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les littératures (39)

Précisons d'emblée en quoi le terme d'art poétique (ars poetica) se distingue de la poétique: où celle-ci se veut un discours sur la littérature, voire une science de la littérature, et montre donc une vocation descriptive, l'expression d'art poétique désigne d'abord des traités pratiques, des manuels en prose ou en vers. La notion d'art s'y définit comme un savoir technique, un ensemble de préceptes susceptibles d'enseignement. L'analyse de ce terme permet alors, peut-être, de dissiper une certaine ambiguïté qui s'est introduite au XXe siècle dans la réflexion des modernes lorsqu'ils parlaient de théorie de la poésie ou de la littérature.

L'art, en effet, est-il théorie ou pratique? En fait, il combine l'une et l'autre, et la réflexion d'Aristote est ici fondamentale: il distinguait la théorie, la pratique, mais aussi la «poïétique», qui porte sur la production, la création de l'oeuvre, et à quoi se rattache surtout la poésie.

La généralisation selon laquelle la poétique aurait pour fin l'étude de toute production littéraire ne s'est vraiment accomplie qu'à notre époque. Mais, pour analyser les arts poétiques et leur évolution, il importait de se demander, comme l'ont fait les Anciens, s'il existe une spécificité de la poésie par rapport à d'autres formes de création littéraire - et notamment la rhétorique, comme le pensait Aristote. Une spécificité qui, bien sûr, ne s'est jamais limitée à la seule versification. La perspective choisie ici, qui ne néglige pas les recherches récentes mais les situe dans une problématique plus vaste, a pour conséquence une approche historique, seule capable de montrer dans tous leurs contrastes les différentes interprétations qui ont été données d'une parole: la poésie, dont elles n'épuisent pourtant pas le sens.

 

 

1. L'Antiquité

 

Mythe et représentation

 

Si Platon chasse les poètes de sa république parce qu'ils sont des imitateurs et qu'ils pratiquent la mimésis au lieu du récit, Aristote, dans sa Poétique, décrit les lois du récit épique ou dramatique et justifie la mimésis, capacité d'imitation dévolue au langage, en disant qu'elle est vraisemblable et qu'elle peut, en la représentant, nous apprendre quelque chose sur l'action humaine. Platon condamne les fictions (sauf les mythes, dont il fait usage lorsque la dialectique est impuissante); Aristote demande qu'on représente la nature. Platon dénonce l'immoralité des passions, que les poètes rendent séduisantes. Aristote répond par sa théorie de la catharsis: la pitié et la crainte, aidées par la musique des poètes, purifient et apaisent les autres passions.

On voit que la doctrine ainsi exposée par le philosophe de Stagire est à la fois littéraire et philosophique. À la différence de Platon, qui se défiait de toute sophistique, il a voulu réconcilier les deux types de discipline; pour lui, la poétique est très proche de la rhétorique, notamment par l'emploi des tropes, métaphore et métonymie, et par l'usage des vertus du langage: clarté classique ou merveilleux qu'apprécieront plus tard les «baroques». Mais Aristote ne se limite pas au texte et à sa forme, comme on l'a cru parfois. Cela est particulièrement sensible dans sa conception du théâtre, imitation d'une action, c'est-à-dire d'une mise en acte donnant forme et unité à une matière (notons qu'Aristote conçoit l'unité d'une manière générale; les «trois unités» n'apparaîtront qu'avec les commentateurs de la Renaissance). La poétique (de poiein, faire, créer) dépend alors de l'ontologie. Cela était déjà vrai chez Platon (Ion, Hippias majeur) qui pensait qu'elle était inaccessible à la raison parce qu'elle appartenait à l'ordre de l'inspiration, de l'irrationnel, de l'indicible. Il la rejoignait parfois dans le mythe. Aristote a un point de vue plus optimiste. Il croit, lui, à la possibilité d'un art, qu'il soit technique, pratique ou qu'il se donne comme un simple manuel.

 

Éloquence et poésie

 

Les deux nuances vont rester confrontées à travers l'histoire. Dans le Pro Murena (62 av. J.-C.), Cicéron reprend la théorie de l'inspiration qui lui vient de Platon et d'Héraclite et tente de la concilier avec l'éloquence prônée par Aristote. Dans l'Orator, il pose la doctrine du beau idéal (l'artiste prend l'Idée pour modèle), qui gardera beaucoup d'influence. Dès son premier traité de rhétorique, le De inuentione, il avait déjà évoqué l'exemple du peintre Zeuxis qui, devant peindre à Crotone Hélène, la plus belle des femmes, avait combiné les beautés des cinq plus jolies filles de la ville.

Le second ouvrage romain à définir un art poétique est constitué par les Bucoliques. Certes, Virgile n'a pas composé d'art poétique en forme. Mais nous pensons que les églogues en tiennent lieu dans la mesure où elles fournissent à la fois une théorie de l'imitation, une théorie de l'amour, une théorie de la grandeur ou de l'élévation. Imitation: Virgile combine l'idylle et l'élégie, Théocrite et Catulle, pour rejoindre l'épopée en y introduisant la grandeur et la modestie de la réalité paysanne, de la terre, de la patrie. Il peut ainsi accorder les Anciens et les Modernes, Lucrèce et Asinius Pollion. On a montré comment les églogues se répartissent selon une structure pyramidale: on est d'abord avec Tityre sub tegmine fagi, puis on monte jusqu'aux astres avec Daphnis avant de redescendre, dans la IXe églogue, sur les rives du Mincio où tombe une pluie du soir. Tel est sans doute l'amour du poète qui gagne le ciel mais revient vers la terre. Énée ne fera rien d'autre après son voyage aux champs Élysées et il se sera rappelé, en voyant Didon, que la poésie est pitié autant que détachement. On pourrait dire la même chose à propos d'Orphée. Le chant IV des Géorgiques sera à son tour une méditation sur la poésie.

Les Bucoliques ressemblent beaucoup, par leur structure et par leur conception de l'amour, au Phèdre de Platon. Nous savons d'autre part que Virgile fut un élève de l'épicurien Siron et qu'il a lu le De rerum natura de Lucrèce. Nous comprenons que sa poésie tend à la sagesse et qu'elle peut refléter un dialogue ou une conciliation entre les diverses écoles.

Le même débat a peut-être existé chez Horace, mais nous croyons qu'il a choisi l'épicurisme. L'Épître aux Pisons, qui est plus généralement appelée Art poétique, est un poème de 476 vers hexamètres, dédié sans doute aux petits-fils de Pison, ancien consul, rival puis allié de Cicéron, qui vivait dans une belle villa d'Herculanum qu'il avait consacrée à l'enseignement de l'épicurisme. Le principal personnage en avait été, dans les années 50 av. J.-C., un Grec, Philodème de Gadara. Il avait rédigé, entre beaucoup d'autres, un traité: Péri poièmatôn, qui nous est parvenu très mutilé, où il critiquait les prétentions de l'aristotélisme relatives au caractère éducatif de la poésie.

Horace a connu tout cela: l'ensemble de son oeuvre comporte de nettes résonances épicuriennes. Mais il choisit pour son art poétique un plan d'origine aristotélicienne: le poème (il s'agit de l'agencement formel); la poésie (théorie des grands genres: épopée, théâtre); le poète (sa philosophie, les conditions de sa création). En fait, nous constatons que si Horace recueille avec beaucoup de lucidité toutes les tendances qui l'ont précédé, il les purifie en les resserrant autour de quelques nuances. Il ne parle pas des figures. Il ne revient pas, après Aristote, sur la totalité des vertus du discours, mais soumet tout à la grâce, à la convenance, à ce qu'il appelle la callida iunctura, l'habile jointure. Platon en avait parlé, mais Horace l'interprète essentiellement en fonction du plaisir (non satis est pulchra esse poemata, dulcia sunto). Cette idée de douceur reparaît dès qu'il s'agit de définir la sagesse du poète: miscere utile dulci. Il ne s'agit plus seulement du beau et de l'agréable, comme chez les péripatéticiens.

Nous ne pouvons quitter la littérature antique sans revenir au grec pour évoquer deux oeuvres qui ne constituent pas à proprement parler un art poétique, mais dont l'influence a été essentielle. Au Ier siècle, Denys d'Halicarnasse étudie les styles ou «harmonies» et la métrique (De compositione uerborum); d'autre part, le Traité du sublime du pseudo-Longin, dont l'auteur en réalité est inconnu, a dû paraître dans la seconde partie du Ier siècle après J.-C. L'influence dominante, cette fois, est stoïco-platonicienne. La grandeur d'âme est une vertu que prônait le Portique: le sublime en est l'écho. Le traité se demande comment on peut exprimer une telle élévation: toutes les figures sont permises, à condition de mettre en valeur la simplicité et la limpidité des mouvements spirituels.

 

 

2. La scolastique et l'humanisme

 

Poésie et théologie

 

Rédigés le plus souvent en latin, les arts poétiques témoignent au Moyen Âge de la persistance de la culture antique. Divers arts poétiques sont rédigés à la fin du XIIe siècle, notamment par Matthieu de Vendôme et Geoffroy de Vinsauf, qui s'inscrivent dans le cadre d'un modernisme savant. Ils connaissent Horace et la iunctura, mais reprennent aussi ce que le poète latin avait rejeté: l'étude des figures. À partir des tropes, ils réfléchissent sur le sens figuré, qui fonde ce qu'ils appellent l'ornata difficultas. L'ornata facilitas réside au contraire dans les tropes qui tendent à souligner le sens propre. L'ensemble de ces procédés, qui sont complémentaires, se retrouve, en langue profane, dans la poésie courtoise: si celle-ci subit peut-être des influences venues des pays islamiques, elle trouve sa source dans la rhétorique antique. Nos théoriciens font naturellement une place très grande à l'exemplum et à la descriptio. Ils réfléchissent sur les techniques du récit, selon qu'il procède par retour en arrière, en partant du commencement de l'histoire ou en étant introduit par des maximes intemporelles. L'imitation fait la part grande à la poésie de la latinité d'argent, notamment Stace et Lucain.

Mais toutes ces recherches ont un caractère profane. Or la plus belle part de la poésie médiévale, rédigée en latin, est constituée par l'hymnodie. Avons-nous des arts poétiques religieux? Pour trouver une réponse, il faut remonter très haut, jusqu'au De doctrina christiana de saint Augustin, et il faut le compléter par la Théologie mystique du pseudo-Denys l'Aréopagite et par son Traité des noms divins (VIe s.). Deux idées majeures se dégagent. Augustin s'interroge sur la rhétorique chrétienne. En méditant sur le sublime et l'élévation, il montre qu'on ne peut les séparer de l'expression de l'amour qui dépasse le plaisir et le désir. On découvre dans la charité même le pathétique des larmes, qui parle au coeur et à la sagesse et qui concilie Platon et les Évangiles pour s'élever par le symbole jusqu'à l'idée. Le pseudo-Denys montre qu'aucun nom n'est capable d'exprimer l'absolu. Il faut donc recourir aux figures du style pour dépasser le simple pouvoir des mots et obtenir une meilleure approche de l'infini. Mais, au-delà d'elles, il faut reconnaître les vertus du silence, qui purifie tout langage parce qu'il subsiste seul dans la nuit de l'extase.

La tendance savante et la tendance mystique peuvent-elles se rencontrer? Saint Bernard affectait d'en douter. Mais Jean de Salisbury, évêque de Chartres avant 1180, les accorde dans une vision d'ensemble de la culture dont témoigne son Metalogicon. À la même époque, les chartrains, suivis par Alain de Lille, présentent une théorie de la création où l'esthétique platonicienne du Timée se marie avec une théorie chrétienne du mythe (inuolucrum et integumentum). L'esthétique chrétienne, au temps de la scolastique, à partir du XIIIe siècle, ne cessera de combiner l'union établie par le thomisme entre l'être et le sensible et les degrés du symbolisme selon Bonaventure: sens littéral, moral, allégorique (qui renvoie au Verbe), anagogique (qui renvoie à la gloire céleste). Au XIVe siècle, la fusion des différents courants devient complète, avec Dante puis avec Pétrarque et Boccace (De genealogia deorum), qui proclament dans sa plénitude l'identification de la poésie et de la théologie.

 

Du platonisme à la «fureur» poétique

 

La Renaissance éprise de beauté va déployer, surtout en Italie, un extraordinaire ensemble d'arts poétiques. Ici encore, le latin est la langue dominante, mais l'italien joue lui aussi un très grand rôle. Après Pétrarque et Boccace, le symbolisme ne recule pas. Mais la sensibilité s'accentue, en même temps qu'on redécouvre les formes païennes du plaisir poétique, qui donnent leur place aux jeux du langage et de la chair.

Un prodigieux moment d'équilibre se situe dans la Florence de Laurent le Magnifique. L'ouvrage dominant est ici le De amore de Marsile Ficin auquel il faut ajouter les Dialoghi d'amore de Léon l'Hébreu. Le platonisme triomphe, mais un platonisme de la lumière, où, dans la tradition angélique du pseudo-Denys, toute beauté s'humanise comme dans le De ente et uno de Jean Pic de La Mirandole.

Ange Politien rédige à Florence les Prolusiones, cours inauguraux versifiés, qui justifient et mettent en oeuvre son art savant. Il paraît l'héritier du Moyen Âge, comme Cristoforo Landino qui, au même moment, dans ses Disputationes camaldulenses, mêle saint Thomas et Platon dans un commentaire symbolique de Virgile. Mais le Moyen Âge tel que le voit Politien vient aussi de Stace, et la profusion savante et serrée de sa poésie annonce le maniérisme, qui se déploiera pendant le XVIe siècle italien au fil des recherches et des essais, d'abord avec l'Actius du Napolitain Pontano, qui évoque et commente les recherches créatrices d'un poète plus grand encore: Sannazar, dont l'influence dominera l'épopée et la pastorale maniéristes. En 1527, on aboutit à l'Art poétique de Vida, trois chants versifiés en latin, où les leçons d'Horace s'accordent avec l'inspiration de Virgile. Les figures de style, que le Moyen Âge avait rétablies, sont ici étudiées et présentes.

Le XVIe siècle présente une harmonieuse combinaison des enseignements de la rhétorique et de la poétique. Trissino médite sur la grandeur à propos de Pétrarque et de Dante. Fracastor, dans son dialogue Naugerius (1540), montre que la poésie est le seul genre qui vise spécialement l'idéal, comme Cicéron le disait à propos de la rhétorique. Minturno (De poeta, 1559) accorde les préceptes énoncés par Quintilien dans son Art oratoire avec une théorie de l'admiration. Vers 1553, Robortello puis Paul Manuce publient le Traité du sublime. Parallèlement, on redécouvre les grands genres: l'épopée, la tragédie.

La fin du siècle verra s'instaurer une série de débats fondamentaux. Déjà, dans son Dialogo delle lingue (1542), Sperone Speroni s'interroge sur les rapports du latin et de la langue profane, annonçant la Défense et illustration de la langue française (1549), écrite par Du Bellay en manière de réplique à l'Art poétique français (1548) de Thomas Sébillet. Francesco Patrizi da Cherso le suivra en une large mesure dans ses divers dialogues sur la poétique. Mais avant d'en arriver là, dans la seconde moitié du siècle, après le concile de Trente, on voit se dessiner une esthétique originale, où Aristote prend sa revanche, avec les médecins philosophes de Padoue, contre le platonisme de Ficin. Cela commence, dans les années 1540, avec le De pulchro et le De amore de Nifo qui reproduisent la structure des dialogues de Platon lui-même (surtout de l'Hippias majeur) pour justifier une conception plus sensible et sensuelle du beau et de l'amour en s'appuyant sur Aristote. Le débat recevra une forme plus savante avec les sept Poetices libri publiés en 1560, deux ans après la mort de leur auteur. Jules César Scaliger est un Padouan exilé à Agen. Avec une érudition extrême, il combine l'idée platonicienne (qui, chez ce réaliste, se confond avec la matière même de l'oeuvre) et la forme aristotélicienne qui réside dans les genres et le langage. Son modèle est Virgile, dont il oppose la science aux maladresses d'Homère. Sa science (qui doit beaucoup au sophiste Hermogène, le plus grand rhétoricien du IIe siècle apr. J.-C., traduit vers 1435 par le Crétois Georges de Trébizonde) lui permet d'analyser dans le détail les couleurs et les tours du style, de la violence à la délicatesse. Il ouvre ainsi deux voies majeures pour le XVIIe siècle. Sa technique et son savoir seront utilisés et diffusés par les jésuites, dont l'influence s'affirme après le concile de Trente.

Les décades de F. Patrizi: Della Poetica (1586), reviennent pour leur part aux sources platoniciennes d'une philosophie du beau, lié à l'admiration qui se produit dans l'instant où la vérité se révèle. Vient ensuite la contemplation, qui n'est plus l'affaire de la poésie mais de la philosophie. Patrizi voulait répondre au Tasse qui, dans ses Discours, avait insisté sur les vertus du pathétique. L'admiration, dans l'épopée baroque, se confondait quelque peu avec le merveilleux. En 1594, Tasso publie un dialogue, Della bellezza, où il fait parler Minturno. En réalité, il s'inspire de Nifo pour introduire l'idée que la beauté est un «je-ne-sais-quoi». Il peut ainsi se réconcilier avec Patrizi. Le XVIe siècle finissant établit donc un accord nouveau entre Platon et Aristote, non sans se heurter aux apories ou aux impossibilités qu'implique la connaissance de l'absolu. Ainsi, d'Érasme à Cervantès en passant par l' Arioste et par l'expérience personnelle que le Tasse fait de la mélancolie, on découvre le rôle de la folie dans la poésie. Giordano Bruno écrit les Fureurs héroïques en un temps qui n'est pas éloigné de celui d'Hamlet, tandis que Campanella se place sous le signe de Dante et de l'énergie «solaire» où s'affirme une liberté prophétique.

 

 

3. Du baroque au néo-classicisme: les métamorphoses de la grâce

 

L'artifice et le naturel

 

Le XVIIe et le XVIIIe siècles n'iront pas toujours aussi loin dans la réflexion sur la création littéraire. Le premier fait qui les caractérise est l'approfondissement du maniérisme. Avec Gracián ou Tesauro, celui-ci aboutit à sa forme extrême, qui ressemble fort aux ornementations du «plateresque» espagnol. En matière de langage, on parle essentiellement de pointes et de concetti à travers lesquels on cherche à ressaisir le sens, la sententia des anciens déclamateurs, dans son aspect formel de concision («conception» est tout proche) et d'oxymore.

Ainsi s'épanouit le baroque, surtout en terre ibérique. Les Français, qui reçoivent en même temps le message italien du cavalier Marin, combineront les deux tendances avec l'enseignement sénéquien que Juste Lipse donnait à Leyde et à Louvain à la fin du siècle précédent. Ainsi se forme le classicisme, d'abord avec Guez de Balzac, ensuite avec Boileau. L'Art poétique (1674) est d'abord cartésien, l'apparente imitation d'Horace n'excluant pas une très grande différence d'esprit. Boileau s'attache essentiellement à critiquer la préciosité et l'italianisme. Dès les années qui suivent directement l'Art poétique, Boileau, admirateur de Racine, se tourne d'autre part vers le pseudo-Longin, qui concilie la grandeur avec la simplicité. La grâce, le sublime, tels sont les deux traits dominants de l'esthétique de ce siècle.

Au XVIIIe siècle, en France, la grandeur va peu à peu céder le pas à la grâce. On ne doit pourtant pas surestimer cette évolution. Fénelon, dans le Projet de poétique que comporte la Lettre à l'Académie, marque, en s'inspirant de Virgile, le lien essentiel qui existe entre les deux notions: l'une et l'autre s'accordent dans l'expression directe et transparente du sentiment. Ainsi prend source un courant qui, parfois (de Rollin à l'abbé Batteux), se borne à rassembler les différents aspects de la tradition et à concilier dans l'imitation de la nature Fénelon et Bossuet lui-même; d'autres fois, il va plus loin dans l'audace et conduit jusqu'à Rousseau: le sentiment se fait alors pure saisie de l'être.

 

L'élégance et le sublime

 

Deux autres faits majeurs doivent être soulignés. D'abord, l'art poétique a tendance à se confondre avec la théorie générale des arts. On s'y était beaucoup appliqué dès le siècle précédent avec les travaux de Vossius et le De pictura ueterum de François de Jon (Junius). On avait abouti à l'essai de Dufresnoy qui, traitant de la peinture, paraphrasait Horace. Au début du siècle, l'abbé Du Bos va dans le même sens, avant Batteux lui-même.

Le deuxième grand fait est le progrès de la réflexion sur le langage, qui coïncide avec l'évolution de la philosophie. Fénelon, le père Lamy restent dans la tradition de Descartes. Mais le sensualisme instauré par Locke conduit à des vues nouvelles qu'expriment Du Marsais, Diderot et surtout Condillac. Le langage naît de la combinaison des idées qui se construisent elles-mêmes par la combinaison des sensations. Pour bien parler, il faut donc procéder par analyse, partir de petites sensations vraies, voir comment elles se forment en mots, en phrases, en textes.

Cette période est très féconde dans les différents pays européens, où s'épanouit un universalisme nouveau. Partout, on voit se développer des réflexions qui annoncent le XIXe siècle. La France elle-même tend à échapper à la tradition classique, dont Boileau, Rapin, Bouhours, tous attentifs au sublime et à la grâce, se faisaient les défenseurs. Pope introduit un «criticisme» qui permet d'accorder Virgile avec Milton et peut-être Shakespeare. Shaftesbury s'efforce de contrôler l'enthousiasme par ce qui deviendra l'humour. Mais, au milieu du siècle, Burke (marqué lui aussi par Milton et la Bible) va opposer le sublime et la grâce: la seconde n'est que douceur et beauté, le premier implique la ténèbre et le terrible.

Les Italiens avaient donné l'impulsion la plus originale avec Vico. Celui-ci, dans Origines de la poésie et du droit, avait montré que la poésie est le langage des peuples primitifs, qu'elle est irréductible aux sciences exactes et que, n'en déplaise à Descartes, elle doit être étudiée avant elles. Mais Vico ne proposait aucun art poétique. Bien plus, il s'écartait progressivement de l'étude des figures, telle qu'il l'avait trouvée chez les théoriciens de la Renaissance, pour lui substituer l'interprétation des mythes. Il annonçait ainsi la pensée allemande et Herder, qui remplaçait le rationalisme universaliste des Français par l'étude des génies nationaux et des traits qui faisaient l'originalité historique des patries et de leurs littératures. En même temps, chez les Allemands aussi, de Baumgarten à Schiller en passant par Kant, se développait une théorie du sublime qui donnait une signification nouvelle au dialogue de la raison et de la passion. Tout à fait à la fin du siècle, Hölderlin trouvait la réponse: elle résidait dans la découverte d'un ethos religieux. Les temps du romantisme étaient venus.

 

 

4. La modernité

 

Au XIXe siècle, nous ne trouverons plus guère qu'un Art poétique qui se déclare tel: celui de Verlaine. Mais précisément le titre est employé par antiphrase puisque l'auteur refuse toute technique et par là même tout «art». Telle est en effet la grande question qui se pose pendant toute la période. Elle conduira jusqu'au surréalisme.

 

Le temps du romantisme

 

Cependant la réflexion sur le sentiment poétique en tant qu'objet de recherche reste très vivante. Cela est vrai en Angleterre autour des grands platoniciens: Coleridge, Keats, Shelley, et en Allemagne auprès de Novalis et Hegel.

Parmi les oeuvres qui en France peuvent tenir lieu d'arts poétiques, nous citerons d'abord les écrits de La Harpe (partisan du néo-classicisme et du sublime). Fontanier et Stendhal, chacun à sa manière, prolongent la tradition du sensualisme. Dans son Cours d'esthétique, Jouffroy ne la trahit point mais l'approfondit dans l'esprit de Kant et arrive à une découverte essentielle: la beauté est un invisible, qui procède par le symbole. À son époque, Vico a été redécouvert par Michelet et Ballanche qui, eux aussi, méditent sur les mythes historiques. Ballanche, ami de Chateaubriand dont le Génie du christianisme était essentiellement une poétique du catholicisme.

La poétique romantique paraît à première vue se confondre avec celle de la passion, ce qui supprime encore une fois le rôle de l'art. Mais cela n'exclut ni la réflexion historique ni les projets esthétiques, comme l'attestent les manifestes de Victor Hugo: théorie du drame dans la Préface de Cromwell, rejet des normes classiques dans les Contemplations, théorie de l'art et de la vision dans William Shakespeare. L'art est une valeur religieuse et sacrée: il implique un contact direct avec l'absolu et il appartient au langage poétique de traduire une telle intuition par le contraste, l'arabesque et l'abondance.

Une synthèse essentielle: Baudelaire

En écrivant l'Art romantique, en affirmant que la poésie doit être à la fois liée à la vie moderne et au beau idéal, Baudelaire définit un programme qu'il accomplit exactement, alors que ses contemporains versent tantôt dans le culte parnassien de la plastique tantôt dans le mépris du style. Mais surtout il écrit les Correspondances et réalise ainsi l'intuition de Jouffroy selon laquelle la poésie est symbolique. Pour arriver à cette idée, il est paradoxalement aidé par un poète américain: son véritable art poétique est l'Euréka d'Edgar Poe, qui reprend une théorie plotinienne de l'unité pour faire entrer dans la poésie le cosmos positiviste des savants de son temps.

L'oeuvre de Baudelaire conduit parfois à rejeter les arts poétiques (ce sera le cas pour Verlaine, Lautréamont). Mais il les influence aussi jusqu'à nos jours. Par exemple, il nous conduit jusqu'à Mallarmé qui apparaît d'abord comme l'héritier du symbolisme. Il chante le «démon de l'analogie», mais non sans quelque ironie. Sa véritable poétique se trouve exprimée dans le Coup de dés, ou dans Igitur. La question que pose Mallarmé est de savoir si la poésie relève de l'idée platonicienne ou du hasard des sensations fines. Il essaie de concilier l'un et l'autre en cristallisant le discours et en le brisant. Naturellement, l'art n'intervient plus qu'au sens «artiste» (ou artistique) bien connu de Baudelaire, qui en indique la signification spirituelle et plastique dans les Salons et dans l'Art romantique. Il n'est plus question d'aligner les préceptes techniques de l'expression littéraire mais d'accorder dans le beau idéal la modernité et la tradition.

Dès lors, l'influence de Mallarmé va se diviser en deux courants. Le premier, qu'illustre Valéry, met dans la création poétique l'accent sur le rôle de l'«intellect». L'auteur décrit les démarches de l'esprit dans leur spécificité artistique, en se référant à un des maîtres les plus profonds de la Renaissance, Léonard de Vinci. En héritier des sophistes, il souligne que le poète crée le sens par la parole et le compare dans Eupalinos à l'architecte, et dans L'Âme et la danse à la ballerine qui, elle aussi, construit son corps dans le mouvement.

Avant Valéry, dans les années 1905, Paul Claudel écrit l'Art poétique et qui insiste avec puissance sur l'autre aspect de la tradition mallarméenne: le symbolisme, qu'il saisit dans une vision réaliste, en s'inspirant d'abord de l'analogie thomiste, mais aussi du platonisme augustinien, dont il trouve alors la marque dans les Moralia sur Job de Grégoire le Grand. Plus tard, Claudel se tournera aussi vers saint Bonaventure et insistera sur la pensée du pseudo-Denys l'Aréopagite. L'analogie, telle que la conçoit le poète, exprime, fût-ce dans la douleur, la joie qui naît de la création, où tous les êtres forment un concert puisqu'ils se connaissent dans la co-naissance.

La tradition de Mallarmé peut prendre un troisième aspect, dans lequel elle se concilie avec les plus importantes découvertes du romantisme. On ne doit pas oublier qu'au début de sa vie André Breton a été l'un des admirateurs du poète. Mais il faut aussitôt préciser que le surréalisme combine une telle mise en question du langage avec la recherche de la spontanéité que procurent le rêve et la folie. Ainsi s'accomplit une libération de l'image.

 

Un élargissement nécessaire de la poésie

 

Les poètes qui viendront par la suite auront à combiner ces diverses influences. Ils poseront des problèmes qui recevront une coloration nouvelle. Alors que les règles de la versification vont s'effacer au profit de la prose ou du verset, il s'agira de marquer la spécificité de l'expérience poétique. Les créateurs (Cocteau, Reverdy) rétabliront le rôle du travail et de la virtuosité. Les néo-thomistes (Raïssa Maritain...) combineront les deux tendances en réfléchissant aussi (à propos de la scolastique) sur l'obscurité qu'ils justifient mais qu'ils veulent dépasser dans la «percée de l'intuitivité» vers l'être.

Nous arrivons ainsi à une problématique plus récente, qui se développe surtout après les années 1940. Elle a un caractère à la fois philosophique et scientifique. Mais elle se caractérise surtout par les progrès de la linguistique.

En philosophie deux débats se dessinent, selon qu'elle s'oriente vers la sociologie ou la métaphysique. Ils se rejoignent dans la réflexion sartrienne sur le conditionnement, l'engagement et la liberté (Situation I). La réflexion métaphysique sur le sens pose, elle, la question de l'absolu (Maurice Blanchot, dans le sillage de Hegel) et celle de l'être: Heidegger, s'inspirant de Hölderlin, distingue la poésie des autres disciplines parce que seule elle présente un langage de l'être et non seulement de l'étant. Dans la même période, Joë Bousquet, dialoguant avec Jean Paulhan, écrit les Capitales, qui renvoient à Duns Scot. C'est dire qu'on redécouvre les problèmes médiévaux et notamment le nominalisme - dont, chacun à sa manière, Umberto Eco et Michel Foucault (Les Mots et les choses) reprendront à leur compte certains postulats.

 

Poésie et linguistique

 

Le fait de redécouvrir le Moyen Âge implique une renaissance de la culture, qui est passée notamment par E.R. Curtius. En se rapprochant de la science, la poétique se fait historique et descriptive. Elle conteste les normes mais reconnaît leur présence et leur diversité. On aboutit alors aux recherches de J. Roubaud, qui a commenté dans La Vieillesse d'Alexandre l'évolution de l'alexandrin, et dont l'oeuvre trouve à la fois son inspiration dans la poésie des troubadours et dans la combinatoire mathématique.

Une telle exigence scientifique, qui vise à décrire objectivement les règles d'élaboration du texte, à dégager les «constantes du poème» (A. Kibédi-Varga), est évidemment liée aux progrès de la linguistique. La poétique retrouve ainsi ses relations avec l'étude de la forme (versification, figures). Mais la théorie moderne souligne que, dans le signe linguistique, il existe toujours une relation étroite entre le signifiant et le signifié. La doctrine fondamentale de Jakobson enseigne que la démarche poétique consiste à traiter le signifiant comme un signifié, selon les axes de la métaphore et de la métonymie.

Nous arrivons ici aux réponses qui sont actuellement données aux questions que nous formulions en commençant. Nous venons d'indiquer ce qui appartient en propre à la poésie. Est-elle un art? Les modernes sont tentés de la confondre avec la théorie de la littérature. Nous n'insisterons pas ici sur cet aspect. Mais nous avons montré que, jusqu'à nos jours, elle est aussi une technique et un artisanat, également une recherche de l'absolu, puisqu'elle se veut création. De là ses deux orientations actuelles:

-Elle se présente comme un jeu dialectique avec le langage, dans ses aspects vulgaires comme dans ses raffinements élitistes. De Paulhan à Queneau, on revient ainsi à une réflexion sur la rhétorique qui récuse la «terreur dans les lettres» et qui, à la liberté naïve des «exercices de style», joint la grâce de l'ironie (jusqu'à U. Eco). On aboutit aussi à la chanson (Art poétique de Boris Vian).

-Chercheuse d'absolu, la poésie scrute le langage ou l'herméneutique de l'être. Elle utilise ainsi et dépasse la psychanalyse pour redécouvrir, après Rilke et ses Sonnets à Orphée, un symbolisme des profondeurs. Cela se traduit avec force chez René Char ou Yves Bonnefoy en même temps que chez les poètes chrétiens: Jouve, Emmanuel, Patrice de La Tour du Pin, dont la Somme de poésie n'est tout entière qu'une méditation sur le Jeu du seul (jeu du langage, absolu et solitaire). Dieu pourrait être le seul poète (Urs von Balthasar).

L'art poétique, au sens moderne, se trouve ainsi confronté à une problématique que définissent Borges et Caillois: une rhétorique de l'être, une combinatoire de l'absolu.

Les littératures 

 

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Le conte, et particulièrement le conte merveilleux, est-il, comme le voulait Paul Delarue, «l'expression la plus parfaite de tous nos récits oraux»? Son extraordinaire longévité surprend: le conte égyptien des Deux Frères a été retrouvé sur un papyrus datant du XIIIe siècle avant J.-C., la légende d'Etana et de l'Aigle sur des tablettes exhumées des sables chaldéens. La diffusion du conte dans l'espace n'est pas moins étonnante puisqu'on le rencontre jusqu'au bout de la terre, «là où, dirait le conte, le monde se termine par une palissade de rondins». De ce genre longtemps méprisé, relégué au rang de divertissement pour l'enfant et le peuple ignorants, de ce genre dont on a dit tantôt qu'il «sentait l'eau de Cologne et la poudre d'iris», tantôt la bure et la fumée, tous les spécialistes s'accordent à reconnaître aujourd'hui l'intérêt. Mais n'est-il pas paré de «la beauté du mort» pour nos contemporains en quête de racines?

 

 

1. Qu'est-ce qu'un conte populaire?

 

Si le terme de conte présente, dans la littérature, des acceptions multiples et des frontières indécises, trois critères suffisent à le définir en tant que récit ethnographique: son oralité, la fixité relative de sa forme et le fait qu'il s'agit d'un récit de fiction.

Le conte populaire s'inscrit d'abord dans ce vaste champ qu'en 1881 Paul Sébillot baptise, d'une expression paradoxale, «littérature orale». Comme les comptines et les proverbes, les devinettes et les chansons, il bénéficie de cette «transmission de bouche à oreille» qui caractérise, selon Pierre Saintyves, le «savoir du peuple». Chaque conte est un tissu de mots, de silences, de regards, de mimiques et de gestes dont l'existence même lubrifie la parole, au dire des conteurs africains.

Le conte est, de plus, un récit hérité de la tradition, ce qui ne signifie nullement qu'il se transmette de façon immuable. Le conteur puise dans un répertoire connu depuis longtemps la trame de son récit et lui imprime sa marque propre qui sera fonction de l'heure, du lieu, du public et de son talent spécifique. Le conte populaire est donc à la fois création anonyme, en ce qu'il est issu de la mémoire collective, et création individuelle, celle du «conteur doué», artiste à part entière, qui actualise le récit et, sans en bouleverser le schéma narratif, le fait sien. Le conte participe ainsi, avec la légende, de ce qu'Arnold Van Gennep appelle la «littérature mouvante», par opposition à la «littérature fixée» des proverbes et des dictons qui ne se modifient pas.

À l'intérieur de la littérature mouvante, le conte se singularise surtout par son caractère de fiction avouée. L'incipit «Il était une fois» atteste déjà la rupture avec le monde ordinaire. Les localisations spatio-temporelles du conte merveilleux l'accentuent: «Bien loin, au-delà de l'extrémité du monde et au-delà même des montagnes des sept chiens, il était une fois un roi...» Dans les contes facétieux -comme dans les histoires drôles -,la fiction se marque surtout par le caractère exemplaire de la situation initiale: «Deux Corses se rencontrent sur la place du village.» La légende, au contraire, se donne comme le récit d'événements qui se sont réellement produits et dont les acteurs sont connus; son ancrage historique et géographique l'enracine dans la vie locale. Il faut signaler cependant que l'affirmation de réalité est quelquefois utilisée, en début ou en fin de conte, comme un moyen de capter l'attention de l'auditoire. Le conteur se présente alors comme un intercesseur malicieux entre le monde réel et l'univers imaginaire qu'il vient de faire naître: «On fut bien obligé de lui mettre un nez en bois, c'est mon grand-père le cordonnier qui le lui a fait.»

 

 

2. Collecte et classement des contes

 

Par définition, le conte populaire, transmis de génération en génération, se situe dans ce que Fernand Braudel a appelé la «longue durée». Seules peuvent être datées avec précision les versions manuscrites ou imprimées et les transcriptions de textes oraux que nous ont laissées les ethnographes du siècle dernier.

Comme le souligne Marie-Louise Ténèze, la collecte systématique des contes est postérieure, dans tous les pays d'Europe, à la publication des Kinder- und Hausmärchen des frères Grimm (1812-1815), dont l'impact fut considérable. Elle fut tantôt l'oeuvre d'institutions nationales, comme la Société de littérature finnoise, créée en 1831, tantôt celle d'individualités marquantes qui ont mené et coordonné des enquêtes sur le terrain: Asbjörnsen en Norvège, Svendt Grundtvig au Danemark, Pitré en Sicile, Paul Sébillot puis Arnold Van Gennep en France... En moins d'un siècle, ces collectes permirent d'accumuler un matériau immense, dont le classement même faisait problème: plus de trente mille documents pour les seules archives d'Helsinki en 1918. En dépit de la bigarrure des textes recueillis, les ressemblances sensibles entre les contes, d'une province à l'autre et d'un pays à l'autre, permirent au Finnois Antti Aarne de définir, dès 1910, la notion de conte type: une organisation de motifs suffisamment stable pour s'être inscrite dans des récits divers, un schéma narratif privilégié avec insistance par les conteurs, une «ornière traditionnelle», selon l'expression d'Ariane de Felice -si l'on admet que la narration emprunte fréquemment cette «ornière» sans s'y enliser jamais.

Le recensement des contes types, initialement mené à partir des collections scandinaves et germaniques, s'élargit bientôt à l'ensemble de l'Europe puis à l'Inde. Il aboutit à l'établissement d'une classification internationale à laquelle sont indissolublement liés les noms d'Antti Aarne et de Stith Thompson, auquel on doit aussi le monumental Motif-Index of Folk-Literature. La classification Aarne-Thompson comprend aujourd'hui 2340types répartis en quatre catégories: les contes d'animaux (T. 1 X 299), les contes proprement dits, qui incluent les contes merveilleux et les contes religieux (T. 300 X 1199), les contes facétieux (T. 1200 X 1999) et les contes à formule, qui sont souvent des randonnées ou contes en chaîne (T. 2000 X 2340). L'Aarne-Thompson a rendu possibles les monographies de contes par la comparaison de toutes les variantes et l'établissement de catalogues nationaux. Celui de Paul Delarue et de Marie-Louise Ténèze pour le conte populaire français est, à cet égard, exemplaire. Pour chaque conte type nous est donné le texte d'une version de référence puis un découpage narratif, suivi de la liste de toutes les versions recensées avec l'inventaire de leurs motifs. Chaque conte est assorti d'un commentaire. Lorsque les versions issues d'une aire géographique donnée présentent des caractères originaux, et ce, de façon persistante, on parle d'«ocotypes régionaux», reprenant en cela un terme proposé par Carl Wilhelm von Sydow.

Il est assez frappant de constater que l'ardeur des collecteurs du XIXe siècle concernant le rassemblement des textes oraux semble s'accompagner d'une relative indifférence aux circuits de transmission du conte. Ils nous ont laissé peu d'informations sur la personnalité des conteurs, sur leur pratique narrative et sur les institutions de transfert qui ont permis aux contes de se perpétuer. Les ethnologues d'aujourd'hui attachent, au contraire, la plus grande importance à l'«horizon d'attente» dans lequel le conte surgit: «Par tout un jeu d'annonces, de signaux -manifestes ou latents -,de références implicites, de caractéristiques déjà familières, écrit Hans Robert Jauss, le public est prédisposé à un certain mode de réception.»

 

 

3. L'horizon d'une attente

 

Le conte traditionnel est inséparable de la communauté dans laquelle il s'inscrit: «Ce qui est premier, écrit Max Lüthi, c'est le besoin intérieur du conte que ressentent ceux qui le créent, ceux qui le cultivent et ceux qui l'entendent.» À cette notion un peu vague de «besoin intérieur», on préférera celle de «fonction textuelle» (rôle joué par le texte dans le système social) et la typologie des fonctions que proposent Daniel Fabre et Jacques Lacroix.

Le texte oral ne peut, en effet, se définir que dans un réseau de fonctions dont l'importance varie selon le récit, le public et l'époque considérés. Les témoignages contemporains privilégient surtout la dimension ludique du conte. Dans les sociétés traditionnelles, l'activité narrative est une forme privilégiée du loisir, encore qu'elle s'accompagne souvent d'un travail accompli pendant le temps du contage (dentelle, tricot, vannerie, écalage des noix, etc.). Parmi les diverses sortes de jeux que combine l'activité narrative, la compétition paraît être surtout sensible dans les veillées où il n'y a pas de grand conteur. L'imitation prévaut dans les mimologismes, ces brefs récits qui suggèrent une interprétation amusante des chants d'oiseaux et des cris d'animaux, tel ce dialogue autour d'un fermier endetté: «La caille chante: Paye tes dettes! Paye tes dettes! La perdrix: Payera-t-i? Payera-t-i? La pintade: Peut-être. Peut-être. L'oie: J'paierons, j'paierons. Les canards: Quand, quand, quand, quand. Le mouton: Jamais.»

On conte donc, c'est vrai, pour jouer, pour rire ensemble. Mais si cette fonction ludique existe, tout particulièrement dans les mimologismes et les contes facétieux, elle n'avait probablement pas, dans la hiérarchie culturelle traditionnelle, l'importance que nous lui accordons aujourd'hui: nous plaçons commodément sous le signe du divertissement des textes dont le sens et les résonances nous échappent. Une autre réduction fréquemment opérée, cette fois pour les contes merveilleux, consiste à exalter leur dimension esthétique, ce qui marque bien notre distance par rapport à ces «belles histoires» issues d'un «vieux vieux temps». Comme le soulignent Daniel Fabre et Jacques Lacroix, «le texte, devenu le plus étranger par son contenu, suscite une adhésion esthétique de substitution».

Or le conte traditionnel ne se définit pas seulement par le plaisir du jeu ou le désir du Beau. Il est aussi l'expression d'une mémoire anonyme et collective qui joue sur différentes modalités du temps: le temps mythique, celui des origines, radicalement coupé du nôtre («C'était au temps où les bêtes parlaient»), le passé indéfini du conte merveilleux («Il était une fois»), le temps historique, mais d'une histoire intermittente qui laisse dans l'ombre des siècles entiers pour isoler des faits saillants (en Auvergne, le passage de Mandrin par exemple), le temps familial qui inscrit le récit dans une généalogie parfois fictive («Le grand-père de mon grand-père de mon grand-père...»), le temps personnel, enfin, évocation mélancolique de la jeunesse du récitant («De mon temps, les filles étaient sages, les arbres portaient plus de fruits», etc.). Quelles que soient les modalités choisies, le temps du conte a ses lois propres: le héros construit un palais en une nuit, la princesse dort pendant cent ans.

Le récit oral remplit aussi une fonction d'information. Celle-ci est bien sûr appauvrie, amplifiée, déformée d'un relais à l'autre puisqu'elle est soumise aux errances de la mémoire et aux mouvances de la parole. La narration se donne alors comme vraie, bien qu'on ne puisse jamais remonter à la source de l'information. Dans un univers familier, balisé, le conteur choisit l'instant privilégié où le cours ordinaire des choses de la vie se trouve tout à coup rompu: le conteur, selon Per Jakez Helias, c'est «quelqu'un qui est frappé d'inspiration là où les autres ne voient qu'incidents». Les rumeurs, comme les récits de sorcellerie qui en sont le produit, ne décrivent rien d'autre que cette «irruption de l'inadmissible» qui caractérise, selon Roger Caillois, le récit fantastique. Au conte traditionnel de la chasse volante, où un homme qui a tiré sur des esprits nocturnes voit tomber devant lui une jambe sanglante, fait écho aujourd'hui la rumeur de l'automobiliste qui, arrêté par des loubards, s'échappe en voiture mais trouve sur le capot une main arrachée. Les auto-stoppeurs, les loubards -comme jadis les brigands et les voleurs de grands chemins - sont les incarnations d'une marginalité jugée menaçante. Ils reflètent les peurs d'une époque.

Les normes sociales en vigueur affleurent donc très nettement dans ces récits, ce qui permet d'appréhender la dimension morale du conte. Dans les contes christianisés, le monde s'ordonne autour de deux pôles antagonistes -le Bien et le Mal, le Diable et le Bon Dieu -dont le conflit anime la création. Si les légendes et les vies de saints exaltent des actions que le groupe juge exemplaires, dans les contes facétieux, en revanche, on rit d'un comportement jugé inacceptable qu'on attribue généralement aux membres d'une communauté linguistiquement et géographiquement proche pour mieux marquer sa supériorité. Ainsi, en France, les histoires corses raillent-elles la paresse, les histoires juives l'avarice, les histoires belges (dont on sait la récente fortune) la sottise, etc. Les Wallons, à leur tour, se moquent des Flamands, et réciproquement. Par là se trouvent renforcés les liens de connivence du groupe. Certains contes témoignent d'une satire sociale, telle cette description de l'enfer: «Y avait quelques ouvriers, pas beaucoup, mais y en avait. Des paysans aussi, quelques-uns, mais y en avait. Des bourgeois, y en avait des tas: des avocats, des sénateurs, des députés, des ministres, c'était bourré!» (Félix Bouche, maçon, de Chassagnoles, 9 décembre 1978).

À ces fonctions définies par Daniel Fabre et Jacques Lacroix, il convient d'ajouter la fonction étiologique, présente dans cette catégorie de récits que les folkloristes ont appelés les «pourquoi»: pourquoi les chiens et les chats se disputent (conte type 200), pourquoi les ours n'ont pas de queue (conte type 2), pourquoi les colombes ne pondent que deux oeufs (conte type 240)... Morten Nojgaard, cité par Marie-Louise Ténèze, définit l'étiologie par le fait qu'elle juxtapose deux sections temporelles: son but est «d'exposer une certaine chaîne d'actions dans un passé éloigné, et, ensuite, d'en tirer la conséquence qui explique un phénomène donné de la réalité du lecteur». Ainsi, dans le conte type 295, célèbre par la version des frères Grimm, c'est une promenade ancienne de la braise, de la paille et du haricot qui explique une particularité botanique présentement observable: le fait que tous les haricots du monde ont une couture noire sur le dos. À ce récit, Claude Lévi-Strauss attribuerait sans doute un rôle «démarcatif»: «il n'explique pas vraiment une origine, et il ne désigne pas une cause; mais il invoque une origine ou une cause (en elles-mêmes insignifiantes) pour monter en épingle quelque détail ou pour «marquer une espèce». Marie-Louise Ténèze distingue en outre les contes intrinsèquement étiologiques, construits en fonction de l'explication à fournir, des contes à fin étiologique extrinsèque où l'on surajoute une conclusion étiologique (la petite couture noire) à un récit qui se suffit parfaitement à lui-même.

La fonction initiatique des contes a déjà fait couler beaucoup d'encre. Si l'on définit l'initiation, d'un point de vue sociologique, comme un processus acculturatif qui prépare à la vie adulte en interdisant tout retour en arrière, le conte paraît lui être étroitement lié. Non pas tant, comme le voulait Pierre Saintyves, parce que les contes subsisteraient comme les ultimes souvenirs de rites tombés en désuétude que parce qu'ils utilisent un langage symbolique du devenir, de la métamorphose. On sait, par les recherches de Geneviève Calame-Griaule, à quel point les Dogon associent le conte à la sexualité. Ils y voient une «parole de nuit», une parole de désir, indispensable aux mariages comme aux naissances et dotée elle-même d'un tel pouvoir fécondant que l'échange de contes est interdit entre les catégories de parenté soumises au tabou de l'inceste (père et fille, mère et fils, frère et soeur). Plus près de nous, Yvonne Verdier interprète le Petit Chaperon rouge de la tradition orale comme un récit lié à l'initiation des filles. Après avoir brisé son habit ou ses sabots de fer, l'héroïne part à la rencontre du loup-sphinx qui, à la croisée des chemins, l'invite à choisir entre «le côté des aiguilles» et «le côté des épingles» (la sexualité libre et le mariage). Parvenue chez la grand-mère, elle acquiert, lors d'un macabre festin, le pouvoir de procréer en mangeant les mamelles et en buvant le sang de son aïeule. Elle sera enfin initiée sexuellement lorsqu'elle verra le loup dans son «déshabillé». Le conte utilise du reste tout un lexique lié au travail du fil: l'aiguille et l'épingle, le chaperon et la dent de loup, la chevillette et la bobinette. En jouant sur les termes techniques d'un code artisanal (la couture ou la dentelle), qui relève d'un savoir-faire féminin, le conte populaire retrace une aventure où se lit le destin des femmes.

Parions que le lecteur, s'il n'est pas ethnologue, n'aura guère reconnu Le Petit Chaperon rouge qui fait pourtant partie de notre patrimoine. C'est que la tradition orale a été, par l'intervention de Perrault, des frères Grimm, puis des éditions pour la jeunesse, censurée, mutilée et, sur certains points, pervertie. Certaines de ces transformations (l'adjonction d'un dénouement optimiste dans la version de Grimm par exemple) ont peut-être été dictées par le souci d'adapter le conte au destinataire enfantin.

 

 

4. L'enfant et le conte

 

Le frontispice de l'édition originale des Contes du temps passé de Perrault (1697) représente une paysanne filant au coin du feu et faisant de beaux contes aux enfants qui l'entourent. Contes de vieilles, contes de servantes ou de nourrices, disait-on pour désigner ce que Cicéron appelait déjà des fabulae aniles. Ce stéréotype très ancien a permis de confondre dans le même mépris la tradition orale avec l'univers domestique, celui des femmes et des petits enfants. Or, dans les sociétés traditionnelles, les contes étaient destinés aux adultes. C'est seulement à partir du XVIIe siècle en France que le répertoire de la littérature orale et celui de la littérature de jeunesse ont été confondus.

L'amalgame a sans doute été favorisé par le fait que les enfants, admis aux veillées paysannes qui rassemblaient la communauté tout entière, y ont pris du plaisir et se sont appropriés peu à peu ces histoires pour grandes personnes. Ce goût de l'enfant pour le conte -et particulièrement pour le conte merveilleux -a été diversement expliqué.

La première hypothèse avancée par les psychologues, c'est que les contes fournissent à l'enfant un univers aisément déchiffrable parce que fondé sur des oppositions très marquées entre petits et grands, riches et pauvres, bons et méchants. Ce dernier clivage ne correspond pas toujours à une antithèse d'ordre éthique, puisque les valeurs positives se trouvent par définition du côté du héros. Or les recherches de Piaget et de Wallon ont montré que l'enfant est incapable de concevoir des séries graduées d'objets: le monde s'ordonne pour lui autour de couples contrastés qui ne comportent pas d'intermédiaire. Les contes merveilleux ne fonctionnent pas autrement.

Par ailleurs, le schéma narratif de ces contes fournit à l'enfant ce qu'Éric Berne appelle un «scénario de gagneur». Au début du récit, le héros est défavorisé par sa taille (le Petit Poucet, la Moitié-de-Coq), son apparence physique (Riquet à la houppe), son intelligence (c'est un «songe-creux», un idiot de village), sa condition sociale (il n'a pas un sou vaillant) et surtout par son âge (il est presque toujours le cadet de la famille). Il va cependant affronter toutes les épreuves, et il viendra à bout de plus puissant que lui. Message optimiste pour l'enfant, qui retrouve dans les handicaps du héros une image de sa situation dans l'univers des adultes. La moralité du Petit Poucet de Perrault n'exalte-t-elle pas la victoire du «petit marmot», d'abord méprisé, méconnu, et qui pourtant triomphe de l'Ogre?

Pour Bruno Bettelheim, le conte a surtout le mérite d'exprimer des réalités que l'enfant pressent mais dont il ne veut pas -ou ne peut pas -parler. Ainsi les plus célèbres de nos contes merveilleux évoquent à mots couverts le tabou de l'inceste (Peau d'Âne fuit son père qui voudrait l'épouser), la crainte de la castration (le loup de Prokofiev a la queue coupée), la scatologie (dans les versions orales anciennes, le loup des Trois Petits Cochons détruit les maisons non par le souffle, mais par la seule force de son pet destructeur). La sexualité est donc présente dans les contes, mais sous une forme symbolique qui sollicite l'inconscient de l'enfant. «-Où faut-il mettre mon tablier?», demande le Petit Chaperon rouge de la version nivernaise. «-Jette-le au feu, mon enfant, tu n'en as plus besoin», dit le loup. Pour chaque pièce du vêtement, le dialogue se répète, sans que jamais la fillette s'étonne de l'étrange réponse qui lui est faite. Elle effectue docilement son strip-tease, elle sait et ne sait pas, elle veut et ne veut pas ce qui va arriver. Il en est de même pour l'enfant pour qui tout le plaisir du conte gît dans cette attente angoissée et délicieuse du moment où le loup et la petite fille seront enfin ensemble dans le lit.

Dans la version de Perrault, l'histoire, on le sait, finit mal puisque l'héroïne périt dans la gueule du loup. Dénouement sombre, conforme au schéma narratif des contes d'avertissement: une interdiction est formulée, que le héros transgresse, appelant ainsi sur lui le châtiment. Paradoxalement, ces contes cruels sont les seuls de notre tradition orale qui aient été conçus pour les enfants, afin de les prévenir de tous les dangers qui les menacent. Dans le cas du Petit Chaperon rouge, le contenu de l'avertissement a varié. La moralité de Perrault met en garde les jeunes filles contre les loups «doucereux» qui les accostent alors que, dans les éditions enfantines d'aujourd'hui, le dénouement sanctionne la désobéissance. L'illustration reflète bien cette évolution: l'héroïne au XVIIIe siècle a les charmes d'une adolescente, de nos jours elle a trois ou quatre ans à peine. Dans sa célèbre psychanalyse de l'Homme aux loups, Freud a dénoncé les dangers de ces contes d'avertissement qui peuvent frapper durablement des êtres sensibles, puisqu'ils participent d'une «pédagogie de la peur». Faut-il vraiment, comme le veut une tradition auvergnate, dire à un enfant qui ne se mouche pas que son nez va pourrir, à une petite coquette qui se regarde trop souvent dans la glace qu'un jour elle y verra le diable, à un enfant qui refuse de se laver les cheveux que les poux feront une corde de cette chevelure et le traîneront à la rivière? Ces divers monstres risquent fort de resurgir dans ses cauchemars.

Reste que, sous ses autres formes, le conte représente un matériau psycho-pédagogique irremplaçable. C'est un «abécédaire, où l'enfant apprend à lire dans le langage des images», souligne Bruno Bettelheim. C'est aussi un réservoir fantasmatique qui lui permet, par les scénarios réconfortants qu'il offre, de se libérer de ses craintes. Il donne de plus à la mère (à l'adulte) la possibilité d'établir une relation chaleureuse et un dialogue véritable avec l'enfant. Sara Cone Bryant a montré, dans un ouvrage déjà ancien, à quel point le conte était fait pour être dit, non pour être lu. C'est à cette condition seulement qu'il remplira pleinement sa fonction, qu'il favorisera l'adaptation de l'enfant au monde qui l'entoure et sa découverte des autres.

 

 

5. Transcription ou trahison?

 

Parole vivante, le conte est inséparable d'un corps. Les intonations du récitant, le timbre de sa voix, ses silences et ses pauses, les accélérations brusques et les lenteurs calculées de la narration, les gestes qui prolongent le message, le dramatisent ou le nuancent, voilà ce qui fait le charme du conte, un charme si fort qu'il crée autour du récitant un véritable cercle magique. Dans la montagne tibétaine, rappelle Jeanne Demers, «les auditeurs, assis autour d'une aire préalablement saupoudrée de farine d'orge grillée, finissent par apercevoir sur celle-ci -on le prétend du moins! -les traces des sabots des chevaux dont il est question». Mais les «traces des sabots» ne risquent-elles pas de demeurer à tout jamais cachées à celui qui ne connaîtra du conte qu'un texte écrit?

Les ethnologues, au nom d'une fidélité exigeante à la matière populaire, affirment la nécessité d'une transcription littérale. Ils veulent des récits authentiques, datés, localisés avec précision, matériau précieux parce que sans retouche qui, seul, aura valeur de document. Le collecteur doit être un simple sténographe et faire sienne la règle d'Arnold Van Gennep: «tout noter intégralement, sans faire intervenir une critique littéraire, affective ou morale, ni évaluer ce qui est populaire au moyen de mètres artificiellement construits». On peut se demander cependant si l'oralité ainsi recueillie n'est pas toujours résiduelle. Car l'utilisation des moyens techniques dont on dispose pour enregistrer le conte (magnétophone, magnétoscope) et la simple présence d'un observateur extérieur modifient les conditions de transmission du texte oral et, par là, le texte lui-même. Par ailleurs, les indications ethnographiques échoueront toujours à restituer l'art du conteur. «La conteuse marmotte d'un air mécontent quelques mots impossibles à saisir.» Qui reconnaîtra dans cette notation le bêlement d'une chèvre maussade?

Face aux hommes de science, un certain nombre d'écrivains ont revendiqué, en termes plus ou moins véhéments, le droit de faire leur cette matière populaire qui a inspiré nos plus grands artistes. Les contes de Perrault apparaissent à l'analyse comme une reconstitution savante dont Marc Soriano a montré qu'elle «associe subtilement les croyances du temps jadis et une ironie qui, pour ainsi dire, les désamorce de l'intérieur». Si les frères Grimm se font un devoir de restituer fidèlement le contenu des contes recueillis, ils admettent bien volontiers que, dans le domaine stylistique, «l'expression et l'exécution du détail viennent d'eux pour la plus grande part». Andersen mêle librement dans ses recueils des récits d'origine folklorique (La Colline aux Elfes, Le Petit Elfe Ferme-l'oeil) à des textes purement littéraires. Au XXe siècle, Henri Pourrat, dont le Trésor rassemble près d'un millier de contes, s'affirme comme un défenseur passionné de l'adaptation lorsqu'il reproche aux folkloristes d'avoir fait oeuvre de mort: «Le folklore représente le peuple comme un fagotier représente un arbre. Le peuple en vie ne se trouve pas dans les recueils.» N'est-il pas vain de vouloir localiser les contes, alors que ceux-ci, par nature, manquent toujours d'état-civil? Par ailleurs, n'est-il pas légitime de restaurer une version mutilée, appauvrie en la complétant par d'autres qui ne sont pas moins populaires? Pourrat réclame en somme pour lui-même la liberté souveraine du conteur et le statut de ce «pourra», de ce pauvre qui va dans le Forez de ferme en ferme, «colportant les nouvelles, contant les contes, chantant les chansons».

Si le conte est par nature cette «fiction intentionnelle» dont parle Vladimir Propp, est-il susceptible de s'intégrer dans des structures narratives plus vastes? Les folkloristes ont depuis longtemps souligné la tendance des contes à s'agglutiner entre eux et taxent de «contamination» ces mariages qui mettent en péril la belle ordonnance de la classification Aarne-Thompson. À ce terme connoté négativement, on préférera celui d'«affinité» que propose l'école hongroise: l'attraction spontanée entre des formes existantes fait surgir des formes nouvelles. En littérature, les recueils ont longtemps privilégié le récit cadre qui permettait de mettre en place une société conteuse où divers personnages exercent tout à tour la fonction enviée de narrateur (Le Décaméron, L'Heptaméron). Dans Les Mille et Une Nuits, cette structure en abyme se reproduit à l'infini comme dans les poupées gigognes. Tzvetan Todorov a mis en évidence ce procédé d'enchâssement: «Chahrazade raconte que Dja'far raconte que le tailleur raconte que le barbier raconte que son frère (et il en a six)...» (La Malle sanglante, Khawam, I). La vie de Chahrazade est suspendue au fil d'une parole chaque nuit renouvelée, puisque «raconter égale vivre».

Un autre type d'enchâssement est utilisé par Henri Pourrat dans son roman Gaspard des Montagnes. Du conte type 956B, répandu dans toute l'Europe et en Inde, Pourrat avait recueilli plusieurs versions dès avant 1914: c'est l'histoire de la main coupée qui détermine le destin d'Anne-Marie Grange et la trame principale du roman. Mais ce récit encadre lui-même des épisodes secondaires, issus de la tradition orale. De sorte que Gaspard des Montagnes se présente comme un immense tissu de contes où la société paysanne imprime et donne à voir sa propre image. En revanche, le personnage central de Gaspard qui assure l'unité de l'oeuvre est une création de Pourrat, car le conte, à la différence du roman, ne comporte que des personnages sans épaisseur.

 

 

6. Le conte, mort ou vif?

 

Le conte, on l'a vu, naît toujours de la rencontre de deux imaginaires. Si la mémoire collective, au terme d'une lente décantation, en fixe le schéma narratif, celui-ci ne prend vie que lorsqu'il s'incarne dans un artiste à part entière, conteur doué ou écrivain. Mais cette existence même semble menacée, et nombre d'observateurs annoncent que le conte, en Europe occidentale tout au moins, est voué à une disparition prochaine. Aussi le discours sur le conte se conjugue-t-il aujourd'hui à l'imparfait: «Il était une fois les contes...» Ce «Il était une fois» ouvre la porte à bien des nostalgies. Le conte merveilleux éveille au coeur de chaque citadin le rêve d'un ailleurs et d'un jadis sur lequel la pauvreté, la laideur et la sauvagerie n'avaient aucune prise. Les contes ont pris le chiffre de cette campagne idyllique où ne sévissaient ni la pollution, ni les engrais, ni les tracteurs, ni les usines, où le soleil poudroyait, où l'herbe verdoyait sans le secours des écologistes. Mais soeur Anne sur sa tour ne voit plus rien venir. Car le conte est fini pour nous.

Or, il en est du conte comme de tout objet folklorique: «on le voit surtout lorsqu'il semble disparaître», écrit Nicole Belmont; au XIXe siècle déjà, Gérard de Nerval évoque ces «histoires qui se perdent avec la mémoire et la vie des bonnes gens du passé». Mais, comme le note Michael Screech, le Chicanou de Rabelais ne s'exprime pas autrement: «Toutes bonnes coutumes se perdent», affirme-t-il dès 1541.

Si donc le conte merveilleux, lié à la société rurale traditionnelle, s'estompe dans les mémoires défaillantes des conteurs paysans, gardons-nous de conclure un peu hâtivement à la mort du conte et du texte oral en général. Le déclin des veillées à la campagne ne doit pas nous faire oublier les autres institutions de transfert où la parole circulait et circule encore: le café, le foirail, la rue, le pas-de-porte, le magasin ou le bureau de poste aujourd'hui. Dans les cours de récréation, le folklore enfantin intègre les personnages de la télévision (les Dalton ou Goldorak), de la publicité (les enzymes gloutons); il n'en reste pas moins plein de «comptines coquines», plein de zizis coupés et de «cacas-boudins» qui échappent au contrôle des parents et du maître. Les clochards, oubliés sur leurs bancs par notre société de consommation, se racontent inlassablement des histoires de clochards. Dans les prisons retentissent toujours ces chansons de taulards qui ont inspiré à Pierre Goldman quelques-unes de ses plus belles pages. Partout où il y a privation d'espoir le récit oral existe, car il est un moyen de résistance active. À Per Jakez Helias qui demandait à un conteur breton: «Pourquoi contez-vous?», ce dernier répondit: «Si je conte c'est pour réagir contre tout ce qui nous brime.»

 

Les littératures

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Lorsque nous ouvrons les livres des écrivains de la Suisse romande, gardons en mémoire deux faits. Le premier vaut aussi pour la Wallonie et le Québec. Le français est la langue des Romands, la seule, à part quelques patois de fonds de vallées. Tous les auteurs français, y compris les Suisses tels Rousseau, Constant, Madame de Staël ou Cendrars que la France s'est adjugés, sont aussi leurs auteurs. La culture française leur est consubstantielle. Seulement, il y a le second fait, qui peut troubler un Français de France: la Suisse est une alliance de petits pays. Même dans le périmètre francophone, où vit un peu plus d'un million d'habitants, la diversité étonne. L'éparpillement et souvent la solitude des créateurs peuvent donner une trompeuse impression de pauvreté. En vérité, une attitude non française, et qu'on ne qualifiera pas trop vite d'helvétique, car nous la retrouvons en Italie, amène de grands écrivains à se persuader qu'ils parviendront à s'accomplir en demeurant au lieu des origines.

Climat littéraire des six pays et républiques de la Suisse romande

Chez ces enfants de Rousseau, on n'échappe pas aux paysages et aux climats. Le Valais, méridional et alpestre, fortement tenu par la tradition catholique, a porté un très beau Moyen Âge paysan jusqu'au XXe siècle. La littérature, distincte du discours ecclésiastique et de la chronique, y est apparue avec Maurice Zermatten (né en 1910) qui, dès 1936, a cherché à se dégager des écrits de terroir par une oeuvre romanesque ambitieuse, abondante. Mais il appartint à un couple d'écrivains d'atteindre à une réelle modernité, incarnant avec une force sans précédent la liberté créatrice et la percée lyrique: Corinna Bille (1912-1979) partit du monde paysan avec son roman Théoda (1945) pour devenir l'un des maîtres européens de la nouvelle. Maurice Chappaz (né en 1916) a trouvé son premier souffle dans le Testament du Haut-Rhône (1953), en disant adieu à la vieille civilisation montagnarde. Puis ce poète de la vigueur, de l'invention verbale et de la goutte d'infini a empoigné la trique et, surgissant entre Dieu et le Diable dans Le Match Valais-Judée (1968), a bâtonné les hôteliers abusifs.

Genève, à l'opposé, est une république qui se résume à une ville et, depuis Calvin que la Suisse s'est attribué, elle est la Rome réformée. On notera, pour en mesurer les conséquences dans le langage et la littérature, que Genève, comme Lausanne, possède depuis le XVIe siècle cette rareté: une haute école protestante de langue française. Les amitiés y sont volontiers anglo-saxonnes, les lectures allemandes, bref, l'ouverture est naturelle sur le monde, Jean Starobinski ou Nicolas Bouvier en témoignent.

Fribourg, nouveau contraste, se signale par une université papiste à côté du tohu-bohu d'une basse ville populaire qu'aimait et décrivait un pratiquant capricant, Charles-Albert Cingria (1883-1954). Fribourg a l'originalité d'être à cheval sur la frontière des langues. Liée depuis le Moyen Âge à la Suisse allemande des cantons primitifs, elle a cru viscéralement aux vertus des brandisseurs de hallebarde et de goupillon, et, littérairement, ces nobles sentiments ont fleuri avec une fraîcheur surprenante dans l'oeuvre de Gonzague de Reynold (1880-1970). L'expérience de sa terre, qu'il appellera la Nuithonie, inspirera ses grands portraits historiques de l'Europe.

Neuchâtel propose d'autres écrivains à particule et aux appétits européens, mais ils sont ici protestants et se rapprochent de Genève. Ainsi Guy de Pourtalès (1881-1941), le romancier de La Pêche miraculeuse (1937), le biographe inspiré des grands musiciens. Ainsi Denis de Rougemont (1906-1985), l'essayiste de L'Amour et l'Occident (1939), qui tint son Journal au fil des moments majeurs du XXe siècle et combat, en écrivain, pour une Europe désaveuglée et revenue, selon sa plus forte tradition, à une politique des régions. Contre l'État-nation, dit-il, l'homme réconcilié avec sa culture et avec la nature retrouvera sa liberté. Si l'on gagne en revanche les montagnes à «joux» noires, le climat, sans que l'on quitte le canton de Neuchâtel, change du tout au tout. Dans La Chaux-de-Fonds des horlogers et des bûcherons fleurissent les sectes, les bricoleurs philosophes, les ambitions trimardeuses, les idées décapantes; c'est le pays de Le Corbusier et de Blaise Cendrars (1887-1961), né Sauser-Hall.

Par décision du Congrès de Vienne, le Jura, qui dépendait de l'évêché de Bâle, s'est retrouvé, un beau jour, bernois; pendant plus d'un siècle et demi, il aspira à ne plus l'être. Les écrivains ont souffert de la domination alémanique, et les premières oeuvres proprement littéraires (si l'on excepte les écrits des historiens ou les fresques helvétiques de Virgile Rossel, auteur d'un Code civil et d'une histoire de la littérature romande) frappent par un air de déréliction, jusque dans les poèmes les plus nets: Werner Renfer (1898-1936), par exemple, écrivain racé, fut un journaliste isolé dans le vallon de Saint-Imier. On peut l'associer, pour les poignantes modulations en gris, à Jean-Pierre Monnier (né en 1920), le romancier de La Clarté de la nuit (1956); mais sans doute le long hiver des forêts, plus que la politique, a inspiré l'art de la voix estompée et de la justesse suggérée. C'est surtout dans les districts septentrionaux du Jura, devenus un nouveau canton suisse en 1978, que l'alacrité du combat séparatiste a changé le rythme de l'écriture. Le lyrisme, avec Jean Cuttat (né en 1916), s'est débondé en chansons, en épigrammes. Il fut volontiers oral et résistant. Les foules ont récité Alexandre Voisard (né en 1930) et son Ode au pays qui ne veut pas mourir (1967). Sa tendresse combative et la fraîcheur inventive de sa langue ont élevé bien au-dessus des écrits de circonstances, fussent-elles historiques, ses poèmes d'amoureux et ses récits féeriques ou cocasses.

La poésie est d'une nature bien différente dans le canton de Vaud. Vaste et ouvert, celui-ci occupe avec ampleur le centre de l'espace romand. Il est réformé et fut paysan, ou vigneron sur les coteaux qui dominent les lacs. Il ne faut pas croire que le mot paysan soit ici une insulte. Il y a une lenteur, une assise, un goût des nourritures, une finesse, un mépris des derniers bateaux qui ont donné son corps à l'oeuvre de Ramuz (1878-1947), faux paysan, puisqu'il était fils de commerçants lausannois. Prenons garde, cependant, de ne pas tomber dans le panneau du terroir. Il ne s'agit pas ici de littérature régionale. Chez Gustave Roud (1897-1976), le poète le plus pur de la lignée, le Petit Traité de la marche en plaine (1932) ou Campagne perdue (1972) sont des interrogations du paysage, des oiseaux, des arbres, suspendues à l'attente d'une révélation absolue. Roud est un mystique sur le chemin poudreux. Edmond-Henri Crisinel (1897-1948), avant de succomber à ses démons, livre le récit de sa rencontre avec la folie. L'ascèse fine du langage donnera chez Philippe Jaccottet (né en 1925), ami de Roud, l'école de la transparence; elle s'inspire des romantiques allemands et s'exprime dans La Promenade sous les arbres (1957) ou dans une oeuvre qui appartient à la grande poésie française de notre temps (L'Ignorant, 1958; Airs, 1967). Jaccottet ne traduit pas seulement Hölderlin et Rilke, mais donne à la France l'oeuvre de Robert Musil.

On peut aussi être Bourguignon. Mais on dira Burgonde, en souvenir de vieilles allégeances transjuranes. Il y a de la verve, de la truculence, de la drôlerie chez Paul Budry (1883-1949) qui prend parti pour Charles le Téméraire contre les bandes suisses, dans Le Hardi chez les Vaudois (1928). Il y a du rire, entre les coups de gueule et le noir, dans le Portrait des Vaudois (1969) de Jacques Chessex (né en 1934) et dans son Carabas (1971), où il célèbre, dans une fulguration baroque, la liberté des tendresses et des chahuts.

 

Enfants de Calvin et de Rousseau

 

Traçons encore quelques filières morales. Une singularité, chez ces francophones, est donc le calvinisme majoritaire. Comment son influence s'est-elle exercée en littérature depuis le XVIe siècle?

Les intellectuels, plus souvent magisters et pasteurs que poètes aux mains nues, vont pratiquer jusqu'à l'obsession l'examen de conscience. Rien, ici, qui ait favorisé un art de cour, les plaisirs de société, une littérature épique. Beaucoup de gravité. La première littérature fut celle des prédicateurs. Mais remarquons, dans les écrits du réformateur Pierre Viret (1511-1571), un désir de mettre la religion à la portée du peuple par les exemples, d'où une humanité, un certain bonheur narratif.

La rigueur, le tranchant de Calvin s'émousseront et tourneront en pesante vertu. L'héritage demeure. La libre quête de la vérité, au fond de soi, s'exalte au siècle des promeneurs et des botanistes. Voici, sublime, l'autre maître, le citoyen de Genève, Rousseau. Plus que ses idées, nous rappellerons ici une vibration sensible, une musique. Les écrivains qui vont pratiquer à son exemple la rêverie solitaire et la plongée dans le mystère intérieur s'éloignent dès lors des écoles, des Églises officielles. Alexandre Vinet (1797-1847), professeur austère et droit, entraînera ses lecteurs hors de l'Église réformée d'État, vers une «Église libre». Il fut un critique littéraire éminent, un polémiste par sens du devoir, un maître à penser pour des générations de chrétiens. Avant de voir comment Ramuz et l'équipe des Cahiers vaudois se débarrassèrent de son poids, rendons hommage à l'essayiste dont certaines formules sont indélébiles sur les fronts réformés: «Quand tous les périls seraient dans la liberté, toute la tranquillité dans la servitude, je préférerais encore la liberté; car la liberté c'est la vie, et la servitude c'est la mort.»

Impossible d'exagérer l'influence de la Réforme en Suisse romande. Elle a mis sa marque sur le langage. L'école, présente dans le moindre village protestant dès le XVIIe siècle, avait pour fonction d'enseigner à lire la Bible. Telle fut bien la littérature dont s'est alimentée la population durant plusieurs centaines d'années.

Distinguons donc deux courants. D'une part l'examen de conscience, jusqu'à la macération, et le prêche jusqu'au ronron, avec le drame, là-dessous, du remords qui taraude et de la punition qui menace. Ici, un écrivain exemplaire, Henri-Frédéric Amiel (1821-1881), hors de toute religion bien définie, qui, par un interminable journal, plonge dans son monde intime et découvre, avec les affres du doute, les tréfonds où, bien plus tard, la psychanalyse le rejoindra.

Mais, non moins protestante, il y a l'autre ligne, plus drue, narrative et célébrante, plus biblique que prêcheuse, qui aboutit en 1908 au dramaturge René Morax (1873-1963) et à son Théâtre du Jorat. Ce bâtiment de bois fut élevé en pleine campagne vaudoise. Quand Morax, après la Grande Guerre, y représenta avec une troupe du cru l'histoire du Roi David (1921), quel compositeur avait-il choisi pour la partie musicale? Arthur Honegger, recommandé par Ernest Ansermet. Peu avant, autour d'une bouteille de blanc, Stravinski traçait avec Ramuz le scénario de L'Histoire du soldat. Telle est l'ambiance.

Pourquoi le théâtre est-il accompagné de chants? La Réforme habitue les Romands depuis quatre siècles à s'exprimer par les psaumes -ceux de Théodore de Bèze, par exemple, ami genevois de Marot. Les danses, pour raison de moralité, étaient mal vues, mais les choeurs allaient devenir l'art le plus populaire, lié, au cours du XIXe siècle, à la montée de l'«helvétisme».

 

Les «Cahiers vaudois» libèrent le langage

 

Il convient de ressaisir ce mouvement «helvétique», cette communion entre Alémaniques, Romands et Tessinois, au moment où il avait épuisé ses vertus politiques et s'achevait dans les discours. Le creux. Des écrivains patriotes décidèrent de réagir contre l'abâtardissement du langage et des sentiments. Ils voulaient donner un tour nouveau, crâne et vif, aux études historiques, à la pensée politique et à la littérature. Qu'était devenue celle-ci pendant le XIXe siècle, les moralistes mis à part? Quelques poètes, qui meurent tôt. Quelques romanciers estimables. Citons Édouard Rod (1857-1910), l'un des premiers à découvrir le talent de Ramuz, dont l'oeuvre allait écraser la sienne. À Lausanne, il y avait eu Juste Olivier (1807-1876). L'ami de Sainte-Beuve, le Michelet lémanique, continue à émouvoir non par ses maladresses de poète, mais par la justesse du sentiment qui lui fit écrire Le Canton de Vaud (1837-1841). Écrivain, il éprouva la nécessité de rendre à lui-même, par un ample portrait, ce pays longtemps soumis aux Bernois. Il l'aimait comme une «jeune fille indolente et belle».

Cette littérature assez languissante avait tenté de s'élever sur le mode alpestre. Eugène Rambert (1830-1886) fut un polygraphe patriote, mais aussi l'homme des chants montagnards, qu'on entonne encore. Rodolphe Töpffer (1799-1846) avait davantage d'humour. Il inventa la bande dessinée et n'a pas vieilli.

En 1904, Robert de Traz (1884-1951) et Gonzague de Reynold changent donc le ton. Ils fondent La Voile latine, une revue qui paraît à Genève et publie les poèmes d'Henry Spiess (1876-1940). Ils entreprennent sans médiocrité, et même avec une certaine cambrure maurrassienne, la redécouverte des «valeurs» de la vieille Suisse qui fut longtemps, il faut s'en souvenir, activement monacale, bretteuse avec panache, baroque magnifiquement; les revues qui puisent à cette veine vont se succéder. L'oxygène vient aux poumons. Mais Ramuz, que ce renouveau réjouit, plisse maintenant son oeil douteur. Cette Helvétie quelque peu enflée, il s'en méfie. Il n'est aristocrate ni de Fribourg ni de Genève. Il dit: «Je suis vaudois.» Il accomplit le premier pas d'une démarche d'artiste. Il pose son pied, ferme, sur la terre qu'il va décrire. Son audace enfante une littérature vraie, débarrassée des prêches, du didactisme et des soucis de politique prétendument nationale.

Ramuz misa sa vie sur son langage; tel fut l'acte cardinal. Envers et contre la France, envers et contre les Suisses, et carrément contre la bourgeoisie romande qui avait appris à l'école un «bon français» cave et décoloré, Ramuz disait la vigne, le lac, la montagne, mais surtout le tragique et l'imaginaire, par petites touches lentes, matérielles, comme peignait Cézanne, qu'il admirait. Autour de lui, une grande équipe féconde -Cingria qui, malgré son érudition, déroute les professeurs par la parfaite liberté de ses pas; Paul Budry (1883-1949), tout de justesse juteuse; Edmond Gilliard (1875-1969), préoccupé des mots jusqu'à l'idolâtrie. Ils ont leur revue, qui publie des oeuvres entières: les Cahiers vaudois. Le premier numéro, en 1914, est un essai de Ramuz, Raison d'être. Une nouvelle génération de poètes tout aussi grands sera accueillie, entraînée; voici Pierre-Louis Matthey (1893-1970), au langage de feu, voici Roud. Ils se multiplient, les écrivains affranchis de la pesanteur sermonneuse. Le pays accueille les hommes d'ailleurs. Les organisations internationales de Genève sont, par exemple, un sujet fertile jusque dans le grotesque, qui inspirera de fortes pages à un Juif grec de la ville, Albert Cohen (1895-1981), pétillant de vie et d'esprit.

Avec ou sans Ramuz, la littérature romande du XXe siècle est devenue polyphonique avec Jacques Chenevière (1886-1976), sensible aux charmes des milieux de grande bourgeoisie, ou Jacques Mercanton (né en 1910), l'ami de Joyce (Les Heures de James Joyce, 1963), chez qui l'Europe de la culture et la mélancolie du Danube rayonnent d'un dernier éclat; sa Maria Lach, de L'Été des Sept-Dormants (1974), est l'une des plus grandes figures romanesques des lettres romandes.

Dans le domaine de la critique littéraire, citons les noms d'Albert Béguin (1901-1957), de Marcel Raymond (1897-1981) et de Jean Starobinski (né en 1920) qui, avec Jean Rousset (né en 1910), ont fait la réputation de l'école de Genève, et ceux de Georges Nicole (1898-1959), de Pierre-Olivier Walzer (né en 1915) ou de Georges Anex (né en 1916).

 

Voix de femmes

 

Le XXe siècle a vu s'épanouir en Suisse romande une littérature de femmes écrivains dont l'invention stylistique, l'élan lyrique et l'originalité furent singulièrement féconds. Monique Saint-Hélier (1895-1955) transfigure avec la puissance d'un poète dru son enfance à La Chaux-de-Fonds. Catherine Colomb (1899-1965), portée par l'exemple de Virginia Woolf et comme libérée par elle d'une gravité masculine propre au climat romand, vaticine sur la fin des grandes familles de la Côte lémanique; brisant tout ordre chronologique bien avant que ce soit la mode, son oeuvre marque l'avènement, en Suisse française, du temps intérieur. Alice Rivaz (née en 1901), qui connaît d'expérience les ruches où travaillent les femmes et la solitude de leurs appartements exigus, a parlé en pionnier de leur condition, mais d'une langue si sûre et si délicate, touchant à une psychologie si profonde, qu'avec Comptez vos jours (1966) et Jette ton pain (1978) elle a pris rang parmi les meilleurs romanciers du siècle. Il faut citer encore ici Corinna Bille chez qui une nature primitive passionnément aimée n'a cessé de se mêler au rêve en des récits tragiques et frais. Ces quatre noms dominent, mais la voie était ouverte à d'autres oeuvres, celle d'Anne Cuneo (née en 1936), par exemple, racontant sans fard sa vie de petite immigrée italienne et l'avènement de son autonomie de femme par le surréalisme et l'engagement politique. Ou Anne-Lise Grobéty (née en 1949), qui a trouvé, dans Pour mourir en février (1970) ou Zéro positif (1975), le ton où une génération nouvelle s'est reconnue.

 

Des rapports nouveaux avec la France

 

Ainsi la littérature romande parvint, au cours de ce siècle, à vaincre l'isolement sans renoncer à l'intériorité qui lui est si chère. Au cap des années 1970, elle participa à l'aventure de la décolonisation culturelle qui institua un nouvel équilibre entre Paris et ces provinciaux qui n'en sont pas, les francophones. Elle n'avait pas craint de prendre assise non seulement chez Ramuz, mais dans les oeuvres d'écrivains que la France n'a guère ou n'a pas du tout reconnus: Cingria, Catherine Colomb, Roud. Revendiquant sa place dans les lettres françaises, la littérature romande n'en a pas moins affirmé son indépendance effervescente et sa place propre dans le concert de la création européenne. Cette attitude reçut un fraternel aval de Paris quand l'académie Goncourt vint à Lausanne donner son prix 1973 à Jacques Chessex pour L'Ogre et couronna Corinna Bille pour les nouvelles de La Demoiselle sauvage en 1975. Entre-temps, pour Le Voyage à l'étranger, Georges Borgeaud (né en 1914) avait reçu le prix Fémina.

 

Paradoxes et fécondités

 

«Enfants de Calvin et de Rousseau», les écrivains de Suisse romande? Peut-être, mais non parce qu'ils reproduiraient certains traits moraux et certaines obsessions thématiques, mais parce qu'ils seraient irréductibles aux injonctions et aux courants qui enferment trop volontiers les oeuvres dans des procédures créatrices, psychologiques ou linguistiques. Ainsi, la fameuse solitude de l'écrivain romand n'est-elle pas une condamnation, mais un fait partagé par les créateurs qui n'offrent pas de prise à la complicité des institutions, qu'elles soient universitaires ou médiatiques. Solitaires à Paris, en province ou en Suisse romande, une fois certaines inflexions prises, des oeuvres se poursuivent et se renouvellent; régulières, comme celles de Philippe Jaccottet (À travers un verger, 1984; Après beaucoup d'années, 1994), ou, plus imprévisibles, comme celles de Georges Borgeaud (né en 1914, Le Préau, 1952; La Vaisselle des évêques, 1959; Le Voyage à l'étranger, 1974), Nicolas Bouvier (né en 1929; L'Usage du monde, 1963; Chronique japonaise, 1975; Le Poisson-Scorpion, 1981), Yves Velan (né en 1925; Je, 1959; La Statue de Condillac retouchée, 1973; Soft Goulag, 1977), Jean-Marc Lovay (né en 1948; Les Régions céréalières, 1976; Le Baluchon maudit, 1979; Polenta, 1980), elles proposent sans rien imposer: à l'encontre de la saturation monumentale d'un Haldas (né en 1917; Sans feu ni lieu, 1968; Chroniques de la rue Saint-Ours, 1973; Un grain de blé dans l'eau profonde, 1982), ces oeuvres cheminent sans bruit et sont entendues.

Ce qui caractérise sans les réunir des écrivains plus jeunes serait une forme d'indifférence joyeuse, et donc responsable, à l'égard de toutes les mémoires: leur langage revient toujours au début, comme à l'origine du monde, de la langue et de soi. Leur tonalité romanesque peut être très variée: grave avec Claude Delarue ou Catherine Saffonof (Comme avant Galilée, 1994); enjouée et sérieuse avec Jean-Luc Benoziglio (Quelqu'un bis est mort, 1972; L'Écrivain fantôme, 1978; Tableaux d'une ex, 1989), Amélie Plume ou François Conod (Ni les ailes ni le bec, 1987); plus neutre avec Rose-MariePagnard, Marie-ClaireDewarrat ou François Debluë (Troubles fêtes, 1989).

Orientées par «l'attrait du dehors», les oeuvres des poètes Pierre Chappuis (Éboulis, 1984; La Preuve par le vide, 1992), Pierre-Alain Tâche, Frédéric Wandelère, Pierre Voélin (Sur la mort brève, 1986), Sylviane Dupuis ou J.-F. Tappy (Pierre à feu, 1987) ne tiennent pas le monde pour le double de quelque idéalité dont se nourrirait la nostalgie humaine. Leur poésie n'a pas de fonction rédemptrice ou rémunératrice; elle évoque moins une interrogation métaphysique du monde qu'elle n'accueille les choses venant se ranger à l'ombre des mots.

Les contrées imaginaires de Claude Darbellay (L'Île, 1987; La Cité, 1991) l'expriment à leur façon: libéré du souci de représenter, aucun mot de la langue ne veut cependant rien dire; l'univers qui s'élabore en elle est un protocole d'accord, une manière qu'aurait le monde de prendre appui sur le langage pour se penser autrement, et critiquer les discours qui voudraient le contenir: n'est-ce pas la leçon de Calvin et de Rousseau?

Pour émaner d'un pays, une identité littéraire n'est pas nécessairement unitaire ou homogène; elle peut aussi être pensée et vécue comme une mosaïque ou une suite de moments mutuellement contradictoires, et parfois incompatibles.

Les littératures 

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Le drame romantique est en fait une forme théâtrale neuve, en rupture brutale avec les oeuvres antérieures, et qui s'est cherché des garants essentiels: Shakespeare, la tragédie grecque. Rupture de l'unité classique, ouverture sur le monde et sur l'histoire, refus de la distinction du comique et du tragique, autant d'aspects d'une révolution irréversible. Plus longue et plus profonde en Allemagne, plus spectaculaire en France, la révolution romantique n'a pas porté tous ses fruits au XIXe siècle. Loin d'être marginal dans l'univers du théâtre, le drame qui en est issu n'a sans doute trouvé sa vitesse de croisière qu'au XXe siècle, avec Maeterlinck, Claudel, Genet. Les oeuvres qu'il a produites sont parfois géniales, parfois inégales, toujours troublantes et fécondes; il a fallu la révolution scénique du XXe siècle pour qu'on puisse les jouer et les comprendre. Le drame romantique est loin d'être une réalité simple historiquement bien définie. Il revêt selon les pays des aspects différents, naît et meurt à des moments divers; il apparaît à la fin du XVIIIe siècle en Allemagne, après 1825 en France.

 

 

1. Traits généraux

 

Le drame romantique s'affirme avant tout comme révolution par rapport aux formes et aux idées qui l'ont précédé.

Il se veut une révolution historique, ou mieux historiciste. Dans tous les pays, la première revendication d'un auteur de théâtre romantique sera de prendre en compte la transformation actuelle de la société par référence à des moments antérieurs décisifs du passé national, ou même du passé d'autres nations. La nouveauté réside alors dans la prise en compte de l'histoire comme mouvement imprimé à la totalité d'une société; d'où le gigantisme d'oeuvres telles que le Cromwell de Hugo, le Wallenstein de Schiller. Comme dans Shakespeare, il faut montrer une histoire qui ne se fait pas seulement dans les antichambres de palais, mais dans les campagnes et les places publiques. Le Goetz von Berlichingen de Goethe répond à ce schéma, tout comme Henri III et sa cour de Dumas. Le drame, contrairement à la tragédie, requiert donc une histoire totale, et, par un paradoxe fécond, seul un récit gardant le parfum du passé (la fameuse couleur locale) doit permettre à l'homme du XIXe siècle de penser son propre destin: ainsi, dans le Ruy Blas de Hugo (1838), la décadence de la monarchie espagnole du XVIIe siècle éclaire celle de la monarchie de Louis-Philippe.

Le drame romantique se caractérise par un effort de vérité historique et même par une certaine forme de réalisme aboutissant à une véritable révolution formelle, qui se manifeste aussi bien dans la compréhension en profondeur des luttes (La Mort de Danton de Büchner) que dans l'attention aux détails de la vie concrète du passé. Il est trop évident que mettre en scène le mouvement d'une société implique l'obligation de se débarrasser du carcan des fameuses trois unités du théâtre classique, en montrant l'impact des événements en des lieux divers, en assurant au récit une certaine suite temporelle qui excède les vingt-quatre heures classiques. Enfin, la mise en sommeil des trois unités autorise une liberté plus grande dans la construction d'images visuelles frappantes et de tableaux. Mais ce dernier point est aussi la raison profonde des difficultés que connaîtra le drame romantique du XIXe siècle. L'appareil théâtral reste presque partout en Europe lourdement décorativiste: on représente les tableaux historiques d'une façon pittoresque et somptueuse. Il devient donc impossible de multiplier les changements de décors trop lents et trop coûteux. Les auteurs romantiques sont dès lors condamnés à une esthétique de compromis (Schiller, Hugo, Dumas, Vigny), ou bien à écrire pour une scène imaginaire, sans espoir d'être joués (Kleist, Büchner, Musset, le Hugo du théâtre en liberté). Seuls ces derniers pourront créer un découpage dramatique nouveau par tableaux courts et non plus par grandes séquences (les actes); ainsi ont été écrits Woyzeck ou Lorenzaccio. Il règne donc une contradiction entre le code théâtral du XIXe  siècle et la volonté de montrer l'histoire, avec l'esthétique nouvelle que cela implique: les écrivains romantiques ne connaissent pas la liberté de l'espace scénique que possédait Shakespeare.

Le drame romantique s'inscrit également à l'intérieur d'une révolution philosophique: si sa première visée est d'écrire l'histoire comme totalité d'un peuple, il est aussi lié à la grande poussée d'individualisme qui caractérise, en Europe, la fin du XVIIIe siècle et le XIXe. C'est le temps du moi, du héros placé au centre du récit qui s'affirme à la fois comme sujet d'une conscience et d'une action. Individualisme rajeuni en France comme en Europe, après 1800, par la figure colossale de Napoléon, héros romantique. Le schéma type du drame romantique est celui du héros qui affronte le monde, tente d'y laisser sa marque et se brise contre ses lois (Danton, Hernani, Lorenzo). Par ce biais, le drame romantique rejoint la tragédie antique, confrontation du héros et de la Cité. Avec cette différence que dans le drame ce n'est pas la Cité, mais le héros qui se trouve valorisé jusque dans son échec. Une telle «poétique de l'affrontement» favorise le recours au mythe: Penthésilée de Kleist, Lucrèce Borgia de Hugo, réécriture de l'histoire des Atrides, et toutes les versions possibles du mythe exemplaire de Don Juan (Grabbe, Dumas, Pouchkine, Lenau, Zorrillo) en sont l'illustration.

En même temps, le drame romantique s'efforce, avec Schiller, Kleist, Büchner, Hugo, de sortir du cadre de la psychologie des passions, de mettre en question l'unité du sujet, frayant la voie à Dostoïevski et à Proust. Ni Le Prince de Hombourg (Kleist) ni le Don Carlos de Hugo dans Hernani ne se laissent réduire à la limpidité du sujet classique. Les modèles du drame romantique existent: Shakespeare d'abord. Ce qu'on cherche chez lui? La primauté de l'histoire, la violence des situations, la liberté dans la construction du récit, la diversité des lieux et des milieux. Ensuite, s'impose le modèle de la tragédie antique. La France suivra également l'exemple de Schiller: le travail d'historien, la puissance et la clarté des conflits, la réflexion philosophique donnent à ses drames un éclat dont nos auteurs dramatiques tireront profit.

 

 

2. Les théories

 

La théorie du drame romantique connaît son début en Allemagne en plein XVIIIe siècle avec Lessing et sa Dramaturgie de Hambourg (Laocoon, 1766) qui annonce d'abord le drame bourgeois. Ces textes décisifs marquent une rupture violente avec les idéaux du classicisme français et sont un plaidoyer énergique pour la liberté dans l'art et pour la vérité du contenu et du style, contre les conventions dramaturgiques de la tragédie. Ils marquent une réaction nationale contre la suprématie du goût français, qui exprime aussi une réaction bourgeoise contre un art tenu pour aristocratique et monarchique.

La lutte recommence en Allemagne lors des premières années du XIXe siècle. Auguste von Schlegel reprend en les radicalisant les critiques de Lessing contre la suprématie française (Cours de littérature dramatique, professés à Vienne en 1811, traduits en français en 1813). Il plaide pour le modèle shakespearien et pour la liberté des formes théâtrales. Les textes théoriques de Schlegel, écrits après la presque totalité des drames allemands à l'exception des textes de Büchner, ont eu beaucoup plus d'influence en France qu'en Allemagne. C'est le groupe de Coppet qui a servi de courroie de transmission entre la littérature dramatique allemande et le romantisme français. Madame de Staël reprend les thèses principales de Schlegel concernant le modèle shakespearien et la libération des formes. Mais le vrai théoricien théâtral du groupe de Coppet reste Benjamin Constant qui, dans la Préface à sa propre adaptation du Wallenstein de Schiller (1809), écrit la première charte en français du drame romantique. Il y expose une vue totalisante du drame en réclamant la peinture d'«un caractère entier», d'«une vie entière», contre toute limitation arbitraire des structures spatio-temporelles et du nombre des personnages; il demande aux auteurs dramatiques de renoncer «au respect puéril des trois unités», «à la pompe poétique», et, le premier, fait de la couleur locale la base de toute vérité.

Dans l'Éloge de Shakespeare qui ouvre la traduction de Shakespeare par Letourneur revue par ses soins (1821), François Guizot apporte au drame la caution du grand ancêtre et réclame des formes théâtrales capables de restaurer une «fête populaire»: «Telle est la nature de la poésie dramatique: c'est pour le peuple qu'elle crée, c'est au peuple qu'elle s'adresse.» Il plaide donc pour l'élargissement du public de théâtre à toutes les couches sociales.

Avec Racine et Shakespeare (1823-1825), Stendhal, «hussard du romantisme» selon Sainte-Beuve, insiste sur une idée force, la nécessité d'actualiser des formes théâtrales sclérosées: il appelle de ses voeux «une tragédie nationale en prose» qui offrirait aux contemporains les trésors de leur histoire tout en s'appuyant sur les réalités du présent. D'où la nécessité d'une forme réaliste: il faudrait au théâtre que «les événements ressemblent à ce qui se passe tous les jours sous nos yeux».

Le grand manifeste du drame romantique reste, on le sait, la Préface de Cromwell de Victor Hugo. L'inspiration en est toute différente. En même temps qu'il combat contre les «deux unités» (temps et lieu) et en faveur du mot propre et de la couleur locale, Hugo affirme que le drame tel qu'il n'existe pas encore en France en 1827 a pour lui des garants, une tradition: il développe ainsi le tableau d'une contre-culture, populaire et grotesque, qui «s'épanouit au XVIe siècle avec trois Homère grotesques, Rabelais, Shakespeare, Cervantes». Le drame en est la suite, et l'essentiel pour lui est de pouvoir tout dire, le mal et le bien, le beau et le laid, le plaisant et l'horrible. Mais, pour tout dire, il faut «le prisme de l'art»; le drame est ce «miroir de concentration» qui, pour ne pas sombrer dans le prosaïsme et la vulgarité, a besoin de cet outil capital qu'est le vers alexandrin.

 

 

3. Les oeuvres

 

L'Allemagne

 

C'est dans l'Allemagne du XVIIIe siècle, morcelée, archaïque, empêtrée dans une féodalité désuète et un piétisme petit-bourgeois suffocant que jaillit avec force le nouveau drame. Peut-être parce que justement cette Allemagne ne connaît pas le poids d'une tradition littéraire classique. Le Sturm und Drang, mouvement de révolte de la jeunesse intellectuelle, implique aussi la nécessité de se ressourcer au passé national. Ainsi naît ce qu'on peut appeler le premier drame romantique, le Goetz von Berlichingen de Goethe (1773), histoire d'un fameux reître du XVIe siècle qui prit le parti des paysans révoltés avant d'échouer et de disparaître. Les traits fondamentaux de l'écriture théâtrale romantique apparaissent déjà dans cette oeuvre exempte de confusion.

 

Schiller

 

Mais la grande figure du drame romantique allemand est celle de Schiller, qui donne le premier exemple achevé d'un drame mettant en jeu la contradiction entre la fatalité tragique et la liberté du héros. Schiller est parvenu à faire se croiser un drame passionnel et un problème historique; sa première oeuvre, Les Brigands (1781), a connu un succès éclatant. Elle traduit avec une violence extrême la révolte contre le despotisme, l'hypocrisie, les deux fléaux de l'univers social. Même si, cependant, les limites morales à la liberté du héros sont clairement marquées. Le conflit dans le drame aboutit à une sorte de vue kantienne de la liberté et de catharsis morale. La violence des conflits, le dédain de la structure classique, l'importance décisive de l'histoire, le sentiment national, autant de traits marquants du drame schillérien (Wallenstein, 1799; Marie Stuart, 1800; Guillaume Tell, 1804). Ce qui a frappé les contemporains, c'est aussi l'importance de la passion chez Schiller, son caractère de force positive et ses vertus critiques: le sentiment amoureux est une pierre de touche qui permet de juger et de combattre une société perverse (Les Brigands, Don Carlos, 1783-1787, Intrigue et amour, 1784) en mettant en lumière leurs fausses valeurs. Le souci de l'éthique donne parfois au drame de Schiller une sorte de raideur moralisante.

Kleist

Heinrich von Kleist est le premier de ces dramaturges qui ne réussissent pas à faire jouer leurs pièces. Son drame est plus que tout autre centré autour de la personne d'un héros problématique (Penthésilée, le prince de Hombourg, le juge de La Cruche cassée). Une ambiguïté fondamentale s'installe donc autour de lui: amoureuse d'Achille, Penthésilée finit par le tuer et le dévorer; le juge à la recherche du coupable est ce coupable même; est-ce un coup de génie ou bien une indiscipline qui mérite la mort qui a donné la victoire au prince de Hombourg? Une sorte de passion suicidaire fait sortir d'eux-mêmes les personnages avant de les plonger dans le néant ou dans la victoire. Comme Kleist le montre dans son texte décisif, Sur le théâtre des marionnettes (1810), quelque chose dépasse au théâtre la conscience et la raison du héros, que ce soit la grâce spontanée de l'être, l'intuition divine, la perfection indicible de la marionnette, la vigueur sauvage et parfaite de l'animal. Forme accomplie du drame romantique, l'oeuvre de Kleist représente donc avant tout une mise en question du sujet dans son rapport au monde. Après Amphitryon, réécriture originale de l'oeuvre de Molière, ses grandes créations théâtrales seront Penthésilée (1808), La Bataille d'Arminius (1809), La Petite Catherine de Heilbronn (1810), Le Prince de Hombourg (1811) et La Cruche cassée (1811).

 

Büchner

 

Quant aux pièces de Büchner, elles ne commenceront vraiment à être jouées qu'à partir de la fin du XIXe siècle. Elles reflètent le contre-coup du drame romantique français sur le drame allemand. C'est ainsi que Büchner écrit Léonce et Léna (1836), parodie pleine de sens du Fantasio de Musset, qui relie la quête de l'amour aux problèmes du pouvoir et de sa légitimité, que Musset effleure seulement, et que l'écrivain allemand réinstalle au centre «grotesque» de son drame. D'autre part, Büchner écrit avec La Mort de Danton (1835) le seul drame historique - on pourrait même dire la seule oeuvre portant sur la Révolution française et qui en comprenne le problème central, s'il n'y avait le Quatrevingt-Treize de Hugo. Enfin, avec Woyzeck (1836), qu'il achève peu avant de mourir, Büchner donne le chef-d'oeuvre absolu du drame romantique. Il y poursuit une mise en question radicale de la Personne humaine, du Je transcendantal, et une évocation de l'identité de l'homme de rien littéralement pulvérisée par l'oppression sociale. Woyzeck inaugure un mode d'écriture dramatique promis à un grand avenir: la fragmentation du récit en séquences isolées, emblème du morcellement de l'être humain et de sa destinée.

 

La France

 

Origines et prémisses

 

On a beaucoup parlé de la parenté - plus apparente que réelle - qui existe entre le mélodrame (René Charles de Pixérécourt) et le drame romantique. Le mélodrame est un drame moral de structure souvent classique, qui voit un héros redresseur de torts aidé d'un comparse populaire comique, le niais, combattre victorieusement le traître et unir les amoureux vertueux. Ce schéma obligé s'orne de rencontres, de surprises, d'orages et de tremblements de terre. Le drame romantique emprunte parfois au mélodrame tel procédé ou le caractère populaire et spectaculaire de ses inventions, mais dans un contexte intellectuel différent et même opposé. Notons qu'à l'inverse le mélodrame populaire d'après 1830 s'inspirera souvent du drame romantique. D'autre part, naît pendant la Restauration un genre littéraire dialogué qui n'a pas vocation à la représentation: c'est la scène historique, récit à la fois romancé et théâtralisé emprunté à l'histoire (Vitet, Rémusat, et surtout Mérimée avec la remarquable Jacquerie).

En 1826-1827, le Cromwell de Hugo, loin de n'avoir eu d'influence que par sa Préface, fit en lui-même l'effet d'une bombe. Drame de l'histoire vu dans toutes ses dimensions, drame du pouvoir et de sa légitimité, drame d'une société vue à la fois à travers ses grands hommes et dans ses profondeurs, l'oeuvre séduisit Talma qui mourut avant que Hugo n'ait eu le temps de réduire ses sept mille vers à des dimensions acceptables.

Le retour des comédiens anglais qui vinrent en 1827 jouer Shakespeare suscita un extraordinaire engouement. C'est en 1829 que le drame shakespearien fera une entrée sans tapage à la Comédie-Française, grâce à la traduction-adaptation par Vigny d'Othello (devenu Le More de Venise).

Mais la première vraie entrée en fanfare du romantisme sur la scène, c'est en 1829 le Henri III et sa cour d'Alexandre Dumas au Théâtre-Français et son éclatant succès, dû à la vigueur de situations qui vont jusqu'à la violence physique, et à une vision haute en couleur du règne de ce roi. Après quoi la Marion de Lorme de Hugo (1829), présentée au Théâtre-Français, se voit interdite par la censure pour avoir donné de LouisXIII une image par trop veule, qui pouvait évoquer le digne Charles X. Immédiatement, Hugo écrit Hernani (1830) que la censure n'ose pas interrompre. La bataille est engagée avant même la représentation. Politiquement et littérairement confuse, elle n'en représente pas moins la lutte des formes nouvelles de la littérature et de la souveraineté contre la vieille tragédie classique mais aussi contre une royauté de droit divin mangée aux mites. Elle est surtout la bataille pour l'art, ses valeurs, sa liberté, engagée contre les philistins de tout poil, libéraux et conservateurs.

 

Hugo

 

Victor Hugo et Alexandre Dumas avaient immédiatement compris qu'il fallait une scène pour le drame romantique; ils voulaient obtenir la concession de la Comédie-Française. Ils échouent et, faute de mieux, se rabattent sur la Porte-Saint-Martin, théâtre du mélodrame et du drame populaire. Hugo y fait jouer en 1831 Marion de Lorme, qui est à la fois l'histoire de l'amour d'une courtisane et celle d'une condamnation à mort injuste. C'est un demi-succès. Hugo conçoit alors l'idée d'investir à la fois le Théâtre-Français, théâtre de l'élite, et cette scène à demi populaire de la Porte-Saint-Martin. Il écrira donc pour le Théâtre-Français une tragédie en vers, mais dont le héros est un bouffon grotesque, et, sur un canevas mythique et tragique, un drame en prose pour la Porte-Saint-Martin. Les deux pièces, simultanées, racontent une histoire voisine, celle d'un être monstrueux cherchant à se faire aimer de son enfant jusque dans sa monstruosité. La tentative ne réussit qu'à demi: au Théâtre-Français, Le roi s'amuse est emporté par une tempête de sifflets, tandis qu'en 1833 Lucrèce Borgia connaît le triomphe. Hugo essaie encore de faire jouer à la Porte-Saint-Martin (novembre 1833) le meilleur sans doute de ses drames en prose, Marie Tudor. En 1835, il revient à la Comédie-Française avec un drame de compromis, Angelo, avant d'obtenir un théâtre, la Renaissance (1837-1838), et d'y faire jouer le plus solide de ses drames, Ruy Blas (novembre 1838). Hugo y reprenait un thème cher à Dumas, celui de l'ascension politique d'un homme du peuple, mais en le subordonnant à la fois au drame d'amour (l'homme de rien amoureux de la reine) et à une problématique du pouvoir qui lui a toujours été chère. Malgré le succès réel, Hugo se tait avant d'essayer à la Comédie-Française une nouvelle formule, celle du drame épique, avec sa grande trilogie des Burgraves (1843), drame à la fois historique et mythique où le conflit fraternel du burgrave Job et de l'empereur Barberousse conduit à une réflexion prophétique sur l'histoire et sur l'avenir de l'Europe.

Hugo se tait alors pour de bon, comme tant d'autres en France et à l'étranger qui ne veulent pas être condamnés à un théâtre alimentaire. Pendant l'exil, il écrit pour «ce théâtre que tout homme a dans l'esprit», des drames libérés de tout souci scénique (L'Épée, La Grand-Mère) et dont le chef-d'oeuvre est Mangeront-ils? (1867), oeuvre shakespearienne par son mélange de lyrisme, de rêve et de satire. D'autre part, Hugo ressuscite et «retourne» le mélodrame dans son Mille Francs de récompense (1866).

 

Dumas

 

Quant à Alexandre Dumas, sa grande carrière au théâtre fut brève, mais jalonnée d'oeuvres dont certaines mériteraient de revoir le jour. En 1831, c'est le triomphe d'Antony dont l'intérêt est d'être un drame contemporain «en frac et redingote» où l'amour-passion, qui apparaît victorieux des contraintes sociales, n'en est pas moins contraint à l'autodestruction: Antony tue sa maîtresse mariée pour sauver son honneur et s'écrie: «Elle me résistait, je l'ai assassinée», humiliant son amour devant des valeurs sociales qui ont ainsi le dernier mot.

La puissance critique des drames de Dumas est grande: critique de la vie politique et des politiciens dans Richard Darlington (1831), de la versatilité politique des hautes classes toutes prêtes à s'abaisser devant le nouveau pouvoir dans Angèle (1834), de l'humiliation de l'artiste dans la société avec Kean (1836), tous drames joués à la Porte-Saint-Martin. Le plus grand succès populaire de Dumas reste sans doute La Tour de Nesle (1832), dont les coups de théâtre sont étourdissants de virtuosité. On peut dire sans être injuste que le reste de son oeuvre théâtrale est plus alimentaire que littéraire.

 

Vigny, Musset

 

Après Le More de Venise qui avait eu un succès d'estime, un Shylock qu'il ne réussit pas à faire monter et un drame raté, La Maréchale d'Ancre (1831), Alfred de Vigny revient au théâtre par et pour l'amour de Marie Dorval: il écrit Chatterton (1835), drame de l'artiste contraint au suicide par le divorce de l'art et de la société moderne mercantile, drame d'idées aussi, animé par la figure intéressante de Kitty Bell que Marie Dorval joua sublimement.

Alfred de Musset tenta en 1830 de faire jouer une petite comédie piquante mais peu scénique, La Nuit vénitienne. Furieux de son échec, il jura de n'écrire que pour une scène idéale, un drame, André del Sarto, et une série de comédies proches du drame dans la mesure où une écriture inspirée des comédies de Shakespeare conduit brusquement à un dénouement tragique: ainsi pour On ne badine pas avec l'amour (1831) et Les Caprices de Marianne (1832). Sont incontestablement des drames romantiques André del Sarto, oeuvre méconnue et drame de l'amour, qui plonge l'artiste dans le contexte historique de la Renaissance finissante, mais surtout Lorenzaccio, drame vécu par un héros problématique qui deviendra régicide sans obtenir son salut et celui de sa cité. Ce thème de la conspiration et de son échec se retrouve dans le très remarquable et méconnu Léo Burckard de Gérard de Nerval (Porte-Saint-Martin, 1839).

 

Le reste de l'Europe

 

En Angleterre

 

Les textes dramatiques que l'on peut qualifier en Angleterre de romantiques sont davantage des poèmes que des drames; tel est le cas du Manfred de Byron (1817), qui créa cependant l'un des prototypes du héros romantique, et du Caïn de 1821. Quant aux Cenci de Shelley, qui fascina Artaud, c'est une oeuvre surtout remarquable par la violence des situations et par la présence d'une puissante héroïne féminine, Béatrice.

 

En Europe méridionale

 

Curieusement, l'Italie demeure classique dans son théâtre, si bien qu'il faudra attendre Verdi et l'opéra pour que le romantisme envahisse la scène. En Espagne, le Don Juan Tenorio de Zorilla (1844) constitue une brillante adaptation du Don Juan de Manara de Dumas.

 

En Russie

 

Le cas de Pouchkine est caractéristique de ces écrivains qui tentent de créer un drame national. Son Boris Godounov (1826) est une «histoire dramatique», une «chronique de nombreuses turbulences», un grand tableau historique dramaturgiquement peu construit. Là encore il faudra que l'opéra et Moussorgski lui donnent pleinement vie. En 1830, Pouchkine écrit une série de drames courts très brillants, qui exercèrent une influence profonde sur la littérature russe. Citons Mozart et Salieri, Roussalka (d'après un conte populaire) et une nouvelle version du mythe de Don Juan intitulée Le Convive de pierre. Tous ces textes disent la lutte du héros contre une société oppressive, de même que le grand drame de Lermontov, Un bal masqué (1835).

 

En Pologne

 

Dans l'histoire du drame romantique, il faut se garder d'oublier la Pologne. Mickiewicz propose lui aussi une vaste fresque nationale, plus poétique qu'historique, intitulée Les Aïeux (Dziady, 1832). Ce grand poème passionné est toujours considéré par les Polonais comme l'oeuvre clé de leur littérature.

Julius SLowacki est un homme de théâtre brillant dont les oeuvres principales sont toujours jouées: ainsi de Balladyna (1834) écrit d'après un conte, de Kordian (1834), qui met en scène l'image typique du héros patriote, rebelle vaincu, de Lilla Weneda (1840), qui ne craint pas de faire appel aux origines mêmes du peuple polonais. Oeuvres violentes qui ne sont dénuées ni d'emphase ni d'efficacité dramatique.

Quoique servi par des interprètes prestigieux (Mademoiselle George, Marie Dorval, Frédérick Lemaître), le drame romantique n'aura brillé que d'un éclat relativement court, faute sans doute d'avoir trouvé un espace adéquat, et un public assez libre pour l'accepter sans réticence.

Les littératures

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On appelle «littérature apocalyptique» une masse d'écrits organiques que les juifs anciens, du IVe siècle avant J.-C. à la fin du IIe siècle de l'ère chrétienne, ne cessèrent de produire et de promouvoir. Des éléments précurseurs s'en retrouvent plus ou moins nettement dans plusieurs livres, antérieurs et contemporains, de l'Ancien Testament hébraïque. Les textes chrétiens du Nouveau Testament sont eux-mêmes, pour nombre d'entre eux, en tout ou en partie, largement apocalyptiques. Tous ces écrits ont pour langue originale l' hébreu, voire l' araméen, et le grec. Traduits en d'autres idiomes comme le syriaque, le latin, l'éthiopien, le copte, l'arabe, l'arménien et le slavon, c'est par ce canal que, adoptés volontiers comme livres sacrés par les communautés chrétiennes locales, ils sont parvenus jusqu'à nous. Ils émanent d'à peu près toutes les tendances ou mouvements du judaïsme ancien, à savoir, principalement, pharisien, essénien, zélote, samaritain et chrétien. On ne saurait donc parler à leur sujet ni de marginalité ni d'hétérodoxie. Bien au contraire, ils sont l'effet direct et significatif, sur la terre nationale des juifs comme dans la Diaspora, d'un habitus littéraire généralisé dont il existe différents et solides témoins. C'est donc à la constitution du tableau d'ensemble de la société juive des derniers siècles du Second Temple que la littérature apocalyptique nous renvoie: c'est là qu'elle peut et doit trouver son explication.

Le mot «apocalypse» est l'exacte translitération du terme grec apokalypsis, le premier de l'Apocalypse chrétienne dite de Jean, oeuvre qui porte précisément son nom: elle le céda, comme générique, à bien d'autres antérieures de la même veine. Ce terme, qui signifie «révélation», dérive du verbe apokalyptein, «découvrir», «révéler», que la Bible grecque des Septante utilise pour traduire les verbes hébraïques galâh et hâsaph, dont la signification précise est «découvrir» (Exode, XX, 26) ou «révéler» (I Samuel, II, 27). Le livre de Daniel, le premier des livres bibliques à répondre à la perfection à la définition du modèle ou de la forme apocalyptique, l'a introduit dans le sens spécifique de «révéler les secrets» (II, 29). Il est utilisé d'une façon identique dans les épîtres de Paul de Tarse (ainsi: Galates, II, 2). Il n'est donc pas étonnant que, dès l'Antiquité, on ait intitulé volontiers «apocalypses» les écrits annonçant, et souvent décrivant, «révélant» donc l'état et le statut définitifs des choses, terrestres et célestes, à la phase ultime de l'histoire. L'apocalypticien, c'est donc le prophète de la fin des temps qui utilise les procédés d'écriture conventionnels de l'expression dite apocalyptique. La «fin» des temps comme moment, acte et réalités, se disant en grec eschaton ou, au pluriel, eschata, «choses dernières», on dit et on peut dire de l'apocalyptique que la dimension «eschatologique» lui est essentielle. Or l'oeuvre et la forme apocalyptiques sont relatives à la transformation radicale du système de représentations des relations entre ce qui est divin et ce qui ne l'est pas et, en deçà, aux conditions historiques globales dudit système.

La fixation et la définition par l'Église, voire par les Églises, du canon des Écritures ont eu pour effet que l'on désignât comme «apocryphes», respectivement «de l'Ancien Testament» et «du Nouveau Testament», nombre de livres très proches, par leur écriture et par leur contenu, des écrits bibliques, juifs et chrétiens. Imputée à une littérature qui couvre des siècles, avant et après Jésus-Christ, cette appellation ne manque pas d'ambiguïté, s'agissant du moins de l'Ancien Testament: les catholiques ne lui donnent pas le même sens que les protestants.

 

La littérature apocalyptique

 

Comme repère originel de l'écriture apocalyptique, il faut placer la destruction du Temple de Jérusalem en 587 avant J.-C. et l'Exil à Babylone. Occasion d'un croisement religieux et culturel aux effets imprescriptibles, l'Exil entraîna une renaissance véritable, caractérisée par le maintien de l'essentiel éthique, voire culturel, d'une religion nationale, celle de Moïse, conservée aussi pure que possible sur une terre étrangère et par la réinterprétation de cet héritage fondamental par le retour archaïsant de ce qui était très ancien, tant des traditions nationales que des cultures voisines. Plus précisément, il fut le lieu et le moment de réhabilitation des cultures et le creuset de refonte des mythes anciens. Ce vaste engouement pour l'Antiquité, remarquable jusque dans le vocabulaire utilisé, ne se limita pas à Israël: il reflétait même, largement, une tendance générale. La longue période qui précéda tout au long du VIIe siècle avant J.-C. et jusqu'en 587, comme celle antérieure à l'édit de Cyrus en 538 avant J.-C., fut celle des restaurations et des renaissances, des retours aux sources lointaines et des croisements culturels. Dans la littérature biblique de cette époque, on est frappé par le lien presque systématique entre, d'une part, un réinvestissement mythique très soutenu jusque dans la forme et, de l'autre, l'usage fréquent d'archaïsmes bibliques. L'exemple de Shadday, mot solidement enraciné chez les Sémites du Nord-Ouest et épithète de El dans les couches les plus anciennes des livres de la Genèse et de l'Exode, est des plus éloquents. Ce terme réapparaît justement au moment de l'Exil comme désignation de la divinité des Patriarches et du Dieu d'Israël, chez Ézéchiel, dans le document dit Sacerdotal et tout particulièrement dans les dialogues du livre de Job. On pourrait multiplier les exemples significatifs de ce processus de remythisation archaïsant au service du monothéisme: ils s'agencent tous dans le contexte original et suffisamment homogène de l'écriture biblique contemporaine; et, comme tels, ils constituent les signes précurseurs, déjà déterminés, de l'écriture, c'est-à-dire de la forme apocalyptique. On peut donc de quelque façon homologuer cette formule de S.B. Frost: «Nous pouvons définir l'apocalyptique comme la mythologisation de l'eschatologie.»

Accompagnant l'Exil, cette fois comme cassure politique aux effets gravement irréversibles et non tellement comme expérience originale de communication, à son début et à son terme, il y a le Temple de Jérusalem, détruit puis reconstruit. Pour le peuple concerné, l'Exil désignait un déplacement radical, et même une révolution pure et simple dans l'ordre et, partant, dans la représentation des choses. Refaire ou reconstruire simplement ce qui existait auparavant ne suffirait pas pour rétablir l'équilibre profond, tant politique que religieux, des réalités, des croyances et des symboles. Les institutions les plus centrales, les plus nécessaires même, le Temple et le culte sacrificiel au premier chef, avaient fait la preuve, en 587 avant J.-C., du caractère faillible voire provisoire de leur existence. Reconstruites, on ne pourrait plus miser sur elles comme médiatrices des biens rédempteurs ultimes ni même comme garantes des enjeux spirituels vitaux. Il fallait chercher autre chose. Et c'est dans cette autre chose, fruit systématique d'une défiance totale, que se trouve le noyau de l'apocalyptique.

La période directement pré-exilique et la période exilique elle-même furent celles de la transformation résolue des principes et des schémas constitutifs du système historiographique d'Israël, dont le livre d'Isaïe en ses chapitres I à XXXIX est l'excellent représentant sinon le premier témoin. Rompant avec les peuples ou les cultures environnantes, les Israélites avaient instauré la distinction entre l'ordre de la vision et du mythe d'une part et celui de la réalité et de l'histoire de l'autre; ce faisant, et pour la première fois dans l'histoire, ils avaient su respectivement identifier, désigner et représenter, comme séparés, le domaine cosmique et le domaine terrestre. Dès lors, à la grande différence encore de ce qui déterminait et animait les autres religions contemporaines, l'origine, ou la source, de l'expérience religieuse israélite ne trouvait pas ses fondements ni ses racines en des mythes théogoniques. Le rapport de cette expérience à l'histoire était dès lors possible; elle devait même devenir nécessaire. Le prophète avait pour fonction de le maintenir actif et de l'éclairer en l'actualisant sans cesse au gré des événements ou situations nouvelles. On sait combien la synthèse dite deutéronomiste avait transposé en un vrai système doctrinal cette transparence de l'histoire aux intentions divines, l'avenir historique, ou l'avenir tout court, y étant envisagé comme le moment des vérifications morales et comme le lieu des rendez-vous rétributifs (Deut., XXVII et XXVIII). Un tel système était construit sur la base politique de la royauté et du culte centralisé. Cet équilibre subit le choc des revers et des échecs, de la faillite même des VIIe et VIe siècles avant J.-C. Aussi, le fondement, la structure et le cadre éthique d'Israël furent-ils, dans un premier temps, secoués et, dans un second temps, transformés. Et, de leur côté, la voix et la plume des prophètes furent elles-mêmes contraintes d'intervenir dans un tout autre sens.

Avec les prophètes déjà exiliques Jérémie et Ézéchiel, les choses changèrent en profondeur. Il y eut à cela deux résultats: l'un, théorique en quelque sorte, fut le passage d'une finalité éthique, ou «eschatologie», reposant sur l'histoire à une autre, toute différente, impliquant la vision; l'autre, sémantique à la vérité, consista dans la mutation de l'oracle dans la vision. Précisons que l'oracle débouchait sur une éthique plane, aux dimensions politiques et aux perspectives historiques claires, tandis que la vision capitalisait et mémorisait le lot exhaustif des informations sur l'au-delà et donc sur le monde céleste. Avec le prophétisme classique, le rendez-vous ultime, rédempteur peut-on dire, était dans l'histoire, c'est-à-dire dans le champ visible ou transparent de l'activité divine; avec Jérémie et Ézéchiel déjà, il était ailleurs et autrement que dans cette histoire-là. Et ainsi apparaissaient des schémas et des signaux, littéraires, vraiment d'apocalypse. Pour Ézéchiel, le passé d'Israël n'est plus démonstratif du salut national ni justificatif des croyances et des rites liés à celui-ci (chap. XVI et XXIII). Un pessimisme fortement initié par Jérémie se dégage de ses textes, poussé jusqu'à l'outrance: le passé d'Israël est à ses yeux l'histoire d'une vaste rébellion. Et le prophète de regarder vers l'acte futur susceptible de redonner la vie, la vie nationale bien sûr (XXXVII, 12-14). Chez lui, la vision se fait englobante et quasi absolue. Né sur la vision du char céleste (chap. Ier), le «livre» qu'on lui fait manger (III, 1-3) se termine pas la longue et belle vision du Temple céleste des chapitres XL à XLVIII: le Temple tenu comme en réserve, «vu» et «révélé», et destiné à être manifesté comme le Temple véritable lors de l'ultime rendez-vous de l'histoire. Le grand connaisseur H.H. Rowley avait bien raison de dire que l'apocalyptique était «la fille de la prophétie» tout en étant différente d'elle.

La vision du Temple céleste d'Ézéchiel signifie vraiment l'inauguration de l'écriture apocalyptique. Le trait le plus fondamental de celle-ci consiste en ce qu'elle transforme, transfigure plutôt, les biens institutionnels, de longue date acquis, en des réalités célestes dont seule la vision peut à sa façon permettre l'approche en même temps que justifier le fait. Le premier de ces biens à être ainsi transformé, ce fut le Temple. La reconstruction de celui-ci, vers la fin du VIe siècle avant J.-C., ne changea rien, au contraire: la vision se maintint envers et contre tout; elle se renforça même en proliférant, et elle devint foncièrement polémique. Entre le Temple de Salomon, détruit, et le second, reconstruit, il y avait eu l'Exil à Babylone, c'est-à-dire une brèche avec laquelle, quoi qu'il en fût des compensations successives, il faudrait à tout jamais compter. On connaît les interrogations graves, violentes même, dont les derniers chapitres d'Isaïe (LIX, LXV et LXVI), probablement contemporains de la reconstruction du Temple, vers 520 avant J.-C., sont entre autres déjà porteurs. Ces invectives visaient le Temple fraîchement rebâti et, avec lui, le système sacrificiel dans son ensemble. Bien plus, elles désignaient comme certain, à terme, l'échec ou la caducité irréparable du sens éthique et de l'idéal de rédemption reposant précisément et toujours sur ce Temple. Ce faisant, elles manifestaient les symptômes d'une crise généralisée de la plus vitale importance. Loin d'être un rejet, elles signifiaient l'exigence nécessaire d'une transformation radicale et même absolue des choses.

C'est le Livre d' Hénoch qui, dans sa partie initiale datant d'au moins la première moitié du II siècle avant J.-C., propose la description la plus précise du Temple céleste comme transposition systématique et dernière du Sanctuaire de Jérusalem. Il s'agit de fait d'une page étonnante (XIV, 8-24), de la veine apocalyptique la plus pure: elle fait nettement écho à la fameuse vision du char céleste d'Ézéchiel (chap.Ier), avec, surtout: le trône, le feu, les roues et le cristal, et elle est aussi en correspondance forte avec l'image du «Vieillard» divin assis sur le trône du livre de Daniel (VII, 9 et 10). Mais c'est surtout le passage du Ier livre des Rois consacré à la «Maison» de Yahvé (chap. VI) dont on retrouve l'évocation nette. Selon ce texte biblique, le Temple de Salomon était constitué de deux parties: l'une, extérieure, la «Maison» proprement dite ou hékal (VI, 14); l'autre, intérieure, au coeur de celle-ci, ou débir. Dans la seconde et intime partie de l'édifice, seul pouvait pénétrer le grand prêtre, une fois l'an, le jour de l'Expiation (Lév., XVI). Or cette configuration bipolaire du Temple historique de Jérusalem se trouve reprise dans le passage du Premier Livre d'Hénoch, les deux éléments y étant transposés dans la vision céleste du visionnaire, Hénoch lui-même. De plus, à l'instar du grand prêtre du Temple, le grand prêtre céleste, Hénoch en personne, entre lui-même dans la cour du Sanctuaire; il pénètre ensuite à l'intérieur de celui-ci, puis il entre dans l'équivalent céleste du Saint des saints. C'est en cet endroit unique et préservé que se produit la théophanie royale du Dieu cosmique siégeant sur son trône de gloire, autour duquel tout est silence. Les anges, prêtres transfigurés, sont eux-mêmes exclus de ce lieu particulièrement sacré tout comme l'étaient les prêtres du service terrestre. On a ici le modèle idéal des représentations apocalyptiques du Temple que l'on peut repérer en nombre d'écrits apocalyptiques de la fin du Second Temple, et ce, comme dans le sillage même d'Ézéchiel. Les fraternités de Quoumrân homologuèrent très largement ce schéma nouveau, jusque dans leur vie même. Le fameux texte, le dernier et le plus long que l'on ait découvert sur les bords de la mer Morte, dénommé Rouleau du Temple par les spécialistes, en témoigne amplement. Dans l'attente de la révélation concrète du Temple céleste, le seul vrai, la communauté dite de la Nouvelle Alliance, apocalypse vivante en quelque sorte, rompant combien polémiquement avec l'édifice et avec le culte de Jérusalem, faisait office de Temple véritable. Jésus de Nazareth lui-même, plus que tout autre et à sa façon déterminée de prophète galiléen, a plongé profondément dans ce courant quasi généralisé à son époque. Ses fameux discours sur la ruine ou la purification du Temple de Jérusalem, probablement nombreux et authentiques (Matth., XXIV, 1 et 2, etc.), en témoignent, comme aussi l'annonce du remplacement du Sanctuaire terrestre par le Temple «où l'on adorera le Père en esprit et en vérité» (Jean, IV, 21-24). Dans l'écriture, les évangiles préciseront, en l'homologuant largement, cette idéologie nouvelle.

Ézéchiel est l'ancêtre littéraire de l'apocalyptique par nombre d'autres éléments que ses deux fameuses visions, celle du char divin et celle du Temple céleste. Ainsi est-il l'initiateur du thème de l'écriture céleste, le plus fonctionnellement significatif et déterminant de la forme apocalyptique avec celui du Temple nouveau. On sait en effet comment le «livre», obligatoirement divin, est dit avoir été communiqué au prophète magiquement. Les livres d'apocalypse s'emploieront à cultiver ce qui était ainsi semé.

C'est ici qu'il faut retenir la mention relativement fréquente mais d'importance majeure des «tablettes célestes», sur lesquelles sont écrits les «secrets» de l'histoire, passée, présente et future, des hommes et même du monde. Ces «tablettes» se trouvent surtout dans les très grands textes apocalyptiques des IIIe et IIe siècles avant J.-C. que sont: le Premier Livre d'Hénoch, le Livre des Jubilés et les Testaments des Douze Patriarches, plus précisément le Testament de Lévi et le Testament d'Asher. C'est ainsi par exemple que, dans le passage suivant (Ier Hénoch, LXXXI, 1 et 2), tout empreint de divination, on voit Hénoch, manifestement la réplique juive du héros babylonien Enméduranki, recevant communication des secrets célestes par l'intermédiaire des tablettes divines:

«Il [l'ange] m'a dit encore: "Regarde, Hénoch, ces tablettes célestes, lis ce qui y est écrit et apprends-en tout le détail." J'ai regardé ces tablettes, j'ai lu ce qui était écrit et j'ai tout appris. J'ai lu le livre et tous les actes des hommes, de tous les enfants de la chair vivant sur la terre, jusqu'à la génération finale.»

D'autres extraits de la même oeuvre pourraient être cités (ainsi: XCIII, 1 et 2; CIII, 2; CVI, 19; CVIII, 7). On y verrait que la «révélation» totale, y compris celle des choses ultimes de l'histoire, a été transmise à Hénoch par les anges, qui ont libre accès aux écritures célestes, les seules qui, à l'instar du Temple, soient désormais vraies. L'acte médiateur de cette transmission y est la vision, avec ou sans divination. Hénoch, institué interprète et même «scribe» céleste, est de ce fait élevé au rang des anges, autrement dit des êtres célestes véritables.

C'est l'autre grande oeuvre apocalyptique connue sous le nom de Livre des Jubilés qui, au IIe siècle avant J.-C., donna à l'usage céleste des tablettes scripturaires leur signification précise. Cet écrit propose une interprétation nouvelle, radicalement transformante, du don de la Loi à Moïse. Cet acte fondateur qu'est la révélation de la Torah n'est plus situé au Sinaï mais dans les cieux. Bien plus, Dieu en personne est dit l'auteur des choses désormais inscrites, un ange écrivant comme sous sa dictée sur les tablettes célestes. Dans cette révélation, qui est la seule vraie car étant la dernière, sont censés contenus tous les commandements de la Loi sinaïtique; bien des exemples pourraient le montrer. Or ces commandements sont désormais liés à une révélation: celle, sur les tablettes célestes cette fois, de l'histoire totale des hommes montrée et «visible» dans son achèvement, ce qui veut dire sa transformation. C'est cette histoire qui prend dès lors exclusivement place et véritablement sens dans l'écriture sur les tablettes célestes.

Nous sommes ici en présence d'une transposition radicale, dans les cieux et dans le contexte des déterminations ultimes de l'histoire, du don de la Loi au Sinaï. Avec l'apocalyptique, on le sait, le Temple et le service cultuel se sont trouvés transformés et transfigurés dans le régime céleste, qui est nécessairement le dernier. De même en allait-il de la montagne du Sinaï et des deux partenaires qui s'y rencontrent, Dieu et Moïse: ils sont à tout jamais des êtres irrésistiblement célestes.

Au moment où l'on écrivait ces diverses oeuvres d'apocalypse auxquelles l'on s'est ici référé, la Loi de Moïse, constituée alors des cinq premiers livres bibliques, était résolument instituée: elle s'imposait comme la charte sacrée, en grec nomos, et la constitution interne, en grec nomothésia, des juifs. On sait en effet quel avait été le rôle décisif d'Esdras, deux siècles plus tôt au moins, dans la normalisation d'un vrai culte de la Torah. Les juifs de l'époque avaient donc le bénéfice et la contrainte de deux institutions majeures: le Temple, avec son culte et ses agents, la Torah, avec sa lecture et ses interprètes. Les mêmes conditions, qui ont fait que le Temple et son service ont été transformés en réalités célestes, ont entraîné pratiquement à la même époque, la transformation de la Torah de Moïse en tablettes célestes. Et l'on peut avancer dès lors que le processus qui a vu ou fait apparaître l'écriture et les écrits apocalyptiques est l'effet d'une crise généralisée commencée très haut dans l'histoire. Pour les juifs contemporains, la question majeure était celle-ci: comment assumer ou seulement pallier le déséquilibre d'une situation dont on éprouvait, jusqu'au niveau le plus intime de son existence, les dommages profonds? Il y avait déséquilibre grave, entre, d'un côté, la puissance du système représenté conjointement par le Temple et par la Loi de Moïse, et, de l'autre, l'impossibilité lourde, à la différence de l'époque préexilique, de maîtriser cet ensemble au moyen d'un pouvoir politique adéquat. À l'époque, un tel pouvoir ne pouvait être que celui de la royauté! Or celle-ci tombait aussi de fait sous le coup de la crise désignée. D'ailleurs, la restauration nationaliste du roi sous les Hasmonéens, avec Aristobule (104-103 av. J.-C.) ou Alexandre Jannée (103-76 av. J.-C.), n'arrêta pas le processus de réinterprétation systématique de toutes les choses acquises. Au contraire, le fait que ces rois aient été aussi grands prêtres accentua le mouvement de crise profonde: la surqualification du second des deux titres désignait d'autant plus la cible première qu'était le Temple. Quant à la royauté douteusement juive, hellénistique et pro-romaine d'Hérode le Grand (40-4 av. J.-C.) et de ses successeurs (4 av. J.-C-44 apr. J.-C.), malgré ou avec l'édification du Temple grandiose que l'on sait, renforça et accéléra encore la forte tendance polémique vis-à-vis du Sanctuaire central. Il est certain que, dans ce contexte, culturellement et chronologiquement immédiat, l'annonce par le prophète apocalyptique Jésus de Nazareth de l'avènement du «Royaume des cieux» ne pouvait qu'apporter, sous la forme d'une synthèse quasi parfaite des représentations acquises, la réponse la plus opportune et la plus juste à l'attente «visionnaire» des contemporains. La réussite rapide du mouvement religieux ainsi initié a suffisamment vérifié ces choses.

L'écriture apocalyptique apporta à la crise du Second Temple une réponse déterminante et en quelque sorte, à sa façon, globale. Ses promoteurs s'engagèrent sur la voie d'une interprétation généralisée de tout bien institutionnel. Ce faisant, ils proposèrent à lire, à «voir» même, car il s'agissait de visions, la transfiguration systématique de tout ce qui était terrestre. La terre elle-même, et tout ce qui la peuple, n'échappait pas à ce fait, devenant «terre nouvelle», ni bien sûr l'homme, promu comme magiquement au rang et à la condition des êtres célestes, c'est-à-dire des anges (voir, par exemple: Testament de Job, XLV à LII et, de la même époque, les déclarations de Paul de Tarse aux chrétiens dans Philipp., III, 10 et Coloss., III, 1-3). Les effets directs de cette transfiguration de l'homme sont eux-mêmes décrits dans les textes apocalyptiques, juifs proprement dit mais aussi juifs chrétiens. Ainsi, élevé à l'ordre céleste, parle-t-on la langue des anges. Et c'est ici que se place le phénomène de la glossolalie ou «parler en langues», privilèges des anges et des humains bénéficiant de leur condition (Testament de Job, ibid.; Paul de Tarse dans Ire épître aux Corinthiens, XIII, 1 et XIV, 14 et Romains, VIII, 26; Actes des Apôtres, II, 11 et X, 46). Mais la communication dans les cieux n'est pas une conversation, elle est une vraie liturgie; et c'est par le moyen de l'«hymnologie des anges» (Testament de Job, ibid.) que, devenus êtres célestes, les humains s'expriment désormais (Apocalypse d'Abraham, XV, 5 et 6). Une telle liturgie suppose que ses participants, qui sont ses agents, soient parés des vêtements adéquats, vêtements de gloire comme ceux-là mêmes de Dieu et de ses anges (Testament de Job, ibid.; Apocalypse de Sophonie, VIII, 1-15; Apocalypse de Jean, passim; etc.). Il n'est pas besoin de revenir sur l'écriture, divinement «inspirée» et portée sur les «tablettes célestes». On trouve parfois l'inscription d'énoncés de gloire sur le vêtement, ce qui annonce un thème que la littérature mystique dite de la Merkabah développera ultérieurement. Le tableau apocalyptique, c'est-à-dire, littéralement, «révélé», se trouve donc complet: le monde et la société, l'homme et l'ensemble de ses conditions d'existence, naturelles et acquises, en bref tout ce qui concerne l'homme se trouve présenté comme définitivement transfiguré et constitutif dès lors de l'univers céleste, lequel englobe désormais, exhaustivement, tout ce qui vit et tout ce qui, d'une façon ou d'une autre, est nécessaire à la vie. Aussi, il allait de soi qu'un tel processus de saturation fût désormais la source et la raison de toutes les exigences éthiques; ce qui explique la place que tient la parénèse ou l'exhortation morale à côté des visions dans les oeuvres d'apocalypse.

Le premier résultat, objectif en quelque sorte, de l'élaboration du modèle apocalyptique fut la transformation radicale de la relation entre l'homme et la divinité, et partant l'apparition d'une conception tout autre de Dieu.

Dieu, désormais, c'est l'être absolu et transcendant, qui n'apparaît plus ni dans la tempête ni même, comme à Moïse, dans le buisson. Avec l'apocalyptique, l'axe de la verticalité s'est trouvé définitivement construit. Un mode nouveau d'immanence était ce faisant postulé: il devait être le garant de la transcendance divine nouvellement établie. Avec l'idée, l'image même puis le concept de médiation, le christianisme allait apporter à cet ordre totalement transformé des choses, son facteur décisif d'équilibre. La question de la relation entre le Dieu exclusivement céleste et l'homme persistant envers et contre tout dans l'histoire, posée différemment, trouvait ainsi sa réponse. La vision, autrement dit l'apocalypse, permettait à l'homme de donner forme et, ce faisant, d'une certaine façon, réalité à sa virtualité d'être céleste, les anges étant son infaillible référence.

Il y a un second effet ou produit, littéraire celui-ci, de la riposte apocalyptique à la crise généralisée de la société et de la conscience juives du Second Temple: c'est la manifestation de la forme spécifique d'écriture qui caractérise, soit partiellement soit entièrement, les oeuvres dites apocalyptiques.

Globalement, cette forme est celle du «livre», homologue et supplétif apocalyptiques de l'«oracle» prophétique. On sait comment ce mot fut introduit par Ézéchiel; il fut largement honoré par la suite jusqu'à l'Apocalypse de Jean, désignée par son auteur comme «livre prophétique» (XXII, 7 et 19). Or ce livre qu'est l'oeuvre d'apocalypse est toujours signé. À la différence des oracles des grands prophètes classiques de la Bible, sa signature n'est pas celle de l'auteur, qui demeure inconnu: elle est fictive et on la dit «pseudonymique». Les juifs du Second Temple, ainsi que les juifs chrétiens des origines, ont en effet cultivé et développé la pseudonymie, dont ils n'avaient d'ailleurs pas l'exclusivité dans l'Orient méditerranéen contemporain. L'oeuvre apocalyptique est donc à la fois anonyme mais pseudonymiquement signée. Ce signateur, ce n'est pas n'importe qui. Tantôt, c'est tel héros fondateur ou tel ténor du peuple ou de la nation dite élue: ainsi, Moïse dans le Testament de Moïse, Abraham dans le Testament d'Abraham, Élie dans l' Apocalypse d' Élie, les douze fils de Jacob dans les Testaments des Douze Patriarches; tantôt, tel ancêtre de la première humanité, par exemple et surtout Hénoch dans le Livre d'Hénoch (il y en eut plusieurs, différents) et même Adam dans le Testament d'Adam, etc. Le choix de ces pseudonymes n'était ni arbitraire ni neutre. Ces personnages signateurs étaient mis en scène dans les écrits d'apocalypse dont ils sont narrativement les héros; et ce, non plus comme agents marquants voire prestigieux de l'histoire passée, histoire nationale mais aussi, en amont et en aval, histoire de l'homme et des hommes, mais, ici et maintenant, comme médiateurs véritables de l'histoire définitivement actualisée du monde. Cette actualisation signée, par des procédés divers - le songe, la divination et la magie par exemple-, se monnaie en «vision»; et dès lors elle est apocalypse, autrement dit «révélation». Cette histoire ainsi révélée est donc comme secrètement inscrite dans l'histoire elle-même, que le nom des signateurs évoque de soi. Le moment et l'acte de sa mise au grand jour dans sa réalité profonde et sa signification ultime devaient obligatoirement porter la trace indélébile de leur identité. Cette fonction pseudonymique relève éminemment du déterminisme, l'un des traits souvent inavoué de l'apocalyptique. De plus, en tant que figure nécessaire, ce signateur au demeurant fictif est à la fois le narrateur d'ensemble et le héros central voire quasi exclusif des livres d'apocalypse.

Ainsi, entre le IIIe siècle avant J.-C. et le IIe siècle environ après J.-C., le processus apocalyptique entraîna, chez les juifs d'abord puis chez les chrétiens eux-mêmes, la prolifération exceptionnellement riche de produits structurés d'écriture, présentés comme les «Livres», les «Testaments» puis enfin les «Apocalypses» des éminentes figures jalonnant l'histoire, tant celle d'Israël ou des juifs que celle de l'humanité tout entière. Il s'agissait d'oeuvres littéraires où étaient organiquement liées ces deux choses: d'une part, la récapitulation systématisée et parfois chiffrée (comme dans le Livre des Jubilés, qui découpe la première tranche de la Bible, couverte par la Genèse et Exode, I-XII, en périodes de quarante-neuf ans) de l'histoire passée, saisie des origines jusqu'à l'heure présente, sorte de généalogie exhaustive de ce que l'on appelle désormais «ce monde-ci» (en hébreu: ha-'ôlam hazzeh; en grec: hô aïôn houtos); de l'autre, la description détaillée de la fin des temps ou plus exactement de ce qui se montre, en des visions ou «révélations», comme «le monde qui vient» (en hébreu: ha-'ôlam habbâ; en grec: ho aïôn mellôn).

En bref, bien que secrète dans ses choix et ses raisons, la signature de tous ces livres s'affirmait pour ainsi dire comme un rite magique, autrement dit comme le «sacrement» scripturaire marquant le monde en proie à une crise profonde et généralisée, et dès lors l'homme en perdition, d'un signe indélébile de vie. Perçue et désignée dans l'irrésistible au-delà qu'est le monde céleste, cette vie devait donc être nécessairement perçue comme «éternelle».

La renaissance culturelle des Sémites occidentaux aux VIIe et VIe siècles avant J.-C., avec le croisement des cultures qui en avait résulté, fut, on le sait, l'un des facteurs de la gestation de l'écriture apocalyptique. Or les grandes oeuvres résolument apocalyptiques sont, pour une part et plus ou moins indirectement, l'effet d'un phénomène analogue, plus tardif de trois bons siècles et étendu aux territoires méditerranéens et orientaux régis par les successeurs d'Alexandre le Grand.

Le système impérialiste, mis en place par les Lagides d'Égypte d'un côté et les Séleucides de Syrie de l'autre, avait réduit à néant la plupart des royautés locales. Cette absence de roi était un manque irréparable pour nombre de groupes nationaux dont certains avaient déjà souffert des jougs babylonien et perse, avant de connaître plus tardivement celui de Rome. On a pu recenser une série de mouvements de rébellion, de révoltes indigènes faisant appel aux valeurs anciennes bafouées, en Égypte, en Asie Mineure, chez les Parthes ou, plus à l'est, dans l'antique Élam. L'insurrection pratiquement contemporaine des Maccabées en Judée ne fut donc pas un fait isolé: elle est à placer dans un contexte bien plus large où motifs religieux et raisons politiques sont à conjuguer obligatoirement.

Tous ces mouvements, datables des IIIe et IIe, et même Ier siècles avant J.-C., s'accompagnèrent d'effets que l'on peut dire nationaux-littéraires non sans similitudes frappantes avec la production apocalyptique des juifs.

Pour l'Égypte, il convient de retenir surtout deux documents. Il y a d'abord la Chronique démotique, appelée plus justement Prophéties patriotiques. C'est un papyrus fragmentaire de la période ptolémaïque qui, après avoir rappelé dans ses grandes lignes l'histoire de l'Égypte sous les sept derniers pharaons, annonce un futur décisif, à savoir la «montée d'un souverain à Héracléopolis». Ce texte visait à motiver la rébellion contre les chefs politiques étrangers et à renforcer l'attente d'un roi idéal. On doit signaler aussi le fameux Oracle du potier, du IIe ou IIIe siècle avant J.-C. On y décrit une période de calamités frappant l'Égypte tandis que la terre se trouve ravagée. La cause de ces malheurs est la présence d'envahisseurs étrangers. La situation, annonce-t-on, sera renversée: Alexandrie sera dévastée et les dieux autochtones retourneront à Memphis, restaurée comme la cité nourricière universelle; enfin, un «roi venu du soleil» sera envoyé par Isis, et l'Égypte connaîtra alors la prospérité de l' âge d'or.

Du côté de la Perse, sous contrôle séleucide, il faut mentionner d'abord l' Oracle d'Hystaspes. Le récit y commence par un songe, interprété par un jeune homme au don de prophétie. Un temps de grande détresse et de désolation est annoncé, avec des signes dans les cieux. Mais Dieu entendra l'appel des justes, et il enverra un grand roi comme libérateur, Rome connaissant son déclin et l'Ouest se trouvant soumis à l'Est; enfin, le feu divin descendra pour consumer les méchants et purifier les bons. Cet oracle peut être mis en liaison avec les campagnes de Mithridate contre Rome au Ier siècle avant J.-C. Avec la description du cataclysme que suivent la venue d'un roi céleste et la rénovation du monde, nous retrouvons bien la forme même des oracles politiques du Moyen-Orient hellénistique à laquelle appartiennent, pour une part du moins, les apocalypses juives contemporaines. Il faut savoir que l'on trouve quelques textes parallèles à l'Oracle d'Hystaspes dans la littérature perse ancienne, le plus connu étant le document apocalyptique Bahman Yasht. Cet écrit se distingue par le fait que, pour lui, l'intervention du roi sauveur suivra l'apparition et l'effondrement du «quatrième royaume», l'oracle étant construit bien sûr sur la vision bien connue des quatre royaumes. Correspondant à une division systématique et périodicisée de l'histoire à laquelle doit succéder l'intervention ultime et rédemptrice de Dieu, ce tableau des quatre royaumes était très répandu dans le Proche-Orient ancien: on le rencontre dans la Bible, au livre de Daniel (chap. II et VII), mais aussi ailleurs comme dans le Quatrième Oracle sibyllin et dans plusieurs textes latins.

Cette brève enquête permet de saisir combien l'apocalyptisme méditerranéen et oriental était construit sur la base d'un internationalisme de fait et à dimension triple, à savoir: politique, culturelle et littéraire. Le système hellénistique d'ensemble, dans tout ce qu'il comportait d'officiel et d'institué, se trouvait donc doublé d'un réseau plus ou moins ouvert ou patent de phénomènes contraires. Cette situation constituait le creuset de l'apocalyptique, l'inspiration de celle-ci étant donc orientale tout autant que juive. Néanmoins, le processus original d'où sont sorties les oeuvres apocalyptiques, et celles-ci comme telles ont des raisons éthiques ultimes et une domiciliation nationale qui demeurent exclusivement juives, juives chrétiennes pour certaines.

La littérature apocalyptique constitue un corpus particulièrement important, quantitativement, certes, mais aussi qualitativement. Comme ensemble littéraire grandement majoritaire, elle est imputable à ce que l'on devrait légitimement reconnaître, à l'instar et à côté de l'Antiquité grecque et de l'Antiquité romaine, comme l'Antiquité juive. En tant que production littéraire propre, cette littérature relève d'un véritable habitus scripturaire auquel on doit aussi, en plus de la masse étonnante d'écrits d'origine juive, la plupart des textes chrétiens primitifs, canoniques ou non, pour autant qu'on puisse les dire littéraires. Il n'est d'ailleurs pas d'écriture contemporaine chez les juifs, ni chez les juifs chrétiens, qui ne fût, totalement ou partiellement, apocalyptique.

Héritières de l'enseignement tout apocalyptique de Jésus de Nazareth, la doctrine puis la dogmatique chrétiennes se sont élaborées sur la base de référents et d'énoncés fortement apocalyptiques. C'est dès lors avec raison que le grand théologien allemand E. Käsemann a écrit, en 1960: «L'apocalyptique est devenue la mère de toute théologie chrétienne.»

 

 

Les écrits apocryphes

 

Les apocryphes de l'Ancien Testament

 

Le mot grec apokrypha, dérivé du verbe kryptein, «cacher», signifiait à l'origine «choses cachées»; il s'appliquait plus précisément aux livres «cachés» ou «secrets» de par leur contenu. Pour les juifs, l'adjectif «caché» imputé aux livres saints n'était pas péjoratif. Ils disaient «cachés», en hébreu guenûzim - de la racine ganaz, qui a donné guénizah, «cachette» adjacente à une synagogue -, les livres ou fragments de livres bibliques qui, en raison de leur état de détérioration, devaient être retirés de l'usage et conservés à l'écart pour la raison qu'ils portaient le nom divin (on les appelait des shemot, «noms»). Ils appliquaient également ce terme aux écrits dont la qualité et dès lors le statut d'Écritures saintes se trouvaient encore discutés (Talmud, Shabbat, 13b et 30b).

Dans l'Église des premiers siècles, apokrypha apparut pour la première fois, dans son sens spécifique, au temps d' Irénée de Lyon (seconde moitié du IIe siècle), à propos du conflit qui opposait l'Église aux hérétiques, les gnostiques principalement. Les découvertes de Nag Hammadi ont bien montré que les auteurs gnostiques présentaient volontiers leur enseignement comme une «doctrine secrète»; l'un des documents porte même le titre précis d'«Apocryphe de Jean». On sait combien la littérature gnostique fut combattue comme «fausse» par les Pères ou auteurs ecclésiastiques des IIe et IIIe siècles; le mot «apocryphe» devint alors synonyme d'«hérétique». C'est ainsi que le même Irénée rapproche apokryphos de nothos, «bâtard» ou «corrompu» (Contre les hérésies, I, XIII, 1), Tertullien, de son côté, utilisant apocrypha, en latin cette fois, comme équivalent de falsa (La Pudicité, X, 12).

Plus tard, l'Église classa parmi les livres «secrets», à l'instar des «apocryphes» gnostiques, les écrits d'origine juive que les maîtres de la Synagogue ou rabbins avaient exclus du corpus de leurs Écritures sacrées. Un nouvel usage du mot «apocryphe» apparut donc. Ces livres dits ainsi «apocryphes» connurent un temps chez les chrétiens une grande faveur, au point que, pour d'aucuns, ils furent homologués parfois comme des faits réellement canoniques. Il s'agissait surtout d'oeuvres d'apocalypse (ainsi: le Premier Livre d'Hénoch et le Livre des Jubilés dans l'Église éthiopienne) dont la forme et le contenu étaient nettement perçus comme ésotériques. C'est dans ce sens qu'Origène (seconde partie du IIIe siècle) parle de ces écrits comme d'«apocryphes». Vers l'an 400, comme en témoigne saint Augustin, le sens dépréciatif du mot apokryphos, appliqué aussi désormais à ces textes légués par les juifs, prévalait fortement.

Cette littérature dite apocryphe car non canonique est immense. Elle comprend bien sûr les apocalypses au sens strict, mais encore: les Testaments, qui sont nombreux; les oeuvres originales de Quoumrân, importantes, elles aussi, et d'autres plus difficilement classables. Dans un souci d'aligner davantage la terminologie sur les raisons d'objectivité qu'exige la recherche, ample et vigoureuse, on la désigne de plus en plus aujourd'hui à l'aide de ces deux appellations: «pseudépigraphes de l'Ancien Testament» (c'est le titre, The Old Testament Pseudepigrapha, des deux volumes de l'édition en langue anglaise dudit corpus, par l'Américain J.H. Charlesworth) ou «littérature intertestamentaire» (formule naturellement protestante adoptée par l'édition de La Pléiade: La Bible. Écrits intertestamentaires). Les éditions récentes de pays à tradition plus nettement catholique comme l'Italie et l'Espagne continuent d'employer la formule traditionnelle, aux connotations plus confessionnelles: «Apocryphes de l'Ancien Testament». Notons que les éditeurs allemands ont adopté une terminologie plus neutre, pour la série composée de nombreux fascicules qui s'intitule: Jüdische Schriften aus hellenistisch-römischer Zeit. Quoi qu'il en soit de leur diversité, ces appellations témoignent éminemment de l'importance qu'a de nos jours cette vaste et riche littérature. Et l'on doit donner acte au consensus des chercheurs d'avoir lavé celle-ci du péché littéraire qu'était pour elle la non-canonicité.

Les protestants donnent, encore aujourd'hui, au mot «apocryphe» une signification technique qui leur est propre. Ils désignent de la sorte les livres que, à la différence des catholiques, ils ne retiennent pas dans leur canon des Écritures. Cet usage ne s'est bien sûr imposé qu'après la Réforme. Il remonte cependant à saint Jérôme (mort en 420). Lorsque ce dernier se fit le champion de la hebraica veritas, il exclut du canon biblique véritable, comme «apocryphes», les livres que l'on ne trouvait que dans la Bible grecque et donc absents de la Bible hébraïque. Contre saint Augustin et les Églises d'Occident, il optait ce faisant pour la pratique orientale, attestée déjà par le contemporain d'Irénée, l'évêque de Sardes, Méliton.

Dans ce cens, le mot «apocryphe» fut institué par l'ouvrage de Karlstadt, De canonicis scripturis (1520). C'est à la Bible de Luther qu'il dut sa promotion décisive. Même s'il leur arrive de figurer dans les Bibles protestantes, ces «Apocryphes de l'Ancien Testament» ne sont pas considérés par les fils de la Réforme comme des livres vraiment canoniques. Pour Jérôme comme pour Luther, «apocryphe» ne voulait pas dire «hérétique» ni «caché» ou «secret», mais simplement d'un degré inférieur à celui que l'on reconnaît aux autres livres qui constituent la «règle» (en grec: canon) pour la doctrine et pour la foi. Dans la Bible protestante, où ces livres dits apocryphes ne devraient pas figurer, le vide littéraire est chronologiquement grand entre le dernier livre de l'Ancien Testament, exclusivement hébraïque, et le premier livre du Nouveau Testament. Dès lors, les écrits «intertestamentaires» peuvent-ils assurer les liens d'une suffisante continuité. L'adjectif «intertestamentaire», tout protestant comme on le sait, trouve là seulement sa pertinence.

À la différence du protestantisme, l'Église romaine considère comme livres canoniques à part entière ces «apocryphes» protestants. Pour sa part, elle les appelle «deutérocanoniques». Contrant les réformateurs, le concile de Trente a fait figurer ces textes en bonne et due place dans sa liste des «Livres saints», inspirés et canoniques. Il adoptait ainsi, définitivement, l'antique tradition de l'Église occidentale défendue par Augustin. Quant au mot «apocryphe», il sera conservé par les catholiques, qui l'imputeront définitivement à l'immense corpus d'origine juive composé surtout, en tout ou en partie, d'apocalypses ou d'oeuvres à teneur apocalyptique.

C'est en 1556 que furent utilisés pour la première fois, par Sixte de Sienne, les mots «protocanonique», s'appliquant aux livres «au sujet desquels il n'y a jamais eu doute ni discussion dans l'Église», et «deutérocanonique». Ces deux appellations concernent l'Ancien Testament comme le Nouveau.

Les deutérocanoniques de l'Ancien Testament catholique, qui sont des apocryphes protestants, sont: Tobie, Judith, Sagesse de Salomon, Ecclésiastique ou Ben Sira, I Baruch, Ier et IIe livres des Maccabées, Esther, X, 4 à XVI, 24 (selon la Vulgate latine), Daniel, III, 24-90, et XIII et XIV). Pour la plupart, ces livres ne nous sont parvenus que par le texte grec des manuscrits et éditions de la Septante. Notons que, dans la série de leurs apocryphes, les protestants ajoutent Troisième et Quatrième Esdras ainsi que la Prière de Manassé.

Les deutérocanoniques du Nouveau Testament sont: épître aux Hébreux, épître de Jacques, IIe épître de Pierre, IIe et IIIe épîtres de Jean, épître de Jude, Apocalypse de Jean.

 

Les apocryphes du Nouveau Testament

 

Il est extrêmement difficile de préciser la notion d'apocryphes du Nouveau Testament. En dehors des quatre textes canoniques tout évangile était apocryphe. Plus tard, la notion s'élargit. On classa dans cette catégorie des livres connus et estimés de tous, nullement blâmables, mais que l'Église ne désirait pas adjoindre à son canon. Enfin on en arriva à considérer comme apocryphes des ouvrages suspects, dangereux et même formellement hérétiques, de sorte que le terme signifiait simplement «ce qui n'est pas totalement approuvé par l'Église romaine». C'est ainsi qu'on établit des catalogues de livres apocryphes, c'est-à-dire interdits, tel ce fameux décret du pape Gélase (qui régna de 492 à 498), très discuté par les historiens, qui prohibe une foule d'écrits, rassemblant les évangiles apocryphes, les apocryphes de l'Ancien Testament, etc., et même les oeuvres de certains écrivains suspects, comme Eusèbe, Tertullien ou Lactance.

Il est nécessaire de revenir à une acception plus étroite du terme. Celui-ci doit être compris en fonction du canon des saintes Écritures chrétiennes, c'est-à-dire en particulier du Nouveau Testament. Deux sortes d'ouvrages peuvent venir ici en discussion: d'abord ceux qui se présentent, quant à la forme et au fond, d'une manière analogue aux livres du Nouveau Testament (évangiles, actes, épîtres et apocalypses apocryphes); d'autre part les ouvrages chrétiens qui, par leur ancienneté ou leur renommée, auraient pu être et parfois ont été admis dans le catalogue des livres saints, bien qu'ils fussent différents, dans la forme, des textes canoniques. Cette deuxième catégorie est évidemment assez vaste et risque d'atteindre de très grandes proportions. Mais il est indispensable d'en donner un aperçu, si bref soit-il.

 

Les «livres saints» apocryphes

 

Dans cette première catégorie on trouve les quatre espèces d'ouvrages parmi lesquels l'Église a choisi ses livres saints. Mais il faut distinguer, dans cet ensemble, deux sortes de textes. Certains sont contemporains et même antérieurs aux livres canoniques. S'ils n'ont pas été admis dans le canon, c'est qu'ils avaient pris naissance dans des Églises éloignées du centre romain ou qu'ils manifestaient des tendances doctrinales archaïques, qui parurent plus ou moins hérétiques aux autorités romaines, imbues d'un christianisme plus évolué. C'est le cas, entre autres, de l'Évangile des Hébreux, de l'Évangile des Égyptiens, de l'Évangile des Ébionites et de l'Évangile de Pierre qu'on peut considérer comme des évangiles judéo-chrétiens de forme très ancienne. C'est peut-être le cas aussi de l'Évangile de Thomas, retrouvé dans les papyrus de Nag Hammadi.

À côté de ce premier groupe, d'autres ouvrages sont manifestement postérieurs à la rédaction des textes canoniques. Ils en développent les données, soit pour en souligner le merveilleux, soit pour les utiliser dans un dessein de propagande en faveur de tendances ascétiques. Il faut citer le Protévangile de Jacques et ses remaniements, le Transitus Mariae, l'Histoire de Joseph le Charpentier, le Récit des enfances du Seigneur par Thomas, l'Évangile arabe de l'enfance, enfin l'Évangile de Nicodème     , appelé aussi Actes de Pilate.

Les Actes apocryphes semblent pouvoir être datés de la seconde moitié du IIe   siècle ou du début du IIIe. Ils forment un groupe homogène sur le plan littéraire, mais surtout par leur tendance doctrinale très nettement marquée d'encratisme (ascétisme sévère). Ils représentent un christianisme populaire et archaïque, assez éloigné de l'«orthodoxie» romaine. On connaît les Actes de Jean, les Actes de Pierre, les Actes de Paul, les Actes de Thomas, les Actes d'André. Ce sont les plus importants et les plus anciens. D'autres sont attribués à Philippe, à Matthieu, à Barnabé.

Les épîtres apocryphes ont surtout été attribuées à l'apôtre Paul, dont on a voulu compléter la correspondance. La Troisième Épître aux Corinthiens     est une suite aux Actes de Paul. L'Épître aux Laodicéens est composée de fragments canoniques. Les quatorze lettres de la correspondance avec Sénèque sont assez récentes. La correspondance du Christ avec Abgar, roi d'Édesse, est peut-être plus ancienne (fin du IIe s.).

Parmi les apocalypses apocryphes, la plus ancienne est l'Apocalypse de Pierre, qui semble liée à l'Évangile du même apôtre. L'Apocalypse de Paul est un peu plus récente. Elles sont toutes deux conformes au genre littéraire de ce nom et supportent la comparaison avec l'Apocalypse de Jean. Un groupe nettement postérieur et moins heureusement inspiré comprend l'Apocalypse de Thomas, l'Apocalypse d'Étienne, trois Apocalypse de Jean, deux Apocalypse de la Vierge, et d'autres attribuées à Barthélemy, à Zacharie, à Daniel, à Esdras, etc. En revanche, bien qu'elle ne porte pas le titre d'apocalypse, il faut citer ici l'Épître des Apôtres, qui est une révélation du Christ, transmise aux fidèles dans un message apostolique. Le fond, la forme, la date rapprochent cet écrit de l'Apocalypse de Pierre.

 

Les apocryphes au sens large

 

Les savants qui, du XVIe au XVIIIe    siècle, ont établi des recueils d'apocryphes du Nouveau Testament, s'en sont tenus à la définition stricte utilisée jusqu'ici. Mais, en 1866, Hilgenfeld rompit avec cette tradition en publiant un Novum Testamentum extra canonem receptum, qui élargissait beaucoup la notion. Il ajoutait aux livres reçus comme apocryphes plusieurs ouvrages chrétiens très anciens et même des livres juifs. C'est la même conception qui est à la base de la grande publication de E. Hennecke parue en 1904 sous le titre de Neutestamentliche Apokryphen et rééditée à plusieurs reprises. On l'a vivement critiquée. Pourtant le problème se pose réellement. Il existe une catégorie assez considérable d'ouvrages qui sont en marge du Nouveau Testament et en constituent en quelque façon les apocryphes.

Il y a d'abord les apocryphes de l'Ancien Testament d'origine chrétienne. Certains considèrent comme tels les Testaments des douze patriarches ou même l' Hénoch slave. En fait ce sont des livres juifs. Mais il en est trois d'une extrême importance, qui doivent être regardés comme chrétiens: l' Ascension d'Isaïe, mis à part les premiers chapitres, est une apocalypse chrétienne du Ier   siècle, très proche de l'Apocalypse de Pierre; les Odes de Salomon, bien qu'étroitement liées aux Psaumes de Salomon, comportent 42 hymnes magnifiques, qui furent chantés dans l'Église syriaque primitive; les Oracles sibyllins chrétiens (VI, VII, VIII), analogues sans doute aux livres juifs (III, IV, V), manifestent un christianisme archaïque, mais sans équivoque. Il faut ajouter que les chapitres d'introduction et de conclusion (I, 2; XV, 16) du Quatrième Livre d' Esdras, qu'on a appelés Cinquième Esdras   et Sixième Esdras, se situent dans la même atmosphère que les ouvrages précédents. Il convient donc de donner à cet ensemble une place à part.

De même, certains livres du christianisme primitif, classés depuis Hilgenfeld parmi les apocryphes, nous ont été transmis par des manuscrits bibliques. Le Sinaiticus nous donne le texte grec du Pasteur d' Hermas et de Barnabé, l' Alexandrinus celui des deux lettres attribuées à Clément de Rome. Il semble donc que ces ouvrages furent, au moins à une certaine époque, considérés comme «livres saints». On y a joint, depuis sa découverte en 1883, la Didaché, ou Doctrine des apôtres. Ces cinq ouvrages peuvent évidemment être rangés parmi les oeuvres des Pères apostoliques. Mais ils gardent un certain nombre de caractéristiques communes très archaïques qui les situent hors du cadre normal des textes patristiques et les rapprochent des apocryphes.

Enfin la découverte de toute une bibliothèque gnostique copte en 1947 à Nag Hammadi (Khenoboskion), dans la haute Égypte, comprenant une cinquantaine d'ouvrages jusqu'alors inconnus, pose à nouveau le problème. Beaucoup de ces textes ont des titres qui en font des apocryphes: Évangiles de Vérité, de Thomas, de Philippe, Apocalypses de Pierre, de Paul, de Jacques, Actes de Pierre, Épître de Pierre     , Livre secret  (apocryphe) de Jean, etc. Pour l'instant, beaucoup de ces textes sont restés inédits. Mais il est normal que les rares livres publiés, l' Évangile de Vérité, l' Évangile de Thomas, l' Apocalypse de Jacques, l'Apocryphe de Jacques, aient pris place dans le corpus des apocryphes du Nouveau Testament.

 

Importance des apocryphes du Nouveau Testament

 

Ces ouvrages, qui semblent en marge des textes chrétiens officiels, sont en réalité d'une extrême importance. D'une manière générale, ils nous permettent de connaître certaines formes du christianisme qui s'écartent réellement du courant majoritaire. C'est le cas en particulier des textes de Nag Hammadi, dont la publication éclaire d'un jour nouveau le monde du gnosticisme, qui nous est surtout connu par les notices de ses adversaires.

Mais, si l'on s'en tient aux apocryphes connus avant Nag Hammadi, on peut considérer que, dans l'ensemble, mis à part certains textes plus récents, ces ouvrages constituent le dossier complet de cette forme naissante du christianisme qu'on a coutume d'appeler maintenant le judéo-christianisme. C'est en étudiant ces textes, écartés par l'Église romaine du catalogue de ses livres saints, qu'on peut atteindre la véritable doctrine de ce mouvement. Une telle littérature, qui rend un son étrange à nos oreilles habituées à des formules plus élaborées, et qui déjà paraissait «    apocryphe     » aux Pères de l'Église chrétienne des IIIe et IVe siècles, exprime en réalité la forme la plus ancienne et la plus typique du christianisme primitif. Son étude doit donc être entreprise par l'historien avant celle des grands textes classiques du Nouveau Testament, comme une préparation et une introduction indispensables à une véritable compréhension de ceux-ci.

Les littératures 

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En deux langues, la littérature canadienne exprime l'âme d'un peuple. Les textes français antérieurs à 1760 sont pour l'essentiel des récits de voyage et constituent une «prélittérature». Ce n'est qu'après les guerres de la conquête que les Canadiens français, coupés de leurs élites, obligés de s'adapter pour ne pas périr, doivent se défendre par la parole ou l'écrit. Journalistes et orateurs parlementaires produisent une littérature de combat.

Au siècle dernier, la poésie se cantonne soit dans l'exaltation de la patrie, soit dans des imitations de la poésie française. Les premiers romans, idylliques et moralisateurs, empruntent souvent la forme de Mémoires ou de récits épistolaires. Leur documentation réduite, leur partialité et leur absence de méthode font des diverses «histoires du Canada» plutôt de simples chroniques. Le mouvement des idées est dominé par un nationalisme revendicateur, qui se traduit surtout par des efforts pour le maintien de la langue française. Cependant, plusieurs essayistes sont des critiques lucides et acerbes de la société bourgeoise du XIXe siècle.

Depuis dix ans à peine, il existe un ensemble d'études qui permet une analyse systématique de la littérature canadienne-anglaise. Elles semblent dominées par le souci de considérer cette jeune littérature, non plus selon les normes d'une esthétique traditionnelle, mais en fonction de son apport original à la culture nationale. On cherche donc moins à comparer les oeuvres indigènes avec les chefs-d'oeuvre de la littérature anglaise ou américaine qu'à suivre la marche d'une expérience spécifiquement canadienne.

La vie musicale canadienne est celle d'un pays-continent. Seuls les moyens modernes de communication ont pu le ramener à une échelle humaine. La musique y connaît un nouvel essor grâce à des échanges artistiques de plus en plus intenses entre les provinces.

L'histoire des arts plastiques au Canada comprend plusieurs étapes. D'abord l'Église favorise la sculpture et l'architecture. On rencontre ensuite une «époque» du portrait qui durera jusqu'à la fin du XIXe siècle. Les artistes d'origine britannique seront surtout des peintres paysagistes. Depuis le milieu du XXe siècle, on assiste à un surprenant renouveau dans tous les domaines des arts plastiques.

 

 

1. Littérature de langue française

 

La poésie

 

Au moment où, en France, le romantisme subit un net déclin, il connaît, sur l'autre rive de l'Atlantique, une étrange survie, avec un retard d'au moins une génération. Le chef du mouvement est Octave Crémazie (1827-1879), qui traduit la voix de son peuple à l'aube de sa renaissance, se faisant l'interprète de ses regrets, de ses espoirs, de sa nostalgie des couleurs françaises. Il s'émeut des moeurs rudimentaires des paysans et affirme son attachement aux valeurs religieuses. Plus prolifique, Louis Fréchette (1839-1908) a voulu, avec La Légende d'un peuple, doter ses compatriotes d'une épopée faisant revivre les nobles gestes et les hautes figures des ancêtres. William Chapman (Feuilles d'érable, Fleurs de givre) est porté à la grandiloquence; Pamphile Lemay (Les Gouttelettes) est un poète spontané et mélancolique, Alfred Garneau, un artiste raffiné, Nérée Beauchemin (Floraisons matutinales, Patrie intime), un parfait artisan du vers.

Avec le siècle naît un courant nouveau. Des poètes d'une culture plus vivante, d'un goût plus affiné, se refusent à chanter les gloires gémelles de Dieu et de la patrie. Ils ont découvert d'autres sources d'inspiration et entendent accueillir l'humain, tout l'humain. Ils rêvent d'une forme plus souple, recherchent des innovations stylistiques, imaginent ce qu'ils n'ont pu expérimenter.

Le chef de cette pléiade est, sans aucun doute, Émile Nelligan (1879-1941). Dès l'enfance, il s'enfonce dans une tristesse morbide, et la pensée de la mort hante ses poèmes. Inlassablement il répète son désenchantement, son refus désespéré de la vie. Rompant avec les thèmes du terroir, Nelligan libère la poésie canadienne et lui ouvre la voie du XXe siècle. Il se tait avant d'atteindre vingtans.

Albert Lozeau (1878-1924) est lui aussi un homme blessé et, de sa résignation, naît un art intimiste. La nature l'émeut, qu'il ne connaît que par l'imagination, et la «bonne souffrance» acquiert dans ses vers la voix feutrée de l'apaisement. Dans le même groupe on rencontre: Gonzalve Désaulniers (Les Bois qui chantent), un humaniste serein, une sensibilité lamartinienne; Jean Charbonneau (Les Blessures, Sur la borne pensive) qui, par le moyen d'obscurs symboles, reprend les grands mythes religieux et métaphysiques; Charles Gill, chez qui le clinquant dépare une oeuvre épique dont l'ambition, du reste, dépasse son talent; Blanche LamontagneBeauregard, d'une inspiration exclusivement régionaliste, Englebert Gallèze (La Claire Fontaine), dont le rythme enjoué s'associe à une émotion discrète; Lucien Rainier (Avec ma vie), poète du recueillement et de la méditation mystique; Albert Ferland enfin.

Paul Morin (1889-1963) s'affirme le poète exotique par excellence. Dans Le Paon d'émail et Poèmes de cendre et d'or, il traduit l'éblouissement d'un jeune homme raffiné, livré aux multiples ivresses des dépaysements, amoureux des rythmes et des formes, épris du chatoiement des syllabes, jouant d'une rare virtuosité verbale. Également maître du rythme mais plus sincère, René Chopin (1885-1953) ne s'éloigne pas de son pays, et son exotisme sera d'ordre moral. Poète de la nature (Le Coeur en exil, Dominantes), il l'interprète plus qu'il ne la décrit; son talent se fonde sur une sensibilité intense, mal adaptée au quotidien. Robert Choquette, né en 1905, a séduit ses contemporains par le romantisme juvénile d'À travers les vents; par la suite, les vers nobles et un peu froids de Suite marine ont paru correspondre à un exercice, grandiose certes, mais dénué de nécessité profonde. Alfred Desrochers (À l'ombre de l'Orford) est un poète viril, peintre réaliste de la nature, au demeurant, soucieux de la forme. Le premier tiers de notre siècle compte encore: Simone Routier, Rosaire Dion-Lévesque, Cécile Chabot, Josette Bernier, Medjé Vézina.

L'époque contemporaine marque le début d'une ère nouvelle: la naissance d'une poésie authentique, où il ne s'agit plus d'imiter ou de versifier, mais d'atteindre à l'expression originale de sentiments et d'expériences personnels. L'oeuvre poétique d'Alain Grandbois (Les Îles de la nuit, Rivages de l'homme, L'Étoile pourpre) est l'écho de son aventure humaine. Cette poésie ample et frémissante exprime un rêve lucide. Elle joue avec les mots comme avec des objets précieux; mais cette danse devant l'arche dissimule mal une inquiétude jamais apaisée. Grandbois reprend les thèmes universels, le désir, l'amour, la nostalgie, insistant sur le rendez-vous inévitable avec la mort. Pour Saint-Denys Garneau (1912-1943), l'art constitue une activité spirituelle, il ne le conçoit que dans un climat de pureté. Regards et jeux dans l'espace laisse transparaître intacte, une âme d'enfant. Il rejette les mètres traditionnels et recourt aux mots humbles, les disposant en un ordre imprévu qui suscite une émotion étrangère aux engouements passagers.

Après avoir fait ses gammes (Les Songes en équilibre), Anne Hébert atteint, dans Le Tombeau des rois, à une haute et exigeante poésie, dépouillée de tout élément adventice, et formule les interrogations les plus profondes. Elle possède un sens aigu de l'incommunicabilité avec autrui. Rina Lasnier (Le Chant de la montée, Escales, Présence de l'absence, Les Gisants, L'Arbre blanc) a progressivement rendu son inspiration plus hermétique. La femme s'enfonce dans la solitude et murmure des confidences voilées, d'une mélancolie résignée. Ses nombreux recueils frappent par la justesse de l'expression, son intransigeante sobriété, le refus de toute complaisance; ils sont le témoignage d'une expérience spirituelle poursuivie sans la moindre tricherie.

François Hertel excelle aux acrobaties de la pensée et de la phrase. Dans Mes Naufrages, il traduit son désarroi et le tohu-bohu d'une existence tourmentée, à la recherche d'un port d'attache. Parmi les principaux poètes contemporains, on rencontre Roger Brien, fougueux partisan de l'alexandrin, Gilles Hénault, inventif et fervent, Jean-Guy Pilon, Pierre Trottier, Roland Giguère, Fernand Dumont, Maurice Beaulieu, Gatien Lapointe, Paul-Marie Lapointe, Fernand Ouellette, Luc Perrier...

 

Le roman

 

Le roman fait son entrée dans la littérature canadienne avec l'oeuvre d'un vieillard cultivé, Philippe Aubert de Gaspé (Les Anciens Canadiens): il se penche sur le passé franco-canadien. Antoine Gérin-Lajoie (Jean Rivard), journaliste-juriste, également épris du passé national, se fait l'avocat de la colonisation et du retour à la terre. Célibataire sensible et mélancolique, Laure Conan (Angéline de Montbrun) est la première à tenter de démêler, bien que naïvement, l'écheveau des problèmes psychologiques.

Pendant le premier tiers du XXe siècle, les écrivains canadiens-français ne possèdent pas un métier assez solide pour s'attaquer à la tâche de construction concertée qu'exige le roman. Ils se bornent à raconter de petites histoires sans conséquence; la puissance créatrice leur fait défaut pour camper des personnages vivants engagés dans des situations concrètes. Ils souffrent également de timidité. Souvent découragés d'avance par la comparaison avec les oeuvres françaises, ils ne paraissent pas convaincus que des êtres de chair et de sang soient susceptibles, au Québec aussi bien qu'ailleurs, de retenir l'attention du lecteur. Ces rares romanciers hésitent à aborder l'univers complexe des agglomérations urbaines et se rabattent, non sans une arrière-pensée d'édification, sur les milieux ruraux toujours artificiellement idéalisés. D'où de nombreuses oeuvres qui se répètent les unes les autres, assurant la survie de légendes déjà fort éloignées de la réalité. C'est notamment le cas d'Adjutor Rivard (Chez nous, Chez nos gens) et de Marie Victorin (Récits laurentiens, Croquis laurentiens).

Léo-Paul Desrosiers (1896-1967) emprunte à l'histoire un cadre, des personnages, des situations, il imagine une intrigue fictive dans un décor vrai. C'est le cas de Nord-Sud, des Engagés du grand portage, où revivent les voyageurs des pays d'en haut, des Opiniâtres. Sa réussite la plus éclatante, dans une veine spiritualiste, demeure L'Ampoule d'or, poème en prose. Robert de Roquebrune (1889-1978), cultive, lui aussi, l'évocation historique, comme le manifestent Les Habits rouges, qui se rapportent à la rébellion de 1837, La Seigneuresse et surtout Testament de mon enfance, témoignage attachant sur un type de civilisation locale disparue au début de ce siècle. Plus affranchi des conventions et des préjugés, Jean-Charles Harvey (1891-1967) vise à combattre le conformisme et la médiocrité par la satire, le fantastique ou le pamphlet (Les Demi-Civilisés, Les Paradis de sable). Claude-Henri Grignon (1894-1976) est l'homme d'un seul roman, Un homme et son péché, peinture âpre de l'avarice paysanne; il a créé un type, Séraphin Poudrier, devenu l'Harpagon ou le père Grandet du pays laurentien. Avant tout poète et critique, Louis Dantin (1865-1945) a laissé un roman posthume et à demi autobiographique, Les Enfances de Fanny, un ouvrage plein d'une douloureuse présence humaine. Mentionnons également Harry Bernard (Les jours sont longs) et Rex Desmarchais (La Chesnaie).

C'est pendant la Seconde Guerre mondiale que s'opère un puissant renouveau romanesque. Toutefois, quelques années plus tôt, Philippe Panneton (1895-1960) s'était imposé par un réalisme lucide; dans Trente Arpents et Le Poids du jour, l'auteur ignore ses états d'âme, et son intelligence du coeur humain anime une oeuvre attentive aux problèmes sociaux; il est plus architecte que musicien. Bien différent s'affirme Félix-Antoine Savard (1895-1982), un maître de l'incantation verbale; Menaud, maître draveur et surtout La Minuit sont pleins d'un lyrisme cosmique; dans un climat d'exaltation intense, ses personnages représentent plutôt des allégories, des types que des individus concrets.

Germaine Guèvremont (1900-1968) a porté le roman paysan à un rare degré d'excellence; Le Survenant et Marie-Didace demeurent des réussites exceptionnelles. L'auteur possède un sens aigu de l'observation; elle regarde ses personnages colorés et truculents d'un oeil précis et d'un coeur indulgent, non sans une malice amusée. Avec Bonheur d'occasion, Gabrielle Roy (1909-1983) a banni toute préoccupation édifiante; le récit se rapproche parfois du document, mais évite la sécheresse, grâce à la tendresse dont l'auteur ne cesse d'entourer ses créatures. La petite Poule d'eau, éclairée d'un humour discret, souligne le monotone écoulement des ans, accordé au rythme des saisons et des événements familiers. On retrouve les mêmes qualités d'émotion intime dans Rue Deschambault, avec une pointe de détresse pitoyable dans Alexandre Chênevert. Romancier populiste, Roger Lemelin, né en 1919, est un conteur joyeux et inventif plus qu'un styliste raffiné. Au pied de la pente douce et La Famille Plouffe bouillonnent de vitalité, les cocasseries et les incongruités de l'existence quotidienne s'y déroulent à une allure endiablée. En revanche, plus ambitieux, Pierre le Magnifique est alourdi d'une idéologie peu convaincante.

Robert Charbonneau (1911-1967) a ouvert la voie au roman d'analyse psychologique. Dans Ils posséderont la terre et Fontile, Les Désirs et les jours et Aucune Créature, les mêmes personnages se retrouvent, intensifiant l'unité d'atmosphère. C'est le procès de l'homme moderne, souvent mystérieux à soi-même, qui s'instruit devant nous, et cet homme demeure la proie d'une inquiétude spirituelle qui inspire toutes ses démarches. C'est cette tension permanente qui entretient un climat dramatique exceptionnel. Dans une veine très voisine, occupent une place importante André Giroux (Au-delà des visages, Le gouffre a toujours soif) et Robert Elie (La Fin des songes, Il suffit d'un jour), deux romanciers qui scrutent avec perspicacité les replis les plus secrets de l'âme humaine. Même pénétration psychologique chez André Langevin, né en 1927, qui garde le silence après avoir publié trois romans remarquables: Évadé de la nuit, Poussière sur la ville, Le Temps des hommes. Par son intensité, par sa puissance de création, par son acuité introspective, Langevin est le premier romancier de sa génération. Le plus fécond, c'est Yves Thériault (1916-1983). D'une oeuvre abondante, variée, inégale, on retiendra Aaron, Agaguk et Ashini, où sont successivement étudiés les problèmes actuels des juifs, des Esquimaux et des Indiens au Canada.

Dans les oeuvres de Claire Martin: Avec ou sans amour, Soux-Amer, Quand j'aurai payé ton visage, on perçoit une forme séduisante de sensibilité lucide. Rien ne lui est étranger des intermittences du coeur, qu'elle transcrit avec un détachement mêlé de complicité; des hommes et des femmes se cherchent, s'égarent dans les sentiers confus des amours difficiles. Dans une tonalité en grisaille, Jean Filiatrault publie des romans audacieux par leurs thèmes et leurs situations (Terres stériles, Chaînes, Le Refuge impossible, L'argent est odeur de nuit). Il s'attaque avec virulence aux problèmes sexuels et met en scène des cas limites, qu'il traite dans un style frémissant et dépouillé.

Marie-Claire Blais (Tête blanche, La Belle Bête, Une saison dans la vie d'Emmanuel) nous plonge dans un monde noir, sans espoir de rédemption. Les êtres se déplacent dans un univers irréel, plongé dans une atmosphère sulfureuse. Ce fantastique morbide atteint à une poésie sauvage et désolée; dans ce climat asphyxiant, la liberté cède la place à un fatalisme implacable. Jacques Ferron est un maître conteur qui met en scène des gens simples et frustes. Avec Le Libraire, Gérard Bessette a signé un roman satirique d'une vérité implacable. Les lettres canadiennes peuvent beaucoup espérer de Jean Simard, ironiste racé et souriant, de Jacques Godbout, Diane Giguère, Paule Saint-Onge, Jean Basile, Hubert Aquin, Claude Jasmin, Gilles Marcotte, Réjean Ducharme, auteur de L'Avalée des avalés, Le Nez qui voque, L'Océantume.

 

L'histoire

 

À un groupe humain abandonné de la métropole, soumis à des vainqueurs restés hostiles, éprouvant le sentiment encore vague de former une entité homogène, il faut un grand courage pour entreprendre le bilan lucide de ce qu'il a accompli. Peuple conquis ou cédé, peuple sans histoire. Blessés dans leur fierté nationale, des historiens surgissent, décidés à relever le défi. Ils le font avec des moyens limités; ils n'ont accès qu'à des archives incomplètes et mal inventoriées, il leur faut éviter les interprétations hâtives ou abusives, se garder surtout d'une conception polémique de l'histoire. Les plus anciens d'entre eux n'y parviennent pas toujours.

L'Histoire du Canada de François-Xavier Garneau (1809-1866) n'est pas un pamphlet, mais un récit fidèle des faits. Il parvient à reconstituer le passé de façon cohérente. Promis à une rapide caducité, cet ouvrage se lit encore, un siècle plus tard, avec intérêt et profit; la science contemporaine a confirmé plusieurs de ses intuitions. Nourri des classiques, Garneau écrit la langue correcte de son temps, plus ferme qu'élégante, moins nerveuse que précise.

Moins bien charpentée, l'Histoire du Canada d'Antoine Ferland (1805-1865) s'en tient au régime français et n'esquisse aucun système philosophique ou historique. Si elle manque souvent d'attrait et de verve, elle s'impose par sa méthode scientifique, par l'exploitation d'archives inédites, par l'abondance des détails.

Connu surtout comme animateur de la vie littéraire, Henri-Raymond Casgrain (1831-1904) a publié des Biographies canadiennes, des ouvrages sur l'Acadie et des études consacrées à Montcalm et Lévis.

De l'oeuvre considérable de Lionel Groulx (1878-1967), il restera L'Enseignement français au Canada, lumineux exposé d'une lente montée vers la culture, et, plus sûrement encore, les quatre volumes de l'Histoire du Canada, synthèse de ses recherches où l'érudition se présente sereine et claire. Convaincu que l'histoire est maîtresse de vie et d'action, il s'attache à dégager l'âme canadienne-française, autonome avant la cession du pays, et devenue plus jalouse de son originalité au cours de sa résistance opiniâtre à l'anglicisation. S'il lui arrive de porter des jugements sévères sur les Anglais, il n'épargne guère ses compatriotes. Méthode historique d'une probité rigoureuse et puissance rayonnante d'un verbe conquérant caractérisent cette grande oeuvre. Grâce à Groulx, la doctrine nationaliste n'est plus étroit repli sur soi-même mais expansion généreuse aux dimensions de l'humain.

Après deux biographies, Jean Talon intendant de la Nouvelle-France et Le Marquis de Montcalm, Thomas Chapais (1859-1946) a donné son Cours d'histoire du Canada, qui s'étend de 1760 à la Confédération de 1867. Il est porté à la grandiloquence et envisage les événements dans une perspective trop officielle. Archiviste de profession, Gustave Lanctôt, né en 1883, a publié des ouvrages estimables: L'Administration de la NouvelleFrance, Filles de joie ou filles du roi, Faussaires et faussetés en histoire canadienne. Plus récemment, il a fait paraître une Histoire du Canada, limitée au régime français.

Guy Frégault (1918-1977) est un historien aussi savant qu'artiste. On lui doit des ouvrages sans doute définitifs: Iberville le conquérant, La Civilisation de la Nouvelle-France, François Bigot, Le Grand Marquis, La Guerre de la conquête. Jean Bruchési (1901-1979) s'est affirmé comme un vulgarisateur élégant et concis, Robert Rumilly (1897-1983) comme un chroniqueur intarissable (Histoire de la province de Québec, en une quarantaine de volumes), Marcel Trudel comme un érudit solide et minutieux, Michel Brunet comme un historien polémiste.

 

Le mouvement des idées

 

Comme journaliste et comme sociologue, Étienne Parent (1801-1874) tente de raison garder dans le tumulte des passions et de bousculer les routines pour imaginer l'avenir. Journaliste de combat, il prêche la modération, défend les droits imprescriptibles de ses compatriotes. Il élargit peu à peu son horizon et aborde les problèmes d'un ordre plus général. Il est le premier à deviner l'importance croissante des sciences sociales et économiques.

La littérature d'idées à la fin du XIXe siècle est animée par des écrivains conscients de leurs faiblesses et de leurs déficiences, inquiets de voir s'étioler la langue française au Canada. Ils protestent contre les outrances, contre les anglicismes et les solécismes, les exagérations néo-romantiques devenues presque une tradition dans les lettres. Ils s'élèvent contre la partialité des critiques contemporains; ils sont les premiers vrais critiques littéraires. Avides de pureté et de vérité, ils sont aussi des chroniqueurs agréables et ont su fixer en des tableaux attachants le charme un peu désuet d'une période révolue. Ce sont les écrivains les plus dégagés de tout conformisme, leur verve les préserve de toute raideur solennelle. Mentionnons Arthur Buies (1840-1901), pamphlétaire fiévreux, d'un entrain endiablé, esprit progressiste; Faucher de Saint-Maurice (1844-1897), grand voyageur; Hector Fabre (1834-1910), critique littéraire perspicace; Oscar Dunn (1845-1885), défenseur du français et des humanités classiques; Jules-Paul Tardivel (1851-1905), journaliste qui a l'âme d'un apôtre et professe un ultramontanisme intransigeant.

Journaliste, tribun, homme politique, Henri Bourassa (1868-1952) domine de haut un demi-siècle de la vie canadienne. Par le discours et par l'éditorial, il agit avec plus de force parfois que de finesse. Sa rigueur discursive reste inégalée; s'il lui arrive de s'appuyer sur des prémisses discutables, le raisonnement n'offre aucune faille. Plus nuancé, nature anxieuse, d'une ironie ravageuse, Jules Fournier (1884-1918) dénonce les travers de ses compatriotes et ne tolère que la perfection dans tous les domaines. Ses critiques littéraires sont d'une justesse féroce. Olivar Asselin (1874-1937) poursuit, dans la presse, une oeuvre analogue, avec une dialectique rageuse et efficace, sans oublier ses foucades et ses mots méchants.

Édouard Montpetit (1881-1954) marque une étape dans l'évolution du Canada français. Son action est féconde, dans sa discrète ténacité. Ennemi du médiocre et du banal, il prêche à ses compatriotes le culte de la supériorité. Homme de vaste culture, il s'initie à toutes les formes du savoir; à l'époque de la spécialisation, il reste le type de l'humaniste. On lui doit notamment: Pour une doctrine, Les Cordons de la bourse, Sous le signe de l'or, La Conquête économique, D'azur à trois lys d'or, et surtout trois volumes de souvenirs: Vers la vie, Vous avez la parole, Aller et retour.

 

Le théâtre

 

Le théâtre canadien-français compte peu d'oeuvres pouvant prétendre à quelque longévité. Parmi les auteurs dramatiques, les uns cherchent à élaborer un théâtre littéraire, plus soucieux de la forme que de l'action: Paul Toupin (Brutus, Le Mensonge, Chacun son amour), Éloi de Grandmont; les autres exploitent avec talent la veine populaire: Gratien Gélinas (Tit-Coq, Bousille et les justes, Hier les enfants dansaient), le prolifique Marcel Dubé (Zone, Le Temps des lilas, Un simple soldat, Florence, Les Beaux Dimanches). À mi-chemin entre ces deux pôles, Françoise Loranger aborde des thèmes psychologiques et Jacques Ferron invente des farces fantaisistes et ironiques.

 

 

2. Littérature de langue anglaise

 

Écrits des explorateurs

 

À la fois histoire et littérature, les rapports des marins et explorateurs des XVIe et XVIIe siècles constituent les premières oeuvres. Les impressions des narrateurs sont variées. Le Français Cartier décrit la côte du Labrador comme «la terre que Dieu donna à Caïn». À l'opposé, on possède les rapports enthousiastes, destinés aux futurs colons, tel celui où Robert Haydon, en 1628, déclare les hivers de Terre-Neuve «courts, sains et constamment dégagés et non épais, malsains et "traînassants" comme ils le sont en Angleterre». C'étaient de simples relations des faits, dépourvues de tout souci stylistique. Cette sobriété et ce goût du concret caractériseront longtemps les écrivains canadiens de langue anglaise.

Évitant les régions françaises le long du Saint-Laurent, les navigateurs anglais s'intéressèrent au nord et au nord-ouest du pays. À partir du XVIIe siècle, leurs noms -Hudson, James, Baffin, Frobisher - vont illustrer toute la carte de l'Arctique canadien. Leurs journaux de bord ainsi que les journaux plus détaillés tenus au XVIIIe siècle par les grands explorateurs qui parcourent les terres à l'ouest de la baie d'Hudson -Hearne, Henry, Mackenzie et Thompson -constituent la seule vraie épopée de la littérature canadienne-anglaise. Leurs écrits donnent la première image de l'immensité du pays, de ses indigènes, de la beauté grandiose et redoutable de ses sites, et des rigueurs de son climat. On y trouve déjà ce que Northrop Frye a appelé le thème dominant de la littérature canadienne: «l'évocation d'une terreur primitive».

 

Littérature de la colonie et de la jeune nation

 

De petites communautés de pionniers, vivant closes sur elles-mêmes, aux frontières d'une immensité inculte où régnait un esprit que Frye appellera la «mentalité de garnison»: telle est l'expérience des colons.

Le premier roman canadien-anglais, qui est aussi le premier roman nord-américain, est un roman de garnison, The History of Emily Montague, fut publié en 1769, juste après la conquête. L'auteur, Frances Brooke, était la femme du chapelain de la garnison de Québec. Par une facétie du sort, la première description proprement littéraire de la vie au Canada présente un caractère mondain, et une de ses coquettes prédit au pays un piètre avenir artistique: «Les rigueurs du climat suspendent les pouvoirs mêmes de l'entendement [...]. Le génie ne prendra jamais grand essor où les facultés de l'esprit restent transies la moitié de l'année.»

Effectivement, à part plusieurs romans historiques de valeur contestable, dont le plus connu est The Golden Dog (1877) de William Kirby, le Québec ne devait guère servir de cadre à la littérature anglaise avant l'ère moderne où Montréal s'est acquis le titre de centre littéraire anglais autant que français.

 

Pionniers du Haut-Canada

 

À cette époque, ce furent plutôt les colonies du Haut-Canada et de la Nouvelle-Écosse qui contribuèrent à la littérature naissante. Dans le Haut-Canada (actuellement la partie sud de l'Ontario), la première vague d'immigrants anglais qui déferla après les guerres napoléoniennes comprenait nombre de gens d'une certaine culture dont les efforts pour s'adapter à une nouvelle et rude existence nous sont rapportés dans des oeuvres telles que Roughing it in the Bush (1852) de Susanna Moodie, ou le livre de sa soeur, Catherine Parr Traill, The Backwoods of Canada (1836). Ces oeuvres contiennent des informations très vivantes sur les pionniers de l'Ontario, mais racontent également l'humour, le courage, l'endurance, et parfois la détresse intime qui composaient l'âme secrète des garnisons.

Exilés du Vieux Continent, ces émigrants n'appartenaient pas encore au Nouveau, et un amalgame d'impatience et d'espoir, de désorientation et d'orgueil anime leur oeuvre. Cette ambiguïté caractérise souvent, encore de nos jours, les écrivains immigrants.

 

Colons de la Nouvelle-Écosse

 

À l'est du pays, dans les colonies maritimes, vinrent s'établir quelque soixante-dix mille sujets demeurés fidèles à la couronne britannique après la révolution américaine.

Ce noyau de colons déjà habitués à la vie nord-américaine forme la base de la première vraie communauté britannique au Canada. Lorsque ces citoyens purent s'occuper de littérature, ils suivirent le courant néo-classique du XVIIIe siècle. The Rising Village (1825) d'Oliver Goldsmith, petit-neveu du poète anglais du même nom, est un exemple de ce genre d'imitation directe. The Stepsure Letters (1821) de Thomas McCulloch est une satire, dans un style ironique qui rappelle celui de Swift. Mais Thomas Chandler Haliburton, avec la création de son personnage Sam Slick, un Américain colporteur d'horloges en Nouvelle-Écosse, fait preuve d'une réelle originalité. Après son apparition dans The Clockmaker (1836), ce rusé Sam Slick devait être le héros d'une demi-douzaine d'autres livres et valoir à son auteur d'être reconnu comme le premier homme de lettres canadien de réputation internationale. La popularité de Haliburton égala, de son vivant, celle de Dickens, et on peut le comparer à Mark Twain ou à cet autre grand écrivain humoriste canadien, Stephen Leacock.

 

Poètes de la Confédération

 

Les manifestations de la fierté nationale seront cristallisées, vers 1880, dans les oeuvres d'un groupe de poètes connus sous le nom de Poètes de la Confédération. Deux d'entre eux, Bliss Carman et son cousin Charles D.G.Roberts, étaient originaires des provinces maritimes; deux autres, Duncan Campbell Scott et Archibald Lampman, étaient fonctionnaires gouvernementaux à Ottawa. Ces auteurs chantent les forêts, les fleuves, les rivages ou les saisons de leur patrie; ils furent les premiers à prêter une voix au paysage canadien. Leur poésie est influencée par le romantisme anglais, mais se distingue pourtant de celle des lakistes par un caractère nettement moins philosophique. Elle cherchait plutôt à exprimer, au moyen d'images et de cadences concrètes, l'âme des paysages nordiques. Cette réticence à moraliser et cette fidélité au fait observé sont un héritage que les poètes canadiens continuent à exploiter.

Vers la même époque naissait le mythe du Canada pays d'aventure, qui devait alimenter une abondante production d'oeuvres rentables. Beaucoup d'écrivains anglais, tels R.M. Ballantyne, G.A. Henty et Robert Service, ou américains, tels James Oliver Curwood et Jack London, commencèrent à situer leurs histoires au Canada en utilisant sa réputation de «dernière frontière». Plusieurs écrivains canadiens exploitèrent la même veine: parmi ceux-là, le clergyman Ralph Connor dont les romans de «plein air» connurent un vif succès. Dès les premières années, on vendit près de cinq millions d'exemplaires de ses trois premiers volumes. À cette époque de succès commerciaux mais de médiocrité artistique, les romans de valeur sont ceux qui expriment la satire sociale. En 1904, The Imperialist de Sara Jeannette Duncan révéla un talent qui fut comparé à celui de Henry James. Cependant au faîte de sa carrière, S.J. Duncan se fixa aux Indes, devenant ainsi un des premiers écrivains canadiens expatriés. En 1910, Stephen Leacock publia son premier livre d'essais humoristiques, Literary Lapses, qui fut suivi d'oeuvres de la même veine à la cadence d'un livre par an jusqu'à la mort de l'auteur en 1944. Bien que son génie excelle dans ces courts récits humoristiques, l'oeuvre de Leacock la plus chère aux Canadiens est son unique roman, Sunshine Sketches of a Little Town (1912), le portrait d'une petite ville dans l'Ontario.

 

Romanciers des prairies

 

La différence entre le tableau de la vie dans la brousse décrite par Susanna Moodie et celui de la petite ville ensoleillée de Leacock illustre l'extraordinaire développement de l'Est canadien à l'ère victorienne. Le tournant du siècle correspond aux débuts de l'ouverture massive de l'Ouest canadien et, vers 1925, toute une série de romans de la terre évoquèrent ce chapitre de l'histoire du Canada. Des romans comme The Viking Heart (1923) de Laura Salverson, Wild Geese (1925) de Martha Ostenso, Grain (1926) de Robert Stead, et surtout les essais et les romans de Frederick Philip Grove, Over Prairie Trails (1922) et Settlers of the Marsh (1925), décrivirent les espérances de divers groupes ethniques, scandinaves, islandais, anglais. Ces livres révèlent un nouveau style réaliste, très différent de la fiction romantique qui fut exploitée avec tant de succès par Mazo De La Roche à partir de Jalna (1927).

 

Littérature contemporaine

 

Poésie moderne

 

Les premières oeuvres véritablement modernes marquant la fin de l'époque pionnière et rurale seront des poèmes et non des romans. E.J. Pratt est considéré comme le premier des poètes modernes canadiens. Dans Newfoundland Verse (1923), on remarque déjà les qualités qui, dans les dix-huit volumes suivants, firent de Pratt le poète le plus important de sa génération: la solidité de l'observation scientifique, un grand intérêt pour les triomphes techniques de l'homme moderne, une vision cosmique de l'évolution, ainsi qu'un esprit plein de verve et d'humour. Dans ses dernières oeuvres: The Titanic (1935), Brébeuf and His Brethren (1940) et Towards the Last Spike (1952), l'histoire de la construction du chemin de fer transcontinental, Pratt narre avec talent les efforts héroïques de l'homme aux prises avec le temps et l'espace dans le contexte canadien.

Mais Pratt était un solitaire. Le premier groupe de poètes modernes se trouvait à Montréal. F.R. Scott, A.J.M. Smith, Leo Kennedy et A.M. Klein commencèrent à écrire et à publier ensemble à la fin des années vingt. Une anthologie de leurs oeuvres parut en 1936 sous le titre de New Provinces. Leurs poèmes étaient modernes, autant par leur forme que par leur contenu, écrits en vers libres, empruntant le rythme et le vocabulaire de la langue courante, ainsi qu'une imagerie relevant de la vie urbaine contemporaine. Influencés par les réformes d'Eliot, de Yeats et d'Auden, ces poètes se servaient de toute une gamme d'éléments nouveaux puisés non seulement dans la nature mais dans les aspects politiques et sociaux de la vie moderne, ce qui donnait souvent à leur poésie le ton d'une satire mordante.

Le groupe montérégien de 1920 s'était rallié à la révolte poétique anglaise; les poètes de la génération suivante se tournèrent plutôt vers les poètes américains William Carlos Williams et Ezra Pound, Montréal devenait le centre de la création poétique pendant et juste après la Seconde Guerre mondiale, avec de jeunes poètes tels que P.K. Page, Patrick Anderson, Louis Dudek et Irving Layton, qui écrivaient dans une série de «petites revues» dont les principales étaient Preview et First Statement (1942-1945), ainsi que Northern Review (1946-1956) dont le directeur dynamique était John Sutherland.

Ces poèmes étaient certes variés, mais reflétaient pourtant une tendance commune à l'engagement et au non-conformisme; ils exprimaient un intérêt commun pour la ville et dévoilaient les misères humaines qu'elle sécrète. Le groupe acceptait certaines contributions de l'extérieur, telle celle de Raymond Souster, le troubadour des rues de Toronto.

Une nouvelle génération de poètes se déclare au commencement des années soixante. Des provinces atlantiques, avec les poèmes engagés de Milton Acorn et Alden Nowlan, à la côte pacifique où le groupe Tish, mené par George Bowering, inaugure un style dépouillé, frondeur, personnaliste, l'activité poétique bat son plein. Le critique George Woodcock a recensé plus de 1125recueils parus entre 1960 et 1973. Partout de nouvelles voix se font entendre, de nouvelles revues et maisons d'édition surgissent, et un sain régionalisme vient remplacer les tendances nationalistes ou internationalistes de la première vague de poésie moderne. À Vancouver, appuyés par les expériences constamment renouvelées de leur aîné Earle Birney et l'exemple de Phyllis Webb, de jeunes poètes tels que Bill Bisset, Nichol, Pat Lane, Lionel Kearns et Daphne Marlatt se lancent dans la poésie typographique et surréaliste. Les prairies s'expriment dans les vers de Dorothy Livesay, John Newlove, Dale Zieroth, Andrew Suknaski et Robert Kroetsch. À Toronto, centre traditionnel de culture anglo-canadienne, toute une école se forme sous l'égide du célèbre critique Northrop Frye. Parmi les plus connus on peut citer Margaret Atwood, James Reaney, Jay Macpherson et D.G. Jones. Il y fleurit également des talents aussi divers que ceux de Margaret Avison, Michael Ondaatje, Dennis Lee, Al Purdy, Christopher Dewdney ou Gwendolyn MacEwen. Malgré la présence du chanteur-poète Leonard Cohen, du poète-traducteur John Glassco et du poète-éditeur Louis Dudek, Montréal s'éclipse pendant un certain temps, mais semble retrouver un regain de vie avec les jeunes poètes du groupe Véhicule vers la fin des années quatre-vingt.

 

Théâtre

 

Le théâtre canadien ne compte que peu d'oeuvres marquantes avant 1960. On peut citer les comédies urbaines de Robertson Davies et les pièces poétiques de James Reaney. Plusieurs facteurs ont contribué depuis, pourtant, à un essor remarquable: la fondation du Stratford Shakespearian Festival en 1953, l'appui du Conseil des arts, la construction de théâtres dans la plupart des grandes villes et la formation de compagnies dramatiques professionnelles à travers le pays. Les jeunes dramaturges font preuve d'une conscience sociale aiguë. Leurs pièces exposent les problèmes des populations indigènes (George Ryga, The Ecstasy of Rita Joe, 1967); l'aliénation des immigrants terre-neuviens déplacés dans la métropole de Toronto (David French, Leaving Home, 1972); les difficultés des victimes de la paralysie cérébrale (David Freeman, Creeps, 1972); l'homosexualité dans les prisons (John Herbert, Fortune and Men's Eyes, 1967); la vie précaire des classes dépourvues à Montréal (David Fennario, Balconville, 1979); ou le conflit entre générations à propos d'une ferme dans les Prairies (Sharon Pollock, Generations, 1982). D'autres encore mettent en scène des personnages légendaires tels George F. Walker, Zastrozzi (1977), Michael Ondaatje, Billy the Kid (1973), Carol Bolt, Red Emma (1974) ou John Gray, Billy Bishop (1981).

 

Le roman aujourd'hui

 

Si quelques-unes des oeuvres les plus importantes de la littérature canadienne-anglaise sont de la poésie, il n'en reste pas moins que le roman reflète mieux la diversité du pays. La plupart des romanciers sont d'inspiration régionaliste, mais on compte deux exceptions. Morley Callaghan a toujours revendiqué le titre d'écrivain international. Pendant ses années de formation, vers 1929, il connut Hemingway, Fitzgerald et Joyce, expérience qu'il décrira dans son livre autobiographique, That Summer in Paris (1963). La plupart de ses romans, tels que Such Is My Beloved (1934) et More Joy in Heaven (1937), se situent pendant la dépression économique des années trente dans un milieu urbain et sont marqués d'un caractère social et religieux. Le critique américain Edmund Wilson présente Callaghan comme un génie méconnu; on découvre en effet que ses oeuvres principales, The Loved and the Lost (1951) et Morley Callaghan's Stories (1959), sont, dans la tradition réaliste universelle, des oeuvres de grande valeur.

L'autre écrivain qui a tenté de dépasser le cadre régional est Hugh MacLennan. Dans plusieurs de ses romans, il s'est efforcé de définir le caractère national canadien: dans Barometer Rising (1941) par rapport à l'Angleterre, dans The Precipice (1948) par rapport aux États-Unis et dans The Watch that Ends the Night (1959) par rapport à l'Europe de l'après-guerre. Two Solitudes (1945) et The Return of the Sphinx (1967) traitent de la dualité culturelle au Canada et Voices in Time (1980) prophétise sur l'avenir du pays dans un style de science-fiction.

Parmi les autres romanciers, il en est peu qui cherchent, comme MacLennan, à analyser le caractère national si ce n'est Hugh Hood qui dans son roman-fleuve The New Age (1975), dont huit volumes ont déjà paru, fait la chronique de sa génération. Pour la plupart, les romanciers canadiens se contentent de décrire le caractère géographique, culturel et social de leur propre région. Les romans historiques de Thomas Radall, le livre vibrant et intime de Ernest Buckler, The Mountain and the Valley (1952), et le récit sobre et réaliste de David Adams Richards, de The Coming of Winter (1974) à Evening Snow Will Bring Such Peace (1990), nous font pénétrer dans les provinces maritimes. Un groupe de romanciers juifs dont les plus importants sont A.M. Klein, The Second Scroll (1951), Leonard Cohen, Beautiful Losers (1966), et surtout Mordecai Richler, Son of a Smaller Hero (1955), The Apprenticeship of Duddy Kravitz (1959), St. Urbain's Horseman (1971) et Solomon Gursky Was here (1989), ont choisi Montréal comme le centre vital de leur création.

Plusieurs écrivains nous donnent de l'Ontario des visions saisissantes: l'un est Robertson Davies dans ses satires de la vie bourgeoise, soit dans The Salterton Trilogy (1951-1958), soit dans une oeuvre plus dense et plus imaginative, The Deptford Trilogy (1970-1975), soit dans The Cornish Trilogy (1981-1988); un autre est Hugh Garner dans ses contes naturalistes sur les classes pauvres de Toronto. Un troisième, Michael Ondaatje, nous donne le grand roman poétique de la ville de Toronto avec In the Skin of a Lion (1987).

Sinclair Ross dans As for Me and my House (1941) ainsi que la plus grande romancière des prairies, Margaret Laurence dans The Stone Angel (1965), A Jest of God (1966) et The Diviners (1974), évoquent la monotonie, la solitude et l'hypocrisie qui règnent dans les petites villes de l'Ouest canadien. Cette même région est dépeinte avec plus d'humour et de poésie par W.O. Mitchell dans Who Has Seen the Wind (1947), qui raconte l'éveil au monde d'un jeune garçon vivant dans la province de Saskatchewan. Enfin les paysages montagneux de la Colombie britannique servent de cadre aux oeuvres du peintre Emily Carr, Klee Wyck (1941), de Ethel Wilson, dont l'esprit et la culture animent Hetty Dorval (1947) et Swamp Angel (1954), ainsi qu'au roman de Sheila Watson, The Double Hook (1959), dont l'art dépouillé atteint l'universel au-delà de la petite communauté qu'elle décrit.

On ne doit pas sous-estimer l'apport de certains écrivains immigrants à la littérature canadienne-anglaise. Bon nombre de romans contemporains reflètent ce phénomène d'une transplantation culturelle. Adèle Wiseman décrit les aventures d'une famille de juifs ukrainiens dans The Sacrifice (1956), John Marlyn celles d'une famille hongroise dans Under the Ribs of Death (1957); Henry Kreisel expose le sombre retour d'un émigrant autrichien dans son pays d'origine dans The Rich Man (1948), et Austin C. Clarke analyse la situation équivoque d'un groupe d'immigrants de La Barbade à Toronto dans The Meeting Point (1967).

Plusieurs romanciers ont fait leur marque depuis 1960. Margaret Atwood est connue aussi bien pour sa poésie et sa critique (Survival, 1972) que pour ses romans, dont les plus importants sont Surfacing (1972), The Handmaid's Tale (1985) et Cat's Eye (1988). Alice Munro, de Lives of Girls and Women (1971) à Friend of My Youth (1989), dépeint la petite ville ontarienne avec lyrisme et justesse. Mavis Gallant, qui situe la plupart de ses nouvelles en France, donne pourtant un portrait fictif de sa jeunesse à Montréal dans Home Truths (1981). Robert Kroetsch crée une nouvelle mythologie comique dans Badlands (1975), Alibi (1983) et The Studhorse Man (1968), tandis que Rudy Wiebe explore l'histoire de ses ancêtres mennonites dans The Blue Mountain of China (1970), du peuple amérindien dans The Temptations of Big Bear (1973) et du Nord canadien dans The Mad Trapper (1980). Jack Hodgins célèbre l'île de Vancouver dans The Invention of the World (1977) et Timothy Findley évoque brillamment les deux guerres mondiales dans The Wars (1977) et Famous Last Words (1981).

Depuis 1970, les meilleurs auteurs francophones du Québec sont régulièrement traduits, et Marie-Claire Blais, Roch Carrier, Gabrielle Roy et Michel Tremblay sont aussi connus en anglais qu'en français. Plusieurs immigrants récents- Leon Rooke et Audrey Thomas des États-Unis, Joseph Skvorecky de Tchécoslovaquie- enrichissent également le patrimoine littéraire, et on compte comme faisant partie de la littérature canadienne l'importante contribution de certains résidents temporaires, tels John Buchan, Wyndham Lewis, Malcolm Lowry (Under the Volcano, 1947), Brian Moore (The Luck of Ginger Coffey, 1960, et Black Robe, 1985).

Les littératures

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Les littératures (part VII): la littérature latine

Tous les textes de langue latine écrits depuis le Ve siècle avant JC. et jusqu'à nos jours ne forment pas la «littérature latine». On ne comprend en général sous ce nom que les textes latins littéraires composés entre le IIIe siècle avant JC. et le IVe siècle de notre ère. C'est la littérature de Rome : de la République conquérante, puis de celle de l'Empire, aux meilleurs temps. Elle a suivi une évolution dont il importera de marquer la chronologie. Ses premiers écrivains sont des Italiens du Sud, qui recevaient de Rome une langue parlée et comprise de plus en plus largement. Au milieu du IIIe siècle avant JC., à la fin de la première guerre punique, Rome est la première puissance de l'Occident. À ce moment, la littérature grecque ancienne a, depuis deux siècles, atteint sa maturité et entre dans la période proprement hellénistique. Tarente, Syracuse, villes en rapport constant avec le monde oriental, diffusent toutes les formes de la culture grecque contemporaine: arts plastiques, architecture, musique, et surtout littérature (poésie «alexandrine», historiographie, théâtre, rhétorique). C'est dans ce milieu spirituel que va se constituer la littérature latine, non comme un jeu gratuit, mais pour répondre aux exigences d'une cité en plein épanouissement. Les oeuvres qui vont naître ne seront pas un décalque maladroit des oeuvres grecques, tant classiques qu'hellénistiques, mais des créations originales, appelées à remplir, pour le monde romain en pleine expansion, la fonction qui est celle de toute littérature.

 

Naissance d'une poésie

 

La première période de la littérature latine, essentiellement tournée vers la poésie, s'étend du IIIe au Ier siècle avant JC. La plupart des littératures commencent par la poésie, parce qu'un «énoncé mémorable» (supposant un emploi littéraire du langage, par opposition au parler quotidien) demande appui aux rythmes, assonances, qui créent une beauté des mots et assurent leur durée dans la mémoire. Ces premiers textes écrits succédaient à une littérature orale: hymnes aux divinités, sentences morales, chants de banquet à la gloire des héros du passé. Les rythmes étaient ceux de la langue latine -notamment le rythme «saturnien» (Saturne étant pris comme symbole de l'Italie primordiale), où la quantité des syllabes ne jouait qu'un rôle secondaire, à la différence de la rythmique grecque, où elle était essentielle.

La littérature écrite commence avec les Sentences d'Appius Claudius l'Aveugle, censeur en 312, qui, sous une forme voisine du saturnien, répand une sagesse inspirée de la philosophie grecque, connue par l'intermédiaire de Tarente, et qui célèbre la valeur de la clémence et de l'amitié. Cette tradition de poésie moralisante, caractéristique d'une société où l'influence du père est dominante, se retrouvera de siècle en siècle, par exemple dans le Carmen de moribus de Caton le Censeur (vers 190 av. J.-C.), recueil de formules qui réglementent la conduite humaine. Ce sont les ancêtres de la satire pratiquée par Ennius et Lucilius (celui-ci autour de 130 av. J.-C.), genre poétique très libre, pouvant contenir des fables, des dialogues, des réflexions de toute sorte.

Livius Andronicus, un Tarentin venu sans doute à Rome en 272 avant JC., après la prise de la ville par les Romains, fut apparemment le premier à concevoir la possibilité d'une littérature latine analogue à la littérature grecque.. Pour cela, il traduisit L'Odyssée, en romanisant le texte homérique (les Muses y deviennent des Camènes, Héra devient Junon...). Les aventures d'Ulysse ne pouvaient qu'intéresser Rome: elles se déroulaient en Italie et autour de l'Adriatique, qui entrait alors dans l'orbite de la Ville. Une tradition faisait même parfois d'Ulysse un fondateur de Rome. Le mètre de cette «adaptation» était le saturnien.

À la fin du siècle, la première épopée véritablement romaine, le Bellum punicum (la Guerre punique), est composée par le Campanien Naevius (vers 209). Elle raconte la première guerre contre Carthage et remonte, avec l'évocation d'Énée et Didon, aux temps mythiques. En 209, les armées d'Hannibal menacent encore la Ville. Le poème de Naevius a pour dessein de montrer que les destins la protègent. Quelques années plus tard, et la victoire acquise, Ennius, né en 239 à Rudies (non loin de Tarente), abandonnera le saturnien pour l'hexamètre dactylique (le mètre homérique). Désormais la rythmique latine sera fondée sur la quantité, longue ou brève, des syllabes. Ennius, pour cette raison entre autres, est appelé par les Romains le «père de la poésie latine». Son apogée, les Annales, se veut une chronique versifiée de l'histoire de Rome. L'idée directrice en est que la poésie seule assure l'immortalité; idée répandue dans le monde grec, mais à laquelle s'ouvre la mentalité romaine, jusque-là moins soucieuse de la gloire des chefs qui la dirigent que de la gloire collective et de la puissance de la cité.

Parallèlement à l'épopée naissait et se développait une littérature dramatique. Livius Andronicus composa, en 240 avant JC., la première tragédie. Semblable à celles que l'on jouait à Syracuse ou à Tarente, elle conservait cependant des éléments italiques issus de spectacles populaires, mêlés de danses et de lazzi lancés par la jeunesse, et qui constituaient ce qu'on appelle la satura dramatique. Nous ne connaissons que les titres des tragédies de Livius; ils montrent que les sujets sont empruntés aux cycles légendaires grecs : Cheval de Troie, Ajax, Danaé, Ino, etc. Ces tragédies conservent aussi les choeurs de la tragédie grecque. Quelques années plus tard, Naevius reprendra des thèmes semblables, de même qu'Ennius. Le neveu de ce dernier, Pacuvius, né vers 220 à Brindisi, s'inspirera surtout de Sophocle, ce qui donnera à ses pièces une couleur moralisante, proche de l'esprit du classicisme attique, qui marque assez la lente remontée de la littérature latine vers celui-ci. Pendant la même période était né un genre nouveau, dont les héros étaient des magistrats romains: il s'agissait de la tragédie prétexte, ainsi nommée à cause de la toge bordée de pourpre (praetexta) qui était leur insigne. Exactement contemporaine de la tragédie, la comédie, qui en est inséparable, fait son apparition. Comédie «en pallium» (le costume grec), parce que les personnages sont ceux de la comédie nouvelle - celle de Ménandre, Philémon, Diphile... Nous avons perdu les pièces composées par Livius Andronicus, Naevius, Ennius; mais nous possédons en revanche celles de Plaute, puis de Térence, qui s'inspirent des mêmes modèles. Les sujets en sont assez monotones: il s'agit par exemple d'une intrigue amoureuse entre un jeune citoyen et une adolescente, prisonnière d'un marchand de filles (le leno). Tout revient à faire libérer la malheureuse: on essaie d'arracher de l'argent au père du jeune homme. Un esclave se charge de la tromperie. Enfin, on apprend au dénouement que la jeune fille est de naissance libre, et que rien n'empêche plus le mariage. Sur ce thème, toutes les variations sont possibles. Non seulement les moyens mis en oeuvre (vente fictive, tromperie de toute sorte) peuvent changer, mais aussi l'analyse des sentiments éprouvés par les personnages: la comédie ne sera qu'une aventure romanesque (enlèvement par des pirates, etc.), ou deviendra une crise douloureuse dans l'âme des amants. Ces personnages étaient créés sur le modèle du monde hellénistique (par exemple le soldat fanfaron, figure inspirée par des mercenaires hellénistiques; les marchands syriens ou puniques). Mais la réalité romaine n'en transparaît pas moins dès Plaute et son Amphitryon, où le poète, à travers la vieille légende qui parodie le ton tragique, exprime la tendresse et la pudeur d'une épouse romaine, tous sentiments que la morale de cette société contraignait à dissimuler, mais qui avaient aidé Rome à traverser victorieusement les épreuves de la deuxième guerre punique.

Ces comédies innovent donc par rapport aux «modèles» grecs. C'est ainsi qu'un successeur de Plaute, Caecilius, avait écrit une comédie intitulée La Boucle; nous en connaissons quelques scènes qui, comparées au texte de Ménandre qui nous a été partiellement conservé, permettent de mesurer l'originalité de ces pièces. Le choeur est supprimé, mais le poète introduit des parties chantées (cantica) là où Ménandre utilisait le dialogue. Les tensions entre les personnages sont plus lyriques, ce qui anime la comédie avec plus de vigueur que dans sa version grecque.

Plaute faisait une grande place au «jeu». Térence, une génération plus tard, semble davantage préoccupé de problèmes psychologiques et moraux - ceux que connaissent les jeunes gens de Rome où les influences orientales deviennent prédominantes. C'est le temps de la comédie philosophique: les cantica y sont peu nombreux, les dialogues parlés l'emportent. Sur le schéma traditionnel de la comédie nouvelle, le poète construit de véritables drames qui ont pour sujet le rôle de la belle-mère dans la maison, le conflit des générations, les problèmes de l'éducation, la fragilité morale des adolescents... Plus profond, moins vivant que les «jeux» de Plaute, ce théâtre fut aussi moins bien accueilli.

À côté de la comédie «en pallium» existait une comédie « en toge», avec des personnages romains. Nous n'en possédons que de maigres fragments. Il existait aussi un genre populaire, d'origine campanienne, l'atellane, qui mettait en scène des types caricaturaux, véritables ancêtres des masques de la commedia dell'arte. Au-delà des textes conservés, on entrevoit une créativité extraordinaire, issue du plus profond de l'âme italienne. Tout cela irrigue le genre de la satire dont le représentant est Lucilius, l'un des amis de Scipion Émilien, qui lui-même avait été celui de Térence. Après la destruction de Carthage (146) et, la même année, celle de Corinthe, Rome est alors toute-puissante. Mais l'ère des difficultés intérieures allait commencer.

 

Le règne de l'éloquence

 

Longtemps, les textes juridiques furent mis sous la forme de maximes rythmées (carmina). Les Annales des pontifes, où étaient consignés les événements remarquables, n'étaient qu'une suite de notations sans caractère littéraire. Aussi la première histoire de Rome fut-elle écrite en langue grecque vers 216, en pleine guerre punique, par un sénateur, Q. Fabius Pictor. Il en va de même pour celle de son contemporain, L. Cincius Alimentus. Leur modèle était Timée de Tauromenium (Taormina). Mais à notre connaissance la prose latine ne commence vraiment qu'avec les écrits de Caton le Censeur, au début du IIe siècle avant J.-C: ce sont les Origines, et l'Encyclopédie qu'il destinait à son fils. Caton voulait en effet constituer une «science» romaine, qui éviterait que l'on eût à utiliser la «science» grecque, considérée comme dangereuse. Nous ne possédons plus de lui que le De agri cultura, réflexion sur l'économie de ce temps. On y trouve un souci certain du style, et l'influence de la rhétorique grecque, avec laquelle Caton avait pu se familiariser.

Mais la prose écrite joue à cette époque un moindre rôle que l'éloquence. Celle-ci apparaît, assez spontanément, avec les hommes d'État du IIIe siècle. Le désir d'être efficace créa une rhétorique alliant aux traditions nationales (goût du pragmatisme et de la morale) les recettes des rhéteurs siciliens (anaphores, assonances, allitérations, etc.). Caton fut le premier à publier ses discours, après les avoir remaniés. L'éloquence va alors agir sur la manière d'écrire l'histoire.

À l'époque de Scipion Émilien (et de Térence!), de nombreux historiens - L.Cassius Hemina, L. Calpurnius Frugi, C. Fannius - écrivent des Annales, dans lesquelles ils exposent les événements année par année, comme le suggérait la succession des magistrats dont les pouvoirs ne duraient qu'un an. Ce cadre archaïque sera encore utilisé par Tacite trois siècles plus tard. De ces oeuvres, il ne nous reste plus que des fragments, et les Modernes parlent à leur propos de falsification de documents, de recours à des légendes ou à des exagérations, pour la plus grande gloire de quelques familles. Quoi qu'il en soit, elles seront à la source de l'Histoire de Tite-Live, un siècle et demi plus tard.

Mais bientôt, à côté de ces histoires «générales», qui traduisaient la continuité de Rome, on voit naître des monographies consacrées à un événement particulier: sept livres de Caelius Antipater pour la guerre d'Hannibal, par exemple, ou encore, au début du Ier siècle, l'ouvrage de Cornelius Sisenna qui racontait la guerre sociale (90 av. JC.) et les luttes entre C. Marius et Sulla. Les crises qui tendent à défaire les institutions se traduisent ainsi par le déchirement de la continuité! L'aboutissement de cette tendance se trouvera dans les ouvrages de Salluste, au moment où la vieille république éclatera définitivement.

Pendant cette période, qui précède immédiatement les temps cicéroniens, les orateurs sont nombreux et passent pour remarquables: ainsi de Tiberius et Caius Gracchus, les deux tribuns qui furent brisés pour avoir voulu réformer l'État. L'éloquence, sous toutes ses formes (judiciaire, politique, devant le peuple ou au sénat), fait alors l'objet d'études passionnées; elle s'engage dans diverses voies: tantôt dans celle de la sobriété et même de la sécheresse (style «attique»), tantôt dans celle du pathétique, de l'emphatique et du théâtral (style « asianique»); entre les deux, on trouve encore le style rhodien. Une vieille sympathie unissait en effet les Romains à la république de Rhodes que les rois n'avaient pu abattre. Là, l'éloquence n'était pas, comme en Asie, un spectacle (parfois accompagné de musique) ou, comme à Athènes, un jeu sophistique. Ajoutons que si des rhéteurs de langue grecque furent acceptés à Rome, qui firent connaître Eschine et Démosthène, les censeurs n'en interdirent pas moins tout enseignement aux rhéteurs de langue latine (92 av. J.-C.). L'éloquence était chose trop sérieuse pour qu'on pût la mettre à la disposition d'esprits non formés à la plus vaste culture, celle de l'hellénisme dont les philosophies aident les Romains à prendre conscience de leurs propres aspirations, ainsi qu'à réaliser un équilibre entre leur volonté de puissance et les exigences de l'humanitas.

 

Une cité qui se défait

 

Au début du Ier siècle avant JC., la montée de l'éloquence et de la prose avait d'abord quelque peu relégué la poésie au second plan. Elle était abandonnée à des «amateurs», qui pratiquaient les petits genres, comme l'épigramme autour de Q. Lutatius Catulus, un grand personnage dont nous possédons une pièce fugitive, en l'honneur d'un jeune garçon. La poésie connaît alors une seconde naissance: Catulus et ses amis (Valerius Aedituus, Porcius Licinus) s'inspirent de Callimaque et du lyrisme éolien, revenu à la mode chez les Alexandrins. Ils ouvrent la voie à une «nouvelle poésie» (poetae noui), par exemple celle de Laevius, qui compose en mètres divers des pièces lyriques dans lesquelles il chante des amours de héros mythologiques (Alceste, Adonis, Ulysse...). L'inspiration hellénistique est évidente. La langue reste archaïque, mais cette poésie montre la voie à Catulle et, plus loin, à Properce et Ovide.

Plusieurs poètes écrivent des épopées, tantôt dans le goût d'Ennius, tantôt dans celui d'Apollonios de Rhodes. Furius Bibaculus, qui exalte les exploits de César, écrit lui aussi une épopée, Memnon. Un peu plus jeune que lui, Valerius Cato, de Crémone, traite de légendes grecques obscures. Son élève, C. Helvius Cinna, l'imite avec sa Zmyrna (histoire de la fille incestueuse d'un roi de Chypre, transformée en arbre à myrrhe). Citons enfin Varron de l'Aude, peut-être auteur d'une Guerre des Séquanes (en l'honneur de César) et sûrement d'Argonautiques. La poésie romaine «nouvelle» oscille, on le voit, entre la tradition patriotique et les jeux alexandrins.

La tragédie survit, avec Accius (entre 140 et 85) et ne s'éloigne pas des sujets traditionnels; mais le même poète compose deux tragédies prétextes, Brutus et Decius, où s'affirme le sentiment que la piété envers les dieux est la condition de la grandeur romaine. Le grand courant de la littérature latine est alors représenté par la prose, qui, nous l'avons dit, était devenue l'arme de la classe dirigeante. En cette fin troublée de la République, c'est à la fois le lieu de l'action politique et celui de la réflexion théorique, qui adapte aux conditions de la vie romaine les spéculations des philosophes depuis Platon et Aristote.

Cicéron, à ce double titre, accomplit une oeuvre immense. Né en 106 alors que les luttes les plus sanglantes n'ont pas encore été livrées, il meurt en 43, au cours des proscriptions qui visaient à supprimer tous les représentants du régime aristocratique. Il n'est pas de Rome, mais du petit bourg d'Arpinum, où subsistent, encore très vigoureux, les idéaux du passé. Esprit ouvert, Cicéron accueille la parole de tous les philosophes qui se pressent à Rome. En lui s'opère donc la synthèse entre les deux cultures. Son activité d'orateur (du Pro Roscio Amerino aux Verrines, et au-delà) est dominée par le souci d'une certaine morale - la justice -, cela autant que les circonstances le permettent. Non sans courage, il démasque comme consul, en 63, la conjuration de Catilina; mais, pris au piège des lois, englué dans les intrigues infinies nouées dans l'État, il doit partir en exil, et son influence en est très diminuée. Ce qui le rejette vers l'autre aspect de la prose, la réflexion -d'abord sur l'État (qui l'amène dans le De republica, à repenser avec bonheur tout le système romain), puis sur la fonction de l'orateur (c'est-à-dire de l'homme d'État digne de ce nom). À mesure que les circonstances l'éloignent davantage de la vie politique, il publie des traités philosophiques (Des termes extrêmes des biens et des maux, les Tusculanes, le traité Des devoirs, etc.). Cet effet gigantesque de pensée représente une somme qui restera longtemps un sujet de méditation pour les jeunes gens, aussi bien en raison de son style que de son contenu idéologique.

Cicéron ne fut pas le seul orateur de son temps, aucun ne porta plus haut la dignité des lettres. Hortensius, son rival, fut un honnête homme, habile au tribunal, mais éclipsé par le génie de Cicéron. Autre maître dans l'usage de la parole, César, lui, préférait le style attique. À nos yeux, sa gloire littéraire lui vient des Commentarii, ses «aide-mémoire» sur les campagnes de Gaule et sur la guerre civile. Oeuvres destinées à justifier la politique de leur auteur, elles éclairent les faits de la lumière la plus favorable et leur sécheresse, leur objectivité affichée (César ne dit jamais «je » mais «César») en font des démonstrations très convaincantes.

Cependant, le régime républicain s'effondrait, et la réflexion devenait le refuge des hommes d'action malheureux, tel Salluste, qui, ne pouvant plus exercer de magistrature, écrivit deux ouvrages, la Guerre de Jugurtha et la Conjuration de Catilina, qui montrent, à propos de deux crises politiques, l'une plus récente, l'autre ancienne d'un demi-siècle, quelles sont les causes profondes du malaise dans lequel se trouve la cité.

Mais l'inquiétude trouve aussi d'autres apaisements. Varron se réfugie dans l'étude; ayant tout lu, en grec et en latin, il s'intéresse aux Antiquités, divines et humaines, à l'histoire de la langue latine, à l'économie rurale (Res rusticae), à la Vie du peuple romain. Ce retour vers le passé masque à peine le désir de sauvegarder la continuité romaine, qui est déjà l'une des fonctions de la littérature latine. Revenant à Lucilius, Varron composa lui aussi des Satires appelées «Ménippées» (du nom du philosophe cynique Ménippe). Dans le même milieu aristocratique et quelque peu nostalgique, Pomponius Atticus, l'ami de Cicéron, et Cornelius Nepos font oeuvre historique, le premier en établissant une chronologie de l'histoire romaine, le second avec des biographies d'hommes illustres, dont quelques-unes nous sont restées.

Un second souffle

De la foule des petits poètes qui, pendant la première moitié du Ier siècle avant JC., occupent le devant de la scène, émergent deux grands noms: Catulle et Lucrèce. Catulle, venu d'Italie du Nord, commence par écrire de petits poèmes, des épigrammes et des pièces amoureuses. Mais, au lieu de les projeter dans un passé légendaire, il choisit pour héroïne celle qu'il appelle Lesbia, une «grande dame», et qui le désespère. C'est pour elle qu'il retrouvera les rythmes du lyrisme de Sappho, et qu'il écrira: «J'aime et je hais; veux-tu savoir pourquoi il en est ainsi? Je l'ignore, mais je sais que cela est, et je souffre.» Pour la première fois, la poésie dit «je » - un enseignement qu'elle n'est pas près d'oublier.

C. Memmius, qui emmena Catulle avec lui lorsqu'il fut gouverneur de Bithynie, fut le protecteur d'un autre poète, Lucrèce. C'est pour lui que Lucrèce composa son poème De la nature (De rerum natura, «Sur ce qui est»). Dans cette Rome où la philosophie était exposée par des techniciens grecs, écoutés par les nobles Romains avec la plus grande sympathie, surgissait brusquement une épopée didactique prenant appui sur le système d'Épicure. Ennius avait, autrefois, écrit un poème d'Epicharme, didactique lui aussi; mais cette tentative n'avait guère eu de suite. Dans sa langue et son style, Lucrèce se souvient des vers d'Ennius, et jette un pont entre le siècle de la deuxième guerre punique et celui des conquêtes de César. Résurgence d'autant plus remarquable que le sujet n'est plus la gloire de Rome mais la conquête de la paix intérieure. La physique d'Épicure ne prêtait guère à poésie. Mais voici que la chute des atomes, leur vitesse, la manière dont ils se combinent deviennent comme une immense Iliade et que, au-delà de cette pluie d'atomes tombant à travers le vide, une autre épopée se dessine: l'évolution des sociétés, la conquête de la parole, des lois, et, finalement, de la sagesse. Le message apporté par Lucrèce, plus puissant que les vieilles épopées cosmogoniques de la Grèce archaïque, sera entendu par Virgile et résonnera à travers les siècles.

 

Cet empire qui va naître

 

La mort de Cicéron marque la fin du temps où l'éloquence triomphante était maîtresse de la cité. Désormais, la liberté une fois perdue, les orateurs ne seront plus que des avocats, et non des hommmes d'État. Quelques survivants de l'âge précédent, comme Asinius Pollion, compagnon de César, auront beau maintenir quelque temps la tradition républicaine, l'éloquence ne sera bientôt plus qu'une technique, tout au plus une forme de culture, appuyée par la philosophie, que l'on apprend à l'école.

Ce n'est certainement pas un hasard si le plus notable historien qui écrivit sous Auguste fut un rhéteur originaire de Padoue, Tite-Live, homme d'école et non plus familier du Forum et de la Curie. Son oeuvre se place entièrement sous le «règne» d'Auguste, entre 25 avant JC. et 9 après J.-C. Soucieux, comme ses prédécesseurs (Varron notamment) d'affirmer la continuité de Rome, il va édifier, en un seul monument, tout ce qu'ont dit les annalistes. Il conserve la structure annuelle (les consuls, même sans grands pouvoirs désormais, continuent d'entrer en charge le 1er janvier et de donner leur nom à l'année), mais, malgré ce cadre rigide, n'en crée pas moins des ensembles dramatiques, et introduit des discours, s'interroge sur les causes des événements. En cela, il se rattache à l'historiographie grecque, celle de Thucydide, de Polybe, mais aussi à Salluste. Il exalte la morale des ancêtres, façonne une orthodoxie de l'histoire romaine, en affirmant une position critique à l'égard des sources, tout en projetant une vive lumière sur ce qu'il croit être la volonté des hommes du passé, au service de leur patrie. Tite-Live contribue ainsi à la naissance de l'Empire, et à la formation de son idéologie. Peut-être l'image de Rome que nous avons créée en lisant Tite-Live eût-elle été différente si nous possédions les dix-sept livres des Histoires d'Asinius Pollion consacrées aux guerres civiles!

Mais le règne d'Auguste voit surtout le triomphe de la poésie. Son plus grand nom est celui de Virgile. Il est en effet aussi important dans l'ordre de la poésie que le fut Cicéron dans celui de la prose. Virgile commence par écrire, lui aussi, de petits poèmes, dans l'esprit de la «nouvelle poésie» (une partie au moins de ceux qui lui sont attribués dans l'Appendix Vergiliana). Il aime l'érudition, comme les Alexandrins, et aussi Lucrèce, si bien qu'il se convertit à l'épicurisme et participe à cette recherche de la sagesse qui marque cette génération. Sans doute, l'épicurisme se défie de la poésie. Mais Lucrèce a montré que sagesse et poésie n'étaient pas incompatibles. D'autres sources d'inspiration se présentent bientôt: par exemple l'amour de la terre, brusquement éveillé, lorsque, en 42, la propriété de Virgile, près de Mantoue, risque de lui être arrachée. La littérature alexandrine lui offrait un exemple, voire un modèle: les Idylles de Théocrite. Il s'agissait là d'un chant que l'on n'avait pas encore entendu à Rome, et qui surprenait par sa forme: de petits mimes, des dialogues entre les bergers. En réalité, grâce aux Bucoliques, c'est le sentiment que les Italiens ont de la terre qui conquiert tout d'un coup sa dignité littéraire. Les paysages, les hommes, les animaux, les divinités des champs viennent composer le vaste tableau d'un paradis perdu et retrouvé, au centre duquel le «berger» Tityre offre le spectacle de la sérénité. Au-dessus, resplendit la figure lumineuse de César, chanté sous le nom de Daphnis: il incarne la promesse d'un temps où les héros héritiers du dictateur, Antoine, Octave surtout, auront réussi à établir la paix politique, condition première de la sérénité à laquelle aspirent les âmes.

Les Géorgiques, poème didactique, approfondiront cette véritable révélation, où se mêlent poésie, politique et philosophie. On y apprend que la vie rustique est la seule qui soit «humaine», et conforme à l'ordre du monde. Virgile prend là pour point de départ Les Travaux et les jours d'Hésiode, mais la sagesse paysanne de celui-ci fait place à une vision plus ample et plus profonde. Peut-être sous l'influence de Mécène, l'ami du poète et aussi d'Octave, c'est toute la réalité de ce temps qui trouve place dans les quatre livres du poème - jusqu'à l'élevage des abeilles, qui forme un tableau symbolique de la société dont chacun rêve: une monarchie semblable à celle qui se prépare pour Rome. Et, déjà, un projet plus ambitieux encore se dessine: une épopée qui rendrait compte du destin de Rome et garantirait le futur à la lumière du passé le plus lointain. Comme Tite-Live, Virgile est sensible à la continuité de Rome - idée alors essentielle aux esprits.

Le poème qui naîtra de ce projet sera L'Énéide - dont on disait déjà qu'il serait «plus grand que L'Iliade», où l'hellénisme cherchait ses lettres de noblesse. Pour marquer la continuité de la pensée romaine Virgile va reprendre le Bellum Punicum de Naevius, et consacrer un chant entier à l'épisode de Didon. À la vieille Odyssée, il empruntera la descente aux Enfers (version élargie de la Nékuyia, la consultation des Morts). Dans le mécanisme du monde qu'il décrit, se découvre une vérité, pressentie par Platon, qui se fonde sur l'existence de cycles qui entraînent les âmes et qui garantissent aux Romains leur éternité et leur gloire. Toute l'oeuvre de Virgile culmine dans cette révélation, où convergent les espoirs entretenus par les poètes romains depuis trois siècles de littérature.

L'oeuvre d'Horace, lui aussi protégé de Mécène, et né seulement deux ans avant Octave, cinq ans après son ami Virgile, forme avec l'oeuvre de celui-ci un contraste frappant. Horace sut maîtriser les forces poétiques déjà entrevues: le «sel italique», l'âpreté de ses premiers vers rappellent Catulle parlant de ses compatriotes de Vérone; ses Satires continuent celles de Lucilius, avec un plus grand souci de perfection formelle. Plus imprégné de philosophie que son prédécesseur en ce domaine, il apparaît davantage soucieux des valeurs de l'être intérieur que de celles que favorise l'opinion. C'est à cette «culture du moi» que répondent ses Odes (Carmina), qui transposent en latin le lyrisme éolien d'Alcée et de Sappho. Chacun de ces poèmes saisit un moment de l'âme humaine (vision de nature, le temps qui passe, l'angoisse de demain, le désir d'amour, la sagesse résignée, etc.). Mais cette poésie trouve aussi des accents civiques pour exalter les antiques vertus, comme le veut Auguste, qui tente de restaurer les moeurs d'antan. D'esprit peu religieux, Horace n'en composera pas moins l'hymne que chantera un choeur de jeunes gens et de jeunes filles lors des Jeux séculaires de 17, lorsque tout semblait prêt pour une nouvelle naissance de Rome et un siècle d'or.

Dans sa villa de Sabine, Horace vieillissant a médité sur les passions humaines et aussi sur les problèmes littéraires: sa réflexion marquera la littérature occidentale, avec l'Épître aux Pisons, dite Art poétique, inspirée des théories d'Aristote repensées à la lumière des théoriciens hellénistiques. Elle définit aussi un moment capital de la littérature antique, un classicisme fait de mesure et d'humanisme (la beauté est celle de tout être vivant, mais par-dessus tout celle de l'homme). C'est le moment où l'art reprend les thèmes de la sculpture hellénistique, où l'architecture se fait plus légère et élève pour les dieux et les hommes des aurea templa. Un merveilleux moment d'équilibre transparaît dans cette littérature jamais oubliée. En cette seconde moitié du Ier siècle avant JC. l'élégie connut son apogée, avec (peut-être) Cornelius Gallus, et, sûrement, Tibulle et Properce. En mêlant narrations mythologiques, descriptions, sentiments personnels, l'élégie continue l'esprit alexandrin. C'est à Rome que l'amour y reçoit la première place, et voici le genre profondément transformé: Gallus chante sa Lycoris, Tibulle sa Delia, Properce sa Cynthia. Aristocrate ruiné par les guerres civiles, Tibulle poursuit un rêve quasi virgilien au moment même de la rédaction des Géorgiques: vivre avec Delia sur l'antique domaine, parmi les serviteurs de la familia. Rêve de vieux Romain, qu'il tenta de réaliser en reniant la tradition qui le portait vers une carrière d'action. Mais Delia lui préféra des protecteurs plus riches. Abandonné par elle, Tibulle devint l'amant d'une certaine Némésis, qui ne le comprit pas mieux. Dans ces poèmes, nous voyons célébrée la vie pieuse et simple des petits propriétaires du Latium. Ici encore, le mythe de l'âge d'or a sa place, cette fois dans l'âme plus que dans la cité.

Properce, un peu plus jeune que Tibulle, apporte dans ses vers les visions de son pays d'Assise et le souvenir de la guerre civile. Mais son premier livre est tout entier inspiré par l'amour de Cynthia. Comme Tibulle, il préfère la jeune femme à ses devoirs de Romain (la poésie de Catulle a décidément gagné de plus en plus de cours!) Puis le goût de la virtuosité entraînera Properce vers d'autres sujets: des récits mythiques, des scènes de magie, des rêves prémonitoires - tout un monde dont on ne sait pas toujours s'il est réel ou imaginaire. Au quatrième livre, l'esprit de la Rome nouvelle finit par dominer. La ville d'Auguste est contée ici, de paysage en paysage, à travers les légendes qui leur sont attachées.

Ce point d'équilibre atteint, vient le temps du métier avec Ovide, qui écrit des Amours sans doute plus imaginées que vécues. Il s'agit là des péripéties attendues d'un amour quelque peu bourgeois, parfois ancillaire, qui tient plus du roman sentimental, voire un peu cynique, que de la grande poésie de Tibulle et de Properce. La passion et son expression deviennent purs jeux d'esprit avec les Héroïdes, lettres attribuées aux héroïnes de la légende (Didon, Phèdre, Onone...). Poursuivant dans la même veine. Ovide écrit un Art d'aimer, des Remèdes d'amour, ainsi qu'un recueil des conseils de beauté pour les femmes. Touchant à tous les genres, il compose une tragédie, Médée (qui ne nous est pas parvenue), et entreprend une grande épopée sur le thème des Métamorphoses, qui raconte les transformations d'êtres humains en animaux, en plantes, en rochers. Ce vieux thème de la mythologie orientale, Ovide l'élabore de manière à former une cosmogonie, qui culmine avec Pythagore et les légendes romaines. On le voit, la poésie, en cette seconde partie du règne d'Auguste, tend à redevenir un simple jeu. Ovide avait commencé un autre poème, en douze livres, les Fastes, illustrant les rites et les fêtes du calendrier romain. Mais il ne put en écrire que la première moitié car, en 8 après J.-C., il fut condamné à l'exil par Auguste, peut-être parce qu'il avait renié les valeurs morales qui devaient restaurer la Rome d'autrefois. Depuis son exil de Tomes, sur la mer Noire, il écrivit des lettres à ses amis - les Tristes, les Pontiques - pour leur dire sa douleur d'être séparé de tout ce qui faisait le prix de sa vie. Poète «irrépressible» et léger, il écrivit aussi des vers dans la langue des Daces.

L'oeuvre - et la mésaventure - d'Ovide témoigne assez que dans la société romaine l'amour est désormais la grande affaire. Une totale liberté de moeurs s'installe dans les hautes classes. La poésie a insinué le poison dans tous les cours. Horace le dit expressément: « Savants et ignorants, nous écrivons.» Le temps des hommes de métier, poetae, scribae, est terminé depuis longtemps, la littérature n'est plus chose quasi divine: elle appartient au monde de tous les jours, et la poésie l'emporte sur la prose.

 

Où l'art devient culture

 

Pendant les dernières années du règne d'Auguste (qui se termine en 14 apr. J.-C.), il se fait, à Rome, un grand silence dans le domaine des lettres. Virgile, Horace éblouissent. Quelques grands poèmes encore sont écrits, comme le De morte de Varius, un épicurien épigone de Lucrèce, et des tragédies, probablement récitées devant un public restreint plutôt que jouées au théâtre. C'est à ce moment qu'une sorte de débat s'engage, entre la poésie et la prose: la prose, c'est-à-dire l'éloquence; la poésie, en fait la tragédie. Que vaut-il mieux pratiquer? Le problème sera résumé par Tacite, dans le Dialogue des orateurs, à la fin du Ier siècle après J.-C.: l'éloquence est l'arme des délateurs, elle est teintée de sang et ne donne plus la vraie gloire. La poésie permet une vie tranquille et procure de délicats plaisirs. On trouve donc, d'un côté, le goût traditionnel de l'action, de l'autre la tentation du jeu.

La prose oratoire, nous l'avons dit, était enseignée par les rhéteurs. Un livre de Sénèque le Père nous introduit dans la vie de leurs écoles, avec ses Suasoriae et ses Controverses, qui fournissaient aux jeunes gens des développements «préfabriqués», pour conseiller ou pour défendre devant les juges. Le manuel de Quintilien, l'Institution oratoire, bréviaire des professeurs depuis le temps des Flaviens, résume à lui seul l'esprit universel de cette culture orientée vers une littérature orale, que l'on peut regarder comme la somme d'une expérience commencée au Ve siècle avant JC. avec les rhéteurs siciliens, poursuivie dans l'Athènes du IVe siècle, systématisée enfin dans la pratique romaine depuis le début du IIe siècle.

La prose écrite - véritable littérature, au sens où nous l'entendons - vit alors essentiellement par l'historiographie, qui connaît une grande vogue, et sert de refuge à la réflexion politique : c'est ainsi que les Annales de Cremutius Cordus furent brûlées, sous Tibère, parce qu'elles critiquaient trop vivement le régime impérial. Au contraire, l'Histoire de Velleius Paterculus, ami de Tibère, est un panégyrique trop visible de ce même régime et du prince. D'autres, plus prudents, se tournent, comme Quinte Curce, vers le temps lointain d'Alexandre. Les ouvrages historiques de Pline l'Ancien sont perdus. De toute cette littérature ne subsiste que Tacite, qui, sous le règne de Trajan, écrivit d'abord ses Histoires, qui vont de la mort de Néron à Domitien, puis ses Annales qui vont de la mort d'Auguste à celle de Néron. Par son style, et par son pessimisme, Tacite se rattache à Salluste. Grand serviteur du régime en place, il attaqua violemment les règnes précédents.

Outre son oeuvre historique, Pline l'Ancien poursuit la tradition encyclopédique de Caton et de Varron, avec son Histoire naturelle, véritable musée des connaissances et des croyances de ce temps. Quant à la philosophie, restée sans représentant depuis Cicéron, elle connaît un renouveau remarquable avec Sénèque. Formé au stoïcisme dès son adolescence, celui-ci témoigne du succès remporté à Rome par ces études et du rôle qu'elles jouèrent dans la vie politique: le vieil esprit civique est là aussi présent. Essentiellement axés sur la conquête de la sagesse et la vie intérieure, les Dialogues et les Consolations ainsi que les Lettres à Lucilius nous introduisent dans la vie intime des Romains de ce siècle. Certes, Sénèque évite l'anecdote, et ces ouvrages n'ont rien de commun avec la Correspondance de Cicéron, non plus qu'avec les Lettres de Pline le Jeune, mais nous y entendons pourtant les échos des grands événements qui se déroulent très haut à la surface d'une mer profonde.

Le contraste est vif, mais bienvenu, avec le Satyricon, composé au cours des mêmes années que les Lettres à Lucilius (62-64 apr. J.-C.). Ce roman picaresque, dû sans doute à Pétrone, d'abord ami de Néron, puis brouillé avec lui, nous fait mieux connaître la vie quotidienne de riches affranchis, assurément ridicules, mais qui, à leur manière, aspirent aussi à la «culture». Celle-ci, sous sa forme littéraire, et quelque peu philosophique, appartient évidemment à l'air que l'on respire alors. Avec tout ce qu'elle véhicule, elle devient même l'essentiel de l'esprit romain. Elle se révèle un instrument de pensée, jusque dans le plus banal de la vie - un sanglier que l'on sert à table, des vers que l'on cite. Dans la tradition littéraire, ce roman mêlé de prose et de vers se rattache aux Satires des siècles passés, mais avec une vigueur qui en rend la lecture à la fois frappante et attachante.

Les Lettres de Pline le Jeune, écrites au début du IIe siècle, ne font à la philosophie et au pittoresque qu'une place limitée. Chronique de la vie mondaine et des tribunaux, ce recueil, destiné à la publication, manque de naturel. On peut y voir (avec l'auteur lui-même) des notes destinées aux historiens futurs. Le dernier livre, qui contient la correspondance entre Pline, gouverneur de Bithynie, et Trajan, est un dossier d'archives qui nous renseigne sur les problèmes posés alors par les chrétiens.

Quelque peu antérieures (car elles furent écrites sous le règne de Néron), les neuf tragédies de Sénèque qui nous ont été conservées nous renseignent sur l'activité poétique commencée un siècle plus tôt, et dont elles constituent l'aboutissement. La tragédie était alors une forme (considérée, généralement, comme innocente) de réflexion sur les problèmes politiques - celui, en particulier, de la monarchie, qui était évidemment de la plus grande actualité. Ces tragédies furent-elles jouées, ou seulement récitées? Rien ne s'oppose à ce qu'elles aient été mises en scène, ce que leur caractère lyrique ne doit pas nous empêcher de penser. On chantait alors (comme le fit Néron) les vers tragiques, plus à la manière de l'opéra que de la tragédie classique.

La Guerre civile, de Lucain (le poème épique que nous appelons La Pharsale), fait revivre la vieille épopée ennienne, en traitant son sujet selon la chronologie et non pas, comme le firent Homère et Virgile, avec des retours en arrière et des récits qui rétrécissaient le temps. Le sujet en est la guerre menée par César contre Pompée et le Sénat. À côté des tableaux de bataille, nous y trouvons les portraits de héros comme César, Pompée, Caton. Le drame intérieur l'emporte nettement sur la matérialité des combats.

Avec Silius Italicus (Les Guerres puniques), de même qu'avec Valerius Flaccus (Les Argonautiques), l'épopée revient à Virgile. La poésie épique paraît hésiter, faute de talents véritables? Faute, surtout, d'un intérêt majeur qui permettrait que l'on dépassât le simple jeu. Stace compose une Thébaïde ou une Achilléide, interrompues au second livre. Quelques bouffées de fraîcheur nous viennent des Satires de Perse, qui montrent une violence d'adolescent en révolte. Rien ici qui tienne profondément à Rome. Il en va de même pour les Églogues de Calpurnius Siculus, qui chantent le bonheur de vivre sous le règne de Néron.

 

Derniers feux

 

Deux poètes, l'Espagnol Martial et l'Italien Juvénal, vont toutefois faire entendre un son nouveau. Le premier écrira ses quatorze livres d'épigrammes, qui se veulent eux aussi une chronique, cette fois versifiée, de la vie mondaine. Mais ici l'épigramme s'arme d'une pointe, et l'on retrouve des accents entendus chez Catulle - il y a bien longtemps! Quant à Juvénal, qui écrit sous Trajan, il dénonce dans ses Satires la tyrannie de Domitien, et traite en hexamètres les lieux communs de la rhétorique. Il s'en prend aux moeurs du temps, aspire à la solitude. Mais de même que Martial n'avait pu rester à Bilbilis, sa patrie, il ne pourra quitter la ville qui est l'objet de sa colère. Juvénal regrette les temps antiques, qu'il embellit - mais Tite-Live ne faisait-il pas déjà de même? Il entre beaucoup d'artifice et quelque courtisanerie à l'égard de la nouvelle dynastie dans cette poésie violente, intense et souvent pittoresque. Avec le IIe siècle après J.-C., le silence retombe sur Rome, les voix qui commencent à s'élever viennent de l'Orient grec, qui bénéficie de la «paix romaine». C'est alors l'apparition de la seconde sophistique, avec Plutarque, puis de toute une littérature de langue grecque. L'expression de langue latine devient moins urgente: Marc Aurèle écrit en grec, Dion Cassius aussi. Quelques grands noms subsistent parmi les écrivains de la langue latine: ainsi Suétone, fontionnaire d'Hadrien, avec ses biographies de grammairiens, de rhéteurs, de poètes, et surtout avec ses Douze Césars qui, seuls, nous sont entièrement parvenus. La chronologie est incertaine, le récit des événements allusif, mais, en l'absence d'autres sources, cette oeuvre nous reste précieuse. Le rhéteur Florus, lui aussi contemporain d'Hadrien, cherche à «concentrer» le propos de Tite-Live, mais son ouvrage sur les Guerres romaines n'est guère qu'une variation sur un thème très ancien, celui de la vie des États, qui naissent, deviennent adolescents et vieillissent. La vieille théorie aristotélicienne n'est plus ici qu'un artifice d'exposition.

Tout à la fin de la littérature latine vient l'ouvrage d'Ammien Marcellin (entre 379 et 398 environ), trente et un livres qui prétendent continuer Tacite. Les treize premiers sont perdus. Ce n'est plus l'histoire de Rome, ressentie dans sa continuité, qui nous est racontée, mais celle des maîtres successifs d'un Empire chancelant. Cependant se forme, dans des conditions mal connues, l'Histoire Auguste, biographie des empereurs d'Hadrien à Numérien, emplie de faits souvent fort suspects.

Pendant cette longue période, où les oeuvres dignes de ce nom se font de plus en plus rares, quelques provinces de langue latine conservent mieux que d'autres les traditions littéraires. Ainsi de la Gaule et de l'Afrique. Celle-ci a donné le rhéteur M.Cornelius Fronto, sénateur, puis consul et précepteur de Marc Aurèle et de son frère Lucius Verus. Professeur, Fronton se tourne vers le passé: son style archaïque manifeste son goût pour une forme ingénieuse plutôt qu'une véritable pensée. Tout en l'admirant, il reproche à Cicéron de n'avoir pas su choisir des mots recherchés et qui surprennent. Fronton composera un Éloge de la fumée, un autre de la poussière. Apulée, autre Africain attiré par les provinces grecques, se dit philosophe platonicien. Orateur, il se plaît à des jeux semblables à ceux de Fronton. Pour nous, il reste l'auteur d'un roman, les Métamorphoses, où transparaît son goût pour le bizarre et pour toutes les formes de mysticisme. Ce roman nous raconte l'histoire d'un homme transformé en âne et sauvé par la déesse Isis. Mais, en s'appuyant sur ce thème inspiré d'un modèle grec (peut-être d'un certain Lucius de Patras), Apulée crée un véritable mythe platonisant. Et si les intentions de l'auteur nous restent dissimulées, le jeu, la liberté de la création transparaissent à tout moment. Dans ce monde du IIe siècle africain, la magie, la théurgie, les religions de salut dominent la pensée. La philosophie perd son pouvoir d'ascèse spirituelle pour devenir une gnose. La tradition de la prose érudite, toutefois, subsiste: Aulu-Gelle, sous les Antonins, écrira ses Nuits attiques, où s'accumulent toutes sortes d'informations sur des sujets variés. Il semble à ce moment que l'on se hâte de sauver ce que l'on peut des temps anciens. Des commentateurs se penchent sur les grandes oeuvres du passé: ainsi Donat sur Virgile, suivi de Servius, qui reprend le commentaire; Porphyrion s'intéresse à Horace, et Macrobe, dans ses Saturnales, relit lui aussi Virgile, dont il vante les connaissances encyclopédiques, comme, autrefois, les Grecs le faisaient pour Homère. La pensée antique s'endort peu à peu.

Pourtant, la poésie demeure vivace, et la littérature latine s'achève comme elle avait commencé, par la prédominance de l'expression poétique. Au temps d'Hadrien s'était formée une nouvelle école de «poètes nouveaux» qui écrivaient de petits vers et retrouvaient le ton de l'épigramme alexandrine. Hadrien lui-même s'y exerçait, à côté de son ami Florus. On use de rythmes rares, on en crée de nouveaux. On fait l'éloge de la rose, ou l'on chante la Veillée de Vénus, la fête nocturne célébrée par les femmes en l'honneur de la déesse. C'est la tradition de Catulle qui est retrouvée, mais sans le drame de l'amour trahi.

Du siècle suivant nous connaissons les Bucoliques de Némésien, troisième apparition du genre depuis Virgile, cette fois traité d'une manière totalement artificielle. Pendant la seconde moitié du IVe siècle, Ausone, poète bordelais, ne manque pas d'inspiration et on est tenté avec lui de parler de renaissance de la littérature. Nous possédons son oeuvre dans son ensemble, depuis les épigrammes sur sa famille, ses collègues, jusqu'à son poème de la Moselle, éloge en hexamètres du grand fleuve des Trévires. On trouve là de gracieux paysages, des évocations pittoresques, mais aussi un sentiment très fort de la romanité face au monde des Barbares.

Deux noms encore survivent: celui de Rutilius Namatianus, qui raconte, dans son poème en distiques élégiaques (De reditu suo), son voyage de Rome en Gaule, au début du Ve siècle. Voyage maritime, qui permet des descriptions de la côte, des îles, des moines aussi, dont on plaint la sottise et la misanthropie.

Puis vient Claudien, d'Alexandrie, homme de culture grecque, mais qui écrivait en latin, en exploitant tous les genres de la poésie païenne: récits mythologiques, panégyriques, épithalames de grands personnages, récits de guerres récentes mêlent les mètres et les genres. Bientôt une autre poésie et une autre prose vont prendre le relais avec la littérature chrétienne. Elles ne seront pas sans se souvenir de la littérature des païens. Celle-ci avait élaboré des modes d'expression d'une valeur universelle, indépendante d'une révélation divine, mais au service des idéaux que l'on résume sous le nom d'humanitas: la sensibilité des hommes, les aspirations des individus et des sociétés qui les enserrent, les étouffent ou les exaltent. Partant de la culture grecque postclassique, qui jette les premiers germes, remontant jusqu'à celle de l'Athènes du Ve siècle, cette littérature a rendu accessible à des millions d'hommes un instrument de pensée, la langue latine, remarquablement adapté aussi bien à l'action qu'à la spéculation la plus abstraite, au dialogue qu'à la poésie ou au théâtre, et qui a su parfaitement allier la logique à la beauté.

Les littératures

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Le «vieux breton»

 

Aucune oeuvre littéraire de la période du «vieux breton» (Ve-XIes.) n'a été conservée. Pourtant on sait avec précision ce qu'était alors la langue: quantité de noms de lieux ou de personnes et surtout les «gloses» des manuscrits latins des IXe et Xe siècles nous fournissent quelques dizaines de phrases, des centaines d'expressions ou groupes de mots et de nombreux mots isolés.

Peu différent du cornique et du gallois parlé en ce temps, le breton de cette époque reculée était un outil plus adapté à la production littéraire que la langue des époques plus tardives, abandonnée peu à peu par les milieux cultivés.

On possède du reste des témoignages précis sur des auteurs et des oeuvres dont nous n'avons plus que les noms. Le cartulaire de Quimperlé nous parle de Dunguallun («cantor»), de Cadiou («citharista»), de Riuallon («filius») an Bard (bard: «poète»). Marie de France, entre autres, nous fait connaître les noms et les thèmes de plusieurs oeuvres bretonnes. Les lais bretons surtout étaient appréciés. Ces poèmes chantés accompagnés de musique (cf., en irlandais moderne, laoidh: «poème, chanson») étaient précédés d'un prologue en prose. Le lai, qui comprenait de 200 à 1000 vers, était chanté avec accompagnement de harpe et de vielle ou, plus souvent, de harpe et de rote, petit violon à six cordes (gallois crwth, irlandais crott). Poésie et musique formaient un tout indissoluble dans ces compositions. La compétence des anciens Bretons en matière musicale a été confirmée par les découvertes de M.Huglo (Acta musicologica, t. XXXV, 1963; compte rendu in Études celtiques, t.XI), qui montrent que la notation musicale bretonne, une des plus anciennes que l'on connaisse, a été en usage du IXe au milieu du XIIe siècle.

Les lais racontent en général des histoires d'amour agrémentées d'éléments merveilleux et dramatiques. S'il y a peu de morale, il y a beaucoup de poésie et de psychologie dans ces oeuvres. Les personnages sont souvent rattachés à des familles régnantes bretonnes, du Léon, de Cornouaille, de Nantes par exemple.

De façon moins directe et concurremment avec la littérature galloise, la littérature bretonne ancienne a aussi inspiré de grandes oeuvres du cycle arthurien, dont les plus connues sont: l'histoire de Tristan et Iseult, les oeuvres de Chrétien de Troyes, Perceval, Yvain, Lancelot, et notamment Érec dont les liens avec la région de Vannes sont indiscutables. Le pays de Vannes s'appelait le Bro Weroc, «pays de Weroc», dont la forme était devenue Bro Erec dès le XIIe siècle.

On remarque dans la littérature arthurienne la rareté de la finale galloise ancienne auc et la fréquence des finales bretonnes anciennes oc, euc, uc, ec (ex.: Meriadeuc, Yonec, Érec). Bien que ces finales soient souvent francisées en os, eux, us, elles indiquent avec d'autres faits que la «transmission de la matière de Bretagne» s'est en grande partie faite dans l'immense zone de contact entre mondes celtiques et romans qu'était la zone bilingue de Bretagne orientale.

 

Le «moyen breton»

 

On appelle «moyen breton» le breton du XIIe au XVIIe siècle. Nous ne possédons que des oeuvres appartenant à la fin de cette période. Elles nous sont précieuses à deux titres: par leurs sujets, elles conservent parfois des restes de la tradition des époques antérieures; surtout elles ont le mérite de nous restituer la versification ancienne du breton dont la tradition s'était conservée sans interruption depuis l'époque de l'émigration.

Cette versification, très complexe, est fondée sur les mêmes principes que le cynghanedd lusg de la poésie galloise. Le principe essentiel (il y en a d'autres) est que l'avant-dernière syllabe du vers rime avec une ou plusieurs syllabes à l'intérieur du vers lui-même; en outre, les syllabes finales riment ensemble.

-Exemple gallois: haf a ddaw / ni bo glawog («l'été viendra, qu'il ne soit pas pluvieux»).

-Exemple breton: an guen heguen am louenasan egarat an lacat glas.

La prononciation était: an wen hewen am lowenas / an hegarad an lagad glas («la blanche souriante m'a réjoui, l'aimable à l'oeil bleu»). Il s'agit là des deux premiers vers d'une chanson bretonne du XIVe siècle, dont nous n'avons que quelques fragments. Les plus anciennes oeuvres suivies qui nous soient parvenues ne datent que du XVe  siècle, et il s'agit surtout d'oeuvres théâtrales.

 

Le théâtre

 

Il nous reste sept pièces, dont cinq complètes, écrites dans cette ancienne versification. Deux pièces ont des sujets d'origine bretonne ou celtique et sont donc tout à fait originales: la Buhez santes Nonn (Vie de sainte Nonne) et la Buhez sant Gwenole (Vie de saint Guénolé) dont une des scènes, fort curieuse, relate la submersion de la ville d'Ys.

Les autres pièces conservées ne traitent pas de sujets spécifiquement bretons, mais le rapport entre la pièce et l'original latin ou français dont elle dérive est souvent plus lointain que celui qui existe par exemple entre Le Cid de Corneille et Las Mocedades del Cid de Guilhem de Castro. Citons: la Buhez santes Barba (Vie de sainte Barbe); La Passion, imprimée pour la première fois en 1530 et qui contient d'assez beaux passages; La Destruction de Jérusalem, d'auteur inconnu dont les fragments ont été édités ainsi que ceux des Amourettes du vieillard, seul reste de l'ancien théâtre comique breton. Du milieu du XVIIe siècle date la Buez sante Genovefa (Vie de sainte Geneviève de Brabant), dernière pièce utilisant l'ancien système de rimes.

 

La poésie

 

Il existe aussi quelques poèmes anciens: le Dialogue entre Arthur et Guynglaff, du XVe siècle, a malheureusement été défiguré par les copistes successifs. Trois poèmes religieux ne sont pas sans mérite, notamment la Buhez mab den, à la versification très savante (ils ont été réédités en 1962). Le Mellezour an maru (Miroir de la mort) est un long poème de 3602 vers, composé en 1519 par Jehan An Archer Coz.

Plus vivants et parfois gracieux sont les anciens Noëls bretons An nouelou ancien ha devot.

 

La prose

 

Les oeuvres en prose du moyen breton sont peu nombreuses et présentent peu d'intérêt. Il s'agit d'oeuvres d'édification: Buhez an itron sanctes Cathell (Vie de Mme sainte Catherine); un cathéchisme; les oeuvres de Tanguy Gueguen et de Euzen Gueguen.

Il faut cependant faire une place à part au Sacré Collège de Jésus (1659) et au Templ consacret da Passion Jesus Christ (1671) de Julien Maunoir. Ce dernier a rapproché l'orthographe bretonne de la langue parlée qui semble avoir évolué assez considérablement du XVe au XVIIe siècle, avec la disparition de la classe des lettrés bretons qui écrivaient dans une sorte de koinê. Bien que pleine de mots français, cette langue littéraire palliait en partie les inconvénients dus à une fragmentation dialectale croissante. Outre des mots français, il faut reconnaître que les oeuvres en moyen breton contiennent un important vocabulaire celtique tombé plus tard en désuétude. Les recherches de Gw. Le Menn ont permis d'élargir notre connaissance du «moyen breton».

Une période de transition: du XVIIIe siècle au milieu du XIXe

Après Maunoir commence une longue période de transition qui voit se perpétuer les tendances de l'ancienne littérature. À côté de ces courants traditionnels, les conditions d'un renouveau apparaissent, surtout vers la fin de cette période.

 

Les oeuvres d'édification

 

L'immense majorité des livres imprimés en Bretagne de la fin du XVIIe au XIXe siècle sont des livres religieux.

Écrits dans une langue pleine de mots français, ils sont généralement sans grande originalité littéraire; ils connaissent une très grande diffusion, qui s'explique par leur caractère édifiant. Leur principal mérite est de maintenir dans le peuple breton une certaine connaissance de sa langue écrite. Parmi les plus répandus de ces livres, citons les Heuryou Brezonec ha latin, de Charles Briz, parues en 1712 et qui seront réimprimées jusqu'au XIXe siècle.

Le théâtre populaire

Bien que n'ayant eu que tard les honneurs de l'impression, c'est pourtant le théâtre qui maintient le plus fidèlement les traditions littéraires bretonnes.

Celle des mystères du Moyen Âge a été continuée jusqu'au XIXe siècle, surtout dans le pays de Tréguier. Le soir, des générations de paysans recopiaient patiemment ces pièces, les mettaient au goût et dans la langue du jour et apprenaient par coeur des milliers de vers. Puis, malgré les fréquentes interdictions des autorités religieuses et civiles, ils les représentaient devant les foules accourues.

 

La littérature moderne

 

Tandis que les anciennes modes littéraires se survivent encore, H. de La Villemarqué (1815-1895) introduit un souffle nouveau avec la première édition, en 1839, du Barzaz Breiz. Cette oeuvre est de son temps par bien des côtés: le romantisme, l'image plus embellie qu'exacte de l'Antiquité celtique, le purisme et la recherche du vocabulaire. Si l'on a mis en doute l'authenticité de beaucoup de pièces et même la correction de la langue, on souligne leur valeur littéraire et la qualité des airs qui les accompagnent. Depuis sa parution, une controverse animée, ardente, porte sur la part de création qui caractérise le Barzaz Breiz. Il ne fait aucun doute que plusieurs des pièces recueillies par La Villemarqué ont été «embellies» par lui, mais, à cette époque, le fait ne choquait point; en outre on a retrouvé, depuis lors, des versions populaires de certains des chants que l'on croyait entièrement sortis de l'imagination de l'auteur. La thèse et les travaux de D.Laurent ont prouvé l'authenticité de nombreuses pièces.

 

La poésie

 

Depuis La Villemarqué, la vitalité de la poésie bretonne a continué à se manifester. Parmi les poètes du XIXe siècle, citons Brizeux qui a composé en breton Telenn Arvor (Harpe d'Arvor) et Furnez Breiz (Sagesse de Bretagne).

Après la Première Guerre mondiale, l'inspiration des poètes bretons gagne en profondeur et en étendue. J.P.Calloc'h (1888-1917), tué au front, fut le plus grand d'entre eux; ses poésies ont été publiées en 1921 et 1935 sous le titre de Ar en deulin (À genoux). Il écrivait dans le dialecte de Vannes -ainsi que Roperh Er Mason (1900-1952).

De beaux poèmes sont dus à G.B. Kerverziou (dans la revue Gwalarn, Nord-Ouest), à Loeiz Ar Floc'h (Maodez Glandour), poète, philosophe, critique (citons Imram, 1941), à Fant Rozeg (Meavenn), à Ronan Huon (dans la revue Al Liamm, Le Lien).

Deux écrivains qui se sont illustrés dans d'autres genres littéraires ont également composé des poèmes de valeur: Roparz Hémon, Barzhonegou (Poésies), recueil qui en 1967 rassemble des poésies antérieurement publiées à part: Pierre Hélias, Maner kuz (Manoir secret, 1964).

Rares sont les écrivains cités ci-après qui n'ont pas composé de poèmes.

La poésie populaire bretonne reste vivante jusqu'en plein XXe siècle avec des soniou, chants d'amour, chants de mariage, satires, des gwerziou, commentaires d'un événement d'actualité, chantés dans les foires et pardons, et vendus en feuilles volantes. Ces poésies sont les derniers échos de la tradition des lais médiévaux bretons.

Si le théâtre populaire s'éteignait vers la fin du XIXe siècle, certains auteurs lui rendaient en prestige et en qualité ce qu'il perdait en audience dans les foules.

L'abbé Le Bayon (1876-1935), auteur de Nikolazig et de Noluen, tente de renouveler le théâtre à sujets religieux; il écrit en dialecte vannetais.

Jakez Riou réussit avec autant de verve dans le théâtre (Nomenoe-oe) que dans la nouvelle et le roman; c'est aussi le cas de Roparz Hémon (1900-1978): son oeuvre de philologue, de romancier, de poète, ne fait pas oublier son oeuvre théâtrale, Un den a netra (Un homme de rien, 1927), Meurlarjez (Mardi-Gras, 1938), Roperzh Emmet (1944). Tanguy Malmanche (1875-1953) a écrit entre autres Gurvan (1923), Buhez Salaün lesanvet ar Foll (La Vie de Salaun surnommé le Fou, 1926), An Antekrist paru en 1950, Ar Baganiz (Les Païens) parus en 1931. Par leur poésie, leur force et leur simplicité, ces oeuvres font de leur auteur un des plus grands écrivains bretons de théâtre.

Le théâtre breton contemporain est surtout marqué par la personnalité de Pierre Jakez Hélias, né en 1914, qui a donné plusieurs grandes pièces: Mevel ar Gosker (Le Valet du Cosquer, traduit sous le titre Le Grand Valet), Le Roi Kado, La Femme de paille. Ces pièces ont une version bretonne et une version française. L'auteur a, en outre, écrit pour la radio environ 260 pièces plus brèves.

La grande majorité du million de personnes connaissant le breton ne sait ni le lire ni l'écrire. L'usage du breton déclinera donc encore dans les campagnes, mais il demeurera sans doute comme seconde langue d'un public cultivé, soutenue par l'enseignement universitaire, ce qui assure aux écrivains bretons un public restreint mais fidèle.

Le maintien d'une telle activité littéraire, alors que la langue recule, montre qu'il est toujours difficile de prévoir le destin d'une langue.

Les littératures

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On peut dater de l'année 1970 une transformation irréversible du rapport des femmes à la littérature. Jusqu'alors l'opinion commune considérait les femmes artistes comme des exceptions. On s'intéressait parfois aux «images de la femme» dans l'histoire des textes littéraires, mais on ignorait presque totalement la pratique des femmes écrivains. Femme image ou reflet d'un désir masculin, voilà ce que le féminisme de la seconde moitié du XXe siècle aura violemment contesté, sous une forme ou sous une autre, au moment même où, dans un système économico-politique qu'il faudrait qualifier plutôt à présent d'«antisexuel» que de «mâle», les médias, la publicité, l'organisation du travail et de la production mettent plus que jamais peut-être en circulation l'objet d'échange et de commerce «femme». Si bien que l'on se trouve devant le paradoxe suivant: on ne peut parler correctement des textes féminins sans prendre pour point de départ le nouveau féminisme, alors qu'il n'est pas sûr que ce dernier ne soit pas lui-même rapidement devenu l'objet d'un commerce particulièrement lucratif (réel ou symbolique), notamment dans l'édition.

Vers 1970, le nouveau mouvement féministe, né principalement aux États-Unis (au Women's Rights Movement réformiste des années soixante succède en 1968 le Women's Liberation Movement, beaucoup plus radical), n'expose plus seulement, comme les rassemblements précédents, des objectifs de lutte contre l'inégalité des sexes, mais s'efforce aussi d'affirmer et de représenter la «différence féminine», différence, disent les féministes, de sexualité, de perception du corps, d'expérience et de langage, si bien que la question culturelle se trouve d'emblée au centre du mouvement. Le nouveau féminisme produit ses propres écrivains et ses propres artistes, dont l'art se définit en fonction d'un a priori féministe, comme Kate Millett ou Adrienne Rich, aux États-Unis, Monique Wittig, Xavière Gauthier ou Hélène Cixous, en France. Il affirme par ailleurs la nécessité de réévaluer les pratiques féminines, traditionnellement mineures: journaux intimes, broderies, couture, cuisine, etc. Le mouvement réactualise enfin les grandes oeuvres féminines et en permet une relecture qui prenne en compte le point de vue spécifique d'après lequel elles ont été réalisées: c'est le cas, par exemple, de l'oeuvre de Virginia Woolf, ou même, dans une certaine mesure, en France, de celle de Gertrude Stein. Le «féminin» dans la culture n'apparaît ainsi plus seulement comme une fonction négative mais aussi comme un élément dynamique, voire novateur.

 

 

1. L'édition féministe

 

Parmi les causes (entrée massive des femmes dans le monde du travail, débats publics et lois nouvelles sur l'avortement, la contraception, l'égalité des droits civiques et sociaux, etc.) qui ont fait de la question féminine un sujet d'actualité de grande ampleur, l'apparition d'une «édition féministe», consacrée exclusivement aux interventions des femmes, est loin d'être négligeable. Cette édition féministe rend en effet possible un regroupement de textes féminins, crée un foisonnement extrêmement important et ressuscite certaines oeuvres (par exemple, des romans américains du XIXe  siècle tels que The Awakening, de Kate Chopin, ou Ethan Frome, d'Edith Wharton; en Italie, Una donna, de Sibilla Alleramo, etc.). Elle a enfin incité les maisons d'édition traditionnelles à ouvrir à leur tour des collections réservées aux femmes. Il en a résulté depuis 1974 environ une prolifération tout à fait extraordinaire de textes écrits ou prononcés par des femmes, dans des domaines aussi différents que l'ethnologie ou la poésie, le témoignage ou le pamphlet, etc.

Issue du mouvement féministe, cette édition révèle la réussite des femmes à se faire entendre. Cela commence aux États-Unis: aux innombrables pamphlets des premières années du Women's Lib succèdent vers 1969 les journaux, remplacés ou secondés vers 1972 par les revues, les magazines, etc., puis pris en charge vers 1973 par les maisons d'édition, avec les livres, dont la publication devient de plus en plus large. La présentation, la mise en pages, les contenus des journaux initiaux (It Ain't Me Babe, Of Our Backs, Every Woman...) indiquaient déjà l'orientation principale des publications féministes futures: plus que de littérature, ou même de journalisme, il s'agit de prises de parole et de témoignages.

En France, les options sont parfois différentes, ou même hostiles au féminisme américain. C'est ainsi que les éditions Des femmes ont refusé le terme de «féminisme» comme sujet à des emplois suspects ou trop limités et ont créé, à partir du groupe Psychanalyse et politique, ce qu'elles appellent le Mouvement des femmes. On retrouve néanmoins dans l'édition française les grands traits de l'édition féministe américaine. Des titres comme Dire nos sexualités (Xavière Gauthier), Parole de femme (Annie Leclerc), L cause (titre d'une revue), La Ventriloque (Claude Pujade-Renaud), Les Mots pour le dire (Marie Cardinal), Les Parleuses (Xavière Gauthier et Marguerite Duras), Les Doigts du figuier, Parole (Jeanne Hyvrard), etc., indiquent assez comment, pour les femmes françaises aussi, la première fonction de l'écriture est de permettre la communication, l'explosion d'une parole enfin libérée du silence ou d'un «bavardage» rendu à ses droits. L'accent est mis sur les caractères «spontané», «direct», prosaïque, ordinaire de cette parole: les femmes écrivent pour parler, simplement, à la première personne, entre elles ou pour se faire entendre d'un destinataire absent. Leurs écrits sont des confessions, proches en cela des journaux intimes qu'elles tenaient avant que n'existe une édition féministe (et qui accèdent parfois eux-mêmes à la publication, tel ce recueil américain d'extraits de diaries of women édité par Mary Jane Moffat et Charlotte Painter). La répétition, de livre en livre, de témoignages et d'expériences identiques, presque interchangeables, l'importance du facteur quantitatif, l'accent mis sur l'expérience quotidienne (dans le film de Chantal Akerman, Jeanne Dielman, le spectateur assiste de bout en bout aux activités ménagères de Jeanne), la dominante «gynécologique» (récits de grossesses, d'avortements, etc.) sont  autant d'éléments qui contribuent à créer une sorte d'«effet de foule», d'un genre très nouveau. L'édition féministe nous montre, en effet, ce que nous n'avions jamais vu ; ces «couloirs obscurs de l'histoire» aurait dit Virginia Woolf, où une foule, constituée non plus d'hommes au travail mais de femmes, s'occupe à traiter, dans l'anonymat, les problèmes individuels ou familiaux de la vie quotidienne. Il arrive que ces récits consolident la tradition, comme L'histoire est un tricot, d'Annie Leclerc, mais ils parviennent aussi parfois, plus positivement, à interroger cette «identité anonyme» des femmes à laquelle sont consacrées depuis longtemps les grandes oeuvres féminines. Certains de ces textes nés du nouveau féminisme présentent néanmoins le danger de la confusion de l'oral et de l'écrit, de l'usage non critique d'une «langue de femme» (mais une telle langue est-elle possible?) et du recours, d'un narcissisme souvent naïf, à un «je» qui semble signifier une adéquation parfaite du sujet à lui-même.

 

 

2. Contre-culture

 

Les premiers livres publiés ont été pour la plupart, en particulier aux États-Unis, des ouvrages théoriques, le mouvement féministe étant d'abord un rassemblement politique et idéologique. Qu'il s'agisse de rééditions des grands classiques de l'analyse féministe (essentiellement, Le Deuxième Sexe, de Simone de Beauvoir, The Feminine Mystique [La Femme mystifiée], de Betty Friedan, ou encore, sur un autre plan, L'Origine de la famille, de la propriété privée et de l'État, de Engels) ou d'études nouvelles dont la réputation a grandi très vite (Sexual Politics [La Politique du mâle], de Kate Millett; The Dialectic of Sex [La Dialectique du sexe], de Shulamith Firestone; The Female Eunuch [La Femme eunuque], de Germaine Greer; et aussi en Angleterre, Psychoanalysis and Feminism [Psychanalyse et féminisme], de Juliet Mitchell; en Italie, Dalla Parte delle Bambine [Du côté des petites filles], d'Elena Gianini Belotti, etc.), ou encore d'anthologies regroupant des interventions variées de femmes (par exemple, le recueil américain de Robin Morgan, Sisterhood Is Powerful) et révélant par là, de manière tangible, l'existence du «mouvement» comme tel (cf. en France, des numéros spéciaux de revues republiés en livres comme Les femmes s'entêtent ou des recueils de textes étrangers comme Écrits, Voix d' Italie), ces textes doivent nous être présents à l'esprit, si nous voulons être en mesure de lire dans leur histoire les fictions féministes qu'ils ont précédées. Malgré des différences sensibles d'analyse ou d'option, ils finissent tous par constituer une contre-culture.

La phrase célèbre écrite par Simone de Beauvoir dès 1949 dans Le Deuxième Sexe: «On ne naît pas femme, on le devient» indique sans doute le point central de toute théorie féministe. Le livre d'Elena Gianini Belotti, Du côté des petites filles, analysant les conditions répressives de l'éducation des filles, va dans le même sens. De là découlent, schématiquement, deux tendances de l'analyse féministe: d'une part, celle qui accorde aux phénomènes socio-historiques la première place et demande, comme le déclaraient en novembre 1977 les femmes de la revue Questions féministes, le droit pour les femmes aussi «au neutre [à la définition non sexuée], au général»; et, d'autre part, celle, dominante au moins sur le plan des publications, qui, tout en tenant compte constamment de l'histoire de l'oppression des femmes, met en avant dans une thématique de la différence quelque chose qui serait comme une «nature féminine». Mais dans tous les cas l'écriture féministe est amenée, de manière plus ou moins principale, à mettre en lumière un aspect de la condition faite aux femmes, et à dénoncer les expériences négatives de viol, d'exclusion ou d'oppression. Celles-ci ne constituent pas, néanmoins, le sujet unique de l'écriture, qui fait aussi écho à une attitude globalement et explicitement théorique du féminisme comme critique et analyse du «patriarcat». De ce point de vue, le livre de Valerie Solanas, S.C.U.M. Manifesto (Society for Cutting Up Men, c'est-à-dire Société pour la castration des hommes), a marqué en son temps (1968-1971), sous la forme du scandale, l'histoire du mouvement: l'auteur, qui était au même moment en prison pour avoir agressé l'artiste Andy Warhol, proposait pour dénouement d'une fiction délirante où les femmes devenaient les «maîtres du monde» l'assassinat de tous les hommes. Dans la théorie, c'est le patriarcat comme entité politique et idéologique qui est mis en question. Aux États-Unis toujours, des livres comme celui de Kate Millett (La Politique du mâle) s'attachent à décrire les modes de répression sexuelle et culturelle à l'égard de la femme, tels qu'on peut les repérer dans la littérature «masculine», en analysant les principes d'un «pouvoir mâle». Les féministes américaines ont encore créé, dans la plupart des universités, des women's studies, où sont étudiés les schémas littéraires dominants, ainsi que des revues de critique littéraire et culturelle (telle la revue Signs à Chicago). Si, enfin, l'essai-fiction de Virginia Woolf intitulé Trois Guinées (1938) a rencontré un succès tel qu'il a été traduit et publié à nouveau dans la plupart des pays où existe une édition féministe, c'est parce qu'il met violemment en procès un ordre patriarcal qui conduit à la guerre et au fascisme et interdit aux femmes les possibilités matérielles et symboliques d'accéder à la culture.

L'unité des différentes tendances du féminisme réside dans l'affirmation constante de ce point de vue critique, c'est-à-dire différent. À cet égard, l'évolution du mouvement est à peu près partout identique. D'une manière générale, on constate vers 1974 un déplacement des préoccupations sociopolitiques vers des objectifs plutôt culturels; c'est le cas très nettement en France, avec les éditions Des femmes. L'Italie, où le féminisme demeure assez «violent», fait un peu exception. Dans tous les cas, le phénomène de mondialisation de l'édition féministe aboutit à la constitution d'un nouveau champ culturel construit sur un principe de sororité (sisterhood, sorellanza, etc.) qui fait que tous les grands livres du féminisme, qu'il s'agisse d'essais ou de fictions, sont traduits dans presque toutes les langues.

La revue belge Les Cahiers du G.R.I.F. présente dans un de ses numéros intitulé «Créer» un exposé assez clair de l'analyse féministe de la question culturelle. C'est la notion même de création qui s'y trouve critiquée: «On peut se demander [...] si la hantise de la création [...] ne relève pas de la conception propre de l'Occident industriel, qui consiste à définir l'homme par sa capacité de produire des objets.» Cette condamnation de l'objet -et donc notamment de l'«objet d'art» -est un élément fondamental des réalisations féministes, en particulier dans le domaine de la littérature. Le mot même de littérature apparaît comme suspect, et on lui préfère celui d'écriture, qui met l'accent sur une pratique et semble éloigner le danger fétichiste dénoncé dans la culture dominante. Les textes féministes rechercheront les caractères de l'«éphémère», du «non-art»: inachèvement, refus de la «phrase», et souvent de tout travail de formalisation esthétique, réévaluation de la communication aux dépens du «langage poétique». Il s'appliqueront surtout à privilégier un rapport direct de l'écriture au corps, comme on peut le voir par exemple dans Le Corps lesbien de Monique Wittig: tout dans ce livre, la présentation, la mise en page, la typographie, semble fait pour produire l'illusion d'une identité absolue du livre et du corps. Par analogie avec la notion de «négritude», Simone de Beauvoir avait posé celle de «féminitude» : elle voulait désigner par là un ensemble de qualités acquises dans l'oppression. C'est bien ainsi qu'il faut envisager la contre-esthétique de l'écriture féministe, et c'est pourquoi on peut aussi parler à son propos de contre-culture. Ce faisant, on prend également en compte un «sous-développement» tendanciel des textes féminins.

Bien que dans un «féminisme» de type américain et un «mouvement» de type français, les axes de l'élaboration théorique soient les mêmes (Marx et Freud, repris et critiqués dans une pensée féministe), les analyses, et leurs conséquences sur les productions littéraires, sont assez radicalement différentes. La tendance américaine impose en effet une théorie principalement négative (critique universitaire du patriarcat) et privilégie les expériences de révolte et d'engagement. Les textes de fiction qui en résultent sont en majorité des poèmes, qui retranscrivent directement un lyrisme oral de revendication ou d'amour (telle l'oeuvre d'Adrienne Rich) ou des romans de style classique rapportant des situations d'oppression ou des relations sentimentales (par exemple, Sita, de Kate Millett). Dans l'ensemble, la langue proprement dite n'est pas remise en question, à la différence du mouvement des femmes en France, pour lequel «le rapport au corps et aux images maternelles» reste principal, produisant une réévaluation non seulement des contenus du discours «phallocentriste», mais de la langue elle-même, dans le jeu de ses signifiants et de ses hiatus esthétiques -s'il est vrai que «la fonction maternelle est liée au processus pré-oedipien et, par cela même, à la réalisation esthétique» (Julia Kristeva). C'est dire que le mouvement français est solidaire de la culture contre laquelle il pose une contre-culture qui serait de l'ordre du refoulé.

 

 

3. Héroïnes

 

«Ont-elles jamais existé, ces fabuleuses nations de jeunes filles, ces démons montés, galopant dans tous les coins du monde en faisant gicler de tous côtés glace et sable doré?...» se demande Helen Diner dans Mothers and Amazons: The First Feminine History of Culture. Le féminisme tend en effet à inventer une histoire mythique des femmes, puisque, comme le notait Virginia Woolf, «nous ne savons rien d'elles, excepté leur nom, la date de leur mariage, le nombre d'enfants qu'elles ont portés». Sans parler des féministes célèbres de l'histoire (Mary Westmacott, Flora Tristan, Louise Michel, Alexandra Kollontaï...) dont les écrits, romanesques ou théoriques, sont réédités, toute femme dont le nom est demeuré, pour une raison ou pour une autre, dans notre culture, peut faire figure d'héroïne: par exemple, Anna O, la «première hystérique» de Freud, symbole d'une parole différente, formulée non pas sur le mode d'un discours, mais au lieu même du corps (par les symptômes); ou encore, Lou Andréas-Salomé, inspiratrice des premiers psychanalystes et d'écrivains comme Nietszche ou Rilke, retirée quant à elle dans une expérience de recherche de l'origine et de la différence des sexes vécue sur son propre corps; il y aurait encore Elizabeth Packard et Zelda Fitzgerald, empêchées toutes deux d'écrire, malgré leur talent, par la vanité d'un homme, ou Colette et Anaïs Nin, figures d'une expérience littéraire typiquement féminine. On réédite parfois les oeuvres de ces héroïnes. On publie des biographies et des commentaires de leur vie ou de leurs écrits. On redécouvre des textes plus ou moins «féministes» qu'elles ont pu écrire, comme ce recueil de textes d'Anaïs Nin intitulé Être une femme. Les héroïnes du nouveau féminisme sont aussi des personnages romanesques conçus par des femmes, telle la «Lol V.Stein» de Marguerite Duras, emblème de la féminité comme absence, oubli de soi, ou encore ce personnage d'un roman très populaire de Sylvia Plath, The Bell Jar (La Cloche de détresse), que son auteur conduit à la découverte de son exploitation sexuelle et de son oppression sociale et culturelle. Enfin, quelques grandes fictions féministes (Trois Guinées, Une chambre à soi, de Virginia Woolf, La Cloche de détresse, etc.) prennent fonction de textes sacrés. Car, et Virginia Woolf le montre exemplairement, il ne suffit pas à une femme qui veut écrire de reconnaître dans sa mémoire un héritage spécifiquement féminin, maternel («Car nous, c'est à travers la pensée de nos mères que nous pensons, si nous sommes femmes...»), il lui faut encore inventer une généalogie nouvelle d'artistes femmes, une histoire culturelle féminine, un précédent non plus seulement familial mais social.

Cette nécessité de revendiquer un héritage au moins double (sinon triple, puisque bien sûr il faudra tenir compte aussi de l'intertexte culturel au sens large, représenté, par exemple, chez Virginia Woolf par la fascination pour la bibliothèque paternelle) indique d'ailleurs une des articulations contradictoires de l'«écriture féminine». Celle-ci est en effet amenée, de manière explicite ou non, à mettre en scène un rapport de rivalité entre une tendance «maternelle», tournée vers le don, la dissolution d'identité, l'anonymat, la ritualité, et une tendance culturelle qui en est dans une certaine mesure l'antithèse. Comme le dit encore Virginia Woolf, «il est significatif que, des quatre grandes romancières -Jane Austen, Emily Brontë, Charlotte Brontë, George Eliot-, aucune n'a eu d'enfants, et deux sont restées célibataires». La reconstruction d'une histoire des femmes par le nouveau féminisme est tributaire elle aussi de cette contradiction: d'un côté, les mères en général sont les héroïnes méconnues des temps passés, les femmes dont il faut lever l'oppression ; mais, de l'autre, les héroïnes sont aussi Amazones (comme dans le livre de la féministe américaine Ti-Grace Atkinson, Odyssée d'une Amazone) ou sorcières (voir le groupe américain Witch ou la revue française Sorcières), femmes stériles, homosexuelles ou frigides qui ont créé, dans le refus de la normativité sexuelle et dans la folie, les éléments de leur propre histoire.

 

 

4. Suicidées de la société

 

«Toute femme née pourvue d'un grand don au XVIe siècle serait certainement devenue folle, se serait tuée ou aurait terminé ses jours dans une chaumière solitaire à l'orée du village, à demi sorcière, à demi magicienne, crainte et faisant l'objet de moqueries...» (Virginia Woolf, Une chambre à soi.) «Elle parle la langue des marécages. Pourquoi s'étonner qu'on ne la comprenne pas? Quelquefois, par mégarde, le patois. Mais tu ne dois pas. La sorcière au châle noir éructe...» (Jeanne Hyvrard, Les Prunes de Cythère.)

Si la «sorcière», déjà louée au XIXe siècle, dans des termes grandioses, par Michelet, a pu apparaître aux nouvelles féministes (et tout particulièrement en littérature) comme un archétype de figure féminine revendicatrice, c'est sans doute par la force de négativité qu'elle représente. Personnage d'une mythologie noire opposée aux mythologies «familialistes», nantie d'un pouvoir parallèle au pouvoir social, liée à cette nature mystérieuse et sans parole que notre idéologie associe à la féminité, elle rassemble les traits d'un irrationnel où la maternité productive et positive se renverse en une puissance de mort. Or tel est bien le problème central de la réflexion féministe contemporaine. En effet, si dans la fonction maternelle une femme peut ressentir, en tant qu'individu, le risque d'un clivage opéré sur son corps et d'une perte d'identité, si la maternité ne dit pas le tout de la féminité, cette dernière sera renvoyée, par un principe d'exclusion, à l'espace négatif de la sorcière: solitaire, mutique, asociale, improductive, repliée sur une féminité en absence, confrontée à l'image persécutrice de sa propre mère, une telle femme sera projetée dans un processus de déconstruction de type psychotique, que souvent l'écriture, ce «garde-fou» (LaraJefferson, Folle entre les folles), ne suffira pas à détourner ou à objectiver.

De ce point de vue, l'histoire d'un certain nombre de femmes écrivains pourrait être racontée comme celle de «suicidées de la société» (pour reprendre la formule d'Artaud à propos de Van Gogh). Un grand nombre des meilleurs auteurs féminins du XXe siècle ont en effet vécu et sont morts dans des conditions tragiques, traversés et  détruits par cette «folie» qui n'est jamais qu'un bord assigné par le système social. Virginia Woolf, divisée toute sa vie entre l'écriture et la maladie mentale, se noie dans la rivière proche de sa maison en mars 1941, à l'âge de cinquante-neuf ans. Sylvia Plath, poète (Ariel) et auteur de La Cloche de détresse, roman paru en 1963, se suicide un mois après la sortie de celui-ci, à l'âge de trente ans; Anna Kavan (Neige, Demeures du sommeil), Sophie Podolski (Le pays où tout est permis), ainsi que Danièle Collobert (Il donc) mettent aussi fin à leurs jours. Unica Zürn, dessinatrice et écrivain, auteur de deux très beaux livres, L'Homme-Jasmin et Sombre Printemps, après avoir été internée à plusieurs reprises dans des cliniques psychiatriques, se suicide le 19 octobre 1970, à l'âge de cinquante-quatre ans. Toutes ces femmes ont expérimenté sur leur propre corps ces traits de la maladie et de la douleur dont notre société a fait, depuis la parole de la Bible («Tu enfanteras dans la douleur»), un apanage de la féminité. De cette déchirure physique et mentale, leurs textes ne cessent de rendre compte: L'Homme-Jasmin se présente comme le journal clinique d'une malade qui jouit des images colorées, des rêves, des symboles et des rites étranges de son délire; Demeures du sommeil met en scène l'alternance fascinante de la veille et du sommeil, de la douleur et du rêve peuplé de fantasmes et de fantaisies; La Cloche de détresse est le récit de la crise psychique grave qu'a subie vers l'âge de vingt ans Sylvia Plath elle-même.

On retrouve dans les textes littéraires à proprement parler féministes, mais cette fois-ci sous une forme le plus souvent idéologique, cette même représentation de la folie: des femmes comme Jeanne Hyvrard, Emma Santos, Hélène Cixous, Madeleine Gagnon revendiquent un droit au délire. «Ils disent qu'ils vont me guérir. Mais c'est pour me normaliser. Ils disent que je suis folle. Mais c'est pour ne pas entendre ma voix», explique Jeanne Hyvrard dans Mère la mort; «La folie me fait peur et me séduit. La folie me fait danser», raconte Madeleine Gagnon dans Retailles. Enfin, d'une manière plus générale encore, on peut dire que le discours psychiatrique ou psychanalytique est une référence systématique des écrits féministes. Nombreuses sont, par exemple, les fictions de femmes qui se présentent comme un récit de maladie mentale, une correspondance avec un psychanalyste, etc. À cet égard, deux livres ont peut-être plus particulièrement fait date dans le contexte du féminisme: celui de Lara Jefferson, Folle entre les folles, et celui de Mary Barnes et Joseph Berke, Mary Barnes, un voyage à travers la folie. Tous deux retracent le combat authentique que deux femmes aliénées et internées ont mené, par les moyens de l'art (pour Lara Jefferson, l'écriture, pour Mary Barnes, la peinture), contre leur propre maladie. Associé à l'antipsychiatrie moderne, le féminisme a ainsi permis la publication de textes traditionnellement privés, relégués dans les dossiers médicaux, et a par là même contribué à révéler le lien historique de la féminité et de la psychose.

 

 

5. Le «continent noir»

 

À propos de la sexualité féminine, Freud emploie la formule désormais bien connue de «continent noir» de la psychanalyse. À peu près à la même époque, un jeune Juif viennois, Otto Weininger, publie un livre raciste, mysogine et antisémite, Sexe et Caractère, et se suicide quelques mois plus tard après avoir déclaré à un ami: «As-tu déjà pensé à ton double? et s'il arrivait maintenant! Le double est cet être qui sait tout de chacun, qui sait même ce que personne jamais n'avoue!» Et Freud encore disait: «La pénétration dans la période pré-oedipienne de la petite fille nous surprend, comme dans un autre domaine, la découverte de la civilisation minoé-mycénienne derrière celle des Grecs.» Dans ces trois exemples apparaît la même image: celle d'une étrangeté (sexuelle) de la femme, décrite en termes de race. Cette étrangeté est aussi proximité violente d'un «double» de soi-même: autre côté, autre race, métaphore du dehors ou du différent au plus profond de soi, cette image raciste, qui fait référence à l'organisation colonialiste des sociétés occidentales, confond dans la même exclusion la femme et le «colonisé» (Juif, Noir...). Or cette confusion est revendiquée par les féministes elles-mêmes, de la même manière qu'elles peuvent revendiquer une définition négative par la «folie».

Le mouvement américain a ainsi parfois repris à son propre compte le slogan des Noirs: I am black and I am beautiful; Simone de Beauvoir, on l'a vu, forge le mot de «féminitude» sur le modèle de «négritude»; Hélène Cixous, juive française de mère allemande et originaire d'Afrique du Nord, fait, elle, l'éloge du «continent noir»; dans Les Prunes de Cythère, Jeanne Hyvrard écrit l'histoire d'une colonisation dans les «îles», et dédie son livre «au Nègre inconnu». Les exemples de ce retour par les féministes modernes à un imaginaire «africain» ou plus largement d'exotisme et de sauvagerie pourraient être multipliés presque à l'infini. De manière peut-être plus troublante, on le retrouve aussi avec la même fréquence chez des auteurs qui n'ont pas de rapports directs avec le mouvement ou, du moins, avec sa théorie et ses axes de revendication. Pour Marguerite Duras, l'écriture est ainsi le moyen d'un retour aux images de l'enfance en Indochine et d'une réflexion sur un passé colonial désormais clos, où la pauvreté côtoyait la richesse et où la maladie, la perte de soi, la mort étaient les fondements mêmes où se relançait la vie des femmes (Un barrage contre le Pacifique, Le Vice-Consul, India Song). La question coloniale est encore centrale chez Doris Lessing qui consacre une partie de son oeuvre principale, Le Carnet d'or, à des scènes rhodésiennes à travers lesquelles l'analyse politique en termes de lutte des classes tenue par les personnages masculins apparaît à la fois dérisoire face à l'oppression plus tragique des Noirs rhodésiens, et illusoire du point de vue des personnages féminins. Enfin, on ne saurait oublier que le premier roman de Virginia Woolf, La Traversée des apparences (The Voyage Out), a également pour cadre un pays tropical et que c'est dans la région centrale de la forêt, vierge comme Virginia, que l'héroïne, Rachel, rencontrera sa féminité, sa sexualité et, du même coup, sa destruction et bientôt sa mort.

Si cette métaphore «africaine» est si insistante, ce n'est pas seulement par dénonciation du système politique colonialiste mais aussi parce que le colonialisme lui-même est porteur d'associations imaginaires riches en irrationnel. Les méthodes de colonisation, par exemple, renvoient à des images de viol; la justification économique (alimentaire) traite d'autre part le Tiers Monde comme un grand corps maternel nourricier dont les trésors sont saisis par les colons, alors que lui reste affamé: images de la mère affamée, de la mère sans mère, de la fille sans mère (on pense au personnage de la mendiante dans les romans de Marguerite Duras). Tel est bien le grief féminin inconscient que le nouveau féminisme met au jour: dans une organisation symbolique qui privilégie historiquement (au moins depuis l'invention de la figure de la Vierge mère...) le rapport de désir du fils et de la mère, qu'en est-il de la fille? Freud insistait sur l'importance de la phase pré-oedipienne de relation à la mère chez cette dernière. L'«Afrique» est à la fois la fille et la mère: la fille dépossédée de l'aliment, de l'amour, nécessaires à sa vie et à la reconnaissance de soi, et la mère au ventre plein des trésors merveilleux que la fille revendique (images, couleurs, sons sauvages, rythmes, etc.). C'est pourquoi on trouvera dans la plupart des textes féminins sinon un éloge de la nature comme espace sauvage, miraculeux (par exemple dans La Prisonnière des Sargasses de Jean Rhys), du moins la tentation d'une écriture au plus près des sensations, des rythmes simples, des euphonies (Hélène Cixous, Jeanne Hyvrard, Virginia Woolf...), une écriture «jubilatoire» où souvent le plaisir de la profération des sons et des mots l'emporte sur la narrativité, comme on peut le voir notamment dans l'oeuvre de Gertrude Stein.

L'écriture est le plus souvent pour les nouvelles féministes le moyen d'une régression vers des «épousailles» (Annie Leclerc) avec le corps maternel. De là provient le déploiement d'une thématique du corps qu'on retrouve de texte en texte: éloge d'une sensualité diffuse, prégénitale ou polymorphe (Luce Irigaray, Ce sexe qui n'en est pas un), fétichisme du mot aux dépens de la phrase, qui indiquerait une articulation de type phallique (Virginia Woolf jugeait déjà la phrase «masculine» trop «lourde» pour une femme), définition d'une écriture-flux à l'image du sang menstruel (Marie Cardinal, Emma Santos, Jeanne Hyvrard...) ou, au contraire, d'une écriture éclatée, morcelée, fragmentaire, lapidaire (Agnès Rougier, Danielle Collobert, voire l'Américaine Joan Didion), hostile aux effets d'unité ou d'unicité stigmatisés dans l'écriture masculine, insistance, au total, sur l'idée d'une multiplicité spécifiquement féminine.

 

6. L'autobiographie de tout le monde

 

Le trait peut-être le plus frappant de cette écriture féminine que le nouveau féminisme des années soixante-dix met en avant soit dans les textes qu'il produit, soit dans ceux dont il permet la redécouverte et la relecture, c'est son caractère à peu près systématiquement autobiographique. Sans parler des textes féministes, dont on a pu dire qu'ils étaient souvent très proches de la confession ou du journal, les grands textes féminins contemporains apparaissent tous, de près ou de loin, traversés par un projet d'autobiographie ou du moins de biographie écrite (reformulée sur un mode artistique). En cela, ils appartiennent aussi -et sans doute en premier lieu -à la littérature moderne.

Certaines fuient cette biographie écrite, comme Sylvia Plath, qui compose des poèmes pour reculer le moment du roman, qu'elle juge «sale», cruel, trop près de l'intimité des événements vécus. Pourtant, elle rédige La Cloche de détresse, et son dernier travail aura été un projet de roman. D'autres, en revanche, n'y résistent pas, comme Unica Zürn ou Anna Kavan rapprochées dangereusement par l'écriture de leurs fantasmes les plus implacables. Doris Lessing, Marguerite Duras, Gertrude Stein, ou même Colette ou Anaïs Nin, s'y adonnent avec tout leur art. Virginia Woolf y parvient, après le long détour d'une vie et d'une oeuvre: ce sont ses derniers textes, les plus beaux peut-être, regroupés après sa mort dans un recueil intitulé Instants de vie (Moments Of Being).

L'autobiographie conçue par les femmes présente une qualité spécifique ou, du moins, nouvelle: celle de ne pas être la construction, par les moyens complexes de l'écriture, d'un sujet à peu près unifié, ou aspirant à l'être, même dans les plus grandes contradictions, comme dans les textes contemporains «masculins». Le sujet d'une oeuvre féminine n'existe pas, n'existera pas. Il se perd, se multiplie, se diffracte dans les multiples figures, les mouvements minuscules du quotidien. «Autobiographie de tout le monde», ce texte féminin vaut pour une autre vie, d'autres vies -bien vite la question même de la «féminité» ne se pose plus. Cette autobiographie insignifiante, ou plutôt non inscrite dans une logique de la représentation du sens (qu'on lise, par exemple, les absurdités algébriques de Gertrude Stein, sa manière de construire une poétique des lieux communs de la communication verbale), trace un parcours durable, mais fragmenté, accidenté, discontinu, pour des femmes qui rêvent de «flotter avec les bouts de bois à la surface de la rivière» (Virginia Woolf).

Les littératures

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Pendant longtemps, l'étude du phénomène messianique a été l'apanage quasi exclusif de la christologie, c'est-à-dire d'une théologie appliquée au personnage central du christianisme tenu et retenu, sinon exclusivement du moins archétypiquement, pour le Messie. Dans l'entre-deux-guerres, néanmoins, les sciences humaines des religions -histoire, sociologie, ethnologie, anthropologie - élaborent peu à peu les éléments d'une approche inductive et comparative de ce phénomène messianique définitivement pluralisé. Ainsi se présente toute une population de personnages -des messies-, de mouvements spécifiques -des messianismes -ou de mouvements apparentés -des millénarismes. C'est à partir de ces populations que peuvent être envisagés la définition, les cycles et la typologie du messianisme.

 

 

1. Définition du messianisme

 

On a défini le messianisme comme étant «essentiellement la croyance religieuse en la venue d'un rédempteur qui mettra fin à l'ordre actuel des choses soit de manière universelle soit pour un groupe isolé et qui instaurera un ordre nouveau fait de justice et de bonheur» (H. Kohn, «Messianism», in The Encyclopædia of Social Sciences). Pratiquement, ce terme revêt souvent une signification voisine de celle de «millénarisme», qui désigne le mouvement socio-religieux dont le Messie est le personnage. Les deux notions, en tout cas, impliquent une liaison essentielle des facteurs religieux et des facteurs sociaux, du spirituel et du temporel, des valeurs célestes et des valeurs terrestres, aussi bien dans le désordre dont ils préconisent l'abolition que dans l'ordre nouveau dont ils annoncent l'instauration. À la différence du prophète, qui se réclame seulement d'une mission reçue de Dieu ou de l'agent surnaturel suprême, la messianité implique un lien d'identification plus poussé avec ce dieu, généralement un lien de parenté: si le prophète est uni au dieu par un lien électif, le Messie est uni à Dieu par un lien natif.

L'étymologie des termes «Messie» et «messianisme» (hébreu: mâshîakh; grec: christos -l'oint; latin: messias) semblerait montrer que l'Occident a connu le personnage et la doctrine qu'ils désignent sous l'influence d'Israël et du christianisme (le christianisme est la religion du christos). Cependant, les idées et les faits recouverts par ces mots dépassent largement l'aire judéo-chrétienne. Ainsi le messianisme recouvre en réalité deux concepts distincts: un concept théologique normatif lié à la proclamation de l'unicité messianique du fondateur du christianisme, tous les autres personnages messianiques étant classés comme prémessies ou faux messies; un concept sociologique comparatif appuyé sur une population de situations dans lesquelles un personnage fondateur d'un mouvement historique de libération socio-religieuse s'identifie ou est identifié à une puissance suprême «émettant» sur l'ensemble de l'histoire des religions comme des sociétés.

 

Le sens théologique

 

Le sens théologique est propre à l'aire culturelle dominée par le christianisme. Dans son acception absolue, le messianisme désigne ici l'ensemble des croyances juives relatives au Messie promis dans l'Ancien Testament. Dans un sens moins strict, il s'applique aux enseignements ou aux mouvements qui promettent la venue d'un envoyé de Dieu appelé à rétablir sur terre la justice et l'innocence premières. Les controverses ont surtout porté sur le contenu de ce messianisme, soit entre la tradition chrétienne du Messie «déjà venu» et la tradition juive du Messie «encore attendu», soit à l'intérieur de la tradition chrétienne, où se rencontrent, d'une part -surtout dans une tradition patristique des trois premiers siècles-, l'attente futuriste d'un retour messianique en gloire et en majesté pour l'instauration d'un millenium terrestre, d'autre part -surtout après saint Augustin -, la prédominance des thèses prétéristes: thèse de la révélation close, fixation du retour messianique aux moments de la fin du monde et d'une unique résurrection, identification du régime ecclésiastique avec le royaume en transition, etc. Bien que parvenue à une position dominante, la seconde conception n'a cependant cessé d'être investie par des filières de dissidences surgies autour des trois grandes confessions chrétiennes (catholicisme, protestantisme, orthodoxie).

 

Le sens historico-sociologique

 

Au sens historico-sociologique, le messianisme représente le fonds commun des doctrines qui promettent le bonheur parfait sur terre sous la direction d'une personne, d'un peuple, d'un parti, de mouvements collectifs, au sein desquels les réformes tant ecclésiastiques que politiques, économiques ou sociales sont présentées sous la forme d'ordres ou de normes identifiés à des «missions», voire à des «émissions» divines. Ce bonheur peut d'ailleurs, selon les cas, être présenté sociologiquement, soit comme un radical retrait du monde, soit comme une non moins radicale transformation de ce même monde, tandis que, psychologiquement, il peut être situé tantôt au sommet mystique d'une bienheureuse délectation, tantôt dans les âpres profondeurs d'un ascétisme de néantisation, ou encore au confluent de cette exaltation et de cette abnégation -todo y nada -jusqu'à confiner parfois au nihilisme. Ce messianisme, considéré comme mouvement à caractère essentiellement constructif et transformateur, comme «force agissante, vivante et pratique» (selon les termes de Kohn), est le domaine spécifique de l'investigation sociologique.

Jusqu'à une date relativement récente, la sociologie générale des messianismes comparés ne reposait guère que sur les deux ouvrages, fort riches, de Wilson D. Wallis: Les Messies chrétiens et païens (Messiahs: Christian and Pagan, 1918), et surtout Les Messies et leur rôle dans la civilisation (Messiahs: Their Role in Civilization, 1943). Mais depuis lors, cette étude scientifique, à laquelle on proposera de donner le nom de messialogie, connaît un renouveau spectaculaire. Un de ses champs les plus saisissants a sans doute été le foyer océanien, avec la luxuriance de ses cultes du cargo ou de l'avion miracle: les richesses, dont le débarquement est escompté sur un quai ou un terrain d'atterrissage dûment préparé, seront remises non plus aux Blancs mais aux autochtones, car les Ancêtres auront repris aux Blancs les secrets d'une prospérité et d'une abondance qui étaient bien à eux, in illo tempore, en ce temps bienheureux qui précéda la colonisation européenne. Les travaux de J. Guiart et de P. Worsley, entre autres, ont dessiné la géographie de ces attentes multiformes dans l'aire océanienne. Parallèlement, des phénomènes analogues étaient relevés dans les grandes aires de développement, en particulier en Afrique avec les revendications de dieux noirs ou de christs noirs, et en Amérique du Sud, avec l'orchestration eschatologique de jacqueries en chaîne. Les Indiens de l'Amérique du Nord avaient déjà connu ces paroxysmes avant leur parquage en réserves, et les Chinois avaient eu leurs Taïping avant que leurs insurrections ne se cristallisent en révolution. Ainsi, d'un bout du monde à l'autre, protestations ou révoltes sociales apparaissent à la fois amorcées et masquées dans une revendication religieuse: des hommes veulent un dieu qui soit le leur; et cela entraîne soit l'apparition de ce dieu dans un personnage (messianisme), soit son annonce imminente par un messager (prophétisme), soit l'avènement d'un règne ou d'un royaume (millénarisme) antécédents ou conséquents à une telle apparition (post ou prémillénarisme); une telle revendication implique, d'ailleurs, par choc en retour les postulats d'une politique d'émancipation sociale, économique et nationale.

Autour de cette constellation de phénomènes contemporains ou quasi contemporains, les recherches se sont prolongées dans deux dimensions, l'une historique, l'autre comparative. Car l'intérêt ainsi éveillé sur les messianismes de la géographie ou de la conjoncture allait se répercuter sur les messianismes de l'histoire, malgré des oblitérations attribuables à leur classement sommaire par des cultures dominantes dans des catégories tératologiques: filières médiévales étudiées par N. Cohn et E. Werner; filières juives aux cadences parfaitement continues; filières des left-wingers anglo-saxons; filières concentriques à la Révolution française; filières nationalistes européennes; filières du socialisme utopique (avec, en particulier, ses messianismes féminins), etc. Presque partout, au creux de ces vagues et aux points où elles se ramassent in statu nascendi, se laissait déceler, en clair ou en filigrane, l'acte messianique, avec ou sans son personnage historique, historisé ou historialisé avec ou sans son royaume (belliciste ou pacifiste, micro-ou macromillénaire).

La dimension comparative fait l'objet entre autres d'une enquête publiée dans les Archives de sociologie des religions, et qui doit beaucoup aux tentatives qui l'ont accompagnée ou précédée, notamment le colloque de Chicago sur les «rêves millénaires en action», l'ouvrage de V.Lanternari sur les mouvements religieux des peuples opprimés, ceux de G. Guariglia, de W. Mühleman ou de M.I. Pereira de Queiroz. Dans cette ligne, il convient de souligner l'importance de deux oeuvres adventistes: les Lacunziana de A.F. Vaucher et la grande encyclopédie de H. Froom. L'intérêt porté par les historiens de la religion aux messianismes devait, en effet, conduire à étudier l'adventisme pour lui-même et à y déceler une des traditions centrales d'un messianisme conséquent.

 

2. Les cycles messianiques

 

Messianismes et religions

 

L'aire des messianismes ne se confond pas mais interfère largement avec celle des religions. Wallis remarque que si les messies ont été plutôt rares dans le shintoïsme, le taoïsme et le confucianisme, ils ont été nombreux dans le judaïsme, l'islam et le christianisme. Il relève aussi des traces de messianisme dans l'ancienne Égypte et à Sumer et estime même qu'il n'est pas absent de cette religion de soumission qu'est le bouddhisme (attente des Bodhisattvas et particulièrement du millième et dernier Bouddha à venir, dont l'apparition provoquerait l'instauration d'un Âge d'or), et S. Fuchs a pu identifier des mouvements messianiques dans les religions indiennes. Quant à la religion zoroastrienne, elle entretenait spécialement la croyance en la naissance miraculeuse d'un descendant du prophète, descendant qui inaugurerait un règne de salut lié à des supputations millénaristes. En Extrême-Orient, les religions chinoises ont vu apparaître périodiquement sur leurs franges toute une tradition de sociétés secrètes et conspiratrices souvent liées à des jacqueries, et il n'est pas rare d'y relever des syncrétismes dont le noyau contient, peut-être à la suite de l'imprégnation chrétienne, quelque espérance messianique.

Pour la période judaïque préchrétienne, le fait messianique a été étudié par M.J. Lagrange dans un ouvrage qui demeure classique: Le Messianisme chez les juifs. Cependant, la découverte des manuscrits du désert de Juda a ravivé l'attention tant sur l'éventualité d'un messianisme pacifiste et ésotérique que sur l'existence, par contrecoup, d'un messianisme zélote. Pour expliquer ce messianisme juif préchrétien, on a souvent évoqué l'influence des bouleversements du VIIe siècle avant J.-C., la référence à la période davidique, la royauté se trouvant stimulée, en outre, par l'eschatologie des peuples orientaux rencontrés au cours de l'exil. Mais d'autres historiens, comme A. Lods, relèvent, avant même cette période, une espérance messianique dans la religion populaire.

À partir de l'ère chrétienne, le messianisme juif et le messianisme chrétien se différencient. W.D. Wallis a pu consacrer un chapitre de son investigation aux messies juifs. Ceux-ci ont été nombreux, en effet, non seulement autour des origines chrétiennes mais ultérieurement de siècle en siècle. A. Silver en a présenté également une large rétrospective allant des messies juifs préchrétiens et immédiatement postchrétiens (Bar Kokhba et la grande révolte de 135) jusqu'aux précurseurs du sionisme contemporain.

Si le fait messianique a connu dans le judaïsme et dans le christianisme son développement le plus important et le plus original, certains ont pu voir dans l'islam une branche du messianisme judéo-chrétien ou, du moins, de sa dimension apocalyptique concernant l'établissement d'un royaume (de Dieu) sans Église. «La mission de Mahomet est une page, la plus inattendue et la plus décevante pour les juifs, des antiques espérances messianiques» (Lagrange, Le Messianisme chez les juifs). En tout cas, ce messianisme est un fait (S. Friedländer, L'Idée messianique dans l'islamisme) et il a proliféré dans l'«hétérodoxie musulmane» comme dans l'«hétérodoxie» chrétienne (E.Blochet, Messianisme dans l'hétérodoxie musulmane). Sa plus célèbre manifestation est l'attente du Mahdi, qui a donné naissance à de multiples mouvements dont certains, plus spectaculaires ou plus récents, sont mieux connus, tels le babisme et le béhaïsme. On a même suggéré que la doctrine islamique du Mahdi pourrait représenter, hors de l'aire spécifiquement judéo-chrétienne, la conception la plus proche du messianisme juif.

 

Les cycles de l'aire chrétienne

 

C'est néanmoins dans les aires culturelles où le christianisme est devenu religion dominante que le fait messianique est particulièrement riche, ou du moins mieux connu. Après le cycle primitif des messies judéo-chrétiens, après le messianisme impliqué dans toute la tradition patristique du second retour ou du second avènement, apparurent en ces régions des cycles fort divers parmi lesquels on peut relever:

-Le cycle impérial dominé par le mythe de l'Empereur des derniers jours, mythe concernant non seulement le culte de Charlemagne mais les représentants ultérieurs de telle ou telle dynastie, et particulièrement virulent dans les controverses sur le leadership des croisades.

-Le cycle populaire du non-conformisme médiéval, dont N. Cohn a présenté une excellente rétrospective depuis les premiers messianismes médiévaux comme ceux des tanchelmites, jusqu'au règne messianique de Jean de Leyde dans le millénarisme égalitaire de Münster assiégée. Leur paroxysme est sans doute atteint dans la grande guerre des paysans allemands, étudiée par F. Engels, et chez son leader Thomas Münzer, dont E. Bloch a analysé la théologie de la révolution; il y a là également un chaînon important dans l'histoire des messianismes, si c'est bien par ce mouvement, comme le propose Karl Mannheim, que le soulèvement chiliastique médiéval et la révolution moderne furent structuralement intégrés.

-Le cycle de la post-Réforme, plus particulièrement repérable chez certains left-wingers -levellers, diggers, premiers quakers -en liaison avec la révolution politique et industrielle anglaise, ou dans certains conventicules piétistes allemands.

-Probablement un cycle plus typiquement janséniste, étrangement lié au triple thème de la conversion des juifs, de leur retour en Judée et de la reconstruction du Temple.

-Un cycle missiologique catholique, où se rangent des nouvelles chrétientés latino-américaines. Ce cycle a comme objectif soit la rechristianisation de l'Ancien Monde, soit l'arrêt de la perversion du christianisme qu'aurait impliquée et véhiculée la colonisation. Telle est, par exemple, la position de Jérôme de Mendieta. Ce messianisme catholique d'inspiration joachimite ou iñiguiste a même pu, en certains cas, revêtir des formes autochtones, ainsi dans la fondation des réductions guaranis.

-Le cycle d'Amérique du Nord du XVIIe au XIXe siècle; il représente souvent l'aboutissement de la post-Réforme à travers des micro-expériences sociales qui constituent vraisemblablement le chaînon intermédiaire entre les dissidences religieuses et les socialismes utopiques (par exemple labadistes, kelpiens, ephrata, shakers, rappites, zoarites).

-Le cycle russo-polonais: la situation ecclésiologique créée par le Raskol suscite mainte effervescence messianiste dans des sectes ou des mouvements populaires russes (cf.E. Sarkisyanz, Russland und der Messianismus des Orients); de même, à partir de la situation politique engendrée par le partage de la Pologne, apparaissent des messianismes divers (Towianski, A. Mickiewicz) annonçant la résurrection de la nation victime.

-Le cycle de la Révolution française: celle-ci, en effet, a été interprétée comme un événement messianique non seulement en France, avec Suzette Labrousse, Pontard et son Journal prophétique, mais aussi, et peut-être surtout, dans le christianisme anglo-saxon, plus ou moins héritier des left-wingers.

-Les cycles postrévolutionnaires, qui comprennent celui du Grand Monarque ou du Monarque fort, lié à des tentatives de réhabilitation ou de restauration de certaines lignées monarchiques (vintrasisme), et celui des nouveaux christianismes, qui, à travers les courants français, anglais ou allemands du socialisme utopique, annonce une ère «messiaque».

-Les cycles contemporains des pays sous-développés, qui apparaissent dans trois aires principales: dans l'aire océanienne, où l'on a pu établir une première géographie de quelques dizaines de messianismes véhiculés à travers les cultes du cargo (cf.Archives de sociologie des religions, V, pp.38-47); dans l'aire africaine sud-saharienne, domaine des messianismes noirs analysés par G. Balandier et par E. Anderson entre autres, ainsi que des messianismes sud-africains, qui sont plutôt des prophétismes que des messianismes, et ont été examinés par B. Sundkler; dans l'aire sud-américaine, qui a donné lieu à de nombreuses études, citées, reprises, prolongées ou renouvelées par les contributions de R. Bastide, A. Metraux, M.I. Pereira de Queiros. À ces aires, où les faits messianiques se présentent avec une étonnante densité, il conviendrait d'adjoindre celles de l' Italie du Sud ou de l' Andalousie, explorées récemment par Eric Hobsbawm, et celle de l'Amérique du Nord, avec ses messies indiens du siècle dernier ou avec ses messies noirs contemporains.

Il n'existe pas encore aujourd'hui d'inventaire systématique des faits messianiques à travers ces différents cycles de l'ère chrétienne, et M. Eliade écrit même: «L'interprétation historico-religieuse de ces microreligions millénaristes est à peine commencée.» Mais il ajoute: «Tous ces phénomènes ne deviennent complètement intelligibles que dans la perspective de l'histoire des religions.» C'est à cette perspective historique et comparative que se réfèrent, sinon l'interprétation, du moins les classifications ou propositions de classifications qui suivent.

 

 

3. Typologie du messianisme

 

Les matériaux concernant les faits messianiques non chrétiens et chrétiens se présentent aujourd'hui encore en ordre dispersé et avec des contenus hétérogènes. Cependant cette sociographie descriptive suggère une certaine typologie du phénomène messianique qui pourrait se construire selon trois lignes essentielles.

 

Les personnages

 

Le personnage historiquement présent

 

Le personnage du Messie peut être soit prétendant, soit prétendu. Le prétendant à la messianité se réclame généralement d'un lien natif avec la puissance divine suprême, maîtresse de l'histoire universelle. Il est son père, sa mère, son fils, son épouse, etc. Ou encore, il apparaît, sous la forme d'un être redivivus, comme le dieu lui-même ou l'ancêtre divin. Dans tous les cas, la prétention personnelle à la messianité s'accompagne d'une certaine autodéification. Cette prétention peut être explosive (à la suite d'un songe, d'une révélation); elle est le plus souvent progressive: on est d'abord messager, envoyé, prophète de Dieu, et c'est peu à peu que la conscience de la mission se métamorphose en conscience de la messianité. Cette prétention, enfin, peut être exclusive (messianité d'un individu) ou partagée (messianité d'une lignée, d'une ethnie ou d'une ecclesiola).

Le Messie prétendu ne revendique pas lui-même son titre de Messie, qui lui est attribué soit par le cercle, soit par la postérité de ses disciples. À la limite, ce cercle ou cette postérité non seulement lui donnent le titre de Messie, mais encore lui confèrent ou lui inventent son historiographie ou son historialisation. Le plus souvent, cependant, cette attribution subséquente se greffe sur un personnage historiquement présent mais dont la conscience n'était encore que celle d'un être chargé d'une mission divine, sans prétendre lui-même à la conscience proprement messianique. La conscience collective précède ainsi et catalyse la prétention de la conscience individuelle à la messianité. L'individu est d'abord Messie prétendu avant d'être prétendant.

 

Le personnage historiquement absent

 

Il existe des cas où le phénomène messianique repose soit sur une historicisation subséquente, soit sur une sublimation perspective ou rétroactive. Souvent alors, le personnage messianique ne se laisse définir et désigner que par la présence de l'antipersonnage ou Antimessie (Antichrist) ou même par l'imminence et la surabondance des événements qui constituent un antitype du royaume messianique (thème du «débordement de la coupe»). Mais on trouve également d'autres «formules» relativement fréquentes selon les types de messages messianiques. Elles représentent, pour ainsi dire, un calcul des degrés de l'absence et peuvent prendre, par exemple, les expressions suivantes: le personnage est venu mais personne ne le connaît; à la limite, il ne se connaît pas lui-même. Il est venu mais il demeure caché, seuls quelques-uns le connaissent. Il n'est pas encore venu mais il est imminent (attente et supputations concernant la mère). Il est venu mais il est reparti et il attend pour reparaître. Il est là, il attend, mais ceux pour qui il est venu ne veulent pas le reconnaître. Il est définitivement ailleurs mais sa place doit demeurer libre et personne ne saurait l'occuper, etc.

 

Les vicaires du personnage

 

Entre la présence ou l'absence radicalement différenciées, il y a place pour bien des solutions intermédiaires. Elles peuvent se regrouper autour de la conception d'une présence vicariale, antécédente, concomitante ou subséquente. Les types de personnages les plus fréquemment rencontrés sous cette rubrique sont les suivants: le prédicateur-ascète itinérant qui se hissera ou sera hissé jusqu'à la conscience messianique sous la pression de la conscience et de l'effervescence collectives; le prophète ou simplement la prophétie; le précurseur (sans parler du «postcurseur» revendiqué par C. Fourier); l'allié consentant (généralement un lieutenant habilité à être le bras séculier de la démarche messianique); l'allié malgré lui (le fléau de Dieu); enfin le pontife théocrate.

 

Les règnes ou les royaumes messianiques

 

Même si ces nouveaux règnes impliquent toujours un lien entre des facteurs religieux et des facteurs sociaux également nouveaux, ils peuvent être caractérisés par la prédominance de tel ou tel niveau d'intérêt.

Le messianisme peut être dominé par un projet de réforme religieuse, ecclésiologique ou culturelle; mais ce projet s'accompagne d'une abstention ou d'une «grève» socio-religieuse plus ou moins radicale à l'égard du monde existant, au moins vis-à-vis des «cultes» dominants. On en vient même parfois à la vente de tous les biens et au refus du travail, comme dans l'expectation adventiste primitive; le plus souvent, on se retranche dans une vie «hors du monde» en fondant des conventicules.

Le règne peut prendre un aspect principalement politique. L'établissement de dynasties, l'achèvement de régimes ou même l'éclosion des nationalités s'accompagnent fréquemment de spéculations et de dimensions messianiques ou paramessianiques, qui s'observent, par exemple, dans l'histoire de la France, de l'Allemagne, de l'Italie, de la Pologne ou de la Russie. Ce phénomène rejoint et prépare l'attribution de droits divins à l'autorité politique, ainsi qu'on le voit par l'histoire des religions.

Dans d'autres cas, on rencontre un messianisme économico-social. En effet, l'histoire des révoltes sociales, comme celle des nationalités, manifeste souvent une affabulation messianique. On a même prétendu que la révolution soviétique elle-même aurait reposé sur un phénomène de ce genre; cette corrélation est particulièrement claire lorsque la révolte sociale se conjugue avec la lutte pour l'indépendance nationale. Ainsi en est-il des messianismes contemporains dans les pays sous-développés d'Océanie ou d'Afrique.

Le nouveau règne est souvent conçu, selon une perspective sexuelle et familiale, comme étant celui où il n'y aura plus «ni homme ni femme». Cette conception donne à son tour naissance à des variantes dans les régimes proposés: ascétisme monastique ou néo-manichéen, affinitarisme libertaire ou combinaisons mixtes avec des prescriptions variables portant sur l'endogamie, l'exogamie, la polygamie (mormons) ou le mariage plural (onéidistes); à la limite, affabulations sur l'androgynie.

L'ambition du nouveau règne peut aller jusqu'à des visées naturistes et vouloir affecter des régimes encore plus fondamentaux; régimes de la consommation alimentaire (tabous ou antitabous de tels ou tels aliments) ou vestimentaires (adamites, doukhobors, naked cults); régime de reproduction (fréquence du thème des vierges mères); ou même régime de la mort et de l'immortalité (métempsycose, résurrections successives, autorité du personnage ou de l'antipersonnage redivivus).

Le nouveau règne peut enfin prendre une signification cosmique et s'étendre au monde végétal, animal et astral, en rejoignant les prédictions poétiques, profanes ou sacrées de l'Âge d'or: économie d'abondance, paix universelle, modification des climats, redressement de l'axe terrestre, nouveaux rapports des vivants et des morts, etc. À ce stade, la sociologie du messianisme rejoint la sociologie de l'utopie.

Cette diversité de niveaux est cependant traversée par un trait à peu près constant: celui du retour ou de la répétition. Le nouveau règne messianique est une réédition en avant d'un régime plus ou moins identique expérimenté en arrière. Cette référence peut concerner une fondation antérieure: celle, par exemple, du christianisme dit primitif, celle d'une période économico-sociale d'avant les catastrophes déplorées, celle d'un monde originel (paradis perdu) ou celle du monde, submergé par la colonisation ou les guerres, des ancêtres vertueux et indépendants. Il est rare que, dans sa nouveauté même, le règne messianique n'en appelle pas du présent à un passé lointain, inconnu, oublié ou inconscient pour fonder son projet d'avenir. Il n'évoque un point oméga qu'en invoquant un point alpha.

 

Les supputations

 

Les deux typologies précédentes se retrouvent et se redistribuent dans quelques classifications communes aux «personnages» et aux «royaumes».

 

Messianismes et millénarismes

 

La conscience messianique surgit souvent dans le milieu historique et social avant de se cristalliser sur un personnage et, a fortiori, avant d'être entérinée ou revendiquée par celui-ci; et il y a tant de manières d'être un personnage divin (envoyé de Dieu, homme de Dieu, descendant ou ascendant de Dieu) que, souvent aussi, par une connivence ambiguë, un même titre peut recouvrir des significations totalement différentes aux yeux de l'initiateur ou de ses adeptes. Mais, d'une part, le contexte millénariste peut demeurer en deçà du messianisme: tantôt le personnage ne surgit pas, tantôt, s'il surgit, il fait lui-même obstruction à la qualification messianique, ou bien il en obtient le transfert à une entité suprahistorique, se cantonnant personnellement dans la fonction de précurseur. D'autre part, le surgissement du personnage peut précéder la nostalgie milléniale, voire la provoquer, et ainsi ce dernier trouvera ou non audience, risquant encore, s'il y réussit, d'achopper sur une distorsion entre l'émission et la réception des messages. Les relations entre le personnage et le royaume n'obéissent pas à une logique unilatérale: elles sont complexes, variables et la plupart du temps réciproques.

 

Prémillénarisme et postmillénarisme

 

La distinction entre prémillénarisme et postmillénarisme alimenta des controverses copieuses. Elle connote approximativement deux caractéristiques concernant respectivement un processus social d'intervention et une conception théologique de la grâce.

Dans le prémillénarisme, le royaume de Dieu intervient ex abrupto par un processus révolutionnaire, rompant la chaîne des causalités naturelles et historiques, visitant le monde par une véritable effraction pour le désintégrer en le réintégrant ou non à un niveau plus ou moins proche de l'ici-bas ou de l'au-delà. D'autre part, cette intervention est le fait d'une initiative caractérisée par une other worldness (miséricorde ou colère); sans elle, l'action de l'homme ne peut rien pour le royaume millénial; elle vient avant (pré), lui, et seule elle le rend possible.

Dans le postmillénarisme, le royaume de Dieu s'instaure progressivement par un processus évolutif qui s'intègre dans l'enchaînement des faits historiques (sociaux et ecclésiastiques) et oriente le monde, selon la logique interne de son évolution sociale et religieuse, vers un point de maturité où il portera le royaume millénial ou messianique ainsi qu'un arbre porte un fruit. En second lieu, l'action de l'homme, religieusement animée et contrôlée, non seulement ne s'oppose pas à cet avènement ultime mais elle est de nature à en accélérer le rythme: en tout cas, le millenium vient après (post) cet effort humain collectif, qui est une de ses conditions préalables.

On pourrait également ajouter: ce que le prémillénarisme attend d'une descente de haut en bas dans l'espace, le postmillénarisme l'escompte d'une progression de bas en haut dans le temps. Pour l'un et pour l'autre, cependant, l'Âge d'or est en avant.

C'est sans doute en pensant à leur dimension commune -le millenium comme Eden en avant de l'histoire humaine -que E.L. Tuveson s'est efforcé d'y discerner une source théologique -avant l'acculturation -des philosophies ou des théosophies du progrès. Encore conviendrait-il de distinguer entre les deux filières de l'acculturation et de se demander: si les théories optimistes et linéaires du progrès continu trouvent, en effet, leur arrière-plan (background), comme le propose Tuveson, dans des postmillénarismes peu à peu sécularisés, les prémillénarismes ne seraient-ils pas, eux aussi, de nature à fournir, moyennant leur propre sécularisation, un arrière-plan à certaines pratiques pessimistes et tranchées d'une révolution discontinue?

 

Micromillénarisme et macromillénarisme

 

Le projet de renouvellement -«cieux nouveaux et terres nouvelles» -spécifique du règne messianique peut affecter de deux manières le régime socio-religieux établi: ou bien, il agit au maximum sur l'ensemble, et éventuellement de l'intérieur de ce régime, de façon à le transformer en royaume de Dieu, les armes de ce macromillénarisme pouvant d'ailleurs, selon les cas, être non violentes ou violentes; ou bien, au contraire, en se distinguant le plus possible du régime, il forme à l'extérieur de celui-ci une micro-société qui, pour être exiguë, n'en prétend pas moins à être globale. Si l'on prend comme exemples le macromillénarisme de la théologie münzérienne et le micromillénarisme des sociétés shakers, on voit que dans les deux cas il s'agit bien d'un «royaume de Dieu» dans la catégorie de l'immanence, mais, dans le premier, il s'agit de la société elle-même à transformer en théocratie et dans le second, d'une société théocratique en marge d'une société jugée comme rédhibitoirement non transformable. Cette opposition fut peut-être celle qui différencia messianisme essénien et messianisme zélote, messianisme chrétien paulinien et messianisme juif de Bar Kokhba, ou, ultérieurement ce qu'il y a de millénarisme dans le manichéisme et ce qu'il y a de manichéen dans le messianisme mazdakite.

 

Violence et non-violence

 

Il est assez rare de ne pas déceler, même dans les micromillénarismes, une intention d'absorber finalement, par la logique même de la non-coopération, la société dans les marges de laquelle le mouvement s'inscrit. Réciproquement, on trouve assez souvent dans un macromillénarisme la constitution d'un corps minoritaire sélectionné, soumis à une discipline propre et destiné à actionner ou contrôler la transformation projetée: Joseph Smith, apôtre de ce macromillénarisme qu'est le mouvement des mormons ou Église des saints du Dernier jour, avait, par exemple, un corps apostolique, une garde et même une police secrète. T. Münzer avait également constitué une ligue de ce genre. Aussi bien, le principe de la «minorité agissante» se retrouvant ici ou là, une distinction supplémentaire peut être relevée dans la nature des moyens, violents ou non violents, mis en oeuvre par telle ou telle minorité.

La tradition millénariste des moyens violents peut se réclamer d'une longue tradition. Sans remonter jusqu'à Bar Kokhba ou aux divers messies militaires des guerres juives, le chiliasme médiéval fournirait un bon échantillonnage de messies ou pseudo-messies prêchant l'inauguration du royaume dans un bain de sang «jusqu'au poitrail des chevaux»; il est vrai que l'antichiliasme représenté par l'appareil inquisitorial ne se signalait pas non plus par une particulière douceur. N. Cohn a exhumé le projet indubitablement millénariste d'une Fraternité de la croix jaune qui donne, avec des analogies stupéfiantes, un avant-goût de sa postérité, le parti de la Croix gammée. Plus tard, la Ve monarchie (Fifth Monarchy Men) se signala comme organisatrice d'émeutes et de conspirations. Et cet authentique chiliaste que fut W. Weitling ne rêvait-il pas d'ouvrir les prisons et de convier les criminels libérés à l'extermination du désordre existant?

La tradition non violente est pour le moins aussi ancienne et aussi continue. Son arme est la non-coopération, forme quasi ontologique d'une grève gestionnaire qui peut entamer plus ou moins profondément les dispositifs biologiques, moraux, cultuels ou culturels de l'environnement. Le refus de la manipulation de la monnaie en est une des formes les plus régulières (y compris la forme du frater bursarius chez les fraticelles). Mais il en est d'autres qui caractérisent cette tradition: refus de la nourriture carnée, de la reproduction, du mariage, du commerce, de la médecine, de la production industrielle ou du voisinage des villes, refus du culte ecclésiastique et d'un clergé ministériel, des tribunaux et du serment, du service militaire, de l'

impôt, de l'électorat et de l'éligibilité, de l'alcool et du tabac, etc. Il n'est pas un de ces refus qui ne soit l'envers négatif dont une structure ou un régime positifs entendent constituer l'endroit par la découverte ou la redécouverte d'un mode de vie jugé édénique ou chrétien primitif.

De ces quelques codifications grossières suggérées par la population messianiste ou messianisante (telle qu'elle a été recensée par H. Desroche, Dieux d'hommes. Dictionnaire des messies, messianismes et millénarismes de l'ère chrétienne), il convient de souligner encore les limites et la relativité. En effet, malgré l'intensité des explorations et des compilations, une inconnue subsiste toujours, qui peut être une infraction à la règle cartésienne des dénombrements entiers. On n'est jamais certain d'un tel dénombrement, non seulement en raison de la multitude ou de la difficulté des sources, mais aussi parce que les faits messianiques sont de ceux qui sont le plus facilement transformés par la mémoire collective: en effet, s'ils peuvent être créés ou promus par cette mémoire collective, ils peuvent être aussi refoulés ou éliminés par elle. Ainsi, devant une aire culturelle ou une phase historique apparemment sans faits messianiques, comme d'ailleurs devant le fait d'une «combinaison messianique» sans réalité correspondante offerte à l'observation, se demandera-t-on toujours si ce «sans» est le fait d'une réalité initialement nulle ou bien d'une réalité finalement annulée.

 

Les littératures

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On définit généralement l'allégorie en la comparant au symbole, dont elle est le développement logique, systématique et détaillé. Ainsi, dans la poésie lyrique, l'image de la rose apparaît souvent comme le symbole de la beauté, de la pureté ou de l'amour; Guillaume de Lorris en a fait une allégorie en racontant les aventures d'un jeune homme épris d'un bouton de rose. Il est évident qu'entre le symbole et l'allégorie, la faveur du public moderne va plutôt au premier, qui semble plus riche et plus profond. Mais cette préférence tient parfois à une conception trop étroite et trop superficielle de l'allégorie, conception dont les grammairiens du Moyen Âge sont tout autant responsables que les critiques contemporains.

Le mot allcgoria a remplacé tardivement chez les Grecs, à l'époque de Plutarque, le mot uponoia pour désigner la «signification cachée» sous la donnée sensible du langage, par exemple dans la narration ou la description. Mais ce changement de terme s'accompagne d'une restriction de sens: on désigne par le mot allcgoria une forme de l'exposé littéraire plutôt qu'une méthode d'interprétation. Les grammairiens latins ont confirmé ce point de vue en présentant l'allégorie comme une figure de rhétorique, la métaphore continuée (Quintilien).

Trop soucieux d'étymologie, les théoriciens du Moyen Âge se contentent souvent de définir l'allégorie par un certain décalage entre ce qui est dit et ce qui est signifié: Allegoria est cum aliud dicitur et aliud significatur. D'où une certaine difficulté à distinguer, dans les Arts poétiques de Mathieu de Vendôme ou Geoffroi de Vinsauf, ce qu'ils appellent permutatio (allégorie) de ce qu'ils nomment translatio (simple métaphore). C'est chez les théologiens que nous trouvons les définitions les plus intéressantes et les plus subtiles, par exemple dans les oeuvres attribuées à Raban Maur et chez Hugues de Saint-Victor: l'allégorie y apparaît comme une superposition plus savante encore que celle du sens propre et du sens figuré, ou celle de la littera et de la sententia; à mesure qu'on s'élève dans la hiérarchie de la spiritualité, l'allégorie déploie les sens analogique, tropologique, anagogique. Ces définitions savantes cumulent, il est vrai, les inconvénients de la rhétorique et de la théologie. On doit néanmoins en tenir compte pour interpréter convenablement l'esthétique allégorique du Moyen Âge.

 

 

1. L'esthétique allégorique du Moyen Âge

 

Ses procédés

 

Cette esthétique, il ne faut pas la ramener à la seule pratique de la personnification. Cependant, c'est là le procédé le plus caractéristique, sinon toujours le plus agréable, de l'allégorie. Il prolonge une attitude primitive ou fondamentale de la pensée religieuse qui représente les forces naturelles par des divinités plus ou moins anthropomorphiques. En tout cas, à l'époque de Stace, on voit des entités morales comme Virtus, Clementia, Pietas, Natura jouer un rôle aussi important que les dieux de la mythologie latine. Les initiateurs de la philosophie médiévale font un usage constant de la personnification. Boèce figure la philosophie par une très vieille dame, Martianus Capella les arts libéraux par des femmes, Bernard Silvestre les notions philosophiques de la nature et de l'intellect par des personnages qu'on retrouvera chez Alain de Lille. La personnification suffit à animer tout un théâtre imaginaire que la sculpture et la peinture peuvent aisément fixer dans leurs images, et que le théâtre proprement dit pourra également mettre en scène. Ainsi les péchés mortels, fréquemment personnifiés par des moralistes comme le Reclus de Molliens, constituent aussi bien le sujet d'une tapisserie faite pour CharlesV que celui d'une Moralité jouée en 1390.

Cependant, l'élément proprement dramatique de l'allégorie ne doit pas être oublié. Quelques thèmes semblent avoir suffi à assurer, au cours des siècles, cette dramatisation de la pensée intellectuelle. Ainsi la métaphore du conflit (entre les passions) est exploitée dans la narration ou la représentation plus ou moins détaillée d'une guerre épique. Dès la Thébaïde, l'épopée est devenue l'expresion des combats intérieurs, Pietas et Fides s'opposant à Megaera et Tisiphona. C'est évidemment la Psychomachia de Prudence qui a le plus séduit le Moyen Âge; et l'on fera ainsi s'affronter, tantôt sérieusement, tantôt pour rire, les vertus et les vices, les disciplines universitaires, Carême et Carnage. Autres thèmes allégoriques servant à la présentation dramatique des idées morales, philosophiques et religieuses: le mariage (et l'épithalame), le voyage, le songe. De Claudien à Alain de Lille, la littérature morale cherche ainsi à s'exprimer dans une sorte de mise en scène fantastique. Les auteurs de langue française continueront cette tradition à partir du XIIIe siècle (Raoul de Houdenc, Robert Grosseteste, le Reclus de Molliens, Huon de Méry). Mais ces oeuvres se distingueront par un effort vers la cohérence et l'homogénéité du thème allégorique, un souci de la description détaillée, un parallélisme plus rigoureux entre le monde naturel, matériel et le monde abstrait, spirituel: jardins, châteaux, scènes de la vie quotidienne vont constituer la structure logique du discours. À ce moment, l'allégorie ne sera plus seulement un «ornement difficile» de la rhétorique, mais une forme d'imagination caractéristique et expressive, une vision du monde.

 

Les origines de l'allégorie

 

Cette vision du monde, on peut la situer avec plus de netteté dans l'évolution de la pensée occidentale. Il faut bien voir que l'allégorie n'est pas originellement, comme certains grammairiens l'ont fait croire, un simple procédé d'écriture, mais une forme d'investigation et d'interprétation. Dès le VIe siècle avant Jésus-Christ, elle fut pratiquée par les commentateurs d'Homère: travail de la raison sur la légende, qui a naturellement fait le jeu des sophistes. C'est pourquoi Platon se méfie de l'interprétation allégorique des mythes tout en nous proposant la sienne. Et il est vrai que la religion grecque résistait à la rationalisation d'une mythologie encore toute chargée de magie et de mystère. Quoi qu'il en soit, sous l'influence du positivisme latin, dans l'espoir de discréditer les croyances païennes tout en retenant leur sagesse, les premiers écrivains chrétiens ont eu volontiers recours à l'allégorisme. D'autre part, la mentalité juive, sous-jacente en bien des domaines de l'esprit médiéval, favorisait aussi ce penchant allégorique: ainsi l'influence de Philon d'Alexandrie et celle de Macrobe se conjuguent pour habituer la pensée des hommes à chercher des correspondances entre les différents domaines de la légende et de l'histoire.

Mais c'est évidemment le Nouveau Testament qui donne sa caution à cette étrange aventure spirituelle qu'est l'exégèse allégorique. La typologie de saint Paul a présenté l'Ancien Testament comme un message destiné aux chrétiens, et les paraboles évangéliques ont donné l'exemple d'une présentation imagée dont les théologiens ont ensuite systématisé l'usage: avec eux, on s'habitue à fonder l'allégorie non seulement sur une analogie superficielle entre l'image et l'idée, mais sur une relation profonde, métaphysique, entre tous les événements de l'histoire et tous les niveaux de la nature. C'est au coeur même du symbolisme roman, avec tout ce qu'il retient de mystère et de surnaturel, que s'élabore l'allégorisme, religieux d'abord, mais avec des incidences profanes, puisque la conscience médiévale n'établit pas de frontière rigoureuse entre les deux domaines. Cette philosophie, dont Jean Scot Érigène est pour ainsi dire le précurseur, se définit plus nettement avec Richard et Hugues de Saint-Victor: pour eux, l'univers apparaît comme une inépuisable allégorie.

 

2. L'art du XIIIe siècle

 

Si l'allégorie devient le mode d'expression privilégié au XIIIe siècle, c'est parce qu'elle répond à un mode de représentation en accord avec les tendances intellectualistes de l'époque. L'art symbolique de l'âge roman cède en effet la place à une esthétique plus systématique, plus lumineuse. On passe de l'ambiguïté des signes symboliques à un code stabilisé. La recherche et l'invention portent à la fois sur la semblance et la senefiance, arrêtant la mouvance de l'imaginaire et comblant le silence du questionnement poétique, encore figuré, dans le Conte du Graal, par l'attitude de Perceval. La Quête du saint Graal va éclairer toutes les zones d'ombre du mythe par une exégèse bavarde: des ermites prennent la parole pour tout expliquer et donner leur interprétation religieuse des aventures arthuriennes. En d'autres termes, l'art littéraire se fait plus moral, philosophique et religieux, abandonnant la suggestion, l'hésitation, la merveille poétique. Cependant, en littérature comme dans toutes les formes d'art de l'époque, le développement de la technique apporte un nouvel éclairage à la conception de l'homme et à la vision du monde. On peut donc dire que l'allégorie gothique a pris la place de la symbolique romane.

La mentalité de l'époque est donc préparée à la double lecture d'un texte dont le sens se divise en deux systèmes cohérents, reliés par les lois de l'analogie perçue ou déduite par raisonnement. La superposition de deux champs sémantiques, parfois évidente dans la présentation iconographique, dérive en littérature de tout un apprentissage. La pratique de la fable dans l'enseignement moral ou de l'exemplum dans la prédication a préparé la réception par le public d'oeuvres ainsi articulées, tandis que la parabole fournissait aux écrivains un modèle d'ajustement. Mais dans la parabole il s'agit de la succession de deux textes, tandis que l'allégorie proprement dite fait passer de l'un à l'autre en une double lecture simultanée que rend possible leur perméabilité analogique. Bien sûr, il peut y avoir doute, et sur la nature des correspondances, et sur la légitimité même de supposer un double sens: on voit ainsi des critiques s'égarer dans des interprétations réductrices pour des textes comme Perlesvaus, qu'on ramène à la vie de Jésus-Christ alors qu'on y assiste à un foisonnement de comparaisons enveloppant le sens, ce qui a pour effet d'approfondir les rapports du message religieux avec l'histoire et avec la vie. Mais l'art allégorique en littérature a élaboré tout un système d'indices et de signaux pour déclencher et orienter la double lecture. C'est ainsi que le type-cadre du songe permet le démarrage de la fiction allégorisante, un rêve ou une vision constituant des modèles de «texte» à décoder. Mais il se crée plus généralement une topique propre au genre du poème allégorique à partir des thèmes hérités de la tradition: voyage, quête, conflit, mariage. Des motifs récurrents (armes, maisons, animaux, plantes) aident à se repérer, transposant des images élaborées par le lyrisme, l'épopée ou le roman. Parmi les créatures jouant un rôle de premier plan, il faut citer naturellement le dieu Amour, associé souvent à la mythologie antique (avec Vénus, notamment), et la personnification de Fortune, où se résume la tension philosophique entre le hasard et la nécessité. Art composite, donc, que celui de l'allégorie littéraire au XIIIe siècle, mais constituant un genre facilement identifiable, encore que mal désigné par le terme dit dans les titres et les rubriques.

À l'intérieur du genre, les oeuvres peuvent être classées selon le degré de complexité dans la formule allégorique qui peut aller d'une simple démarche énumérative (les plumes de l'aile) à la composition d'un drame épique, en passant par la mise en scène d'une institution (cour et jugement). Les initiateurs du genre, au début du siècle, sont le Reclus de Molliens (Carité et Miserere, 1204-1209), Guiot de Provins (Armure du chevalier), Guillaume le Clerc (Bestiaire, 1220; Besant Dieu, 1226), Raoul de Houdenc (Roman des Ailes, Songe d'Enfer), Huon de Méry (Tournoiement Antechrist). Mais le chef-d'oeuvre du genre est le Roman de la Rose de Guillaume de Lorris (vers 1230). L'auteur multiplie les indices orientant la lecture. Il rassemble toutes les procédures allégoriques dans la perspective autobiographique, puisqu'il prétend raconter un de ses rêves, qui s'est réalisé par la suite. L'aventure est donc présentée à la fois comme personnelle et exemplaire. L'allégorie est un miroir, au sens ancien (exemple) et moderne (illustré par le mythe de Narcisse). L'espace est une figuration des séductions et des obstacles que rencontre le désir. Les personnifications constituent un inventaire de l'univers moral et amoureux. Elles gravitent autour du narrateur attiré, à travers elles, par l'image de la rose, dont le symbole unifie et enrichit le réseau des significations suggérées par les noms, les emblèmes, les actions, les descriptions, et les nombres même organisant la topique et la rhétorique (5 et 10). Le poème s'achève, d'une manière abrupte, sur un long monologue où le narrateur se lamente de ne pouvoir entrer dans la forteresse où Bel Accueil est retenu prisonnier par Jalousie. On a ainsi l'impression que la fiction allégorique rejoint la situation présente de l'auteur, qui disparaît dans le silence comme s'il était mort de douleur. Il y a dans cette construction poétique, comme dans toute architecture de l'époque, un secret, celui d'un art qui oppose un orgueilleux ésotérisme à la raison qui voudrait tout savoir.

Au même moment, la Quête du saint Graal essaie, autour d'un autre symbole, une autre formule littéraire pour signifier le mystère religieux, essentiellement celui de l'Incarnation. Le retour à la démonstration par parabole marque en fait une régression historique de l'écriture; elle sert alors à une tentative de récupération de la légende arthurienne, projet ecclésiastique qui inspire le grand ensemble du Lancelot-Graal, dont le maître d'oeuvre était sans doute très proche de l'auteur de la Quête. Mais, comme dans le cas du Roman de la Rose, ce qui sauve la formule allégorique de la servitude idéologique (ici chrétienne, là courtoise) c'est la richesse du symbole servant de clef de voûte.

Dans la seconde moitié du XIIIe siècle se multiplient les dits, les traités, et les grands poèmes allégoriques. S'illustrent dans le genre Philippe de Remi, Robert de Blois, Richard de Fournival, Tibaut (Roman de la Poire), Nicole de Margival (Dit de la Panthère d'amour) et Nicole Bozon. Le grand poète Rutebeuf utilise dans bon nombre de ses oeuvres une allégorie simple (Complainte de Guillaume) ou complexe (Voie de Paradis). Il est de ceux qui traitent allégoriquement la figure de Renart. Mais l'oeuvre la plus caractéristique, celle qui a exercé le plus d'influence, est la continuation que Jean de Meun donne au Roman de la Rose. Il fait éclater le système élaboré par Guillaume de Lorris pour construire une nouvelle machine signifiante à base de discours direct et didactique, de dialectique et de parodie. La description est réduite, chez lui, à un rôle de transition; elle est remplacée par des scènes pour ainsi dire documentaires qui donneront au lecteur une sorte d'expérience indirecte. Ces scènes sont traitées sur un ton comique, voire burlesque, ce qui nous interdit d'y chercher un sens caché: scènes de comédie avec Faux Semblant et Malebouche, représentant des défauts humains, mais aussi avec la Vieille, personnage de meretrix hérité du théâtre latin; scènes épiques de bataille autour du château où la psychomachia tourne à la parodie; scènes d'adoration religieuse dont le caractère allégorique se réduit à l'usage jovial de métaphores obscènes. Il est évident que la structure du roman n'est plus dominée par la nature du symbole mais par la dialectique démonstrative. Les progrès de la scolastique, de l'intellectualisme et même d'un certain positivisme contribuent à dissocier ainsi l'image et l'idée: c'est une menace pour l'allégorie, pour l'équilibre que la littérature essaie de maintenir entre le texte comparant et le texte comparé.

On ne saurait invoquer les mêmes critères pour apprécier l'allégorie iconographique du XIIIe siècle, puisque la parole n'y intervient pas de la même façon. On n'est d'ailleurs jamais tout à fait sûr, devant une image sculptée ou peinte, d'avoir affaire à une allégorie. Il s'agit parfois simplement d'illustrer l'histoire sainte ou les légendes qui s'en inspirent. L'allégorie intervient quand on dépasse la singularité de l'événement et de la personne pour atteindre à la généralité du vrai. C'est dans l'illustration de la sapience (science et morale) que l'iconographie nous propose des allégories, où l'on retrouve les thèmes de la littérature. Les sept vertus sont représentées par des figures féminines, le bien par un arbre avec ses sept branches (cathédrales de Paris, Amiens et Chartres); les vices par d'autres femmes munies d'accessoires qui les caractérisent: courtisane avec un miroir pour la Luxure, un cavalier désarçonné pour l'Orgueil, un homme avec une massue pour la Folie. La Philosophie a la tête dans les nuages, des livres sur la main droite, une échelle pour permettre de monter jusqu'à ses plus hautes spéculations théologiques. La rosace de la cathédrale devient la roue de Fortune (Amiens). Mais faut-il encore mettre au compte de la vision allégorique les scènes réalistes comme celles qui constituent le calendrier des bas-reliefs?

 

 

3. Vers le réalisme

 

L'allégorie du XIIIe siècle est un compromis fragile. La représentation de la réalité, de plus en plus précise et pittoresque, tend à recouvrir l'analogie de détails superflus. La correspondance entre l'image et l'idée risque de ne plus être exactement suivie, sinon au prix d'une ingéniosité plus soucieuse de jeu que de vérité. Le goût pour les détails concrets, en se développant à la fin du Moyen Âge, nous achemine vers une autre forme d'art, où le sujet reste allégorique, mais où l'ornement réaliste retient seul l'attention. Cette évolution est sensible dans l'iconographie. Nous évoquions à l'instant les calendriers dont les scènes sont comme une allégorie des jours, des mois, des saisons. Dans les Très Riches Heures du duc de Berry, le sujet et le cadre des enluminures sont bien allégoriques. Mais l'art semble déjà fondé sur le seul plaisir d'évoquer un certain aspect de la vie quotidienne.

La peinture religieuse connaît d'ailleurs une même évolution, notamment sous l'influence des artistes flamands, et les scènes de Visitation finissent par traduire des psychologies très différentes. C'est peut-être dans la sculpture que l'allégorie s'accommode le mieux de cette redécouverte de la nature, et surtout de la nature humaine. Car la statuaire, tout en mettant l'accent sur l'individualité du portrait, réussit à sauver le principe de la personnification, c'est-à-dire l'expressivité et la convergence des détails. Les statues qui ornent les tombeaux aux XVe et XVIe siècles (la Tempérance avec son horloge, par exemple) constituent un commentaire pathétique de la destinée humaine telle qu'on la voit alors (tombeau de François de Bretagne). Ainsi la réflexion sur la mort, qui inspire tous les artistes, s'enrichit de toute l'expérience de la vie.

Dans les traités d'une morale conventionnelle, dans les sermons d'église, dans les pièces de théâtre qui visent autant à édifier qu'à distraire, on retient surtout les spectacles de Moralités qui, du XIVe au XVIe siècle, offrent au bon public la pantomime de ses conflits intérieurs: «Connaissance, Malice et Puissance», «Envie, État et Simplesse», «Hérésie, Simonie, Force et Scandale», «L'Homme Juste et l'Homme Mondain», tels sont les étranges personnages alors mis en scène. La satire s'en mêle: on critique Église, Noblesse et Commun, on fustige les défauts des hommes. Tout cela avait sans doute plus de pouvoir suggestif pour un public qui devinait, derrière toutes les manifestations du mal, l'intervention du Diable. Mais le théâtre, comme la sculpture, est une forme d'art où l'allégorie survit facilement puisque la personnification rejoint l'essence même du genre: l'expression par le corps humain d'une pensée plus ou moins abstraite. À la limite, l'allégorie n'est plus qu'un signe de littérarité, comme dans la mise en scène du songe, du débat, du jugement.

Ce qu'on voit pourtant, à la cour de Charles d'Orléans, c'est l'importance de cette vie imaginaire qui accompagne la vie réelle, animant réflexions et discussions avec des personnages, des décors gracieux et pittoresques, mais surtout chargés de suggestion analogique. Il s'établit aussi une sorte de correspondance, non plus métaphysique, mais pour ainsi dire physique, entre les événements ou les lois de la vie quotidienne, pratique et familière, et les sentiments ou les pensées de la vie spirituelle, intime et contemplative. Ainsi le moulin de la pensée, chez Charles d'Orléans, n'est plus le moulin mystique du chapiteau de Vézelay, où l'on reconnaît la concordance des deux Testaments, l'Ancien apportant le blé qui fait la farine du Nouveau. C'est un moulin familier comme on en voyait sur les bords de la Loire, avec son meunier, sa roue qui tourne, sa conduite d'eau; et c'est en même temps le mouvement de la réflexion intérieure qui, selon le bonheur ou le malheur des temps, rend l'âme joyeuse ou mélancolique. De même cette fontaine auprès de laquelle le poète meurt de soif, cette forêt où chemine le chevalier vers une problématique hostellerie, cette nef qui transporte sa marchandise d'espérance: toutes ces images nous séduisent parce qu'elles sont à la fois descriptives et suggestives. Ainsi le poème allégorique se déploie sur deux plans ou plus. Et cette vision nous instruit, car elle nous fait découvrir des ressemblances qui suggèrent l'unité, et par conséquent la raison des choses de ce monde.

On peut donc placer l'apogée de l'allégorie au XIIIe siècle, sans mépriser pour autant les genres qui la cultivent à la fin du Moyen Âge. Mais c'est bien, malgré tout, au XIIIe siècle que cette esthétique exprime le mieux la mentalité des hommes: moment de grâce où l'intelligence et la sensibilité permettent une vision du monde, harmonieuse et lumineuse, qui se reflète dans les allégories des cathédrales gothiques et dans celle du Roman de la Rose; moment où la nature commence à dévoiler sa raison, et où l'homme prend sa mesure.

 

 

4. Symbole et pensée historique

 

Les limites de cette vision du monde sont évidentes: elle est fondée sur le principe de la ressemblance, qui sera remis en question au cours du XVIe siècle. À tous les niveaux de l'univers, l'homme médiéval croit retrouver les mêmes signes et les mêmes sens. Chaque chose lui apparaît comme le reflet des autres, chaque être est en relation de sympathie ou d'antipathie avec les autres. Et dans ce système de rapports, le monde, au fond, demeure toujours le même. Le naturalisme qui inspire les audaces de certains philosophes repose sur la conviction d'un ordre divin et immuable de la nature. Dans une telle perspective le temps n'a pas d'importance, et l'allégorie, en dépassant la singularité de l'événement et du sentiment, peut espérer désigner la vérité.

Ainsi l'antithèse de la pensée allégorique, c'est non pas la pensée symbolique, dont elle est une émanation et une systématisation, mais la pensée historique, qui réhabilite le pouvoir du temps. Peut-être faut-il faire remarquer ici que, malgré le rôle important joué par l'allégorie chez les théologiens, certains penseurs chrétiens ont manifesté très tôt leur méfiance à cet égard. Ils ont voulu insister, en effet, sur le caractère historique de la religion, plutôt que sur son caractère symbolique. Quoi qu'il en soit, l'esprit allégorique s'efface à l'époque de la Renaissance, devant les progrès de la science historique. Sous le signe de saint Jérôme, l'humaniste bannit de son univers les spéculations dont saint Paul semblait avoir autorisé l'audace. Saturne, où les allégoristes avaient vu le symbole du temps, redevient la figure singulière d'une mythologie désormais soumise à la critique historique: le voici à nouveau détrôné!

Devant le culte de l'histoire, l'allégorie ne joue plus qu'un rôle épisodique et effacé dans la littérature et dans les arts, donnant parfois naissance à des oeuvres académiques ou dérisoires. Il y aura des exceptions, il y aura encore des chefs-d'oeuvre allégoriques. Après Dürer («la Mélancolie», «le Chevalier et la Mort»), songeons à Prud'hon représentant «la Justice et la Vengeance divine poursuivant le Crime», à Delacroix représentant «la Liberté sur les barricades», à Baudelaire dont les fameuses «correspondances» seront souvent mises au service d'une «moralité» du mal. Réussite où l'on retrouve peut-être l'équilibre de la passion et de la raison, du signe magique et de la pensée logique.

Il est vrai aussi que l'allégorisme tend à réapparaître sous des formes plus subtiles dès que la science historique est remise en question par d'autres sciences plus systématiques. Le structuralisme n'est-il pas l'équivalent moderne de l'allégorisme médiéval? Cependant, la critique moderne ne gagnerait rien à se laisser enfermer dans l'alternative du système ou de la magie. Dans le mythe, qu'on a parfois opposé au logos, elle sait retrouver aujourd'hui à la fois l'histoire et la raison. Dans cette perspective, l'allégorisme médiéval nous apparaît comme un avatar intéressant de la tradition mythique. Loin de représenter une mentalité naïve ou primitive, ou au contraire un procédé artificiel et sophistiqué, il traduit la recherche anxieuse et audacieuse d'une raison dans l'histoire.

Les littératures

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En 1795 -au milieu même de ce que la postérité devait dénommer le classicisme allemand -, Goethe fait paraître un bref article intitulé «Sans-culottisme littéraire». C'était une réponse à un médiocre libelle qui venait de déplorer qu'il y eût en Allemagne si peu d'oeuvres classiques. Depuis un demi-siècle, répond Goethe, on s'est précisément efforcé de former en Allemagne le goût du public et de guider les jeunes écrivains; une sorte d'«école invisible» s'est constituée; on est sorti des ténèbres et on se gardera bien désormais de refermer les volets. Pourtant, ajoute Goethe, il n'existe aucun auteur allemand qui osera se dire «classique». Pour qu'il y ait un classicisme, il faut une histoire, une tradition, un public, une culture. Rien de tout cela n'existe encore. Et il continue: «On ne peut pas reprocher à la nation allemande que sa situation géographique l'enferme dans d'étroites limites, tandis que sa situation politique la divise. Nous ne désirons certainement pas que se produisent les bouleversements qui pourraient préparer en Allemagne des ouvrages classiques.»

L'Allemagne d'aujourd'hui n'est certes plus celle de 1795. Et, pourtant, les réflexions de Goethe n'ont rien perdu de leur vérité. L'histoire de la littérature allemande est le reflet de son histoire politique. L'Allemagne, longtemps divisée, longtemps incertaine de son identité, ouverte de toutes parts à l'influence de l'étranger, souvent ravagée par les guerres, a produit une littérature où les phases d'ombre ne cessent d'alterner avec les phases de lumière. Dans ce pays sans capitale, les centres intellectuels se déplacent, selon le cours des événements historiques, de Zurich à Leipzig, de Königsberg (ou même Riga) à Weimar ou à Francfort. L'Autriche, qui était restée longtemps une province parmi d'autres, prend conscience depuis Joseph II de ses vertus originales et ouvre des routes qui lui sont propres. Et, il y a moins de quarante ans, l'Allemagne s'est trouvée à nouveau coupée en deux parties, qui d'abord se sont ignorées ou combattues, et, depuis peu de temps seulement, cherchent à nouveau à se rejoindre intellectuellement.

Les chefs-d'oeuvre du roman courtois au Moyen Âge ne seraient pas nés sans les modèles français; le latin reste jusqu'au seuil du XVe siècle la langue des philosophes et des professeurs; au XVIIe siècle et encore longtemps après, le français est le langage des cours; les gallicismes encombrent et boursouflent l'allemand courant; FrédéricII ne fait aucun cas de ses compatriotes et il appelle Voltaire à la cour de Berlin, Maupertuis à l'Académie. On comprend aisément que, lorsque une littérature voulut se définir, elle dut s'armer contre l'influence étrangère et rejeter parfois avec humeur la tutelle qui la tenait prisonnière. Le «classicisme» allemand est le dernier des classicismes européens; le naturalisme, le symbolisme ne prennent pied en Allemagne qu'au moment où ils commencent à s'épuiser en France. Au moins à deux reprises, cependant, ce fut l'Allemagne qui montra la route: le mot «romantisme» a, outre-Rhin, un sens, une profondeur, une originalité qui lui sont propres; une grande part du lyrisme d'aujourd'hui y prend racine. Et, en littérature comme dans les arts plastiques, l'expressionnisme est pour l'essentiel un produit allemand. Cela ne signifie évidemment pas qu'en dehors de ces deux périodes il n'y ait que de la sécheresse et du vide: les grands écrivains n'ont jamais manqué, mais ils restent isolés, souvent enfermés au fond des provinces, sans lien entre eux, sans écoles, sans académies.

Dans une conférence qu'il prononce à Munich en 1928, Hugo von Hofmannsthal oppose la conscience littéraire en France et en Allemagne: en France, la littérature constitue l'«espace spirituel»; Molière ou La Fontaine ou Victor Hugo sont présents dans tous les esprits, même les plus humbles; une sorte de canon esthétique s'est constitué au cours des âges, dans lequel la nation se retrouve; une tradition, peut-être trop rigide d'ailleurs, a fixé à chacun son rang et n'est que rarement mise en cause. En Allemagne, au contraire, aucun écrivain -même pas Goethe -n'est à l'abri de la contestation; les valeurs se détruisent et s'inventent sans cesse; on dirait qu'une puissante «anarchie créatrice» (Hofmannsthal) les fait à tout moment surgir du vide. D'où la difficulté pour l'historien de définir des courants et des lignes directrices.

 

 

1. Le Moyen Âge et le XVIe siècle

 

La naissance d'une littérature allemande coïncide avec le règne de Charlemagne. Les grands centres littéraires sont les monastères où l'on transcrit les quelques rares textes témoignant de l'ancienne culture allemande (Charmes de Mersebourg, Chant de Hildebrand). Mais l'essentiel de l'activité consiste à traduire et à commenter les oeuvres d'inspiration chrétienne (Livre des Évangiles de Otfrid de Wissembourg, Heliand), et les oeuvres originales sont rares (Chant de Louis, Muspilli).

Le règne des empereurs saxons et des premiers Saliens marque un net recul de la littérature en langue vulgaire: le latin prédomine. Hrotswit von Gandersheim, première poétesse allemande, fait oeuvre d'historienne et de dramaturge, mais ses pièces de théâtre sont destinées à la lecture. Précieux jalon entre les chants épiques et les épopées du XIIIe siècle, le Waltharius mêle des éléments antiques, chrétiens et germaniques: le héros préfigure le chevalier des époques ultérieures. Vers 1050, le Ruodlieb, premier roman du Moyen Âge, anticipe sur ce que sera la littérature chevaleresque vers 1200. De la survie de l'allemand témoigne NotkerIII (vers 950-1022), surnommé le Teuton, qui tente sans succès de doter sa langue maternelle d'un vocabulaire philosophique.

 

Littérature sacrée, littérature profane (XIe-XIIes.)

 

Entre 1060 et 1170, période marquée par les conflits opposant la papauté et l'Empire (Canossa, 1077; concordat de Worms, 1122; querelle des Investitures) ainsi que par divers mouvements de réforme, il faut distinguer entre deux groupes de textes, ceux d'inspiration cléricale et ceux de la littérature profane.

Jusqu'en 1130, presque toutes les oeuvres écrites sont consacrées à des sujets religieux, invitant l'homme à fuir le monde où tout est vanité (Memento mori), retraçant la vie des patriarches (Genèse de Vienne) et l'histoire spirituelle de l'humanité (Chant d'Ezzo). Le fait marquant de cette période est la naissance d'une poésie mariale en langue vulgaire (vers 1150). À partir de 1170 environ, la littérature religieuse n'imprime plus sa marque à la vie littéraire allemande.

Parallèlement à ce mouvement, la littérature profane connaît un nouvel essor vers 1125-1150, et voit la création d'oeuvres se répartissant en deux groupes: les épopées de clercs et les épopées dites, à tort, de jongleurs. La notion d'empire occupe une place prédondérante dans le Rolandslied d'un certain Konrad, adaptation fort libre de La Chanson de Roland, et dans La Chronique des Empereurs, ouvrage hétéroclite et touffu se trouvant à la croisée des courants les plus divers mais qui présente de ce fait un grand intérêt. Le goût de l'exotisme et du merveilleux transparaît dans La Chanson d'Alexandre, adaptation d'un ouvrage français.

Le second groupe comprend deux oeuvres importantes, Le Roi Rother (vers 1150-1160), s'organisant autour du thème de la quête de la fiancée et ayant pour arrière-plan le monde des croisades, et Le Duc Ernst (vers 1190), centré sur le thème du vassal qui se révolte contre son suzerain, fuit l'Empire et traverse des aventures merveilleuses dans un Orient fabuleux avant de se réconcilier avec l'empereur.

 

L'épanouissement de l'idéal courtois au XIIIe siècle

 

Les années 1170-1270 marquent un premier sommet de la littérature allemande. Cet épanouissement suivant de peu le développement historique (réussite politique des Hohenstaufen et fin des hésitations dynastiques pour un siècle) est dû à des influences venues de France. Les caractéristiques de ce temps sont le recul des oeuvres religieuses, la vogue de l'épopée et de la poésie lyrique, l'importance de la forme, l'unification de la langue poétique à partir des parlers de l'Allemagne du Sud qui devient le grand centre culturel. Cette mutation correspond à l'épanouissement d'un idéal qui est celui de la chevalerie: le chevalier est un homme de bonne naissance, ayant reçu une éducation développant corps et esprit, devant pratiquer les vertus telles que force, courage, droiture et parfait savoir-vivre, fidélité, mesure et largesse. Le nouvel idéal est une tentative de synthèse entre les exigences de la vie en société et les devoirs du chrétien.

L'influence des nouvelles idées est perceptible dans les deux monuments de l'épopée héroïque, la Chanson de Nibelungen et Kudrun (vers 1240), remarquable par la courtoisie, la patience et la générosité de l'héroïne. Outre ces oeuvres majeures, il faut citer les poèmes héroïques des gestes de Théodoric de Vérone, du roi Ortnit et de Wolfdietrich, écho très affaibli des antiques chants germaniques exaltant la notion de fidélité vassalique et riches en aventures merveilleuses.

Les romans importants de cette période sont des adaptations courtoises d'oeuvres françaises, Énéide (vers 1170-1190) où Heinrich von Veldeke «ente la première greffe sur l'arbre de la poésie allemande». Entre 1185 et 1205, Hartmann von Aue, le premier des grands classiques du roman courtois, introduit dans son pays les romans de la Table ronde et du roi Arthur, s'inspirant des oeuvres de Chrétien de Troyes (Érec, Yvain) centrées sur les problèmes que pose la vie du couple dans la société aristocratique: comment concilier amour et prouesse? Hartmann suit son modèle de près dans Iwein, dans Érec l'adaptation est plus libre et l'accent porte sur la règle fondamentale de l'idéal courtois: être agréable à Dieu et au monde. Dans son Parzival (vers 1210) adaptation du Conte du Graal de Chrétien, Wolfram von Eschenbach montre que l'idéal est réalisable: Parzival sait mériter la bienveillance du monde sans compromettre son salut. Vers 1210, Gottfried de Strasbourg semble remettre en cause les fondements de cet idéal dans Tristan. Tout en suivant le poème de Thomas de Bretagne (vers 1180), il y ajoute ses propres idées pour exalter, dans une langue admirable, l'élite restreinte des «cours nobles», de ceux qui ont compris qu'amour et peine sont inséparables. Si Tristan et Iseult incarnent certaines valeurs de l'idéal courtois, ils en refusent les exigences: l'amour est absolu et les autres vertus sont jugées par référence à lui; là réside l'ambiguïté du roman, glorifiant l'amour même quand il est adultère.

La poésie lyrique et didactique représente une autre facette de l'activité littéraire du siècle des Hohenstaufen. Les chantres de l'amour courtois (cf.MINNESANG) célèbrent le vasselage d'amour. Walther von der Vogelweide, le plus grand d'entre eux, refuse cependant de se consumer en une vaine attente et proclame la supériorité de la femme aimante sur la dame orgueilleuse. La poésie didactique s'occupe de la conduite que l'amour doit adopter dans le monde; avec Walther, elle devient poésie politique. Le poète prend position dans le conflit opposant papauté et Empire, fustige la prétention du pape à vouloir régner sur le temporel comme sur le spirituel. Après Walther, Reinmar von Zweter maintient le genre à un certain niveau, mais bientôt il devient l'apanage des poètes bourgeois (Freidank) et n'exprime plus qu'un moralisme prosaïque.

Outre les tendances citées, le XIIIe siècle voit éclore des genres qui occuperont une place importante dans les lettres du bas Moyen Âge, le fabliau, avec le Stricker, et la satire perceptible dans Reinhart Fuchs de l'Alsacien Henri (vers 1180) et évidente dans Helmbrecht le Fermier, de Werner le Jardinier, qui stigmatise la prétention des jeunes rustres ambitieux voulant rivaliser avec les chevaliers et dénonçant la décadence de la chevalerie.

Le XIIIe siècle est aussi une charnière: on commence à écrire en prose. Cette nouveauté touche d'abord le droit (Eike de Repgau) et l'histoire, gagne du terrain sous l'influence de la littérature cléricale, qui revit dès 1250, et du développement de la prédication dont le plus célèbre représentant est Berthold von Regensburg. Cette évolution coïncide presque avec le début du Grand Interrègne (1254).

 

L'essor de la culture bourgeoise (XIVe-XVes.)

 

La fin du Moyen Âge est marquée par la montée des puissances territoriales et des villes (formation de la Hanse), par la colonisation des terres à l'est de l'Elbe et par le développement d'une civilisation dite bourgeoise parce qu'elle fleurit surtout dans les villes qui deviennent de véritables foyers culturels. L'aristocratie exerce encore son influence sur la vie culturelle, nobles et bourgeois demeurent attachés à l'idéal chevaleresque mais ne cherchent plus à allier valeurs terrestres et valeurs spirituelles. La production littéraire est abondante, d'un grand intérêt pour l'histoire des idées et de la civilisation, médiocre quant à la forme; elle est utilitaire, cherche à édifier, à enseigner ou à distraire.

On recopie les poèmes du Minnesang et les légendes épiques, le roman arthurien est supplanté par le roman antique (guerre de Troie, roman d'Alexandre le Grand), et dès le XVe siècle ces remaniements donnent les livres de colportage (Volksbücher). Le lyrisme amoureux se perd dans la chanson populaire, la poésie gnomique se poursuit chez les maîtres-chanteurs (Frauenlob, ┼1323) et la seule grande figure de l'époque reste Oswald von Wolkenstein (1377-1445) qui tire parti de toutes les ressources de la langue et de la musique.

Aux XIVe et XVe siècles, la littérature religieuse occupe la première place et revêt trois aspects: la mystique, avec Maître Eckhart (vers 1260-1327), Heinrich Suso (vers 1295-1366) et Johann Tauler (1300-1361), dont l'influence n'a cessé de se faire sentir dans la pensée allemande; la littérature d'édification, abondante et variée, le théâtre religieux enfin.

Nous trouvons par ailleurs des textes moraux, satiriques et allégoriques (Coursier de Hugo von Trimberg, vers 1300-1313; La Chasse, de Hadamar de Laber, vers 1315). Le fabliau et la farce influent sur L'Anneau (vers 1400) de Heinrich von Wittenwiler, truculente satire didactique et cruelle, empreinte de pessimisme. La littérature savante connaît un essor considérable dès la fin du XIIIe siècle: Ottokar de Styrie, Nicolas de Jeroschin et Fritsche Closener évoquent de façon vivante le développement historique de la société. En 1350 paraît la première encyclopédie en allemand, Le Livre de la nature, de Konrad von Megenberg. Les récits de voyage jouissent d'un franc succès. Avec Le Laboureur de Bohême de Johann von Tepla (vers 1351-vers 1415), dialogue entre l'auteur et la mort, s'annonce l'ère des humanistes.

 

L'ère des effervescences

 

Le XVIe siècle est une période clé de la littérature allemande. Bien que l'inspiration en soit plus polémique que littéraire, il offre l'image d'un désordre fécond ouvrant la voie aux idées nouvelles. Les traditions médiévales se maintiennent un temps mais l'humanisme se développe avant d'être arrêté par la Réforme qui marque profondément la société et les idées. La langue enfin est en pleine évolution.

Si les dernières décennies du XVe siècle voient naître l'humanisme, ce mouvement n'efface pas brusquement la littérature courtoise, la poésie des maîtres-chanteurs et le goût des récits facétieux et de la farce, où s'illustre Hans Folz (┼ avant 1515). Mais la première génération d'humanistes a introduit en Allemagne les idées nouvelles venues d'Italie et elles marquent profondément la vie littéraire.

Jetant un regard neuf sur les textes de l'Antiquité, les humanistes prônent le retour à la pureté dans tous les domaines (grammaire, style, morale). Konrad Celtis (1459-1508) traduit la Germanie de Tacite, ce qui contribue à éveiller chez les Allemands un sentiment national les poussant à se révolter contre les Welches, une tendance qu'Ulrich von Hutten représente bien. Tous pensent que le pays a besoin d'une réforme politique et morale: ils préparent donc le terrain à Luther. Trois personnages méritent une mention: Paracelse (1493-1541), Sebastian Brant (1458-1521) et Thomas Murner (vers 1475-1537).

Médecin, panvitaliste et anthropocentriste, Paracelse développe la notion d'analogie - en tant que microcosme, l'homme reflète l'univers (macrocosme) -, ordonne les êtres de la «petite mythologie» selon une théorie des quatre éléments (Elementargeister), et sa pensée marque fortement l'histoire des idées. Dans le prolongement des traditions médiévales se situe La Nef des fous (1494) où Brant fait oeuvre de patriote et de prédicateur désirant amender les moeurs et prodiguant critiques et conseils. Murner, franciscain alsacien, se fait le censeur des abus dont souffre l'Église et ses écrits satiriques ont pour thème la folie humaine et prennent l'allure de sermons.

Les travers que dénoncent les humanistes amènent un mouvement complexe, à la fois religieux, moral, politique et national, la Réforme; le succès de Luther s'explique par la situation d'une Allemagne en pleine mutation. La Réforme a pour conséquence d'assurer le triomphe de l'allemand sur le latin, d'unifier les parlers, d'entraîner la poésie lyrique, le cantique et la fable dans le tourbillon des idées nouvelles, dont la diffusion bénéficie des progrès de l'imprimerie. Le théâtre religieux, dont le meilleur représentant est Hans Sachs (1494-1576), connaît un essor sans précédent.

Le XVIe siècle est aussi marqué par la naissance du roman bourgeois. Jörg Wickram (┼ 1562) décrit une bourgeoisie idéalisée et classe les protagonistes de ses récits en bons et en mauvais. Maniant une langue soignée, il distrait, enseigne et moralise à la façon des écrivains médiévaux. L'auteur le plus populaire de son temps est toutefois Johann Fischart (vers 1546-1590), humaniste, moraliste et protestant, surnommé le «Rabelais allemand». Son oeuvre est considérable. Dans une langue colorée, il rédige des pamphlets anticatholiques où il fustige le vice et l'erreur. Mais il est surtout connu pour sa traduction de Gargantua. Il émonde le texte de Rabelais, développe ou abrège, ne pouvant faire sienne la devise de ce grand humaniste: «Fais ce que veux.» Fischart illustre bien le conflit entre l'humanisme, pour qui la nature est bonne, et la Réforme qui tient l'être humain pour un pécheur.

En marge de ces mouvements d'idées, la littérature populaire (Volksbücher) a un grand succès, et le mérite de ce siècle est d'avoir aperçu ce que pouvait être une littérature pour le peuple. Dernier ouvrage important, l'Histoire de Faust (1587) reflète symboliquement les préoccupations d'un siècle inquiet de ses propres hardiesses et rongé par ses contradictions, engagé dans l'avenir mais encore tributaire du passé.

 

 

2. L'âge baroque et ses prolongements (1600-1750)

 

L'humanisme, trop tôt arrêté dans sa course par le débat religieux, n'a pas eu le temps de donner à l'Allemagne une grande littérature en langue nationale qui puisse rivaliser avec celle des Anciens. Combler ce retard, telle est l'ambition qui marque, au siècle suivant, la naissance de la littérature baroque dans l'un de ses aspects essentiels. En même temps qu'il s'appuie sur une forte tradition néo-latine, dont les orientations stylistiques se sont peu à peu éloignées des canons classiques, le baroque se détermine par rapport aux modèles des pays voisins qui ont déjà nationalisé l'héritage antique et progressé sur les voies de la modernité: l'Italie, la France, l'Angleterre - l'exemple tout récent de la Hollande prenant une signification idéologique et technique particulière à cause de la parenté linguistique. Traductions, adaptations, imitations préparent une production abondante dont l'originalité s'affirmera rapidement.

 

Le programme d'une renaissance nationale

 

La théorie joue un rôle décisif. Grammairiens et philologues s'emploient à mettre en lumière les vertus de la langue nationale. Parmi les plus influents, il faut citer Schottel, que Leibniz n'aura garde d'oublier lorsqu'à la fin du siècle il plaidera à son tour la cause de l'allemand pour en développer l'usage dans le domaine intellectuel et scientifique. Quant aux innombrables traités de poétique, ils attestent l'emprise de la rhétorique et l'importance d'un système des genres strictement hiérarchisé.

Encore faut-il tenir compte, pour apprécier la place de cette littérature à bien des égards savante, de la persistance d'une vigoureuse tradition «populaire», comique et satirique, qui traverse tout le XVIIe siècle. Il ne faut pas oublier non plus que dans les pays de la Contre-Réforme la production littéraire, tout entière au service de l'Église, privilégie le latin. Certes, on trouve des exceptions remarquables: Spee, Angelus Silesius parmi les poètes, Abraham a Santa Clara comme prédicateur populaire; il n'empêche que le baroque dans son ambition patriotique est un phénomème spécifique de l'espace protestant.

Les «sociétés de langue» (la Fructifère fondée dès 1617 à Cöthen, la Société patriotique créée à Hambourg par Zesen en 1642, l'ordre nurembergeois des Bergers de la Pegnitz institué en 1644 par Harsdörffer, Klaj et Birken) apportent leur concours à cette entreprise à maints égards systématique, à ce projet qui vise, malgré les misères de la guerre, à faire de la nouvelle littérature l'instrument de culture d'une société policée qui se cherche parmi l'aristocratie, le patriciat, la bourgeoisie formée dans les universités. Soutenu par certaines cours - Cöthen, puis Weimar, et surtout Wolfenbüttel -, le mouvement s'enracine dans les grandes cités: Königsberg (Dach et ses amis), Hambourg, Leipzig, Nuremberg, Breslau, capitale d'une province féconde entre toutes pour la littérature, la Silésie.

Opitz qui, le premier, esquisse (1617), puis définit (Livre de la poésie allemande, 1624) le programme et les moyens de la renaissance nationale, propose, tant par ses traductions que par ses oeuvres originales, des modèles dans les principaux genres et ouvre la voie à la grande génération baroque, qui est née en majorité avant 1625 et dont la production s'épanouit entre 1640 et 1670.

 

Une inspiration religieuse et morale

 

Le lyrisme, qui est avant tout la mise en forme de grands thèmes «banals» et qui englobe aussi bien la poésie de circonstance que le cantique, se partage entre les inspirations profane et religieuse, qui trouvent en quelque sorte leur dénominateur commun dans la méditation sur la fragilité de l'homme et du monde, thème baroque par excellence. Les talents sont nombreux, depuis les précurseurs - Opitz, Weckherlin aussi - jusqu'aux plus grands - Gryphius, Fleming, Catharina Regina von Greiffenberg, membre d'un petit groupe d'écrivains luthériens autrichiens -, en passant par Dach ou Rist, limpides et familiers, les Nurembergeois, habiles à exploiter les ressources sonores de la langue, ou Zesen, virtuose original. Le sonnet est à la mode. L'épigramme est bien représentée par Logau, le cantique protestant par Gerhard. L'oeuvre des mystiques, spéculatifs ou inspirés, Czepko, Angelus Silesius, plus tard encore Kuhlmann, est singulièrement riche.

La littérature dramatique, exclue des deux pôles extrêmes que constituent l'opéra de cour (musique et spectacle) et la scène des troupes ambulantes (farce et mime), se partage pour l'essentiel entre la production néo-latine des jésuites, qui sert le projet pédagogique, religieux et politique de la Société, et l'oeuvre de Gryphius. Celui-ci crée la comédie littéraire et la grande tragédie qui, de Leo Armenius (composé en 1646) à Papinianus (1659), illustre avec vigueur l'inconstance de la fortune, la fragilité du pouvoir pour exalter la constance stoïcienne et la force d'âme chrétienne du souverain martyr.

Le roman, genre moderne importé (surtout de France) par la voie de nombreuses traductions, s'acclimate peu à peu en se moralisant. La tradition pastorale, qui inspire les premières oeuvres originales, est encore présente chez Zesen (Rosemund, 1645); mais ses romans bibliques (Assenat, 1670, Simson, 1679) se rapprochent du genre historico-héroïque, que les auteurs allemands veulent chrétien et patriotique: Bucholtz (L'Hercule allemand, 1659), puis Anton Ulrich, duc de Brunswick, qui porte le genre à un degré de raffinement technique qu'il n'avait pas atteint en France (Aramena, 1669-1673; Octavia, 1677-1707). En regard, dans le domaine de la littérature «réaliste», la tradition picaresque, introduite par Albertinus et son adaptation du modèle espagnol au projet de la Contre-Réforme (1615), conduit à Grimmelshausen, dont le Simplicissimus (1668) dénonce le monde à l'envers (celui de la guerre de Trente Ans) et ses pièges.

 

Excroissances du baroque tardif

 

Le baroque trouve son point d'équilibre autour de 1660. Au-delà on assiste à une sorte d'exaspération du style (effets rhétoriques, métaphores), en même temps que régresse l'inspiration religieuse, qui était jusque-là fondamentale, même si le baroque impliquait l'assouplissement du didactisme traditionnel au profit de valeurs esthétiques. Très tôt cette tendance se marque chez Lohenstein, dont les tragédies (turques, africaines et romaines, composées entre 1650 et 1673) mettent l'accent sur l'exotisme et la peinture des passions violentes et criminelles. Son Arminius (1689-1690), monument patriotique et encyclopédique, maintient la tradition du roman héroïque, dont parallèlement la Banise de Ziegler (1689) marque l'essouflement, tandis que le genre galant de Bohse et Hunold (Adalie, 1702) abandonne la grande scène politique pour les intrigues de l'actualité mondaine. Hofmannswaldau et les poètes de la «seconde école silésienne» cultivent une sorte de nouveau maniérisme, qui associe à la virtuosité formelle un érotisme appuyé.

En regard de ce «baroque tardif», le rationalisme naissant (Thomasius) fait sentir son influence. Weise prêche la simplicité de la prose et met son oeuvre (théâtre scolaire et romans) au service d'une classe moyenne qui sort peu à peu de sa passivité. Ses romans en particulier, comme ceux de Riemer et, avec la fantaisie et la truculence en plus, de Beer et de Reuter, s'ils s'inspirent encore du modèle des aventures picaresques, montrent que l'idéologie ascétique qui le sous-tendait chez Grimmelshausen n'a plus cours.

Les premières décennies du XVIIIe siècle sont confuses. Seule le renouveau piétiste de l'inspiration religieuse, et surtout l'oeuvre de Günther, singulière par la force de l'expression individuelle, et de Brockes, peintre attentif de la nature, rompent la routine de la production poétique. Bientôt l'anacréontisme (Hagedorn, Gleim) introduira la grâce du rococo.

 

Raison et sentiment (1725-1750)

 

La grande réforme entreprise par Gottsched après 1725 au nom de la raison et des règles, en même temps qu'elle confirme le rôle désormais dominant de Leipzig et de la Saxe, constitue une étape décisive dans la formation d'une culture littéraire fondée sur les valeurs bourgeoises. Un des mérites certains de Gottsched est d'avoir su associer le théâtre professionnel à cette nouvelle culture. Mais sa doctrine rigide, tôt critiquée par les Suisses Bodmer et Breitinger, qui plaident la cause de l'imagination et du merveilleux, souffre du recours exclusif au modèle du classicisme français. L'évolution des idées et du goût, l'apport de nouvelles influences étrangères, la montée du sentiment préparent dès les années 1740 l'après-Gottsched, comme le montrent l'oeuvre et surtout la théorie dramatiques de J.E. Schlegel ou l'exemple de Gellert, qui introduit en Allemagne la comédie larmoyante et une forme moderne du roman bourgeois (Vie de la comtesse suédoise von G., 1747-1748) - bien éloignée de l'utopie patriarcale que le Robinson Crusoé avait inspirée un peu plus tôt à Schnabel (L'Île Felsenburg, 1731-1743).

 

 

3. L'éveil (1750-1945)

 

L'Aufklärung

 

Vers 1750, les lettres allemandes sortent soudain de l'ombre où les avaient confinées depuis un siècle les désastres de la guerre de Trente Ans. Trois écrivains en même temps: Lessing, Klopstock, Wieland. Le premier (1729-1781) est un combattant: il aime l'action, le défi, les idées nouvelles; champion de la tolérance, s'essayant dans tous les genres à la fois, de la comédie au drame sentimental, de la critique théâtrale à la polémique religieuse, il incarne l'esprit des Lumières. L'autre, Klopstock (1724-1803), restitue d'un coup à la poésie les hautes ambitions qu'elle semblait avoir oubliées. Émule de Milton, il écrit sa Messiade, depuis six siècles la seule épopée allemande digne de ce nom; ses Odes exaltent dans une langue pathétique toutes les formes du sentiment. Wieland (1733-1813), sceptique, licencieux, est l'interprète de ce qu'on nomme «la philosophie des grâces». Mais, au-delà de leurs différences, les trois écrivains sont bien du même temps: ce qu'on nomme Aufklärung est la somme des trois courants: la philosophie des Lumières, le règne du sentiment (Empfindsamkeit), la légèreté du «rococo». N'est-ce pas Lessing qui avait introduit le drame sentimental à la mode de Diderot? Klopstock n'est-il pas le premier à célébrer la réunion des États généraux à Versailles? Wieland n'est-il pas précepteur du futur duc de Weimar et, à son heure, théoricien de l'État idéal? Il n'existe cependant en Allemagne ni Encyclopédie ni fronde politique; dans ces pays de despotisme éclairé, c'est le prince qui met en oeuvre les idées nouvelles; tous les auteurs célèbrent à l'envi Frédéric II, qui ne les estime guère, et Joseph II. D'ailleurs la division de l'Allemagne est à sa manière garante de liberté; le persécuté trouve aisément refuge en franchissant la frontière. Et si la tradition conserve le souvenir de quelques prisons cruelles et de quelques princes intolérants, la satire des cours et de l'absolutisme est monnaie courante et presque toujours acceptée. Et ces écrivains, tous issus du presbytère protestant, s'accommodent beaucoup mieux que leurs contemporains français des formes traditionnelles de la religion: Lessing peut à la fois se porter à l'appui des premiers défenseurs de la critique biblique et, dans son Éducation du genre humain destinée à élever peu à peu l'humanité à la connaissance éclairée de la divinité, chercher ses arguments dans de vieilles traditions mystiques.

Chez tous ces écrivains, cependant, l'Allemagne est à la recherche d'elle-même; à défaut d'une unité politique, alors impensable, elle rêve d'une unité de culture. Certains s'égarent un peu dans une mythologie germanique imaginaire et dans une brève «teutomanie». Mais tous rêvent d'une institution dans laquelle l'Allemagne pourrait prendre conscience d'elle-même: Klopstock, d'une «république des savants», Lessing, d'un théâtre national. Comme la France avait été depuis plus d'un siècle le modèle incontesté, l'Allemagne, pour se trouver, était conduite à prendre ses distances envers elle: il y a souvent quelque injustice dans les jugements que Lessing, émerveillé par la découverte de Shakespeare, porte sur les classiques français.

 

Le Sturm und Drang

 

On dénomme conventionnellement Sturm and Drang la période qui va de 1770 à 1785 environ: quinze années essentielles puisqu'elles voient naître Götz von Berlichingen (1773), Werther (1774), la version primitive de Faust (Urfaust) terminée avant 1775, ainsi que les quatre premiers drames de Schiller.

La critique allemande du XIXe siècle, pour désigner cette période qui correspond à ce qu'on nomme en France préromantisme, a utilisé le titre d'un drame de l'époque, aujourd'hui fort oublié. L'expression signifie à peu près: inquiétude et violence; c'étaient les caractères qu'on souhaitait faire apparaître comme les traits dominants de ces années: l'Allemagne, libérée d'un rationalisme d'importation, retrouvait sa nature profonde.

Il est vrai qu'un des écrivains qui dominent ces années est Herder (1744-1803), esprit tumultueux et enthousiaste, plus enclin à chercher la vérité du côté des origines, dans les temps primitifs où le langage sécrétait spontanément la poésie, que dans le progrès des Lumières. Et, derrière lui, il y avait Hamann (1730-1788), le «Mage du Nord», pour qui la raison n'était bonne qu'à découvrir «le malheur de la naissance» et qui, dans un langage cryptique fait d'exclamations et d'anacoluthes, proférait les obscures vérités de la foi. Il est vrai aussi qu'un certain pessimisme avait envahi la pensée; on avait cessé de croire que nature et raison étaient synonymes; les querelles entre frères, l'inceste, l'infanticide, la haine du père étaient devenus des thèmes à la mode et nourrissaient un renouveau du drame, qui croyait imiter le modèle shakespearien.

En dépit de ces mouvements profonds, le Sturm und Drang est, pour une large part, une invention des historiens qui, à côté de quelques grands esprits, avaient racolé des médiocres et des écrivains de second rang pour faire croire à une vague de fond. Pour l'essentiel, les leçons de l'âge précédent demeuraient. Il est sûr qu'il y a dans les Brigands (1781) de Schiller beaucoup de tumulte juvénile; mais, peu d'années après, son Don Carlos (1787), revendique la liberté de pensée dans des termes que Montesquieu n'aurait pas reniés.

On s'est même parfois porté plus loin: on a déguisé le Sturm und Drang en mouvement révolutionnaire. C'était, dans la direction opposée, commettre une nouvelle erreur. Même si, dans Intrigue et amour de Schiller (1784), quelques scènes prolongent la satire sociale de l'Aufklärung, la littérature de ces années (Goethe, Justus Möser) a bien plutôt ses regards tournés vers le passé, vers les formes traditionnelles menacées par le mouvement du temps.

 

Le demi-siècle d'or

 

Werther (1774) avait d'un coup fait tomber les murailles: la littérature allemande avait enfin conquis l'audience de l'étranger. Pendant un demi-siècle, elle allait ouvrir des voies nouvelles. Cet essor s'accompagne de celui des grandes philosophies idéalistes; il se déroule au milieu des tumultes politiques - les guerres de la Révolution et de l'Empire - qui vont diviser les esprits et aiguiser les différences. On va parler des «classiques» et des «romantiques»; mais il est clair que, dans la réalité, tout est beaucoup plus mêlé: Goethe reste longtemps l'idole des romantiques, le merveilleux que Schiller introduit dans sa Pucelle (1801) indique que lui-même ne fut pas insensible à la contagion, et peut-être Les Années de voyage de Wilhelm Meister (1829), qui veut offrir du monde une image «totale», depuis les métiers et la vie sociale jusqu'à la révolution des astres, est-il ce grand roman dont les romantiques avaient rêvé sans jamais parvenir à l'écrire. Mais, s'il y eut parfois osmose entre les deux mouvements, c'est leur dialogue et leur conflit qui constituent la richesse de ces années.

 

Les deux «classiques»

 

Pour Goethe installé à Weimar (à partir de 1775, longtemps avant que Schiller n'écrivît les Brigands) et surtout pour Goethe revenu d'Italie en 1788, l'agitation, le désordre, la grandiloquence du Sturm und Drang finissant sont devenus intolérables. Il écrit Iphigénie et compose Torquato Tasso. Mais c'est surtout du jour où Schiller, à son tour, vient s'installer à Weimar qu'on peut dater le début d'un «classicisme» allemand. Classicisme tardif et improbable, dû à l'amitié inattendue entre deux esprits que tout paraissait séparer. Les voies avaient certes été ouvertes par Winckelmann (1717-1768), découvreur de l'Antiquité grecque, inventeur de la formule «noble simplicité et paisible grandeur». Il aura fallu cependant, au milieu de l'instabilité du temps, l'existence de ce duché insignifiant, de cette cour minuscule, pour que puisse apparaître comme un idéal réalisable cette «éducation esthétique», dont Schiller élaborait la théorie, cette intégration de l'individu dans une société harmonieuse, dont Les Années d'apprentissage de Wilhelm Meister (1795) proposait l'image. Un îlot de paix et de civilisation s'établissait, en dépit des guerres et des conflits d'idées, en plein centre de l'Allemagne. Classicisme éphémère, puisque après la mort prématurée de Schiller, Goethe, malgré la vénération qu'on continue à lui porter, allait se sentir bientôt isolé et incompris. Classicisme ouvert aussi, puisque Goethe, sans renier jamais sa prédilection pour l'art antique, devait s'ouvrir toujours davantage à toutes les sollicitations de la «littérature universelle», inventant sans cesse des formes nouvelles, que la notion de «classicisme» ne peut plus contenir.

 

Les romantismes

 

Aucune définition ne peut rendre compte de ce que voulut être et de ce que fut le romantisme, tant il revêtit de formes diverses. D'un groupement éphémère à l'autre, d'Iéna à Berlin, à Dresde ou à Heidelberg, il change sans cesse de cap et d'intentions. Mieux vaut mettre le mot au pluriel et décrire une histoire plutôt que de définir un concept insaisissable.

Lorsque paraissent en 1795 Les Années d'apprentissage, tout le monde salue d'abord ce roman comme la Bible des temps nouveaux. Jusqu'au moment où Novalis (1772-1801) le dénonce comme un nouveau Candide, hostile à la poésie. La sagesse temporelle du livre négligeait selon lui l'essentiel: la vie intérieure de l'esprit, le pouvoir de l'imagination créatrice, la magie du rêve. Le romantisme est d'abord cette entreprise d'introversion. Au moment où la philosophie de Fichte illustre la totale liberté du Moi, le romantisme veut l'expérimenter dans l'acte même de l'écriture. Friedrich Schlegel (1772-1829) a dénommé «ironie» le mouvement par lequel l'écrivain se détache de son oeuvre, la remet incessamment en question pour s'identifier à tout moment à sa liberté de créateur; il écrit et se voit écrivant, il se renie pour éprouver plus vivement le pouvoir infini avec lequel il s'identifie. Parmi les genres littéraires, ceux à qui on prête le plus d'avenir sont ceux qui sont le plus éloignés de la règle, ceux qui ménagent le plus la liberté du créateur: le conte et surtout le roman. Il existe de nombreux romans romantiques; tous sont cependant victimes de la théorie qui leur a donné naissance; les personnages en sont exsangues; certains, comme l'Ofterdingen de Novalis, se sclérosent en allégories; d'autres, comme la Lucinde de Friedrich Schlegel, se perdent en digressions et en analyses; d'autres enfin, comme ceux d'Arnim, s'égarent dans le foisonnement de l'intrigue. Le romantisme est moins riche en oeuvres qu'il n'est riche d'intentions et d'idées.

En cette fin du XVIIIe siècle, où l'on commence à s'émerveiller des découvertes de la science, le romantisme intègre toutes ces nouveautés, électricité, magnétisme, dans l'encyclopédie imaginaire qu'il construit; il retrouve ainsi par son propre mouvement les grandes théosophies du passé, qu'il exhume et qu'il ressuscite. Tourné vers la vie intérieure, le romantisme allait évidemment prêter son attention, non seulement au rêve, mais à tous les phénomènes mystérieux ou aberrants de la psychologie: prémonitions, dédoublements, etc.: c'est le domaine que Ludwig Tieck (1773-1853) explore avec prédilection.

Certains des écrivains du premier romantisme, comme Schlegel ou certains philosophes voisins de ce mouvement comme Fichte, étaient restés fervents partisans de la Révolution, même après la Terreur et après le déclenchement de la guerre. Mais d'autres, comme Novalis, s'étaient tournés dès avant la fin du siècle vers des horizons différents: ils évoquaient un Moyen Âge imaginaire, un Saint Empire retrouvé, une catholicité conservatrice. Beaucoup de romantiques allaient bientôt suivre ce même chemin: reniant le piétisme qui avait guidé souvent leurs premiers pas, ils furent nombreux à se convertir; et le romantisme, avec Friedrich Schlegel, Görres, Adam Müller, tendit à se confondre avec le conservatisme de la Sainte-Alliance. Dira-t-on que cette évolution fut le résultat d'un hasard historique, ou bien jugera-t-on que ce mouvement était inscrit dès l'origine dans le repliement intérieur qui définit le romantisme? La question reste posée.

Si, délaissant les fondateurs, on aborde la seconde génération romantique, avec Brentano, Arnim, Hoffmann, Eichendorff, on reste plus perplexe encore quand il s'agit de définir des intentions ou des tendances. Le romantisme avait commencé par la réflexion et l'intellectualisme. Les successeurs sont plus spontanés; chacun s'abandonne à son tempérament et à son penchant; le mouvement se disperse et s'allège, en même temps qu'il s'ouvre à un public plus étendu. Parmi cette production du romantisme tardif beaucoup d'oeuvres sont restées vivantes dans la conscience collective de l'Allemagne; les récits de Hoffmann, quelques poésies d'Eichendorff, avant tout les contes des frères Grimm. Brentano et Arnim sont sans doute plutôt réservés à quelques happy few, à la recherche de plaisirs plus subtils ou plus contestés.

 

Indépendants et marginaux

 

Les rubriques «classique» et «romantique» sont loin d'enfermer toute la réalité littéraire allemande du tournant des XVIIIe et XIXe siècles. Il se trouve même que la plupart de ceux que l'âge présent a redécouverts échappent à ce classement sommaire.

À Weimar, où règne Goethe, terminent aussi leur vie, à l'écart et quelque peu aigris, deux témoins du passé: Wieland et Herder. Pas si loin de là, à Bayreuth, un ultime héritier de la veine sentimentale, mal disposé envers les romantiques qu'il juge abscons et trop ignorants du concret quotidien, Jean-Paul (1763-1825), idole du beau sexe, continue à tisser ses toiles d'araignée baroques, compensant le monde étouffant de la province allemande par de lyriques élans idéalistes. Mais même ses exaltations religieuses restent si ambiguës qu'on a pensé plus d'une fois à lui attribuer les sarcastiques Veilles de Bonaventura, le mystérieux ouvrage resté anonyme, aux accents si étrangement nihilistes.

Bien qu'il ait été étroitement lié aux milieux romantiques, on chercherait en vain les thèmes romantiques dans l'oeuvre de Kleist (1777-1811), génie obsédé, vainement acharné à briser sa solitude, mais seul découvreur du tragique dans un âge qui l'ignore. Détesté par Goethe, que ses outrances exaspèrent, Kleist meurt méconnu. Il faudra plus d'un siècle avant que la postérité ne l'égale aux plus grands.

Et Hölderlin enfin (1770-1843). Traducteur de Pindare et de Sophocle, il est parmi tous ces écrivains le seul qui ait vraiment trouvé le contact avec la Grèce antique. Après avoir longtemps pleuré cette Grèce d'autrefois comme un âge d'or perdu, il conçoit une épiphanie nouvelle réservée à l'Occident, qu'il annonce dans des hymnes prophétiques, qui constituent sans doute le sommet du lyrisme allemand. Le malheur du temps avait projeté ce poète vulnérable dans des orages politiques auxquels il était mal fait pour résister. Finalement, «frappé par Apollon» et comme écrasé par sa propre prophétie, il succombe. À l'extrême tension des grands hymnes de la maturité ne succède que le ronronnement des banals poèmes écrits pendant les longues années de folie.

 

Un demi-siècle de pénombre

 

Le sentiment que Henri Heine exprime, peut-être avec un peu d'ironie: «Goethe n'est plus. Les dieux sont morts», est partagé par l'Allemagne entière. Après un demi-siècle d'invention et de richesse, on éprouve tout à coup le vide. Les talents, bien entendu, ne disparaissent pas pour autant; mais ils sont isolés, calfeutrés au fond des provinces, sans ambition collective et sans «écoles». Le seul groupement notable, la Jeune Allemagne, est politique bien plus que littéraire. 1848, qui devait être pour beaucoup l'année des déceptions, peut permettre de marquer un premier tournant.

 

L'Avant-Mars

 

On a dénommé Vormärz la période qui précède les vaines révoltes de 1848. Si l'on use de ce terme manifestement emprunté au langage de la politique, c'est qu'une partie de la littérature est alors engagée dans le combat. C'est le temps des frères ennemis Ludwig Börne (1786-1837) et Henri Heine (1797-1856), le premier, issu des salons romantiques, associant curieusement le culte de Jean-Paul et l'intransigeance révolutionnaire, le second, plus ambigu encore, prophète d'une révolution prolétarienne, qu'il redoute en même temps qu'il l'espère et «romantique défroqué», usant par l'ironie les convictions de son temps et ses propres sentiments. Un autre avait assez milité, lui aussi, parmi les révoltés pour mesurer l'inanité, à cette date, de toute révolte: Georg Büchner (1813-1837), mort du typhus à vingt-trois ans, allait, dans trois pièces et dans un récit inachevé, exprimer son amère pitié pour la créature. Il est l'inventeur d'un théâtre violent, laconique, aux personnages simplifiés et frustes; tous porte-parole d'une humanité pathétique; l'expressionnisme allait découvrir en Büchner un des grands dramaturges de l'Allemagne. Mais la gloire de Büchner a un peu injustement rejeté dans l'ombre Christian-Dietrich Grabbe (1801-1836), qui avait imaginé de son côté une forme dramatique un peu semblable. S'il y a souvent chez lui de la grandiloquence et du verbiage, ses pièces, Hannibal, Napoléon ou les Cent Jours, inventent une curieuse dramaturgie sans héros qui prête la même dignité à la marmotte d'un petit Savoyard qu'aux entreprises des ambitieux.

On a donné à l'autre bord de la littérature de ce temps-là le nom, ironique à l'origine, de Biedermeier, qui équivaudrait un peu à «louis-philippard». Mais ces écrivains étaient, en fait, très éloignés de la satisfaction niaise que ce qualificatif paraissait impliquer. On a, chez la plupart, décelé un fond de pessimisme et d'angoisse, dans lequel on a reconnu quelque ressemblance avec leur contemporain Kierkegaard. Le romantisme paraissait avoit fini son temps; il se survit cependant au fond de la province souabe. Et, comme par miracle, un de ces Souabes se révèle être un des poètes les plus délicats et les plus subtils de l'Allemagne: le modeste pasteur de village de Cleversulzbach, Eduard Mörike (1804-1875). Le Hongrois Lenau (1802-1850) était parti, semblait-il, d'un bord tout opposé: il était, dans les lettres allemandes, le romantique au sens européen de ce mot, le byronien insatiable et nihiliste; la fin de sa carrière le ramène cependant dans le voisinage des Souabes. À un autre bout de l'Allemagne, en Westphalie - et, cette fois, fort loin des sentiers du romantisme -, la catholique Annette von Droste-Hülshoff (1797-1848) décrit dans son âpre lyrisme le scrupule d'une âme qui se croit désertée par la foi.

Dans l'ensemble, cependant, la littérature de cet «Avant-Mars» essaie de se démarquer du romantisme. Après le rêve intérieur, elle recherche la sensation et le concret. C'est la route que poursuit en Autriche Adalbert Stifter (1805-1868), qui voudrait, dans cette fin des temps, construire un nouveau classicisme, une «arrière-saison» de sagesse résignée.Tandis qu'en Suisse le pasteur Jeremias Gotthelf (1797-1854), pestant dans sa vallée de l'Emmenthal contre les moeurs nouvelles, compose dans son langage dru une grande épopée paysanne, le sommet de la littérature suisse de langue allemande.

 

Le déclin du siècle

 

Dans la seconde partie du siècle, tandis que l'Allemagne prépare son unité, les lettres semblent devenues plus somnolentes. Le lyrisme s'est éteint: seuls quelques «épigones», comme on les nomme, tentent de faire survivre un romantisme exsangue ou les recettes d'Henri Heine. Le théâtre, après les ambitieuses constructions historiques de Hebbel, ne survit qu'à travers de pâles adaptations de Scribe ou de Sardou. La scène ne reste vivante qu'en Autriche, où l'institution théâtrale est demeurée vivace et solide.

Des romans de cette époque, qu'on voit figurer encore dans les bibliothèques familiales, il en est peu qui aient survécu. Seul l'adroit manièrisme de Wilhelm Raabe mériterait d'être évoqué, si, grâce à Theodor Fontane, le réalisme européen ne venait affleurer dans les dernières années du siècle, brisant enfin les conventions qui avaient tenu si longtemps la bride à l'art romanesque allemand.

La nouvelle, en revanche, avait fleuri dans ce XIXe siècle finissant: en Allemagne avec Theodor Storm (1817-1888) au premier rang; en Suisse avec Gottfried Keller (1819-1890) et, déguisant sa névrose dans de pompeuses reconstitutions d'histoire, avec Conrad-Ferdinand Meyer (1825-1898).

 

Notre siècle

 

L'Allemagne avait repris du retard sur ses voisins. À partir de 1890 cependant, tout s'anime à nouveau. On notera toutefois que, jusqu'au milieu du siècle, la plupart des grandes découvertes sont issues de l'ancien espace de la monarchie austro-hongroise: Hofmannsthal, Rilke, Trakl, Kafka, Musil, Broch et d'autres encore. Mais que reste-t-il, à vrai dire, d'autrichien chez Rilke ou chez Kafka?

 

Échos du symbolisme

 

L'Allemagne avait longtemps résisté à Zola. Un théâtre naturaliste naît cependant avec Gerhart Hauptmann (1858-1921) et l'imitation à Berlin du Théâtre libre. Cependant, ce naturalisme qui heurtait sans doute les tendances profondes ou les habitudes de l'esprit allemand devait être de brève durée    : bientôt Hauptmann dérive vers le rêve et le mythe.

En 1890, l'Allemagne ignorait encore Baudelaire. Ce fut la fonction historique de Stefan George (1868-1933) que de l'introduire, en même temps que Mallarmé et que Verlaine, et de rendre de la sorte une ambition nouvelle au lyrisme. D'autres que lui faisaient au même moment à Vienne de semblables découvertes; Hugo von Hofmannsthal (1874-1929) est le premier d'entre eux. Mais son oeuvre lyrique est de brève durée; bientôt, il se tourne vers le drame et vers l'opéra et devient en Autriche une sorte de poeta laureatus  . Ainsi naissait dans les pays de langue allemande un symbolisme tardif. Au tournant du siècle, Rainer Maria Rilke (1875-1926), après des débuts hésitants, allait rejoindre, lui aussi, ce lyrisme de l'intériorité.

On placera dans le même sillage d'autres écrivains de la Jeune Vienne, comme Arthur Schnitzler (1862-1931), auteur fêté de drames sentimentaux et dans ses récits un des introducteurs du langage intérieur, et aussi, bien qu'il soit d'une génération plus jeune, Stefan Zweig (1881-1942). Et, en dépit de ses velléités de révolte, c'est encore à cette veine sentimentale qu'on rattachera sans doute le Badois Hermann Hesse (1877-1962), dont les premiers romans paraissent au début du siècle.

Fort loin de ce mouvement se situent les pièces glaciales et cyniques de Frank Wedekind (1864-1918), l'auteur de L'Éveil du printemps  (1890), l'inventeur du personnage de Lulu, la femme fatale. Wedekind s'était d'abord montré au cabaret et même au cirque. On retrouvait dans son oeuvre un écho de Grabbe et Büchner. Sa manière allait être reprise, un quart de siècle plus tard, par Carl Sternheim (1878-1942) et par Georg Kaiser (1878-1945), Bertolt Brecht est sans doute, lui aussi, de la même lignée.

 

L'expressionnisme

 

Peu avant la guerre de 1914, cependant, un nouveau style apparaît     : au lieu du raffinement et de la nuance du postsymbolisme, des images crues et pathétiques, des couleurs violentes et heurtées. On allait bientôt dénommer expressionnisme ce mouvement dans lequel à nouveau l'Allemagne allait tenir la tête et ouvrir des voies. Else Lasker-Schüler (1876-1946), Georg Heym (1887-1912), Gottfried Benn (1886-1956), en furent les premiers témoins. Mais c'est curieusement dans la province autrichienne, à Innsbruck et à Salzbourg, que le mouvement allait, dans le lyrisme, atteindre avec Georg Trakl (1887-1914) son point culminant. Dans ses débuts, l'expressionnisme tend vers des formes extatiques; Franz Werfel (1890-1945) illustre cette tendance, avant de devenir romancier à thèse et à succès. Puis, l'expressionnisme se politise; dans les revues Der Sturm, Die Aktion, il devient activiste. Dans les premières années de l'après-guerre, le théâtre politique fait fureur. C'est à cet expressionnisme que se rattachent jusqu'à L'Opéra de quat'sous les débuts de Bertolt Brecht; il invente ensuite de nouvelles formules - un théâtre intellectuel, visuel, qui tord le cou à l'émotion et, non sans ruses ni détours, démontre et endoctrine.

 

Le roman

 

La première moitié du XXe siècle est, en Allemagne comme ailleurs, l'âge des sommes romanesques. Si certains, comme Heinrich Mann (1871-1950), s'en tenaient à l'image satirique et à la caricature, son frère Thomas (1875-1955) érigeait ses architectures savantes, où thèmes et leitmotive s'enchevêtrent et se répondent dans une réflexion sur l'histoire du temps ou sur le sens de la vie. À travers des procédés différents, Robert Musil (1880-1942), Hermann Broch (1886-1951) poursuivaient en Autriche des ambitions analogues. L'expressionnisme a aussi, avec Alfred Döblin (1878-1957), sa place dans le roman: son oeuvre principale, Berlin Alexanderplatz paraît en 1929, au moment où le mouvement commence à s'épuiser.

Il reste Kafka (1883-1924), dont l'oeuvre discrète et longtemps méconnue allait plus tard apparaître comme essentielle. S'il résiste aux classifications, c'est que son art dépouillé et austère n'a, de son temps, encore rien qui lui corresponde. S'il devait avoir, après la Seconde Guerre mondiale, de nombreux successeurs, il avait eu peu de devanciers, à moins que l'on ne qualifie de ce nom des modèles aussi dissemblables que Flaubert et Dostoïevski.

L'époque allait s'achever cependant dans le désastre des années hitlériennes. La plupart des écrivains qui comptaient désertèrent l'Allemagne. Beaucoup moururent en exil, souvent de leur propre main. De la littérature pro-hitlérienne rien n'a survécu, ni Weinheber ni Kolbenheyer. Quelques-uns, hostiles au régime, parvinrent à ne pas quitter le sol allemand  ; ce fut ce qu'on nomma plus tard l'«émigration intérieure». Le plus notable de ce groupe fut Ernst Jünger, né en 1895    ; il avait été le porte-parole d'un conservatisme extrême, mais s'était détourné avec dégoût du régime des nazis. Ses Falaises de marbre (1939) fustigèrent dans un récit symbolique le règne de la cruauté et de la violence. Mais Jünger était surtout l'évocateur d'une magie naturelle, dans laquelle on entendait comme un écho du romantisme ou de la sagesse goethéenne.

Quand, en 1945, le rideau se releva après la fin du drame, on eut le sentiment qu'une faille profonde venait d'interrompre l'histoire de l'esprit allemand. On parla d'une «année zéro». Mais peut-il jamais, en littérature, exister une «année zéro»?

 

 

4. Depuis 1945

 

1945 n'est pas l'année zéro

 

La fin de la guerre laisse les pays de langue allemande dans des situations matérielles et morales très différentes. Le fait nouveau est évidemment, en 1949, la naissance de la R.D.A. dont la littérature, reposant sur des présupposés particuliers, mérite un développement spécifique.

Le vide relatif laissé par les ruines matérielles, la liquidation de l'héritage moral et linguistique du nazisme est, dans un premier temps, comblé par les zones périphériques, la Suisse et surtout l'Autriche, dont la place ne cessera d'ailleurs de grandir. La Suisse, grâce au théâtre de Zurich, donne à l'Allemagne les deux grands dramaturges de l'après-guerre. Même si leur pays est resté à l'écart, Friedrich Dürrenmatt et Max Frisch tentent de s'expliquer les phénomènes de masse dans un théâtre de ton d'abord expressionniste, puis reprenant la parabole brechtienne volontairement privée de toute conclusion idélogique. Dürrenmatt élabore la théorie d'un grotesque seul capable d'exprimer les temps nouveaux, tandis que Max Frisch, dans ses pièces et ses romans, analyse la prison d'une identité artificiellement imposée.

L'influence autrichienne s'étendra particulièrement dans les années soixante-dix, mais elle est déjà réelle grâce à la prose d'Ilse Aichinger, aux romans, récits et poèmes d'Ingeborg Bachmann (1926-1973), où le réalisme s'allie aux symboles et au fantastique pour décrire l'effondrement et, peut-être, l'espoir.

Ce qui va devenir la R.F.A. vit jusqu'au milieu des années cinquante sur le passé. Ce sont les aînés qui ont la parole, ceux dont les débuts remontent aux années vingt ou trente. Les «     émigrés de l'intérieur», très contestés par la jeune génération, semblent peu à même de se livrer à une confrontation avec les phénomènes récents. C'est pourtant ce que Ernst Jünger tente de faire avec Héliopolis (1949), puis avec la publication de ses Journaux     . Les émigrés sont de retour. Parmi eux, si Thomas Mann, installé en Suisse, démonte depuis son Docteur Faustus (1947) jusqu'à la dernière version de Felix Krull (1954) les mécanismes de la séduction et du pouvoir, Ernst Wiechert (1887-1950) s'en tient à l'idylle et aux bons sentiments.

On réclame une langue nouvelle, une «table rase», un Inventaire    sans fioritures, pour reprendre le titre d'un poème de Günter Eich. Mais ceux qu'a marqués le port de l'uniforme doivent aussi liquider ce passé. Les récits de guerre et d'après-guerre foisonnent, moins sous la forme dramatique adoptée par Borchert (Devant la porte     , 1947) que sous la forme du récit, assez classique dans le néo-réalisme de Hans Erich Nossack (1901-1977) ou d'Alfred Andersch (1914-1980), plus recherchée dans l'oeuvre de Wolfgang Koeppen (Pigeons sur l'herbe, 1951).

 

Les années 1950-1965: les liens du présent et du passé

 

Le renouvellement s'effectue, dans les années cinquante, grâce à la génération rassemblée, sans organisation rigide, autour du Groupe 47. Refusant les idéologies, ces écrivains veulent affronter la réalité de la «reconstruction adenauerienne» où ils analysent les survivances morales du passé. C'est l'ère d'un «réalisme critique» où la description sociologique s'allie aux recherches formelles qui remettent en cause le principe même de la narration subjective. Le théâtre est toujours dominé par les deux grands auteurs suisses dont se rapproche Martin Walser, qui dénonce l'utopie d'une conversion profonde de l'Allemagne (Chêne et lapins angora, 1962) et décrit dans ses romans (Couples à Philippsbourg, 1957) la société froide du «miracle économique  ». L'anti-héros de cette période, le personnage qui incarne la persistance d'une certaine Allemagne, c'est le petit-bourgeois, Heinrich Böll peint les milieux catholiques rhénans en morcelant et en multipliant les perspectives, comme dans Billard à neuf heures et demie (1959). La même année, Uwe Johnson (Conjectures sur Jacob) part à la recherche de son personnage, tandis que Günter Grass écrit le roman du roman avec le premier volet de sa Trilogie de Dantzig, Le Tambour   .

La poésie reste un peu à l'écart de ce «réalisme» immédiat, et ses grands représentants appartiennent à une génération plus ancienne. Si Karl Krolow (né en 1915) s'en tient à la métaphore traditionnelle avant de s'ouvrir aux influences françaises et américaines, un phénomène original se manifeste dans la fusion du symbolisme et de l'expérience concrète vécue dans le nazisme et les destructions. Nelly Sachs (1891-1970), vivant en Suède, rattache, dans son théâtre et ses poèmes, l'extermination aux mythes et aux images de la Bible et du hassidisme. Hilde Domin (née en 1912) s'interroge, après vingt ans d'exil, sur la possibilité d'utiliser une langue compromise. Marie-Luise Kaschnitz (1901-1974) cherche un lieu introuvable dans la réalité de la destruction (Danse de mort     , 1944-1946) ou dans un monde d'Ombres allongées  (1960) que dissolvent les forces chaotiques de la nuit. Le grand nouveau venu est cependant Paul Celan (1920-1970). Ses recueils à plusieurs voix, de Sable des urnes (1948) et des Grilles du langage     à La Rose de personne (1963) font appel à un surréalisme chiffré et hermétique pour décrire les camps, la mort, la solitude.

Parallèlement se développent les expériences de la littérature concrète, avec les «textes» d'Helmut Heissenbüttel (Combinaisons   et Topographies, 1951-1955  ; Textes, 1960-1964), rappelant les travaux de l'Oulipo autour de Raymond Queneau. Mais c'est en 1968 seulement que son roman La Fin de d'Alembert proclamera la mort du «    sujet» romanesque. En Autriche se manifestent de plus en plus les mêmes tendances formalistes, à Vienne avec Oswald Wiener ou à Graz avec H.C. Artmann. Elles sont annonciatrices des orages.

 

1965-1970  : le temps des révoltes

 

La génération née pendant ou après la guerre commence en effet à reprocher sa tiédeur à la littérature installée. Avec l'entrée du S.P.D. dans la Grande Coalition en 1966, le «     réalisme critique   », souvent assez proche de ce parti, se trouve en porte à faux, tandis que les grands mouvements parcourant les pays occidentaux favorisent ici une révolte qui se manifeste dans deux directions apparemment opposées. Les uns, avec Peter Handke, issu lui aussi du «groupe de Graz», mais qui quitte l'Autriche, réclament un retour à l'étude, influencée par le structuralisme, de la langue elle-même dans ce qu'elle véhicule d'autorité et de pouvoir. Son théâtre, ses récits-descriptions et ses poèmes s'attachent donc à isoler des modèles de langage et de comportement, décomposent la perception. À l'inverse, et ce sera le mouvement le plus large, une volonté d'action politique immédiate donne naissance à toute une littérature militante dont le moyen d'expression favori, parce que le plus public, est le théâtre. Si les pièces d'actualité de Rolf Hochhuth (Le Vicaire, 1963) restent dans la tradition psychologisante du drame historique, Peter Weiss, après l'Allemand de l'Est Heinar Kipphardt, élabore un «théâtre-document» consistant en un montage démonstratif et didactique d'éléments réels, minutes du procès d'Auschwitz transformées en oratorio (L'Instruction     , 1965) ou discours confrontés à la réalité des guerres coloniales (Discours sur le Viet-Nam). Mais cet engagement durement conquis, comme le montre Marat-Sade (1963-1965), sur l'individualisme et le solipsisme des débuts, sera lui-même remis en question dans les dernières pièces, de forme semi-documentaire, où les figures de Hölderlin et de Trotski servent à réexaminer le rôle de l'intellectuel dans la révolution. Le même combat quotidien marque la poésie de H. M. Enzensberger, qu'il veut «utilitaire » et considère comme un «mode d'emploi» du monde et de la vie.

Entre ces deux courants se développe le néo-naturalisme bavarois de Martin Sperr (Scènes de chasse en Bavière    ) et de F.X. Kroetz, tandis que R.    W. Fassbinder fonde un «anti-théâtre» réaliste, avant de s'attacher à étudier en grandes paraboles, au cinéma surtout, le destin de l'Allemagne. L'importance croissante du cinéma et de la télévision accentue désormais une osmose des techniques (déjà sensible dans les années cinquante avec le succès de la «pièce radiophonique»), nettement plus importante en Allemagne qu'en France.

 

1970-1989  : dépolitisation et souci de soi

 

1970 marque le début d'une ère nouvelle, qui coïncide avec la fin des «guerres de libération» dans le monde, l'échec de Mai-68, l'arrivée au pouvoir de la coalition socio-libérale en Allemagne de l'Ouest, la montée du terrorisme et la répression qui l'accompagna, et enfin la prise de conscience écologiste. Il s'agit alors pour la jeune génération de régler ses comptes avec les écrivains de l'après-guerre, aussi bien avec l'avant-garde poétique de la modernité réunie autour de Helmut Heissenbüttel qu'avec le Groupe47 à qui elle reproche son immobilisme. Seuls les grands «anciens» poursuivent leur chemin en s'engageant davantage, comme Heinrich Böll avec L'Honneur perdu de Katharina Blum  (1974), ou font le point sur leur engagement comme Günter Grass (Le Journal d'un escargot, 1972), continuent à travailler à leur oeuvre maîtresse comme Uwe Johnson (Une année dans la vie de Gesine Cresspahl) ou Peter Weiss (L'Esthétique de la résistance, 1975-1981). Parallèlement s'affirme une «nouvelle subjectivité», qui conduit peu après à une «     nouvelle intériorité». Elle s'exprime, dans le roman comme au théâtre, dans des oeuvres très fortement autobiographiques ou simplement biographiques: paraissent aussi bien l'Histoire d'une vie d'Élias Canetti que les travaux de Peter Schneider (Lenz), de Bernward Wesper (Le Voyage) ou de Karin Struck (Klassenliebe, L'Amour de classe) qui ne sont que le récit d'une expérience de militant politique.

La recherche du père devient le thème fondamental de la génération qui a grandi dans l'immédiat après-guerre. S'entrecroisant avec une réflexion critique sur l'histoire allemande, et plus spécialement celle du IIIe    Reich, que les travaux de Margarete et Alexander Mitscherlich ont encouragée (Die Unfähigkeit zu trauern, Le Deuil impossible), le roman s'engage sur le chemin introspectif et analyse les relations entre les différentes générations : Peter Härtling (Dette d'amour     , 1980), Christophe Meckel (Portrait-robot de mon père     , 1980), Elisabeth Plessen (Message à la noblesse   , 1976) ou encore Gabriele Wohmann (Portrait de la mère en veuve, 1989). Que ce soit dans un récit autobiographique ou par le truchement d'une fiction, la quête de soi et l'analyse dans la conscience individuelle des conflits entre l'inividu et les institutions font exploser une littérature de l'intimité qui frôle parfois l'exhibitionnisme (Fritz Zorn, Mars, 1977). Le voyage intérieur, avec ses images de glaciation et d'enfermement chez Peter Handke ou Peter Rosei, atteint au paroxysme dans les romans et le théâtre de Thomas Bernhard.

La dépolitisation et la floraison de la société alternative donnent une large place dans la littérature aux écritures qui s'efforcent de créer un monde différent : la personnalité d'Erich Fried domine de façon tout à fait paradoxale cette époque. Reconnu par tous ceux qui, déçus par « la longue marche à travers les institutions  » (Rudi Dutschke) qui s'était avérée inutile, se déclaraient apolitiques, Erich Fried - dont l'oeuvre est profondément politique - est devenu le gourou de toute une génération pacifiste, écologiste et marginale. Une autre grande figure de la littérature de ces années-là est à n'en pas douter Nicolas Born (La Face cachée de l'histoire, 1976). Un peu plus âgé que les protagonistes de sa génération, il a donné à la littérature un roman d'une grande qualité d'écriture qui marque l'abandon définitif des utopies politiques, le retour à l'intime. C'est dans cette mouvance que fut reçu avec enthousiasme La Dédicace (1977) de Botho Strauss. Ce roman, qui parut durant ce que l'on a appelé «    l'automne allemand   », met le point final à la littérature postrévolutionnaire de la génération de 1968.

La culture alternative fait émerger de multiples formes d'écriture qui vont de la littérature des femmes à l'écriture introspective du moi et à l'écriture-thérapie qui sera le ferment du courant dominant de la littérature des années 1980. Oppression, soumission, répression sexuelle, viol, solitude, isolement, froideur sont les thèmes principaux de la littérature des femmes qui n'évite ni l'agressivité ni le persiflage à l'égard de l'autre sexe. Le récit de Verena Stefan, Mues (1975), peut être considéré comme le manifeste littéraire des femmes-écrivains de cette génération. Il semble que les auteurs liés au nouveau mouvement des femmes se soient rapidement trouvés face à un dilemme: d'une part, la réalité d'une expérience nécessairement centrée sur le moi à laquelle tout dépassement restait interdit; d'autre part, une écriture demeurée l'otage de formes littéraires traditionnelles et ne parvenant pas à formuler une parole qui aurait correspondu à une sensibilité nouvelle. Derrière ce conflit se dissimulait toute l'histoire des répressions dont les femmes ont été historiquement l'objet quand elles ont voulu dire «je», une thématique fondamentale dans l'oeuvre d'Ingeborg Bachmann, Christa Reinig ou Christa Wolf. Parallèlement, en essayant d'accéder à l'autonomie, les femmes écrivains des années 1970 (Christa Wolf, Sarah Kirsch, Irmtraud Morgner ou Karin Reschke) ont redécouvert les liens profonds qui les unissaient à leurs aînées Rahel Varnhagen, Bettina von Arnim ou Caroline von Günderrode.

Avec Brigitte Kronauer, Anne Duden ou Elfriede Jelinek, l'écriture féminine prend une autre dimension. Une explosion poétique brise les structures de l'autobiographie, l'écriture change de registre, elle utilise l'ironie, la parodie, le grotesque (Elfriede Jelinek, La Pianiste, 1983, et surtout Lust     , 1989).

Il y a une bonne dizaine d'années, Hans Magnus Enzensberger regrettait «que les Allemands n'aient pas leur Balzac, pas même un Zola qui raconterait leurs moeurs et leurs habitudes. Cette flore étrange qui pousse dans la serre qu'est la république fédérale serait pourtant un excellent sujet». Il y a bien eu quelques tentatives - Gerhard Köpf ou Hanns-Josef Ortheil -, mais il semble que les écrivains des années 1980 soient plus à l'aise dans des récits courts aux personnages évanescents. On y rencontre «couples et passants » (Botho Strauss), «les enfants de Bronstein» (Jurek Becker) ou on lit le compte rendu de «l'après-midi d'un écrivain» (Peter Handke). Cela ne signifie pas pour autant que la littérature des années 1980 soit dépourvue de héros. Mais ceux-ci s'appellent Cotta, Hannibal, John Franklin ou Grenouille. Ils viennent de Troie, de Carthage, de Rome ou de Paris. Ce sont ces personnages pseudo-historiques qui fascinent le lecteur (Patrick Süskind, Le Parfum, 1985     ; Christoph Ransmayr, Le Dernier des mondes  , 1988) et non plus l'instance morale qu'Heinrich Böll, Günter Grass, Peter Weiss ou Erich Fried ont pu représenter vingt ans plus tôt.

La jeune génération des écrivains de la R.F.A. - Rainald Goetz, Bodo Kirchhoff, Joachim Lattmann, Bodo Morshäuser, Thorsten Becker, Ulrich Peltzer, Ralf Rothmann ou Michael Wildenhain - se caractérise par son scepticisme à l'égard de toutes les utopies. Après avoir assisté à toutes leurs défaites, elle s'est réfugiée dans l'univers de la postmodernité et joue avec sa mythologie.

 

La littérature en R.D.A. (1945-1989)

 

La littérature de la R.D.A. a emprunté d'autres voies. Il faut rappeler que, dès 1945, la littérature dans la zone d'occupation soviétique (S.B.Z.) s'est située délibérément dans la double tradition de l'humanisme classique et de l'antifascisme. Les écrivains exilés sont revenus pour un grand nombre d'entre eux à l'Est. De cette période émergent tout particulièrement l'oeuvre d'Anna Seghers (La Septième Croix, 1946; Les morts restent jeunes, 1949  ; La Décision, 1949) et de Johannes Bobrowski (1917-1965) dont les poèmes et le roman Le Moulin à Lévine    mettent la conscience allemande face à ses responsabilités. Des émigrés de l'intérieur comme Peter Huchel, des jeunes poètes (Stefan Hermlin ou Louis Fürnberg ou Günter Kunert) sont les nouvelles voix dont les accents restent assez éloignés des thurifèraires du régime. Les années 1950 sont dominées - en poésie - par deux personnalités: Johannes R. Becher (1891-1958), un poète expressionniste des années 1930, émigré, et qui deviendra le premier ministre de la Culture de la R.D.A. en 1953, et bien sûr Bertolt Brecht, qui donne, avec La Dialectique sur le théâtre, de nouvelles bases à la discussion sur la dramaturgie en Allemagne de l'Est et de l'Ouest, ainsi qu'en Europe.

 

Le réalisme socialiste et sa contestation

 

Avec la première conférence littéraire de Bitterfeld commence une période où la littérature instrumentalisée est invitée à militer, aux côtés des autres structures de l'État et du parti, pour construire le «  socialisme réellement existant    ». Les années 1960 sont une période extrêmement complexe. La littérature «pour convaincre» que pratiquent les chantres du régime (Erik Neutsch, Spur der Steine  - La Trace des pierres, 1964) cohabite avec les premiers écrits de la nouvelle génération qui conteste la notion d'héroïsme en littérature et introduit un héros aux attitudes et aux sentiments contradictoires (Johannes Bobrowski, Le Moulin à Lévine, 1964; Franz Fühmann, König Oedipus, 1966; Christa Wolf, Le Ciel partagé     , 1963; Günter de Bruyn, L'Âne de Buridan, 1968; Jurek Becker, Jakob le menteur    , 1968). L'oeuvre qui domine incontestablement cette période est le roman de Christa Wolf Christa T. (1968), dans la mesure où il rend compte d'une prise de conscience: l'engagement politique et social se fait au détriment de la vie intérieure. L'introspection met à nu le déficit des espérances déçues et provoque un «changement d'optique» radical.

Presque tous les styles ont cohabité au début des années 1970 en R.D.A. Au changement politique - Erich Honecker succède à Walter Ulbricht - correspondent de nouveaux accents, de nouveaux sujets qui vont de l'écriture intimiste d'un Franz Fühmann (Vingt-deux Jours, ou la Moitié de la vie    , 1973) au courant documentaire initié par Maxie Wander dont l'oeuvre maîtresse Bonjour ma belle connut un très large succès. À la même époque apparaissent aussi des sujets empruntés à la critique sociale: les difficultés d'insertion des jeunes dans la société (Ulrich Plenzdorf, Les Nouvelles Souffrances du jeune W., 1972), la situation des femmes (Irmtraud Morgner, Vie et Aventures de la trobairitz Béatrice, 1974), le quotidien du socialisme réellement existant (Volker Braun, L'Histoire inachevée, 1975; Klaus Schlesinger, Michael, 1972). Ces années d'apparente ouverture qui s'achèveront en 1976 sont extrêmement ambiguës. S'il est vrai que Honecker a recommandé au quatrième plénum du S.E.D. en décembre 1972 une «    littérature sans tabous », il demeure que l'idéologue du comité central Kurt Hager s'opposa l'année suivante à ce que l'art et la littérature s'éloignent des canons du réalisme socialiste. Il s'ensuit une activité fébrile de la censure, des oeuvres restent dans les tiroirs ou paraissent en R.F.A. Le malaise culmine en 1976, année charnière, marquée à la fois par l'expulsion du poète et chanteur Wolf Biermann et par la publication de Trame d'enfance de Christa Wolf: pour la première fois, un écrivain de la R.D.A. prenait ses distances avec l'historiographie officielle, affirmait qu'il fallait cesser d'écrire l'histoire de la R.D.A. du point de vue des vainqueurs. Selon Christa Wolf, il est faux de laisser croire que la population ait appris à penser autrement après la défaite. Elle a seulement refoulé ses souvenirs du fascisme quotidien et a en même temps perdu toute vigilance. Le livre, qui fut très mal reçu, ouvrit la porte à toute une vague de travaux littéraires qui, alliant la réflexion autobiographique, l'analyse du quotidien et l'exploration de la conscience, décrivent la soumission inconditionnelle à l'autorité et la lâcheté qui en est le corollaire, prêchent la résistance à l'autorité qui marginalise l'individu (Gerti Tetzner, Karen W., 1974; Helga Schütz, Julia, oder die Erziehung zum Chorgesang - Julia, ou l'Apprentissage du chant choral), dénoncent l'opportunisme (Jurek Becker, L'Heure du réveil, 1978), l'injustice sociale et la corruption (Günter de Bruyn, Die neue Herrlichkeit, La Nouvelle Majesté, 1984).

À partir de 1976, expulsions hors du pays (B. Jentzsch, Reiner Kunze...), exclusions de l'Union des écrivains (Bartsch, Endler, Heym, Jakobs, Poche, Schlesinger, Schubert, Seyppel), sanctions et interdictions de publier (Havemann, Heym) vont bon train. Kunert, Loest, Bahro, Schädlich quittent la R.D.A. Des jeunes écrivains, F.W. Matthies. Lutz Rathenow et T.     Erwin, sont arrêtés. Les hommes qui ont fait la réputation du Deutsches Theater comme Benno Besson, Manfred Karge, Matthias Langhoff ou Alexander Lang quittent le pays. Le théâtre de Volker Braun ou de Christoph Hein est censuré. Mais peu après la Volksbühne inscrit Der Bau, La Construction - de Heiner Müller à son répertoire, alors que, depuis 1974, le théâtre de cet auteur avait complètement disparu de l'affiche (1980). C'est aussi l'époque où sont publiées les premières pièces de théâtre de Christoph Hein ainsi que son premier recueil de récits (Invitation au lever bourgeois, 1980). L'année suivante, Stephan Hermlin organise à Berlin-Est les premières rencontres Est-Ouest d'écrivains pour la paix auxquelles participent entre autres Günter Grass, Erich Fried, Uwe Johnson, Peter Hartling, mais aussi Christa Wolf, Stefan Heym, l'écrivain autrichien Ernst Jandl et le Suisse Adolf Muschg.

L'émigration de nombreux écrivains de la R.D.A en R.F.A. crée une situation nouvelle. Par l'intermédiaire des auteurs qui ont définitivement ou provisoirement quitté leur pays, on découvre, à l'Ouest, en R.F.A. d'abord, mais aussi en France, toute la complexité de la littérature de la R.D.A. Nombre de ceux qui se sont établis à l'Ouest, souvent même à Berlin-Ouest, continuent à extraire de leurs expériences de vie à l'Est la matière de leur écriture (Hans Joachim Schädlich, Berlinestouest, 1987  ; Wolfgang Hilbig, La Lettre, 1985; Barbara Honigmann, Roman eines Kindes, Le Roman d'un enfant, 1986). Les connections culturelles interallemandes se développent, les éditeurs de R.F.A. publient, sous licence, les grands écrivains de la R.D.A. qui sont de plus en plus fréquemment invités à l'Ouest. Face au courant postmoderne dominant en Allemagne de l'Ouest émergent des écrivains et des écritures qui viennent de l'Est, pas seulement de R.D.A., mais aussi de Roumanie (Herta Müller, Richard Wagner) ou de Tchécoslovaquie (Libuse Moníková). Avec le recul que confère l'exil, ils mettent sans complaisance le doigt sur les blessures de l'individu opprimé par les régimes totalitaires de l'Est et broyé par la société de consommation à l'Ouest.

Après Christa Wolf et Heiner Müller, ce sont l'oeuvre et la personnalité de Christoph Hein qui ont marqué les années 1980 en R.D.A. L'Ami étranger (1982) restera sans doute l'une des oeuvres qui aura exprimé avec la plus grande pertinence l'identité est-allemande. C'est la banalité ordinaire du quotidien qui est au centre du récit, banalité inquiétante d'une réalité refoulée où se mêlent agressivité, brutalité, insécurité et opportunisme. Quelques mois avant la chute du Mur et l'effondrement de la R.D.A., le théâtre de Dresde montait Les Chevaliers de la Table ronde, une comédie métaphorique dans laquelle Christoph Hein constatait que, si le Graal - l'utopie - était un héritage dont plus personne ne voulait, «seuls les animaux pouvaient se passer du Graal, parce qu'ils ne savaient pas qu'ils étaient mortels», une parole prophétique quand on considère la situation actuelle de l'Allemagne.

Les années 1980 ont aussi été le théâtre d'un foisonnement d'oeuvres d'avant-garde - poétiques le plus souvent. Les jeunes écrivains mis à l'écart par les autorités politico-culturelles de la R.D.A. ont su exploiter leur marginalisation. En 1981, ils créaient une publication, Le roi est nu (qui devait devenir Mikado et cessé de paraître en 1987). Cette revue, autoéditée, dactylographiée en cent exemplaires, non autorisée sans toutefois être interdite, contribua largement à faire connaître des jeunes auteurs tels que Bernd Papenfuss-Gorek, Rainer Schedlinski, Andreas Koziol, Jan Faktor, Stefan Döring ou Gabrielle Kachold, qui s'inscrivent tous, plus ou moins, dans la tradition expérimentale du Groupe de Vienne ou dans la mouvance des poètes Ernst Jandl ou Oskar Pastior. Si leur langage poétique se voulait apolitique, son existence n'en avait pas moins une valeur éminemment politique qui ne passa pas inaperçue. Perestroïka ou tout simplement volonté de désamorcer un brûlot qui pouvait devenir dangereux, les très officielles éditions Aufbau créèrent quelques mois encore avant la «Wende» (« Le tournant» d'octobre 1989) une nouvelle collection sous le vocable ambigu de Ausser der Reihe (Hors série), qui renvoie à la fois aux notions d'exceptionnel et de marginal. Avec la fin de la R.D.A., cette collection a cessé de paraître. Mais les auteurs, eux, ont créé leur propre maison d'édition Galrev.

Les littératures

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Les racines de la littérature albanaise s'identifient aux sources de la culture catholique des Guègues, les Albanais du Nord. Les premiers mots imprimés de l'albanais se trouvent dans une formule de baptême transcrite en 1462 par l'archevêque de Durrës, Pal Engjëlli, dans un texte latin. Le premier ouvrage en albanais est le Missel publié à Rome en 1555 par le prélat de la région de Tivar, Gjon Buzuku. Suivirent au XVIIe siècle les oeuvres d'inspiration religieuse des évêques Pjetër Budi, Pjetër Bogdani et Frang Bardhi. Ces auteurs firent preuve d'un souci constant de défense de la langue albanaise menacée, dans le contexte de la domination ottomane, par de nombreux emprunts turcs.

Dans le cadre du processus d'islamisation qui aboutit à la conversion de 70p.100 de la population se développa, au XVIIIe siècle, un courant marqué par l'influence des cultures arabe, persane et turque. Nezim Frakulla, Sulejman Naibi, Hasan Zyko Kamberi et Mehmet Kyçyku écrivirent en albanais avec des caractères arabes des poésies mystiques et des poèmes d'amour.

La période du Réveil national s'étend de la première moitié du XIXe siècle jusqu'à 1912, date de l'indépendance. La littérature se mit au service du mouvement qui avait pour objectif d'éveiller la conscience nationale et d'obtenir l'émancipation. Les plus grands écrivains furent des Albanais expatriés bénéficiant de facilités d'impression à l'étranger.

La communauté albanaise émigrée depuis le XVe siècle en Italie du Sud et en Sicile, appelée arbëresh (de l'ancien nom national d'Arbëri), a apporté une contribution essentielle à la littérature. Celle-ci se développa au XIXe siècle sous la plume d'auteurs qui collectèrent la poésie orale. Le plus éminent, Jeronim de Rada (1814-1903), orthodoxe de Cosenza, publia à Naples en 1836 Les Chants de Milosao, inspirés de l'histoire albanaise du XVe siècle. Gavril Dara, Zef Serembe, Zef Schiro s'inscrivent dans le même courant littéraire inspiré du folklore.

Parmi les plus prestigieux écrivains de la diaspora figurent les frères Frashëri dont Naim, né dans la région tosque de Korçë (1846-1900), qui publia en 1886, à Istanbul Bucoliques et Géorgiques, poèmes célébrant les beautés de la nature albanaise, et, en 1898, une Histoire de Georges Castriote Scanderbeg, le héros national qui organisa la résistance contre les Turcs au XVe siècle et fut une source d'inspiration constante dans la littérature. Çajupi (1866-1930), émigré en Égypte, est connu pour son oeuvre lyrique, Le Père Romor, ses pièces de théâtre et ses traductions des fables de La Fontaine. Thimi Mitko (1920-1890) édita en Égypte un recueil de folklore, L'Abeille albanaise. Du Liban, lepoète Pashko Vasa (1825-1892) appela à l'union nationale dans la poésie Pauvre Albanie; Consacrée à la poésie patriotique, l'oeuvre d'Asdreni (1872-1947), de la diaspora albanaise de Roumanie, est d'une riche métrique. Faik Konica (1875-1943), grand essayiste et romancier, dirigea la revue Dielli (Le Soleil) des émigrés des États-Unis.

La littérature moderne d'après l'indépendance suivit la tradition d'une littérature militante tout en s'ouvrant aux influences étrangères. Fan Noli (1882-1965), prêtre orthodoxe émigré aux États-Unis, revint au pays et dirigea, en 1924, le premier gouvernement démocratique albanais. Il publia à Boston de nombreuses oeuvres à caractère politique inspirées de sujets bibliques, fut le pionnier de la critique littéraire et le traducteur en albanais de Shakespeare et Cervantes. Le jésuite Ndre Mjeda (1866-1937), linguiste et poète, composa un recueil de vers (Juvenilia) et le prêtre franciscain Gjergj Fishta (1871-1940) perpétra la tradition poétique guègue dans le chant épique Le Luth de la montagne. Migjeni (1911-1937), écrivain de Shkodër, apporta un souffle nouveau dans Vers libres, lamentations contre la misère du peuple albanais et l'injustice sociale.

Le réalisme socialiste apparut après la prise de pouvoir des communistes en 1945. Les auteurs non conformistes furent persécutés. Quelques écrivains émergent: le poète Llazar Siliqi, les romanciers Dritëro Agolli, Fatmir Gjata, Zihni Sako, Dhimitër Shuteriqi. Ismaïl Kadaré, né en 1936, est traduit dans le monde entier. Poète à l'origine, il connut la célébrité avec son premier roman, Le Général de l'armée morte, suivi de nombreux romans, dont Chronique de la ville de pierre, son autre chef-d'oeuvre. Kadaré se situa tantôt dans la subversion, tantôt dans le soutien de l'appareil du parti: Le Grand Hiver ou La Niche de la honte ne sont pas des romans historiques, mais des oeuvres allégoriques où il manie le grotesque pour critiquer le système politique. En 1990, Kadaré fit le choix d'émigrer en France.

Parmi les écrivains exilés sous la dictature d'Enver Hodja figurent deux universitaires et grands poètes. Martin Camaj a publié de nombreux recueils de poèmes dont Dranja (1981), suite de madrigaux en prose. Il témoigne de sa fidélité aux coutumes ancestrales des Guègues, comme Arshi Pipa, fondateur de la revue Albanica (New York), qui composé des chants épiques et le Livre de prison, poésies écrites dans le secret au cours de ses dix années dans les prisons staliniennes.

La littérature des Albanais de Yougoslavie (Kosovo) est de création récente, consacrée à la poésie et aux motifs d'inspiration nationale: Enver Gjergjeku, Muhamet Kërveshi; au roman: Tajar Halibi, Ramiz Kelmeti; aux nouvelles: Rexhep Qosja; au théâtre: Josip Rela.

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La littérature alchimique, l'une des plus vastes qui soient, compte, en Occident, en Orient et en Extrême-Orient, des milliers d'ouvrages dont la plupart n'ont été ni traduits, ni imprimés ni même recensés exactement. Des centres alchimiques importants, Prague, par exemple, en Europe, Fez et Le Caire, en Afrique, ont conservé de précieux manuscrits anciens qui sont encore ignorés des historiens.

Quand, vers 1910, le père Wieger compulsa les collections de la patrologie taoïste du Pai-yunn-koan, à Pékin, et du Zushoryo, à Tokyo, il ne supposait pas que les traités alchimiques ainsi découverts allaient changer toutes les conceptions généralement admises, depuis Berthelot, sur les origines et l'évolution de l'alchimie.

Des textes fondamentaux, ceux du corpus alchimique traditionnel, comme L'Entrée ouverte au palais fermé du roi d'Eyrenée Philalèthe, ou Le Triomphe hermétique de Limojon de Saint-Didier, ne pouvaient être consultés que dans des éditions anciennes, souvent fautives, sans le moindre éclairage critique. On comprend d'autant moins l'état d'abandon dans lequel on a laissé ce domaine que ces oeuvres, souvent admirablement illustrées, présentent une aussi grande importance pour l'histoire de l'art que pour l'histoire des sciences.

 

La diversité des oeuvres

 

Dans l'état actuel de nos connaissances, il est donc plus utile de tenter d'éclairer et de préciser les méthodes d'approche et d'examen de la littérature alchimique que d'en dresser un inventaire qui serait souvent inexact ou superficiel. On la divisera, dans les limites de l'alchimie occidentale, en quatre catégories d'ouvrages:

 

1.Les oeuvres attribuées à des adeptes, c'est-à-dire à des maîtres auxquels la tradition reconnaît l'autorité d'un enseignement théorique fondé sur l'élaboration expérimentale du Grand Oeuvre et sur la possession réelle de la pierre philosophale. L'ensemble de ces traités constitue ce que nous nommons le corpus alchimique traditionnel.

 

2.Les ouvrages ayant pour objet l'étude des transmutations métalliques. Certains ont été attribués à des alchimistes; d'autres ont pour auteurs des chimistes anciens, par exemple, Kunckel et Becher.

 

3.Les ouvrages pharmaceutiques et médicaux fondés sur l'interprétation iatrochimique des théories alchimiques et sur l'application de ces doctrines à la préparation des médicaments et à la guérison des maladies.

 

4.Les ouvrages littéraires et philosophiques inspirés par la gnose alchimique et par son langage symbolique.

 

Entre ces quatre catégories, trop souvent confondues entre elles par les historiens des sciences, existent des différences importantes. La première, la plus évidente, est quantitative. Le corpus alchimique traditionnel compte seulement une vingtaine d'auteurs parmi lesquels nous citerons les noms mythiques ou réels d'Hermès (La Table d'émeraude, et les commentaires d'Hortulain), d'Arnauld de Villeneuve, de Geber, d'Artéphius, de Roger Bacon, de Raymond Lulle, de Nicolas Valois, de Bernard le Trévisan, de Thomas Norton, de George Ripley, de Michael Sedziwoj (Sendivogius), de Venceslas Lavinius de Moravie, de Basile Valentin, de Jean d'Espagnet, de Limojon de Saint-Didier, d'Eyrenée Philalèthe. À notre époque, les alchimistes ont ajouté à cette liste le pseudonyme déjà célèbre d'un adepte inconnu: Fulcanelli, dont l'oeuvre majeure, Les Demeures philosophales, publiée en 1930 dans sa première édition, a éclairé profondément les études alchimiques traditionnelles.

Les trois autres catégories d'ouvrages, en revanche, comptent plusieurs milliers d'auteurs et de titres. Borel et Lenglet-Dufresnoy, voici plus de deux siècles, en fixaient le nombre à six mille. D'autres collections mentionnent vingt mille titres. Si l'on y ajoute la difficulté d'accès de ces textes, dont la plupart sont rédigés en latin «scientifique», c'est-à-dire dans une langue assez différente du latin classique, on comprend aisément que les historiens soient fort loin de connaître tous ces ouvrages dont la lecture, souvent fastidieuse et décevante, exige une inlassable patience.

Certains auteurs classiques, comme, par exemple, Bernard Trévisan, appelé parfois «le Trévisan», ou «le bon Trévisan» parce qu'on le jugeait «plus charitable», c'est-à-dire moins obscur et moins «jaloux de sa science» que d'autres adeptes, n'ont pas caché le temps considérable qu'ils consacrèrent à leurs recherches. Ayant commencé à lire Rhazès à l'âge de quatorze ans, «le bon Trévisan» avoue qu'il ne découvrit le sens véritable du corpus traditionnel qu'à l'âge de soixante-treize ans.

Le cas du Trévisan n'est pas exceptionnel. La littérature alchimique a fait de la lecture même de ses oeuvres une épreuve initiatique et c'est là, sans doute, son caractère le plus déconcertant, le plus étranger au moins à nos méthodes didactiques actuelles. Aussi convient-il d'essayer de comprendre les structures cryptographiques originales de ces textes dans la généralité de leurs propos et de leurs fonctions.

 

Le langage alchimique

 

Dans une étude publiée par la revue Critique, en 1953, Michel Butor a analysé avec beaucoup de clarté les problèmes posés par l'alchimie et son langage: «Tant qu'une transmission orale était la règle, écrit-il, ces livres ont pu être des sortes d'aide-mémoire, chiffrés de façon très simple. Pour avoir un exposé de la suite des manipulations prévues et des transformations cherchées, il suffisait de décoder, de même qu'il suffit de savoir un peu de latin pour découvrir dans un missel quels sont les gestes qu'accomplit le prêtre chrétien à l'autel et les paroles qu'il prononce, en laissant entre parenthèses la signification théologique de tout cela. Mais, au fur et à mesure que cet enseignement oral devenait l'exception, les maîtres se sont mis à faire des livres qui, de plus en plus, suffisent à l'initiation. Ce sont des documents chiffrés, mais qui invitent le lecteur à venir à bout de ce chiffre. [...]. L'alchimiste considère cette difficulté d'accès comme essentielle, car il s'agit de transformer la mentalité du lecteur afin de le rendre capable de percevoir le sens des actes décrits. Si le chiffre était extérieur au texte, il pourrait être aisément violé, il serait en fait inefficace. Le chiffre employé n'est pas conventionnel, mais il découle naturellement de la vérité qu'il cache. Il est donc vain de chercher quel aspect du symbolisme est destiné à égarer. Tout égare et révèle à la fois.»

Dans sa conclusion, Michel Butor montre bien la fonction principale de ces structures cryptographiques: «Le langage alchimique est un instrument d'une extrême souplesse, qui permet de décrire des opérations avec précision tout en les situant par rapport à une conception générale de la réalité. C'est ce qui fait sa difficulté et son intérêt. Le lecteur qui veut comprendre l'emploi d'un seul mot dans un passage précis ne peut y parvenir qu'en reconstituant peu à peu une architecture mentale ancienne. Il oblige ainsi au réveil des régions de conscience obscurcies.»

Ainsi la lecture profane devient-elle une quête initiatique du «Sens», et nous retrouvons ici ce que nous avons signalé précédemment à propos de la gnose jabirienne, de la «science de la Balance»: À toute genèse correspond une exégèse, mais, dans le cas de la tradition écrite, c'est, inversement, de l'exégèse que dépend la genèse.

En effet, la recherche de la pierre philosophale, ses énigmes et ses pièges, l'extrême fascination de l'or, des pouvoirs et du savoir que les alchimistes attendaient de sa possession, suscitaient dans leur esprit une obsession, un monoïdéisme qui s'étendait, au cours de leurs longues et pénibles recherches, à toutes les zones claires et obscures de leur conscience. Sensations, imagination, discours, songes et fluctuations mentales s'y absorbaient. Peu à peu se formait ainsi un centre, un noyau psychique rayonnant autour duquel se rassemblaient et gravitaient leurs puissances intérieures. En même temps se décantait l'humus des motivations irrationnelles autour d'images d'un désir transféré à la dimension même du cosmos, à des unions nuptiales planétaires, minérales et métalliques, ardemment entretenues et amoureusement contemplées. Ce processus de concentration illuminative n'est pas moins évident dans d'autres disciplines ésotériques et mystiques. On le retrouve dans le bouddhisme zen, dans le yoga, dans les oraisons hésychastes de l'Église d'Orient, dans le dhikr du soufisme islamique. Le monoïdéisme centre l'intention du coeur sur l'objet du désir. «Pour visiter les jardins du souvenir, enseignent les maîtres, il faut frapper à la même porte jusqu'à s'user les doigts.»

Toutefois, cette explication psychologique ne doit pas être considérée comme seule capable de rendre compte des structures cryptographiques de l'alchimie. Il ne faut pas négliger leurs raisons positives. Pour en donner quelque aperçu, imaginons que nos physiciens aient décidé de se communiquer leurs expériences sur la radioactivité artificielle, sans les révéler ni à la majeure partie de leurs collègues ni aux pouvoirs publics, tout en laissant à une élite la possibilité d'accéder à leurs connaissances.

D'une part, craignant la perspicacité des autres savants, ils auraient été dans l'obligation de leur tendre des pièges plus ou moins subtils en laissant subsister de constantes équivoques sur leurs buts véritables comme sur leurs procédés expérimentaux. D'autre part, dans la mesure où la poursuite de leurs recherches exigeait des crédits, il leur aurait été indispensable de les justifier par l'importance extraordinaire des résultats pratiques et, par exemple, financiers, que l'on en pouvait attendre. Enfin, comme ils se seraient souciés, néanmoins, de transmettre à de futurs chercheurs leurs observations sur les propriétés réelles des corps qu'ils venaient de découvrir, ils auraient marqué la différence de ces éléments artificiels avec les éléments naturels par quelque procédé simple et discret, les nommant, par exemple, «notre» plomb, «notre» mercure, «notre» or, comme l'ont fait constamment les alchimistes.

Cependant, les ressources ordinaires de la cryptographie auraient été insuffisantes si l'on s'était borné à laisser dans ces messages une clef qui pouvait être imaginée par le décrypteur. En revanche, si cette clef était elle-même la structure caractéristique de l'un de ces corps radioactifs artificiels, les messages présentaient un seuil d'intelligibilité qui se confondait pratiquement avec le seuil des expériences décrites, et leurs lecteurs ne pouvaient être, dès lors, que des «réinventeurs».

Le seul danger auquel s'exposait ce système était le hasard qui, on le sait, a joué un rôle considérable dans l'histoire des sciences. Mais les probabilités de reconstituer un processus expérimental pondéralement rigoureux, comprenant des opérations successives et qui dépendent, en outre, de conditions cosmologiques strictement déterminées, comme dans le cas de l'élaboration de l'oeuvre alchimique, sont pratiquement négligeables.

 

La quête de l'impossible

 

On voit ainsi que le vrai problème aurait été celui de l'ouverture d'un tel système plutôt que celui de sa fermeture. Et c'est là que les alchimistes ont fait preuve d'un véritable génie cryptographique. Ils ont utilisé le principal piège qu'ils tendaient aux avides et aux ignorants pour ouvrir à leurs disciples la porte de leur jardin. Ils ont compris, en effet, que, seule, la quête de l'impossible, de l'irréalisable, était capable de mobiliser toutes les ressources intellectuelles, morales et spirituelles de certains hommes, jusqu'à ce point critique d'une illumination, qui leur livrerait, selon l'admirable expression d'André Breton «l'ombre avec sa proie fondues dans un éclair unique». Ainsi les maîtres de l'alchimie ont-ils confié à l'espoir la vraie clef du jardin des Hespérides, comme à sa quête héroïque la Toison d'Or. Car il savaient, par leur propre expérience, qu'ils ne devraient craindre aucune divulgation de la part de ceux qui auraient payé si chèrement leur accès à la «haute science». L'histoire a justifié leurs prévisions. Depuis plus de vingt siècles, les secrets expérimentaux du Grand Oeuvre n'ont jamais été dévoilés, selon ce qu'enseignait déjà l'adage de Lao-Tseu: «Celui qui parle ne sait pas; celui qui sait ne parle pas.» Martyrisé, un adepte, Alexandre Sethon, auquel l'Électeur de Saxe voulut arracher par les tortures le secret des transmutations qu'il venait d'opérer publiquement, garda dans les tourments le même silence qu'il avait opposé auparavant à l'avide curiosité du prince et à ses promesses.

L'idéal scientifique et philosophique de l'alchimie traditionnelle forme ainsi un frappant contraste avec les buts des recherches désordonnées des «souffleurs», pseudo-alchimistes, charlatans et faussaires qui, à toutes les époques, ont trouvé, dans les sciences anciennes, obscures et généralement ignorées, de nouveaux moyens d'abuser de la crédulité publique. La différence de qualité littéraire entre les textes classiques de l'alchimie et les compilations de recettes et de procédés que les historiens des sciences nomment abusivement «alchimiques» n'est pas moins évidente. Le symbolisme véritable ne s'imite point, car sa cohérence profonde, pour ainsi dire musicale, défie les plus ingénieux procédés de composition. On voit, d'ailleurs, sur des gravures alchimiques et sur des motifs décoratifs de «demeures philosophales», la représentation assez fréquente d'instruments qui évoquent l'«Art de Musique», ancien nom de l'alchimie.

Les rapports entre la métallurgie et la musique sont mentionnés déjà par Strabon, par Solin et par Plutarque. Selon Aristide Quintilien, la musique désigne, en général, «ce qui régit et coordonne tout ce que la nature enferme dans son sein». Ptolémée, dans ses Harmoniques, assimile les mouvements astronomiques aux phénomènes musicaux. Ces correspondances symboliques étaient encore bien connues à l'époque médiévale. Près des mines de Kutná-Hora, en Tchécoslovaquie, dans l'ancienne église, une fresque du XIVe siècle montre, dans sa partie supérieure, des anges musiciens, dans sa partie inférieure, la fabrication de la monnaie et ses diverses opérations minières et métallurgiques. Certains ouvrages alchimiques et, par exemple, l'Atalanta fugiens, de Michel Maier, aux célèbres gravures, contiennent aussi des partitions musicales.

La diversité des moyens d'expression du symbolisme, dans la littérature alchimique, n'est pas moins remarquable que sa cohérence interne et la richesse de ses correspondances analogiques.

 

 

L'univers symbolique du Grand Oeuvre

 

La littérature alchimique et son langage, tels que le corpus traditionnel occidental en présente les témoignages, ont eu pour but principal de transmettre, sous le voile de leurs structures particulières et grâce à elles, une révélation et une illumination qui dépendaient d'un seuil d'éveil intérieur. En le franchissant, le néophyte pénétrait dans cet «autre monde» qu'est l'univers du Grand Oeuvre. Ainsi l'exploration de cette nébuleuse logique lointaine exigeait-elle un long voyage à travers le temps, un passage à un temps mythique, le temps démiurgique de toute genèse.

L'instrument de cette extraordinaire navigation intérieure était spécialement composé pour un tel usage et seulement par ceux qui l'avait accomplie déjà jusqu'à son terme. C'est pourquoi le livre alchimique traditionnel est inimitable techniquement, car sa composition complexe et, surtout, l'énergie subtile et l'influence spirituelle dont il est chargé en font à la fois un véhicule «hermétiquement clos» et un message substitué magiquement à la présence même du maître. En ce sens, on doit rapprocher la fonction initiatique de ces traités du rôle du mandala tibétain, cercle magique et diagramme de projection d'un panthéon symbolique, dont le but est de servir de support à la concentration illuminative. Le mandala, le plus souvent, est dessiné sur la terre, de même qu'étaient tracés sur le sol les emblèmes de l'ancienne maçonnerie opérative avant l'ouverture des travaux; ils étaient effacés après la fermeture rituelle. Les modernes «tapis de loges» de la maçonnerie spéculative n'ont pas d'autre origine. On voit par cet exemple que l'impression des représentations symboliques a fixé sous les formes stables du livre ce qui, primitivement, devait être reconstruit entièrement avant d'être déchiffré et aussi afin de pouvoir être véritablement compris. En d'autres termes, nos civilisations ont substitué l'exégèse intellectuelle ou spéculative à l'exégèse opérative, avec les avantages et les inconvénients que comporte cette évolution qui n'a pas été assez attentivement analysée.

Au terme de son pèlerinage alchimique, le néophyte, ayant découvert la mystérieuse «matière première» du Grand Oeuvre, symbole de la Terre sainte, trouvait aussi le livre des livres, «la mère du Livre», et, de nouveau, il devait, comme un enfant, lui demander de l'instruire. Ce microcosme «minéral et métallique», selon le témoignage unanime des adeptes, n'est pas une abstraction métaphysique ni un pieux artifice imaginé pour les besoins d'une philosophie occulte purement contemplative.

L'univers alchimique est à la fois subjectif et objectif, imaginaire et réel, spirituel et matériel. C'est, selon la juste expression d'Henry Corbin, un monde «imaginal». Pour entendre ce terme, il faut admettre l'existence de la perception imaginative de structures dont l'ordre et la cohérence dépendent de lois non quantifiables, mais aussi certaines que celles qui régissent les structures du monde des phénomènes perçus par nos sens et par leurs instruments. Cette hypothèse peut sembler aventureuse. Pourtant, le simple bon sens suffit à la justifier. Tout art, en effet, s'il est génial, nous montre que le «beau est la splendeur du vrai» et que les structures «imaginales» existent éminemment puisqu'elles répondent à une intensité de la perception à laquelle, sans l'artiste, nos sens n'atteindraient jamais. Si paradoxale que semble cette proposition, l'art est une physique expérimentale non moins objective que la physique quantifiable, et qui dépend seulement de lois bien trop complexes pour être réduites dans l'état actuel de nos connaissances à des systèmes rationnels, ce qui, d'ailleurs, ne prouve nullement qu'elles soient irrationnelles.

 

Le règne de l'homme

 

L'exemple de l'art, en effet, éclaire tout le problème de la nature matérielle et spirituelle de l'alchimie. Demande-t-on à un peintre s'il est vrai qu'il utilise des couleurs palpables et des métaux comme le chrome et le cobalt? Et s'il répond que son problème consiste à trouver un certain jaune, et un bleu qui l'obsède, devra-t-on en déduire que la peinture n'est qu'une préchimie des colorants? On doit rappeler que l'alchimie a été nommée «art sacré», «art sacerdotal», que ses adeptes portent le nom d'«artistes», et que ce n'est pas sans de pertinentes raisons que leur travail a été désigné par l'expression caractéristique de Grand Oeuvre.

Or tout art est inconcevable sans une matière, et c'est pourquoi la notion d'alchimie «spirituelle» ou purement «psychologique» est aberrante, car elle méconnaît la fonction principale de l'alchimie: délivrer l'esprit par la matière en délivrant la matière elle-même par l'esprit. Cette mutuelle délivrance ne peut être accomplie que par l'art suprême, le traditionnel «Art d'Amour» de la chevalerie de tous les temps. Loin de refuser ou de nier l'incarnation, non seulement l'alchimie l'affirme car elle la contemple, mais encore elle la glorifie. La délivrance n'est pas une évasion, c'est une nouvelle naissance, une seconde genèse; celle du règne de l'homme qui achève par l'art l'oeuvre de la nature, ce qui confirme aussi son entière et lourde responsabilité terrestre. Aucun roi n'est innocent. L'homme est à la fois la matière et l'alchimiste du Grand Oeuvre de l'histoire. Presque tous ses drames naissent de ses erreurs d'interprétation des enseignements qu'il a reçus à un âge où il ne savait presque rien, et qu'il lui faut réinventer. C'est ce qu'annnonce un vitrail alchimique où l'on voit Dieu créant le monde et l'homme, et où l'on peut lire ces mots: «Comment fut fait notre premier père, en belle et due image de Dieu. Comment il nous le faut refaire.»

Dans cette perspective, le sujet du Grand Oeuvre minéral et métallique portait aussi le nom d'«Adam». En quelque sorte, il enseignait mystérieusement à l'alchimiste les principaux changements de la condition humaine, par une double analogie de cet «archétype expérimental» avec le processus initiatique et de l'initiation elle-même avec l'histoire universelle. Là encore, le problème des structures imaginales se pose, car elles perturbent, dans ce cas, nos conceptions logiques du temps. Nous ne pouvons guère attendre qu'une expression comme celle de «niveaux de temps» nous éclaire, et cependant son contenu peut nous aider à comprendre le temps et ses profondes modifications dans l'univers alchimique. Cet espace fermé, ces labyrinthes, ces lueurs soudaines, ces ténèbres, cette galerie de miroirs entre lesquels circulent des rois, des dragons, des enfants, des déesses nues, des couples d'amoureux, des musiciens, tout un peuple d'acteurs qui, cependant, ne montre point leur vrai visage, cette machinerie, ce théâtre, ces palais déserts, peu à peu, désorientent, troublent, égarent le voyageur par leurs interférences comme par l'absence de tout critère extérieur de réalité.

Si l'on imagine l'effet produit par des dizaines d'années de méditation quotidienne sur ces thèmes symboliques, on voit que l'alchimiste, comme le moine tibétain devant son mandala, était, en quelque sorte, transféré finalement dans le cercle magique d'un autre «espace-temps» où il risquait d'être absorbé sans retour. Dans ces conditions, le travail matériel et les manipulations expérimentales des arts du feu, qui ne tolèrent aucune faute d'attention, étaient indispensables à l'équilibre des puissances intérieures engagées dans la quête alchimique.

Ce fut là, sans doute, l'un des aspects didactiques les plus originaux et les plus dignes d'intérêt de cette science traditionnelle. Les alchimistes ont exigé de leurs disciples qu'ils complètent les travaux du laboratoire par l'oeuvre de l'oratoire, et qu'ils éprouvent la réalité de leur foi comme de leurs théories par l'observation «des choses qui ne savent pas mentir». Par cette double discipline, «les plus illustres rêveurs dont l'humanité ait connaissance» nous montrent qu'il ne faut exclure ni la sagesse ni le bon sens du profond royaume de leurs songes.

 

Les littératures

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L'implantation de la langue afrikaans

 

L'afrikaans, qui a trouvé son expression littéraire au cours des cinquante dernières années, remonte aux dialectes parlés par les colons établis au Cap depuis 1652.

Malgré l'apport de langues indigènes et européennes comme le hottentot, les langues bantoues, le malais, et le portugais, le français, l'allemand et l'anglais, il reste dans son essence, sa syntaxe et son vocabulaire une langue d'origine hollandaise, et non point une langue créole, comme on a cherché à le démontrer. Un Afrikaner, c'est-à-dire un Blanc ayant pour langue maternelle l'afrikaans, est compris sans peine d'un Hollandais ou d'un Flamand. L'afrikaans et le hollandais diffèrent toutefois de la façon la plus marquée dans le domaine du verbe, qui a subi une simplification notable en afrikaans, changement noté déjà vers le milieu du XVIIIe siècle par les voyageurs hollandais.

Les huguenots français, venus au Cap en 1688-1690, s'assimilèrent assez vite à la population hollandaise. Les mots français qui font partie aujourd'hui de la langue afrikaans lui viennent indirectement du hollandais et l'influence directe ne se reconnaît plus que dans les noms de famille ou de lieux.

L'arrivée des Anglais en 1795 et leur politique impérialiste ont retardé, pendant plus de deux siècles, l'évolution de l'afrikaans. Objet de dérision, en tant que patois et dialecte «bâtard», l'afrikaans sortit revigoré de l'oppression et il est devenu le symbole de l'indépendance nationale et culturelle de l'Afrikaner.

Dans la seconde partie du XIXe siècle, un groupe nationaliste déploie une grande activité dans la communauté rurale de Paarl, située non loin du Cap. Sur son initiative, se forme l'Association des vrais Afrikaners, qui publie pour la première fois des journaux, des livres et des revues en langue afrikaans. À la tête de ce premier «mouvement linguistique», un pasteur de l'Église hollandaise réformée, le révérend S.J.Du Toit (1847-1911), cherchait avec acharnement à répandre par tous les moyens la nouvelle langue et, dans ce dessein, traduisit certaines parties de la Bible. La guerre anglo-boer (1899-1902), qui détruisit l'espoir de coopération culturelle entre Anglais et descendants hollandais, favorisa le développement de l'afrikaans: elle fit de l'Afrikaner un patriote et éveilla en lui une conscience nationale aiguë. Après la guerre, un deuxième «mouvement linguistique» groupe des écrivains animés d'un zèle nouveau pour l'héritage culturel de leur peuple. En 1914, l'enseignement secondaire adopte l'afrikaans comme langue officielle; en 1916-1919, il devient la langue liturgique de l'Église hollandaise réformée, et -consécration finale -en 1925 il remplace le hollandais comme l'une des deux langues administratives. La traduction de la Bible fut terminée en 1933-1935; l'hymnaire afrikaans parut en 1934.

 

L'entre-deux-guerres

 

Il n'y a pas de littérature afrikaans, à proprement parler, avant le début de notre siècle. Au XIXe siècle, ce ne sont qu'écrits de propagande, tracts ou poèmes naïfs de main d'amateur, la seule exception étant constituée par quelques romans historiques. C'est seulement après la guerre qu'apparaissent d'authentiques écrivains et une littérature digne de ce nom.

Un triumvirat littéraire: Celliers, Totius, Leipoldt

Tous trois poètes, Jan Celliers, Totius, C. Louis Leipoldt donnent un nouvel essor à l'afrikaans en tant que langue littéraire. Jan Celliers (1865-1940) était un poète pastoral plein de regrets pour un ordre de choses en voie de disparition. Son pays déchiré par la guerre lui apparaît comme l'illustration même de la Cité de Dieu; il tient l'ennemi pour responsable d'une véritable infraction au droit divin. Totius (1877-1953), poète et professeur de théologie, se rapproche du poète flamand Guido Gezelle; croyant sincère comme celui-ci, il emploie des rythmes instinctifs et traite une matière simple et sans apprêt. Ses poèmes élégiaques, écrits à l'occasion de la mort de ses enfants, sont d'une émotion prenante. C. Louis Leipoldt (1880-1947) est l'auteur de quelques puissants poèmes sur la guerre, monologues pathétiques d'un libéral qui dénonce la violence avec passion. Il a également créé un genre de poème dense et concis, moitié lyrique, moitié philosophique, auquel il donne le nom difficilement traduisible de salmpamperliedje (approximativement, «chansons d'un riboteur»): la nature, les caprices d'un tempérament original inspirent ces sonnets bizarres. Malgré une oeuvre assez restreinte, Marais (1871-1936) jouit d'une grande réputation auprès du lecteur afrikaans: ses poèmes intenses, remplis de compassion pour les souffrances humaines, sont devenus classiques; il fut également le premier à s'inspirer du folklore bochiman.

Dans l'oeuvre de ces poètes, la beauté du paysage sud-africain, sa rudesse et sa majesté, se trouvent pour la première fois dépeintes, de façon vivante, dans une langue à la fois flexible et puissante: l'Afrikaner y reconnaît sa propre sensibilité; et, du coup, se révèle à lui la beauté insoupçonnée de sa propre langue maternelle.

 

Vers une littérature moderne

 

Vers 1920, les thèmes nés de la guerre et de la souffrance commune étaient épuisés; les écrivains commencent à traiter des sujets plus personnels: le dilemme religieux et les rapports entre individus. C'est en 1925 qu'est publiée l'oeuvre d'Eugène Marais. Le recueil est trop mince pour qu'on date à partir de lui la naissance de la poésie moderne. C'est Toon Van den Heever (1894-1956) qui résume les tendances de l'époque: ses attitudes désabusées, son paganisme le placent dans la lignée non conformiste d'un Leipoldt et annoncent la grande poussée de la «nouvelle poésie» des années trente. Poète personnel lui aussi, A.G. Visser (1878-1929) sait se mettre à la portée de tous par sa simplicité, son humanité, son humour contagieux et sa versification aisée; il réussit également -don rare chez les poètes afrikaans -dans la satire et la parodie.

Deux professeurs d'afrikaans, l'un à l'université de Bloemfontein et l'autre à Johannesburg, se distinguèrent vers la même époque comme représentants d'un nouveau romantisme. D.F. Malherbe (1881-1969), auteur prolixe de romans épiques qu'inspirent aussi bien la Bible que la dure vie des pionniers, propose les exemples d'une morale bien établie. Le second, C.M. Van den Heever (1902-1957), aborde, en une série de romans et d'essais, les problèmes posés à une génération nouvelle tiraillée entre la vie urbaine et la société rurale. Son oeuvre nous montre l'éclosion d'une nouvelle sensibilité, où s'ébauchent déjà les thèmes de l'érotisme, de l'éternel retour de la nature, etc.

 

La nouvelle génération

 

Les années trente ouvrent une période féconde pour la littérature afrikaans. Tandis que les descendants des Boers s'entassent dans les villes, une élite intellectuelle seconstitue, bien décidée à lutter contre la civilisation de masse, à préserver les valeurs et les significations de l'individu. L'examen de soi, l'inquiétude religieuse, l'interrogation métaphysique constituent autant de traits caractéristiques de la nouvelle littérature.

L'événement décisif est l'apparition d'un groupe de poètes de grand talent qui se rendirent célèbres sous le nom de Dertigers («Les écrivains des années trente»). Un volume de poésie, Die Ryke Dwaas (1934), donne le ton; l'auteur, W.E.G.Louw (1913-1979), écartelé entre Dieu et Éros, sait conférer la qualité musicale à un lyrisme sensuel et raffiné.

Son frère aîné, N.P. Van Wyk Louw (1906-1970), lui succède: il s'affirme bientôt chef du mouvement, à la fois son théoricien et le poète doué du talent créateur le plus puissant. Van Wyk Louw confronte la littérature afrikaans à de nouvelles exigences: une expression plus profonde et sincère de l'expérience personnelle, l'évocation de la vie entière sous tous ses aspects, sexualité, philosophie, histoire, expérience mystique. L'oeuvre de Van Wyk Louw reflète de façon parfaite toute l'étendue du renouveau poétique. Son monologue dramatique, Die Hond van God, où se trouvent confrontés le moi et l'existence, l'être et le néant, n'a pas été surpassé dans toute la littérature hollandaise. Le poème épique Raka propose à l'Esprit un symbole éternel: Raka, la bête, vient à bout de Koki, l'aristocrate, qu'elle finit par anéantir. Son drame historique, Germanicus, reste d'une émouvante grandeur. Chacun de ses livres fait époque; il triomphe dans chaque genre: odes, sonnets, ballades et poèmes d'amour. Comme tout vrai poète, Van Wyk Louw est un innovateur: avec un instinct sûr, il a pressenti, exploité les possibilités de l'afrikaans comme langue parlée et langue poétique. La poésie afrikaans lui doit de nouveaux rythmes, des rimes audacieuses, des images éclatantes qui ont fait sentir pour la première fois la saveur des mots.

Ses Nuwe Verse de 1954 furent suivis, en 1962, par un recueil intitulé Tristia, à l'exemple d'Ovide, composé en exil, à l'époque où Van Wyk Louw professait à Amsterdam. Sujets et forme étaient inattendus, car ce recueil expérimental s'adossait à des préoccupations métaphysiques: les poèmes successifs de Tristia confrontent, en une composition dense, l'homme à une histoire qui n'est autre que celle de Dieu dans le monde; les thèmes historiques en sont autant d'exemples, qu'il s'agisse de la Russie tsariste ou stalinienne, de la chrétienté primitive, de la Renaissance, de l'Europe moderne ou de l'Afrique du Sud. L'emploi du néologisme et la scansion très souple correspondent chez lui à une liberté anarchique du vers. Van Wyk Louw apporte à la critique afrikaans -c'est un aspect important de son oeuvre -sa profonde culture. L'un de ses mérites aura été d'avoir détourné la critique afrikaans de l'interprétation biographique et de l'avoir orientée vers des voies plus modernes.

Il faut placer aux premiers rangs des poètes de cette génération une femme, Elisabeth Eybers, née en 1915. Ses premiers poèmes, Die Vrou, Dieu stil avontuur, Die ander dors, traitent de sujets personnels et intimes, les confessions de la femme, épouse et mère. Dans ces sonnets, une légèreté éthérée se mêle à beaucoup de lucidité. Elle est probablement la seule, parmi les poètes sud-africains, à rappeler les exigences d'une clarté classique. Dans ses derniers recueils de poésie, Onderdak et Einder, les problèmes liés à la solitude, à l'amour et à la vieillesse sont traités avec une fine ironie. L'auteur s'efforce aussi d'exprimer à travers sa poésie les expériences du quotidien.

On retrouve l'inquiétude des romantiques dans l'oeuvre d'Uys Krige: nostalgie des pays lointains, wanderlust, goût des déplacements et prédilection pour les figures pittoresques, comme le soldat, le prisonnier de guerre, lefou, l'homme moderne perdu dans la grande ville. Krige se laisse emporter par sa propre volubilité, en des vers qui ne manquent ni de verve, ni de force. Rooidag, Oorlogs-gedigte et Hart sonder hawe sont ses meilleurs poèmes; il a également laissé d'excellentes traductions en afrikaans de Gautier, Villon, Baudelaire, Eluard, Lope de Vega et Lorca.

Dans le renouveau poétique des années trente, la prose joue un rôle assez limité: il semblait que le roman afrikaans ne devait plus sortir des ornières d'un réalisme attardé, lorsqu'une oeuvre d'un style neuf, d'une extraordinaire sincérité et d'un ton violent, fit sensation auprès du public afrikaans: Sy kom met die Sekelmaan, de Hettie-Smit (1908-1973). Ce «best-seller» sud-africain, roman par lettres et journal, dépeint, non sans un certain exhibitionnisme, un amour malheureux qui fait passer l'héroïne par toute la gamme des émotions, dont est capable une femme: tendresse, folie, colère, allant de la sentimentalité la plus fade au sarcasme le plus acéré.

 

La littérature afrikaans depuis 1948

 

Apartheid et littérature: cadres et fonctionnement

La fin de la Seconde Guerre mondiale ne forme pas une ligne de fracture dans le développement de la littérature en langue afrikaans. Le temps fort véritable réside dans le triomphe des nationalistes (c'est-à-dire du Parti nationaliste afrikaner) aux élections législatives de 1948, qui installe au pouvoir le régime dit d'apartheid pour plus de quarante ans. Les hommes de lettres afrikaners peuvent y lire le triomphe de leur langue et des efforts d'acculturation conduits depuis l'installation de l'Académie sud-africaine des lettres et des arts (1910). Il existe, au début des années cinquante, une harmonie presque parfaite entre la vision littéraire afrikaner et l'idéologie politique dominante. Rarement une responsabilité culturelle aura été aussi pleinement revendiquée par une classe littéraire dont il est crucial de concevoir qu'elle est intimement liée aux élites politiques, religieuses (protestantes) et universitaires. Dans ce sens, l'installation constitutionnelle de l'apartheid sous les nationalistes trouve dans la littérature de langue afrikaans une sublimation et un mode essentiel de formation culturelle.

Cette conjoncture est renforcée par le fait qu'entre 1940 et 1957 disparaît la génération des écrivains qui forgèrent l'afrikaans comme une langue de culture, d'administration et d'expression politique: ainsi, Jan Cilliers (1865-1940), Totius (1877-1953), Louis Leipoldt (1880-1947) et C.M. Van den Heever (1902-1957). L'influent D.F. Malherbe (1881-1969) cesse pratiquement d'écrire à cette époque (Rooiland, 1953). La génération de 1948 a donc doublement conscience de devoir rester fidèle à ces fondateurs et de participer à une mission: arrimer au nouveau régime les énergies littéraires. En 1947 sort une bibliographie des sources littéraires afrikaans (Bronnegids by die studie van die Afrikaanse taal en letterkunde). On assiste donc à la mise en place d'un «classicisme» et à l'installation d'un système efficace de prix littéraires récompensant les jeunes écrivains (prix Hertzog, Preller, Stal). En 1970, la littérature afrikaans comptera 25000 ouvrages, dont 5787 dans le domaine littéraire (contre 90 au total en 1900). Les éditeurs encadrent l'activité littéraire (Tafelberg, Human & Rousseau, Perskor, Nasionale Boekhandel), l'Académie publie une liste annuelle des «bons» livres (de 1954 à 1970), et le Musée national des lettres (1969) entretient le culte des auteurs. Deux revues donnent le ton, Poort et Tydskrif vir Geeteswetenskappe.Si la commission de censure (jusqu'à la fin des années 1980) impose des normes de style et de contenu, le contrôle de l'État (en l'occurrence certaines universités et l'Église réformée, lesquelles comptent un critique tel que P.J. Nienaber) sur la radiodiffusion et sur la télévision est une contrainte supplémentaire. L'écrivain afrikaner, de 1948 à la fin des années 1980, opère en champ clos.

 

Traditions poétiques

 

D'une part, il est clair que certains écrivains, mis à part N.P. Van Wyk Louw (1906-1970), choisissent de se retirer dans la littérature. Défiance envers la violence grandissante d'un régime foncièrement oligarchique ou splendide isolement de l'homme de lettres qui laisse au politique le soin des affaires, un certain nombre d'écrivains afrikaners vivent les années 1948-1976 comme l'occasion de construire leur univers littéraire. D.J. Opperman (né en 1914) formule une poétique qui vise a sublimer l'afrikaans en tant que langage quotidien (la Spreektaligheid) et à intégrer en un matériau unique des références intertextuelles empruntées au fonds littéraire européen. Cette entreprise est marquée par Heilige beeste (1945), Negester oor Nivené (1947), Joernaal van Jorik (1949) et Komas uit'n bamboesstok (1979). Opperman crée un «laboratoire» de poésie à Stellenbosch d'où sont issus Lina Spies (Digby vergenoeg, 1971), Leon Strydom (Geleentheidsverse, 1973), Marlene Van Niekerk (Sprokkelster, 1977) et Fanie Olivier (Gom uit die sipres, 1971). Ernst Van Heerden (né en 1916) [Weerlose uur, 1942; Tyd van verhuising, 1975], S.J. Pretorius (né en 1917) [Vonke, 1943] et G.A. Watermeyer (1917-1972) [Sekel en simbaal, 1948] poursuivent, eux, dans la tradition lyrique afrikaans.

Le théâtre, fidèle aux modèles classiques, reste dominé, durant les années 1950, par Uys Krige (1910-1987) avec Alle paaie gaan na Rome, 1949; Die Goue Kring, 1956, N.P. Van Wyk Louw, avec Dias (1952), Germanicus (1956) et Asterion (1957, 1965), D.J. Opperman, avec Periandros von Korinthe (1954), G.J. Beukes (né en 1913) et Henriette Grové (née en 1922).

 

L'obsession romanesque

 

Le roman forme l'essentiel de l'activité littéraire. Le romancier afrikaner choisit, durant cette période, de donner à sa langue une dimension qu'elle ne possède pas encore. Il s'agit de produire, aussi rapidement que possible, l'équivalent d'une quelconque littérature romanesque européenne. Le roman, à la différence de la poésie, est chargé d'une vraie mission culturelle. La plupart des romanciers afrikaners connaissent parfaitement l'histoire littéraire européenne et entendent en tirer le meilleur parti. Le résultat en est une littérature romanesque dont la variété et la richesse semblent presque sans rivale sur le continent africain. On citera Mikro (1903-1968) [sa trilogie, Toiings, Pelgrims, Vreemdelinge, 1934-1935-1944]; Boerneef (1897-1967) [Teen die helling, 1956]; W.A. De Klerk (né en 1917) [Die Wolkemaker, 1949-1962]; Willem Van der Berg (1916-1952) [Reisigers na nêrens, 1946]. Les romancières tiennent un rang important: M.E.R. (1875-1975) [Uit en tuis, 1946], Elise Muller (née en 1919) [Die Vrou op die skuit, 1956], Berta Smit (née en 1926) [Die Vrou en die bees, 1964], Henriette Grové (Winterreis, 1971), Anna M.Louw (née en 1913) [Kroniek van Perdepoort, 1975]. Plus originale, Elsa Joubert (née en 1922) construit son oeuvre autour des Noirs sud-africains (Die Staf van Monomotapa, 1964, et l'immense succès de Die Swerfjare van Poppie Nongena, 1978). Elle rejoint F.A. Venter (née en 1916), dont le roman Swart Pilgrim (1952, 1958) place au premier plan un personnage africain. Cette littérature romanesque se redouble d'une littérature populaire, le kontreikuns (roman rural), ou favorisant l'exotisme: Hennie Aucamp (née en 1934) [N'Baksel in die môre, 1973], Karel Schoeman (né en 1947) [Afrika, 1977], Abraham H. De Vries (né en 1937) [Dorp in die Klein Karoo, 1966].

 

L'alternative soixantiste

 

Toutefois apparaît vers la fin des années 1950 une génération qui offre à l'activité littéraire une nouvelle voie, les Sestigers («soixantistes»). Revenus d'Europe, de jeunes écrivains en rapportent l'absurde, l'existentialisme, la phénoménologie et le structuralisme. Il s'ensuit une crise intellectuelle mise en scène par André P. Brink (né en 1935) dans Die Ambassadeur (1963). Les Sestigers représentent ainsi à la fois le résultat d'un demi-siècle de patient façonnement de la littérature afrikaans et sa trahison politique: passant en Europe, les soixantistes découvrent comment l'Europe postcoloniale considère déjà l'apartheid: les auteurs de référence sont désormais Jean-Paul Sartre, Albert Camus, mais aussi Henry de Montherlant, André Malraux et Eugène Ionesco, puisque ces «ambassadeurs» de la littérature montante afrikaans choisissent d'aller en France pour la plupart.

Trois revues véhiculent l'alternative: Sestiger (1963-1965), Contrast (1961, bilingue), Standpunte (1960) et, sous un nouveau jour, Tydskrif vir Letterkunde (1963). Leur succéderont, dans les années 1970, des revues d'avant-garde (Graffier, Ensovoort, Stet). Des éditeurs voient le jour (Taurus), des prix littéraires (comme le prix Ingrid-Jonker) reconnaissent les nouveaux talents, une guilde rassemble les soixantistes.

Les Sestigers axent leurs créations sur trois points cruciaux: la responsabilité littéraire de l'écrivain face à un régime perçu comme inique: la poétesse Ingrid Jonker (1934-1965), qui se suicide devant l'intransigeance de son père, maître d'oeuvre de la censure; l'identification par les Noirs de l'afrikaans à l'apartheid: le poète métis Adam Small (né en 1936), auteur de Kitaar my kruis, 1961, ne peut être reçu à l'Académie; l'engagement politique (betrokkenheid), avec l'emprisonnement de Breyten Breytenbach (né en 1939). La rupture avec la tradition poétique est annoncée dès 1956 par Jan Rabie (né en 1920) dans son recueil Een-en-twintig. Breytenbach entame une oeuvre de longue haleine, marquée par Die ysterkoei moet sweet (1964), Die Huis van die dowe (1967), Oorblyfsels (1970), Skryt (1972), n'Seisoen in die paradys (1976). Poète, lecteur de Baudelaire et de Rimbaud, il ouvre la voie à la poésie afrikaans contemporaine. Sheila Cussons (née en 1922) offre alors une oeuvre centrée sur la remise en question d'un autre «pilier» de la culture afrikaner, Dieu (Die Swart Kombuis, 1978). Wilma Stockenström (née en 1933) tente, elle, de prendre mesure de son appartenance à l'Afrique (Van vergetelheid en van glans, 1976). La force de la poésie sestiger se lit dans les oeuvres actuelles de D.P.M. Botes, P. De Vaal Venter, Wilhelm Knobel (1935-1974), Henk Rall et Louis Esterhuizen.

L'impact des Sestigers se fait aussi sentir dans la littérature dramatique. Dès 1959, Bartho Smit (né en 1924), avec son examen de la guerre anglo-boer, Moeder Hanna, se crée une réputation d'auteur engagé, souvent satirique: suivront notamment Putsonderwater (1962), Bacchus in die Boland (1974). Chris Barnard (né en 1939) prolonge les voies ouvertes en France par le théâtre de l'absurde (Pa, maak vir my 'n vlieër, Pa, 1964, 1969; N' Man met vakansie, 1977). Plus politique, André P. Brink met en scène Die Verhoor et Die Rebelle (1970), un épisode de l'histoire afrikaner, suivis de Pavane (1974), évocation de l'Amérique du Sud révolutionnaire. Dans une veine similaire, citons George Louw (né en 1939) avec Die Generaal (Napoléon en Égypte, 1972), P.G. Du Plessis (né en 1934)et son Die Nag van Legio (1969) et W. Stockenström (Laaste Middagmaal, 1966, 1978). Les conseils régionaux des arts du spectacle font aujourd'hui place à ces auteurs. Vers 1970 se met aussi en place un théâtre «communautaire» fortement politisé, soutenu par les organisations politiques noires et métisses. A. Small y crée son Cape Flats Players, 1973.

Deux romanciers opèrent une mise à jour de la fiction. Étienne Leroux (1922-1989) publie une oeuvre puissante, parabole politique fondée sur un matériau mythique et psychanalytique: Die Eerste Lewe van Colet (1956), Sewe dae by die Silbersteins (1962), Magersfontein, o Magersfontein (1976, interdit par la censure). André P. Brink s'impose comme un romancier en prise sur l'actualité tant politique que littéraire: Orgie (1965), Kennis van die aand (1973), N'Omblik in die wind (1975), Gerugte van reën (1978). Accompagnent ces deux figures centrales: Chris Barnard [Mahala, 1971], W.F. Van Rooyen (né en 1935), Eleanor Baker (née en 1944), J.C. Steyn (né en 1938). Les Sestigers ont donc opéré pour la littérature sud-africaine une véritable révolution, dont l'impact se fait sentir dans les années quatre-vingt-dix, à la fois dans la diversification des genres, la désintégration des institutions officielles, la redéfinition de l'enseignement littéraire et la mise en oeuvre de ponts communs entre littératures afrikaans anglophones et littératures des langues africaines locales. À ce titre, la littérature afrikaans joue un rôle de pointe qui signe son émancipation d'avec l'idéologie d'apartheid.

 

 

Littérature de langue anglaise

 

Caractéristiques générales

 

Comment peut-on définir une production littéraire sinon comme un désir de communication ou, mieux encore, comme une façon de se représenter sur une autre scène, celle de la fiction, les réalités qui nous entourent; Or les productions littéraires sud-africaines de langue anglaise sont dans l'ensemble assez mal tolérées par la société dont elles émanent. Leur influence, leur impact demeurent faibles, tout particulièrement au sein de la communauté blanche. Le poète écossais Thomas Pringle, venu s'installer en Afrique australe, dut plier bagage au bout de six ans: on lui reprochait ses critiques de l'esclavage alors pratiqué dans le pays. Son ouvrage majeur, Narrative of a Residence in South Africa fut donc publié à Londres, en 1834, l'année même de sa mort. Lors de son séjour, il se heurta sans cesse aux foudres de la censure. Son histoire est exemplaire, et elle se répétera souvent. C'est que cette société engoncée dans son confort et dans ses privilèges n'aime pas que ses écrivains l'interpellent. Comme dans la plupart des sociétés coloniales, on ne sait pas comment vit la majorité noire; mais, du fait d'une culpabilité sous-jacente, on préfère continuer à ne pas savoir. Aussi les littératures d'Afrique australe sont-elles souvent plus connues à l'extérieur du pays que sur place. En dépit d'un développement récent de l'appareil critique et des efforts fournis par des maisons d'édition telles que Donker ou Ravan Press, c'est essentiellement soit à Londres (Heinemann, Faber, etc.), soit à Berlin-Est (Seven Seas) qu'il faut être édité pour être reconnu et sortir du ghetto sud-africain. C'est dire à quel point la situation de ces écrivains est difficile: leur destinataire se situe souvent ailleurs que sur leur propre sol. Dans certains cas, du fait de la censure, le critique européen est mieux placé pour traiter de la littérature noire d'Afrique australe que son confrère sud-africain, tout simplement parce que ce dernier ne peut avoir accès à certainesouvres. C'est ce que constate Stephen Gray dans Southern African Literature. An Introduction, ouvrage paru au Cap en 1979.

À vrai dire, cette situation ne doit pas nous étonner, puisque l'Afrique du Sud est le pays des communications interdites. Peu à peu, au fil des ans, une législation tatillonne a été mise en place. Elle permet au pouvoir d'interdire de publication (Bannings) tout ouvrage qui peut lui sembler séditieux. Dès lors, l'écrivain ne peut survivre, et il se voit acculé à l'exil: c'est le cas de la plupart des romanciers de couleur. Parvenus en Europe, ils pourront enfin s'exprimer et continuer à dénoncer ce régime qui leur a rendu la vie impossible. En 1958, un poète métis, Dennis Brutus, lance une association pour combattre la ségrégation raciale dans le domaine des sports. En 1961, il est assigné à résidence. Arrêté en 1963, il est relâché. Il passe alors au Mozambique, en vain: la police portugaise le rend à son pays. À Johannesburg, lors d'un transfert, il s'évade; il est blessé et condamné, en 1964, à dix-huit mois de travaux forcés. Il s'échappe, et un an plus tard il est à Londres où il publie l'un de ses chefs-d'oeuvre, Letters to Martha, poèmes composés du fond de sa prison. Les Blancs ne sont pas épargnés. En 1973, la romancière Nadine Gordimer publie à Johannesburg un remarquable essai critique: The Black Interpreters. Des passages entiers de son étude sont recouverts d'un cache noir, dès qu'elle prétend citer un poète interdit par la censure. En 1974, Kennis van die Aand (Au plus noir de la nuit), roman d'André Brink traduit de l'afrikaans, est également interdit pour obscénité: il narre l'épopée tragique d'une famille métisse.

Le paradoxe est donc plus profond qu'il n'y paraît. L'écrivain sud-africain entend traiter de communication dans un pays où elle est interdite, où le corps social est cloisonné en blocs ethniques étanches, et oùla ségrégation raciale, le système de l'apartheid sont institutionnalisés. Et pourtant, le désir de rencontrer l'autre demeure très fort. On peut dire de ces littératures qu'elles sont assoiffées et comme obsédées d'un désir de communiquer en levant les barrières établies par l'apartheid. Elles se présentent à nous comme un jeu de miroirs où chacun, qu'il soit Blanc, Noir ou Métis, cherche à retrouver une image spéculaire, à moins qu'il ne tente de lire dans le miroir de l'autre ces représentations qui lui sont justement interdites: écrire, ici, c'est s'engager et prendre un risque. «Cet autre, que pense-t-il de moi, comment vit-il, et qui est-il, au juste; Peut-on se mettre dans sa peau, qui est d'une autre couleur;» Il va sans dire que ce désir d'identification est lourd d'ambiguïtés. Mais il faut aussi reconnaître que la littérature constitue un étrange privilège qui nous permet d'imaginer ce qui n'est pas autorisé par la société, ce qui n'est plus de l'ordre de la réalité. Les écrivains sud-africains ne s'en privent pas.

Au centre de ce jeu de miroirs, une relation fondamentale est toujours présente, comme un ver rivé à son fruit; elle est héritée d'une situation coloniale qui se pérennise, au moment même où le reste du continent vit une indépendance pleine de hasards. Entendons par là une relation entre Européens et non-Européens, entre maîtres et serviteurs. Ce n'est donc pas par hasard que l'on a pu comparer ces productions à la littérature russe du XIXe siècle, le baas (maître, en afrikaans) étant l'équivalent du barine, et lekaffir (caffre), l'équivalent du moujik; Alan Paton serait alors une sorte de Tolstoï sud-africain. Quoi qu'il en soit, cette littérature fascine par l'acuité de ses introspections, par la profondeur de sa sensibilité sociale. Elle constitue également un document sociologique de première main sur tout ce qui peut se vivre au sein d'une société multiraciale.Et sa violence ne fait que répercuter la brutalité des situations que lui impose l'histoire. On ne peut rien comprendre à cette littérature si l'on ne tient pas compte du contexte socio-économique qui agit ici à la façon d'une matrice. Et c'est ce même contexte qui sépare les écrivains. Les Blancs sont souvent d'origine aisée; ils ont connu l'université. Les romanciers de couleur sont souvent des gens du peuple, des enfants du bidonville, tels Ezekiel Mphahlele ou Bloke Modisane. Peter Abrahams a connu le chômage, Alex La Guma est un autodidacte.

Le roman, le poème, l'épopée, la nouvelle ou la pièce de théâtre peuvent-ils constituer, dès lors, une tentative d'évasion; À lire cette production, aussi vaste que diverse, on peut en douter. Car, finalement, ce que nous racontent ces auteurs, c'est presque toujours l'histoire d'une communication difficile, voire impossible, puisque interdite. Et si le rêve se met en place, la réalité a tôt fait de le démentir, de le fracturer, de sorte que cette histoire va se solder par un échec: le narrateur ne parvient pas à fuir un quotidien qui vient interrompre sa vision onirique. Dans A Drink in the Passage (Un verre dans le couloir, 1960), Alan Paton nous rapporte comment un Blanc se prenant de sympathie pour un Noir l'invite à boire un verre. Mais la scène, qui est vue par le Noir, va se dérouler dans le couloir: la loi ne permet pas de franchir le seuil du Blanc. Dans Johannesburg, Johannesburg (1966), récit dû à la plume de l'écrivain noir Nathaniel Nakasa, on retrouvera la même scène; la communication amorcée entre le narrateur et un Afrikaner se retrouve bloquée puisque ce dernier ne peut pas l'inviter chez lui. Les situations se recoupent, et, pourtant, les points de vues ne sont pas interchangeables. Chacun retourne à sa fermeture, à sa solitude de groupe, l'un dans son White Laager (le bastion blanc), l'autre dans son Black Kraal (le parc noir). Aussi nous voyons-nous contraints, à notre tour, de suivre la règle inexorable de l'apartheid en séparant ces deux littératures, la noire et la blanche.

 

Les littératures noires

 

Les débuts: la littérature des missions

 

La naissance de la littérature noire est indissociable de l'oeuvre accomplie par les missions. Cela s'explique aisément: l'accès à la culture passe nécessairement par ces lieux. La mission recueille les trésors de la tradition orale; elle veille à la conservation du vieux fonds africain. En 1916, Solomon Plaatje édite à Lovedale des proverbes séchouanas et leur traduction. Son Mhudi (1930), l'un des tout premiers romans noirs, se ressent de cette proximité culturelle. Mais ce patronage est plein d'ambiguïtés; on a parfois le sentiment que la mission surveille ses écrivains, qu'elle leur souffle sa morale puritaine. Dans An African Tragedy (1928)de Rolfes Dhlomo, Robert Zoulou, qui vient de quitter son village natal, assimile Johannesburg à une nouvelle «Sodome et Gomorrhe». Dans The Traveller to the East (1934), Thomas Mofolo condamne sans rémission le monde de ses ancêtres, qui n'est que noirceur: il lui préfère la pureté des Blancs. On peut douter de sa sincérité; mais on peut aussi s'interroger sur le processus de déculturation dont il est alors la victime. Souvent, les missionnaires tardent à traduire certaines de ces oeuvres. Le roman que nous venons de citer avait été composé en sesothodès 1912. Et que dire du Chaka de Mofolo, composé vers 1908, publié en sesotho dix-sept ans plus tard, traduit en anglais par Dutton vingt-trois ans après; En fait, il faudra attendre la traduction de D. Kunene, en 1981, pour découvrir que, depuis 1931, nous avions admiré sinon un faux, du moins une version édulcorée du chef-d'oeuvre de Mofolo. Ces retards ont de quoi nousinquiéter: serait-ce une forme de censure; Il faut également tenir compte du peu d'intérêt que l'on manifestait alors pour les littératures du Tiers Monde. Mais la mission a aussi publié des oeuvres explosives. Le Mhudi de Plaatje ne saurait se réduire à une histoire d'amour touchante entre l'héroïne et son mari Ra Thaga. Si ce roman est pétri de tendresse pour la vieille Afrique, il comporte aussi un message politique, puisqu'il retrace le Mfecane, c'est-à-dire les bouleversements provoqués par la formation de l'empire zoulou dont Mofolo avait célébré toute la gloire dans son Chaka (1931), fresque épique jaillie tout droit de la tradition orale. Ainsi la littérature née à l'ombre des missions nous propose-t-elle déjà ce qui va constituer l'essentiel des oeuvres à venir: le roman d'une migration vers la ville, qui est en même temps un voyage initiatique, à partir d'éléments autobiographiques (Dhlomo), l'épopée célébrant la grandeur d'une histoire ternie par le Blanc (Mofolo), et un lyrisme puisé aux sources (Plaatje). Les missions doivent fermer leurs portes, victimes de l'apartheid. Au même moment, d'autres écrivains affirment la dignité de l'homme de lettres noir: John Tengo Jabavu, John Dube et surtout Benedict Vilakazi qui enseigne la littérature zouloue à l'université du Witswatersrand de 1936 à 1947. Dans Zulu Horizons (1945, traduit en 1962), ce dernier dénonce l'asservissement du Noir au fond de la mine. Au même titre que Plaatje, il se définit comme un porte-parole de son peuple. Dès le début, l'écrivain noir se considère comme un homme engagé.

 

La littérature des bidonvilles, jusqu'à Sharpeville (1960)

 

Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, la république connaît une urbanisation forcenée. Les Noirs s'entassent dans les faubourgs des centres industriels en plein essor. Les réserves deviennent des réservoirs de main-d'oeuvre bon marché. La législation de l'apartheid met en place de nouvelles discriminations qui séparent les habitats. L'Africain se prolétarise. La littérature reflète ces transformations socio-économiques. Partout, on sent l'influence exercée par un périodique comme Drum, lancé en 1950, et qui a bousculé les écritures. Le style se fait volontiers journalistique, accrocheur, provocant, voire tapageur. C'est un cri de souffrance qui jaillit des bidonvilles, avec tout ce qu'un cri peut comporter d'inarticulé. La plupart des écrivains de cette génération sont des hommes du peuple, très proches de ses préoccupations. Le récit se présente comme une tranche de vie. En voici quelques exemples:

-James Matthews, The Portable Radio (1963), nouvelle: un Noir ramasse un portefeuille dans la rue; avec l'argent qu'il contenait, il achète un transistor; dès lors, il s'isole dans une écoute ininterrompue de sa chère radio, pour oublier.

-Can Themba, The Suit (1967), nouvelle: un Noir découvre que sa femme le trompe. Il l'oblige à traiter le costume abandonné par l'amant comme un invité; elle meurt de chagrin.

-Lewis Nkosi, The Prisoner (1967), nouvelle: un Noir introduit dans la maison de son maître une servante très appétissante; le maître ne peut résister à son charme; mais la loi interdit le mélange des races: les rôles sont inversés avec une verve cocasse, puisque le geôlier blanc devient le prisonnier de l'Africain.

-Richard Rive, Riva (1974), nouvelle: un métis préfère s'enferrer dans ses stéréotypes plutôt que de se compromettre dans une liaison qui lui est proposée par une juive blanche.

Dans ces conditions, il n'est pas surprenant que le roman devienne le récit d'une vie plus ou moins imaginaire (Peter Abrahams, Mine Boy, 1946) où Xuma, l'homme de la brousse,découvre la ville, la mine et l'action syndicale. Pour les mêmes raisons, l'autobiographie tient ici une place importante (E. Mphahlele, Down Second Avenue, 1959; P. Abrahams, Tell Freedom, 1954; B. Modisane, Blame me on History, 1963). Ces récits frappent par la brutalité de leur propos, leur réalisme cru, leur ironie grinçante, ainsi chez Nkosi. La violence fascine, en particulier celle exercée par les Tsotsis (gangsters noirs). La nouvelle est le genre préféré: sa concision permet de bien restituer la difficulté de la vie au bidonville, la cruauté, mais aussi la chaleur des moeurs: la haine tient chaud au ventre. Le roman donne parfois lieu à de remarquables prouesses stylistiques, ainsi dans Chocolates for my Wife (1961) de Todd Matshikiza, récit secoué par les rythmes syncopés du jazz. Nous sommes bien loin des pudeurs victoriennes de la mission; c'est toute la culture du ghetto qui nous est maintenant restituée. Des préoccupations politiques se font jour. Avec A Wreath for Udomo (1956), Peter Abrahams nous propose un roman politique remarquable, ainsi qu'une interrogation très lucide sur des lendemains qui ne chantent pas. Alex La Guma représente le type même de l'écrivain engagé. Ses activités de militant communiste de l'African National Congress lui ont permis d'acquérir une connaissance précise des petites gens du Cap et de leurs grandes causes. Ses textes sont découpés en séquences brèves qui sont associées à la façon d'un montage cinématographique. C'est en accumulant les détails réalistes ou pittoresques qu'il réussit à insuffler à ses pages un lyrisme frémissant. Écrivain de la fidélité, il est l'homme du «Nous». Peintre de la prison (The Stone Country, 1967), il peut aussi décrire la vie haletante et angoissée du militant, l'accès à la prise de conscience politique, la hantise de la torture (In the Fog of the Season's End, 1972), ainsi que la misère des paysans entassés dans leurs réserves (Time of the Butcherbird, 1979). En dépit de la violence de toutes ces situations, l'espoir fleurit encore. Il n'est pas rare, dans cette production des années soixante, de voir l'homme de couleur tendre sa main au Blanc. Mais à Sharpeville, le 21 mars 1960, quelque chose s'est brisé irrémédiablement. Ce jour-là, la police tire sur un cortège de manifestants non violents qui refusaient de porter en permanence leur laissez-passer.

 

De Sharpeville à Soweto (1976): l'essor poétique

 

Il est vrai que, pendant fort longtemps, les leaders noirs avaient fondé leurs espoirs sur l'aide qui leur était proposée par les libéraux blancs. Mais ces derniers voient leur influence se rétrécir à la façon d'une peau de chagrin devant la montée du nationalisme afrikaner et l'implantation définitive de l'apartheid. La communauté noire durcit ses prises de position et se radicalise: c'est le sens d'un mouvement comme le Black Consciousness, la conscience noire, et des émeutes de Soweto en 1976. On n'accorde plus la moindre confiance au Blanc, on se détourne de lui. Ainsi que l'a déclaré André Brink en 1982 (interview par C.P. Dulac), «les jeunes Noirs refusent désormais toute conciliation. Après avoir vécu la libération du Mozambique, de l'Angola, du Zimbabwe, la libération naissante de la Namibie, ils ne veulent plus attendre». La littérature reflète cette transformation progressive des mentalités. Les voix se font de plus en plus individuelles; la poésie devient le genre dominant; elle est souvent d'une très grande qualité. Le poète, s'il ne craint plus d'affirmer sa haine du Blanc, n'en déplore pas moins l'avilissement, la dévirilisation de l'homme noir. C'est ce que l'on retrouve dans Tsetlo (1974) de Mongane Wally Serote. Dennis Brutus, quant à lui, dénonce ce vaste lieu de surveillance qu'est devenue l'Afrique du Sud, ainsi dans Sirens, Knuckles and Boots (1963).On retrouvera un thème assez similaire dans The Ballad of the Cells (1965) de Cosmo Pieterse. L'écrivain ne peut plus supporter l'enfermement perpétuel dans lequel il se retrouve plongé. Dans Dead Roots (1973), Arthur Nortje nous dit la peine de l'homme de couleur, ses déchirures intérieures, son introspection douloureuse, le désarroi moral de l'exilé. Il suffit de lire l'anthologie publiée en 1974 par Barry Feinberg (Poets to the People) pour découvrir avec quelle intensité les poètes de cette génération se sentent solidaires de leurs frères, auxquels ils s'identifient, et de leurs souffrances, qu'ils partagent. Dans Sounds of a Cowhide Drum (1972), Oswald Mtshali ne veut plus entendre la voix trompeuse du chrétien blanc. L'homme de couleur redresse la tête, il tente de s'arracher à l'humiliation de la ségrégation et de remembrer un passé fracturé. Il ne veut plus dépendre. On comprend alors pourquoi-contrairement à ce qui se passait dans les années soixante - nous assistons à la montée d'une nouvelle négritude. À cet égard, l'oeuvre de Mazisi Kunene (Emperor Chaka the Great, 1979; Anthem of the Decades, 1981) revêt une importance considérable. En s'adossant à un passé prestigieux, en suivant la voie indiquée par Thomas Mofolo, en puisant dans la tradition orale, en célébrant le nationalisme montant, l'épopée connaît ainsi un extraordinaire renouveau littéraire.

Le roman du bidonville, quant à lui, poursuit sa carrière, non sans un certain essoufflement (Modikwe Dikobe, The Marabi Dance, 1973). En fait, de nouvelles questions assaillent les romanciers. Que peut faire une employée de bureau lorsqu'elle accède à la petite bourgeoisie; Parviendra-t-elle à conserver son intégrité morale; C'est le thème de Muriel at the Metropolitan (1979) de Muriel Tlali. Dans The Root is One (1979), Sipho Sepamla, à qui l'on doit également un recueil de poèmes sur Soweto, nous brosse le portrait d'un traître. La survie demeure le sujet obsédant des nouvelles de Mtutuzeli Matshoba (Call me not a Man, 1979). Un Africain peut-il rester un homme, au sens plein du terme, dans une société qui repose sur le racisme; L'histoire du théâtre doit beaucoup à l'oeuvre considérable de Athol Fugard (Boesman and Lena, 1969; Tsotsi, 1980): il a été l'instigateur de nombreuses créations collectives avec des acteurs noirs. Une salle comme le Market Theatre à Johannesburg devient un laboratoire d'expérimentations multiples, fortement politisées, qui étendent leurs ramifications en direction des faubourgs noirs. En alliant textes, musiques, danses ou marionnettes, de nombreuses troupes menées par des auteurs-metteurs en scène fort talentueux (Gibson Kente, Too Late, 1981; Malcolm Purkey, Sophiatown, 1988) renouvellent des genres populaires qui puisent aussi dans une tradition orale (Credo Mutwa, uNosile mela, 1981). Au même instant, d'autres formes d'art (graffiti, peintures murales de quartier, jazz, photo, gravure, etc.) sont en plein épanouissement. Au Natal, un retour aux chants de louanges (Alfred Qabula, Mamba Black Rising, 1986) permet à des ouvriers de célébrer sur un ton épique la montée des luttes syndicales.

 

La critique littéraire noire

 

La littérature noire a sans doute longtemps souffert de la faiblesse, voire de l'absence d'un regard critique. Les articles de A.C. Jordan, parus dans Africa South à partir de 1950 et regroupés dans un ouvrage publié à Berkeley en 1973 (Towards an African Literature, the Emergence of Literary Form in Xhosa), constituent une étape importante. L'étude érudite des sources orales où tant d'écrivains viennent puiser se poursuit avec la parution, en 1971, de The Heroic Poetry of the Basotho de Daniel Kunene. Lewis Nkosi a rendu de grands services à ses confrères sud-africainsnoirs en les mettant en garde contre un certain populisme, ainsi dans Home and Exile (1965), puis dans Tasks and Masks (1981), où il nous offre également un panorama des littératures noires. Un excellent conteur comme Njabulo Ndebele (Fools and other Stories, 1983) procède de même. Cosmo Pieterse multiplie les anthologies. À travers un ouvrage remarquable publié en collaboration avec Dennis Duerden, African Writers Talking (1972), il embrasse sous un même regard l'ensemble des littératures africaines anglophones. Cette critique manifeste une grande curiosité envers tout ce qui se passe à l'extérieur du ghetto sud-africain. On peut aussi constater que les plus lucides de ces écrivains sont en même temps des analystes pertinents. À l'occasion, la critique noire d'Afrique australe manifeste un intérêt très vif pour les écrivains blancs de ce pays. Un livre comme The African Image (1962 et 1974) de Ezekiel Mphahlele demeure riche d'enseignements. À partir de 1978, un périodique comme Staffrider va jouer un rôle assez semblable à celui de Drum, en accueillant les nouvelles formes d'expression de la littérature noire.

 

Les littératures blanches

 

Les débuts: Olive Schreiner

 

Olive Schreiner fait figure de précurseur, voire de fondateur: c'est au travers de son oeuvre que la littérature blanche anglophone acquiert son autonomie. Sa célébrité lui permet d'affirmer son originalité. Elle a toujours fait preuve d'une indépendance farouche. The Story of an African Farm (1883) se déroule dans une ferme déserte du Karoo. Il s'agit moins d'un roman sur l'amour et la mort que d'une lutte menée par des êtres qui tentent de dépasser leurs propres limites, dans un environnement âpre et hostile. Olive Schreiner mérite aussi d'être connue pour son oeuvre de pamphlétaire. Elle prend fait et cause pour les faibles et les opprimés, qu'il s'agisse des femmes, des Boers ou des gens de couleur. C'est ainsi qu'elle écrit, en 1897, Trooper Peter Halket, dénonciation impitoyable du génocide perpétré par Cecil Rhodes lors de l'annexion du Mashonaland. Dans Closer Union (1909), elle lance à sa société un avertissement solennel: jamais le Blanc ne pourra faire oeuvre de progrès tant qu'il traitera le Noir «non pas comme un homme, mais comme un outil». Et c'est dans Thoughts on South Africa, publié après sa mort, en 1923, qu'elle s'interroge sur le rôle du Blanc sur cette terre d'Afrique: qu'attend-il au juste de cette situation coloniale;

Maître et serviteur

Beaucoup d'écrivains vont lui emboîter le pas. Souvent, les romanciers blancs s'attardent sur une enfance ou une adolescence passée à la ferme. Le récit se centre sur ces moments privilégiés de la vie, lorsque l'insertion sociale n'est pas achevée, lorsque la personne demeure capable de découverte, puisqu'elle n'est pas encore figée dans le personnage de l'adulte. L'endoctrinement n'a pas encore produit tous ses effets, de sorte que le champ reste libre pour des amitiés interraciales, en des jeux interdits par le monde austère des aînés. Ce thème a toujours fasciné les littératures coloniales, comme si le Blanc, par le truchement de l'enfance, pensait pouvoir refaire le monde et effacer la «situation». On peut songer ici à la série romanesque des Children of Violence de Doris Lessing, écrivain de Rhodésie, et plus particulièrement à son Martha Quest (1965). Dans la même veine, on citera In a Province (1934) de Laurens Van der Post, récit poignant des illusions perdues. On sent chez nombre d'écrivains sud-africains un attachement viscéral à la terre, qui va se manifester par une poésie des lieux, un chant des paysages. Chaque romancier définit un espace géographique très particulier qui devient indissociable de son univers romanesque. Pauline Smith demeurera le poète du Karoo, au même titre que Schreiner (The Little Karoo, 1925). Les romans de Sarah Gertrude Millin célèbrent les beautés du Cap, les récits de Alan Paton ont pour cadre le Natal, ceux de Nadine Gordimer le Transvaal. Quant à Herman Charles Bosman, ses contes, empreints d'une rouerie toute paysanne, se situent immanquablement dans son Groot Marico (Mafeking Road, 1947). L'Afrique du Sud, si profondément industrialisée, vit encore dans un rêve nostalgique de cette époque bénie où la terre appartenait aux pionniers audacieux, où tous les espoirs étaient permis, en une sorte de paradis perdu, du temps où les crassiers n'encombraient pas l'horizon. C'était avant le Trekking, avant l'arrivée du libéralisme importé d'Europe. On peut constater, à la lecture de The Paradise People   (1962) de David Lytton, que sa tentative de reconstitution de l'univers traditionnel de l'Afrikaner est quelque peu idéalisée. Cela se comprend très bien si l'on songe à l'ancienneté de cette colonie de peuplement: c'est en avril 1652 que Jan Van Riebeeck installe au Cap le premier bastion blanc.

Mais ce genre de rêveries ne peut pas durer très longtemps. En accédant à l'âge d'homme, le héros se heurte à la brutalité des rapports sociaux, puisque, sur cette terre située à l'autre bout du continent, on assiste à d'étranges recoupements entre races et classes sociales. La situation change, elle se referme comme un piège dont on ne peut plus s'extraire. Et l'écrivain se lamente sur le calvaire des communications avortées, sur ses rêves piétinés par la réalité, sur l'appauvrissement de ses rapports avec les autres communautés. Dans The Trap (1955) de Dan Jacobson, le maître écrase le serviteur de toute sa cruauté sadique. On retrouve cette relation empoisonnée dans les nouvelles de Nadine Gordimer (A World of Strangers     , 1958). Un roman de Doris Lessing comme The Grass is Singing (1950) est centré sur une relation névrotique entre une maîtresse blanche et son boy noir. On trouve également dans ce roman un fantasme qui hante le Blanc   : la terreur du sang mêlé. Tout l'oeuvre de Sarah Gertrude Millin, de The Dark River     (1919) à King of the Bastards (1950), est traversé par ce thème. Le métissage est perçu comme une dégénérescence morale et comme une déchéance sociale. Pieter, le héros de Paton dans Too Late the Phalarope (1953), est dévoré par sa culpabilité: ce policier afrikaner a des rapports charnels avec une femme de couleur. Il n'est pas rare de voir ces itinéraires romanesques se terminer par des visions de cauchemar, des scènes de cannibalisme au cours desquelles le Noir dévore le Blanc, et plus spécialement la Blanche. Ainsi Mary, l'héroïne de The Grass is Singing  , est-elle assassinée par son boy et engloutie par la brousse.

 

La contestation et son renouvellement

 

Dès 1964, dans son premier roman, The Ambassador  , André Brink formule une question qui ne cessera de le hanter, et qui jaillit tout droit de sa culture afrikaner     : «Si seulement on pouvait se débarrasser de ce concept de péché pour pouvoir vivre librement, vivre à fond... mais Meum Peccatum contra me est semper.» Il n'y parviendra pas, et une culpabilité écrasante traverse son oeuvre, de A Chain of Voices  (1982) à Looking on Darkness    (1974). Ces romans, en dépit de leur qualité inégale, ont connu un vif succès, au pays comme à l'étranger, ce qui a permis à leur auteur de réveiller bien des consciences. Breyten Breytenbach, également de culture afrikaner, procède autrementpuisqu'il va jusqu'à identifier sa cause à celle des Noirs, ce qui lui vaudra sept ans de prison (The True Confession of an Albino Terrorist, 1984). Auteur qui joue beaucoup de son art de la provocation, fasciné par Goya et Rimbaud, Breytenbach, qui est également un grand poète, déploie d'une oeuvre à l'autre une écriture hallucinante et toute frémissante d'émotions fortes, voire morbides (A Season in Paradise     , 1980; End Papers, 1985). J.M.   Coetzee (également afrikaner), quant à lui, se lance dans d'inépuisables métaphores qui disent les malheurs de ce pays. Contrairement à Brink, qui a la symbolique pesante, Coetzee procède par allusions, en créant des situations romanesques qui pourraient se dérouler en Afrique du Sud tout autant qu'ailleurs, partout où les droits de l'homme et sa dignité sont foulés aux pieds par des dictateurs impénétrables et glacés, de Desklands (1974) à Waiting for the Barbarians (1981). Coetzee est l'homme de la concision, de l'émotion contrôlée   ; rompu à toutes les roueries universitaires de l'écriture, fasciné par Kafka auquel il doit beaucoup, il ne fait pas de doute qu'il est un écrivain de premier plan qui mériterait d'être plus connu. Son dernier roman, Age of Iron (1990), dépasse les prouesses stylistiques avortées de Foe (1996): le ton se fait plus limpide, plus direct dans ce récit d'une vieille dame sud-africaine qui se meurt du cancer qui la ronge, tandis que monte la violence noire. La représentation de la «situation», au moment précis où elle est en voie de disparition, gagne en transparence. On peut dire qu'avec ces trois romanciers on assiste à une sorte d'invasion de la littérature anglophone par des Afrikaners qui viennent chercher ici un autre accueil linguistique. Nous sommes très loin, maintenant, des provocations juvéniles d'un William Plomer dans son Turbott Wolfe, en 1925 (Turbott voit ses amours interraciales bénies par un pasteur compatissant), ou des railleries acerbes de Roy Campbell (The Wayzgoose, a South African Satire, 1928). Cette veine satirique, ce sens du grotesque qui étaient pourtant présents dans l'oeuvre d'Anthony Delius (The Last Division, 1959) n'ont finalement pas connu une grande fortune littéraire, contrairement à ce qui a pu se passer ou se passe dans une Europe de l'Est qui a également subi la dictature d'une minorité. C'est que l'apartheid a rendu la vie quotidienne si étouffante et si angoissante qu'on ne peut plus s'en extirper par le rire du bouffon: l'allégorie sied mieux à une vision qui demeure tragique.

 

La critique littéraire

 

Les écrivains participent souvent aux activités de la critique, ainsi W. Plomer et N. Gordimer. L'intérêt manifesté à l'égard des littératures noires est allé croissant: l'anthologie publiée par le poète Guy Butler en 1959 ne comprenait pas le moindre auteur noir. Celle composée en 1968 par J.    Cope et Uys Krige leur accorde une large place. Il existe actuellement une critique universitaire d'un haut niveau. Ainsi la Préface rédigée par Jean Marquard pour son anthologie A Century of South African Short Stories, publiée à Johannesburg en 1978. On étudie les langues et les littératures africaines. Les périodiques ont toujours joué un rôle considérable dans l'animation de la vie littéraire. Citons, pour mémoire et dans le camp blanc: South African Opinion et Trek; dans le camp noir, outre Drum, Zonk, Contrast et Classic.

 

Bilan général

 

Tout au long de cette étude, le lecteur a pu constater à quel point ces littératures sont marquées par un environnement qui force les écrivains à s'engager, à se situer, quelle que soit la couleur de leur peau: l'apartheid a politisé ces productions en profondeur. Par ailleurs, ce système inique a exercé unepression si forte sur les écritures que dans certains cas il les a écrasées, et comme aplaties sous son fardeau. Il en résulte des récits qui se veulent fidèles, mais qui ne réussissent qu'à reproduire servilement la réalité, quitte à s'y enliser, ce qui n'est certainement pas fait, comme l'a observé N. Ndebele, pour élever le niveau de conscience politique des masses. Cela pourrait s'appliquer à nombre d'écrivains africains (M. Tlali, L. Ngcobo...) et à quelques écrivains blancs. Dans d'autres cas, cette pression s'est exercée en sens inverse, provoquant une prise de distance à l'égard de ces mêmes réalités, qui se retrouvent alors sublimées ou métaphorisées (B. Breytenbach, J.M. Coetzee). D'un côté, on va jusqu'à affirmer qu'en la circonstance l'esthétique est un luxe superflu dont on n'a que faire (M. Mutloatse, P. Gwala), tandis que de l'autre les préoccupations de ce type demeurent au premier plan. On retrouve, dans ces façons opposées de traiter le réel, des différences qui sont aussi celles qui séparent les écrivains: si les Blancs ont pu pâtir de la censure, leur situation n'est en rien comparable à celle de leurs confrères qui ont connu une véritable persécution. Ainsi ces écarts dans les systèmes de représentations correspondent-ils à des différences majeures dans les situations concrètes.

Le mois de juin 1991 a marqué la fin officielle de l'apartheid et la poursuite d'une longue négociation entre les deux camps: il est plus aisé d'effacer un texte de loi que de transformer des mentalités. En ce qui concerne ces littératures, comme l'a remarqué M. Kunene, la fin de l'apartheid va sonner le glas de toute une production ancrée dans sa dénonciation: elle va perdre son support essentiel, se retrouver vidée du sang qui la nourrissait. Et le public comme la critique qui n'a pas toujours su garder la distance requise devront réviser leurs images de ce pays.

Nul ne peut dire ce que réserve l'avenir. Mais, comme nous l'avons vu, les ressources existant dans des domaines aussi divers que la poésie, l'épopée, la roman ou le théâtre sont telles que l'on peut s'attendre à une renaissance, à une floraison de nouveaux talents, à davantage de richesses.

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Pensée

 

La littérature victorienne, conditionnée par le climat de l'époque, reçoit son empreinte profonde des forces intellectuelles nouvelles. La prose domine, propice à l'exposé des problèmes religieux et des controverses que pose la pensée scientifique face à l'idéalisme. Mill (1806-1873) représente, en l'assouplissant, l'utilitarisme; Darwin (1809-1882) l'évolutionnisme dont l'influence est la plus féconde du siècle. La géologie nie que la création du monde date de quatre mille ans. Herbert Spencer (1820-1903) édifie une histoire génétique de l'univers, ambitieuse mais moins efficace que l'oeuvre de cet admirable décanteur d'idées qu'est Thomas Henry Huxley (1825-1895), biologiste, théologien, pédagogue. L'histoire garde des liens avec le romantisme de Walter Scott, mais s'oriente vers l'interprétation sociale et économique avec Thomas Babington Macaulay (1800-1859) et philosophique aussi avec Henry Thomas Buckle (1821-1862), disciple de Comte. La critique, appliquée à la société, la pensée religieuse, la littérature trouvent en Matthew Arnold (1822-1888) un esprit nourri de classicisme et élargi par le cosmopolitisme, l'influence de Goethe et de Sainte-Beuve. Thomas Carlyle (1795-1881), correspondant de Goethe, se fait le propagateur d'un germanisme qui imprègne sa doctrine du héros et son style, riche de fulgurations prophétiques et d'effets à la Rembrandt. En contraste complet, Newman (1801-1890) représente, par les voies de la logique et d'une intuition toute bergsonienne, une dialectique subtile, personnelle dans son admirable autobiographie Apologia pro vita sua (1869), générale dans son Essay on the Development of Christian Doctrine: 1845, date de sa conversion au catholicisme, donc de la victoire du mouvement d'Oxford. Ruskin (1819-1900) prépare le triomphe de l'esthétisme par sa défense de Turner et des préraphaélites et son propre style somptueux, mais sa philosophie de l'art est plus gênée qu'enrichie par son généreux prophétisme social moralisant.

Roman

Le roman victorien, patronné par la bourgeoisie, doit sa variété, sa vitalité et son originalité aux forces vives des artisans consciencieux et des génies qui lui assurent un triomphe autochtone incontestable mais non pas international. Le conformisme et l'isolationnisme retardent longtemps le plein épanouissement des méthodes réalistes pratiquées sur le continent. Dickens (1812-1870), réformateur efficace des tares sociales, frère des humbles, crée par son imagination et son humour des personnages qui ont le relief d'un Falstaff ou d'un Hamlet: il est le génie le plus national que l'Angleterre ait produit avec Shakespeare. Autour de lui gravitent quantité de talents qui exploitent le «roman social» pour dénoncer l'industrialisme et le machinisme: Benjamin Disraeli (1804-1881), observateur des «deux nations», surtout de l'aristocratie en raison de ses fonctions de ministre; Charles Kingsley (1819-1875), fondateur de la «Muscular Christianity», doctrine d'action issue de Carlyle; Mrs.Gaskell (1810-1865), qui a pris avec la grande misère des villes un contact direct encore qu'insuffisant quant aux conditions économiques. Charlotte Brontë (1816-1855) a sa place ici par Shirley (1849), mais Jane Eyre (1847), autobiographie transposée, par sa passion maîtrisée transcende son époque. Sa soeur Emily (1818-1848) porte à son point d'incandescence les élans mystiques d'un amour dont la mort est l'assouvissement fatal; Les Hauts de Hurlevent (Wuthering Heights, 1847), malgré ses attaches avec le romantisme, est une très grande oeuvre intemporelle. Thackeray (1811-1863) met en pratique un réalisme rival de celui de Dickens, mais visant un autre objectif: la dissection swiftienne du snobisme dans une société dont il accepte la structure, ce que nous offre son chef-d'oeuvre Vanity Fair (1847-1848). Bien qu'il se réclame de la franchise de Fielding, il ne réussit pas à l'incorporer dans Pendennis, qui aurait pu être un vrai Bildungsroman. Le réalisme, prenant conscience de lui-même, favorise les interventions directes, les professions de foi chez Thackeray, Anthony Trollope, George Eliot et George Meredith. Anthony Trollope (1815-1882) est un romancier régionaliste et un peintre du clergé, admirable artisan et artiste dont la cote a grandi depuis la dernière guerre. George Eliot (Mary Anne Evans, 1819-1880) domine tout le roman victorien par son génie philosophique et les exigences de son réalisme psychologique au bénéfice des humbles; pour elle, le roman est «élargissement de nos sympathies humaines», idéal pleinement accompli dans ses chefs-d'oeuvre: Adam Bede (1859), Le Moulin sur la Floss (The Mill on the Floss, 1860) et Middlemarch (1871-1872), ce dernier considéré par certains critiques comme le plus grand des romans anglais.

Au fil du siècle, le roman en reflète fidèlement les tendances; le victorianisme, dans ses institutions religieuses et familiales, est attaqué de front par Butler dans son grand roman «séminal», Ainsi va toute chair (The Way of All Flesh, 1903), et dans son culte du machinisme par le biais du roman d'anticipation, précurseur de la science-fiction, Erewhon (1872). Le socialisme communisant nous offre l'antithèse: le roman rétrospectif moyenâgeux de William Morris, Nouvelles de nulle part (News from Nowhere, 1891). L'exotisme est une inspiration centrale chez Stevenson; exploité par l'art du génial conteur qu'est Kipling, il se met au service de l'impérialisme. C'est une très riche variété d'exotisme, mais dans le temps, que réalise le grand critique et esthète, disciple de Platon et de Hegel, Walter Pater, avec Marius the Epicurean (1885, 1892). George Gissing fait violence à ses goûts d'érudit et applique un réalisme relativement audacieux aux questions sociales, au féminisme dans Femmes en trop (The Odd Women, 1893), annonçant l'ère des «suffragettes». La poésie et la philosophie, dans l'inspiration et dans la technique, imprègnent les oeuvres romantiques de Meredith (1828-1909), y compris leur sommet, The Egoist (1879), et celles de Thomas Hardy (1840-1928) qui donne à ses évocations régionalistes des dimensions épiques, ainsi dans Tess d'Urberville (Tess of the D'Urbervilles, 1891).

 

Poésie

 

La poésie, dans la littérature victorienne, a autant de densité et de variété que la prose. Matthew Arnold reprend à son compte la formule de Carlyle: «Ferme ton Byron et ouvre ton Goethe», mais il oublie ses attaques contre l'ignorance des romantiques et, comme tous ses contemporains, puise chez eux la sève nourricière de ses oeuvres les meilleures; il vénère Wordsworth, comme Browning Shelley, comme Tennyson et Rossetti Keats. Mais chez tous les victoriens s'insinue l'«élément moderne» qu'est le levain du réalisme: l'intensité et le pittoresque y gagnent, témoins les poèmes en dialecte de Tennyson, L'Anneau et le livre (The Ring and the Book, 1868-1869) de R.Browning et les pastorales de A.H. Clough (1819-1861) et de Matthew Arnold, son ami, et tout particulièrement les compositions picturales et poétiques des préraphaélites. Rossetti, dans ses sonnets de La Maison de vie (The House of Life, 1881), Morris, dans les récits épiques moyenâgeux du Paradis terrestre (The Earthly Paradise, 1868) et ses sagas islandaises; Meredith, dans la série de pseudo-sonnets Modern Love (1862), et Thomas Hardy, dans tous ses poèmes lyriques, accentuent le réalisme jusqu'à la névrose; sincère chez eux, et chez Swinburne (1837-1909), imprégné qu'il est d'authentique sadisme, elle devient procédé chez les décadents de la fin du siècle, tels J.A. Symonds (1840-1893) et Wilde (1854-1900). Un souci d'objectivité, correctif du romantisme confessionnel, restreint au minimum les «cris du coeur». Browning rivalise presque avec Shakespeare comme «amateur d'âmes», mais ses explorations psychologiques se font par procuration, par l'emploi du «monologue dramatique», invention originale encore que trop intellectuelle pour aboutir à la pleine création théâtrale, et ce sera la grave carence de la littérature victorienne. La philosophie infuse dans The Prelude, Endymion et Prometheus Unbound devient élément didactique très conscient, sous la forme d'idées, dénuées de toute frange poétique, témoins qu'elles sont du monde extérieur et des conflits qui l'agitent, par exemple le concept d'évolution, vague et hésitant chez Tennyson, «Lucrèce moderne» selon Huxley, mais non évolutionnisme scientifique, un peu plus précis chez Browning quand il déclare: «L'Homme n'est pas encore Homme», mais pleinement assimilé par le «méliorisme évolutionniste», formule que Hardy substitue au mot «pessimisme». Or, des controverses religieuses de l'exégèse allemande, de la maladie du doute, est né un pessimisme qui est nostalgie de la foi perdue avec Arnold (Dover Beach, 1867) et vision dantesque d'un athéisme total avec James Thomson (The City of Dreadful Night, 1874). Le courant de mysticisme catholique en reste indemne, dans le cas de Coventry Patmore, chantre serein de l'amour conjugal, mais non pas chez Francis Thompson torturé par l'angoisse et la misère physique. Les inquiétudes politiques et sociales profondément ressenties apportent aux poètes des occasions d'élans généreux; c'est ainsi que, dans Chants avant l'aube (Songs before Sunrise, 1871), Swinburne réussit une magnifique transposition de l'essai de Mill, On Liberty. Tandis que Tennyson retrouve dans un Moyen Âge légendaire (Les Idylles du roi) le modèle d'une société régie par l'idéal chevaleresque et courtois. En littérature comme en architecture fleurit le courant néo-gothique. L'analyse détaillée des divers tempéraments individuels ne ferait que renforcer l'impression d'ensemble que la poésie victorienne est animée par un large pouvoir créateur qui se traduit par l'abondance, par la pratique de formes variées et par des recherches musicales qui vont de la pure mélodie tennysonienne aux vastes orchestrations polyphoniques de Swinburne, aux rythmes populaires de R.Kipling et, risquons le mot, jusqu'aux effets de jazz qu'annonce le baroque de Browning.

Terminons ce survol d'un âge littéraire que Louis Cazamian considère, «entre tous ceux de l'Angleterre, comme le plus fort et le plus grand», par le rappel que le grand sérieux victorien compose une belle médaille dont il ne faut pas négliger le revers, la sévérité de la conscience morale farouchement opposée au plaisir, qui fige comportements et sentiments en des attitudes rigides dont seuls le comique, intellectualisé chez Meredith, et l'humour, fantastique de l'absurde chez Lewis Carroll et Edward Lear, viennent soulager la tension.

Les littératures

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Sous le signe de la religion et de l'étranger

 

Les origines de la littérature suédoise sont obscures et modestes. Avant le XIIe siècle, la Suède ne livre guère que des inscriptions runiques réparties sur tout le territoire et dont les plus anciennes pourraient remonter au IVe siècle de notre ère. Le plus souvent commémoratives (d'un mort illustre ou de quelque bienfait) et brèves, elles seraient d'une navrante monotonie -n'étaient le sens magique de beaucoup d'entre elles et, parfois, le mètre poétique de certains textes, hautement élaboré malgré son archaïsme.

La Suède n'ayant été christianisée que vers 1100, c'est seulement à partir de cette date qu'elle apprend à écrire, sous la férule de l'Église. Sa littérature naît dans les monastères, en latin, à l'école des clercs et sous une influence française, puis allemande, enfin danoise, puisque le pays ne se libérera de la tutelle du Danemark qu'en 1523.

De cette époque on ne retient que certains textes de lois provinciales et coutumières (Vestrogothie et Gotland surtout), consignés au début du XIIIe siècle au plus tôt, dont l'intérêt est avant tout de restituer une fort ancienne tradition orale, visible dans les formulations archaïques allitérées, au rythme poétique proche de celui des texte eddiques; et des adaptations de textes chevaleresques français et allemands, dont Le Chevalier au lion de Chrétien de Troyes: Les Chansons d'Euphémie (début du XIVe siècle). la Chronique d'Éric, qui versifie l'histoire de Suède de 1220 à 1320, constitue un bon document historique.

La tendance profonde au mysticisme, alliée à un réalisme dru, débute avec éclat, au XIVe siècle, par les oeuvres de Petrus de Dacie et surtout de sainte Brigitte (1303-1373), fondatrice de l'ordre des Brigittins et mystique ardente qui consigna en suédois puis fit traduire en latin ses Révélations où les sombres visions apocalyptiques et les méditations d'une haute spiritualité alternent avec un souci du détail concret et un pittoresque d'une prenante fraîcheur. Dogmatique intransigeante, elle orchestre, dès le début, le thème du radicalisme suédois.

Il faut en outre faire une place à part, ici comme dans les autres pays scandinaves, aux chants populaires ou folkvisor, d'âge et d'origine incertains, qui brodent sur tous les sujets possibles en vers (knittel) simples, souvent naïfs, ponctués par un refrain. Le style en est plus évolué qu'il n'y paraît, et les sources sont d'une infinie diversité.

Avec l'avènement de Gustave Vasa (1523) et le passage au protestantisme (1527), l'influence allemande s'accentue. Surtout, la proscription du catholicisme livre un temps la Suède à elle-même, la contraignant de se créer une littérature en langue vernaculaire. Le rôle des traductions officielles de la Bible (Nouveau Testament en 1526, Bible intégrale, dite Bible de Gustave Vasa, en 1541) sera déterminant pour la fixation d'une langue qui allie déjà la netteté et la simplicité à un penchant pour une solennité un peu raide. Ces traductions sont dues avant tout à Olaüs Petri (1493?-1552), esprit ouvert et libre, qui connut la disgrâce pour avoir écrit une chronique trop franche du règne de Gustave Vasa.

Plus curieuses, parce que promises à une longue postérité, sont les oeuvres, d'un patriotisme ardent mis au service d'une immense culture volontiers enrichie par une impénitente imagination, des deux frères Johannes et Olaüs Magnus (1488-1544 et 1490-1557): le premier, avec son Historia de omnibus Gothorum Suenonumque regibus (1557), faisait remonter l'histoire de la Suède à Gog et Magog! Avec l'Historia de gentibus septentrionalibus (1555) du second, c'est le «goticisme» qui se trouvait ainsi lancé: il sera promis à une belle fortune. Mais ces ouvrages contiennent quantité de renseignements intéressants; ils vérifient la puissance de l'instinct visionnaire et assoient solidement l'humanisme suédois.

 

Le «temps de la grandeur»

 

C'est plutôt d'un point de vue historique qu'il faut entendre la dénomination par laquelle les Suédois désignent leur XVIIe siècle: Storhetstid, «ère de la grandeur». Devenue grande puissance, il reste à la Suède à se doter d'une littérature nationale digne de son rang, par un effort conscient qui nous vaudra l'étourdissante Atlantica sive Manhem (1679) d'Olof Rudbeck (1630-1702), où il ne s'agissait de rien de moins que de démontrer que la Suède était l'Atlantide de Platon, sinon l'Éden de la Bible, et par une imitation appliquée de la France, encouragée par les souverains, Christine surtout qui fit venir Descartes à Stockholm.

Les résultats sont assez décevants sur le plan littéraire, mais la langue suédoise y gagna un enrichissement et une souplesse qui la rendront apte bientôt à traduire les plus hautes inspirations. On peut évoquer les noms de Lars Wivallius (1605-1669), poète dont la Complainte sur ce printemps sec et froid (1641) ne manque pas de charme, de Lars Johansson Lucidor (1638-1674), qui préfigure Bellman par ses chansons à boire, et surtout de Georg Stiernhielm (1598-1672), poète énergique au réalisme savoureux que l'on a à bon droit appelé le père de la poésie suédoise, en particulier à cause de son poème didactique et allégorique en hexamètres, Hercule (1658).

 

Le XVIIIe siècle

 

Une période de confusion politique appelée l'ère de la liberté (frihetstiden), puis, après le coup d'État de Gustave III (1772), francophile résolu et despote éclairé à la Voltaire, un temps de classicisme qui voit également un enrichissement très marqué de la nation et une promotion sensible de la bourgeoisie vont favoriser l'éclosion de talents de premier ordre cette fois, tant sur le plan littéraire que dans les sciences (le juriste Lagerbring, Celsius, Linné qui fut aussi un voyageur curieux de tout et habile à dépeindre les paysages nordiques).

Emmanuel Swedenborg (1688-1772), qui publia surtout en latin et hors de Suède, esprit omniscient et inventeur fécond, géologue, ingénieur, biologiste, communique à partir de 1745 le résultat de ses visions et de ses méditations (De cultu et amore Dei, 1745): hanté par le problème des relations entre âme et corps, célibataire obsédé par l'amour conjugal, ce mystique conçoit une hiérarchie qui monte scientifiquement de la nature brute aux sphères éthérées. Nul n'est plus représentatif que lui du génie suédois (Almqvist et Strindberg ne s'y tromperont pas), qui entend allier par un effort de la raison le rêve le plus ailé au réalisme bien tempéré. On connaît son influence sur l'oeuvre de Balzac, en particulier.

Le fait marquant de l'histoire littéraire suédoise en ce siècle est pourtant ailleurs: dans la création d'une prose élégante et souple, que l'on doit à Olof Dalin (1708-1763); celui-ci fonde, sur le modèle du Spectator d'Addison et Steele, l'Argus suédois (premier numéro le 13décembre 1732), où il traite avec finesse et charme tous les sujets à la mode. La veine sera exploitée ensuite par Johan Henrik Kellgren (1751-1797) qui fut l'âme, à la fin du siècle, du journal Stockholmsposten.

Néanmoins, c'est en poésie encore que s'imposent quelques noms: celui de «la bergère du Nord», dont le surnom dit assez les prédilections poétiques, Hedvig Charlotta Nordenflycht (1718-1763), ceux de Gustav Creutz (1731-1785) et de Gustav Gyllenborg (1679-1746) qui comptent quelques réussites, le premier dans le genre lyrique (Atis och Camilla, poème pastoral), le deuxième dans la satire. Ils s'effacent devant Carl Michael Bellman (1740-1795): ses Épîtres de Fredman (1790) et ses Chansons de Fredman (1791), rassemblées et publiées en volume peu avant sa mort, sont demeurées immortelles non seulement par leurs qualités musicales, mais aussi par un fond d'angoisse et un amour de la vie qui donnent à ses créations bouffonnes d'apparence une profondeur inattendue. Anna Maria Lenngren (1754-1817), dont les Essais poétiques publiés en volume après sa mort (1819) avaient d'abord paru sans nom d'auteur dans le Stockholmsposten, représente la bourgeoisie tranquille et heureuse de vivre. Reste Johan Kellgren, déjà nommé, qui fut le poète préféré de GustaveIII et l'interprète fidèle de ses goûts: encyclopédiste et d'esprit voltairien dans Nos Illusions (1780), il sera, sur la fin de sa vie, presque préromantique dans La Création nouvelle ou le Monde de l'imaginaire (1790). GustaveIII essaya aussi de créer un théâtre en suédois, mais il ne parvint pas à le dégager de l'emprise française.

Ce n'est en fait qu'avec les premiers frissons du préromantisme, venus d'Angleterre et d'Allemagne, que se lève vraiment un souffle appelé à susciter de grandes oeuvres: tant il est vrai que quelque affinité intime devait lier le génie suédois et le romantisme. Il y a d'ailleurs déjà dans les poèmes de Frans Michael Franzen (1772-1847) et surtout dans L'Ange de la mort de Johan Olof Wallin (1779-1839) une ouverture et un appel qui annoncent des temps nouveaux.

 

Visages du romantisme

 

Parce que la Suède sort amoindrie des guerres napoléoniennes, que le classicisme y survit plus longtemps qu'ailleurs en Europe, que les centres de la vie intellectuelle se placent dans les villes universitaires de Lund et d'Uppsala et non plus à Stockholm, que le prestige de la France le cède à celui de l'Allemagne, un bouleversement se produit qui entraîne un sursaut de patriotisme et un réveil religieux.

En 1810 se fonde à Uppsala une revue, Phosphoros, organe d'un cénacle littéraire (les «phosphoristes») dont le chef de file est Per Daniel Amadeus Atterbom (1790-1855): outre de remarquables essais, véritables fondements de l'histoire littéraire en Suède sur les visionnaires et poètes suédois (Svenska siare och skalder, (1841-1855), ce poète qui s'inspire de Tieck et de Shakespeare assigne à la poésie lyrique la fonction de découvrir le monde idéal dont notre terre n'offre qu'une grossière et décevante ébauche: L'Île de la félicité (1827). Ce mysticisme trouve une expression plus intense encore dans les oeuvres d'Erik Johan Stagnelius (1793-1823), Les Lys de Saron (1821) et Les Martyrs (1821) influencés par Chateaubriand. Stagnelius tire une subtile jouissance de sa propre incapacité à choisir entre une sensualité tyrannique et une religiosité éthérée; ce déchirement provoque des recherches artistiques d'une grande beauté, mais le dilemme n'est pas résolu.

Le professeur Erik Gustaf Geijer (1783-1847) et le professeur Esaïas Tegnér (1782-1846), qui deviendra évêque, tentent de le résoudre par un retour aux sources historiques. Le premier est le plus illustre fondateur de Götiska Förbundet (1811), l'Union gothique qui voulait revivifier la Suède en lui inculquant les vertus des anciens Gots, d'où le nom de «goticisme» donné au mouvement, où l'on retrouve le souvenir de Johannes Magnus et d'Olof Rudbeck. Historien de qualité, Geijer est grandement responsable du mythe nordique ou du mythe viking que se hâteront d'orchestrer les romantiques français (par le truchement, surtout, de Xavier Marmier), à la fois par le rayonnement de sa personnalité et la mâle énergie de ses plus grands poèmes, comme le célèbre Viking (1811) ou Manhem. De plus, en véritable savant, il contribua à ressusciter le passé en publiant avec Afzelius l'important recueil de Chants populaires suédois des temps anciens (1814-1816). Mais on préfère aujourd'hui la force et l'émouvante simplicité de ses derniers et brefs poèmes hantés par la mort prochaine, comme Pour le jour de l'an 1838. Tegnér, qui évoque Goethe parfois, a doté une inspiration toute romantique d'une expression restée classique. Il reste l'auteur cher à tout Suédois du poème patriotique Svea et surtout de la Saga de Frithiof (1825), imitée d'un modèle islandais ancien, ensemble de poèmes majestueux et harmonieux où un idéalisme plus grec assurément que nordique combat un pessimisme lucide.

C'est en 1980, avec la publication du premier journal libéral suédois, Aftonbladet, que se situe le tournant précis qui va hisser la littérature suédoise au tout premier rang, faisant resurgir un réalisme un instant délaissé pour offrir cet amalgame original qu'illustrent les oeuvres d' Almqvist et de Strindberg.

Carl Jonas Love Almqvist (1793-1866) est le fruit de la lente évolution que l'on vient d'esquisser. Aventurier de haute volée qui mourra exilé et soupçonné de faux sinon de tentative d'empoisonnement, cet écrivain qui fut aussi directeur d'école et pasteur luthérien reste la première et la plus vivante expression de ce que M.Bigeon appela les «révoltés scandinaves», le premier à tenter ce que les Scandinaves nomment la «percée» (genombrott) moderne. Disciple de Rousseau, de Swedenborg et des représentants des grandes tendances du romantisme européen, il aborde dans les seize volumes du Livre de l'églantine (1832-1850) tous les genres possibles, préfigurant les multiples et divers courants du modernisme (on n'osera publier intégralement certains de ses récits qu'en 1960); production inégale et touffue d'où émerge un plaidoyer pour l'amour libre (Ça va, 1839), des poèmes d'un lyrisme chantant (Songes, 1849), un roman ciselé comme un camée, Le Diadème de la reine (1834), dont le personnage principal est un étrange androgyne, des plaidoyers pour le petit peuple miséreux, comme Signification de la pauvreté suédoise (1838). Rousseauiste actif, Almqvist tenta un retour à la nature qui fut un échec personnel et conçut un plan d'éducation populaire étonnamment moderne. Tous les frémissements de l'idéalisme et du mysticisme, tempérés par un réalisme aux vues d'avenir audacieuses, passent dans une oeuvre dont l'unité tient à la fascinante personnalité de l'écrivain.

Auprès de lui, les poètes qui se firent connaître sous le nom collectif de «Signatures» paraissent un peu fades, malgré l'aristocratisme parnassien, curieusement teinté de sollicitude sociale, de Carl Snoïlsky (1841-1903), auteur des Images suédoises, et l'éloquence grave de Viktor Rydberg (1828-1895) qui écrivit le roman Le Dernier Athénien (1859).

La fin du XIXe siècle voit l'entrée de la Suède dans le concert des nations industrielles, avec les bouleversements économiques et les problèmes sociaux qui en résultent. Cependant, la littérature officielle demeure romantique et ignore les préoccupations du monde moderne. Il s'ensuit que chez les personnalités de génie le sentiment d'incompréhension et de solitude est fort, partant, la tendance à la révolte, à l'individualisme anarchique sinon à l'exil, et le repli sur l'aristocratisme nietzschéen promis à un grand retentissement dans le Nord. Par là se trouvent expliquées les oeuvres de Brandes au Danemark, d'Ibsen en Norvège et surtout du plus grand écrivain suédois, August Strindberg (1848-1912) dont toute la vie se sera passée à crier, par la poésie, le roman, la nouvelle et surtout le drame, son angoisse existentielle, son besoin d'amour, sa quête d'absolu, c'est-à-dire, encore et toujours, sa recherche passionnée de lui-même selon tous les registres de l'écriture, du romantisme au symbolisme en passant par le réalisme et le naturalisme selon une alchimie dont lui seul possède la clé. Maître Olof (1872-1876), Le Cabinet rouge (1879), Inferno (1897), Le Chemin de Damas (1898-1904), Le Songe (1901), entre autres, portent la marque du génie universel et sans âge parce que, au-delà de ce qu'elles doivent à leur temps, on perçoit une des personnalités les plus riches, les plus pathétiques et les plus déchirées qui aient jamais été.

Son ombre immense offusque un peu la portée d'oeuvres contemporaines pourtant attachantes, toutes aimantées, malgré la diversité des écoles, par le rêve, la religiosité, la sentimentalité, et toutes tendant, consciemment ou non, à s'exprimer dans une prose poétique que facilite la claire musicalité de la langue suédoise.

Autour de 1890, le lyrisme fleurit avec Verner von Heidenstam (1859-1940), romantique attardé dont le recueil Année de pèlerinages et d'errances (1888) ouvre la voie à Gustaf Fröding (1860-1911), disciple des romantiques anglais, poète maudit qui exhala dans des recueils d'une belle musicalité comme Guitare et accordéon (1891) ou Éclats et lambeaux (1896) son angoisse de ne pouvoir accorder la laideur de la réalité aux blandices du rêve, et à Erik Axel Karlfeldt (1864-1931), qui chanta en vers robustes et d'apparence naïve sa Dalécarlie natale dans Chansons de Fridolin (1898): par là se trouvait mis à l'honneur un régionalisme qui devait constituer une des sources d'inspiration les plus fécondes de la Suède moderne.

Témoin Selma Lagerlöf (1858-1940) dont Le Merveilleux Voyage de Nils Holgersson à travers la Suède (1906-1907), ouvrage de commande qui, sous le couvert d'une affabulation gentiment folklorique, porte toute une philosophie du retour à la nature primitive bonne et secourable, a imposé le nom au monde entier, mais qui fut aussi une romancière attentive à capter les résonances mystiques de la réalité la plus humble de son Värmland dans des romans dont le fleuron reste la Saga de Gösta Berling (1891). Pareillement, on ne fait pas assez droit à l'humanisme réaliste de Hjalmar Söderberg (1869-1941), délicatement exprimé dans La Jeunesse de Martin Birck (1901).

Et il convient de rappeler que le féminisme suédois, lancé avec plus de fougue que d'art par Fredrika Bremer (1801-1865), trouva vers la fin du siècle en Ellen Key (1849-1926) un apôtre convaincu.

 

Les Temps modernes

 

Désormais, la Suède est devenue une grande puissance. Elle souffre pourtant, en littérature, d'un déséquilibre entre tenants de la tradition et adeptes résolus d'un modernisme impénitent.

À ce titre, l'auteur le plus représentatif restera Pär Lagerkvist (1891-1974) qui, d'Angoisse (Ångest, 1916) à Mariamne (1967) en passant par Barabbas (1950) et de nombreux ouvrages romanesques ou dramatiques, ne cesse de réinstruire en termes passionnément ambigus le procès d'une époque qu'il accuse de nier la vie. Le même sentiment tragique de la condition humaine domine l'oeuvre hautaine et racée du poète Vilhelm Ekelund (1880-1940), l'auteur de L'Étoile de la mer (1906), tandis que le grand romancier Hjalmar Bergman (1883-1931), dans Les Mémoires d'un mort (1918), ou Le Clown Jac (1930), voile ses créations angoissées du masque d'un humour souvent grotesque, et qu'Agnes von Krusenstjerna (1894-1940), dans des romans comme Tony (1922-1926), Les Demoiselles von Pahlen (1930-1935), Noblesse pauvre (1936-1938), dira, avant de sombrer dans la folie, l'extase de l'être jeune et pur devant l'amour et la vie, puis l'irrémédiable déchéance qui, par l'amour et la vie mêmes, mène inexorablement à la mort.

Peut-être est-ce la conscience de cette sorte d'impasse qui entraîna vers les années vingt un certain nombre d'écrivains, dits prolétaires, effectivement sortis pour la plupart de milieux ouvriers, à chercher leur inspiration dans leur expérience sociale, le plus souvent sous une forme autobiographique voilée. Ils exploitent, dans un réalisme franc né d'un amour profond de la vie simple, la veine individualiste strindbergienne. Relèvent de cette tendance, entre autres, Arthur Lundkvist (né en 1906), avec Flamme (1928), et Harry Martinson (1904-1978), marin et voyageur à la Paul Morand dans Voyages sans but (1932), romancier du Chemin de Klockrike (1948) et poète qui sut renouveler le vocabulaire pour décrire ses errances. Eyvind Johnson (1900-1976) est un romancier lucide et réfléchi dont la trilogie Krilon (1941-1943), qui défendait au prix d'une allégorie transparente l'humanisme occidental contre le nazisme, et les ouvrages parodiques inspirés de l'Ulysse de Joyce, Voici la nuit (1932) et Heureux Ulysse (1946), comptent parmi les oeuvres marquantes du demi-siècle.

D'autres s'essaient à de courageux bilans, comme Gunnar Ekelöf (1907-1968), poète finement cultivé qui se livre dans Tard sur la terre (1932) et dans des recueils d'inspiration orientale telle La Saga de Fatumeh (1966) à une méditation en profondeur sur la civilisation occidentale, quand ils ne recherchent pas dans l'hermétisme, comme Erik Lindegren (1910-1968), dans L'Homme sans voie (1942), la clé d'une sagesse perdue. Mais désespoir et suicide guettent des engagements comme celui de Stig Dagerman (1923-1954), auteur du Serpent (1945) et de L'Enfant brûlé (1948).

D'autres tendances vont tantôt à la recherche d'une poésie concrète, comme Öyvind Fahlström (1928-1976) dans Oiseaux de Suède (1962), tantôt s'appliquent à une objectivité sereine qui cache en fait des recherches ironiquement subjectives, comme Per-Olof Sundman (né en 1922) qui affirme d'oeuvre en oeuvre une souveraine maîtrise dans l'art de la notation du décalage qui sépare sans recours, semble-t-il, réalité objective, expérience vécue et relation littéraire: Les Chasseurs (1957), L'Expédition (1962). Ou bien, c'est le mystère de l'être ici-bas qui fascine les romans bernanosiens de Birgitta Trotzig (née en 1929) comme dans Les Destitués (1957), tandis que Per-Olof Enquist (né en 1934) cherche à dédoubler la réalité «documentaire» d'une dimension psychosociale dans Le Cinquième Hiver du magnétiseur (1964). Sven Delblanc (né en 1931) revient à la tradition dans d'impeccables récits de goût classique (La Cape du pasteur, 1963), mais sa voix demeure solitaire. Per Odensten (1938), avec Gheel, la ville des fous (1981), respecte ce qui, de tout temps, fut l'essence du génie suédois: son sens du mystère et son application à en approcher les arcanes.

Les lettres suédoises de ces dernières décennies ont d'abord été marquées par une réflexion de caractère politique, dans la ligne de l'engagement social-démocrate vigoureusement défendu par les «prolétaires» de l'avant-guerre. Un Per Wästberg (né en 1933) médite sur la condition des peuples africains et sur le colonialisme (Sur la liste noire, 1960), Sara Lidman (née en 1923), qui avait débuté par un roman-reportage sur les mineurs du Norrland (La Mine, 1968), s'élève, dans Moi et mon fils (1981) contre le racisme et l'apartheid. Jan Myrdal (né en 1927) stigmatise le communisme à la chinoise dans le célèbre Rapport sur un village chinois (1963) avant de s'en prendre aux structures sociales et politiques de son propre pays (Enfance, 1982). Ce dernier point mobilise l'attention des écrivains. Ainsi pour les satires truculentes de P.C. Jersild (né en 1935) dans La Maison de Babel (1973), ou les très intellectuelles méditations philosophiques de Lars Gustafsson (né en 1936), par exemple dans Mort d'un apiculteur (1978), voire les vitupérations du poète Göran Palm (né en 1931) contre la sournoiserie du capitalisme à l'intérieur même de la social-démocratie (Endoctrinement en Suède, 1968). Les voix féministes trouvent leur meilleur porte-parole dans les romans de Kerstin Ekman (née en 1933), notamment dans Une ville de lumière (1983). Mais la nouveauté de ces derniers temps vient d'un retour en force de l'attention à l'écriture (Histoire de Såm, 1977, de Per-Olof Sundman) et surtout d'une sensibilité retrouvée à l'être humain tout nu, avec sa fantaisie irrépressible, contre le nivellement régnant. Les voix de Göran Tunström (né en 1937) dans L'Oratorio de Noël (1983), de Per Gunnar Evander (né en 1933) dans Les Poings noués de Judas Iscariote (1978), de Torgny Lindgren (né en 1938) dans Bethsabée (1984) ou de Carl-Henning Wijmark (né en 1932) -dont La Draisine est un chef-d'oeuvre d'allégorie-, sans parler du fin poète Kjel Espmark (né en 1930; Signes à l'Europe, 1982), que révolte l'indifférence du monde présent pour l'individu vivant, paraissent bien devoir l'emporter sur tant de plaidoyers trop alourdis d'idéologie. De même, l'oeuvre théâtrale et poétique de Lars Noren (né en 1944), trop violente (Le Courage de tuer, 1982) et marquée de morbidité, risque de s'effacer devant la poésie riche de métaphores explosives et d'images concentrées jusqu'au fantastique de Baltiques (1974) de Tomas Tranströmer (né en 1931). Mais un point reste acquis: l'exubérante vitalité d'une littérature à laquelle on ne refusera ni la lucidité ni le courage.

Enfin, on n'oubliera pas que s'exprimèrent en suédois quelques-uns des plus grands noms de la littérature finlandaise, entre autres Johan Ludvig Runeberg, Zacharius Topelius et Edith Södergran.

 

Les littératures

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Les philosophies existentielles, les cataclysmes de l'histoire moderne, le sentiment qu'a l'individu d'être jeté dans un monde incompréhensible et dont la représentation échoue par l'inadéquation du langage, telles sont les sources de la vision du monde profondément pessimiste que Camus appelle l'absurde. Le théâtre des années cinquante et soixante, celui de Beckett, Ionesco, Albee ou Pinter, s'en fait l'écho.

 

 

1. À la recherche d'une définition

 

Semper eadem

 

Il n'est pas étonnant que la «génération de l'absurde» soit la nôtre et que nous nous retrouvions, par la grâce d'un livre de Paul Van den Bosch, des «enfants de l'absurde», baptisés dans les fureurs nazies et les fumées d'Hiroshima; des «enfants du bon Dieu» (Antoine Blondin), des «enfants tristes» (Roger Nimier) avec, sur les lèvres, «un certain sourire» de cynisme désenchanté... En effet, chaque génération nouvelle a le sentiment d'être la plus déshéritée; le mal du siècle, à chaque siècle nouveau, recommence. Claudel découvre la première vague exhalation hamlétique dans l'oeuvre d'Euripide, et Eugène Ionesco associe le théâtre de Samuel Beckett aux lamentations de Job sur son fumier.

Comment s'en étonner, puisque l'absurde se manifeste dans un perpétuel recommencement? AlbertCamus déroule, dans Le Mythe de Sisyphe, la chaîne de nos gestes quotidiens, «lever, tramway, quatre heures de bureau ou d'usine, repas, tramway, quatre heures de travail, repas, sommeil et lundi mardi mercredi jeudi vendredi et samedi sur le même rythme...» Les générations qui défilent dans La Conversation de Claude Mauriac se relaient pour continuter le même bavardage insipide de l'existence. Les têtes de l'hydre repoussent toujours. Toutes les nuits Estragon est battu, tous les soirs il vient attendre Godot en compagnie de Vladimir, «depuis cinquante ans», c'est-à-dire depuis le commencement du monde. L'absence de changement est la caractéristique même de l'absurde.

 

Le sentiment de l'absurde

 

Mais Vladimir et Estragon n'ont pas conscience de l'absurdité de leur existence. Éveillés, ils sont plongés dans le «sommeil stupide» des «plus vils animaux» dont Baudelaire se prenait à jalouser le sort. Vivant dans l'absurde, ils ne vivent pas l'absurde. Meursault, lui, franchit le pas. Caligula l'a déjà franchi au moment où commence la pièce. En effet, comme le souligne Camus dans Le Mythe de Sisyphe, ce qui est absurde, c'est la «confrontation» de l'«irrationnel» du monde et «de ce désir éperdu de clarté dont l'appel résonne au plus profond de l'homme».

Il importe moins, alors, d'explorer l'insondable absurde, que d'énumérer les sentiments qui peuvent comporter de l'absurde: la «nausée» qui nous soulève le coeur devant l'automatisme de nos actes, la «révolte de notre chair» à la pensée de la mort dont, par une étrange inconséquence, nos souhaits d'avenir nous rapprochent, etc. Tout commence par une question qui vient rompre la continuité de la chaîne: aussi bien le «Qu'est-ce qu'un homme dans l'infini?» de Pascal que le «Qui suis-je? où suis-je? où vais-je? et d'où suis-je tiré?» de Voltaire, que le simple «Pourquoi?» instinctivement murmuré par l'homme X d'Albert Camus.

 

Le non-sens

 

Pascal possède une réponse et échappe ainsi à l'absurde dont il a seulement voulu faire passer le frisson chez le libertin pour le conduire à l'ultime recours. L'atmosphère absurde ne saurait s'appesantir que sur un homme «coupé de ses racines religieuses ou métaphysiques», comme l'écrit Ionesco dans Notes et contre-notes, un homme «perdu» dont la démarche devient «insensée, inutile, étouffante».

L'absence de cause ou de finalité, le non-sens du monde sont ressentis comme des conséquences de l'absence de Dieu: après Nietzsche, les «enfants de l'absurde» de Paul Van den Bosch ont l'impression que Dieu est mort, «mort de vieillesse». Lucky, pensant tout haut devant Vladimir et Estragon, s'en prend à la «divine apathie», la «divine athambie», la «divine aphasie» d'un «Dieu personnel quaquaquaqua à barbe blanche quaqua»: un «godot», c'est-à-dire sans doute une dérision de Dieu qui n'est que la figure dérisoire de notre vaine attente de Dieu.

 

 

2. La crise du langage

 

Le paradoxe d'une «philosophie de l'absurde»

 

Il y a quelque audace, et même quelque inconséquence à vouloir exprimer rationnellement l'irrationnel et à user du discours logique pour suggérer l'absurde qui, par définition même, échappe à la logique. Camus s'est, par là même, exposé à de vigoureuses attaques lancées par ceux qu'il avait peut-être engendrés. Caligula reste encore une démonstration bien menée et nous donne peut-être l'exemple extrême d'une tentative littéraire essentiellement paradoxale.

Mais la crise du langage était inévitable, d'autant plus que le sentiment de l'absurde révélait les tares de notre instrument de communication. Cette «cacaphonie», comme disait Julien Torma, est bien absurde puisque l'«on passe sa vie à répéter la même chose. Et pourtant, lorsque l'on meurt, on n'a rien dit, rien» (La Conversation). Dans son essai sur Proust, Samuel Beckett juge que «la tentative de communiquer là où nulle communication n'est possible est une pure singerie, une vulgarité ou une abominable comédie, telle que la folie qui tiendrait conversation avec le mobilier». Et Ionesco conclut: «Les gens sont devenus des murs les uns pour les autres.»

Ce pessimisme est à la fois celui de philosophes du langage (Fritz Mauthner, Wittgenstein), de romanciers (Maurice Blanchot, Louis-René des Forêts), de dramaturges (Beckett, Pinter, etc.). Il pourrait aboutir au silence. Et certains semblent bien près de penser qu'il est, en effet, la meilleure expression de l'absurde. L'Orchestration théâtrale de Fernando Arrabal, l'Acte sans paroles de Beckett réduisent au mime l'expression dramatique.

 

La désintégration du langage

 

Mais il semble plus riche de tenter d'exprimer par un langage désarticulé ou désintégré la désintégration absurde du monde, de l'existence ou du langage. L'évolution de l'oeuvre de James Joyce est exemplaire à cet égard: la confuse masse verbale de Finnegans Wake ne se propose ni d'expliquer ni même d'analyser; elle nous présente le cerveau à nu, les veinules toutes palpitantes du subconscient. Quand Samuel Beckett oblige Lucky à penser en lui ôtant son chapeau melon, il exprime le même phénomène par un symbolisme élémentaire. Dans ce qu'il est convenu d'appeler, depuis l'essai de MartinEsslin, le «théâtre de l'absurde», la désintégration du langage s'opère surtout par appauvrissement. Dans le roman, elle est plutôt le résultat d'une prolifération anarchique.

Il existe une façon inverse de cerner l'absurde par le langage. Il s'agit cette fois, non de se passer de la logique, mais de pousser la logique jusqu'à l'illogisme. Le procédé permet ainsi de découvrir l'une de nos inconséquences, comme dans ce raisonnement d'Ionesco, sorte de syllogisme de l'absurde: «J'ai peur de la mort. J'ai peur de mourir, sans doute, parce que, sans le savoir, je désire mourir. J'ai peur donc du désir que j'ai de mourir.» Appliqué au langage, précisément, le même entêtement s'organise en une véritable chasse à l'absurde dont La Cantatrice chauve est le célèbre résultat: les clichés et les truismes extraits d'une méthode «Assimil», répartis entre deux, puis quatre personnages, deviennent fous en s'enchaînant les uns aux autres; la parole se vide de contenu et dégénère en une querelle où les pitoyables héros se jettent à la figure des syllabes, des consonnes et des voyelles.

On se rend compte que le langage est alors devenu un épiphénomène ou, au théâtre, un geste comme les autres, qui s'intègre tout naturellement au spectacle total prôné par Antonin Artaud dans Le Théâtre et son double. La tradition est d'ailleurs au fond fort ancienne, depuis les myroi et les absurdi jusqu'au «nonsense» anglo-saxon.

La littérature de l'absurde s'engage donc dans deux voies complètement divergentes. Les uns, qui sont soucieux de «dire», mettent au service du thème métaphysique de l'absurde les moyens de la description réaliste (les romans de Gascar) ou du discours (le théâtre de Camus). Les autres, qui se préoccupent davantage d'«exprimer», nous mettent en présence d'une création artistique absurde (le monologue d'Ulysse, la prolifération des meubles dans Le Nouveau Locataire), déréglée ou vaine, pour suggérer l'anarchie du monde ou la vacuité de l'existence.

 

 

3. Vers une solution

 

La tentation de l'espoir

 

La tentation est forte pour l'écrivain d'abandonner son rôle modeste de témoin pour se transformer en apôtre. La littérature de l'absurde offre peu d'exemples d'expression pure de l'absurde. Le plus remarquable reste l'oeuvre de Samuel Beckett, obstiné dans son refus de répondre et de conclure, dans sa volonté de recommencement de chapitre en chapitre, d'acte en acte, de pièce en pièce. Au contraire, la philosophie de l'absurde, chez Camus, évolue vers un humanisme de plus en plus chaleureux. Même Le Mythe de Sisyphe ne se contente pas de diagnostiquer le mal: il condamne les faux remèdes, aussi bien le «suicide logique» de Kirolov analysé par Dostoïevski dans Les Possédés que le «suicide philosophique» de Chestov qui, pour échapper à l'absurde, fait le «saut» et s'en remet à Dieu. Bien plus, Camus incline son lecteur vers ses propres recours: le défi, la révolte, la création. Dans un monde sans cause, l'existentialisme sartrien invite l'homme à être «cause de soi». Dans un monde sans but, la philosophie de Camus place en l'homme même la fin de l'homme. «Il faut imaginer Sisyphe heureux», parce qu'il est devenu «maître de son destin»: mais, à supposer que cela soit possible, Sisyphe échappe à l'absurde en donnant un sens à son effort.

Les tâtonnements des héros de Kafka dans le labyrinthe ténébreux du monde prennent aussi un sens, si on veut bien lire Le Procès ou Le Château à la lumière de la correspondance et du Journal. «Je tente toujours de communiquer quelque chose qui n'est pas communicable, et d'expliquer quelque chose qui n'est pas explicable», écrivait Kafka. Si, derrière cette quête de l'absolu, se profile l'impossibilité pour cet absolu de se communiquer à l'homme, le fait même de la quête demeure. L'arpenteur reprend chaque matin le chemin du château parce que ce cheminement même a pris les proportions d'une éthique. Comme l'a judicieusement noté Albert Camus, ici, parce que «l'absurde est reconnu, accepté, l'homme s'y résigne et, dès cet instant, nous savons qu'il n'est plus l'absurde». L'exploration de l'absurde a abouti à un exorcisme véritable.

 

Littérature salvatrice

 

Faut-il en conclure qu'il y a une fonction cathartique de la littérature? S'emparant de l'absurde, ou bien elle se contente de l'élucider, et par là déjà elle le domine, ou bien elle l'élimine au terme d'un corps à corps. Plus sournoisement encore, elle l'évince par les sortilèges qui lui sont propres: la lente infiltration du langage prépare une communication qui est déjà une remontée de l'angoisse, l'esquisse d'un rapprochement (comme celui du colporteur et de la bonne dans Le Square de Marguerite Duras), le retour à un fonds primitif (rêvé par Artaud, par Ionesco ou par Albee); ou bien, tout simplement, elle crée une distance et, malgré qu'on en ait, une distraction qui nous éloigne de l'absurde ou l'éloigne de nous.

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À l'analyse que Freud avait faite de la religion dans L'Avenir d'une illusion (1926), Romain Rolland opposait une «sensation religieuse qui est toute différente des religions proprement dites»: «sensation de l'éternel», «sentiment océanique» qui peut être décrit comme un «contact» et comme un «fait» (lettre à S.Freud, 5déc. 1927). En 1929, il lui envoyait dès leur parution les trois volumes de son Essai sur la mystique et l'action de l'Inde vivante. Freud répondit à cette objection dans le premier chapitre de Malaise dans la civilisation (1929). Il écrivait d'ailleurs à son «ami»: «Combien me sont étrangers les mondes dans lesquels vous évoluez! La mystique m'est aussi fermée que la musique» (20juill. 1929). Plus tard, il récusait l'assimilation de sa méthode avec celle de Jung qui, disait-il, «est lui-même quelque peu mystique et a cessé depuis de longues années d'appartenir à notre groupe» (lettre à R. Rolland, 19 janv. 1930).

Débat significatif. Il s'inscrit dans un ensemble particulièrement riche de publications consacrées à la mystique pendant trente ans: y contribuent l'ethnosociologie (par exemple, en France, depuis Les Formes élémentaires de la vie religieuse, d'Émile Durkheim, 1912, jusqu'à L'Expérience mystique et les symboles chez les primitifs de Lucien Lévy-Bruhl, 1938) ou la phénoménologie (depuis Heiler jusqu'à Rudolf Otto et Mircea Eliade); l'histoire littéraire (depuis L'Élément mystique de la religion de Friedrich von Hügel, 1908, jusqu'aux onze volumes de l'Histoire littéraire du sentiment religieux d'Henri Brémond, 1917-1932); la philosophie (notamment avec William James en 1906, Maurice Blondel, Jean Baruzi en 1924, Henri Bergson en 1932); la diffusion en Europe occidentale de l'hindouisme ou du bouddhisme indien que Romain Rolland, René Guénon, Aldous Huxley contribuent à faire connaître, ainsi que L. de La Vallée-Poussin, Olivier Lacombe, Louis Renou... Cette abondante production comporte des positions très différentes, mais elle semble avoir ceci de commun qu'on y rattache la mystique à la mentalité primitive, à une tradition marginale et menacée au sein des Églises, ou à une intuition devenue étrangère à l'entendement, ou bien encore à un Orient où se lèverait le soleil du «sens» alors qu'il se couche en Occident: la mystique y a d'abord pour lieu un ailleurs et pour signe une anti-société qui représenteraient pourtant le fonds initial de l'homme. De cette période date une façon d'envisager et de définir la mystique qui s'impose encore à nous. C'est dans ce climat que se situe la réaction de Freud.

Le dissentiment qui se manifeste, entre 1927 et 1930, dans les lettres et les oeuvres des deux correspondants est caractéristique des perspectives qui opposaient et continuent d'opposer un point de vue «mystique» à un point de vue «scientifique». Là où Romain Rolland décrit, à la manière de Bergson, une donnée de l'expérience - «quelque chose d'illimité, d'infini, en un mot d'océanique» -, Freud décèle seulement une production psychique due à la combinaison d'une représentation et d'un élément affectif, lui-même susceptible d'être interprété comme une «dérivation génétique». Là où le premier se réfère à une «source souterraine de l'énergie religieuse» en la distinguant de sa captation ou de sa canalisation par les Églises, le second renvoie à la «constitution du moi» selon un processus de séparation par rapport au sein maternel et de différenciation par rapport au monde extérieur. Certes, tous les deux recourent à une origine, mais, pour l'un, elle apparaît en la forme du tout et elle a sa manifestation la plus explicite en Orient; pour l'autre, c'est l'expérience primitive d'un arrachement, commencement de l'histoire individuelle ou collective. En somme, pour Romain Rolland, l'origine c'est l'unité qui «affleure» à la conscience; pour Freud, c'est la division constitutive du moi. Pour les deux, pourtant, le fait à expliquer est du même type: un dissentiment de l'individu par rapport au groupe; une irréductibilité du désir dans la société qui le réprime ou le recouvre sans l'éliminer; un «malaise dans la civilisation». Les relations instables entre la science et la vérité tournent autour de ce fait.

 

 

1. Le statut moderne de la mystique

 

Quoi qu'on pense de la mystique, et même si l'on y reconnaît l'émergence d'une réalité universelle ou absolue, on ne peut en traiter qu'en fonction d'une situation culturelle et historique particulière. Qu'il s'agisse du chamanisme, de l'hindouisme ou de Maître Eckhart, l'Occidental a une manière à lui de l'envisager. Il en parle de quelque part. On ne saurait donc entériner la fiction d'un discours universel sur la mystique, oubliant que l'Indien, l'Africain ou l'Indonésien n'ont ni la même conception ni la même pratique de ce que nous appelons de ce nom.

Détermination géographique et conditionnements historiques

Dans les analyses entreprises par des Européens, alors même qu'elles concernent des traditions étrangères, l'attention portée à la mystique des autres est conduite, plus ou moins explicitement, par des interrogations ou des contestations internes. Par exemple, la quête scientifique de l'hindouisme ou du bouddhisme a été et est encore habitée par l'«inquiétude» qu'ont suscitée, en Europe, l'irruption d'univers différents et l'effacement des croyances chrétiennes, par la nostalgie de références spirituelles détachées d'inféodations ecclésiales ou, au contraire, par la volonté de mieux adapter à l'Orient la diffision de la pensée européenne chrétienne et de restaurer un universel qui tiendrait non plus au pouvoir des Occidentaux mais à leur connaissance. Le rapport que le monde européen entretient avec lui-même et avec les autres a donc un rôle déterminant dans la définition, l'expérience ou l'analyse de la mystique. Cette constatation ne dénie nullement à cette expérience son authenticité ou à ces analyses leur rigueur, mais en souligne seulement la particularité.

Cette localisation de «notre» point de vue obéit aussi à des déterminations historiques. Au cours de notre histoire, «une» place a été donnée à la mystique. Elle lui fixe, dans l'ensemble de la vie sociale ou scientifique, une région, des objets, des itinéraires et un langage propres. En particulier, depuis que la culture européenne ne se définit plus comme chrétienne, c'est-à-dire depuis le XVIe ou le XVIIe siècle, on ne désigne plus comme mystique le mode d'une «sagesse» élevée à la pleine reconnaissance du mystère déjà vécu et annoncé en des croyances communes, mais une connaissance expérimentale qui s'est lentement détachée de la théologie traditionnelle ou des institutions ecclésiales et qui se caractérise par la conscience, acquise ou reçue, d'une passivité comblante où le moi se perd en Dieu. En d'autres termes, devient mystique ce qui s'écarte des voies normales ou ordinaires; ce qui ne s'inscrit plus dans l'unité sociale d'une foi ou de références religieuses, mais en marge d'une société qui se laïcise et d'un savoir qui se constitue des objets scientifiques; ce qui apparaît donc simultanément dans la forme de faits extraordinaires, voire étranges, et d'une relation avec un Dieu caché («mystique», en grec, veut dire «caché»), dont les signes publics pâlissent, s'éteignent, ou même cessent tout à fait d'être croyables.

Un indice de cette isolation (au sens où un corps est isolé) apparaît dans le fait qu'au XVIIe siècle seulement on se met à parler de «la mystique», le recours à ce substantif correspondant à l'établissement d'un domaine spécifique. Auparavant «mystique» n'était qu'un adjectif qui qualifiait autre chose et pouvait affecter toutes les connaissances ou tous les objets, dans un monde religieux. La substantivation du mot, dans la première moitié du XVIIe siècle où prolifère la littérature mystique, est un signe du découpage qui s'opère dans le savoir et dans les faits. Un espace délimite désormais un mode d'expérience, un genre de discours, une région de la connaissance. En même temps qu'apparaît son nom propre (qui désigne, dit-on alors, une nouveauté), la mystique se constitue en un lieu à part. Elle circonscrit des faits isolables (des phénomènes «extraordinaires»), des types sociaux («les mystiques», autre néologisme de l'époque), une science particulière (celle qu'élaborent ces mystiques ou celle qui les prend pour objet d'analyse).

Ce qui est nouveau, ce n'est pas la vie mystique - car elle s'inaugure sans doute aux plus lointains commencements de l'histoire religieuse -, mais son isolement et son objectivation devant le regard de ceux qui commencent à ne plus pouvoir participer ni croire aux principes sur lesquels elle s'établit.

En devenant une spécialité, la mystique se trouve cantonnée de façon marginale dans un secteur de l'observable. Elle va être soumise au paradoxe croissant d'une opposition entre des phénomènes particuliers (classés comme exceptionnels) et le sens universel, ou le Dieu unique et véritable, dont les mystiques se disent les témoins. Progressivement, elle sera partagée entre des faits étranges, qui sont l'objet d'une curiosité tour à tour dévote, psychologique, psychiatrique ou ethnographique, et l'Absolu dont les mystiques parlent et qui sera situé dans l'invisible, tenu pour une dimension obscure et universelle de l'homme, considéré ou expérimenté comme un réel caché sous la diversité des institutions, des religions ou des doctrines. Sous ce second aspect, on tend vers ce que Romain Rolland appelle le «sentiment océanique».

La situation donnée à la mystique depuis trois siècles par les sociétés occidentales exercera donc sa contrainte sur les problèmes théoriques et pratiques posés à l'expérience mystique. Mais elle détermine aussi l'optique selon laquelle la mystique (à quelque temps ou à quelque civilisation qu'elle appartienne) sera désormais envisagée: une organisation propre à la société occidentale «moderne» définit la place d'où nous parlons de la mystique.

 

La tradition et la psychologisation de la mystique

 

Cette détermination a entraîné deux sortes d'effets, également perceptibles dans l'expérience des mystiques telle qu'ils la décrivent et dans les études qui leur sont consacrées: la constitution d'une tradition propre; la «psychologisation» des états mystiques.

À partir de la place qui leur était faite, les mystiques, leurs apologètes ou leurs critiques ont constitué une tradition répondant à l'unité récemment isolée, conformément à ce que l'on constate en d'autres champs de la recherche. Ainsi, une fois définie aux XVIIe et XVIIIe siècles, la biologie sert de base à un tri du passé, où l'on retient tout ce qui annonce des problèmes analogues à ceux dont elle traite. Dans des oeuvres anciennes, on distingue (par une coupure qui aurait bien surpris leurs auteurs) ce qui est «scientifique» et peut entrer dans l'histoire de la biologie et ce qui est théologique, cosmologique, etc. Une science moderne se donne ainsi une tradition propre qu'elle découpe, selon son présent, dans l'épaisseur du passé. De la même manière, la mystique nouvellement «isolée» se voit, dès le XVIIe siècle, dotée de toute une généalogie: un repérage des similitudes présentées par des auteurs anciens autorise le rassemblement d'oeuvres diverses sous le même nom ou, au contraire, la fragmentation d'un même corpus littéraire selon les catégories modernes de l'exégèse, de la théologie et de la mystique. Chez un écrivain patristique, dans un groupe médiéval ou à l'intérieur d'une école nordique, on distingue une part qui relève de la mystique, et un niveau d'analyse qui lui correspond. Des constellations de références - les «auteurs mystiques» - dessinent désormais l'objet conforme à un point de vue. En trois siècles, un «trésor» s'est formé, qui constitue une «tradition mystique» et qui obéit de moins en moins aux critères d'appartenance ecclésiale. Des témoignages catholiques, protestants, hindous, antiques et finalement non religieux se trouvent réunis sous le même substantif au singulier: la mystique. L'identité de celle-ci, une fois posée, a créé des pertinences, imposé un reclassement de l'histoire et permis l'établissement des faits et des textes qui servent désormais de base à toute étude sur les mystiques. La réflexion et l'expérience même sont aujourd'hui déterminées par le travail qui a colligé tant d'informations et de références sur une place circonscrite en fonction d'une conjoncture socioculturelle.

Cette conjoncture a provoqué aussi, on l'a vu, une localisation de la vie mystique dans un certain nombre de «phénomènes». Des faits exceptionnels caractérisent, en effet, l'expérience à partir du moment où, dans une société qui se déchristianise, elle est acculée à une migration à l'intérieur. Nécessairement dissocié des institutions globales, qui se laïcisent, et des institutions ecclésiales, qui se miniaturisent, le sens vécu de l'Absolu - Dieu universel - trouve ses indices privilégiés, internes ou externes, en des faits de conscience. La perception de l'in-fini a pour signe et pour ponctuation l'éprouvé. L'expérience est exprimée et déchiffrée en termes plus psychologiques. Bien plus, faute de pouvoir faire crédit aux mots religieux (le vocabulaire religieux continue à circuler, mais progressivement détaché de sa signification première par une société qui lui affecte désormais des emplois métaphoriques et l'utilise comme un répertoire d'images et de légendes), le mystique est déporté, par ce qu'il vit et par la situation qui lui est faite, vers un langage du corps. Par un jeu nouveau entre ce qu'il reconnaît intérieurement et ce qui est extérieurement (socialement) reconnaissable de son expérience, il est amené à faire de ce lexique corporel le repère initial du lieu où il se trouve et de l'illumination qu'il reçoit. Comme la blessure de Jacob à la hanche est la seule marque visible de sa rencontre nocturne avec l'ange, l'extase, la lévitation, les stigmates, l'absence de nourriture, l'insensibilité, les visions, les touchers, les odeurs, etc. fournissent à une musique du sens la gamme d'un langage propre.

 

Le sens «indicible» et les «phénomènes» psychosomatiques

 

Le mystique fait de tous ces «phénomènes» psychologiques ou physiques le moyen d'épeler un «indicible». Il parle ainsi de «quelque chose» qui ne peut plus se dire vraiment avec des mots. Il procède donc à une description qui parcourt des «sensations» et qui permet ainsi de mesurer la distance entre l'emploi commun de ces mots et la vérité que son expérience l'amène à leur donner. Ce décalage de sens, indicible dans le langage verbal, peut être rendu visible par le contrepoint continu de l'extraordinaire psychosomatique. Les «émotions» de l'affectivité et les mutations du corps deviennent ainsi l'indicatif le plus clair du mouvement qui se produit en deçà ou au-delà de la stabilité des énoncés intellectuels. La ligne des signes psychosomatiques est dès lors la frontière grâce à laquelle l'expérience s'articule sur la reconnaissance sociale et offre une lisibilité aux regards incroyants. De ce point de vue, la mystique trouve avec le corps son langage social moderne, alors qu'à bien des égards un vocabulaire spirituel assuré avait été son «corps» médiéval.

Ces manifestations psychosomatiques ont été prises au sérieux par l'observation scientifique. Elles ont fourni à un examen tour à tour médical, psychologique, psychiatrique, sociologique ou ethnographique, ce qu'il pouvait saisir de l'expérience: des «phénomènes» mystiques. Au XIXe siècle, en particulier, le docteur J.M. Charcot (1825-1893) est un bel exemple du regard porté par le psychiatre sur un ensemble de cas et de faits où il diagnostiquait une structure hystérique. Liée à son langage corporel, la mystique côtoie ou traverse la maladie, et cela d'autant plus que le caractère «extraordinaire» de la perception se traduit de plus en plus, au XIXe siècle, par l'«anormalité» des phénomènes psychosomatiques. Par ce biais, la mystique entre à l'hôpital psychiatrique ou dans le musée ethnographique du merveilleux.

Si, par sa logique propre, l'analyse scientifique est alors prise au piège d'un positivisme donnant à l'avance valeur de vérité aux faits «objectifs» qu'elle définit, elle n'en correspond pas moins à la situation socioculturelle réelle de l'expérience. Les croyants n'en viennent-ils pas à confondre la mystique avec le miracle ou l'extraordinaire? Finalement, l'observation médicale ou ethnologique s'égare moins (puisqu'elle prétend rester sur le terrain des phénomènes) que ne le fait le théologien patenté de l'époque, le père Auguste Poulain, lorsque, pour rendre compte du sens de la mystique, il déploie sans fin une collection de stigmates, de lévitations, de «miracles» psychologiques et de curiosités somatiques (Des grâces d'oraison. Traité de théologie mystique, 1901); la signification vécue y est mesurée au degré de la conscience psychosomatique de l'extraordinaire; finalement, elle est enterrée sous le foisonnement d'étrangetés que les apologétiques ecclésiales et les observations scientifiques s'accordent à entasser.

La réaction qu'appelait une position aussi extrême répète encore, depuis cinquante ans, la rupture entre les «phénomènes» mystiques et la radicalité existentielle de l'expérience. C'est à la seconde que se sont attachées les grandes études philosophiques et religieuses comme celles de Jean Baruzi (Saint Jean de la Croix et le problème de l'expérience mystique, 1924), de Bergson (Les Deux Sources de la morale et de la religion, 1932), de Louis Massignon (La Passion d'al-Hallâj, martyr mystique de l'islam, 1922). Elles ont pour équivalent, dans la production chrétienne, les travaux du père Maurice de La Taille (1919), du père Maréchal (1924 et 1937), de dom Stolz (1937) entre autres, qui rendent à la mystique sa structure et sa portée doctrinales. Mais sans doute cette «réinvention» de la mystique se cantonne-t-elle trop exclusivement dans l'analyse philosophique ou théologique des textes, abandonnant trop vite à la psychologie ou à l'ethnologie le langage symbolique du corps.

 

 

2. L'expérience mystique

 

Paradoxes

 

Le mystique apparaît donc sous des formes paradoxales. Il semble verser tantôt dans un extrême, tantôt dans l'autre. Par l'un de ses aspects, il est du côté de l'anormal ou d'une rhétorique de l'étrange; par l'autre, du côté d'un «essentiel», que tout son discours annonce mais sans parvenir à l'énoncer. Ainsi, la littérature placée sous le signe de la mystique est très abondante; souvent même confuse et verbeuse. Mais c'est pour parler de ce qui ne se peut ni dire ni savoir.

Autre paradoxe: les phénomènes mystiques ont le caractère de l'exception, voire de l'anormalité. Pourtant, ceux qui présentent ces faits extraordinaires les vivent comme les traces locales et transitoires d'un universel, comme des expressions débordées par l'excès d'une présence jamais possédée.

Enfin, ces manifestations souvent spectaculaires ne cessent de renvoyer à ce qui reste mystique, c'est-à-dire caché. Aussi bien l'expression «phénomènes mystiques» fait-elle coïncider deux contraires: est «phénomène» ce qui apparaît, un visible; est «mystique» ce qui demeure secret, un invisible.

La mystique ne peut être réduite à l'un ou à l'autre des aspects qui composent chaque fois son paradoxe. Elle tient dans leur rapport. Elle est sans doute ce rapport lui-même. C'est donc un objet qui fuit. Tour à tour, il fascine et il irrite. Avec ces faits mystiques semble s'annoncer une proximité de l'essentiel. Mais l'analyse critique entre dans un langage sur «l'indicible»; et, si elle le récuse comme dépourvu de rigueur, comme un commentaire trop embarrassé d'images et d'impressions, elle ne rencontre plus, sur le terrain de l'observation, que des curiosités psychologiques ou des groupuscules marginaux. Pour éviter cette alternative entre un «essentiel» qui finit par s'évanouir dans le «non-dit», hors du langage, et des phénomènes étranges qu'on ne peut isoler sans les vouer à l'insignifiance, il faut revenir à ce que le mystique dit de son expérience, au sens vécu des faits observables.

 

L'événement

 

Les faits psychosomatiques classés comme mystiques posent quelque chose de particulier. Des phénomènes extraordinaires semblent spécifier d'abord la mystique. Ils tranchent sur la vie ordinaire. Ils se découpent dans l'observable comme les signes d'une langue étrangère. Mais cette irruption de symptômes étranges signalise seulement des moments et des seuils qui, de fait, sont particuliers. La vie mystique comporte des expériences qui l'inaugurent ou la changent. Ces «moments» ont pour caractère d'ouvrir une fenêtre dans le lieu où l'on est, de donner une aisance nouvelle, de permettre sa respiration à la vie qu'on menait. Ce sont des expériences décisives, indissociables d'un endroit, d'une rencontre ou d'une lecture, mais non pas réductibles à ce qui a été le lieu de passage: le chant d'oiseau qui découvre au chaman sa vocation; la parole qui perce le coeur; la vision qui retourne la vie... «C'était là», peut dire le mystique, car il garde gravées en sa mémoire les moindres circonstances de cet instant. La précision de ses souvenirs, en n'importe quelle «vie» ou «autobiographie», le montre. Mais il ajoute: «Ce n'était pas cela», car il s'agit pour lui d'autre chose que d'un site, d'une impression ou d'une connaissance.

Ces événements privilégiés se retrouvent ailleurs que dans la vie mystique. Ainsi, par exemple, le moment que Julien Green décrit dans son Journal, et qui rejoint le «sentiment océanique» de Romain Rolland: «18 décembre 1932. Tout à l'heure, sous un des portiques du Trocadéro, je m'étais arrêté pour regarder la perspective du Champ-de-Mars. Il faisait un temps de printemps, avec une brume lumineuse flottant sur les jardins. Les sons avaient cette qualité légère qu'ils n'ont qu'aux premiers beaux jours. Pendant deux ou trois secondes, j'ai revécu toute une partie de ma jeunesse, ma seizième, ma dix-septième année. Cela m'a fait une impression étrange, plus pénible qu'agréable. Cependant, il existait un accord si profond entre moi-même et ce paysage que je me suis demandé comme autrefois s'il ne serait pas délicieux de s'anéantir en tout cela, comme une goutte d'eau dans la mer, de n'avoir plus de corps, mais juste assez de conscience pour pouvoir penser: «Je suis une parcelle de l'univers. L'univers est heureux en moi. Je suis le ciel, le soleil, les arbres, la Seine, et les maisons qui la bordent...» Cette pensée bizarre ne m'a jamais tout à fait abandonné. Après tout, c'est peut-être quelque chose de ce genre qui nous attend de l'autre côté de la mort. Et, brusquement, je me suis senti tellement heureux que je suis rentré chez moi, avec le sentiment qu'il fallait garder comme une chose rare et précieuse le souvenir de ce grand mirage.» (Journal 1928-1934, Paris, 1938.) La surprise est étrangeté. Mais aussi elle libère. Elle amène à la surface un secret de la vie et de la mort. Dans la conscience s'insinue quelque chose qui n'est pas elle, mais son anéantissement, ou l'esprit dont elle semble la surface, ou une insondable loi de l'univers. Cet insoupçonné, qui a la violence de l'inattendu, rassemble pourtant tous les jours de l'existence, comme le sifflet du berger rassemble le troupeau, et les réunit en la continuité d'une inquiétante relation à l'autre.

L'expérience mystique a souvent la même forme, bien que d'ordinaire elle engage un autre rapport avec ce qui s'impose à elle. Car ce qui la définit plutôt, en Occident, c'est la découverte d'un Autre comme inévitable ou essentiel. En Orient, ce sera davantage le déchirement de la mince pellicule d'une conscience in-fondée, sous la pression d'une réalité qui l'englobe. Sans doute est-il impossible de nommer ce qui survient et semble pourtant remonter de quelque insondable de l'existence, comme d'une mer qui a commencé avant l'homme. Le terme même de Dieu (ou d'absolu) reçoit de là son sens plutôt qu'il ne fournit des repères à l'expérience. Le langage va en être rénové. Déjà la vie s'en trouve modifiée. «Quand les touches divines affluent en toi, elles bouleversent tes habitudes», disait Ibn 'Ata' Allah d'Alexandrie, mystique musulman du XIIe siècle; et il citait une sourate du Coran: «Si les rois entrent dans un village, ils l'abîment» (XXVII, 34).

Sous le choc d'une expérience analogue, Jean-Joseph Surin écrivait en 1636: «Son ouvrage est de détruire, de ravager, d'abolir et puis de refaire, de rétablir, de ressusciter. Il est merveilleusement terrible et merveilleusement doux; et plus il est terrible, plus il est désirable et attrayant. Dans ses exécutions, il est comme un roi qui, marchant à la tête de ses armées, fait tout plier... S'il ôte tout, c'est pour se communiquer lui-même sans bornes. S'il sépare, c'est pour unir à lui ce qu'il sépare de tout le reste. Il est avare et libéral, généreux et jaloux de ses intérêts. Il demande tout et il donne tout. Rien ne le peut rassasier et cependant il se contente de peu parce qu'il n'a besoin de rien.»

Description de l'expérience plutôt que de Dieu, le récit raconte une manifestation qui ne reçoit pas ses preuves ou ses raisons de l'extérieur. La vérité qui se fait jour n'a pas d'autre justification qu'une «reconnaissance» qui en est encore la marque. De quelque manière, elle sort de l'adhésion même qu'elle provoque. «Comme c'est vrai!»: le mystique n'a rien d'autre à dire sous le coup qui tout à la fois le blesse et le rend heureux. L'inouï et l'évident coïncident. C'est une altération et une révélation.

Impossible d'identifier l'événement à un instant, à cause de ce qu'il éveille dans la mémoire, et de tout le vécu qui émerge en ce moment particulier. Et tout autant de le réduire à n'être que le produit d'une longue préparation, car il arrive à l'improviste, «donné» et imprévisible.

Nul ne peut en dire: «C'est ma vérité» ou «C'est moi». L'événement s'impose. En un sens très réel, il aliène. Il est de l'ordre de l'extase, c'est-à-dire de ce qui met dehors. Il exile du moi plutôt qu'il y ramène. Mais il a pour caractéristique d'ouvrir un espace sans lequel le mystique ne peut pas vivre désormais. Indissociable de l'assentiment qui en est le critère, une «naissance» tire de l'homme une vérité qui est sienne sans être de lui ni à lui. Aussi est-il «hors de lui», dans le moment où s'impose un Soi. Une nécessité s'élève en lui, mais sous le signe d'une musique, d'une parole ou d'une vision venues d'ailleurs.

 

Le discours du temps: un itinéraire

 

Le paradoxe du «moment» mystique renvoie à une histoire. Ce qui s'impose là est quelque chose qui s'est déjà dit ailleurs et se dira autrement, qui de soi récuse le privilège d'un présent et renvoie à d'autres marques passées ou à venir. La Trace perçue, liée à des rencontres, à des apprentissages, à des lectures, étend la lézarde d'une Absence ou d'une Présence dans tout le réseau des signes coutumiers, qui apparaissent peu à peu incompris. L'événement ne peut être réduit à sa forme initiale. Il appelle un au-delà de ce qui n'a été qu'un premier dévoilement. Il ouvre un itinéraire.

L'expérience va se déployer en discours et en démarches mystiques, sans pouvoir s'arrêter à son premier moment ou se contenter de le répéter. Une vie mystique s'inaugure quand elle retrouve ses enracinements et son dépaysement dans la vie commune, lorsqu'elle continue à découvrir sous d'autres modes ce qui s'est présenté une première fois.

L'au-delà de l'événement, c'est l'histoire faite ou à faire. L'au-delà de l'intuition personnelle, c'est la pluralité sociale. L'au-delà de la surprise qui a touché les profondeurs de l'affectif, c'est un déploiement discursif, une réorganisation des connaissances par une confrontation avec d'autres savoirs ou d'autres modes de savoir. Par ces divers aspects, l'expérience, qui a pu zébrer la conscience comme un éclair dans la nuit, se diffuse en une multiplicité de rapports entre la conscience et l'esprit sur tous les registres du langage, de l'action, de la mémoire et de la création. Tel est du moins le cas chez beaucoup. Chez d'autres, dans une tradition plus orientale, c'est le silence qui étale progressivement ses effets et attire à soi, une à une, les activités de l'être. De toute façon, pour les mystiques, cela même qu'ils ont reconnu ne peut être circonscrit dans les formes particulières d'un instant privilégié. Le Dieu dont ils ont perçu l'absente proximité sous la forme d'un espace qui s'ouvrait à tel endroit précis de leur vie ne peut être limité à cette place. Il ne peut être identifié ni retenu au lieu qu'il a pourtant marqué. On ne peut pas l'arrêter là.

Cette exigence interne et cette situation objective de l'expérience permettent déjà de distinguer de ses formes pathologiques un sens spirituel de l'expérience. Est «spirituelle» la démarche qui ne s'arrête pas à un moment, si intense ou exceptionnel soit-il; qui ne se voue pas à sa recherche comme à celle d'un paradis à retrouver ou à préserver; qui ne s'égare pas dans la fixation imaginaire. Elle est réaliste, engagée, comme disent les soufis, dans l'ihlas, dans la voie d'une authenticité qui commence par la relation avec soi-même et avec les autres. Elle est critique, donc. Elle relativise l'extase ou les stigmates comme un signe qui devient un mirage si l'on s'y fixe. Le mystique n'identifie pas l'essentiel aux «faits» qui ont inauguré ou jalonné une perception fondamentale. Ni l'extase, ni les stigmates, ni rien d'exceptionnel, ni même l'affirmation d'une Loi ou de l'Unique n'est l'essentiel. Al-Halladj l'écrit dans une lettre à l'un de ses disciples. Il y met en question toutes les certitudes sur lesquelles est bâtie la communauté des croyants (la umma musulmane): «Mon fils, que Dieu te cache le sens apparent de la Loi et qu'il te découvre la vérité de l'impiété. Car le sens apparent de la Loi est impiété occulte, et la vérité de l'impiété est connaissance manifeste. Or donc: louange à Dieu qui se manifeste sur la pointe d'une aiguille à qui il veut et se cache dans les cieux et sur la terre aux yeux de qui il veut; si bien que l'un atteste «qu'il n'est pas» et que l'autre atteste «qu'il n'y a que lui». Or ni celui qui professe la négation de Dieu n'est rejeté, ni celui qui confesse son existence n'est loué. Le but de cette lettre est que tu n'expliques rien par Dieu, que tu n'en tires aucune argumentation, que tu ne souhaites pas l'aimer ni ne pas l'aimer, que tu ne confesses pas son existence et que tu n'inclines pas à le nier. Et surtout garde-toi de proclamer son Unité!»

Le plus grand des mystiques musulmans ne se fie à aucune apparence; or la loi la plus sacrée, l'affirmation la plus fondamentale du croyant sont encore de l'ordre des «apparences» par rapport à une Réalité qui n'est jamais donnée «comme ça», immédiatement, ni prise dans le filet d'une institution, d'un savoir ou d'une expérience.

Au XVIIe siècle français, avec cent autres plus célèbres, Constantin de Barbanson relativise non plus la Loi, qui est pour l'islam règle de la foi, mais l'«extase» et le «ravissement», principes et repères traditionnels de la mystique: «C'est une touche actuelle de la divine opération en la partie supérieure de l'esprit, tellement saisissant en un moment la créature que, la retirant de l'attention vers les parties inférieures, elle est toute transportée à l'attention d'une si efficace opération qui se fait dans l'esprit avec tel effet que les sens extérieurs [...] en demeurent tous suspendus, empêchés et vacants de leur opération [...]. Ce que n'étant qu'un effet extérieur par trop paraissant aux yeux des hommes, qui n'admirent que semblables choses extraordinaires, est plutôt à fuir qu'à désirer.»

En son langage, qui distingue les régimes psychiques et spirituels selon une hiérarchie de niveaux, Constantin de Barbanson conclut que cette «opération», bien qu'«admirée de beaucoup», est «signe que l'âme quant à son fond est encore bien bas», même si elle est déjà «fort haut élevée».

«Et moi je dis, écrit Maître Eckhart, Dieu n'est ni être ni raison, ni ne connaît ceci ou cela. C'est pourquoi Dieu est vide de toutes choses et c'est pourquoi il est toutes choses.»

Ces voix anciennes se réfèrent à des conceptions de l'homme qui nous sont devenues étrangères. Mais, en relativisant les assurances, institutionnelles ou exceptionnelles, elles ont la netteté de toute la tradition mystique. De toutes parts la même réaction se fait entendre. Jean de la Croix, Thérèse d' Avila, par exemple, les plus grands des mystiques le répètent; l'extraordinaire ne caractérise pas plus l'expérience mystique que sa conformité à une orthodoxie, mais le rapport qu'entretient chacun de ces moments avec d'autres, comme un mot avec d'autres mots, dans une symbolique du sens.

 

Le langage social de la mystique

 

Le mystique est amené par chacune de ses expériences à un en-deçà plus radical qui se traduit aussi par un au-delà des moments les plus forts. L'unité qui le «tire au-dedans» comme disent certains, le pousse en avant, vers des étapes encore imprévisibles dont lui ou d'autres formeront le vocabulaire, et en vue d'un langage qui n'appartient à personne. Tour à tour, il dit: «Ce que j'ai vécu n'est rien auprès de ce qui vient», et: «D'autres témoins manquent au fragment qu'est mon expérience.» Le langage mystique est un langage social. Aussi chaque «illuminé» est-il reconduit au groupe, porté vers l'avenir, inscrit dans une histoire. Pour lui, «faire place» à l'Autre, c'est faire place à d'autres.

Le caractère exceptionnel de ce qui lui arrive cesse d'être un privilège pour devenir l'indice d'une place particulière qu'il occupe dans son groupe, dans une histoire, dans le monde. Il n'est qu'un entre d'autres. Un même mouvement l'insère dans une structure sociale et lui fait accepter sa mort: ce sont deux modes de la limite, c'est-à-dire d'une articulation avec l'Autre et avec les autres. Sans doute une vie «cachée» trouve-t-elle son effectivité au moment où elle se perd ainsi dans ce qui se révèle en elle de plus grand qu'elle. Aussi bien les difficultés, les «épreuves», les obstacles et les conflits ont-ils pour le mystique la signification de lui indiquer sa mort, la particularité de sa parole propre et son rapport véritable avec ce qu'il lui a été donné de connaître. Pareil effacement dans le langage de tous est finalement la pudeur du mystique. De cette pudeur témoigne également son enfoncement dans la nescience commune, à la manière discrète dont en parle un moine égyptien du IVe siècle dans les Apophtegmes des Pères du désert: «Vraiment, abba Joseph a trouvé la voie, car il a dit: «Je ne sais pas.»

Les reconductions de la vie personnelle à la vie sociale ne sont qu'un retour aux sources. Elles ne sont pas seulement des gestes qui manifestent la vérité de l'extase. Elles laissent remonter ce qui l'a précédée et rendue possible: une situation socioculturelle. Mais elles découvrent un sens à cet anonymat des faits. Le «Il y a» ou le «Il y a eu» des données historiques, linguistiques ou mentales d'une situation se change d'être reconnu comme donné. Au principe de tout, il y a un donné.

La perception spirituelle se déploie en effet dans une organisation mentale, linguistique et sociale qui la précède et la détermine. Toujours, comme on le sait depuis Herskovits, «l'expérience est définie culturellement», fût-elle mystique. Elle reçoit sa forme d'un milieu qui la structure avant toute conscience explicite. Elle est soumise à la loi du langage. Un neutre et un ordre s'imposent donc tout autant que le sens qu'y découvre le mystique.

Par ce «langage», il ne faut pas seulement entendre la syntaxe et le vocabulaire d'une langue, c'est-à-dire la combinaison d'entrées et de fermetures qui détermine les possibilités de comprendre, mais aussi les codes de reconnaissance, l'organisation de l'imaginaire, les hiérarchisations sensorielles où prédominent l'odorat ou la vue, la constellation fixe des institutions ou des références doctrinales, etc. Ainsi il y a un régime rural ou un régime urbain de l'expérience. Il y a des époques caractérisées par les exorbitations de l'oeil et une atrophie olfactive; d'autres, par l'hypertrophie de l'oreille ou du tact. Une sociologie peut également classer les manifestations et jusqu'aux visions mystiques. Dans un groupe minoritaire, par exemple, le témoignage prend la forme d'une vérité persécutée; le témoin, celle d'un martyr; les représentations, celle d'un coeur transpercé ou de l'illettré illuminé...

De ce point de vue, le mystique parle seulement un langage reçu, même si «l'excès» mystique, la blessure et l'ouverture du sens (ou ce qu'avec J.Derrida on peut appeler le «moment hyperbolique») ne sont pas identifiables à la structure historique d'où dépend leur forme et leur possibilité même. Ainsi, avec la bergère Catherine Emmerich (1774-1824), tout un langage émerge d'une Westphalie silencieuse, cachée aux hommes de la plume et de l'écrit. Il fascina le poète romantique Clément Brentano qui s'en fit le scribe. Grâce à cette alliance entre le poète aristocrate et la mystique villageoise, le discours de la «visionnaire» fit émerger à la surface d'une «littérature» écrite la langue «sauvage» d'un monde rural. Une organisation souterraine était portée au jour, dévoilant et multipliant les ressources d'une tradition paysanne dans l'expérience mystique qui en naissait. Sortant de sa nuit, c'est un peuple paysan qui s'exprime dans le poème de gestes et de visions où Catherine raconte les scènes, pour elle contemporaines, de la vie de Jésus. Des «profondeurs divines» dont elle parle sont indissociables les immensités populaires dont elle est l'écho.

Sous diverses formes, les vastes structurations latentes du langage s'articulent toujours, comme leur site et leur détermination, sur le désir et la surprise du mystique.

 

Le corps de l'esprit

 

Il ne suffit pas de se référer au corps social du langage. Le sens a pour écriture la lettre et le symbole du corps. Le mystique reçoit de son corps propre la loi, le lieu et la limite de son expérience. Le moine «expérimenté» qu'était Philoxène de Mabboug ne craignait pas de dire: «Le sensible est la cause du conceptuel; le corps est la cause de l'âme et la précède dans l'intellect.»

Aussi la prière est-elle d'abord un discours de gestes. «Comment prier? - Il n'est pas nécessaire d'user de beaucoup de paroles, répondait Macaire. Il suffit de tenir les mains élevées.» Arsène, autre «père du désert», se tenait debout le soir, tournant le dos au soleil couchant; il tendait ses mains vers le Levant, «jusqu'à ce que de nouveau le soleil éclairât sa face: alors il s'asseyait». Sa vigilance physique était le langage du désir, comme un arbre dans la nuit, sans qu'il fût nécessaire d'y ajouter le bruit des mots.

Ce n'est qu'un indice. De toutes les manières, le mystique «somatise». Il interprète la musique du sens avec le répertoire corporel. Il ne joue pas seulement de son corps. Il est joué par lui, comme si le piano ou la trompette était l'auteur dont l'exécutant ne serait que l'instrument. À cet égard, les stigmates, la lévitation, les visions, etc. dévoilent et imposent des lois obscures du corps, notes extrêmes d'une gamme jamais complètement inventoriée, jamais apprivoisée tout à fait et que réveillerait l'exigence même dont elle est tour à tour le signe et la menace.

Une proximité dangereuse - dangereuse pour ses témoins, mais plus encore pour une société - rattache souvent, sur les limites de l'expérience, le «mystique» au «pathologique». Entre la folie et la vérité, les liens sont énigmatiques et ne constituent pas un rapport de nécessité. Mais il est encore plus erroné de tenir le conformisme social pour le critère de l'expérience spirituelle. L'«équilibre» psychologique répond à des normes sociales (d'ailleurs changeantes) que le mystique passe et repasse, à la manière dont Jacob traversa le gué du Yabboq, saisi un moment sur l'autre rive par l'ange nocturne.

Du «corps profond», et par lui, naît sans doute le mouvement qui caractérise finalement le langage «mystique»: celui d'avouer un essentiel sur le mode d'un écart. Son geste est de passer outre, à travers des «phénomènes» qui risquent toujours d'être pris pour la «Chose» même.

En réalité, les manifestations mystiques énoncent ce que Nietzsche visait aussi («Je suis un mystique, disait-il, et je ne crois en rien») quand il renvoyait à un au-delà émergeant dans la parole: «Es spricht», écrivait-il («Ça parle»); un non-sujet (étranger à toute subjectivité individuelle) démystifie la conscience; les eaux de profondeurs remuées en troublent la claire surface. Dans Sein und Zeit (L'Être et le temps), Heidegger se réfère de même à un Es gibt - ce qui ne veut pas seulement dire «il y a», mais «ça donne»: il y a du donné qui est aussi donnant. C'est de cette perte comblante que Surin parle de son côté lorsqu'il met son Cantique spirituel sous le signe d'un «enfant perdu» et «vagabond».

Heureuse mort, heureuse sépulture

De cet amant dans l'Amour absorbé

Qui ne voit plus ni grâce ni nature

Mais le seul gouffre auquel il est tombé.

Un itinéraire déroutant (il faudrait dire: dérouté), d'écart en écart, est le mode historique sous lequel s'insinue et se manifeste ce que chante aussi Toukârâm, mystique marathe du XVIIe siècle, au terme de ses Psaumes du pèlerin, pour donner leur sens à ses itinéraires sur les routes de l'Inde:

Je vais dire l'indicible

Je vis ma mort

Je suis de n'être pas.

 

 

3. La mystique et les religions

 

En 1941, René Daumal écrivait: «Je viens de lire successivement des textes sur la bhakti, des citations d'auteurs hassidiques et un passage de saint François d'Assise; j'y joins quelques paroles bouddhistes et je suis encore une fois frappé de ce que c'est la même chose» (La Mystique et les mystiques). Mais ce singulier de la mystique, opposé au pluriel des religions, n'est-il pas dû au fait qu'il s'agissait du même lecteur?

D'une part, il n'existe aucun lieu d'observation d'où il soit possible d'envisager la mystique indépendamment des traditions socioculturelles ou religieuses, et donc de préciser «objectivement» le rapport qu'elle entretient avec ces traditions. Il n'y a pas, pour la «considérer», un point de vue de Sirius. Toute analyse occidentale est située, qu'elle le veuille ou non, dans le contexte d'une culture marquée par le christianisme. D'autre part, la mystique implique, dans la science comme dans l'expérience occidentales, une mise à distance des inféodations ecclésiales. Elle désigne l'unité d'une réaction moderne et profane devant les institutions sacrées. Ces deux coordonnées déterminent le site d'une réflexion actuelle sur la mystique et les religions.

 

La pluralité des structures religieuses

 

Les travaux asiatiques ou africains, même s'ils portent également sur la mystique, restaurent la pluralité lorsqu'ils réinterprètent la mystique occidentale en fonction de références qui leur sont propres. Cette distance entre des analyses hétéronomes fait apparaître les différences qui spécifient des traditions entières et qui peuvent être classées selon trois types de critères.

Le rapport au temps est, d'abord, décisif. Il distingue une tradition occidentale d'origine chrétienne, fondée sur un événement et donc sur la pluralité de l'histoire. L'Antiquité, ou la civilisation hindoue, présente une forme de mystique plus «hénologique», caractérisée par la remontée vers l'Un, ou par la porosité du monde: l'histoire est ouverte à la réalité immanente qu'elle recouvre d'apparences. Des théologies correspondent à cette différence: l'une plaçant au coeur du mystère une Trinité; établissant du moins, entre Dieu et l'homme, la coupure de la création et tenant une communauté pour la forme privilégiée de la manifestation; l'autre, orientée par le soleil d'un Principe unique, annonçant dans tout être la diffusion de l'Être et destinant chacun à la non-distinction ultime.

En deuxième lieu, les traditions qui se réfèrent à une Écriture se différencient de celles qui donnent le primat à la Voix. Il y a ici (trop peu évoquée, parce qu'elle récuse elle-même le nom de «mystique») une spiritualité de la Loi, qui jette, entre la transcendance de Dieu et la fidélité du serviteur, la barrière d'une «lettre» à observer: mystique juive du Psaume CVIII, mystique née d'une pudeur qui refuse à l'homme la prétention à «devenir Dieu» et qui établit des «fils» dans l'amour révérentiel du Père. Toute une tradition protestante maintient cette inaccessibilité du Dieu promis, mais non donné à des croyants, lesquels sont appelés mais non pas justifiés. À cette tendance s'oppose une mystique de la Voix, c'est-à-dire d'une présence qui se donne dans ses signes humains et qui élève toute la communication interhumaine en l'investissant réellement.

Enfin, les expériences et les doctrines se distinguent selon la priorité qu'elles accordent à la vision (contemplation) ou à la parole. Le premier courant met l'accent sur la connaissance, la radicalité de l'exil, les initiations inconscientes qui libèrent de la conscience, l'inhabitation du silence, la communion «spirituelle»: mystiques «gnostiques» et mystiques de l'Éros. Le second lie l'appel à une praxis; le message, à la cité et au travail; la reconnaissance de l'absolu, à une éthique; la «sagesse», aux échanges fraternels: mystique de l'agapè.

 

L'unité d'une mise à distance des religions

 

L'intérêt pour les mystiques ou la fascination qu'ils exercent implique un autre type de rapport avec les religions. Certes, en Occident, l'étude est actuellement moins déterminée par la nécessité scientifique de se défendre contre des Églises aujourd'hui de plus en plus minoritaires. Mais, de ce fait, elle est portée à envisager le langage mystique comme le symbole - voire la métaphore - d'une «Essence» cachée à reconnaître philosophiquement ou d'un «sens de l'existence» à élucider dans les concepts d'une société qui a cessé d'être religieuse.

De ce point de vue, la mystique est moins une hérésie ou une libération de la religion que l'instrument d'un travail visant à dévoiler, dans la religion, une vérité qui se serait d'abord énoncée sur le mode d'une marge indicible par rapport aux textes et aux institutions orthodoxes, et qui désormais pourrait être exhumée des croyances. L'étude de la mystique permet alors une exégèse non religieuse de la religion. Elle donne lieu aussi, dans la relation historique de l'Occident avec lui-même, à une réintégration qui liquide le passé sans en perdre le sens.

Comme le sphinx de jadis, la mystique reste le rendez-vous d'une énigme. On la situe sans la classer. Malgré les différences entre civilisations, des croisements s'opèrent qui, en Occident, accordent aux traditions indiennes ou bouddhiques des prestiges spirituels, et qui, en Orient, étendent des séductions juives et chrétiennes à travers leurs métamorphoses marxistes. Quelque chose d'irréductible reste pourtant, sur quoi la raison même prend appui, dont elle démystifie les phénomènes en déplaçant les mythes, mais dont elle ne désinfecte pas une société. Peut-être, entre l'exotisme et l'«essentiel», les rapports ne seront-ils jamais socialement clarifiés. Et c'est le défi ou le risque du mystique de les amener à cette «netteté» que Catherine de Sienne tenait pour la marque dernière de l'esprit.

 

Les littératures

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