Considéré à l'échelle mondiale, le baroque littéraire fait figure de corollaire. Il suit le baroque artistique et c'est par analogie avec celui-ci que l'on s'efforce, à partir de 1910 principalement, de le situer dans le passé et de le définir. Quand, en 1922, T.Spoerri oppose le «baroque» du Tasse à l'art «Renaissance» de l'Arioste, il se réfère expressément aux analyses wölffliniennes; et d'ailleurs Wölfflin avait lui-même esquissé, comme pour orienter les réflexions de ses disciples, un parallèle entre les deux poètes. En 1949 encore, Marcel Reymond examine, dans un numéro spécial de la Revue des sciences humaines, les possibilités d'extension des fameuses «catégories», et un collaborateur de la revue French Studies, M.R.A.Sayce, se place dans une perspective identique pour dépister, en 1954, les «éléments baroques» des Essais de Montaigne. Trois ans plus tard, un professeur américain, M.Buffum, étudie Agrippa d'Aubigné, puis Rotrou, à la lumière des Kunstgeschichtliche Grundbegriffe de Wölfflin.
Si l'on observe de France la naissance et le développement de ce phénomène, il prend un caractère spécifique. L'art baroque, même passionnément admiré, reste avant tout, pour les Français, un art étranger, et son succès apparaît, en dépit de tentatives sans lendemain pour «baroquiser» Versailles ou les Invalides, comme la conséquence directe d'un assouplissement des frontières. La littérature baroque, elle, quelque renfort que la notion ait reçu de l'extérieur, du cavalier Marin et de Góngora, des euphuistes anglais et des écrivains allemands à peu près contemporains de la guerre de Trente Ans, est née en France d'une réinterprétation de l'histoire littéraire nationale, et les pressions internes ont joué, à y bien regarder, un rôle prépondérant.
La preuve en est qu'on pouvait pressentir l'événement dès les années qui précédèrent la Seconde Guerre mondiale, bien avant que l'on ne songeât à traduire une ligne de Wölfflin. Ces symptômes ont peu de rapport avec les études que poursuit alors tel spécialiste sur les «lyriques baroques» de Silésie, et avec les tapageuses offensives d'Eugenio d'Ors. Le «baroque littéraire» se trouve en germe dans les premières révoltes contre les jugements et les classifications de la critique du XIXe siècle, dans la première remise en cause sérieuse et conséquente d'un humanisme descriptif, transparent, tautologique, de ce classicisme tout en prescriptions négatives dont les romantiques - impuissance et, au fond, complicité révélatrice - s'étaient montrés bien incapables d'abattre la souveraineté. Peu importe que «le mot» ne soit venu que vingt ans plus tard couronner les victimes, en cours de réhabilitation, de Faguet et de Brunetière, et que l'on ait alors essayé de les rapprocher, pour leur plus grande gloire, du Bernin et de Borromini, comme de Gryphius et d'Hosmanswaldau, de John Donne et de Crashaw. Sponde et Saint-Amant, d'Aubigné, Tristan l'Hermite, Chassignet et Théophile de Viau auraient aussi bien pu revenir au premier plan sous le nom compromettant, mais éventuellement réversible, lui aussi, de «grotesques», si le livre de Gautier avait été moins superficiel, avait cherché à opérer une véritable sélection, et si, au lieu de reprocher simplement à Boileau, sur un ton mi-grave, mi-plaisant, son intransigeance, il avait récusé les «critères de la perfection» adoptés, selon la tradition, après 1660.
En jetant sur quelques poètes de la fin du XVIe siècle et de la première moitié du XVIIe (non sans leur avoir adjoint Villon!) un coup d'oeil indulgent et amusé, Gautier demeurait entièrement prisonnier du mythe du siècle de Louis XIV, et de la définition de la littérature qu'on avait cru pouvoir en déduire. Au contraire, lorsque s'affirme pleinement et explicitement la notion de «littérature de l'âge baroque», une nouvelle définition de la littérature a prévalu - celle que les écrivains eux-mêmes, et spécialement les poètes, du moins la plupart des grands, mettent en oeuvre depuis une centaine d'années - sans doute depuis Baudelaire. Que les débuts de Wölfflin coïncident avec ceux de la «peinture moderne» n'est pas un hasard. Les rapports du baroque littéraire avec les tendances profondes de l'époque qui l'a «découvert» paraissent plus étroites encore, en dépit de certains écarts chronologiques dus à l'extraordinaire force d'inertie de la critique.
Considérations qui doivent mettre en garde contre des rapprochements trop systématiques. Le concept de baroque littéraire français étant né dans des circonstances très particulières, et cette naissance tardive, possédant ses justifications propres, toute comparaison avec la peinture italienne ou l'architecture germanique présente évidemment de très grands risques. Non qu'il faille nécessairement élever entre les pays, et entre les différentes formes d'expression, des barrières étanches et récuser d'avance toute théorie, à la manière de Panofsky, pour l'époque de Louis XIII, d'Urbain VIII et de Walstein, ou pour celle du rococo. Mais les parentés ne sauraient se découvrir à travers les descriptions de divers baroques également problématiques, à travers les pétitions de principe en vertu desquelles on construit une poétique baroque en se référant à un baroque plastique constitué lui-même, implicitement, en fonction de critères littéraires.
Autre conséquence: l'éventuelle consistance d'un «baroque historique», repérable à partir d'indices objectifs, et lié peut-être à une civilisation spécifique est une question qui achève de perdre tout sens. Produit manifeste d'une simple mutation de ce que nous connaissions déjà, ou croyions connaître - moins encore: d'un «changement de signe» - notre baroque littéraire n'a nul besoin d'existence autonome. Peu importe au fond qu'il se définisse comme une espèce homogène, qu'il groupe exclusivement, en un trésor somptueux et quelque peu secret, des oeuvres coupées du monde, refermées sur le bruit de leurs mécanismes internes; ou que, plus modestement, il s'identifie avec ce versant de toute littérature d'où paraissent s'effacer les références «extérieures», avec cet ubac que ne réchauffent guère les soleils «naturels». Peu importe même qu'il puisse y avoir, selon certains, beaucoup d'illusion dans le «formalisme» avec lequel nous compromettons ainsi le baroque, que l'attitude de l'écrivain baroque puisse s'interpréter non comme un refus, un repli sur soi, mais comme une ouverture sur un «réel» élargi, ou non encore rétréci. L'essentiel est que le baroque exerce sa fonction, qu'il discrédite par sa seule apparition le mythe dont il constitue le négatif, sur lequel il a été moulé en creux, celui du classique. Qu'il conjure, plus précisément, la Nature, cette grande ombre projetée par deux douzaines d'oeuvres de poètes arbitrairement choisis et commentés, et par le corpus de lapalissades que se transmettent d'âge en âge les «moralistes».
Qui, du reste, hésitant bien sûr à se lancer à la vaine poursuite d'un «Racine baroque», ou des «éléments baroques» de la tragédie racinienne, ne préférera une interprétation plus ou moins «formaliste» d'Andromaque aux platitudes irrévérencieuses de «l'humaniste» Jules Lemaitre? Et qui, d'autre part, de la littérature vue sous cet angle, contestera à Gérard Genette le droit de découvrir le modèle idéal chez les poètes baroques de la première moitié du XVIIe siècle? Par opposition à telle «alchimie» qui «mobilise les correspondances verticales du Verbe, directement apparenté au coeur des choses», la poésie baroque, écrit-il dans Figures, à propos d'une «pointe» de Saint-Amant, «l'or tombe sous le fer», fait crédit «aux rapports latéraux qui unissent, c'est-à-dire opposent, en figures parallèles les mots aux mots, et à travers eux les choses aux choses». Heureux poètes à qui les plaisanteries pesantes de Boileau ont permis de garder toute leur «pureté» pendant deux cents ans, ont épargné la compréhension équivoque du XIXe siècle et les familiarités grivoises des académiciens de la Belle Époque! Et modèles, assurément, en plus d'un sens, puisque, s'ils ont bénéficié de la révolution amorcée par Baudelaire et devenue terroriste avec les générations suivantes, ils influencent à leur tour, eux ou l'image partiale que nous avons façonnée de leurs oeuvres, nos rapports avec la littérature. Le flot qui les jeta sur les rives du XXe siècle n'a certes pas charrié des fossiles inoffensifs. Ils contribuent à l'épuration, à la systématisation, au durcissement de notre conception de la littérature de tradition mallarméenne. Genette sent la nécessité d'une réaction sur ce point et, tout en analysant la poétique-rhétorique de Saint-Amant, marque - précaution significative et plus urgente qu'aucune autre - les distances par rapport au symbolisme... Fonctionnement ambivalent, «double tranchant» du baroque, qui permet de récupérer le passé en le modernisant et, par contrecoup, incite à déformer le présent, ou du moins des périodes plus proches de nous, pour les mettre dans le droit fil de l'histoire reconstituée.
Dans quelle mesure la littérature a-t-elle le droit d'être baroque, de préférer les «rapports latéraux» aux rapports verticaux, à ceux qui la mettent en communication, dit-on, avec le «coeur des choses» et l'aident à en tirer sa substance? Ainsi pourrait se résumer l'un des débats importants de notre temps - même si le mot sur lequel portent nos réflexions, et qui inspire de plus en plus de défiance, tend finalement à disparaître de l'énoncé. Le débat auquel les «poètes baroques» peuvent servir de prétexte survit à la fureur baroquisante de 1950-1960, à la période au cours de laquelle devenait baroque, à Paris, toute nouveauté en rupture de quarantaine, tout exotisme en instance de naturalisation; de même qu'il fut amorcé indirectement par certains critiques de la fin de l'entre-deux-guerres, avant que le vocabulaire se transformât en France comme il l'avait fait dans les pays voisins. Ce débat diffère sensiblement, par sa nature, de celui que n'a pu encore mener à bonne fin l'histoire de l'art: ici l'on s'attarde souvent autour de questions de fait, alors que, du côté littéraire, le problème se pose plutôt en termes de légitimité. Les uns cherchent l'art baroque, pleins à son égard des meilleures intentions - mages engagés dans une quête infinie, et semant devant de magnifiques et problématiques nativités l'encens et la myrrhe. Les autres pensent avoir trouvé la littérature baroque, «Hérodiade au clair regard de diamant», et, divisés autour d'elle en deux camps ennemis, l'adorent ou la maudissent.
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