Au-delà de la peinture des caractères humains éternels, une Leçon de Lucidité ?

Par les temps qui courent, c’est tellement réjouissant de pouvoir retrouver sur scène l’un des joyaux du répertoire notre cher Molière ! On a donc couru au théâtre Le Public, un beau dimanche après-midi d’automne, flanqués de notre jeune famille, bien préparée à la découverte du Tartuffe, comédie en 5 actes et en alexandrins (1667).  

Or, tout de suite, nous voilà pris par surprise : la joie fait place à une situation de crise intense. Nous voilà, face à un plateau absolument vide, sans le moindre accessoire, sauf les murs recouverts d’une magnifique tapisserie florale – conçue par Renata Gorka – qui nous rappelle le très beau tapis de fleurs bruxellois édition 2024. Devant ce décor minimaliste, on retient son souffle, car voici que les portes claquent sans relâche, mais ici, avec une brutalité bien loin de la bonne humeur qui préside aux comédies de boulevard. Que se passe-t-il ?

Une foule de personnages vêtus de riches costumes d’époque (Chandra Vellut), tels ceux des tableaux de Velasquez ou Watteau, s ‘agite et met à courir, s’invectiver dans tous les sens, comme autant d’êtres affolés

A rat race ? dirait-on en anglais !  Serait-on brusquement projetés à l’entrée de jeu dans une immense souricière d’un monde Orwellien ?  Non, on va juste voir se dérouler devant nos yeux les innommables fourberies du Tartuffe, passé maître dompteur des imbéciles heureux.

Heureusement les riches alexandrins du XVIIe siècle, faits pour ravir l’oreille, démentent par leur harmonie une plongée directe dans l’enfer ! Et les habiles jeux de lumières qui épousent les moindres émotions sont aussi là, pour nous sourire.

En effet, la mise en scène fulgurante de Michel Kacenelenbogen immerge tout de suite les personnages dans une violence inouïe. Madame Pernelle, la mère d’Orgon, jouée par une Jacqueline Godinas enflammée, est devenue une mater familias tyrannique, hystérique et hargneuse. Toute vêtue de noir et de mauvaise foi, elle semble plutôt habillée d’une indécrottable bêtise. Oui, penchons pour la bêtise…  On comprend qu’elle se trouve sous l’emprise du répugnant Tartuffe, un monstre d’hypocrisie et d’avidité qui l’a entortillée. Vouant à son idole un culte inconditionnel, elle vocifère tous azimuts dans ses atours de vieille duègne espagnole acariâtre. D’ailleurs, personne ne comprend sa colère.  Elle préfigure la folie qui a atteint son fils, un incorrigible Orgon, noyé par une crédulité et une naïveté sans nom.  

 Lorsque le faux dévot prétentieux paraît enfin, on le voit tendre un mouchoir à Dorine, la gouvernante de Mariane (Anne Sylvain)« Couvrez ce sein que je ne saurais voir ! » Le cuistre ! L’imposteur !  Premiers rires, très bienvenus ! 

 Le pauvre Orgon si bien interprété par Laurent Capellutto, se trouve bientôt totalement à la merci du prédateur. À genoux, il ira jusqu’à l’embrasser dans un fervent enlacement…. C’est ainsi que l’on fait avec les gourous, non ? Incapable de proférer la moindre parole, on le voit tel un lamentable animal désespéré, courant en rond comme un fou dans une cage, pris définitivement au piège, dans une scène qui fait froid dans le dos.

 Voilà qu’il n’y a plus d’écart entre le plateau et les spectateurs… Les émotions de part et d’autre sont trop vives. Cet Orgon si tristement dénué d’entendement ou de la moindre dose d’esprit critique fait peur. Est-il possible ? Le spectateur, irrité, irait bien le gifler pour le rappeler enfin à la réalité !

 Ni les efforts répétés de son entourage, ni les preuves vivantes de la fourberie de son « ami » fournies très explicitement et charnellement par sa jeune femme Elmire (Jeanne Kacenelenbogen), ni l’amour qu’il pourrait éprouver pour son adorable fille Mariane qu’il veut faire épouser contre son gré par Tartuffe, ni la perte de ses biens, rien ne vient l’éclairer. Victime et proie de choix, il est totalement aveuglé et danse au bord du gouffre jusqu’à la chute finale… Les temps ont changé depuis Molière. Il fallait oser dans cette production !  Une licence poétique a décidé de ne concéder aucun cadeau à un scénario optimiste et transforme le cauchemar de plus en plus aigu en thriller éblouissant.

 Symbolique. Bonnes gens et populistes de tout poil, réveillez-vous, ne voyez-vous pas se profiler une fumisterie généralisée ?  Les mensonges en série au goût de pain béni, tueurs et vainqueurs de notre esprit critique ?  Les pantins que vous pourriez devenir ? L’ignominie du profit personnel qui avale toutes nos valeurs ?

 Heureusement la salle crépite souvent sous les rires, bercée par la langue si savoureuse de l’illustre Molière… C’est le très brillant Pietro Pezzuti qui incarne le machiavélisme aux mille et une nuances du Tartuffe et on déguste vraiment sa manière de jouer. En effet, le comédien se glisse avec un art consommé dans le personnage de Tartuffe, sournois si totalement diabolique, dénué de moralité et dépravé…

 Et Bravo à ceux qui résistent courageusement : …Cléante, le beau-frère d’Orgon qui tente de faire comprendre à Orgon qu’il nage en plein délire.

 « Vous les voulez traiter d’un semblable langage,

Et rendre même honneur au masque qu’au visage,

Égaler l’artifice à la sincérité,

Confondre l’apparence avec la vérité ? »

 De jolies palmes reviennent aussi à Valère, l’amant de Mariane et à Damis, ce pauvre fils finalement jeté à la porte par un père guignol !

 Bien heureusement aussi, la jeune et pétulante Lily Dupont, pour la première fois sur les planches du Public, qui incarne du haut de ses 21 ans la frêle Mariane, séduit à la fois par l’innocence de son charme mais aussi par son jeu aiguisé et sa jeune combativité tellement actuelle.  Capable de nous rassurer enfin que nous pouvons toujours choisir …de ne pas être dupes.

 …Et nos jeunes spectateurs, d’être éblouis par cette tartuffiade plus que réussie !

Dominique-Hélène Lemaire , Deashelle pour le réseau Arts et lettres  

 Crédit photos: Ph Gael Maleux

Distribution

Jusqu’au 7 décembre 2024  Infos & Réservations: 02 724 24 44