvoyé à chaque fois au contexte culturel, sinon politique, qui avait commandé l'intervention du magistère ecclésiastique. C'est dans cet affrontement avec l'histoire que l'Église est parvenue pour une large part à définir l'objet et la nature ainsi que les raisons et le but ultimes de l'inspiration des Écritures. L'histoire dogmatique de l'inspiration suit à sa façon l'histoire éthique de l'inlassable montée de la conscience humaine. L'avènement de celle-ci dans sa liberté individuelle coïncide avec la reconnaissance de l'auteur sacré dans l'autonomie de tous ses moyens raisonnables. De ce point de vue, la définition de l'inspiration à l'ère scientifique, au terme d'un long processus de maturation qui mit en place le partenariat nécessaire entre ce qui est divin et ce qui est humain, contribua, pour sa part et à sa manière, à l'élaboration de la grande leçon sur l'homme qui a toujours été l'un des objectifs majeurs du christianisme.

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Les diverses définitions classiques de l'homme prennent comme base son animalité à laquelle elles ajoutent la mention d'une différence spécifique: «animal politique», «animal doué de raison», «animal parlant» ou encore, comme dans la tradition indienne, «animal sacrifiant». Toutes, donc, impliquent un minimum de compatibilité entre le genre et l'espèce ou entre le sujet et l'attribut. Aux yeux d' Aristote, par exemple, le fait pour l'homme de ne pouvoir vivre qu'en société, loin d'abolir son animalité, la suppose, au contraire, et la ratifie dans la spécificité de ses besoins. En revanche, celui qui voudrait définir l'homme comme «animal capable d'ascèse» subvertirait complètement ce jeu du genre et de la différence spécifique sur lequel reposent les autres définitions. C'est qu'un seul cas, dûment attesté, d'ascèse pratiquée par un animal, fût-il «supérieur», nous apparaîtrait comme le miracle des miracles, alors que des ébauches de langage, de raisonnement, de sociabilité, etc., se laissent observer dans le comportement de maintes espèces animales. En se livrant à l' ascèse, donc, l'homme ne cherche plus à perfectionner son animalité mais bien à la renier, à la limite à la supprimer. Aussi, la coupure radicale entre l'homme et l'animal devrait-elle, pour autant qu'elle existe, se laisser au mieux appréhender à partir de ce singulier phénomène de l'ascétisme qui accompagne l'homme à travers toute son histoire. Phénomène essentiellement religieux, l'ascèse exprime le refus par l'homme de sa condition incarnée et son désir nostalgique de rejoindre en cette vie même un absolu soustrait aux vicissitudes de l'existence temporelle. Héroïque dans son essence même, volontiers habitée par un esprit d'orgueil et de démesure, son destin ordinaire est de déboucher sur une certaine forme d'insatisfaction, sinon d'échec. Aussi -tout comme le mysticisme auquel il a partie liée- l'ascétisme a-t-il été souvent jugé avec une certaine sévérité. En son absence, pourtant, toutes les valeurs morales et religieuses tendent à s'affadir et à se corrompre. Aujourd'hui, où une certaine surabondance de biens coexiste à l'échelle de la planète avec un extrême dénuement, les significations dont il est porteur paraissent plus précieuses que jamais. Après avoir fortement décliné en Europe, et dans de moindres proportions en Asie, l'institution monastique connaît aujourd'hui un réel regain de faveur. Il est vraisemblable, cependant, que, dans une société de plus en plus ouverte et individualiste, de petits groupes informels seront mieux à même que le monachisme traditionnel d'assurer la pérennité du mode de vie ascétique.

 

L'essence de l'ascétisme

 

Quiconque cherche à dégager l'essence de l'ascèse est d'emblée confronté à la variété infinie - au moins en apparence- des pratiques ascétiques à travers le temps et l'espace, ainsi qu'à la déconcertante diversité des idéaux religieux, philosophiques, politiques, etc., censés les justifier. Qu'y a-t-il de commun, par exemple, entre un shaman sibérien se livrant à d'effrayantes austérités dans le but avoué d'acquérir des pouvoirs magiques et un prisonnier politique d'aujourd'hui prêt à jeûner jusqu'à la mort afin d'arracher sa libération aux autorités de l'État? Et entre ces deux derniers et un moine cistercien ou un hésychaste du mont Athos? Ici, pourtant, l'étymologie du terme s'avère, comme souvent, d'un certain secours. Le mot «ascèse» vient -on le sait- du grec askèsis dont le sens propre est «pratique» ou «entraînement». Le terme s'applique en particulier aux athlètes qui s'exercent en vue des jeux du stade et, plus généralement, à ceux qui cherchent à se perfectionner dans un art à travers une pratique quotidienne. Mais, l'ascète -au sens religieux-, à quoi s'exerce-t-il exactement et dans quel but?

Les pratiques ascétiques ont beau se diversifier à l'infini en fonction des époques, des climats, des religions et même des tempéraments individuels, on constate que, partout et toujours, elles concernent certains secteurs bien spécifiques du comportement humain. Relèvent par excellence de l'ascèse -à condition d'avoir été librement consentis- le jeûne prolongé, les veilles, l'exposition aux rigueurs des éléments, les disciplines et austérités, le contact avec le répugnant, la solitude, le silence, la claustration, le dénuement matériel, l'abstinence sexuelle, la non-disposition de soi, le partage d'une condition sociale méprisée, etc.

Vu ainsi de l'extérieur, l'ascète fait l'effet d'un masochiste, voire d'un désespéré, et sa vie prend l'allure d'un lent et savant processus d'autodestruction. Mais ce genre de jugement, fort commun de nos jours, n'atteint guère que les dérives ou les aberrations de l'ascèse et laisse échapper son sens profond. On définirait au mieux l'ascète comme un homme en rupture avec les évidences du sens commun selon lesquelles nous sommes d'abord des vivants individuels, porteurs de besoins et d'intérêts spécifiques, et, à ce titre, légitimement désireux de prolonger notre existence, d'éviter la souffrance, d'accroître nos aises et notre jouissance. Or, aux yeux de l'ascète, il n'y a là qu'esclavage, car cette manière de vivre consiste, au fond, à poursuivre avec les moyens de l'intelligence humaine des buts qui sont déjà ceux de l'animal. Vivre ainsi reviendrait donc à s'avouer dépendant du milieu extérieur et de la volonté d'autrui, à mener jour après jour une lutte perdue d'avance contre la fatigue, la maladie, le vieillissement, la rareté, la concurrence externe et finalement la mort. C'est donc au nom de la liberté de l'esprit que l'ascète refuse d'entrer dans ce jeu. Et il le fait en s'efforçant d'abord de percevoir comme telles, puis de paralyser à la source ces réactions spontanées du corps, à base de plaisir et de déplaisir, qui nous indiquent d'instant en instant notre degré d'adaptation, ou de désadaptation, au monde extérieur. Cherchant à briser la logique binaire de l'agréable-désagréable, il se porte délibérément à la rencontre du désagréable, et le but de son «entraînement» -si paradoxal vu de l'extérieur- est de se démontrer à lui-même qu'il n'est pas forcé de réagir par le déplaisir à ce qui affecte négativement son organisme. Il réalise ainsi peu à peu que c'est lui-même qui fabrique ses douleurs et ses dégoûts, qu'il peut donc cesser à tout instant de le faire et qu'alors le monde extérieur n'aura plus le pouvoir de lui dicter ses émotions. Cet effort acharné de déconditionnement se heurte cependant à toute la puissance des mécanismes psycho-biologiques qui sont à l'oeuvre dans l'espèce humaine comme dans l'ensemble des espèces vivantes. Son aboutissement serait donc impossible, et l'idée même de l'entreprendre ne viendrait à personne, si d'emblée les privations ascétiques ne dévoilaient -d'abord sous forme de sensations insolites, puis de pressentiments, enfin de ravissements et d'extases- leur contrepartie positive inconnue du «monde». La justification ultime de l'ascèse est en effet de permettre un éveil à la vie mystique; comme si les mécanismes d'adaptation à l'environnement qu'elle s'efforce de briser -ou plutôt de démonter pièce par pièce- jouaient aussi le rôle d'écrans ou d'oeillères nous rendant aveugles à la présence au fond de nous-mêmes d'une mystérieuse réalité béatifique, prête à se manifester à tout instant.

Il n'y a cependant là aucune automaticité car l'entreprise ascétique comporte ses propres problèmes et contradictions, donc sa propre dialectique. D'un côté, en effet, l'ascète ne peut jamais tout à fait devenir le mort-vivant qu'il aspire à être. Quelles que soient les privations auxquelles il se soumet, il ne peut renoncer complètement à respirer, à dormir, à boire, à manger, etc. Une pratique qui renchérirait toujours davantage dans la voie des austérités physiques ne pourrait déboucher que sur la mort ou une sorte d'hébétude. En un sens, donc, l'ascèse purement corporelle aboutit à une impasse et à un échec. Aussi bien, une autre voie a-t-elle été explorée, sans doute dès les commencements de l'histoire de l'ascétisme. Elle consiste à pratiquer les renoncements et austérités «en esprit» et non plus toujours matériellement. Cela revient à supposer que les gestes physiques ne sont pas l'essentiel et qu'on peut, au moins dans certaines limites, laisser le corps suivre ses pulsions, à condition de conserver une attitude de pur témoin, de manière que cette participation de l'organisme au mouvement général de la vie demeure sans résonance affective immédiate. Sur un autre plan, l'ascèse elle-même peut être vécue comme une entreprise mondaine parmi d'autres, sous-tendue par la volonté de réussite et suspendue à l'espoir que les privations et humiliations endurées porteront fruit au centuple, par exemple sous forme de ravissements mystiques ou de salut dans l'au-delà. Face à cette éventualité d'une subtile revanche des instincts vitaux, la pratique ascétique n'a d'autre ressource que de se retourner contre elle-même dans une perspective de renoncement au renoncement ou de «lâcher prise» radical. C'est l'ensemble de ce jeu intérieur d'oppositions qui constitue la dialectique de l'ascétisme et justifie qu'il ait une histoire. Depuis toujours, en effet, les religions, les spiritualités et les traditions initiatiques se sont distinguées les unes des autres par la place qu'elles accordaient à l'ascétisme, notamment dans ses rapports avec la mystique et la morale, et par leur manière spécifique de résoudre ses tensions et contradictions internes.

 

L'ascétisme en Grèce

 

L'ascétisme a joué un grand rôle dans certaines des écoles philosophiques de la Grèce ancienne. On distinguera ici une tradition dualiste de l' ascèse-purification et une tradition «réaliste» de l'ascèse comme retour à la nature. La première remonte au pythagorisme et à l' orphisme. C'est la tradition du corps-tombeau (sôma =sêma) à laquelle Platon a donné ses lettres de noblesse dans le Gorgias (492 a) et dans le Phédon (67c-e). Le corps est ici le rempart de boue qui dérobe à l'âme la vue des intelligibles dont elle est parente et dont elle se souvient. La vie philosophique s'identifie alors à un long entraînement à «mourir et être mort» (Phédon, 64 a), c'est-à-dire que l'on s'efforce de vivre dans le seul exercice de l'intelligence, en refoulant les sensations confuses qui émanent du corps. Quant à la seconde tradition, elle se manifeste avec éclat chez les premiers représentants de l'école cynique, Antisthène et Diogène de Sinope. On a pu caractériser la voie préconisée par eux comme «une ascèse physique à finalité spirituelle». Aux antipodes de l'intellectualisme socratique, les cyniques posent qu'une vie de pauvreté, d' endurcissement physique et d'extrême frugalité est nécessaire et suffisante pour conduire l'âme à l'autosuffisance (autarkeïa) et à la félicité. Les cyniques ne se réfèrent à aucune instance transcendante. L'ascèse, selon eux, est ce qui débarrasse l'âme de tous les désirs frelatés déposés en elle par la vie dans la cité, lui permettant ainsi de retrouver le goût des choses les plus simples et toujours à notre disposition, telles que l'eau des torrents ou la pierre où reposer sa tête. Au-delà de cette fonction de permettre un retour à la nature, l'ascèse cynique est ce qui forge pour l'âme une cuirasse d'insensibilité (apatheïa) qui lui permettra de conserver une parfaite sérénité face aux tragédies de l'existence: deuils, infirmités, exil, déshonneur, maladies mortelles. C'est pourquoi Diogène n'hésite pas à présenter sa doctrine comme un hédonisme et un eudémonisme.

Ces deux grands courants demeurent présents à travers toute l'Antiquité mais interfèrent rarement. Le thème cynique de la modération des désirs se retrouve chez Épicure faisant l'éloge de la vie frugale. De son côté, l'exigence d'un endurcissement de l'âme, en vue de parer aux coups du destin, devient presque un lieu commun du stoïcisme tardif (Sénèque, Épictète, Marc Aurèle). Quant à la tradition dualiste de la catharsis, elle se prolonge chez les gnostiques et les manichéens, mais plus nettement encore dans le néo-platonisme. Toute la philosophie de Plotin, en particulier, se laisse interpréter comme une méditation sur le thème de la déchéance de l'âme, consécutive à son exil dans le corps: «C'est comme si un homme plongé dans la boue d'un bourbier ne montrait plus la beauté qu'il possédait et comme si l'on ne voyait en lui que la boue dont il est enduit. La laideur est survenue en lui par l'addition d'un élément étranger, et, s'il doit redevenir beau, c'est un travail pour lui de se laver et de se nettoyer pour être ce qu'il était» (Ennéades, I, 6, 5). La contemplation plotinienne -qui culmine dans l'extase- suppose donc une ascèse radicale, à la fois corporelle et spirituelle. Pour remonter à son origine -l'Un-, l'âme doit «retrancher toutes choses» (V,3,17).

 

L'ascèse chrétienne

 

L'histoire de l' ascétisme chrétien commence au IVe siècle avec le départ pour le désert d'Égypte de saint Antoine et de Pacôme, le futur organisateur de la vie cénobitique. À cette époque, le christianisme a acquis définitivement droit de cité dans l'Empire romain. Mais, si les persécutions ont cessé, la grande attente eschatologique du retour en gloire du Christ est demeurée d'actualité, avec la condamnation radicale qu'elle implique de la cité terrestre et de ses valeurs. En se détournant du monde de la manière la plus radicale, les premiers ermites du désert cherchent à vivre par anticipation dans la proximité immédiate de Dieu, prenant en cela le relais des martyrs qui, eux aussi, avaient conscience d'aller, en quelque sorte, à la rencontre du Christ. Jusqu'au VIIIe siècle environ, d'abord en Égypte et en Syrie puis dans tout le Proche-Orient, des milliers d'«hommes ivres de Dieu», vivant tantôt à l'intérieur de vastes communautés monastiques et tantôt en anachorètes, ont ainsi consacré leur existence à explorer toutes les modalités possibles de l'ascèse corporelle et spirituelle et en ont fixé définitivement le modèle, du moins pour l'Occident.

L' ascète du désert a pour compagnons naturels la faim et la soif. Non content de la frugalité que lui impose son cadre de vie, il s'acharne à multiplier les jeûnes temporaires et à diminuer toujours davantage sa ration quotidienne de pain rassis ou moisi, d'herbes sauvages, de graines, d'eau croupissante. Il ne dort que le strict nécessaire, et jamais allongé, mais de préférence dans une position inconfortable, telle que debout appuyé contre un mur. Il aime prier de longues heures en plein soleil, à genoux, les bras en croix, ou debout sur une brique. Il s'expose volontairement à la vermine et aux piqûres d'insectes. Sa cellule est étroite, obscure, étouffante. Parfois, il élit domicile dans un ancien tombeau, une grotte à flanc de montagne ou un puits asséché. Il peut aussi choisir de s'installer, comme les «dendrites», au creux d'un vieil arbre, ou dans une cage suspendue à ses branches, ou encore, comme Siméon le Stylite, passer des dizaines d'années au sommet d'une colonne, exposé à toutes les intempéries. Il peut même parfois régresser volontairement à un mode de vie animal, comme ces ascètes «brouteurs» qui hantaient les bords de la mer Noire au VIe siècle. Par ailleurs, la règle du silence prévaut largement dans les communautés tandis que certains anachorètes font voeu de ne plus jamais adresser la parole à personne. Beaucoup aussi mortifient le sens de la vue en s'imposant de garder toujours les yeux baissés vers la terre. Les uns et les autres, lorsqu'ils font leur noviciat dans une communauté, ou auprès d'un anachorète qui les a acceptés comme disciples, se soumettent aux épreuves initiatiques imposées, même les plus absurdes en apparence, comme de tresser et détresser sans cesse le même panier d'osier ou d'arroser des années durant un bâton sec planté en plein désert. Tous, aussi, recherchent l' anonymat, se cachent sous de faux noms, changent de lieu de retraite ou jouent au simple d'esprit dès que le renom de leur spiritualité, franchissant les déserts, commence à attirer vers eux des visiteurs plus curieux que fervents.

Ces hommes sous-alimentés, épuisés, fiévreux cherchent ainsi, selon le mot de l'un d'eux (saint Dorothée), à «tuer ce corps qui les tue» (Histoire lausiaque, II,3). L'ascèse, toutefois, ne représente jamais pour eux une fin en soi. Elle ne fait que les libérer pour une vie intérieure intense, faite de prières et de méditations continuelles. Leur but ultime est de se purifier si totalement qu'ils puissent devenir dignes de goûter, en cette vie même, un avant-goût du paradis. Et, de fait, beaucoup connaissent des illuminations, des ravissements, des visitations. Certains conversent familièrement avec les anges et les chérubins. Cependant, la redoutable ambiguïté, inhérente à toute forme d'ascèse qui se porte aux extrêmes, ne manque jamais de peser sur eux. Elle se manifeste par toutes sortes de «tentations» -celles de saint Antoine ne sont que les plus célèbres-, d'apparitions démoniaques et de visions infernales derrière lesquelles se devine la sourde angoisse de ces ascètes devant leur propre hybris. Et c'est pourquoi, sans doute, nombre d'entre eux, désespérant de venir à bout du péché d' orgueil et craignant pour leur salut éternel, ont finalement choisi de quitter le désert et de revenir à la ville mener une existence profane, en une apparente capitulation qui représentait peut-être la culmination de leur effort d'ascèse.

L' ascétisme médiéval demeure, en Occident comme en Orient, dominé par ce modèle des Pères du désert. Il est l'apanage exclusif de l'institution monastique dans laquelle le cénobitisme l'emporte de plus en plus sur l'érémitisme. Les couvents devenant des centres non seulement de prière mais aussi d'étude et de travail, ainsi que des foyers d'évangélisation, les formes extrêmes de l'ancienne ascèse disparaissent au profit de pratiques moins inhumaines et plus fortement institutionnalisées (règle de saint Benoît puis règle de Cîteaux). Vers la fin du Moyen Âge, cependant, on note une certaine recrudescence de l'ascèse physique (usage du cilice et de la discipline) en liaison avec la popularité croissante du motif de l'«Imitation de Jésus-Christ», notamment de Jésus humilié et crucifié. Cette forme d'ascèse, à la fois sentimentale et sanglante, connaît son apogée avec la piété «baroque» de la Contre-Réforme puis est emportée dans le mouvement général d'affaiblissement de la foi qui marque le XVIIIe siècle. Parallèlement, dans l'Europe du Nord, le succès du protestantisme déracinait l'institution monastique au profit d'une «ascèse dans le monde» (M. Weber), discipline personnelle d'ordre éthique et purement intérieure.

L'Église d'Orient a, dans l'ensemble, su mieux préserver l'esprit de l'ascétisme, et cela presque jusqu'à nos jours. Elle l'a fait en laissant une place à l' érémitisme, temporaire ou permanent, et en favorisant le développement de techniques de méditation telles que «la prière du coeur», où postures du corps, oraisons jaculatoires et contrôle du souffle sont associés d'une manière originale. Les notions d' apatheïa, ou indifférence au monde, et d' hésychia, ou silence de la pensée dans l'attente de Dieu, résument symboliquement cette orientation de la spiritualité connue sous le nom d' hésychasme.

 

L'ascétisme indien

 

Les origines de l'ascétisme en Inde sont très anciennes. Le Rgveda (XVe s. av.J.-C.) mentionne déjà diverses catégories d'ascètes: kesin («chevelus»), yati («disciplinés»), vratya («qui ont fait un voue»), muni («silencieux»), etc. Ces personnages ont en commun de pratiquer le tapas. Le terme évoque l'idée d'un échauffement provoqué violent. Il sert de désignation générique à toute une série de pratiques telles que le jeûne prolongé, l'abstention de sommeil, la station debout sur une jambe, l'entraînement à supporter la chaleur la plus torride comme le froid le plus glacial, à garder le silence, à contrôler sa respiration, etc. Au départ, il s'agissait sans doute d'un effort de concentration systématique des énergies du corps aux fins de connaître l' extase et d'acquérir des pouvoirs magiques. Les idées de «pénitence» ou de «mortification» paraissent en tout cas étrangères à ces premiers ascètes. Ce vieux fonds de pratiques -avec les spéculations qui lui furent de très bonne heure associées- s'est avéré être, tout au long de l'histoire de l' hindouisme, une mine inépuisable. On retrouve en particulier dans toutes les doctrines philosophiques et religieuses de l'âge classique au moins des traces de la double finalité présente dès l'origine: dans le prolongement de l'extase, une forme de connaissance de type mystique ou gnostique, supposée capable de soustraire l'adepte au circuit des renaissances ou samsara; dans la perspective des pouvoirs magiques, la conquête en cette vie de jouissances illimitées.

Une voie «intellectualiste» est représentée par des écoles telles que le samkhya et le vedanta. Elle suppose une rupture initiale avec le monde: le «renonçant» (sannyasin) abandonne ses biens, sa famille, sa caste et jusqu'à son nom, pour se consacrer uniquement à la poursuite de la délivrance ultime (moksa). Les adeptes de ces écoles se recrutent parmi les hautes castes, surtout les brahmanes. Leur organisation sociale est des plus variées. Elle comprend aussi bien des solitaires, gyrovagues ou sédentaires, que de vastes monastères, tels que les math védântiques fondés par Sankara au VIIIe siècle. Le mode d'organisation le plus courant est cependant celui des ashrams, forestiers ou périurbains, où un petit nombre de disciples vit, travaille et étudie auprès d'un maître. Si le régime de vie est ici en général fort austère -aucune possession d'objets personnels, vêture minimale, nourriture végétarienne, en principe mendiée-, ces renonçants brahmaniques ne pratiquent guère les austérités physiques. Leur grande occupation est l'étude des textes philosophiques de leur secte et, plus encore, la méditation constante des enseignements ésotériques des textes sacrés: Upanishads, Bhagavad-Gita, etc. Le yoga classique -celui des yoga-sutra de Patañjali- se rattache à ce courant, dans la mesure où les «réfrènements et disciplines» (yama-niyama) -du genre: ne pas voler, dire toujours la vérité, observer la continence, etc.- ne sont vus que comme des conditions préalables à remplir et où l'ascèse proprement physique (postures et contrôle du souffle) ne sert ici que de propédeutique aux efforts de méditation et de concentration de l'esprit.

À l'opposé se situe le vaste peuple des sadhu -«saints hommes»-, gens en général peu lettrés, plus tournés vers les pratiques extrêmes que vers la méditation. La plupart sont shivaïtes mais éparpillés en de multiples sectes. Les adeptes du hatha-yoga ou «yoga de l'effort violent», dans lequel les postures «acrobatiques», aux effets physiologiques importants, et les spectaculaires exercices de rétention du souffle jouent un grand rôle, se rencontrent surtout parmi eux. Beaucoup, cependant, se contentent d'un tapas des plus frustes. Une forme remarquable d'ascèse -traditionnelle dans ces milieux shivaïtes depuis les antiques Pasupata jusqu'aux modernes Aghorapanthi- est la recherche systématique de l'opprobre à travers le maniement de l'immonde (déjections, cadavres, etc.) joint à un comportement burlesque, voire obscène (ce dernier trait ayant des parallèles chez les cyniques grecs et dans la secte soufie des malamati). Les deux voies -celle de la méditation et celle de l'effort violent- tendent à se rejoindre dans le tantrisme où les pulsions biologiques, notamment la sexualité et l'agressivité, ne sont plus combattues de front mais utilisées, dans le cadre fortement ritualisé d'un «sacré de transgression», comme véhicules d'une prise de conscience de la félicité intrinsèque de l'âme.

Parallèlement à ce riche déploiement des techniques de maîtrise du corps et de l'esprit dans l'hindouisme, les deux grands mouvements «hérétiques» que sont le jaïnisme et le bouddhisme ont développé leur propre conception de l'ascèse. L'un et l'autre se fondent sur la distinction des moines, qui prononcent des voeux (en principe révocables) et sont soumis à une discipline conventuelle, et des laïcs extérieurs, soumis à des obligations plus légères que les moines, soutenus par les moines dans leur vie spirituelle et les soutenant en retour sur le plan matériel. Le jaïnisme s'est toujours montré le plus rigoriste des deux, surtout pour les moines de la secte des digambara qui, aux cinq grands voeux classiques (non-violence, véracité, honnêteté, chasteté, pauvreté) et à l'obligation de mendier la nourriture, ajoutent celle de la nudité. Toutes sortes de «gênes» sont aussi répertoriées (piqûres d'insectes, rebuffades, etc.), que les religieux doivent endurer sans broncher. S'y ajoutent des jeûnes temporaires et, dans certaines conditions, la possibilité du suicide par inanition (samlekhana). Les célèbres «jeûnes à mort» de Gandhi ne sont que la transposition de cette pratique, à des fins autant politiques que spirituelles, dans le monde moderne. Le bouddhisme, de son côté, est toujours resté plus modéré, à l'image de son fondateur qui commença sa carrière religieuse par des austérités extrêmes pour réaliser ensuite que c'était là une impasse et que seule une «voie du milieu», à mi-chemin du laxisme et de l'autotorture, pouvait le conduire à l'éveil et au nirvana. C'est pourquoi l'ascèse violente -de type «fakirique»- n'a guère eu cours (sauf peut-être au Tibet) dans les monastères bouddhistes où la culture des techniques d'éveil a toujours tenu la première place.

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Le Messianisme juif est un courant d'idées surgi à l'intérieur du peuple juif à l'époque du second Temple et caractérisé par la croyance en la venue d'un descendant de David, qui, envoyé par Dieu en vue de délivrer les Juifs du joug des païens, ramènerait les exilés et rétablirait le culte du Temple, cependant qu'une ère de perfection morale et de félicité se trouverait établie pour Israël et l'humanité tout entière.

Le titre de Messie (de l'hébreu Masiah) signifie l'«Oint», car les rois d'Israël étaient investis dans leur fonction par le rite de l'onction. Le messianisme présuppose un certain nombre d'idées bibliques: l'idée de l'élection de David et la perpétuation de sa dynastie à laquelle d'autres nations seront soumises. Puis, après le schisme entre Juda et Israël, l'espoir qu'un jour cette situation se trouverait dépassée et qu'un descendant de David règnerait à nouveau sur un empire hébreu réunifié. Enfin est intervenue une nouvelle conception du roi porteur de dons charismatiques, plein de zèle pour la justice et le droit (Isaïe,IX, 1-6, et XVI,4-5). Le second Isaïe (XIV,1), parlant de Cyrus, s'exprime en ces termes: «Ainsi parle le Seigneur à son oint (Li-Mesiho).» Le prophète entend par là que ce roi non israélite a été choisi par Dieu pour un grand dessein et une grande mission, mais le terme n'a pas encore dans ce contexte un sens proprement messianique. Le vocable de Messie en tant que désignation du libérateur eschatologique n'existe pas dans les textes bibliques et n'apparaît qu'à l'époque du second Temple.

Le messianisme a partie liée avec l' apocalyptique, laquelle prétend révéler les secrets de la fin des temps, introduit l'idée de deux éons successifs et élargit au niveau cosmique l'antithèse entre Israël et les nations: saints et pécheurs, lumière et ténèbres. La fin des jours comprend indissolublement un élément catastrophique mêlé à un élément eschatologique. C'est dans ce contexte qu'apparaît la figure mystérieuse du «Fils de l'homme» (Daniel,VII, 13). Pour l'ancien judaïsme, l'idée du salut eschatologique est plus importante que celle du Messie. Ainsi, dans le Livre de Tobie (XIII), est-il question de la reconstruction de Jérusalem, du rassemblement des exilés, de la lumière qui éclairera les gentils, sans que le Messie soit mentionné.

La figure du Messie lui-même est très plastique. Déjà le Livre de Zacharie mentionnait deux figures messianiques: le roi messianique et le grand prêtre (Zacharie,IV, 14). Les écrits de Qumran majorent la figure du grand prêtre eschatologique issu de Lévi aux dépens de celle du descendant de David et y joignent celle d'un Messie prophète.

Pour le judaïsme rabbinique, le Messie est le roi qui opérera la rédemption et gouvernera Israël, en même temps que l'instrument par lequel le royaume de Dieu sera établi sur la terre. Il accomplira les promesses des prophètes, combattra et vaincra les ennemis d'Israël, en même temps qu'il viendra révéler le sens ultime de la Torah. À côté du Messie fils de David apparaît la figure du Messie fils de Joseph voué à mourir au combat («Sukkah», 52a), dont l'idée a été pour le moins revivifiée par la révolte de Bar-Kokhba. Cela dit, on rencontre dans les écrits rabbiniques des vues très diverses sur le Messie et sur l'époque messianique, qui reflètent les tensions entre les aspects particularistes et les aspects universalistes de l'idée. Les conceptions messianiques donnaient lieu aussi à des affrontements entre les interprétations restauratrices et les interprétations utopiques de l'économie messianique et/ou eschatologique.

C'est sans nul doute à partir de ce contexte qu'il faut comprendre les débuts du christianisme: ce dernier n'était alors qu'un mouvement messianique juif, qui par la suite conquit les masses païennes de l'Empire romain. Il semble que le christianisme primitif ait réclamé assez rapidement le titre de Messie pour Jésus. Il faut sur ce point distinguer entre les Évangiles synoptiques et le kérigme de la prédication postpascale. Il n'est pas évident que Jésus lui-même ait affirmé le caractère messianique de ses prétentions. C'est ainsi qu'il se nomme souvent «Fils de l'homme» (Matthieu, V, 11; Marc, VIII, 27-31). Il pense être le Fils de Dieu, qui a une relation spécifique avec son Père (Matthieu, VII, 21; Luc, II, 42 et X, 22). Il est à remarquer toutefois que le titre de Christos (Messie) n'est pas prononcé par lui, mais toujours par d'autres personnes, par exemple Pierre (Matthieu, XVI, 16; Luc, IX, 20). Les Évangiles rapportent que les Juifs voyaient en lui leur futur libérateur sur le plan politique (Jean, VI, 15; Marc, XI; Luc, IX, 23), alors que lui-même se considérait comme le serviteur souffrant (Marc, VIII, 31; Luc, IX, 22). Ce n'est qu'au niveau de la prédication postpascale que Jésus est qualifié de Messie (Actes, II, 36; III, 15; etc.) et de rejeton de David (Actes, II, 30), affirmation qui donne naissance, en retour, aux généalogies évangéliques cherchant à fonder la filiation davidique de Jésus. Le christianisme primitif s'est donc efforcé simultanément de démontrer que Jésus accomplissait toutes les espérances messianiques annoncées dans les anciennes prophéties et de soutenir qu'il les dépassait dans un sens proprement spirituel. Et c'est là précisément qu'il faut placer l'origine de la dénégation juive à l'égard du christianisme naissant. Le christianisme conçoit la rédemption comme un événement dans le domaine spirituel et dans l'invisible, événement qui se joue dans l'âme de l'individu et qui produit une transformation secrète à laquelle rien ne peut correspondre dans le monde. Au contraire, pour le judaïsme sous toutes ses formes, la rédemption est un événement qui se produit d'une manière ouverte et publique sur la scène de l'histoire par la médiation de la communauté et qui ne peut être pensé sans une telle manifestation visible du royaume de Dieu.

Les guerres incessantes entre Byzance et les Perses au VIe et au VIIe siècle donnèrent naissance à de nombreux écrits messianiques, dont le pseudépigraphe Livre de Zérubabel est le plus connu: on y décrit en détail comment l'apparition du roi messie sera précédée de l'avènement d'Armilius (déformation de Romulus), l'empereur satanique de Rome qui conquerra le monde entier à l'exception des Juifs. Ceux-ci, d'abord dirigés par le Messie fils de Joseph, qui sera tué au combat près de Jérusalem, finiront par triompher sous la conduite du fils de David, lequel fera entrer le monde dans l'ère messianique.

Les mouvements messianiques réapparurent de façon sporadique durant le Moyen Âge (ainsi, à Bagdad, au XIIe siècle, avec David Aroy ou, à la même époque, au Yémen, ou encore, en 1295, à Ávila en Espagne), se heurtant aux réticences du judaïsme institutionnalisé, qui se trouvent bien exprimées dans le Code de lois de Maimonide (chap. XI et XII de la jurisprudence royale). Le choc produit par l'expulsion des Juifs d' Espagne (1492) et les spéculations kabbalistiques de l'école de Safed provoquèrent la grande explosion messianique de Sabbataï Zevi au XVIIe siècle, explosion dont les implications historiques et intellectuelles se font sentir aujourd'hui encore sur les Juifs de la modernité. Au XIXe siècle, la Haskala (le mouvement des Lumières) et la réforme juive interprétèrent le messianisme comme un mouvement de diffusion du monothéisme prophétique rendant caduques la notion d'un Messie personnel et les connotations nationales et politiques de cette idée. L'échec de l'assimilation des Juifs à la civilisation européenne conduisit le sionisme, par une réaction légitime, à revaloriser les aspects nationaux de l'idée messianique sous une forme préalablement sécularisée. De nos jours, beaucoup de Juifs religieux voient dans l'État d'Israël les prodromes de la rédemption ('athalta de-ge'ulla).

 

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Proche du mythe, l'épopée chante l'histoire d'une tradition, un complexe de représentations sociales, politiques, religieuses, un code moral, une esthétique. À travers le récit des épreuves et des hauts faits d'un héros ou d'une héroïne, elle met en lumière un monde total, une réalité vivante, un savoir sur le monde.

Dans le procès de communication et de transmission, les sociétés «traditionnelles» et les sociétés «froides» ont pour recours l'audition, la mémoire et la voix. En ces situations aurales/orales, la tradition mémoriale réside en des activités cognitives complexes: un ensemble de valeurs structurelles, sémantiques, phoniques et rythmiques stimulent des réseaux associatifs et permettent à l'esprit et au corps du barde de maîtriser de longs récits (de plusieurs centaines à des dizaines de milliers de vers) et de les porter au niveau d'excellence du souvenir et de perfection dans l'instant de la profération.

Le chant de l'épopée instaure une relation d'échange intense entre le barde et son auditoire. Le pouvoir de fixer dans le souvenir individuel et collectif est lié au plaisir auditif (émotionnel, intellectuel et esthétique) que la voix suscite: telle est la longue chaîne de transmission des aèdes anonymes, puis des rhapsodes. Par un code oral-musical (images formulaires, lignes mélodiques, formules rythmiques) manifesté en voix et en gestes, certaines cultures créent des récits exemplaires auxquels elles attachent des valeurs identitaires. Rencontre d'un contenu idéologique et d'une forme poétique dans un contexte socioculturel particulier, l'épopée porte en elle une puissance archétypale. Elle est à la fois divertissement, enseignement, modèle et expression d'un sentiment clanique, ethnique ou national. De plus, le chant de l'épopée peut être associé à une action magico-religieuse. Elle est douée d'efficacité symbolique, d'une valeur rédemptrice, purificatrice: action de grâces, imploration, tentative de séduction, apaisement, le chant de l'épopée est un don en retour qui sollicite un équilibre, une harmonie pour l'individu et le corps social tout entier.

À cette variété de fonctions s'oppose, semble-t-il, une constante liée à la composition des récits et aux structures logico-narratives qui la sous-tendent. Il apparaît que l'épopée chante souvent la quête d'une épouse et les différentes épreuves qui lui sont afférentes. Des schèmes initiatiques successifs et/ou entrecroisés permettent au héros de franchir les étapes d'une vie, d'accéder progressivement à ce modèle emblématique que le chant des épopées exhorte. Et cela jusqu'à l'ultime passage: la mort. Ainsi Gilgamesh, qui a su triompher de tout avec son ami Enkidu, ne peut affronter la perspective de mourir à son tour et part en quête d'immortalité. Celle-ci, une fois trouvée, lui est dérobée et le héros accepte sa propre mort. Tandis que L'Odyssée chante Ulysse refusant l'immortalité pour assumer les multiples épreuves de la condition humaine et retrouver sa noble épouse. Attitude opposée à celle d'Achille qui, perdant son ami Patrocle, ne cherche plus qu'à le venger, tout en sachant que sa mort est inévitable et suivra celle d'Hector. Dans ce cas, optant pour la «gloire héroïque», il accepte le destin d'une mort précoce et sans descendance.

Dans la plupart des cultures qu'il nous a été donné d'examiner, tablettes d'argile ou de bois, papyrus, lamelles de bambou, lontars, olles, xylographes, parchemins ou feuilles de papier des scribes, moines et poètes ont croisé les voix des bardes et des rhapsodes. Ces manuscrits, supports visuels, ont engendré une oralité «mixte», où la voix et l'écrit coexistent. Puis une oralité «seconde»: la voix déclame un texte qui a été composé en termes d'écriture. Alors l'épopée orale amorce sa dérive vers la composition littéraire, la vision silencieuse et solitaire se substitue à l'audition et au partage communautaire, l'objet livre à l'action vocale et gestuelle. Les logographes, dont le mode de communication se situe entre le réciter et l'écrire, chantent la gloire et la louange de la cité ou des maisons princières et des rois, une histoire apologétique ou «pseudo-histoire» au service d'un pouvoir. Les poètes progressivement dissocient l'acte de chanter et l'acte de composer et s'adonnent à l'écriture et à la composition formelle. Ici, la multiplicité des esquisses n'est pas éphémère, mais laisse des traces visuelles sur lesquelles ils peuvent élaborer. Alors, très lentement ou brutalement selon les cas, l'épos tend à se rétracter et à être réduit au silence face à la puissance des mots écrits qui ont souvent accompagné des pouvoirs hégémoniques d'ordre militaire, politique ou religieux.

 

L' Afrique

 

En Afrique, où les valeurs de l'oralité sont restées vivantes, l'épopée a gardé sa fonction d'acte de parole à vocation publique, créateur de sens et d'émotion. Sa déclamation est vécue comme un rituel où se trouve ranimée l'identité qui fonde et unit une communauté. L'exaltation est la notion clé de l'éthique et de l'esthétique épiques. Pour la susciter, par-delà le récit, où action et personnages sont marqués par l'absolu et le paroxysme (signes universels de l'héroïsme), l'épopée ajoute à la puissance du verbe celle de la musique: par les thèmes -airs rythmant le récit, devises des héros-, par les instruments, tels le hilum ou le mvet (harpe-luth). Les épopées sont diverses, chaque peuple ayant ses repères et ses représentations; d'où les deux orientations qui les caractérisent, l'une plus historique, l'autre plus mythologique.

 

L'épopée à caractère historique

 

L'épopée à caractère historique apparaît dans des sociétés au pouvoir centralisé, dont les lieux d'identification se situent dans la constitution d'États ou d'empires et dans une organisation sociale stricte où le griot, héritier de son statut, apparaît autant comme un médiateur que comme un artiste de la parole. Les épopées de l'Afrique de l'Ouest peuvent être une interprétation métaphorique de chroniques historiques -telle celle du Kaajor, évoquant quatre siècles de règne des Damels- déroulée par les griots wolofs lors des cérémonies d'intronisation ou de funérailles. Ou bien elles prennent la forme de gestes, successions d'épisodes autour d'un personnage historique qui n'en est pas moins un héros épique archétypal réalisant son destin grâce à la magie en triomphant des tyrans et des génies, images symboliques de l'Autre. Tels sont le Marën Jagu des Soninké, le Zabarkaan des Zarma et, le plus célèbre de tous, Sunjata, qui fonda, au XIIIe siècle, l'empire du Mali. Sa geste justifie la société malinké actuelle par son oeuvre de législateur. Elle transfigure aussi la destinée historique de ce héros libérateur en l'inscrivant dans le mythe originel de la création du Mandé par les trois Simbon -maîtres chasseurs, venus sur l'Arche céleste- et renoue ainsi avec d'autres récits épiques plus légendaires, opposant à des animaux aux pouvoirs maléfiques des héros chasseurs comme le Kanbili des Malinké, le Fanta Maa des Bozo, le Seegu Bali des Toucouleurs, etc. Mais, mariant le réel au symbolique, l'épopée de Sunjata, qui a scellé l'unité du monde mandingue, est une version publique et «officielle» d'une véritable histoire du Mandé, conservée par un cénacle de maîtres de la parole, et transmise de façon confidentielle et ritualisée. Les épopées plus récentes, comme celles des Bambara ou des Peuls, s'inspirent de faits plus réels que mythiques et surtout de personnages historiques (Da Monzo, Ham-Bodêdio, Silâmaka...) pour incarner l'idéologie de ces peuples: pouvoir ou liberté. Si proches que soient leurs sujets, leur forme textuelle et leurs modalités d'énonciation (avec le luth), l'épopée bambara se distingue par l'intervention du griot, qui adapte l'idéologie ancienne au monde moderne. La peule, elle, est marquée par son interprétation austère, avec mise en valeur du héros, incarnant les vertus et le code éthico-social définissant l'homme peul. Ce resserrement de l'identité autour d'une idéologie de la personne caractérise les sociétés nomades comme, chez les Touareg, le cycle d'Aligurran, parangon de sagesse et de perspicacité, ou la geste hilalienne, patrimoine de toute l'Afrique du Nord, s'inspirant de la migration des Banu Hilal, au XIe siècle, depuis l'Égypte jusqu'à Kairouan. Les vertus du monde nomade traditionnel sont glorifiées à travers les aventures héroïques ou romanesques de Dyab et Zazya, personnages devenus légendaires.

 

L'épopée à caractère mythologique

 

L'épopée à caractère mythologique apparaît en Afrique centrale dans des sociétés polyarchiques dont les lieux d'identification se situent dans une organisation lignagère consacrée par un culte des ancêtres, des initiations et des rituels assurant la communication entre les mondes des humains et des Esprits. Elles cultivent la démesure et le fantastique et sont produites par des bardes initiés qui, porteurs d'emblèmes distinctifs et médiums de la voix des ancêtres, s'identifient au héros devant un public bruyamment actif. Exemple grandiose au Cameroun et au Gabon, le Mvet Ekang remonte à la création cosmique et raconte, dans un paroxysme de l'imaginaire, du verbe et de la musique, l'éternel affrontement des Mortels et des Immortels. Une révélation onirique instruisit le premier barde de la facture du mvet et du récit primordial, et une rencontre avec les «Fantômes» puis un sacrifice personnel consacrent le barde actuel. Par un rêve aussi, le barde nyanga du Zaïre apprend sa vocation, qu'il doit conforter par un culte rendu à Karisi, nom de l'épopée mais aussi du père de Mwindo, le héros du cycle, qu'un périple initiatique à travers ciel et mer ramène sur terre en homme civilisé et civilisateur: l'épopée est la parabole du pouvoir du chef, médiateur sacré entre les deux mondes des humains et des divinités. Jeki, le héros de l'épopée dwala, partage avec Mwindo ces pouvoirs exceptionnels qui donnent la maîtrise de la nature pour un projet d'ordre social. Le Kiguma des Lega, le Lianja des Mongo, les fils de Hitong des Bassa s'inscrivent dans la même lignée et, dans l'Afrique australe, le Chaka des Zoulous, bien qu'il soit un personnage historique (1786-1828), revêt les traits de ces héros fabuleux. Un long récit traduit du sesotho évoque l'ascension tragique de ce Napoléon africain qui, dans sa démesure, se sacrifia à sa passion inassouvie du pouvoir.

Bien que moins répandue, une épopée écrite et versifiée, héritière des modèles arabes, est née dans les régions islamisées. En Afrique de l'Ouest, les qasvda peules, haoussa, etc., relatent la «sainte lutte» menée par de grandes figures historiques. Dans l'aire swahilie surtout, depuis le plus ancien connu, l'Herekali (1728), de nombreux tendi ont fleuri, chantés par des bardes professionnels, qui exaltent dans un style élevé, plus descriptif que narratif, la victoire de l'islam ou celle des causes nationales ou patriotiques. Ils ont néanmoins pour ancêtre présumé l'Utenzi wa Liongo, au sujet profane, dont les vestiges livrent un écho des épopées orales évoquées précédemment.

L'Afrique produit aussi d'innombrables textes d'inspiration épique: panégyriques, poèmes généalogiques ou dynastiques, devises, chants d'éloge, etc., qui, comme l'épopée, reposent sur le pouvoir du verbe et les ressources de l'oralité. Car, plus que partout ailleurs, ce genre est resté fidèle à l'étymologie de son nom.

 

La Grèce et l'aire turcophone

 

De «L'Iliade» à la geste de Digénis Akritas

 

Au cours du VIIIe siècle avant notre ère, en Grèce, Homère, héritier d'une longue tradition de culture orale et vivant en son sein, élabore, développe le cycle épique de la guerre de Troie et donne à cette composition l'empreinte de son individualité. L'écriture alphabétique syro-phénicienne qui apparaît alors n'a encore qu'une incidence relative sur le contexte oral-aural. Plus tard, dans la Grèce classique, la déclamation des poèmes homériques figés par la cité était effectuée par des rhapsodes, les spécialistes de la récitation, transmettant l'encyclopédie de connaissances collectives, le savoir que l'épopée illustre dans un système d'éducation particulier (audition-lecture-écriture), fondant ainsi notre propre tradition littéraire. En chantant le kléos, la gloire d'Achille, et le nostos, le voyage de retour d'Ulysse, l'épopée homérique exalte le code d'honneur héroïque, les modèles de comportement de cette société, elle révèle la difficile condition humaine, déplore les cruautés et les malheurs de la guerre. Tous les hommes sont soumis à un implacable destin, tant du côté des vaincus que de celui des vainqueurs. Au-delà de leur adversité, la souffrance unit les hommes, et c'est là tout l'humanisme d'Homère.

Des siècles plus tard, le héros épique de la tradition byzantine est, lui, un homme de frontières, de descendance mixte, chrétienne et musulmane, qui se bat aux côtés des Byzantins contre les attaques des infidèles orientaux. Un ensemble de récits légendaires sur les guerres arabo-byzantines aux marches orientales de l'empire du IXe et du Xe siècle a donné lieu à l'épopée de Digénis Akritas. La geste de Digénis (issu de deux géni = races) Akritas (homme des akra = frontières) a souvent été comparée aux gestes occidentales du XIIe siècle, la Chanson de Roland, les Nibelungenlied et le Poema del Mio Cid. Le thème du conflit entre chrétiens et infidèles leur est commun, tout comme le fait qu'ils constituent le premier texte de quelque longueur et d'un genre nouveau dans la langue vernaculaire, en rupture avec la tradition littéraire du Moyen Âge. À ces parallèles occidentaux il convient d'ajouter les gestes musulmanes de la même période et notamment les gestes de Sayyid-Battal et de Melik Danismend. L'état actuel des recherches comparatives -du corpus grec avec la tradition slave, où l'on retrouve la plupart des thèmes «akritiques», ainsi qu'avec les récits épiques turcs- ne permet pas de supposer une tradition partagée dans l'aire byzantino-ottomane, mais il est certain que, si l'épopée byzantine ne fait aucun écho aux gestes occidentales, elle en partage plusieurs thèmes, épisodes, noms de personnages et de lieux avec les récits légendaires du monde musulman: la conquête (ou la reconquête) de l'Anatolie constitue le thème central des récits épiques byzantins, arabes et turcs. Les héros «orientaux» sont des hommes des frontières à plus d'un titre: défenseurs des marches, ils luttent contre les infidèles jusqu'à en convertir quelques-uns par le mariage. Les héros épiques pratiquent l'exogamie: le Byzantin Digénis est fils d'un émir converti et d'une noble chrétienne; Sayyid Battal et Danismend, les musulmans, se marient tous deux à des princesses byzantines.

Les récentes études sur la relation de la société byzantine avec l'écriture, qui font état d'un degré d'alphabétisation élevé, ont reposé la question de la distinction entre tradition orale et tradition écrite dans le contexte de la littérature populaire et notamment à propos de l'épopée de Digénis Akritas. Par ailleurs, il semble établi que les poètes du Moyen Âge byzantin récitaient devant un auditoire qui écoutait ou bien qui suivait le récit en lisant un texte. Le premier témoignage sur les poètes des légendes épiques date de l'Anatolie du Xe siècle et parle des mendiants de Paphlagonie, compositeurs de chants sur la «passion» des hommes glorieux, qui allaient de maison en maison. Ce témoignage ainsi que le grand nombre des expressions formulaires répertoriées dans toutes les versions de Digénis Akritas vont dans le sens de l'étymologie: en effet, depuis Homère, le terme épos (épopée) renvoie à la parole, au mot, à l'opposé de muthos (mythe), qui s'applique au contenu des paroles.

 

L'épopée par-delà langues et cultures

 

La continuité linguistique est le facteur déterminant qui explique que dans l'aire turcophone, qui s'étend de la muraille de Chine aux Balkans, des peuples et cultures que leur destin historique, leurs options religieuses ont pu séparer relèvent d'une étonnante communauté de traditions littéraires fondamentales, comme le genre épique.

Certaines des inscriptions en alphabet «runique» des monuments funéraires de la région du lac Baïkal (VIIe siècle av. J.-C.) présentent déjà, en langue turque, les ingrédients essentiels et les formes du genre épique: l'héroïque, le merveilleux et l'historique, combinés dans un récit poétique déclamatoire en vue de la célébration exemplaire d'un parcours dynastique. L'ensemble distingue, à travers la geste du héros, un clan, une tribu, un peuple. L'aspect formel joue un rôle déterminant dans le repérage du genre et de sa reconnaissance par un auditoire. En premier lieu, il existe bien un «vers épique» commun à toute la tradition turque, avec un mètre de sept syllabes. On peut relever d'autre part un recours notable aux figures métonymiques plutôt qu'à la métaphore. Comme dans le cas d'autres traditions épiques, la distinction oral-écrit pose plus de problèmes qu'elle n'en résout: les sociétés turques sont des sociétés «à écriture» et l'opposition est moins entre l'oral et l'écrit qu'entre les versions «savantes» et «populaires» à l'intérieur de chaque registre. Le terme qui désigne le conteur d'épopée, ozan (de la racine oz qui contient une idée de dépassement), indique la professionnalité et la tradition de compétition entre les exécutants, détenteurs de secrets de mnémotechnie et de tours langagiers, qui se poursuit encore aujourd'hui avec les achik de Turquie, rhapsodes itinérants.

Chaque cycle épique combine, à des degrés divers, des éléments mythiques, légendaires, historiques: c'est la célébration de la foi islamique conquérante dans Dede Korkut par exemple. Parfois, l'épopée chante une quête amoureuse: les romances lyriques deviendront un genre à part entière avec Tahir et Zühre, Leylâ et Medjnoun. Dans la pratique, l'auditoire reconnaît chaque récit épique par le nom de son héros éponyme: ainsi pour Köroglu, «le Fils de l'aveugle» (aire oghouze), Er-Töshtük, «le Brave qui a du torse» (domaines kazakh et kirghiz), Ak Köbök, «Écume-Blanche» (Altaï, Sibérie méridionale). Chaque épopée est d'abord une représentation d'un type particulier d'héroïsme. La plupart de ces récits relèvent d'ensembles plus vastes, organisés en cycles. L'exemple le plus complexe et important est celui de Manas, une trilogie kirghize de plus d'un million de vers consacrés au héros central Manas, à son fils Semetey et à son petit-fils Seytek, et dont le récit d'Er-Töshtük (13000 vers) fait partie.

Avec l'islamisation, l'imprégnation persane des Turcs Seldjoukides et la transition des formes de chefferie caractéristique du pastoralisme nomade vers l'État impérial ottoman, on assiste à une historicisation très nette des cycles épiques qui seront regroupés en recueils. Les contenus restent toutefois étonnamment stables, par-delà la célébration fervente mais superficielle de la toute nouvelle foi islamique. Ces recueils de tradition savante sont appelés d'après la forme qu'ils revêtent (kitab, livre), leur contenu (destan, conte, récit légendaire, de renom), ou encore par l'adjonction du terme namè (épître, témoignage, ou «histoire poétique») au héros éponyme, à l'instar du Chah-namè de Firdowsi.

Certains Oghouz-nama («l'épopée de la tribu des Oghouz») sont ainsi signalés dès le XIe siècle: le plus célèbre est connu sous le nom du Livre de Dede Korkut, du nom du narrateur, Korkut Ata («Grand-Père-Trésor de sagesse»). Il s'agit d'un recueil dont on possède des manuscrits depuis le XVe siècle. L'intérêt de Dede Korkut réside dans le fait qu'il constitue le point nodal de plusieurs traditions épiques turques, mais aussi des épopées de l'espace anatolien préislamique avec comme thématique la lutte pour la foi et la communauté des siens (Digénis Akritas, Sayyid Battal Ghazi, etc.). À cette dimension de lutte pour la foi, il convient d'ajouter la thématique de la lutte du héros solitaire contre le pouvoir d'État. L'archétype en est l'épopée du Fils de l'aveugle (Köroglu), dont Georges Dumézil recherche les racines chez les Scythes et dans Hérodote. Le «coursier à la robe pie rubican» -cheval magique de Köroglu- est présent dans les versions arméniennes de la période byzantine. C'est toutefois la dimension «politique» de la lutte contre la tyrannie d'État qui explique probablement l'extension du cycle de Köroglu dans une vaste région (qui comprend les Arméniens, les Géorgiens, les Grecs, les Turcs, les Persans...), ainsi que sa pérennité et sa vitalité présente dans l'aire anatolienne.

À travers la continuité entre les cycles des Manas, du Livre de Dede Korkut et du Fils de l'aveugle et l'appartenance à une aire linguistique turque commune, le genre épique constitue donc -peut-être au même titre que le système de la parenté- un ordre culturel et social idéalisé, une des structures fondamentales partagées et vivantes des cultures turques.

 

La tradition européenne

 

Chanter de geste, chanson de geste, ces deux expressions, bien attestées au Moyen Âge, désignent au plus juste la forme qu'a prise l'épopée dans la France médiévale, à partir de La Chanson de Roland (vers 1090): la célébration des exploits (res gestae) des héros nationaux, au long d'un récit, psalmodié plutôt que chanté, par un récitant qui s'accompagnait à la vielle. Nous n'atteignons plus les chansons de geste que sous leur forme écrite. Mais la présence de la voix vive, les échos de la récitation, le jeu toujours ouvert de l'improvisation restent très sensibles dans la diversité des versions conservées d'un manuscrit à l'autre, dans la fréquence des interventions de jongleurs, dans la communication qui s'établit entre ce même jongleur et son public.

 

Histoire et épopée

 

Oëz seignor! «Écoutez, seigneurs!» La formule, vite ritualisée, des prologues de chansons de geste convoque un public essentiellement masculin mais qui n'est pas forcément, du moins pour les premières chansons de geste, un public populaire. Si la chanson de geste exalte en effet le plus souvent le passé national carolingien -histoire et légende indissolublement tissées-, elle célèbre surtout, avec les héros épiques, le groupe des guerriers, leurs valeurs de classe et leur fonction: l'exercice d'une prouesse au service de Dieu, du roi ou de soi-même. Et c'est à leurs descendants du XIIe et du XIIIe siècle qu'elle semble d'abord proposer des modèles du passé à réactualiser dans le temps présent, le temps des croisades en Terre sainte, de la reconquête de Jérusalem ou de la reconquista de l'Espagne musulmane, tous enjeux déjà présents dans La Chanson de Roland. À ce public, il n'est guère question d'apporter du nouveau, mais bien plutôt de célébrer en communion d'esprit une histoire qui est le bien de chacun.

 

L'art de la laisse

 

Texte fragmenté, renvoyant toujours à un plus vaste ensemble, la chanson de geste est sur le plan formel un art du discontinu. La laisse, séquence plus ou moins longue de vers décasyllabiques (plus rarement dodécasyllabiques) unis par la même assonance (ou, plus tardivement, par la même rime), est à la fois une unité narrative, rythmique et mélodique à l'intérieur de laquelle chaque vers forme très généralement une unité sémantique et syntaxique. Les contours des laisses sont fortement dessinés par la présence d'un vers d'intonation et d'un vers de conclusion, et chaque laisse à la fois se distingue et s'unit à celle qui la suit par la reprise, avec variation (on parle alors de laisses enchaînées), du dernier vers, ainsi que par le changement d'assonance. Mais, dans les moments de grande tension dramatique -comme pour la mort de Roland-, les laisses enchaînées peuvent céder la place aux laisses similaires. À l'intérieur des laisses ou de leur groupement, le récit se déploie à partir de formules, les clichés épiques, qui s'organisent à leur tour en motifs narratifs, la dimension esthétique comme l'attente du public reposant alors sur l'ingéniosité de la variation exécutée sur un sujet donné.

 

Évolution du genre

 

À partir de La Chanson de Roland, qui suppose déjà, dès ses premiers vers, un horizon d'attente très fortement constitué, la chanson de geste est fondée sur le retour de quelques grands héros: Charlemagne et les douze pairs de France; Guillaume d'Orange et ses neveux; Raoul de Cambrai ou Girart de Roussillon, suivis de la longue lignée des barons rebelles à l'autorité des rois de France; ou bien encore les héros frénétiques de la geste des Lorrains. Dès la seconde moitié du XIIe siècle, les chansons, d'abord dispersées, tendent à s'organiser en cycles. Bouleversant l'ordre de composition, elles s'ordonnent alors, dans l'espace des manuscrits, selon l'arbre généalogique des héros, de leurs ancêtres à leurs ultimes descendants. Une autre évolution du genre réside dans le choix ou le croisement des thèmes qui s'allient au thème primitif de la prouesse. L'exotisme, sous les espèces, souvent, de l'amour, du personnage de la belle Sarrasine séduite et convertie par le héros franc (dans les chansons du cycle de Guillaume d'Orange), le merveilleux oriental ou folklorique (au XIIIe siècle, la chanson de Huon de Bordeaux et d'Aubéron, roi de féerie) pénètrent l'univers de la geste. L'événement historique y trouve aussi sa place. La Chanson d'Antioche, La Chanson de la conquête de Jérusalem, d'autres encore, relatent les hauts faits des héros de la première croisade. Plus tardivement, deux cycles de la croisade se cristallisent autour de Godefroi de Bouillon, premier «avoué» de Jérusalem, et de son ancêtre mythique, le Chevalier au cygne, le futur Lohengrin. Et ce n'est sans doute pas un hasard si la forme alors surannée de la chanson de geste, d'une forme vouée à l'histoire dès qu'elle peut tendre au mythe, fait retour à l'extrême fin du XIVe siècle pour célébrer les hauts faits et la mort de Bertrand du Guesclin, le héros national de la guerre de Cent Ans.

 

Le monde finno-ougrien

 

L'inventaire des genres épiques dispersés dans l'immense diaspora finno-ougrienne -essentiellement localisée, à l'exception du hongrois, dans des contrées nordiques qui vont de la Norvège à la Sibérie occidentale- fait appel à quelques notions clés: parenté étroite entre prose et poésie épiques, absence de démarcation entre poésies épique et lyrique dans la tradition orale. Si l'existence d'une épopée naïve des Hongrois détruite par le christianisme médiéval n'a pu être prouvée, des éléments de tradition épique se retrouvent chez les Mordves, les Tchérémisses et les Zyriènes (ballade historique), chez les Lapons/Sames (cycles héroïco-historiques des Skolts). La grande poésie épique est représentée surtout chez les Ob-Ougriens (chants dits «du destin» des Ostiaks et des Vogouls) et, en Europe du Nord, chez les populations balto-finnoises ou fenniques -en particulier dans les épopées finno-carélienne et estonienne connues, dans leur version compilée et éditée au XIXe siècle, sous les noms respectifs de Kalevala («Le Pays de Kaleva») et de Kalevipoeg («Le Fils de Kalev»).

 

Le chant kalévaléen

 

Appelée en Finlande runo (de runa, rune, inscription magique en scandinave), la poésie traditionnelle chantée se caractérise par une métrique propice à l'allitération, qui, remontant à l'époque du «fennique commun», aurait subi l'influence des traditions baltes. Le mètre dit kalévaléen, commun à l'ensemble des populations fenniques, est un trochée à quatre pieds dont chaque vers comprend huit syllabes; il a recours, comme les autres poésies traditionnelles nord-eurasiennes, à différents procédés de cohésion iconique: allitération, assonance et parallélisme. À la différence des chants populaires dits nouveaux, le chant kalévaléen ne connaît ni la rime ni le découpage en strophes. Sa mélodie de base est à cinq temps, portant sur un ou deux vers, et se répète à l'infini au gré du barde: il s'en dégage une certaine impression de monotonie.

Dans la société des Anciens finnois, la poésie traditionnelle remplissait une fonction essentielle: présente dans la vie quotidienne (berceuse, chant du berger...) comme dans les grandes manifestations collectives (fenaison, jeux, danses, etc.), la poésie chantée exerçait aussi une fonction rituelle, au cours du festin chamanique de l'ours et lors des cérémonies nuptiales.

D'un point de vue structurel, la poésie kalévaléenne se subdivise en quatre sous-groupes principaux: la poésie épique, la poésie lyrique, les incantations et la poésie cérémonielle. La performance s'effectuait en solo, en duo ou en choeur selon les circonstances. Seules la Carélie orientale et l'Ingrie ont connu une véritable tradition chorale, avec soliste et chant à répons. Il y avait peu de différences, quant à la performance, entre poésie épique et lyrique. Une autre classification répartit en classes la poésie kalévaléenne: mythique, magique et chamanique, fantastique, historique et guerrière, etc.

La poésie mythique peut, sur la base de critères linguistiques, être rapportée à l'époque dite préfennique (env. 1000-500 avant J.-C.). Dans les mythes caréliens de la création, deux héros, Väinämöinen et Ilmarinen, symbolisent le duel ancestral de l'épopée animale (aigle-ciel/poisson-eau), tandis qu'un troisième représente la gent oiseau (Joukahainen, de joutsen, cygne). «Väinämöinen jouant du kantele» est l'un des poèmes angulaires de l'épopée: un trait archaïque, la naissance de l'instrument, est modernisé par l'adjonction ultérieure du motif d'Orphée, connu des ballades scandinaves comme des boulin russes. Le poème est formé de deux autres poèmes originellement distincts («La Fabrication de la barque», thème fennique ancien, et «La Naissance du kantele», thème présent autour de la Baltique) puis combinés par un barde de talent.

Avec la poésie magique et chamanique, le Kalevala médiéval s'humanise en se dramatisant: l'esprit guerrier de l'âge viking se substitue aux influences pacifiques baltes. Väinämöinen erre en quête d'aventures, Ilmarinen l'assiste dans la préparation d'une expédition hasardeuse en direction du Grand Nord lointain (Pohjola), destinée à récupérer le trésor du Sampo (objet magique, moulin à produire de l'or, ou effigie de culte?). Le cycle du Sampo, imprégné de croyances animistes (objets investis d'esprits tutélaires, rites de fertilité), suit aussi le canevas de légendes scandinaves anciennes (comme la Bósa Saga). Métrique et stylistique évoluent: le vers trochaïque comprend généralement quatre pieds (influence du fornyrddislag scandinave?), l'apparition du dialogue est un critère de datation. La performance généralement choisie se déploie en «joute oratoire» chantée: ce duo-duel était aussi pour les chanteurs aguerris une situation favorable à la création de chants nouveaux (invention en alternance).

 

Le «corpus» épique

 

Deux aspects essentiels de l'univers kalévaléen sont souvent oblitérés par l'ombre géante de l'épopée publiée et traduite. D'une part, le Kalevala (la première édition date de 1835, la deuxième, augmentée, de 1849) et la Kanteletar (1840-1841) ne sont que le sommet visible d'un iceberg dont les folkloristes finlandais s'évertuent depuis le XVIIIe siècle à dégager la partie immergée. Plus de quatre-vingt-cinq mille variantes ont été ainsi collectées et annotées (1270000 vers, recueillis en Finlande, Carélie et Ingrie, ont été édités).

Par ailleurs, qu'ils soient récités, déclamés ou théâtralisés à l'intention d'un public, les poèmes du Kalevala sont généralement présentés sous la forme invariable de la mélodie dite kalévaléenne, devenue canonique. Or leur mode naturel de performance était le chant, y compris le chant à répons, dont les choeurs ingriens sont un vestige pur.

Le Kalevala et le Kalevipoeg sont-ils des compositions savantes ou des épopées populaires authentiques? Il s'agit avant tout de sommes de la tradition et de la mythologie finnoises et estoniennes, synthèses qui se prêtent mal à l'étude en «genres» distincts. La composition est certes romantique -de nombreuses chansons lyriques sont insérées dans les poèmes épiques-, mais cela revient à conserver l'esprit d'oeuvres populaires de tradition orale. L'objectif commun est clair: réveiller la confiance du peuple par l'exposé d'une histoire collective et des conditions de vie ancestrales de deux peuples frères. La force inspiratrice des deux oeuvres prend appui sur une collecte unique de matériaux traditionnels.

 

L'Asie intérieure

 

Presque tous les peuples d'Asie intérieure (de la Sibérie au Tibet) font, en certaines saisons surtout, résonner leurs veillées de longs récits chantés ou rythmés, glorifiant des actes individuels de valeur héroïque. Il s'agit avant tout d'accomplir un acte rituel, servant les idéaux collectifs. Véhiculant des valeurs d'autodéfense et de perpétuation, ces récits sont censés être doués d'efficacité symbolique: ils attirent ce qui favorise la vie, écartent ce qui la met en péril. Cependant, ils varient d'un peuple à l'autre par la forme (d'une simple psalmodie à une stricte versification soutenue musicalement), par l'ampleur (de quelques centaines de vers à plusieurs dizaines de milliers) et par la portée dans la vie et la pensée de la société (d'une tradition ressentie désuète car liée à un mode de vie archaïque, à un emblème d'identité ethnique toujours actuel).

Les auteurs divergent sur le seuil qui sépare l'épopée du chant épique ou du récit héroïque. Tous conviennent que c'est dans les steppes et les hauts plateaux que le genre épique est le plus développé, chez les peuples des familles turco-mongole et tibétaine, pasteurs nomades surtout. La richesse de leur tradition épique est notoire en Occident dès le milieu du XIXe siècle, mais également en ex-U.R.S.S. et en Chine. Quant aux peuples vivant plus au nord de chasse et d'élevage du renne dans la taïga et la toundra, le caractère épique de leurs traditions a été reconnu dans les années 1950 par la recherche académique soviétique et a donné lieu à la création d'une série, publiée par l'Institut de littérature mondiale. Discutable pour certains textes qui y sont présentés, la qualification d'épique prend sens à la lumière de l'ensemble, qui s'offre comme un éventail de variations des traditions épiques et de leurs rapports avec les types de société où elles se manifestent.

 

Un héros majeur: Gesar

 

Une différence frappe d'emblée. Certains peuples (les Sibériens: Samoyèdes, Toungouses, Altaïens...) connaissent plusieurs épopées et plusieurs héros. D'autres (ceux des steppes et des hauts plateaux) accordent à une épopée et à un héros une supériorité qui frise l'exclusivité: c'est le cas du Gesar tibétain comme du Geser mongol, qui s'en inspire. Cette différence en recoupe de nombreuses autres. La pluralité d'épopées et de héros qui caractérise le genre épique en Sibérie va de pair avec une organisation clanique ou tribale (plus ou moins préservée au sein de l'État russe puis soviétique) et avec l'oralité. Elle n'entraîne pas une pluralité de contenus et de valeurs. Dans des récits différents se raconte un même type d'histoire. Sous des noms différents se profilent des héros interchangeables qui incarnent l'homme idéal traditionnel; sans être pris pour des ancêtres, ils sont associés à un passé révolu. La voix du barde porte le chant, qui est syllabique, allitéré et rythmé sur une mélodie simple; celle-ci est reprise par l'assistance pour des refrains ou des devises.

Le genre à héros unique va de pair avec une organisation étatique (empire mongol, royaume tibétain), avec l'usage de l'écriture et de la musique, ainsi qu'avec l'historicisation du héros. Celui-ci incarne un idéal de chef. L'individualité de sa biographie est accentuée, une naissance miraculeuse lui est attribuée. La figure du héros vaut aujourd'hui indépendamment de l'épopée et de son exécution rituelle: ainsi des posters le représentant, qui foisonnent à Lhassa.

La version écrite la plus ancienne, celle du xylographe de Pékin (1716), est un Geser mongol traduit du Gesar tibétain. L'usage de l'écriture n'entraîne pas l'uniformité de contenu: les histoires écrites diffèrent. Il n'entraîne pas non plus l'absence d'une tradition orale d'exécution, de transmission ou même d'innovation: l'écrit alimente et relance l'oral, surtout au Tibet, où les textes abondent. Le barde tibétain ne fait jamais usage d'un instrument de musique. Chez les Turco-Mongols, l'accompagnement musical, à la vielle ou au luth, tend à professionnaliser le barde, mais l'exécution de l'épopée, qui exige la participation de l'assistance, reste un rite.

Bien que son nom vienne du Caesar romain, Gesar-Geser a été identifié à des personnages historiques (au roi de Ling au Tibet, à Genghis Khan en Mongolie, et même à Ungern-Sternberg, Russe blanc. Son ennemi principal a, lui, été identifié par les Bouriates à la divinité lamaïque Zamtsarano (en tibétain: L Cam srin) et à Hitler. L'écriture et l'histoire ne font pas perdre à l'exécution de l'épopée son efficacité symbolique: son manuscrit protège le bétail d'une épidémie, une peinture du héros prévient la famine, la guerre ou la maladie; sa mélodie fredonnée redonne courage. D'un type intermédiaire, le Dzangar kalmouk est un cycle réunissant les gestes autonomes des douze compagnons de Dzangar, dont Khongor est le plus familier, préféré au héros central même; les versions écrites sont récentes; en 1940, le héros a été identifié au chef oïrate qui en 1440 fit prisonnier l'empereur de Chine, pour justifier de fêter le cinq centième anniversaire de l'épopée.

 

Rites et thèmes

 

Les Bouriates de la forêt sibérienne ont plusieurs épopées similaires de petite dimension, ceux qui sont proches de la steppe mongole ont une préférence pour Geser, mais n'en ont que des versions orales, divergentes entre elles et ne devant aux versions tibétaine et mongole guère plus que le nom du héros. Bien documenté, leur cas illustre les constantes et les facteurs de variation. La tradition prescrit de réciter l'épopée durant la saison de la chasse au cervidé, pour la favoriser, et interdit de le faire l'été ou sans raison, sous peine d'orage, de maladie.... L'exécution est un «devoir collectif»; aussi le barde, choisi parmi les bons chanteurs, n'est pas rétribué; il doit chanter jusqu'au bout, et l'assistance doit l'y aider; il chante d'une voix grave ancrée dans un son de bourdon, assimilée à celle du chamane -condition de l'efficacité rituelle. Dans les milieux proches des Mongols, le barde voit son statut s'affirmer, étayé par le succès aux joutes oratoires préalables et par la maîtrise de la vielle; il reste néanmoins un üligersin, un homme de tradition orale populaire (différent du barde mongol, tuul'cin ou gesercin, qui s'inspire de versions écrites et qui, avant le régime communiste, se mettait au service d'un chef pour sa course au prestige). Le héros commun est soit un bon tireur, mergen, soit un fils, xübüün, qui venge son père aidé de son seul cheval. Geser, fils vengeur, est en outre chef politique (car fils de l'aîné du lignage ou fils d'un être céleste) et chef militaire, entouré de preux baatur-bagatar.

Le thème de la quête en mariage est présent dans toutes les épopées, mais sous des formes qui varient avec le type de société. Thème principal en Sibérie, il recule au profit du thème de la vengeance dans les steppes, puis de la guerre là où la société a été centralisée. Partout, la quête en mariage est une longue et dure campagne: la promise du héros est lointaine, son futur beau-père l'accable d'épreuves. Dans le type sibérien d'épopée, le héros a une femme et un fils -le récit couvre deux générations. Dans sa variante bouriate archaïque, Geser a deux femmes, et deux de ses fils sont héros à leur tour. Dans les versions mongoles lamaïsées, il accumule les femmes (jusqu'à treize, chez les Monguor) et n'a pas d'enfant (parfois, un fils qui meurt aussitôt); il est, là, décrit comme un chef religieux qui répand la doctrine. Partout, le héros venge son père agressé, reprend sa soeur enlevée, restaure l'intégrité de son groupe. Il gagne parce qu'il est dans son droit, malgré ses faiblesses. Ses adversaires sont aussi braves que lui et souvent plus forts, mais, agissant pour un autre groupe ou à l'encontre des règles communes, ils doivent perdre. La stratégie de Gesar-Geser, défensive chez les Bouriates, est en outre punitive et même conquérante dans les versions écrites mongoles et tibétaines lamaïsées. Ses combats sont conçus comme visant à «dompter des démons» (Tibet) ou à «éliminer des monstres» (Mongolie), termes englobant les notions d'ennemi et de maladie; conception révélatrice, car la plupart de ces combats, décrits dans des épisodes autonomes, débouchent seulement sur la reprise d'une épouse ravie, sur un mariage secondaire ou une prise de butin (et à la conversion au bouddhisme dans des versions tibétaines lamaïsées).

La conjugaison des valeurs de défense et de perpétuation de la société fait de l'épopée, dans ces régions, un fondement de l'identité et de l'intégrité, que ce soit au niveau clanique, ethnique ou national. Par là, l'épopée est un enjeu idéologique potentiel, comme le montre son histoire chez les peuples à héros unique ou prédominant. Elle a été combattue par le lamaïsme là où elle n'avait pu être récupérée comme outil de propagande. Au Tibet, elle ne pouvait être récitée dans certains monastères où, pourtant, les écrits devaient être conservés; malgré son abondance en préceptes lamaïques, elle était parfois réprimée par le clergé, qui la savait ressentie comme une glorification de l'homme idéal tibétain. Elle a été dénigrée puis réhabilitée en U.R.S.S. De nombreux colloques ont eu lieu en Chine et au Tibet. Que l'épopée se maintienne, se transforme ou disparaisse, son héros perdure, véritable emblème de l'identité populaire.

 

L'Asie du Sud

 

L'idée de tradition épique en Inde

 

Les plus anciens monuments littéraires indiens qui nous sont parvenus sont les Veda, recueils d'hymnes et textes religieux qui ne sont pas dénués de matière épique. Il faut attendre les environs de l'ère chrétienne pour avoir de véritables récits suivis et pouvant recevoir la dénomination d'épopée: le Mahabharata et le Ramayana sanskrits, le Cilappatikaram tamoul, etc. La conscience de la narration épique comme genre littéraire remonte plus haut. Une Upanisad ancienne comme la Chandogya dans une énumération des branches du savoir mentionne après les quatre Veda «en cinquième, itihasa et purana». Le terme «itihasa» («information par ouï-dire») exprime le caractère traditionnel du récit. Il est appliqué notamment au Mahabharata et au Ramayana. «Purana» est un adjectif dont le sens premier est «ancien». Substantivé, il réfère, comme «itihasa», au récit d'un passé immémorial, avec des caractéristiques de composition plus définies.

Le premier caractère commun de ces deux genres est l'occultation des auteurs historiques réels des textes qui se donnent comme une matière épique sans âge, où la transmission par voie orale est elle-même intégrée dans un cycle mythique. C'est ainsi que Vyasa, un des protagonistes de l'histoire du Mahabharata, est donné comme le narrateur originel du texte. La plupart des purana sont donnés comme récités originellement par un barde mythique du nom de Suta Lomahar@sa@na à des ermites. Le prophète ou premier récitateur (pravaktr) garde une dimension mythique. Et la longueur de la chaîne de transmission jusqu'aux hommes ordinaires est donnée comme la plus longue qui soit. D'autre part, le premier récitateur, même s'il appartient au monde des sages surhumains, ne fait que reproduire tel quel le récit d'un être d'ordre surnaturel d'un plan encore plus élevé que le sien, le monde des dieux ou l'être suprême.

Cette représentation mythique de l'idée de tradition n'exclut pas l'idée de l'intervention de rédacteurs humains, appartenant à une période historique plus ou moins proche. Mais celle-ci ne concerne que la forme du texte. Et, surtout, tout nom d'un tel rédacteur, toute information biographique sur lui sont totalement occultés. Dans la plupart des cas, on décèle des remaniements de diverses époques et en diverses régions de l'Inde. Un cas exceptionnel est celui du Bhagavata Purana, qui se signale par la rigueur de sa composition et son unité de style, ce qui fait penser à un auteur unique qui aurait soigneusement caché tout de son existence. On a pu à partir de critères indirects faire l'hypothèse très valable que ce texte a été composé au Xe siècle de notre ère dans l'extrême sud de l'Inde.

L'épopée «sans auteur» en sanskrit a exercé une très grande influence sur la culture de l'Inde à tous les niveaux sociaux, dans toutes les religions de l'Inde, y compris chez les Jaina et dans toutes les langues populaires. Dans le domaine littéraire, cette influence se traduit par une production très abondante de versions nouvelles dans les formes les plus diverses, les auteurs étant dès lors reconnus, Kamban pour le Ramayana tamoul, Pampa pour un Mahabharata kannada, etc. Il y a enfin dans des langues régionales des oeuvres indépendantes d'originaux sanskrits, glorifications de héros de ces provinces, telles les remarquables épopées de l'antiquité tamoule.

 

L'univers épique

 

Le contenu de cette tradition épique est un tissu de mythologie et d'histoire inscrites dans des conceptions définies des êtres, de l'espace et du temps. Les êtres qui animent les récits sont d'espèces très diverses. Les dieux sont les principaux protagonistes. Ils sont hiérarchisés en classes et en fonction de leur personnalité. Il y a un être suprême, Siva, Visnu ou Devv, etc., selon la religion particulière dont relève le texte, puis d'autres figures souveraines, puis des groupes de divinités, définis par un nombre consacré et une fonction, les huit Vasu, les cent Rudra, etc. Au-dessous d'eux se trouvent des êtres intermédiaires entre dieux et hommes, généralement en groupes, avec relativement peu de personnalités portant un nom propre, tantôt bénéfiques, voués à la jouissance des plaisirs, yaksa, gandharva, apsaras, etc., tantôt maléfiques, raksasa, etc. Au-dessous viennent les hommes, puis des êtres du règne animal, notamment les naga, serpents ou dragons. Chacune de ces classes d'êtres a son monde. Deux conceptions de l'espace se superposent. L'une envisage des étages correspondant à la hiérarchie des dieux et des classes d'êtres; plusieurs schémas sont attestés: l'un en trois niveaux, terre des hommes, espace intermédiaire des yaksa, gandharva, etc., ciel des dieux; un autre en sept niveaux, les précédents plus quatre autres ciels; ou la même série avec des mondes souterrains, royaumes des naga, des Enfers; etc. L'autre conception de l'espace le représente en sept anneaux concentriques sur un même plan, séparés par autant de mers, avec pour centre une montagne appelée Meru, plus large au sommet qu'à la base; les dieux habitent le Meru; les hommes le premier anneau, appelé Jambu-dvvpa, «continent du Jambosier», lui-même divisé en sous-continents dont le plus méridional est le Bharata-varsa, territoire de l'Inde.

Le temps est conçu comme un cycle de périodes récurrentes de vie et de mort de l'univers. Il y a une création, charge du dieu Brahman, suivie d'une période de maintien, assuré par le dieu Visnu, aboutissant à une destruction confiée au dieu Siva, laquelle n'est pas définitive, parce que, après la période de sommeil de Visnu, Brahman reprend son activité, et ainsi de suite. Il y a aussi plusieurs échelles de temps selon les catégories d'êtres, un temps des dieux, différent de celui des hommes: par exemple, ce qui est une journée de Brahman est 4    320 millions d'années humaines.

Cet univers mythologique est étroitement relié à l'univers historique et au vécu des hommes, de façon à constituer un tout où ils ne sont pas séparables et qui constitue le fond des textes. Tout d'abord, les classes d'êtres ne sont pas étanches. Les dieux descendent dans le monde des hommes. Leur «descente», tel est le premier sens du mot «avatara», est conçue comme une incarnation à part entière où le dieu descend dans une autre espèce ou bien place une part de son essence dans un corps humain (cas des héros du Mahabharata), ou encore une hypostase où de l'essence du principe suprême émane un être à son tour essentiellement distinct, une création d'un être par un dieu à partir d'une substance extérieure à lui. Les descentes de Visnu en Krsna, etc., sont faites pour sauver les hommes des maux qui les oppressent. Krsna, Rama ont ainsi une dimension proprement humaine. Inversement, il y a des hommes qui sont hommes, mais prennent une dimension mythique par des caractères surnaturels ou des exploits surhumains. D'abord, des rois appartenant à deux dynasties, l'une issue du Soleil, l'autre du dieu Lune. Chacune fournit la matière d'un cycle épique inépuisable. Celle du dieu Lune a produit le Mahabharata, celle du Soleil le Ramayana. Ensuite, il y a des sages qui par leur yoga ou leurs pénitences acquièrent des pouvoirs surnaturels leur permettant d'agir parmi les dieux, aussi bien que parmi les hommes. Par leur intermédiaire, on passe de l'univers mythique à l'univers historique. Les dynasties royales de l'histoire se donnent généralement des origines mythiques en se rattachant par une légende aux dynasties du Soleil et du dieu Lune.

 

L'épopée dans la vie religieuse

 

L'espace et le temps de l'épopée sont un élément important de la vie religieuse. L'épopée a souvent donné comme théâtre aux récits des lieux et des sites de l'Inde l'Himalaya, la Ganga, Ceylan, etc. Inversement, la dévotion a situé dans le territoire indien les lieux des grands événements et exploits des héros, tels qu'Ayodhya, lieu de naissance de Rama, le Kuruksetra, site de la grande bataille du Mahabharata     (un peu au nord de Delhi). Ces lieux prennent ainsi un caractère sacré et deviennent le but de pèlerinages. Le récit épique est pour le dévot l'outil fondamental. Il peut en extraire des idées et les intégrer dans un rite. Il y a des cultes que l'on qualifie de «puraniques» parce que les divinités auxquelles ils s'adressent, les formules qui y sont prononcées sont tirées de purana, au lieu d'être prises dans les autres textes canoniques que sont les Veda et les tantra. La récitation du texte épique peut être exécutée comme un rite. Tel culte tire sa matière d'un purana et doit rituellement être suivi de la récitation du texte, dans l'original sanskrit ou dans un abrégé en langue provinciale. La fête annuelle anniversaire de la naissance de Rama se célèbre par la lecture complète du Ramayana, étalée sur plusieurs jours en raison de la longueur du texte. Les récitations de textes épiques peuvent être également le fait de voeux individuels. Par exemple, un texte aussi populaire que la version hindi du Ramayana de Tulsidas est souvent chanté par des groupes de fidèles, de tout niveau social, se réunissant le soir en groupes après leur travail quotidien. Il y a enfin des professionnels de la récitation, dans toutes les régions de l' Inde, qui mettent leur talent de conteur, de musicien, voire de danseur au service de la diffusion des épopées ou jouent pour ainsi dire le rôle de prêtres, exécutant pour des commanditaires le rite de récitation. On attribue une valeur rédemptrice des péchés et purificatrice du psychisme à toute récitation ou mise en scène rituelle, ainsi qu'à l'audition.

 

L'Asie du Sud-Est

 

L'épopée en Chine n'a pas toujours été clairement perçue en tant que telle. De nos jours, les grands cycles narratifs se présentent d'abord sous la forme de «romans» écrits - «récit transmis» (zhuan), «histoire» (ji) ou «narration amplifiée» (yanyi) - de type chantefable. Les recherches historiques ainsi qu'ethnologiques ont permis de connaître les versions manuscrites et orales qui sont à la base des romans écrits du XIVe au XVIe siècle, tels L'Histoire des Trois Royaumes, Le Voyage vers l'ouest ou Au bord de l'eau. En Inde et en Asie du Sud-Est, jusqu'au XXe   siècle, les valeurs de l'oralité et celles de l'écriture ne s'excluent pas mutuellement mais au contraire s'entrelacent l'une à l'autre. Les épopées sont l'expression la plus émouvante des arts de la performance et de la composition. Musique, chant et poésie ont rayonné sur des modes infinis non seulement à partir des cultures de cour, mais encore des cultures paysannes, villageoises et de quartiers en milieu citadin: théâtres d'ombres, de marionnettes, de masques et d'acteurs ont chanté, mimé et dansé les épopées. Toutefois, c'est dans les cultures minoritaires des montagnards sédentaires ou nomades qu'on entend l'expression la plus dépouillée des arts de la performance, l'épopée orale chantée par un aède, seul, avec parfois un accompagnement vocal ou instrumental très simple.

 

Les influences chinoise et indienne

 

Plusieurs familles linguistiques s'imbriquent de la manière la plus complexe sur le continent. La péninsule est le lieu où les familles tibéto-birmane, karen, sino-tibétaine, miao-yao, thaï-kadaï, austro-asiatique et austronésienne se jouxtent dans l'espace et le temps, tandis que la situation est plus homogène dans les archipels, avec la famille austronésienne. Sur les populations animistes dites de substrat (mais qui ont elles-mêmes effectué des migrations antérieures, continentales et maritimes), depuis le début de notre ère, diverses civilisations ont déposé leur sédiments: les épopées l'attestent. En fait, elles forment un ensemble de récits héroïques et poétiques qui sont le réceptacle d'une histoire orale ou semi-littéraire, selon les contextes culturels. La civilisation chinoise a étendu une emprise militaire et politico-administrative le long de la partie orientale de la péninsule jusqu'au IXe siècle, marquant la culture vietnamienne du sceau de la sinisation (écriture en idéogrammes, morale confucéenne), tandis que la civilisation indienne a déployé une influence culturelle, artistique et religieuse, marquant d'abord le Fou-nan, le Tchen-la (qui devait devenir le Kambuja, ou Cambodge) et le royaume Môn ou Pyu (le Siam), puis, vers le IVe    siècle, Sumatra, Java et les côtes de Kalimantan, du sceau de l'indianisation. Les épopées du Mahabharata, du Ramayana et les syllabaires dérivés de l'écriture brahmi en témoignent. Selon la stèle de Veal Kantel au début du VIIe siècle, l'épopée fut donnée en intégrale à un sanctuaire du Kampuchéa. Au Xe siècle, on connaît une version en kawi d'un des livres de cette épopée: Bishmaparvan. Il y a d'autres versions attestées au Siam et en vieux malais ainsi qu'en Birmanie et au Tibet. De nombreuses compositions littéraires et des épisodes entiers en sont dérivés.

Le Ramayana attribué aux Rsi Valmiki a été adapté et traduit en version javanaise dès le IXe siècle (temple de Prambanan). On a des versions khmère, thaïe, lao, kawi (javanais, balinais) et malaise de ce grand cycle épique. Par rapport au récit sanskrit, il est nécessaire de distinguer les adaptations poétiques tardives, souvent effectuées pour des rois poètes, des premières traductions effectuées dans les langues vernaculaires à partir du texte original sanskrit.

Au Cambodge, jusqu'en 1975, le répertoire de cette épopée était très vivant tandis que celui du Mahabharata, attesté sur les bas-reliefs d'Angkor, semblait avoir disparu de la culture de cour et des cultures paysannes. Le héros du Ramaker, Preah Ram, avatar de Visnu, devient progressivement «être illuminé». Les grands cuirs, leurs ombres, les danseurs-porteurs accompagnaient le récit du maître conteur, tandis que musique et poésie en cette nuit de chant et de danse de l'épopée avaient le pouvoir de donner la prospérité aux villages. Telle est bien l'efficacité symbolique dont l'épopée est toujours dotée. Le rayonnement de la civilisation d'Angkor avait suscité l'adaptation et la mise en valeur de certains épisodes par les cultures voisines thaïe et lao. Le roi Rama Ier au XVIIIe     siècle a donné la seule traduction intégrale en thaï, tandis que l'on connaît trois versions singulières de l'adaptation lao. Hikayat Sri Rama     est la version en vieux malais, illustrant ce même cycle épique. On connaît plusieurs manuscrits en caractères jawi depuis le XVIe siècle.

 

L'influence islamique

 

À partir du XIIe siècle à Aceh, et surtout aux XVe et XVIe siècles jusqu'à nos jours, l'islam n'a cessé de progresser dans l'archipel nusantarien. Par la lecture du Livre (al-Kitab), l'écriture en caractères arabes s'est diffusée, d'abord vers Malacca, Riau, Sunda, dans la partie ouest de Java, suivant les cités-comptoirs du Pasisir. À Sunda, le répertoire du Mahabharata et du Ramayana est interprété par les golek, marionnettes en bois sculptées en ronde bosse, tandis que plusieurs dizaines d'épopées chantent le cycle de Panji, prince de Koripan, et ce répertoire est authentiquement javanais. Les pantun, épopées orales sundanaises, sont de très longues compositions en vers octosyllabiques rimés. Elles sont psalmodiées par un barde qui s'accompagne au kacapi, une cithare horizontale de six à dix-huit cordes. En des milliers de vers et prêtant des voix particulières aux divers personnages, le chant glorifie soit le royaume de Galuh, soit le royaume de Pajajaran. Le chant des épopées clôt le repas de moisson. Désormais, il est entouré de prières musulmanes et se déploie du soleil couchant jusqu'à l'aube. Le Catalogue raisonné des manuscrits musulmans atteste cent quatorze épopées en pays Sunda. Elles relatent la période hindo-bouddhiste, puis elles deviennent des chroniques de l'islamisation. La lecture respectueuse des manuscrits, strophe par strophe, par le copiste, est reprise par le barde selon la technique vocale beluk, et l'auditoire, hommes et femmes, ponctue en choeur la fin de l'énoncé. Le patrimoine de la littérature orale et écrite malaise, qui s'étend d'Aceh jusqu'aux Moluques, englobe des épopées qui relèvent du modèle indien et des épopées qui, en chantant la conquête de l'islam, relèvent d'un modèle musulman, tel Hikayat Amin Rajah.

 

Peuples de forêt

 

L'épopée trouve son expression la plus dépouillée en forêt chez les «    hommes des hauts     », Dayak de Bornéo, montagnards de Palawan, de Mindanao, de Luzon et des hauts plateaux des péninsules indochinoise et malaise. Ici, pas de théâtralisation mais un aède allongé qui, la nuit durant, relate en son plain-chant les épreuves d'un héros et sa quête en mariage. La crise - guerre ou duel - est suivie d'une mort à soi-même et d'une renaissance (alliance, avènement, ordre nouveau). Si, dans les sociétés à État, le héros épique devient emblème au niveau national, dans les sociétés d'échange, le héros est aussi un modèle qui, respectueux des droits et des devoirs entre germains et affins, jette les fondements de la vie familiale et de l'organisation sociale au niveau clanique ou ethnique.

 

Le Japon

 

L'épopée au Japon ne se situe pas au début de la littérature japonaise. Autre particularité, la trame n'en est pas constituée par une guerre contre un ennemi extérieur, mais par une guerre civile historiquement bien connue par d'autres sources.

 

Le «Heike monogatari»

 

Le japonais classique ne connaît pas de terme spécifique pour désigner un genre qu'il a pourtant cultivé. La langue moderne utilise le mot jojishi, vocable forgé pour traduire le terme occidental de poème épique. Les titres des ouvrages que les manuels de littérature classent comme «épopée», ou «récits de guerre», gunki monogatari, renvoient à un genre beaucoup plus large, celui du récit, le monogatari. Ce terme englobe aussi bien un véritable roman comme le Genji monogatari que des recueils d'anecdotes pieuses. Les récits de guerre eux-mêmes, souvent trop rapidement assimilés à l'épopée, englobent en réalité des textes de natures très diverses, particulièrement dans leur rapport à l'oralité. En fait, il n'existe peut-être qu'une seule oeuvre, le Heike monogatari (l'histoire de la maison des Taira) qui, par le sujet, la forme et l'ampleur, puisse être d'emblée qualifiée d'épique. D'un autre côté, les autres récits que l'on classe parfois dans cette catégorie sont presque tous liés à cette oeuvre, qui narre le récit de la rivalité de deux clans, les Taira, ou Heike, et les Minamoto, ou Genji, pour le contrôle du pouvoir dans le Japon de la fin du XIIe siècle. Mais la matière de ce texte dépasse de loin l'histoire d'une guerre civile. Le Heike monogatari met en scène une crise qui embrasa tout le Japon depuis les provinces du Nord-Est, qui semblent tout à coup émerger sur la scène nationale, jusqu'aux îles du Sud, derniers refuges des Heike. Elle est fondatrice d'un nouvel ordre, celui des guerriers. On y pleure la chute des orgueilleux Heike, mais aussi celle d'un monde qu'ils ont contribué à ruiner par leur démesure, celui de la Cour et de ses rites, qui paraissent par contre-coup coupés de la vie réelle et appartenir au passé. Si elle ne fonde certes pas la culture japonaise, l'épopée inaugure une nouvelle phase qui n'est plus centrée sur la capitale, mais sur l'ensemble du pays, et qui voit les guerriers occuper la première place dans la société.

La version classique en treize livres du Heike monogatari fut fixée à la fin du XIIIe siècle à partir des récitations des moines aveugles au luth à quatre cordes (biwa böshi). Il est à peu près certain qu'il a existé antérieurement un texte écrit concis du même type que deux autres monogatari, le Högen et le Heiji, qui racontent la genèse de la rivalité des deux clans. Ce premier texte d'auteur inconnu a disparu. D'autres oeuvres comme le Genpei seisui-ki   (chronique de la grandeur et de la chute des Minamoto et des Taira) donnent une version longue de la même matière, mais, cette fois, l'amplification n'est plus liée aux récitants, elle est le fait des seuls spécialistes de l'écrit. Le nouveau monde qui émerge avec l'épopée est chanté dans une langue rénovée, qui se crée autour du Heike monogatari. Fruit du brassage de populations, ce n'est plus la langue de la seule capitale, mais de l'ensemble du pays. Elle se révéla à son tour unificatrice du fait de l'énorme diffusion de cette oeuvre, écoutée et lue dans tout le Japon. Si le texte est en prose, il n'en est pas moins souvent fortement rythmé par l'alternance de membres de phrase de cinq et de sept syllabes. Les récitants, moines aveugles, avaient pour fonction première de psalmodier des sutras ou des incantations pour célébrer les divinités ou prier pour le repos des défunts. Le bouddhisme imprègne cette oeuvre. La récitation du Heike monogatari, le heikyoku, devint par la suite l'occupation principale de groupes de récitants spécialisés qui transmirent jusqu'à nos jours leur technique dans sa forme du XIVe siècle. La matière du Heike monogatari a servi de source non seulement aux autres gunki monogatari, mais aussi à une grande partie de la littérature postérieure, à commencer par le théâtre no et le théâtre de marionnettes.

 

Les épopées des Ainu

 

Dans la masse considérable de la production littéraire entièrement orale des Aïnous, on distingue des récits versifiés qui se subdivisent en récits à contenu mythique, kamui yukar et oina, d'une part, et en récits des hommes, les yukar proprement dits, d'autre part. Ce sont ces yukar qui se rapprochent le plus des poèmes épiques d'autres cultures. Ce ne sont pas seulement les acteurs qui diffèrent entre les kamui yukar et ces récits. Les yukar humains sont beaucoup plus longs et atteignent parfois quinze mille vers. Autre particularité, les yukar ignorent les sakehe des kamui yukar, sortes de bourdons répétés entre chaque vers. Le héros des yukar est presque toujours le même, Poiyaunpe, «le jeune maître du pays de la terre», dont on raconte les combats contre l'ennemi, «le peuple de la mer», le Repunkur. On a tout d'abord cru que ces guerres d'épopée étaient purement fictives. Mais l'archéologie a montré l'existence de populations non aïnoues, plus tournées vers la mer, et qu'on a baptisées le peuple de la culture d' Okhotsk, du nom de leur centre de diffusion.

Si l'on en croit un dessin japonais du XVIIe siècle, le récitant (yukar-kur) semble à l'origine avoir psalmodié son texte allongé près du foyer, marquant la mesure en se frappant sur le ventre. Les derniers témoignages de la tradition vivante au début du XXe siècle montrent le récitant, en réalité le plus souvent une femme, assise en tailleur au bord du foyer et marquant la mesure en frappant le bord de l'âtre avec une baguette. Les auditeurs font de même en poussant régulièrement des cris d'accompagnement.

La langue des yukar est très différente de la langue ordinaire tant par le vocabulaire que par la syntaxe. C'est une langue littéraire, d'une oralité de haut niveau. Comme pour les autres poèmes des Aïnous, les vers sont le plus souvent de cinq syllabes, mais oscillent entre quatre et sept. On ne note pourtant aucune alternance de longueur comme dans la poésie japonaise. Le rythme restant le même, c'est le débit de la voix qui absorbe les différences de longueur.

Les littératures

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Si la recherche sur la gnose et les gnostiques n'a jamais connu de période de latence, elle est, à l'époque contemporaine, frappée d'une crise de ferveur particulièrement intense. Travaux et congrès se multiplient. Nombre de chaires autrefois consacrées à l'étude du Nouveau Testament sont désormais occupées par les laudateurs, non de l'Évangile, mais des collections gnostiques, devenues par emphase publicitaire «racines de notre civilisation», ou encore «zen de l'Occident». Engouement inévitable lorsque les textes récemment découverts -notamment près de Nag' Hammadi, en Haute-Égypte - arrivent sur le marché, engouement explicable par la croyance au mystère qui les nimbe, mais engouement qui n'évite ni la myopie des anciens chasseurs d'hérésies, ni le pathos des adeptes de l'ésotérisme.

Le mot «gnostique» est une étiquette commode qu'ont utilisée les anciens compilateurs de catalogues d'hérésies pour désigner toutes formes d'interprétation de la Bible fondées sur le rejet partiel ou total de l'interprétation reçue dans l'Église, et à laquelle ont recouru les modernes pour décrire une constante ou une convergence d'idées qui sous-tend la plus grande partie de la littérature philosophique et religieuse des premiers siècles de l'ère chrétienne.

Après avoir évoqué les aspects historiques, l'essence et la signification du gnosticisme, puis fait l'inventaire des collections dont on dispose à son sujet, on examinera les caractéristiques respectives des deux usages du terme «gnostique» et l'on s'efforcera de dégager trois points significatifs qui peuvent autoriser son application à une production littéraire homogène et strictement limitée.

 

1. Le gnosticisme

 

Aspects historiques

 

Un certain type de connaissance

 

La gnose (du mot grec gnysiv) peut se définir comme une connaissance salvatrice, qui a pour objet les mystères du monde divin et des êtres célestes, et qui est destinée à révéler aux seuls initiés le secret de leur origine et les moyens de la rejoindre, et à leur procurer ainsi la certitude du salut, que celui-ci soit obtenu ou non par une collaboration entre la grâce divine et la liberté humaine. L'idée de ce type de connaissance est apparue très probablement dans le judaïsme, à l'époque et dans le milieu même où est né le christianisme, et elle est restée vivante à la fois dans le christianisme, orthodoxe ou hérétique, et dans les mouvements religieux (tel le mandéisme) apparentés au judaïsme ou au judéo-christianisme.

Afin d'éviter des confusions ou des imprécisions, on réservera le terme «gnose» à ce type de connaissance religieuse et l'on n'utilisera le terme «gnosticisme» que pour désigner un mouvement religieux très particulier: l'ensemble des sectes ou des écoles qui, durant les premiers siècles du christianisme, ont eu en commun une certaine conception de la «gnose», qui fut rejetée par l'Église chrétienne orthodoxe.

La «gnose» propre au «gnosticisme» a pour première caractéristique de dissocier création et rédemption; le monde sensible est crée, ou, du moins, totalement dominé, par des puissances ou mauvaises ou bornées, parmi lesquelles le Dieu de l'Ancien Testament, le Yahvé du peuple juif, joue un rôle prépondérant. Ce Démiurge ignore ou veut ignorer ou veut faire ignorer l'existence du Dieu transcendant et bon qui est la source du monde spirituel. Les âmes des hommes qui possèdent la «gnose» sont émanées de ce Dieu suprême, elles sont d'essence spirituelle et prisonnières du monde sensible. Le Dieu transcendant envoie donc le Sauveur, le Christ, pour délivrer ces âmes d'élus, les ramener à leur origine et les rassembler à nouveau dans le «Plérôme», c'est-à-dire le monde spirituel. Ainsi, le salut qui résulte de la «gnose» n'est pas l'effet d'une collaboration entre la grâce divine et la liberté humaine, mais il est seulement conscience d'être sauvé, connaissance de l'issue heureuse du combat entre des Puissances qui transcendent l'homme. Philosophes grecs et chrétiens orthodoxes reprocheront donc au «gnosticisme» de prétendre atteindre au salut et à la perfection sans effort moral, sans une véritable transformation de l'homme. Pour le «gnosticisme», le gnostique est sauvé par nature.

 

Les sources

 

Les premiers indices de l'existence du courant d'idées désigné par le terme de gnosticisme se trouvent dans le corpus des écrits néotestamentaires, notamment dans la Première Épître aux Corinthiens (VIII, 1) et dans la Première Épître à Timothée (VI, 20) qui parle «des mots creux et des antithèses de la pseudo-gnose». Viennent ensuite les réfutations des Pères de l'Église qui donnent d'abondants détails sur les systèmes gnostiques. Ce sont, au IIe siècle, Irénée de Lyon; au IIIe siècle, Tertullien, Clément d'Alexandrie, Origène et l'auteur des Philosophoumena; au IVe siècle, Épiphane de Salamine et Augustin. Très importante aussi, parce qu'elle va à l'essentiel, est la réfutation du gnosticisme en quatre traités (30 à 33 dans l'ordre chronologique) par le philosophe Plotin vers le milieu du IIIe siècle.

La presque totalité de la littérature gnostique originale, écrite en langue grecque, a disparu, par suite de son rejet par la Grande Église. Néanmoins, les Pères de l'Église nous ont conservé d'intéressants extraits, notamment la Lettre à Flora de Ptolémée, reproduite par Épiphane, et les Excerpta ex Theodoto, recueillis par Clément d'Alexandrie.

Toutefois, un certain nombre d'écrits gnostiques existent en traduction copte. La relative indépendance du christianisme copte, à partir du IIIe siècle, les possibilités de conservation qu'offrait le désert égyptien expliquent ce hasard heureux. Grâce à ces traductions, qui pour la plupart datent du IIIe et du IVe siècle, la littérature gnostique est beaucoup mieux connue. On a découvert vers 1945, près de Nag' Hammadi, en Haute-Égypte (à 100km au nord de Louksor), une jarre contenant treize volumes de papyrus. Leur publication est en cours. Les textes déjà publiés et traduits sont d'un intérêt capital.

Les genres littéraires propres à la littérature gnostique sont assez variés. Il y a tout d'abord un certain nombre d'évangiles apocryphes: d'ordinaire le Christ est censé y révéler à un personnage privilégié (apôtre, ou disciple, ou sainte femme) un enseignement secret. On peut énumérer comme oeuvres gnostiques de ce type la Sagesse de Jésus-Christ, le Dialogue du Sauveur, la Pistis Sophia, le Livre du grand traité initiatique, l'Évangile de Thomas (qui est un précieux recueil de logia de Jésus), le Livre de Thomas l'Athlète, plusieurs livres de secrets attribués à Jean et à Jacques l'Évangile de Marie et, enfin, bien qu'il ait plutôt la forme d'une «méditation sur l'Évangile», L' Évangile de Vérité, un des textes les plus importants du Codex Jung, probablement composé par Valentin lui-même, le célèbre chef d'école gnostique. On trouve aussi des apocalypses destinées à faire connaître la géographie céleste et les mots de passe indispensables au franchissement des frontières gardées par les anges; il existe ainsi une Apocalypse d'Adam, une Apocalypse de Paul (racontant le voyage céleste de Paul jusqu'au dixième ciel), deux Apocalypses de Jacques. D'autres écrits ont la forme d'Actes des Apôtres; ils sont fondés sur l'idée que le Christ aurait confié une tradition secrète à ses apôtres, notamment à Jacques et à Jean. Le lyrisme, dans le gnosticisme, s'exprime parfois sous la forme psalmique (Psaume de Valentin, Psaume des Naassènes). Il n'est pas sûr que les merveilleuses Odes de Salomon soient une oeuvre gnostique. Enfin, la forme des traités dogmatiques est également employée par les docteurs gnostiques: on peut citer parmi les écrits découverts à Nag' Hammadi, la Lettre à Rheginos sur la Résurrection, le Traité tripartite, l' Hypostase des archontes, le Traité 5 du Codex II, la Lettre d' Eugnoste, le Saint Livre du grand Esprit invisible.

 

Écoles et chefs d'écoles

 

Selon les Pères de l'Église, les plus anciens chefs d'écoles gnostiques se situeraient au Ier siècle. Ce seraient Simon le Magicien (originaire de Samarie) et son disciple Ménandre. Mais c'est surtout le IIe siècle qui est le siècle du gnosticisme. Lorsque Irénée de Lyon écrit sa Réfutation des systèmes gnostiques en 180, presque toutes les écoles gnostiques se sont manifestées et développées. Antioche, Alexandrie et Rome sont les grands centres du mouvement. À Antioche, au début du IIe siècle, Saturninus (ou Sartornil) enseigne une gnose qui se rattacherait à la tradition de Simon le Magicien. À Alexandrie, dans la première moitié du IIe siècle, Basilide professe une doctrine qui comporte des éléments philosophiques très importants et très curieux. C'est aussi en Égypte, vers la même époque, que se déploie l'activité de Carpocrate et de son fils Épiphane; Isidore aurait, dans son écrit Sur la justice, professé le communisme des biens et des femmes. Venant d' Alexandrie, Valentin fonde à Rome, vers le milieu du IIe siècle, une école qui aura une influence dans tout l'Empire. Ses disciples les plus célèbres sont, en Occident, Ptolémée (l'auteur de la Lettre à Flora) et Héracléon (commentateur de l'Évangile de Jean); en Orient, Théodote (dont on connaît assez bien l'enseignement grâce à Clément d'Alexandrie) et Marc le Mage.

Sur d'autres sectes, l'auteur des Philosophoumena, Irénée et Épiphane fournissent un certain nombre de renseignements. On ne sait rien de leur fondateur ni du milieu dans lequel elles se sont développées, mais on apprend que certains gnostiques s'appelaient Ophites ou Naassènes, c'est-à-dire les «Sectateurs du Serpent» (ophis en grec, naas en hébreu); il s'agit du serpent de la Genèse, invitant Ève à la connaissance (gnose) du Bien et du Mal et à la révolte contre le Créateur mauvais, et du serpent d'airain, identifié par Jean (III, 14) au Christ en croix. À ces spéculations inspirées par l'exégèse de l'Ancien et du Nouveau Testament, les Ophites ajoutaient, semble-t-il, des interprétations allégoriques de mythes grecs (Attis, Osiris). Celse, le polémiste antichrétien du IIe siècle, avait vu lui-même un diagramme, dessiné par les Ophites, et représentant la structure de l'Univers sous la forme de cercles concentriques, parmi lesquels le serpent Léviathan avait sa place. Une autre secte, celle des Barbélognostiques, donnait une place importante à une figure mythique, Barbelo, mère du mauvais Créateur de ce monde.

Au IIIe siècle, le mouvement gnostique continue à s'étendre. À Rome même, on sait par Plotin que des gnostiques fréquentaient son école. Porphyre, le disciple de Plotin, avait été chargé par son maître de réfuter des écrits qui étaient en la possession de ces gnostiques et dont ils s'enorgueillissaient. Il s'agissait notamment d' apocalypses de Zoroastre, de Zostrien, de Nicothée, d'Allogène et de Messos. On a effectivement retrouvé à Nag' Hammadi des écrits d' Allogène, de Messos et de Zostrien. Dans son De abstinentia (I, 42), Porphyre ferait allusion à des gnostiques qui se considèrent comme l'«abîme de la puissance et de la liberté». À Alexandrie, Clément et Origène attestent la permanence du gnosticisme.

Au IVe siècle, le gnosticisme, refoulé par l'Empire chrétien, semble se réfugier aux frontières de celui-ci. Épiphane raconte que, venu en Égypte aux environs de 335 avec le désir de se faire moine, il rencontra des gnostiques et que certaines femmes de la secte cherchèrent à le séduire. C'est probablement au IVe siècle qu'il faut situer la communauté gnostique de Nag' Hammadi. La variété des éléments qui composent la bibliothèque (livres valentiniens, séthiens, hermétiques) montre la curiosité de cette communauté. Mais la période créatrice semble alors terminée. Peu à peu, les sectes gnostiques vont disparaître définitivement, du moins en Occident. Plus tard, tel ou tel phénomène religieux pourra bien faire penser à la résurgence du gnosticisme. Mais la tradition est rompue: il s'agira tout au plus de néo-gnosticismes ou de phénomènes ne possédant que des analogies avec le courant ancien.

On a peu de renseignements sur l'organisation des communautés gnostiques. Les Pères de l'Église leur reprochent surtout soit de refuser tout sacrement, soit de parodier les sacrements, notamment en pratiquant la communion sous des espèces sexuelles ou sanglantes. La seule étude d'ensemble qui réunisse les éléments les plus sûrs et les plus complets sur la vie de ces communautés gnostiques a été donnée par H.-C. Puech dans ses cours au Collège de France en 1955-1956. S'il est vrai que certaines sectes rejetaient tout sacrement et ressemblaient plus à des écoles de philosophie qu'à des Églises, il n'en reste pas moins que le sacramentalisme et l'organisation ecclésiale se sont de plus en plus développés dans le gnosticisme. Au baptême, certaines onctions étaient pratiquées. Il existait des lieux fixes de réunion et de culte. Dans le culte des sectes gnostiques, la vénération du fondateur de la secte, du «révélateur de la gnose», a une importance toute particulière: c'est ainsi que les Simoniens honorent l'image de Simon le Magicien, que les Carpocratiens célèbrent l'anniversaire de la mort d' Épiphane, le fils de Carpocrate, et les Bardesanites, très probablement, l'anniversaire de la naissance de Bardesane. De telles pratiques se retrouvent dans le manichéisme.

 

L'essence du gnosticisme

 

Le gnosticisme est un phénomène extrêmement complexe et très difficile à définir exactement. Tantôt il semble se confondre avec le christianisme de la Grande Église: il est souvent presque impossible de dire si certaines oeuvres, comme les Odes de Salomon par exemple, sont orthodoxes ou gnostiques; tantôt on le distingue mal du judaïsme, du judéo-christianisme ou de la philosophie hellénique. Pourtant il a été violemment rejeté à la fois par le christianisme orthodoxe et par l' hellénisme. Il s'agit donc, pour définir son essence, de découvrir les motifs pour lesquels il a été repoussé par ses adversaires. Dans ce phénomène complexe qu'est le gnosticisme, il faut distinguer les composantes qui lui sont propres de celles qu'il partage avec d'autres doctrines.

 

Composantes non distinctives

 

Un premier élément de définition se trouve dans la notion de gnose elle-même. On connaît la célèbre définition donnée par le gnostique Héracléon: «Ce n'est pas seulement le baptême qui est libérateur, mais c'est aussi la gnose: Qui étions-nous? Que sommes-nous devenus? -Où étions-nous? Où avons-nous été jetés? -Vers quel but nous hâtons-nous? D'où sommes-nous rachetés? -Qu'est-ce que la génération? Et la régénération?» La gnose est donc bien une connaissance salvatrice qui révèle à l'homme le secret de sa descente ici-bas (la génération) et de son retour à l'origine (la régénération). Elle explique au gnostique la raison de sa présence dans ce monde-ci, par quels chemins célestes il est descendu, alors qu'il est d'un autre monde, supérieur et transcendant. Mais ce trait, bien que commun à tous les systèmes gnostiques, ne leur est pas spécifique. Les interrogations «D'où suis-je venu?», «Qui suis-je?» se trouvent chez les philosophes païens, par exemple chez Porphyre (De abstinentia, I, 27), et une philosophie comme celle de Plotin explique, elle aussi, à l'âme humaine pourquoi elle est tombée dans ce monde-ci et comment elle peut rejoindre sa véritable essence spirituelle. D'autre part, des chrétiens de la Grande Église comme Clément d' Alexandrie et Origène (et après eux Evagre du Pont, Denys l'Aréopagite, Maxime le Confesseur) n'hésiteront pas à proposer aux «spirituels» une gnose, qui est également une connaissance de la véritable origine et de la véritable destinée de l'âme.

Il est vrai que la «gnose» du gnosticisme n'est pas seulement une connaissance de la destinée de l' âme, elle est une connaissance révélée à des privilégiés, qui leur permet de connaître des secrets du monde céleste, la topographie et l'histoire du monde divin et angélique. C'est un trait commun à toutes les sectes du gnosticisme, et il les distingue radicalement des philosophes helléniques, qui s'en tiennent toujours à la représentation hiérarchique traditionnelle distinguant monde supracéleste, sphère des fixes, sphères des planètes et monde sublunaire. Mais cet élément, commun à tout le gnosticisme, se trouve également chez Clément d'Alexandrie et Origène. Pour ces derniers aussi, la gnose est la connaissance de la topographie des demeures célestes, habitées par les hiérarchies angéliques; pour eux aussi, elle est la connaissance des mondes superposés ou successifs à travers lesquels l'âme doit s'élever vers le Repos suprême. Le gnosticisme prétend certes puiser cette connaissance dans des traditions secrètes confiées par le Christ à Paul, aux Apôtres, aux disciples, qui les transmirent à des maîtres spirituels, dont les gnostiques sont les héritiers. Ces traditions sont d'ailleurs des traditions exégétiques, c'est-à-dire qu'elles enseignent comment interpréter spirituellement les textes de l'Ancien Testament ou les paroles du Christ et ses paraboles. Mais Clément d'Alexandrie et Origène prétendent, eux aussi, connaître des traditions secrètes concernant l'exégèse. C'est à celles-ci qu'ils devraient leur connaissance des mystères secrets de la gnose. La «gnose» commune à ces chrétiens orthodoxes et au gnosticisme apparaît donc comme une méthode exégétique qui découvre des «secrets», des «mystères» dans les textes sacrés, tout spécialement dans le récit de la Création. On entrevoit que cet idéal «gnostique» remonte à des traditions juives et judéo-chrétiennes, à des spéculations judaïques sur le sens secret de la Bible et sur la topographie du monde céleste. Dans les Évangiles synoptiques mêmes, on trouve la trace de ces préoccupations, par exemple dans Matthieu (XIII, 11): «À vous, il a été donné de connaître les secrets du royaume des cieux, aux autres, il n'a pas été donné de les connaître, c'est pourquoi je leur parle en paraboles, afin que [...], entendant, ils n'entendent pas et ne comprennent pas.»

Le thème du «voyage céleste» n'est pas non plus une caractéristique exclusive du gnosticisme. Les ouvrages gnostiques abondent évidemment en descriptions des mondes ou demeures célestes par lesquels l'âme doit passer pour retourner dans le monde du Père. Aux frontières se tiennent des anges douaniers qui contrôlent son passage. Le gnostique doit connaître les mots de passe et les symboles, les signes de reconnaissance qui lui permettront de franchir ces barrières. Il existe même une barrière de feu, l'épée de feu dont parle la Genèse, que les âmes ne peuvent franchir qu'après une longue purification. Tous ces thèmes, chers au gnosticisme, sont aussi familiers à beaucoup d'écrivains ecclésiastiques opposés au gnosticisme, comme Clément, Origène ou Tertullien. Notamment, ces derniers pensent que les martyrs sont seuls capables de franchir immédiatement et sans purification la barrière de feu. Ces thèmes, finalement, remontent au judaïsme, tout spécialement à la littérature apocalyptique.

L'âme, dans ce voyage céleste, remonte vers l'origine d'où elle était descendue en ce bas monde. L'ascension suppose une descente: l'âme, consubstantielle au monde divin, est tombée ici-bas. Peut-on dire que cette représentation soit propre au gnosticisme et que celui-ci serait caractérisé par l'idée d'une dégradation du divin? Il s'agit certes d'un thème commun à tous les systèmes du gnosticisme. Du Dieu transcendant, inconnu, indicible, émane un monde divin ou Plérôme, constitué d'un certain nombre d'entités (généralement appelées «éons», c'est-à-dire «mondes» ou «périodes») hiérarchisées et groupées en couples (syzygies) comprenant une puissance masculine et une puissance féminine. Cette représentation mythique ne doit pas être comprise grossièrement: elle sert à désigner un processus analogue à la génération du Logos par la Pensée divine dans la théologie chrétienne orthodoxe. Ce Plérôme est complet en lui-même et fermé par la Limite (Horos). Le dernier éon, en général de nature féminine, appelé Sophia par les Valentiniens, Barbelo ou Mère des vivants par d'autres gnostiques, est envahi par la «passion», c'est-à-dire qu'il est victime d'un désir désordonné. Selon les Valentiniens, la Sophia a voulu voir l'infinité du Père transcendant, alors qu'elle en est incapable. Ce désordre l'entraîne hors du Plérôme, elle devient la Sophia Achamoth, la Mère du Démiurge, du Créateur du monde sensible.

À s'en tenir aux grandes lignes, au schème général de ce mythe, on a donc tout d'abord une opposition d'un monde intelligible et d'un monde sensible, et ensuite une explication de l'apparition du monde sensible qui suppose que la dernière puissance du monde intelligible, pour une raison quelconque, s'incline vers le bas et produit, directement ou indirectement, le monde sensible. Ce schème de la dégradation du divin n'est pas propre au gnosticisme. Il correspond à la structure de toutes les doctrines platoniciennes au IIe et au IIIe  siècle. Il apparaît chez Numénius et chez Plotin. Chez ce dernier, par exemple, le monde divin comprend l'Un, le Monde des Idées, ou Intellect, et l'Âme. Celle-ci est donc de nature divine et demeure toujours dans le monde intelligible. Pourtant, à partir d'elle, naissent des âmes individuelles qui normalement devraient demeurer elles aussi dans le monde divin, mais elles se laissent entraîner par la passion: désireuses de rejoindre leur image dans le miroir de Dionysos (Enn., IV, III, 12, 2), prises de souci pour une portion de l'univers, elles sortent du monde purement spirituel, inclinent vers la matière, font ainsi naître les corps.

L'opposition entre un Dieu transcendant, principe du monde intelligible, et un Dieu créateur, démiurge inférieur qui évite au premier le contact avec la matière impure, n'est pas non plus caractéristique du gnosticisme. Bien que le personnage du Démiurge, opposé au Dieu transcendant, soit à peu près commun à tous les systèmes gnostiques, il s'agit finalement d'une notion élaborée à propos de l'exégèse du Timée de Platon et commune à tous les systèmes platoniciens. La caractéristique du gnosticisme, on le verra plus en détail, est de concevoir ce Démiurge comme mauvais et de l'identifier au Dieu de l'Ancien Testament.

De l'opposition entre le monde sensible, oeuvre du Démiurge, et le monde intelligible, émanation du Dieu transcendant, les philosophes grecs tirent une conséquence apparemment identique à celle du gnosticisme; le véritable moi de l'homme n'est pas de ce monde; sa présence ici-bas est la conséquence d'une chute; il doit redécouvrir sa véritable origine, retourner, par la contemplation, dans le monde divin qui est sa vraie patrie.

Ainsi, ni l'idée de gnose, ni l'idée de révélation de secrets célestes, ni celle de voyage céleste, ni celle de la dégradation du divin, ni celle de Démiurge, ni celle de l'origine transcendante du moi ne sont caractéristiques du gnosticisme.

 

Composantes caractéristiques

 

Qu'est-ce donc qui caractérise le gnosticisme? Pourquoi a-t-il été rejeté aussi bien par Clément d'Alexandrie que par Plotin?

Il y a tout d'abord une raison commune aux chrétiens et aux philosophes. À leurs yeux, le gnosticisme ruine toute morale. Plotin reproche aux gnostiques de ne jamais parler de la vertu: «Or, dit, sans la vertu, Dieu n'est qu'un nom» (II, IX, 15, 22). De la même manière, Clément d'Alexandrie reproche aux partisans de Basilide de croire que nous sommes tirés comme des marionnettes par des forces naturelles, en sorte qu'il n'y a plus ni volontaire ni involontaire (Stromates, II, III, 12, 1). Il ne s'agit évidemment que d'une conséquence du système, mais elle en révèle bien l'essence. Le gnostique se considère comme sauvé par nature, parce que sa nature pneumatique est émanée du monde transcendant et doit y retourner. Les non-gnostiques ne sont que de nature «psychique»; ils ne peuvent espérer rentrer dans le Plérôme. Les éléments hyliques (la matière) seront consumés par le feu. Dans une telle conception, le salut n'est ni le résultat d'un effort moral, ni l'effet d'une grâce divine. La chute comme le salut restent finalement extérieurs à la liberté humaine. Les âmes sont tombées dans le monde sensible par suite d'un drame qui leur est étranger. Une Puissance mauvaise a créé le monde sensible. Les âmes des gnostiques s'y trouvent prisonnières malgré elles. Leur malheur vient seulement du lieu où elles se trouvent. Lorsque est vaincue la Puissance mauvaise, leur épreuve prend fin; elles retournent dans le Plérôme. Leur salut consiste dans un changement de lieu, résultant lui-même d'une lutte entre des Puissances supérieures.

Plotin, Clément, Origène reprochent aux gnostiques de décliner toute responsabilité dans le mal et de rendre le Créateur responsable de celui-ci. Pour les gnostiques, le monde sensible est créé -ou, au moins, entièrement et absolument dominé -par une Puissance mauvaise, ou inconsciente, ou bornée, ou passionnée, ou désordonnée. C'est elle qui est responsable du mal physique et du mal moral que l'on constate dans le monde sensible. De telles affirmations sont un scandale pour Plotin, qui pense que les âmes individuelles sont responsables de leur destinée et que le monde sensible est un déploiement normal des possibilités du monde intelligible: «Les gnostiques admettent, dans l'intelligible, des générations et des corruptions de toute sorte, ils blâment l'univers sensible; ils traitent de faute l'union de l'âme et du corps; ils critiquent celui qui gouverne notre univers; ils identifient le Démiurge à l'âme et lui attribuent les mêmes passions qu'aux âmes particulières» (II, IX, 6, 58). Les affirmations gnostiques sont un scandale pour les chrétiens aussi, qui admettent que le monde a été créé par Dieu ou par le Fils de Dieu. C'est précisément sur ce point que le gnosticisme s'oppose le plus au christianisme de la Grande Église. Il identifie en effet le Démiurge mauvais ou borné au Dieu de l'Ancien Testament, à Yahvé, qui, selon le récit de la Genèse, a fait le ciel et la terre. Le gnostique prend parti pour le Serpent qui invite à la gnose du bien et du mal, contre le Dieu jaloux qui interdit à Adam et Ève le chemin de la connaissance et de la vie.

C'est là le coeur du gnosticisme et c'est à partir de là que l'on peut comprendre l'interprétation que le gnosticisme donne du christianisme. Il y a un Dieu transcendant, ineffable, inconnu, totalement étranger à ce monde. De lui procède le monde divin dont la puissance inférieure produit le monde sensible pour des raisons passionnelles (curiosité, orgueil, jalousie, audace, ignorance). C'est le Dieu de l'Ancien Testament, Dieu jaloux, qui prétend être le seul Dieu, Dieu législateur et punisseur, Dieu juste, le sommet de la justice étant le sommet de l'injustice. Prisonnières de ce Dieu, esclaves de la Loi qu'il leur a imposée, les âmes des élus sont dans le malheur. Mais le Dieu transcendant, les prenant en pitié, envoie le Sauveur, Jésus-Christ, qui révèle à ces âmes leur origine transcendante et leur communique la «gnose».

Le gnosticisme apparaît ainsi, paradoxalement, comme un mouvement foncièrement antijudaïque utilisant un matériel conceptuel judaïque. Mais n'est-ce pas en partie le paradoxe du christianisme même, dont le gnosticisme représente l'une des possibilités d'évolution?

 

Gnose et gnosticisme

 

On comprend maintenant pourquoi il faut distinguer gnose et gnosticisme. La gnose, orthodoxe aussi bien que gnostique, celle d'Origène comme celle de Valentin, semble correspondre à une tendance ésotérique du judaïsme tardif, qui s'est prolongée dans le judéo-christianisme et dans le christianisme. Un des intérêts des recherches contemporaines sur le gnosticisme a été de montrer l'importance de certaines spéculations judaïques dans la formation de la pensée chrétienne et de faire pressentir l'existence d'une tradition chrétienne ésotérique dont Clément d'Alexandrie et Origène se seraient faits les échos. L'étude de cette «gnose», de cette méthode d'exégèse ésotérique est donc inséparable de l'étude des origines chrétiennes.

Le «gnosticisme» lui-même, c'est-à-dire le mouvement rejeté aussi bien par l'hellénisme que par le christianisme orthodoxe, propose une «gnose» d'un type spécial, qui est, aux yeux des chrétiens de la Grande Église, un «blasphème» contre le Dieu de l'Ancien Testament. Il n'en est pas moins, essentiellement, un mouvement chrétien. On peut même montrer (les travaux de A. Orbe l'on fait excellemment) que le gnosticisme de Valentin représente la première théologie chrétienne de la Trinité et que toute la tradition théologique ultérieure en est tributaire.

Peut-être se demandera-t-on comment des chrétiens ont pu prendre des positions gnostiques. Il semble que la réflexion sur l'espérance eschatologique pouvait y conduire. Comment un Dieu tout-puissant et omniscient a-t-il pu créer un monde tel qu'il soit obligé de le détruire ensuite pour sauver un petit groupe d' élus? Comment ne pas être amené à penser que le royaume du Dieu rédempteur s'opposait au royaume du Dieu créateur? Le philosophe païen Porphyre, à propos de la formule paulinienne: «Elle passe, la figure de ce monde», devait un jour poser ces questions: «Quel est donc celui qui ferait passer le monde et à quelle fin? Si c'était le Démiurge, il s'exposerait au reproche de troubler, d'altérer un ensemble paisiblement établi. Même si c'était pour l'améliorer qu'il en changeait la figure, il resterait encore en position d'accusé pour n'avoir pas trouvé au moment de la création une forme adéquate et appropriée à l'univers et l'avoir laissé imparfait, frustré d'un aménagement meilleur» (Contra Christ., fr.34). La réponse donnée à ces questions par le gnosticisme est une réponse chrétienne, bien qu'elle n'ait pas été admise par le courant dominant de l'Église.

 

Signification philosophique et psychologique

 

Le gnosticisme correspond à une certaine expérience intérieure qui s'exprime avec une remarquable constance dans les différentes sectes. La phénoménologie de la conscience gnostique a été décrite de manière excellente par H.-C. Puech. Le sentiment fondamental du gnostique consiste à se sentir «étranger» au monde. Il éprouve sa situation d'être-au-monde comme anormale, comme violente: le corps, le monde sensible sont une prison, un lieu dominé par le mal et les passions. Le gnostique a l'impression d'être dans une prison dont les limites sont au-delà du monde stellaire. Tout ce qui est visible est une barrière. Le gnostique éprouve fortement la distinction entre son moi et le reste de son être, entre l'âme et le corps. Il se sent d'une essence différente. Il perçoit qu'il appartient à un monde transcendant, à une Nature qui est totalement étrangère au monde d'ici-bas. Étincelle échappée de Dieu, il pressent que Dieu est le Tout-Autre, l'Étranger. Le sentiment d'étrangeté se fonde donc finalement sur la nature même de Dieu. L'autre sentiment essentiel à l'attitude gnostique est la certitude absolue du salut. Le pessimisme éprouvé à l'égard du monde sensible est compensé par un optimisme total, une confiance inconditionnée dans le triomphe final du Dieu étranger.

Les racines philosophiques du gnosticisme sont le scandale de la raison devant le mal et une représentation de la genèse du monde selon un schéma de fabrication. Le scandale du mal s'exprime d'une façon aiguë dans le gnosticisme: même si l'on pouvait admettre que le mal moral et physique de l'homme résulte d'une faute personnelle ou originelle, il serait profondément injuste de faire supporter à la nature entière les conséquences supposées de la chute de l'homme; aucune théorie théologique ou philosophique ne justifiera jamais les souffrances d'un innocent. La solution gnostique, qui consiste à rendre responsable le Démiurge, n'est qu'une conséquence, comme l'a bien vu Plotin, des difficultés propres à une pensée créationniste. Le gnosticisme imagine un Ouvrier du Monde qui raisonne pour fabriquer son ouvrage. Si l'on constate ensuite que le produit fabriqué par cet Ouvrier n'est pas conforme à la raison, on est obligé de supposer que ce Démiurge est ou mauvais ou borné. Pour Plotin, le monde sensible procède nécessairement, immédiatement et sans raisonnement, du monde intelligible; toutes choses naissent d'elles-mêmes sous la lumière du Bien, leur imperfection est liée seulement à leur éloignement progressif de la simplicité originelle; le monde sensible est donc, dans sa beauté comme dans son imperfection, la suite normale du monde spirituel. Pour le gnostique, au contraire, il résulte de l'intervention dramatique et tragique d'une volonté mauvaise ou ignorante.

Par souci de précision, on vient de définir le gnosticisme comme étant très circonscrit dans l'espace et dans le temps et limité aux premiers siècles du christianisme. Cela n'exclut pas que des phénomènes analogues aient pu se produire au sein des différentes religions ou que des thèmes apparentés ne se retrouvent chez certains penseurs et certains écrivains. Dans le domaine littéraire, certains mythes ou thèmes gnostiques peuvent provenir soit d'une inspiration directe puisée dans la littérature gnostique, soit d'une résurgence des sentiments fondamentaux dont est né le gnosticisme. G. Quispel a montré tout ce que le Faust de Goethe doit à une connaissance du gnosticisme tirée de l'Histoire de l'Église de Gottfried Arnold: cela éclaire la signification du personnage d'Hélène et l'idée même de l' Éternel Féminin. La tradition du gnosticisme peut aussi aider à comprendre la notion de Sophia chez Novalis et dans le sophianisme russe (V.S. Soloviev, S. Boulgakov). C'est probablement par une réflexion philosophique autonome que le thème du Démiurge mauvais réapparaît chez Chamfort («Le Monde physique paraît l'ouvrage d'un Être puissant et bon qui a été obligé d'abandonner à un Être malfaisant l'exécution d'une partie de son plan»), chez G.C. Lichtenberg («Notre monde est l'oeuvre d'un être de second rang»), dans la Justine de Lawrence Durrel («Nous sommes l'oeuvre d'une divinité inférieure qui se prenait à tort pour Dieu»), dans les premières pages du Docteur Faustus de Thomas Mann, dans certaines conceptions de Simone Weil, rejetant le Dieu transcendant loin de tout rapport avec le monde sensible.

 

Interprétations et questions de méthode

 

L'origine et l'essence du gnosticisme ont été expliquées de diverses manières depuis la fin du XIXe siècle. Certains savants (W. Anz, 1897; W. Bousset, 1907), voyant dans le voyage céleste de l' âme l'essentiel du gnosticisme, ont cherché l'origine de ce mouvement dans la religion babylonienne et dans un mythe antérieur au christianisme. D'autres, comme Reitzenstein (1921) ont cherché une explication de ce genre du côté de l' Iran. Le gnosticisme a été considéré comme un phénomène d' hellénisation du christianisme par E. de Faye (1913), A. von Harnack (1873-1893), H. Leisegang (1924), pour qui l'essentiel du gnosticisme consistait dans l'idée de dégradation du divin. D'une manière générale, cette méthode comparatiste en est venue à faire perdre toute spécificité au mouvement gnostique en le réduisant à un «syncrétisme» difficile à distinguer des phénomènes de syncrétisme nombreux aux premiers siècles de notre ère.

De ces difficultés est née la réaction des savants qui ont tenté de faire une phénoménologie de la gnose (H. Jonas, 1934). Ils se sont attachés à décrire la structure de la conscience gnostique, à rechercher les démarches spirituelles sous-jacentes. Ces études ont permis de mieux saisir l'unité du gnosticisme sous ses différentes manifestations. Mais elles risquent encore de ramener le gnosticisme à des phénomènes plus généraux. C'est aussi l'avantage et l'inconvénient de la méthode inspirée de C. Jung qui décèle à la base des phénomènes gnostiques des archétypes permanents émanant de l'inconscient. À la limite, on retombe dans le comparatisme.

Une grande confusion a été introduite notamment par le document final du Colloque de Messine (1966) sur les origines du gnosticisme. La définition du gnosticisme qui y est proposée conduit à le confondre avec d'autres phénomènes apparentés à lui, mais radicalement distincts de lui. C'est pour essayer de sortir de ces imprécisions et de ces confusions qu'ont été définies plus haut les composantes caractéristiques du phénomène. Le danger de confusion s'est encore accru lorsque l'exploitation du riche matériel découvert à Nag Hammadi a révélé d'une part l'intérêt que les gnostiques prêtaient à l'hermétisme, d'autre part l'étroite ressemblance de certains passages des écrits gnostiques avec des textes néoplatoniciens comme ceux de Marius Victorinus. On peut supposer que les écrits gnostiques ont intégré des textes philosophiques jusqu'ici inconnus, qu'il sera possible de reconstituer grâce à eux. Mais ce genre de reconstitution devra être menée avec une extrême prudence. De l'étude attentive des Collections gnostiques, il faut surtout attendre un éclairage nouveau sur les courants de pensée qui ont animé le christianisme primitif.

 

 

2. Les collections gnostiques

 

Les écrits gnostiques qu'on a retrouvés peuvent être classés d'après les quatre lieux (rangés selon l'ordre chronologique des découvertes) où sont conservés les manuscrits: Londres, Oxford, Berlin, Le Caire. Dans la liste ci-dessous, qui constitue un inventaire complet de ces derniers, la référence de chaque texte cité comprend d'abord l'initiale du lieu de conservation (L, O, B ou C), puis, éventuellement, le numéro d'ordre (en chiffres romains) du cahier (codex) et le classement de l'écrit à l'intérieur du cahier. L'astérisque indique que le titre, absent ou perdu, de l'ouvrage a été inventé par les premiers éditeurs ou par l'auteur de cet inventaire.

L

(Londres, Brit. Mus. Addit. 5114)

Pistis Sophia*. Ce titre a été donné à un parchemin de 178 feuillets (= 356 pages) qui fut acquis en 1750 environ par A. Askew auprès d'un libraire londonien et qui comprend quatre parties. La première partie (pp.1-114a) renferme des dialogues entre Jésus, Marie-Madeleine et les disciples et porte sur l'interprétation des Psaumes de David et des Odes de Salomon en fonction de la chute et de la repentance de Sophia. Les dialogues se poursuivent dans la deuxième partie (pp.115a-233a) à propos du sauvetage de Sophia et de ses conséquences pour l'âme individuelle. La troisième partie (pp.235a-318a) comprend des dialogues didactiques sur la nature du péché et de la repentance à partir d'exégèses de logia de Jésus. Dans la dernière partie (pp.318b-354b), les dialogues ont un caractère eschatologique très prononcé: Jésus y révèle les secrets de l'univers astral, formule les noms ineffables du Père des lumières et des éons, met en place les rites incantatoires qui permettront aux disciples d'acquérir la gnose.

O

(Oxford, Bodl. Bruc. 96)

Découverte en Égypte au milieu du XVIIIe siècle par un voyageur écossais, James Bruce, la collection d'Oxford incomplète et en très mauvais état, renferme deux ouvrages:

I. Livre du grand traité initiatique. Ce recueil contient des recettes et des mots de passe qui doivent aider l'élu à traverser les mondes planétaires et qui sont établis à partir d'exégèses de diagrammes, de noms magiques et de combinaisons de groupes vocaliques, censés transcrire la géométrie et la sonorité de l'espace divin.

II. Topographie céleste*. Cet ouvrage, dans lequel manquent le début et la fin, s'apparente aux apocalypses de l'école de Plotin, dont il est contemporain. Il donne une succession ininterrompue d'invocations liturgiques, à travers lesquelles sont exposées les hiérarchies («profondeurs») du premier principe, celui-ci étant décrit comme existant et inexistant, au-delà des essences et source des essences, à la fois négateur de toute catégorie de parenté, de pensée, de langage, de nombre et affirmé comme père, intellect, démiurge, premier et second, à la fois extérieur aux séries qui découlent de lui et intérieur à elles, parce que c'est lui qui les fonde, les meut et les pense et parce qu'elles sont «foi, espérance, amour et vérité» de lui-même.

B

(Berlin, P. Berol, 8502)

Le document de Berlin, acquis en 1896 par Carl Schmidt au Caire, est un papyrus contenant quatre ouvrages:

I. Évangile selon Marie. Cet écrit consiste en une exégèse paraphrastique de quelques préceptes évangéliques (un fragment de l'original grec est contenu dans le P. Rylands 463).

II. Livre des secrets, de Jean. Cet ouvrage donne un exposé complet de la doctrine gnostique: le monde d'en-haut (Père-Mère-Fils), le monde d'en-bas (démiurge, sphères et corps humain), la rétribution et le retour. Trois autres témoins en ont été retrouvés dans les papyrus du Caire: C III, 1 (qui est proche de ce texte de Berlin); C II, 1 et CIV, 1 (qui en sont des versions plus développées).

III. Sagesse de Jésus. Il s'agit ici d'une adaptation de la Lettre d' Eugnoste (C III, 3 et V, 1) au genre littéraire des révélations en style direct. On trouve un fragment de l'original grec de ce texte dans le P. Oxy. 1081 et les papyrus du Caire (C III, 4) en contiennent un second témoin copte.

IV. Acte de Pierre. Ce document rapporte un épisode légendaire de la prédication de Pierre: il raconte comment la fille de l'apôtre échappe par la paralysie à un prétendant et comment celui-ci se convertit et meurt.

C

(Le Caire, P. Cairo Mus. Copt.

4851, 10544-55, 10589-90, 11597, 11640)

Retrouvée dans la région de Nag' Hammadi (Haute-Égypte) en décembre 1945, l'importante collection du Caire comprend treize cahiers.

Le premier cahier (appelé parfois Codex Jung) contient les textes suivants:

I, 1.Prière de l'apôtre Paul («proseuque» servant d'épigraphe au cahier).

I, 2.Livre des secrets, de Jacques (recueil de sentences sur les conditions de l' extase).

I, 3.Évangile de vérité* (méditation évangélique qui s'inspire de la gnose valentinienne et dont on trouve un fragment d'une version sahidique dans C XII, 2).

I, 4.Sur la résurrection (invitation à entrer dans l' immortalité).

I, 5.Traité tripartite* (somme de théodicée, de psychologie et de morale, proche des cercles valentiniens).

Le deuxième cahier comprend:

II, 1.Livre des secrets, de Jean. Ce texte qui porte le même titre que B 2 et C III 1, en constitue une version plus développée et possède un autre témoin (C IV, 1).

II, 2.Évangile selon Thomas. C'est un recueil de 114 dits (logia) attribués à Jésus. Plusieurs fragments de la version grecque de cette collection sont contenus dans les P. Oxy. 654 (= prologue et logia 1-7), 655 (= logia 24 et 36-39), 1 (= logia 26-33 et 77) et dans une amulette provenant d' oxyrhynchos (= fin du logion 5).

II, 3.Évangile selon Philippe (méditation d'un rituel initiatique, écrite dans le genre littéraire des [logia] attribués à Jésus).

II, 4.Hypostase des archontes (interprétation par la démonologie des chapitresI-VI de la Genèse).

II, 5.Accord*. Il s'agit d'un exposé synthétisant plusieurs interprétations des mêmes chapitres de la Genèse et rédigé par un gnostique égyptien nationaliste. On en possède deux brefs fragments: en sahidique dans C XIII, 2 et en subakhmimique dans le Br. Mus. Or. 4926 (1).

II, 6.Exégèse sur l'âme. Ce texte entend démontrer qu'il y a une identité de vues concernant la destinée de l'âme entre les Prophètes juifs et les poètes grecs (Homère).

II, 7.Livre de Thomas l'athlète. Il s'agit d'un recueil de sentences ascétiques se situant dans le cadre d'un entretien entre Jésus et Thomas et énumérant une série de malédictions.

Le troisième cahier comprend cinq écrits:

III, 1.Livre des secrets, de Jean. C'est une version parallèle à B, 2, dont deux témoins plus développés sont contenus dans C II, 1, et IV, 1.

III, 2.Saint livre du grand Esprit invisible. Cet exposé de sotériologie, appelé aussi Évangile égyptien, repose sur une assise dogmatique qui présuppose admise la doctrine exposée dans O, 2. Un autre témoin de cet écrit est contenu dans C IV, 2.

III, 3.Eugnoste. Écrit sous la forme d'une lettre, ce développement sur la continuité des chaînes divines et angéliques a un autre témoin légèrement différent dans C V, 1. Il a servi de base pour fabriquer une révélation en style direct (cf. B, 3 et C III, 4).

III, 4.Sagesse de Jésus (autre témoin de B, 2).

III, 5.Dialogue du Sauveur (méditation sur l'origine et la fin, greffée sur une interprétation sotériologique d'un certain nombre de logia de Jésus).

Le quatrième cahier renferme:

IV, 1.Livre des secrets, de Jean (autre témoin de C II, 1, ainsi que de B, 2 et C III, 1).

IV, 2.Saint livre du grand Esprit invisible (autre témoin de C III, 2).

Le cinquième cahier contient les textes suivants:

V, 1.Eugnoste (autre témoin de C III, 3).

V, 2.Apocalypse de Paul (ensemble de gloses rédigées dans le style des apocalypses juives sur la IIe Épitre aux Corinthiens XII, 2-4).

V, 3.Première Apocalypse de Jacques (gloses sur la mort de Jésus).

V, 4.Seconde Apocalypse de Jacques (gloses sur la mort de Jacques).

V, 5.Apocalypse d'Adam (exposé de révélation glosant sur la descendance d'Adam).

Sixième cahier:

VI, 1.Actes de Pierre et des douze apôtres (intrigue romanesque à propos des voyages et des prédications des apôtres).

VI, 2.Tonnerre, intellect parfait (présentation de l'itinéraire de l'âme rédigée dans un style arétalogique et regroupant les catégories de la connaissance et du discours).

VI, 3.Argument décisif (narration de l'itinéraire de l'âme, invitant à la décision pratique du choix de vie).

VI, 4. Noêma (exhortation sur le sauvetage et sur l'avenir de l'âme).

VI. 5.Cerbère, le lion et l'homme* (apologue tiré de la République de Platon, 588b-589b).

VI, 6.L'Ogdoade et l'Ennéade* (description de l'ascension spirituelle de l' âme, dans la manière des traités du Corpus herméticum).

VI, 7.Prière d'actions de grâces*. Dans cette prière, l'initié, au terme de sa vision, remercie Dieu pour les bienfaits qu'il lui a accordés. Un témoin grec de cet écrit est contenu dans le P. Mimaut (=PGM III 591 sq.) et une version latine dans le chapitre 41 de l'Asclepius.VI, 8.Traité parfait*. Il s'agit d'une péroraison sur les trésors spirituels qu'acquiert le myste dans la pratique des rites égyptiens (un témoin latin de ce texte est contenu dans l'Asclepius, chapitre 21-29).

Septième cahier:

VII, 1.Paraphrase de Sem (interprétation par la psychophysiologie de toute la Genèse).

VII, 2.Second traité du grand Seth (méditation sur la passion du Christ et sur celle des croyants).

VII, 3.Apocalypse de Pierre (méditation sur la mort de Jésus).

VII, 4.Leçons de Silvain (recueil de maximes ascétiques dans le style de la littérature populaire de sagesse; un fragment d'un autre témoin copte de cet écrit est contenu dans le Br. Mus. Or. 6003).

VII, 5.Les Trois Stèles de Seth (hymnes sur la triade primitive génératrice de triades).

Le huitième cahier comprend deux textes:

VIII, 1. Zostrien. Cet exposé sur la hiérarchie des entités célestes est un écrit de révélation qui était connu dans l'école de Plotin (cf. PORPHYRE, Vie de Plotin    , §  16).

VIII, 2.   Lettre de Pierre à Philippe (une méditation sous forme de dialogue sur le thème de la souffrance du Christ dans son Église).

Le neuvième cahier comprend :

IX, 1.     Melchisédech.    Ce texte consiste en une méditation sur la passion du Christ à travers une réinterprétation chrétienne du système de l'Évangile égyptien    (cf. C III, 2 et IV, 2).

IX, 2.     Supplication de Noréa* (prière de délivrance de l'épouse mythique de Noé).

IX, 3.     Témoignage de vérité* (homélie polémique prônant le renoncement au monde et aux formes de christianisme qui sont suspectes de judaïser).

Le dixième cahier contient un seul livre:

X, 1. Marsanès. Ce texte est une révélation apparentée aux apocalypses connues de l'école de Plotin et développant l'utilisation incantatoire des sonorités des noms magiques.

Le onzième cahier renferme quatre écrits:

XI, 1.     Interprétation de la connaissance      (homélie sur la signification de la Parole de Dieu transmettant dans la pratique ecclésiale les étapes de la connaissance).

XI, 2.     Des principes et de la pratique* (catéchèse d'inspiration valentinienne sur le fondement dogmatique des rites d'entrée dans l'Église).

XI, 3.     Allogène. Cette révélation, qui explique comment remonter des triades divines à l'unité du principe premier, était connue de l'école de Plotin (cf. PORPHYRE, Vie de Plotin, §   16).

XI, 4.     Hypsiphrone (bref exposé sur la chaîne des transmissions de la parole de révélation).

Le douzième cahier contient deux textes :

XII, 1.    Sentences de Sextus*. Ce document est un fragment très détérioré de la version copte d'un ouvrage conservé en grec, latin, syriaque, arménien, etc.

XII, 2.    Évangile de vérité* (fragment très endommagé d'une version sahidique du texte connu par C I, 3).

Le treizième et dernier cahier de la collection du Caire comprend:

XIII, 1.   Protennoia trimorphe (traité dérivé de O, 2, sur les modalités d'être de la triade des principes).

XIII, 2.   Accord* (premières lignes du texte connu par C II, 5).

 

 

3. Éléments d'analyse littéraire

 

Un terme ambigu

 

Le premier usage du mot «gnostique» a été fixé par les Pères de l'Église, de Justin et Irénée à Théodoret. Ce terme n'a pas été inventé par eux, puisque Épiphane mentionne, à l'intérieur de la communauté chrétienne d' Alexandrie, l'existence d'un groupe de gens s'appelant eux-mêmes gnostiques. Des non-chrétiens, tels Plotin, Porphyre, Jamblique, connaissent aussi de semblables groupes. Les hérésiologues chrétiens, par qui ont été transmis des documents qui restent de première valeur, cherchaient à établir que, parallèlement à la continuité de la «vérité» transmise par les successeurs des apôtres, existait une continuité de l'«erreur» dont les racines étaient étrangères au christianisme. Pour eux, telle erreur localisée n'était jamais isolée et soudaine, mais appartenait à une «série» ou «chaîne» d'erreurs à composantes variables. Or, étant donné que le point de départ et le noyau de ces composantes n'ont rien à voir, disaient-ils, avec la foi transmise par les apôtres, mais font partie des domaines juif, barbare ou grec, leur résultante, chez tel auteur ou dans tel écrit suspecté, ne peut être qu'adventice, «hérétique». Ainsi, toujours selon la perspective des auteurs chrétiens, des personnalités, telles que Marcion, Basilide, Valentin, Bardesane, Héracléon, Marcos, Ptolémée, Théodote, sont décrites en dépendance de personnages, pour l'occasion exhumés des oubliettes et surévalués: Dosithée, Simon le Mage, Ménandre, Satornil, Nicolas, Cérinthe. Qui se voulait chrétien, mais chrétien «différent», se voit automatiquement débaptisé et appelé gnostique. Par ailleurs, comme l'hérétique a un nom, et un nom au pluriel, tout opuscule signé ou non devient, s'il est suspecté, représentant d'un des groupes fictifs de l'«hydre à cent têtes» de la gnose: caïnites (fils de Caïn), ophites ou naassènes (adorateurs du serpent), séthiens (fidèles de Seth), archontiques (sujets des puissances célestes), barbéliotes (dévots de Barbélo) -d'où le calembour de borborites (les boueux, ou puants) -, koddaniens ou koddanites (les «étriqués du vase», en raison de leurs pratiques alimentaires)...

Pour les auteurs ecclésiastiques, deux idées simples et connexes caractérisent la pensée de tous ces gnostiques: d'une part, le Dieu dont parlent les Écritures juive et chrétienne est le démiurge, qui a fait (très mal) les mondes et le corps des hommes - cette affirmation a pour corollaire qu'il n'est pas le Dieu véritable duquel provient l'âme humaine et qui est au-delà, dans l'inaccessible   -; d'autre part, les Écritures juive et chrétienne, qui présentent le démiurge comme le seul vrai Dieu, sont ou fausses et à rejeter, ou incomplètes et à interpréter -     il s'ensuit, à titre de corollaire, qu'il faut acquérir l'interprétation des Écritures, c'est-à-dire comprendre le sens vrai mais caché des paroles de révélation.

L'usage moderne du mot «gnostique» ne fait qu'extrapoler l'ancienne acception ecclésiastique. À partir des années vingt, des travaux de qualité, appliquant à la science religieuse les méthodes de la phénoménologie, étendirent le concept de «gnose» à tous les auteurs et à tous les textes chez et dans lesquels les corollaires ci-dessus énoncés - et les corollaires seulement -peuvent être vérifiés, autrement dit à la totalité de la production religieuse gravitant autour de l'ère chrétienne: religions à mystères, hermétisme, Philon, judéo-christianisme et mouvements baptistes palestiniens, néopythagorisme, néoplatonisme, littératures inter-, néo- et post-testamentaires, théologie alexandrine, monachisme, manichéisme, kabbale, mazdéisme tardif. Qui donc ne fut pas gnostique? Personne, puisque la pensée qui pose les questions sur la destinée (d'où venons-nous? qui sommes-nous? où allons-nous?) ne peut répondre autrement que par la connaissance de soi: l'Autre d'où je viens n'est que moi qui le pense. L'investigation phénoménologique a confirmé la description hégélienne de la «conscience malheureuse», mais a desservi la recherche en faisant du mythe une enveloppe métaphorique du concept et de l'universel, en caractérisant les objets de pensée de l'histoire religieuse ancienne à travers les catégories de l'idéologie allemande dans sa forme heideggérienne et en ne s'interrogeant pas au préalable sur la méthode hérésiologique des classifications.

 

L'anonymat

 

Si l'on ouvre l'une des quatre collections de textes contenus dans les manuscrits de Londres (Br. Mus. Addit. 5114), d'Oxford (Bodl. Bruc. 96), de Berlin (P. Berol. 8502) et du Caire (Mus. Copt. 4851, 10544-55, 10589-90, 11597, 11640), on sera frappé par la quasi-impossibilité d'identifier le groupe derrière la doctrine, la doctrine derrière le vocabulaire. La réaction des érudits, depuis l'époque de Woide (1778) jusqu'à nos jours, a été d'apposer des noms à ces anonymes, dès lors devenus docètes, valentiniens, encratites, séthiens, enthousiastes, judéo-chrétiens... Mais travailler avec des tics d' hérésiologues n'aboutit au mieux qu'à des classifications, certainement pas à une intelligence des textes. Toute comparaison avec de grands noms du christianisme anténicéen - exégètes comme Marcion, philosophes comme Bardesane, théologiens comme Valentin, métaphysiciens comme Basilide -ne fait qu'embrouiller le débat et répéter les amalgames de polémistes qui cherchaient à définir ce qui était chrétien en cataloguant ce qui leur paraissait ne pas l'être.

Dans tous ces textes, ainsi que dans les deux collections, perdues mais relativement identifiables, des gnostiques connus d'Épiphane et des gnostiques connus de Plotin, l'anonymat est cherché et voulu comme l'essentiel. L'écriture sacrée n'a d'autre auteur que le dieu égrenant ses réponses (lógoi) au demandeur d'oracles, au prophète, au révélateur, au disciple. Les prête-noms du dieu y sont toujours atemporels et incorporels, enveloppés dans la brume des lointains (Adam, Seth, Sem, Hénoch, Zoroastre) ou dans l'irréalité d'un passé encore proche (Jésus parlant «hors de son corps» entre résurrection et ascension). Seul, le voyant, c'est-à-dire tout lecteur potentiel affilié au groupe, entend la langue de son divin locuteur, lit son écriture, connaît le lieu de la transmission, comprend le message; pour tous les autres, c'est-à-dire pour les non-gnostiques, langue, écriture, lieu et message sont invérifiables, indéchiffrables, inaccessibles, incompréhensibles.

Rien donc sur ce point ne différencie les collections gnostiques des recueils analogues contemporains, aujourd'hui classés comme littérature intertestamentaire, apocryphes du Nouveau Testament, papyrus magiques, corpus hermétique, etc. -  rien, si ce n'est le caractère particulièrement vorace de l'appétit gnostique de révélation. Tout écrit, signé ou non, qui peut confirmer un point de doctrine ou de pratique est récupéré comme argument d'autorité et entre dans l'anonymat sacré du livre (apókruphon). De la sorte, on peut dire que les gnostiques ne furent pas les penseurs d'une doctrine, mais des bibliophiles invétérés.

Pris de fringale scripturaire, ils recopient sans s'arrêter. Par l'anonymat, toute parole, tout énoncé, toute explication, y compris les apologues, sentences et ex-voto de la pratique commune, se trouvent en quelque sorte divinisés, exactement comme le magicien à la recherche d'un médium divinisait un animal par la momification. Ce n'est donc pas la clandestinité ou la marginalité qui ont imposé l'anonymat aux compilateurs de ces collections. Bien au contraire, celui-ci a pour but de fonder l'exclusion, d'établir le fondement révélé de la misanthropie, de tuer ou de diviniser le sens par l'écriture.

La bibliophilie, dont les gnostiques sont, avant les manichéens, les inventeurs antiques, est en effet leur plaisir et leur identité. Par elle, ils échappent au contrôle des chefs (árkhontes) civils et religieux; en elle, ils stigmatisent les autorités (exousíai) célestes, terrestres et infernales; grâce à elle, leur insignifiance sociale, transmuée en volonté de puissance par l'acquisition et l'interprétation du langage des signes (mustéria), est détournée vers la possession élitiste de la science (gnôsis     ). Établis dans les faubourgs des villes et dans les villages abandonnés du Sa'id, ces exclus du pouvoir forment des cercles d'initiés, parfaits ou élus parce que délivrés de la fatalité innombrable et de la culpabilité qui enveloppent tout être et tout agir. C'est dans ces lieux que, pour se remémorer sans cesse les arguments décisifs du salut, ils se livreront à la seule pratique innocente  : l'exercice calligraphique. Pour ces scribes sans église, sans temple, sans synagogue, sans monastère, sans école, l'anonymat de révélation apparaît donc comme le subterfuge de l'anonymat social.

 

L'antijudaïsme

 

Trait dominant de la littérature gnostique, l'antijudaïsme est à la base du système dogmatique et il constitue un facteur non négligeable pour expliquer la formation des collections perdues et retrouvées. Le judaïsme est aux gnostiques ce que Socrate est à Nietzsche. Un texte contenu dans les papyrus du Caire (Témoignage de vérité) ira jusqu'à vilipender des formes de gnosticisme (Simon, Basilide, Isidore, Valentin) suspectes de judaïser!

Partis de l'idée que le dieu juif ne peut être le Dieu suprême, puisque l'Univers qu'il a créé est mal fait, les gnostiques introduisent, entre le monde supérieur de la transcendance et ce bas monde, une série d'entités qui sont organisées sur le modèle des spéculations astrologiques et qui reçoivent par dérision les divers noms du dieu des Juifs, voire de ses acolytes et de ses hérauts mythiques ou historiques. La figure grotesque du démiurge juif est affublée des traits animaliers des dieux égyptiens: il a des oreilles d' âne et un museau de porc comme Seth. Ce dieu typhonien porte une chevelure de femme comme les démons du folklore juif. Sa bêtise et son arrogance l'aveuglent puisqu'il ne cesse de répéter: «Il n'y a pas d'autre dieu que moi.» Sa lubricité le fait s'identifier à Saclas, prince du rut. Ce dieu bestial n'est donc qu'un comparse et ses fidèles des nigauds. Telle est la base des systèmes démonologiques que présentent les grands écrits de révélations conservés à Londres, à Oxford (cf. supra    02), à Berlin ou au Caire: Hypostase des archontes, Accord, Évangile égyptien ou Apocalypse d'Adam, Paraphrase de Sem, Zostrien, Marsanes, Allogène. Quand les auteurs ne cherchent plus à élaborer une anti-Genèse, mais pratiquent la méditation allégorique, chrétienne ou non (Traité tripartite, Eugnoste, Sagesse de Jésus), la pointe polémique s'émousse; cependant, même dans ce cas, l'agent des hiérarchies célestes inférieures, contrefaçon des splendeurs du Père, reste toujours le démiurge, auteur de la Loi. «Ne légiférez pas comme l'a fait le Législateur! Que jamais la Loi n'ait d'emprise sur vous!» déclare l'Évangile selon Marie.

Nombre d'opuscules antijuifs furent lus par les gnostiques, qu'ils intégrèrent à ce titre dans leurs collections, telle cette Postérité de Marie (Génna Marías) que possédaient les gnostiques connus d'Épiphane. Entré dans le saint des saints pour procéder à l'encensement, Zacharie constate qu'à la place de Dieu se tient un être mi-humain, mi-âne; il sort aussitôt pour révéler à ses compatriotes la mystification dont ils sont les jouets, mais le démiurge lui obstrue la bouche. Retrouvant plus tard l'usage de la parole, Zacharie révèle ce qu'il a vu et les Juifs le tuent. De là vient la décision des autorités du Temple d'obliger le grand prêtre chargé de l'encensement à porter des clochettes pour avertir le dieu à tête d'âne de se voiler la face. Ces ragots, provenant de l'antisémitisme gréco-oriental et adaptés à la légende de Zacharie par quelque chrétien, ont été à la base de l'antijudaïsme viscéral des gnostiques.

À sa prétention d'être le seul vrai Dieu, estimant que ce qu'il a créé est «très bien» (Genèse, I, 31), le dieu juif ajoute ce qui, aux yeux des gnostiques, apparaît comme la preuve matérielle de sa perversité : la création de l'homme «mâle et femelle» (Genèse, I, 27). Le «Croissez et multipliez-vous» du sixième jour et de l'après-déluge (Genèse, I, 28 et IX, 1) amènera l'un de leurs auteurs (Accord) à installer au milieu même du Paradis le dieu grec Éros avec son cortège de volupté et de mort.

De même que, dans leurs spéculations sur l'essence du divin, les gnostiques opèrent une distorsion ontologique entre le principe sans nom et inaccessible et le dieu juif aux multiples noms et accessible, ils construisent leur éthique sur la recherche de l'unité primordiale par la négation de la sexualité démiurgique.

La négation peut se faire par la continence; l'encratisme, qui domine à cette époque l'expression religieuse - littérature édifiante, populaire et savante, païenne aussi bien que chrétienne -, les stimulait dans cette voie. Mais la négation peut s'exprimer aussi dans un encratisme à l'envers, par l'utilisation de l'orgie à des fins liturgiques et mystiques: fellations de groupe chez les gnostiques connus d'Épiphane, qui recueillaient sperme et menstrues pour «éviter de faire des enfants à l'archonte», c'est-à-dire au dieu de la Genèse; interruptions de grossesse et cannibalisme eucharistique pour consommer les «enfants de l'archonte» en hachis de feotus agrémentés d'épices. Jésus lui-même est présenté comme un exemple des deux voies: saint, parce que son corps est spirituel et ne peut pécher; unifié parce que maître de sa puissance séminale. Les Questions de Marie racontent que, parti avec Marie-Madeleine vers le lieu des révélations, Jésus entre en prière, et c'est alors que sous les yeux ahuris de celle-ci sort du corps même de Jésus une femme; Jésus fait aussitôt l'amour avec cette femme sortie de lui, mais interrompt le coït pour recueillir le sperme et le présenter comme offrande. Puis Jésus réconforte Marie-Madeleine abasourdie et lui déclare pour la «réveiller»: «Il faut faire ainsi pour avoir la vie.»

Les quatre collections retrouvées se rattachent à l'expression ascétique de l'encratisme. Le manuscrit de Londres rejette expressément l'usage des pratiques sexuelles et de l'orgie comme exercice mystique, et minimise le rôle de Marie-Madeleine. De même, dans le Traité initiatique du manuscrit d'Oxford, l' eucharistie orgiaque est condamnée et remplacée par un rituel sacrificiel non sanglant et non génésique, à base d'aromates, de plantes séchées et de pierres précieuses. Le papyrus de Berlin a intégré un récit populaire chrétien (L'Acte de Pierre), dans lequel on raconte comment l'apôtre Pierre, pour soustraire sa propre fille à un prétendant, la frappe d'hémiplégie. Les papyrus du Caire ont également recueilli récits populaires, entretiens, dissertations, homélies, exhortations et méditations évangéliques à but édifiant sur les conditions de la vision et les rites qui mènent à l'extase, tous témoignages pouvant redorer le blason gnostique face aux communautés rivales de moines origénistes et orthodoxes.

L'amphibologie des attitudes et l'élaboration du dispositif mythologique dans les exposés de cosmogonie ou de sotériologie ont leur base scripturaire dans une interprétation a contrario des neuf premiers chapitres de la Genèse, amplifiés par le folklore. Il a suffi à leurs auteurs de puiser dans la mémoire de leurs contemporains, coreligionnaires ou compatriotes, les détails fantaisistes et les ragots pour les modeler en éléments constitutifs d'une dogmatique et d'une pratique. Toutefois, comme cela est fréquent, la verbosité que provoque la haine de celui qui fascine laisse inchangées les attitudes qui cloisonnent le groupe minoritaire. C'est du judaïsme, en effet, que les gnostiques tirèrent leur ecclésiologie de l'élection et leur éthique de l'altérité. Certains d'être, eux aussi, élus et différents, les écrivains gnostiques constituèrent leurs collections d'écrits pour transmuer par la magie verbale leur complexe d'infériorité en supériorité d'une autre race (allogenes).

 

L'égyptophilie

 

Des Égyptiens traduisirent, copièrent et recopièrent ce que leurs compatriotes hellénisés des villes avaient écrit. Si ces textes sont nés précisément là, si leur va-et-vient d'un bout à l'autre de la vallée du Nil fut constant, même aux plus beaux jours de la christianisation, c'est qu'un lien étroit unit ces textes à l'Égypte. Un sursaut de nationalisme face à l'omniprésence civile et religieuse de l'Église, administrée de Rome, de Byzance ou d'Alexandrie, n'est pas à exclure de la part de gens farouchement hostiles aux pouvoirs, puissances et dominations de tous ordres, créatures d'un démiurge honni. Le gnosticisme apparaîtrait de la sorte comme l'élaboration théorique d'une forme de résistance à la liquidation de la vieille religion. Une Isis à peine ravaudée prit la place de Yahvé, Hermès Trismégiste celle de David.

Sur le trône vacant du dieu jaloux et tout-puissant, les gnostiques installèrent la figure polyonyme de la Mère. Personnage et fonction, prépondérants dans les anciens cultes, restaient encore vivaces dans la piété égyptienne. Ex-voto, représentations, rites et inscriptions en témoignent. Il ne s'agit donc pas là d'un trait archaïsant de la mythologie gnostique. La présence d'une entité féminine au coeur de la triade des principes éclipse désormais tous les dieux. En la réintroduisant dans les hauteurs du Ciel (ogdoade), les gnostiques ravalent du même coup dans des cieux inférieurs (hebdomade), identiques aux lieux hypochthoniens (Chaos, Hadès), le démiurge et son escorte. Alors que ce dernier, idole sans yeux, rivée à son socle, a pour demeure un enclos qu'il ne peut franchir, car les orbites de la fatalité le lient, la puissance maternelle partout diffuse n'est liée nulle part: elle entre dans les hauteurs, mais, menacée d'être «engloutie dans la douceur paternelle», elle s'écarte et tombe, puis réintègre son domaine au sommet de l'intervalle, ou «voie de la médiété». Ses multiples allées et venues entre les mondes et à la limite des mondes décrivent l'aventure de l'âme voyageuse et nostalgique.

La rétrogradation du démiurge étant acquise, un espace médian s'ouvrait pour permettre à une force régulatrice d'y canaliser les existences découlant de la source paternelle (plérôme). Le Livre de Jean, dont quatre versions sont conservées dans les collections retrouvées, et plusieurs autres attestées en dehors d'elles, proclamait que la seule puissance qui mérite d'être vénérée est cette Mère, immobile au coeur de la triade, mais à l'extérieur génératrice des mondes, des essences et des signes. Voix et pensée de l'ineffable, elle porte tous les noms et remplit toutes les fonctions (Bronte     , Trois Stèles de Seth, Protennoia). Les hymnes énumérant les vertus d' Isis, dont se nourrissait la piété égyptienne, fourniront la substance de nouvelles arétalogies: «Mon époux est mon géniteur et je suis sa mère.» Isis effondrée et pleurante est appelée, dans la tradition gréco-égyptienne, «recherche d' Osiris», principe et réceptacle de l'Univers, mère d' Horus-Harpocrate «abâtardi par la matière»; de même, la Sophia valentinienne sera appelée «recherche» et «suppliante du Père», principe de l'essence de la matière d'où provient le monde, mère d'un «avorton» décrit comme «substance sans forme et inorganisée». À l'instar des titres et fonctions, l'ambivalence de l'une est passée à l'autre. Le Saint Livre du Grand Esprit invisible, parvenu en deux versions dans les papyrus du Caire, expose une sotériologie dont l'assise dogmatique analyse, par rapport à la fonction maternelle, le mouvement des dieux, des catégories et des nombres. Le copiste ne s'y est pas trompé, qui, dans le colophon, surnomme cet écrit Évangile pour les Égyptiens.

Inscrite dans l'Exode comme «    maison des esclaves   » et bafouée par les allégoristes juifs et chrétiens comme refuge du diable et de l' ignorance, l'Égypte redevient chez les gnostiques «image du ciel», «demeure céleste», «temple du monde». Dès lors s'agrègent à leurs collections des prières de la pratique commune (PGM, III, 591-609) des recueils de sentences composés par des natifs (Silvanos, Sextus), des écrits savants dans lesquels le sage Trismégiste décrit l'ascension de l'âme (Ogdoade et Ennéade   ), ou évoque les trésors spirituels qu'acquiert le myste dans la pratique des rites égyptiens (Discours parfait). Platon, dont la pensée, croyait-on, venait de l'Égypte, est l'un des leurs (La République, 588 b-589 b); Homère également (Exégèse sur l'âme).

Selon un autre traité (Accord    ), l'air, la terre et les eaux de l'Égypte forment la géographie de l'exemplarité sotériologique, puisque dans ces éléments naissent et renaissent les animaux d'éternité : l'oiseau phénix, Apis et Mnévis les deux taureaux, les loutres. «C'est en Égypte seulement que ces grands signes ont été manifestés; dans aucun autre pays il n'est signifié qu'il ressemble au Paradis de Dieu.» Ce cri d'un gnostique nationaliste n'est pas isolé. Les diagrammes qui remplissent le manuscrit d'Oxford, les procédés incantatoires qui ponctuent l'argumentation des exposés et la prière des hymnes, la somptuosité des images et la répétition des formules attestent la survie de l'ancien langage des temples. Dans cette officine du verbe que sont les collections gnostiques, le cléricalisme égyptien fait encore entendre sa voix. Cette même voix, qui résonne plus qu'elle ne raisonne, sut traduire dans des mythes dramatiques le conflit des cultures et la subversion du logos.



Les littératures 

 

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Dans son emploi usuel, et qu'il soit nom générique ou adjectif, le mot «scolastique» fait naître l'idée de répétition ou commentaire du déjà-dit, de subtilité pédantesque, par opposition à l'originalité, à l'esprit de découverte par enquête sur les choses mêmes. Cette acception résume une part des critiques dirigées, depuis la Renaissance, contre le régime de pensée et d'enseignement qui caractérise le Moyen Âge à partir du XIIIe siècle, principalement en théologie, et que désigne le mot «scolastique» en son sens spécifique, le seul qu'on retiendra ici. On a ainsi affaire à un fait culturel bien déterminé, dont il ne faut qu'analyser la nature et les conditions historiques. L'apparition de la scolastique correspond à une situation et à des sollicitations précises: aussi cette forme mentale parvient, dès la seconde moitié du XIIIe siècle, à un équilibre, une sorte de classicisme, qui évoluera vite. La scolastique poursuivra son histoire avec un contenu modifié et selon une autre allure, mais en conservant les mêmes formes. Ainsi l'on peut dire que, dans le courant toujours tourmenté de la pensée médiévale, le XIIIe siècle marque une inflexion sensible, même s'il est assez facile de relever, dans les siècles qui l'ont précédé, des éléments et des résultats qu'il a repris à son compte. C'est pourquoi la description qui suit a deux pôles: la structure originelle de la scolastique et la critique qu'en ont faite Érasme et Luther; on tiendra ainsi les deux maillons extrêmes d'une chaîne historique.

 

Formes, textes et méthodes

 

L'analyse de la scolastique et de son esprit peut partir très simplement de l'examen des formes (littéraires et intellectuelles) qui lui sont propres. Ces formes sont signalées par des titres qui reviennent continuellement dans les catalogues des oeuvres scolastiques: commentaires, questions disputées, questions quodlibétales, sommes. Toutes ont un soubassement et une intention didactiques (scola veut dire «école»). Les commentaires sont destinés à faire comprendre des oeuvres (de nature religieuse, philosophique, scientifique) considérées comme fondamentales; les questions résolvent, selon un schéma rigoureusement réglé, des problèmes de théologie ou de philosophie; une somme est le résumé systématique d'un ensemble doctrinal, résumé qui peut être fort long. La composition des ouvrages de ces diverses catégories consiste en l'application de certaines méthodes à un certain ensemble de textes; méthodes et textes qui, avec les formes qu'on a énumérées, constituent le système ou le régime mental caractéristique de la scolastique.

Les élaborations théoriques, au Moyen Âge, ont toujours été construites sur des textes. Ceux sur lesquels les scolastiques fondent principalement leur travail sont d'ordre religieux et d'ordre profane. Les textes d'ordre religieux sont les Écritures (Ancien et Nouveau Testaments), en leur traduction latine; les expressions de l'enseignement officiel de l'Église, notamment les décisions conciliaires; les écrits des «saints», tels Augustin, Hilaire, Grégoire le Grand, et aussi les traités attribués à un certain Denys l'Aréopagite, qui aurait été converti par saint Paul et en serait devenu le confident (en fait, ce bref corpus a été composé vers 510 par un néo-platonicien chrétien encore non identifié), enfin et surtout les quatre Livres des sentences (Libri sententiarum), où Pierre Lombard (le «Maître des sentences», ancien élève d'Abélard) avait rangé, vers 1150, l'ensemble des données et des problèmes de la foi chrétienne tels qu'ils avaient été déterminés, discutés, compris, par les principaux penseurs de l'Église. Le choix des Sentences comme livre de base de l'enseignement théologique est un des traits de la scolastique. Les textes d'ordre profane sont essentiellement, pour la philosophie, les oeuvres d' Aristote, qui pour la plupart n'étaient traduites en latin que depuis peu (seconde moitié du XIIe s.); il faut y joindre quelques disciples et commentateurs du philosophe grec, principalement les philosophes musulmans Avicenne (Ibn Sina) et Averroès (Ibn Rusd). Dans ces deux ensembles d'écrits viennent au premier plan ceux qui sont objets de commentaire: l'Écriture (sacra pagina), Denys, les Sentences, Aristote; les autres, qui servent à comprendre et développer l'enseignement contenu dans les premiers, sont moins décisifs, mais ont pourtant une grande importance: ils sont eux aussi, à des degrés divers, des autorités (auctoritates); ils ajoutent leur poids à celui d'un raisonnement, et d'abord mettent sur la voie de sa vérité.

Les méthodes dont les écrits scolastiques recueillent les résultats et reflètent l'exercice effectif sont avant tout la lectio d'une part, la quaestio et la disputatio de l'autre. La lectio consiste à expliquer les textes fondamentaux de l'enseignement (par exemple, outre ceux cités plus haut, les Institutions de Priscien pour la grammaire, l' Arithmétique de Boèce); le texte est divisé en ses diverses parties, puis commenté dans le détail; enfin les problèmes qu'il pose sont examinés. La quaestio et la disputatio tiennent à ce que les difficultés des textes «lus», la diversité des solutions qui en ont été proposées font naître des questions, problèmes qui se détachent et demandent un traitement spécial. La quaestio apparaît dès le début du XIIe siècle; au XIIIe, la technique en est parfaitement mise au point. Sous sa forme la plus précise et la plus claire, une question comprend: l'énoncé d'un problème (Utrum...?: est-ce que...?); la production d' auctoritates qui inclinent à conclure en un sens, puis de celles qui inclinent à conclure dans un autre; la solution du problème; la réponse aux arguments qui allaient dans le sens qu'on a refusé -c'est-à-dire, plus volontiers que la réfutation des «autorités», leur mise en place, moyennant les précisions et les distinctions convenables, dans le cadre de la solution fournie (pour illustrer ce schéma, voir les questions qui constituent la Somme de théologie de Thomas d'Aquin, par exemple). Ce procédé s'impose au commentaire lui-même, tant en théologie (commentaires des Sentences) qu'en d'autres matières (on a par exemple des Questions sur Priscien); cette façon de repenser le sujet peut conduire à modifier l'économie du texte de base. Incluse dans l'enseignement, la quaestio est le fait du maître seul; quand y sont mêlés d'autres acteurs, elle prend la forme active de la disputatio, soumise à des règlements universitaires précis (les questions disputées se développent dans l'école du maître, avec la participation de ses étudiants et bacheliers; pour les questions quodlibétales, la participation est élargie et le choix des thèmes discutés laissé aux assistants).

 

Conditions historiques

 

Lectio, quaestio et disputatio impliquent un développement des «arts» du langage (notamment la grammaire et la dialectique, pour l'analyse des textes et l'examen réglé des difficultés), qui commença dès le début du XIIe siècle (avec Abélard en particulier). C'est au même siècle, on l'a vu, que Pierre Lombard a proposé une mise en ordre des problèmes théologiques qui a prévalu, et qu'Aristote a été traduit en latin: telles sont les principales conditions intellectuelles de la scolastique. Mais elle suppose aussi des conditions institutionnelles et historiques. On a fait allusion à la hiérarchie du personnel des universités: étudiants, bacheliers, maîtres. L'institution universitaire est un fait du XIIIe siècle; fait urbain, de même que le développement, aux XIe et XIIe siècles, des écoles cathédrales, était une conséquence du développement des villes. L'Université confère le droit d'enseigner (licentia docendi). Elle regroupe des facultés spécialisées: faculté de théologie; faculté des arts, où l'on enseigne les sciences profanes autres que celles réservées aux deux dernières: facultés de droit et de médecine; il faut être licencié ès arts pour pouvoir préparer la licence en théologie. L'Université est donc le lieu où travaille et se reconstitue par apports successifs une couche sociale déterminée: un corps professoral spécialisé (dont la formation s'amorce, elle aussi, au XIIe s.); ainsi la scolastique est un produit universitaire, au sens institutionnel et social à la fois. Or, il faut noter la présence, dans ce corps professoral, d'une catégorie dont l'importance croît rapidement, à partir de 1230 environ, celle des religieux mendiants: frères mineurs (Franciscains) et frères prêcheurs (Dominicains). Ces deux ordres, dont la fondation date du début du XIIIe siècle, ne relèvent pas des autorités ecclésiastiques locales, mais directement de la papauté, et leurs membres passent d'une université à une autre sans considération de frontières. D'autre part, le droit de regard de l'évêque sur l'université de sa ville va décroissant; elle a également des franchises qui la mettent partiellement hors du contrôle des autorités civiles. Ainsi les universités ont une place à part dans les institutions: du fait de leur statut et de leur personnel, elles sont au-dessus des particularités locales. Le savoir qu'elles ont pour mission d'élaborer et de transmettre, et qui est précisément le savoir scolastique, exprime en son ordre cette tendance à l'unification doctrinale et juridique, sous l'autorité supérieure du pape, dont le point de départ historique se place vers la fin du XIe siècle (avec Grégoire VII).

Tels sont les principaux points où la scolastique du XIIIe siècle s'enracine dans l'histoire. On vérifie qu'elle est bien une expression de son temps en notant les homologies et les concordances chronologiques, relevées par E. Panofsky, entre elle et l'architecture gothique: l'une et l'autre se forment, parviennent à un équilibre, enfin s'en écartent, à peu près aux mêmes moments; l'une et l'autre manifestent une même «habitude mentale» que caractérisent les principes de «clarification» et de «conciliation des contraires», à l'oeuvre aussi bien dans les cathédrales que dans les sommes.

 

Contenu et périodes

 

Si l'on a pu faire partir des premiers temps du christianisme l'histoire de la méthode scolastique (M. Grabmann), c'est que le programme qu'elle se propose est effectivement très ancien: user de principes et d'instruments rationnels pour mettre en lumière, dans la foi chrétienne, toute l'intelligibilité qu'elle porte en elle, de façon à la faire valoir et à la défendre. Cette tâche suppose une conception précise des rapports entre la foi et la raison: soutien réciproque -selon l'adage augustinien: «Comprends pour croire, crois pour comprendre» -avec priorité de la foi - «Si vous ne croyez pas, vous ne comprendrez pas» (verset d' Isaïe, 7, 9, tel que le cite saint Augustin); rapport qui s'exprime encore dans le célèbre titre de saint Anselme: La foi en quête d'intelligence (Fides quaerens intellectum). Même la formule bien connue selon laquelle la philosophie est servante de la théologie (philosophia ancilla theologiae) remonte à la patristique grecque et, au-delà, au penseur juif Philon d'Alexandrie. Ces thèmes peuvent bien correspondre à un aspect capital de la scolastique, ils ne suffisent pas à la caractériser, puisqu'ils lui sont antérieurs. Il faut y joindre ce qu'impliquent pour le contenu les formes qu'on a présentées plus haut; la quaestio et la somme, autant que la substitution des Sentences à l'Écriture comme texte théologique fondamental (vers 1230), consomment, cristallisent et codifient ce que le XIIe siècle avait préparé: le passage au premier plan d'une lecture systématique du donné de la foi, par différence avec la lecture historique qu'impose le texte biblique. Dans le même sens, le large usage de la philosophie introduit dans la théologie une tension entre la nature et l'histoire, que les scolastiques éprouvent et tentent de résoudre diversement.

Il serait assez vain de tenter ici une énumération même des principaux scolastiques, car il est impossible de les caractériser suffisamment en quelques mots; sous des dehors uniformes, la scolastique offre une assez grande variété (et, par exemple, l'aristotélisme y prend autant de visages qu'il y a de maîtres à l'utiliser). On peut y distinguer toutefois des époques et des crises, et d'abord une période de formation, à partir de 1230 environ, dont les principaux représentants (Guillaume d'Auvergne, Alexandre de Hales, Jean de La Rochelle) s'efforcent de lier les nouveautés aristotéliciennes et la tradition, augustinienne notamment, sans toujours voir clairement les problèmes que cela suscite. C'est aussi à ce moment qu' Albert le Grand, le véritable introducteur d' Aristote (et qui est loin d'être tout uniment aristotélicien), commence une carrière qui s'étendra sur quarante ans.

Vient ensuite une période où apparaissent les oeuvres «classiques» de Bonaventure et de Thomas d'Aquin, franciscain le premier, le second dominicain, qui meurent l'un et l'autre en 1274. C'est à ce moment, dans les années 1260, qu'éclate la crise «averroïste», qui met en cause la façon de traiter Aristote et peut s'interpréter comme une revendication de la philosophie en vue d'être entièrement autonome dans son ordre, aussi bien que comme un «conflit des facultés» des arts et de théologie. En 1270 et surtout en 1277, des condamnations ecclésiastiques frappent un certain nombre de thèses, aristotéliciennes notamment; un renfort officiel est ainsi apporté aux nombreux théologiens qui admettaient mal la tentative de lier la philosophie grecque (et arabe) à la tradition chrétienne: le principe de la scolastique est donc attaqué à la fois sur la gauche et sur la droite.

Vers la fin du XIIIe siècle, la scolastique change d'allure. Quant au fond, le souci, plus net et plus urgent, de refuser radicalement l'univers nécessaire des Grecs et des Arabes conduit à insister sur la contingence qu'implique la toute-puissance divine; en découle la distinction entre la «puissance divine ordonnée» (potentia Dei ordinata), à laquelle se rattachent les lois de fait de l'univers, et la «puissance absolue» (potentia Dei absoluta), bornée par la seule non-contradiction. Ce concept, mis en avant par Jean Duns Scot (┼ 1308), sera repris par Guillaume d'Ockham (┼ vers 1350), qui s'en servira pour une critique rigoureuse de toute la théologie scolastique antérieure. Un changement s'opère aussi quant à la forme: le goût des développements équilibrés n'est plus ressenti, les commentateurs des Sentences choisissent volontiers quelques questions qu'ils développent au détriment des autres, selon les besoins de leurs problématiques propres. Notons que le schéma politico-religieux selon lequel le monde devrait être soumis à un pape et un empereur est de plus en plus contredit par la réalité (affirmation des États, crise conciliaire); d'autre part, l'esprit de la Renaissance commence à poindre (Pétrarque, ┼ 1374). Les deux derniers siècles du Moyen Âge ne manquent pas de penseurs vigoureux (Maître Eckhart, ┼ 1327; Jean de Ripa, seconde moitié du XIVe s.; Nicolas de Cues, ┼ 1464...); mais la scolastique, en tant que mouvement, n'a plus sa vigueur première.

Au début du XVIe siècle, elle subit les coups de l' humanisme et de la Réforme. Érasme critique son «langage barbare», son ignorance des lettres et des langues, et surtout sa «contamination» par la philosophie païenne: «Quelles relations peut-il y avoir entre le Christ et Aristote?» (lettre à Martin Dorp, 1515). Luther, qui connaissait bien les théologiens nominalistes de la dernière partie du Moyen Âge (notamment Gabriel Biel ┼ 1495), énonce en 1517 une série de thèses contra scholasticam theologiam: «C'est une erreur de dire que sans Aristote on ne devient pas théologien. Bien au contraire, c'est seulement sans Aristote qu'on devient théologien. En bref, tout Aristote est à la théologie ce que les ténèbres sont à la lumière.»

La scolastique survit en quelque manière à ces attaques, notamment avec Cajétan (┼1534), un des principaux adversaires de Luther, et le jésuite Suarez (┼1617), dont l'oeuvre compte. En 1879, l' encyclique Aeternis Patris de Léon XIII sur la philosophie chrétienne et le thomisme suscite l'apparition d'une «néo-scolastique». On ne voit dans tout cela rien qui soit comparable à la seule scolastique à qui l'histoire ait donné son moment légitime: celle du Moyen Âge.


Les littératures

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Calque en français médiéval du mot latin sapientia signifiant science, sagesse, sapience désigne le savoir moral et philosophique reposant sur une tradition. Au sens large, on peut comprendre sous ce terme tous les écrits didactiques touchant à la philosophie morale; mieux vaut se cantonner aux traductions, adaptations, recueils de sentences et compilations diverses par lesquels se transmet, à travers le Moyen Âge, un trésor culturel que la Renaissance exploitera dans un esprit nouveau plutôt qu'elle ne le redécouvrira. La pensée médiévale tient le plus grand compte des autorités, Bible, Pères de l'Église, mais aussi, et de plus en plus, des auteurs de l'Antiquité païenne. Le modèle chrétien de sapience était le livre biblique des Proverbes de Salomon, que Simon de Nanteuil traduit en anglo-normand au milieu du XIIe siècle. À la source biblique se juxtapose, dès une haute époque, le recueil latin de distiques attribués à Caton, le grand sage de l'Antiquité (Disticha Catonis, probablement Ve ou VIe s.). Il en reste trois traductions en anglo-normand du milieu du XIIe siècle (celle d'Élie de Winchester, une anonyme, celle d'Éverard) et une adaptation en provençal datant de la même époque. On ne cesse de les transmettre: comme le firent en français Adam de Suel et Jean de Paris (seconde moitié du XIIIes.), en italien le Lombard Bonvesin et le Campanien Catenaccio Catenacci d'Anagni (fin du XIIIe s.). Le plus souvent Salomon et Caton sont mélangés et leurs paroles regroupées selon un plan systématique; grand recours est fait aussi à Sénèque, sous le nom duquel on range beaucoup d'apocryphes. La légende voulait que ce philosophe, que son stoïcisme rapprochait d'un certain christianisme médiéval, ait entretenu une correspondance avec saint Paul et qu'il se fût converti au christianisme. Il circule aussi des recueils d'apophtegmes contemporains, comme celui du Schiavo de Bari (vers 1235). Peu différents de ces divers recueils apparaissent les florilèges, qu'on distingue à ce qu'ils rassemblent en un seul ouvrage, sous un plan systématique (le plus souvent celui des vices et des vertus), des sentences attribuées à divers sages et philosophes, afin de dresser une sorte d'archétype de la vertu idéale, du comportement parfait. La source médiévale la plus utilisée est la Doctrine des philosophes (Moralium dogma philosophorum), attribuée au maître chartrain Guillaume de Conches (première moitié du XIIes.): on y trouve le plus souvent des sentences stoïciennes, mais aussi des citations de Cicéron (De officiis), de Macrobe (commentaire du Songe de Scipion, Ve s.), de Térence, de Virgile, d' Ovide, de Lucain. Ce type de recueil connaît une vogue considérable: les anonymes Moralités des philosophes du début du XIIIe siècle traduisent le Moralium dogma; les proverbes de Cicéron (Proverbes dont Tulles dist, avant 1285) attribuent des citations bibliques à l'orateur romain; les Diz et proverbes des sages (vers 1260) en picard et leurs versions attribuent des strophes gnomiques un peu au hasard à tel ou tel auteur païen. De toute cette production se dégagent deux oeuvres majeures: Le Livre de philosophie et de moralité d'Alard de Cambrai (entre 1260 et 1268), manuel de savoir-vivre, où les citations (attribuées de façon fantaisiste) sont chaque fois l'objet d'une démonstration analytique puis d'une conclusion où on lit un idéal aristocratique de mesure et de culture; Le Livre du trésor (vers 1260) de Brunetto Latini, le maître de Dante, qui inclut son florilège dans un projet grandiose où la rhétorique, la politique et la physique constituent, avec la morale, une somme de «sagesse» entendue comme «science» universelle. Le Moyen Âge occidental connaît aussi la sagesse orientale par l'intermédiaire de l'Espagne où on compile les Dits d'or (Bocados de oro, vers 1250), traduits du médecin égyptien Mubassir ibn Fatik, qui avait recueilli, vers 1100, les biographies des philosophes grecs et arabes et en avait fait une anthologie, et le Livre des bons proverbes (Libro de los buenos proverbios, vers 1250), traduction d' Hunain ibn Ishaq, un des plus grands savants arabes (né en 809), continuateur de la science grecque dans le monde de l'Islam. On n'en finirait pas de citer les maillons de la chaîne de sapience qui se continue très avant dans le Moyen Âge, non sans rencontrer la tradition de l'exemplum, utilisant à partir du XIVe siècle les Sommes théologiques, tributaires elles-mêmes du Livre des sentences de Pierre Lombard. L'authenticité historique compte peu dans ces textes: le nom célèbre donne son autorité à un lieu commun. L'évolution du genre est révélatrice des intentions idéologiques et des changements profonds de modes de pensée qui sous-tendent l'apparence continûment répétitive et fixiste de la tradition.

 

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