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éthique et spiritualités (38)

Dans son livre "Jésuites" paru en 1991 et 1992 Jean Lacouture nous livre-t-il, avec ses deux volumes (1), ce "secret des jésuites" qui interroge depuis longtemps les historiens? L'aventure commence par les initiatives surprenantes d'Ignace de Loyola, qui, en 1540, jette sur les plages du monde un petit groupe lié par une relation profonde de Dieu avec les temps modernes qui s'annoncent. Dès le début, le fondateur ne craint pas le paradoxe: ne groupe-t-il pas autour de lui un nombre impressionnant de collaborateurs d'origine juive?

 

Jean Lacouture dessine les deux horizons qui, d'emblée, encadrent le dessein d'Ignace: l'Europe et l'Orient extrême. L'Europe protestante est interpellée à l'échelon qu'elle préfère - études et critique bibliques, réflexion religieuse. Entre la Chine, le Japon, les empires germanique, espagnol et français, jusqu'aux réductions du Paraguay, des hommes libres, consacrés à l'obéissance, abordent l'exploration des multiples chemins possibles d'une humanité désormais sans rivage. Ils s'engagent ainsi dans une lutte inégale contre des pouvoirs politiques absolus. La Compagnie de Jésus, témoin en cela des Lumières, succombe sous les coups de l'autorité monarchique. Ici s'achève le premier tome: fin des Conquérants.

 

Alors commence le second tome, les Revenants. L'histoire de la Compagnie démarre ici par une grande défaillance. Jean Lacouture montre comment l'ordre sacrifie, pendant une grande partie du dix-neuvième siècle, ses vertus d'initiative par le service aveugle de ceux-là - ces cours bourbonniennes - qui l'avaient étranglé hier. La période, trop longue, d'une Compagnie conservatrice en France étouffe les hommes. Après la restauration et la conquête commence une étape de re-création vers la fin du siècle dernier, par les intellectuels jésuites. Un Grandmaison, théologien éclairé et critique, ouvre le chemin à la pensée de ses jeunes confrères, théologiens ou écrivains. La revue Etudes, fondée au milieu du dix-neuvième siècle (et toujours vivante), soutient cet effort pour un public exigeant. Surgissent, de plus, les audaces sociales. L'Action populaire, institut de recherche et de formation, devient un des lieux créateurs d'où les mouvements de jeunesse des années 30 tireront une part de leur dynamisme. Celui-ci traversera la seconde guerre mondiale, jusqu'à nos rivages. Pendant ce vingtième siècle, une expansion irréversible gagne les nations hors d'Europe. Les missions deviennent vérité libératrice annoncée aux autres cultures, si étrangères qu'elles soient à l'origine chrétienne de l'initiative jésuite.

 

Entendues par ces nouveaux jésuites, les valeurs mêmes de cette république difficilement abordée engendrent un accord éclairé - et parfois héroïque - avec cette modernité dont tous parlent aujourd'hui. Cela coûte cher aux fils d'Ignace, témoins de la résistance spirituelle au nazisme. Cela coûte aussi beaucoup de patience aux hommes qui affrontent les rigueurs du marxisme, et au-delà, les nationalismes tiers-mondistes.

 

Mais Jean Lacouture montre que cela donne aussi quelques résultats flamboyants. Un de Lubac, "grand" de la théologie, un Teilhard de Chardin sur le plan scientifique, un de Certeau théorisant une culture méditée en profondeur, un homme de pouvoir et de justice comme le Père Aruppe, général de la Compagnie, ouvrent les chemins du présent.

 

Telle se déchiffre l'ambitieuse entreprise de Jean Lacouture: vérité de l'histoire mondiale par les histoires d'hommes voués au Dieu de la liberté. On peut certes noter, comme le fait l'auteur lui-même, les limites de la méthode: peu de choses sur le dix-neuvième siècle, rien ou presque sur la mission ouvrière, peu sur les initiatives intellectuelles comme le Centre Sèvres (Paris) et les nouvelles revues, surtout les plus "spirituelles".

 

Enfin, une dimension trop modeste est réservée aux travaux récents de la Compagnie dans l'espace transeuropéen. La rencontre avec l'Est, le futur possible de la Chine... Routes peu explorées. Mais le maître d'oeuvre le savait. En tout cas, nous avons en main, par ces histoires d'hommes conscients, la géographie finalement réussie - et fort bien écrite - de l'aventure religieuse d'une liberté qui ne cache pas ses faiblesses.

 

*(1) Jean Lacouture, Jésuites; I. - Les Conquérants; II. - Les Revenants. Le Seuil, Paris, 1991 et 1992, 510 et 571 pages.

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Cette oeuvre, une des plus significatives de la pensée et surtout de l' éthique de Jacques-Bénigne Bossuet (1627-1704), fait partie des nombreux traités dans lesquels se résume sa position doctrinale. Mais, alors que le "Traité de la communion sous les deux espèces" est un ouvrage de polémique contre les Protestants, que le "Traité de la connaissance de Dieu et de soi-même" ou le "Traité du libre-arbitre" sont des oeuvres didactiques, destinées à une fin précise: l'éducation du Dauphin, le "Traité de la concupiscence" est une oeuvre d'une portée très générale: il est dirigé contre les libertins, contre les mondains, que Bossuet n'a pas cessé de combattre dans ses "Sermons", par exemple. Il est l'expression comme "Maximes et réflexions sur la comédie", de l'impatience apostolique de l'évêque de Meaux, contre ce qu'il considérait comme la corruption de son siècle, ce compromis entre la vie chrétienne et la vie mondaine avec toutes les tentations sensuelles qu'elle comporte nécessairement. Par sa date, le "Traité" appartient à une époque très active de Bossuet: après avoir terminé l'éducation de son royal élève, le prélat s'est détaché du monde, il est devenu le docteur incontesté de l'Eglise de France. Il vient de jouer un rôle capital dans l'Assemblée du Clergé de 1662 et dans les tentatives de rapprochement avec les Protestants. Avant que ne commence la lutte contre le Quiétisme, il se livre tout entier à la composition de ses oeuvres mystiques, et de ses oeuvres polémiques. Bien que la composition du "Traité" puisse être fixée, avec certitude, aux années 1693-1694, il ne fut pas publié du vivant de Bossuet, mais par son neveu, l'abbé Bossuet, en 1731. Bossuet n'avait d'ailleurs donné ce titre à son traité, mais celui plus modeste de "Considérations sur les paroles de saint Jean: "N'aimez pas le monde".

Partant des enseignements de l'Evangile, s'appuyant sur saint Jean et surtout sur saint Paul, Bossuet condamne, dans une langue admirable, les faiblesses de l'homme envers soi-même. Tout dans le monde est un piège pour le chrétien, il s'y trouve tenté par la concupiscence des yeux, celle de la bouche, celle surtout, combien plus redoutable, de l' orgueil, de la gloire, de l'amour-propre, celle enfin, si insidieuse, du bel esprit, de l' esprit fort. Rien n'est plus indécent pour les mondains que de paraître dupe, que de sembler innocent et sincère. Le monde exige une comédie qui ne peut s'accommoder des principes de la morale chrétienne; tout, en lui, nous ramène à nous-mêmes, à cet amour de soi qui est le principal obstacle au "saint et pur amour de Dieu". Ce ne sont pas tellement les autres que nous-mêmes que nous devons redouter, puisque nous n'aimons pas les autres pour nous-mêmes, mais bien pour nous. Bossuet adopte ici la forme, habituelle chez lui dans cette période, de la méditation chrétienne; avant de prendre la parole, il se place pour chacun des chapitres du "Traité" dans la présence de Dieu, il s'efforce d'en être l'interprète. Par son style, le "Traité" est une des oeuvres les plus éclatantes de la maturité de l'évêque: quelques pages atteignent sans effort au sublime, par la simplicité, le dépouillement, la vigueur toute chrétienne de la pensée.

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"Ethique et infini" réunit dix entretiens (diffusés sur France-Culture en 1981) dans lesquels le philosophe Emmanuel Levinas, guidé par les questions de Philippe Némo, dégage le sens général de son oeuvre. Pour Levinas, la question de la morale est à la fois la plus urgente et la plus originaire. Avec une remarquable limpidité, il analyse ici la "relation éthique", relation qui nous ouvre d'emblée à Autrui et à Dieu même. C'est donc d'abord dans la morale que la conscience humaine accède à la dimension de l' infini: celle de la religiosité et de la métaphysique. Telle est la thèse profondément originale de ce penseur discret mais capital, "sans doute, d'après Némo, le seul moraliste de la pensée contemporaine".

 

Quelques piliers de la sagesse.

 

Livre "dialogué", "Ethique et Infini" retrace l'itinéraire intellectuel d'Emmanuel Levinas depuis ses années de formation jusqu'à l'accomplissement de sa pensée propre, au fil d'une oeuvre complexe et originale. Ce cheminement commence très tôt par la fréquentation des textes essentiels. Notamment de la Bible, "Livre des Livres où se disent les choses premières", c'est-à-dire les vérités éthique où s'enracine le sens de la "vie vraiment humaine". Expérience fondatrice, décisive pour le penseur: "Toute pensée philosophique repose sur des expériences pré-philosophiques."

Puis vient l'initiation philosophique, et la rencontre avec deux figures majeures de la pensée du XXe siècle. Husserl (1859-1938) d'abord, qui lui apprend à "travailler en philosophie" sans s'enfermer d'emblée dans un système de dogmes ou de certitudes définitives. Chez le fondateur de la "phénoménologie", il trouve une analyse de la conscience et de sa visée concrète du monde. Heidegger (1889-1976) ensuite: "Etre et Temps" (1927) -"un des plus beaux livres de l'histoire de la philosophie", où rien ne laisse présager l'engagement futur de son auteur aux côtés des nazis- est un essai d' "ontologie fondamentale", c'est-à-dire une recherche du sens de l' "être" (en tant que verbe). Bien avant l' "existentialisme", il décrit la vie humaine comme une manière d' "être" et non comme l'expression d'une "nature".

 

Etre pour être.

 

Mais Levinas aperçoit vite les limites de cette ontologie sans morale. Car, souligne-t-il, l' existence est d'abord vécue dans l' angoisse. "Relation intérieure par excellence", elle me voue à l' effroi de la solitude. "L'être en moi", "mon exister" est incommunicable: je n'existe qu'à la première personne. Pour sortir de l'isolement, il faudrait "sortir de l'être"! Soit, mais comment? Même la connaissance ne m'arrache pas à ma solitude; puisqu'elle est mienne, elle est en moi: "Je touche un objet, je vois l'autre; mais je ne suis pas l'autre."

Sortir de l'impasse de l'être, ce sera sortir de soi: ne plus se poser comme sujet, mais "se déposer", pour entrer en relation "dés-inter-essée" avec l'Autre. "La socialité sera une façon de sortir de l'être autrement que par la connaissance." Comme le montre Levinas dans son oeuvre maîtresse, "Totalité et Infini", la philosophie occidentale, de Platon à Hegel, a pour idéal de bâtir un système de savoir absolu et totalisant, où "l'extériorité" de l' Autre, "l' altérité" de l' inconnu s'abolirait. D'où une conception souvent "totalitaire" de l'ordre politique. or, selon Levinas, notre relation à autrui comporte nécessairement une part d'obscurité, de mystère, de secret: la société est "un ensemble de face à face", irréductiblement pluriel. La liberté civile a donc pour fondement le secret des subjectivités. La communauté sociale ne doit pas être pensée comme une réconciliation (ou une réduction) des antagonismes humains; elle doit plutôt découler de la "relation éthique" originaire de chacun avec l' Autre.

 

Le visage de l' infini.

 

Car "la philosophie première est une éthique". mais dans quelle expérience préliminaire et décisive la relation éthique prend-elle sa source? Dans la recontre du visage d'autrui. Avec levinas, le visage accède au statut de notion philosophique. Ce visage n'est pas simple physionomie, objet de connaissance offert à la perception: "La meilleure manière de rencontrer autrui, c'est de ne pas même remarquer la couleur de ses yeux." Son visage est pure signification éthique. Dans sa nudité, sa fragilité même, il me parle. Il s'en remet tout entier à moi, et en même temps me déborde infiniment. Car autrui n'est pas simplement mon égal, mon semblable, mon frère. Il est à la fois totalement vulnérable et tout-puissant, puisque sa seule présence suffit à me commander "Tu ne tueras point". En me regardant, l'Autre me somme non seulement de lui répondre, mais de répondre de lui.

Dans "Autrement qu'être ou au-delà de l'essence", Levinas définit la "responsabilité pour autrui" comme la structure essentielle et première de toute conscience humaine. A l'extérieur de nous, quelque chose nous appelle, qui nous arrache à la solitude de notre être intime. Etre humain, ce n'est pas être "pour soi-même", mais "pour-l'autre", inconditionnellement. Exister devant l'Autre, c'est avant tout s'avouer responsable de lui, jusqu'au sacrifice suprême de soi s'il le faut! Car, selon Levinas, "on n'est jamais quitte à l'égard d' autrui".

La relation éthique est donc aussi une expérience de l' Infini: l'idée même d'une dette morale infinie témoigne d'une dimension transcendante. Pour Levinas, l'idée de l' Infini est, comme chez Descartes, l'empreinte en moi de ce qui me dépasse infiniment. Toutefois, la conscience éthique n'est pas connaissance, mais plutôt révélation "en négatif" de la présence de Dieu.

En ce sens, la conscience morale est en soi "prophétique". Cette prophétie originaire est interprétée concrètement par les différentes religions, notamment par les trois grandes religions du Livre (judaïsme, christianisme et islam); elle devient Loi écrite et morale positive. La foi religieuse apporte aussi des consolations qui atténuent la rigueur absolue de l'exigence éthique. Ici se séparent philosophie et religion: l' éthique philosophique n'a pas besoin de la promesse d'un Messie. Et même si la Bible se signale par son "excellence prophétique incomparable", il faut noter que l'infini nous parle aussi à travers toute la littérature classique, comme à travers tout visage humain. Par delà toute orthodoxie, "la vérité éthique est commune".

 

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Emmanuel Levinas ou l'approche du prochain

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Le philosophe français, Emmanuel Lévinas, (1905-1995) né en Lituanie, fit ses études à l'université de Strasbourg à partir de 1923. Après avoir enseigné à l'université de Paris-Nanterre, il a été nommé en 1973 professeur à l'université de Paris-Sorbonne, où il enseigne jusqu'en 1984 ; il fut, en outre, directeur de l'École normale israélite orientale à Paris.

Sa méthode philosophique initiale fut la phénoménologie, qu'il récusa finalement au profit d'une perspective éthique originale, et une sorte d'empirisme au sens plein du terme : l'approfondissement de l'expérience fondamentale d'autrui. Son inspiration religieuse fut et demeure la Bible hébraïque et le Talmud, constamment renouvelés par la lecture exégétique. Par son exigence passionnée de rigueur et la densité de son style, Lévinas est un des maîtres les plus influents de ce temps.

Il fut l'un des tout premiers à introduire en France la pensée de Husserl et celle de Heidegger. Dès 1930, il avait traduit les Méditations cartésiennes  et publié une thèse sur La Théorie de l'intuition dans la phénoménologie de Husserl . Il reconnaît à la méthode phénoménologique (l'analyse des intentions, la compréhension par la mise en lumière) le mérite de maintenir l'irréductibilité des diverses expériences du réel et d'accorder une « dignité d'appréhension à des attitudes de l'esprit (ou du corps) qui ne passaient pas jusqu'alors pour découvrir de l'être », cela d'une manière étrangère à l'« archétype sujet-objet ». Il publia ensuite, en 1947, les essais groupés sous le titre De l'existence à l'existant  et consacrés au problème du Bien et du Temps, et à la relation avec Autrui comme mouvement vers le Bien ; rédigés en captivité, ils invoquent la formule platonicienne qui place le Bien au-delà de l'Etre. En 1949, Lévinas fit paraître En découvrant l'existence avec Husserl et Heidegger . En fait, il rejette l'idée heideggérienne selon laquelle l'homme doit retrouver un sens de l'être qui aurait été obscurci dans l'histoire de la pensée. L'homme n'est pas « le gardien de l'être », il doit bien plutôt s'arracher à l'enracinement et aux « superstitions du lieu », transcender l'ontologie par la relation unique à l'autre personne.

Les thèses centrales du philosophe s'expriment dans l'ouvrage intitulé Totalité et Infini  (La Haye, 1961). Y sont confrontées deux dimensions qui partagent toute l'histoire de la pensée ; du côté de la « totalité », la répétition du Même, le savoir théorique et l'objectivité, l'impérialisme de l'assimilation réductrice et violente au Même, l'ontologie, la guerre, les philosophies du système (Hegel, Marx) ; du côté de l'« Infini », la reconnaissance de l'Autre dans son altérité, l'eschatologie, la paix messianique, la transcendance. Dans la métaphysique traditionnelle, l'altérité radicale est méconnue et intégrée à une totalité. La véritable altérité ne peut être expérimentée que dans une relation au-delà de la totalité. La subjectivité de l'Autre est au-delà de la totalité et ouvre une dimension qui ne peut jamais être incorporée ni récapitulée à l'intérieur de la pensée : « Comme l'idée de l'infini déborde la pensée cartésienne, Autrui est hors de proportion avec le pouvoir et la liberté du Moi. » L'expérience fondamentale est celle qui est ressentie devant le visage d'Autrui comme exigence éthique : « Le visage d'Autrui met en question l'heureuse spontanéité du moi, cette joyeuse force qui va [...]. Autrui comme Autrui se révèle dans le Tu ne commettras pas de meurtre  inscrit sur son visage. » Ces questions relevant de l'éthique sont reprises, retravaillées, dans Autrement qu'être ou Au-delà de l'essence  (1974) et dans Entre nous. Essais sur le penser-à-l'autre  (1991). L'interrogation porte sur la relation qu'entretiennent les penseurs tels que Martin Buber ou Franz Rosenzweig avec le sujet-objet dans Hors sujet  (1987).

Il y a chez Lévinas une vigoureuse et essentielle polémique contre tout élément neutre et impersonnel qui anéantirait l'être humain, contre l'ivresse du sacré, contre le mythe, « élément impur de magie et de sorcellerie », contre le mysticisme, la guerre, les « bosquets sacrés » et l'« humanité-forêt », bref, contre les idoles, les totalitarismes de style hégélien, « l'État machiavélique et ses raisons d'État ». Cette polémique est en même temps un plaidoyer pour le pluralisme, la diversité, le respect de la différence et un réquisitoire contre l'hitlérisme, l'antisémitisme, l'intolérance évoqués dans Les Imprévus de l'histoire  (1994). Ils s'expriment abondamment dans les essais sur le judaïsme groupés sous le titre Difficile Liberté  (1963). Il ne s'agit ni de théologie ni de mystique. La référence religieuse, si constamment présente, n'est jamais, dans cette oeuvre, un point de départ ni une autorité, mais elle est toujours subordonnée soit, foncièrement, à l'éthique (« aimer la Torah plus que Dieu » ; rien n'est « supérieur à l'approche du prochain »), soit à l'intelligibilité rationnelle (l'explicitation « parle grec »). C'est ainsi que les textes religieux sont interrogés et interprétés, selon une perspective proche de l'herméneutique de P. Ricoeur, dans les Quatre Leçons talmudiques  (1968), commentaires précieux et éclairants. L'interprétation des textes se poursuit dans Du sacré au saint  (1977), L'Au-delà du verset  (1982), A l'heure des nations  (1988). L'Humanisme de l'autre homme  (1973) reprend l'analyse du thème de la responsabilité au niveau de la pluralité des civilisations et de l'histoire.

                 

                 

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La règle monastique de Benoit de Nursie

(Regula monasteriorum). C'est une oeuvre d'une importance décisive pour le développement du monachisme en Occident, qui eut une vaste influence sur la production littéraire du moyen âge; elle offre en outre un vif intérêt philologique, car le texte que nous en possédons, curieux pour les particularités de la langue dans laquelle il a été composé, est le résultat d'une très lente élaboration. La "Règle" en question est l'oeuvre de saint Benoît de Nursie (480-547). Très largement inspirée par des multiples écrits relatifs aux préceptes de vie monastique, elle en représente, pour ainsi dire, la rédaction et codification officielles, la coordination, de la part de l' Eglise, de l'activité cénobitique jusqu'alors isolée, pour la sauvegarde du patrimoine de la foi à une époque de troubles et de transition. La Règle de saint Benoît eut bientôt le pas sur toutes les institutions monastiques du monde latin, et même sur la rigide discipline irlandaise: elle devint en somme, selon la volonté explicite du saint et le titre que lui donna le pape Pélage Ier, la "Règle des monastères" ("Regula monasteriorum), la norme universelle de chaque couvent. L'attention vigilante que saint Benoît accorda aux besoins du temps fit qu'il put adapter le monachisme oriental, sévère et contemplatif, à l'esprit actif et conquérant de l' Occident latin. La règle se propose précisément, en prenant l'Evangile pour guide, "de constituer une école au service du Seigneur", où l' "on prie et travaille", où l'abbé, "aux yeux de la foi, tient place du Christ" et où chacun se sent uniquement "ouvrier de Dieu", appelé à "revenir par le labeur de l' obéissance à Celui dont l'avait éloigné l'oisive lâcheté de la désobéissance". Ecrite seulement pour les hommes, la Règle s'adresse à quiconque, "renonçant à ses propres volontés, est prêt à militer sous le vrai Roi, le Seigneur Christ, en prenant les très fortes et glorieuses armes de l' obéissance". L'oeuvre est précédée d'un prologue, où est clairement exprimé le sublime programme que se proposait le saint. Elle comprend 73 chapitres, d'une perfection et d'une concision remarquables, d'un ton évangélique et solennel, plein d'autorité, réformateur, mais, en même temps, bienveillant et humain; certains de ces chapitres, remplis de spiritualité, atteignent parfois aux plus hauts sommets de la mystique.

 

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"Les arcanes célestes" est une oeuvre en huit volumes du penseur mystique Emmanuel Swedenborg (1688-1772), publiée à Londres de 1747 à 1758. C'est la première expression de son système théosophique, dont les étapes suivantes furent, en 1758, "Du ciel et de l' Enfer d'après ce qui a été vu et entendu", et en 1771, en sa forme définitive, "La vraie religion chrétienne".

L'ouvrage traite des conditions de la vie future en se fondant sur l'expérience de ce que l'auteur "vit et entendit" pendant treize années où il "jouit de la compagnie et de la conversation des anges comme un homme traite un autre homme".

Le but principal des "Arcanes célestes" est d'exposer le sens intime et figuré de la "Genèse" et de l' "Exode". Les premiers chapitres de la "Genèse" sont un fragment d'un monde antique et ont une signification, non pas historique, mais allégorique (Adam signifie l' Eglise la plus ancienne, et le Déluge sa dissolution; Noé, l' Eglise ancienne tombée dans l' idolâtrie et remplacée par le Judaïsme). Le sens figuré imprègne toutes les Ecritures, à l'exception de certains livres qui ont une valeur naturelle d'édification; elles sont lues au Ciel dans ce sens figuré, sans rapport avec des scènes ou des événements de la vie terrestre. Dieu est amour et sagesse; sa Providence veille sur toutes les créatures et, durant leur vie terrestre, les entoure de tous ses soins pour les préparer à l' éternité la meilleure, mais sans violer leur liberté. Il ne condamne aucune d'elles et, jusqu'en enfer, cherche à adoucir le sort qu'elles-mêmes se sont assigné; l'ordre divin, en effet, ne permet d'entrer au ciel qu'à l' âme repentante et plus ou moins ouverte à l'influence céleste. Le germe du salut peut se développer dans l'autre vie; mais si l'homme est confirmé dans le mal au moment où il termine son épreuve terrestre, le séjour dans le ciel serait pour lui un tourment insupportable. Dieu se manifesta en Jésus-Christ (pour Swedenborg, le seul objet de culte). Il prit, dans le sein d'une humble vierge, une humanité pécheresse, et par toute sa vie d'ici-bas il réalisa notre purification glorieuse, substituant aux éléments terrestres une humanité triomphante grâce à la victoire sur les tentations qui l'assaillirent et surtout sur le supplice de la croix. La mort de Jésus ne fut pas une expiation, mais la domination définitive de la lumière sur les ténèbres, la défaite de la puissance du mal. Comme il n'y avait pas de place pour une rédemption.

La foi, au lieu d'être l'immolation de la raison humaine devant l'incompréhensible, est une croyance fondée sur l' amour, par laquelle l' âme tend vers son Sauveur avec sa pensée et son sentiment. Ce fut pendant sa contemplation des "arcanes célestes" que Swedenborg, au cours de 1757, fut spectateur, dans le Monde des Esprits, du "Jugement dernier" par lequel fut inauguré la "dispensation" de la "Jérusalem nouvelle", annoncée par l' "Apocalypse". Parmi les images particulières de ses visions se trouvent les trois cieux, auxquels correspondent trois enfers. Tous ceux pour qui le principe animateur de vie a été, sur la terre, l' amour de Dieu et de l'homme, vont, à leur mort, au Ciel; mais celui en qui a dominé l' égoïsme va en Enfer. Il n'y a pas de résurrection des corps. Tous les anges ont vécu sur la terre, hommes et femmes: et ils vivent au ciel, avec une sorte de corps fluide, en une société familiale et civile, comme une réplique de la société terrestre, mais dans une félicité et une gloire ineffables. Il y a un état temporaire après la mort: le Monde des Esprits où les bons sont purifiés et les méchants dépouillés de leur masque de bonté. Dieu seul vit, et c'est sa présence en l'homme et dans la création qui leur prête une apparence de vie et nous leur donne l'illusion d'une différence entre les divers êtres, qui sont tous une participation de l'unique nature divine. Cette loi de vie explique aussi, à divers degrés, la conscience, la liberté et la personnalité humaines, qui sans cesse se répandent de Dieu à l'homme.

Les "Arcanes célestes", non seulement sont l'oeuvre la plus importante de Swedenborg, mais furent considérées comme l'une des plus caractéristiques et intéressantes manifestations de la a pensée mystique et théosophique du Nord au XVIIIe siècle.

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Il s'agit d'un ouvrage du philosophe français Emmanuel Levinas (1906-1995). Cet ouvrage développe une critique de la "totalité", c'est-à-dire de l'exigence de savoir absolu de la philosophie occidentale (dont Hegel est l'aboutissement), ainsi que de la vision totalisante qui caractérise tous les grands systèmes philosophiques. Pour Levinas, l' expérience essentielle ne réside pas dans la synthèse, mais dans la relation intersubjective, le face-à-face des humains, la sociabilité, la relation éthique. "Ce livre se présente comme une défense de la subjectivité, mais il ne la saisira pas au niveau de sa protestation purement égoïste contre la totalité, ni dans son angoisse devant la mort, mais comme fondée dans l'idée de l' infini", annonce-t-il dans la préface. L'idée de "totalité" doit être distinguée de l'idée d' "infini", première philosophiquement. L'infini "se produit" dans la relation du même avec l'autre -le terme de "production" devant être compris ici comme effectuation de l'être, exposition ou mise en lumière de l'être. Le lieu de cette "production" est la subjectivité, qui est accueil d'autrui, hospitalité. "En elle se consume l'idée de l' infini."

Le savoir en tant qu'intentionnalité, n'est pas, pour Levinas, adéquation à l'objet mais, au contraire, inadéquation par excellence. Tout savoir suppose l'idée de l'infini dans la mesure où il est capacité de contenir l'infini. Savoir ne signifie pas embrasser la réalité dans sa totalité, mais pouvoir à tout moment excéder les cadres d'un contenu pensé, "enjamber les barrières de l' immanence". L'idée de l'infini meut la conscience. Elle n'est pas représentation de l'infini, mais contient l'activité elle-même; elle est la source commune de l'activité et de la théorie.

La lucidité philosophique et éthique consiste à entrevoir la possibilité de la "guerre". La guerre ne manifeste pas l'extériorité et l'autre comme autre; elle "détruit l'identité du même". Et la paix ne rétablit pas cette identité perdue dans l' aliénation. Il faut instituer, dit Levinas, "une relation originelle et originale avec l'être". Or, c'est le visage de la guerre qui "se fixe dans le concept de totalité qui domine la philosophie occidentale". L' "eschatologie", au contraire, instaure avec l'être une relation qui se situe par-delà la totalité de l'histoire. la paix ne prend pas place, chez Levinas, à la fin de l'histoire. "De la paix il ne peut y avoir qu' eschatologie." La totalité objective ne remplit pas la vraie mesure de l'être. C'est le concept d' infini qui exprime cette transcendance par rapport à la "réalité", "non englobable dans une totalité et aussi originelle que la totalité". Chez les philosophes, l' expérience et l' évidence sont avant tout expérience de la guerre. La philosophie est une tentative de vivre en commençant dans l'évidence mais, pour Levinas, "l' évidence philosophique renvoie elle-même à une situation qui ne peut plus se dire en termes de totalité". Ce qui revient à affirmer que l'eschatologie ne se substitue pas à la philosophie, mais la prolonge.

La situation où la totalité se brise est le face-à-face. Le visage de l'autre est l'éclat de l'extériorité et de la transcendance. L'accès au visage est d'emblée éthique. Le visage est signification, et signification sans contexte. Il est ce qui ne peut devenir un contenu, ce que la pensée ne peut embrasser totalement, l'incontenable et l' infini qui nous mènent au-delà. La vision est recherche d'adéquation. Or, le visage est ce qui ne peut être vu, ce qui ne se réduit pas à la perception que nous en avons. Il y a dans le visage une fragilité, une pauvreté essentielles (le visage est en effet exposé, dénudé),mais aussi une première parole qui énonce un ordre: "Tu ne tueras point". L'autre est en même temps celui ontre lequel je peux tout et à qui je dois tout. Dans l'accès au visage, il y a accès à l'idée de Dieu, à cette idée d' infini qui, comme chez Descartes, exède la pensée. Mais pour Levinas, la relation à l'infini n'est pas un savoir, mais un "désir", le désir étant conçu comme "une pensée qui pense plus qu'elle ne pense ou qui pense plus que ce qu'elle pense". L'idée de l'infini est la condition de toute vérité et de toute objectivité: "C'est l'esprit avant qu'il ne s'offre à la distinction de ce qu'il découvre par lui-même et de ce qu'il reçoit de l' opinion." Si on entend par expérience la relation à l'absolument autre, la relation de la pensée à l'infini -ce débordement dans lequel se produit "l'infinition" de l' infini- est alors l' "expérience" par excellence. Opposer l'infini à la totalité, c'est, pour l'auteur, opposer le respect de l'être à l'appropriation de l'être, l' éthique au savoir. Et poser l'extériorité de l'être comme essentielle, c'est concevoir l' infini comme désir de l' infini, et, par là, poser la métaphysique comme désir et production de l'être comme être-pour-autrui, et non plus comme négation du moi. Le moi se conserve dans sa bonté et son respect de l'être.

La pensée de Levinas, qui signe là son ouvrage le plus important, a été largement influenée par la philosophie israélite, notamment par les travaux de Franz Rozensweig, qui fut le premier à s'élever contre les "totalisations" de la philosophie occidentale.

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Le terme " Sagesse " s'entend en plusieurs sens. Est-elle vertu, savoir, prudence, génie visionnaire, don de l'esprit, puissance prophétique, science politique ? " Moïse alla s'instruire dans la sagesse des Égyptiens " signifie seulement que ce grand législateur était devenu un savant. Les Grecs ont qualifié la sagesse de vertu, afin de la distinguer de la connaissance. Mais comment définir la vertu ? " Prendre les choses comme elles sont et les employer comme les circonstances le permettent, c'est la sagesse pratique de la vie ", écrira Jacques de Lacretelle. Que l'on suive la pente d'une étroite gérance de la vie quotidienne, et la sagesse se réduira à la docilité envers les lois du monde. Un pédagogue se vantera d'instruire un enfant " d'une sagesse admirable ". On a écrit : " Dans les arts, la sagesse est nécessaire. " C'est condamner les Muses à une froide médiocrité. Le saint s'écrie : " Sagesse incréée, sagesse éternelle. " Toute la tradition religieuse distingue la " sagesse du siècle " ou la " sagesse de la chair " de celle de la divinité. Que penser de la sagesse du ciel ? On sait que " la crainte du Seigneur est le commencement de la sagesse ". Faut-il donc comprendre que le néophyte entrera dans la foi par la porte d'une frayeur salutaire et qu'il se " tiendra sage ", comme les enfants, sous la menace d'un châtiment ? Est-il sage ou est-il fou de réprimer l'insurrection permanente de la raison qui, à ses risques et périls, a rendu prométhéenne la culture européenne ? Comment en décider, si la hiérarchie des valeurs du penseur en quête de la vérité " objective " est folie aux yeux d'un sage qui se voudrait seulement utile à la société et si, à l'inverse, la hiérarchie des valeurs du sage qui se veut seulement " utile " est folie aux yeux du penseur ?

Peut-être est-il sage de tenter de se faire un spectacle de la querelle sur la nature de la sagesse. Elle distingue les visionnaires des gestionnaires depuis qu'il existe des cités.

1. Sagesse et philosophie de la personne

Le façonnement le plus répandu d'une sorte de sagesse seulement gestionnaire et strictement utilitaire s'est longtemps armé d'une pédagogie publique vigoureusement fondée sur un corps de doctrine intangible et sévère, lui-même né de l'alliance multiséculaire que la théologie chrétienne avait conclue avec les rigueurs logiciennes de la morale stoïcienne. Le produit culturel engendré par ce type d'apprentissage universel reposait sur un présupposé fort simple : l'argumentation invoquée ex cathedra  était censée fournir aux individus une motivation nécessaire et suffisante à l'acquisition de la vertu. La sagesse des peuples n'était que le fruit naturel de leur connaissance rationnelle du " bien ", que véhiculait une forme de moralité ayant " fait ses preuves ".

Cependant, dès l'aube grecque d'une philosophie de l'individu articulée avec une réflexion sur la nature même de la pensée, Socrate s'était donné pour tâche essentielle de contester radicalement tout mode d'acquisition automatique et traditionnel de la sagesse dans les écoles : cette vertu, disait-il, ne pouvait faire l'objet d'un enseignement facile, qui serait dispensé à tous les citoyens par une science assurée de ses méthodes ou de ses recettes. Dans le Ménon , les propagateurs grassement rémunérés de la sophia  reviendront cousus d'or de Larissa, petite ville située au nord de l'Attique et réputée pour la lourdeur d'esprit de ses habitants ; mais que les Protagoras et les Prodicos aillent donc exercer leurs talents de sophistes à Lacédémone, et ils verront qu'il n'est pas aisé d'en revenir les poches pleines ! De même, dans le Théétète , Socrate renverra aux professionnels patentés de la sagesse les riches jeunes gens dont l'âme ne sera jamais " grosse de rien ".

La discipline civique qui résultera du dressage systématique des citoyens à la vertu de sagesse se révélera assurément réconfortante pour les dirigeants d'un État mené plus fermement par un corps de vérités immuables que par la pensée ; et rien n'est plus rassurant pour la cité qu'une sagesse tenue en laisse par les moyens de vérification de l'administration plutôt que livrée à l'inquiétude et à la précarité qui accompagnent la réflexion. Décrétons donc que l'inculcation systématique des valeurs jugées utiles à la bonne marche des affaires sera obligatoire ; alors nous aurons un État préservé des flottements et dont la vertu cardinale sera de perpétuer, dans son sein, les noces de la puissance persuasive attachée à la logique doctrinale avec une uniformité bienheureuse de l'opinion publique. Malheur à qui doutera des convictions obtenues par des procédés aussi infaillibles : " Si notre État est bien constitué, il doit être parfait ", écrit Platon (La République , IV, 427 e).

De la république idéale du philosophe athénien à celle de Marx, fondée sur les effets paradisiaques de l'abolition de la lutte des classes ; de la république du Paraguay, qui cimentait l'union du platonisme avec le christianisme sous la férule des jésuites du XVIIe siècle et dont s'enorgueillissaient un siècle plus tôt les utopiens et les amaurotes de Thomas More - les candidats au suicide, s'ils survivaient, y étaient sévèrement punis d'avoir prétendu soustraire un bien public à l'État -, toute sagesse que l'Occident a coulée dans le moule métaphysique trouve son origine dans le pacte d'airain avec l'idée sacralisée qu'a scellée une philosophie infidèle à l'enseignement initiatique de Socrate, dont la sagesse était contemplative et d'une tonalité orientale. C'est ainsi que, de Pythagore à Hegel, les méthodes catéchétiques d'édification des croyants par l'enseignement obligatoire de la piété, que l'Église avait solidement mises en place depuis Dioclétien, ont trouvé l'appui de toute la tradition spéculative de la raison européenne. On sait que les épousailles d'une raison dialectique comminatoire avec le rêve d'un bonheur universel et de la sagesse officielle avec une politique tyrannique de la perfection allaient donner naissance au despotisme des " idéodicées " et des idéocraties modernes, toutes fondées sur de redoutables " logiques du concept " ou " idéo-logies ".

Cependant, qu'y a-t-il de radicalement contraire à la nature même de la sagesse véritable de prétendre la fonder non point sur l'ignorance socratique, mais sur un magnificat  bimillénaire de l'idée et sur l'endoctrinement philosophique ou religieux, donc sur la formulation de préceptes jugés efficaces par eux-mêmes et censés agir ex opere operato  ? Pour tenter de l'apprendre, ne faut-il pas commencer par distinguer deux formes d'ignorance si séparées l'une de l'autre qu'elles devraient porter des noms différents ?

Si j'ignore, par exemple, qu'un arbre est planté à un certain endroit, je n'ignore pas que je l'ignore ; et il me suffira d'y aller voir de ce pas pour mettre fin aussitôt à mon ignorance, non point à l'aide de mon intelligence, mais avec le seul secours de mes pieds. Telle n'est précisément en rien la pauvreté de la raison qui intéresse la pensée proprement dite et sur la nature de laquelle Socrate ne cesse d'attirer l'attention de ses disciples, à la manière des maîtres que Husserl appelait les " grands commençants " ; car l'ignorance, dont le sage est l'accoucheur et le père spirituel, est tapie dans l'inconscient du sujet. Quelle figure y fait-elle ? Celle du savoir le plus assuré. De plus, elle s'y présente si fatalement comme vérité intelligible qu'elle ne saurait en aucun cas s'y manifester autrement. En tant que maître de sagesse, Socrate est visionnaire de cette méconnaissance-là. Son enseignement est celui du premier psychanalyste de l'entendement, donc des jugements de la raison ordinaire, celle qui croit nécessairement connaître et comprendre. Sa maïeutique démasque une déraison universelle et cachée, celle que la " sagesse " même de l'ignorant sécrète aveuglément et triomphalement à l'appui de ses prétentions, celle dont il ne cesse de démontrer le bien-fondé à l'aide de preuves construites d'avance, de telle sorte que l'expérience semblera venir confirmer ses dires sans relâche. Mais quelle sera donc l'espèce de sagesse qui inspirera une pensée rendue visionnaire des arcanes de la déraison ?

L'intelligence visionnaire

Pour toute la tradition idéaliste, la sagesse véritable reposait sur la prétention à la connaissance de l'" être " ; et l'" être " passait pour l'" essence " locutrice de la chose. De cette fameuse essence parlante, l'Idée était censée porteuse. Si Lachès est jugé peu sage, dans Platon, c'est parce qu'il prétendait faire la guerre sans savoir, au juste, ce qu'est le courage militaire en son principe, donc en son être logophore. Quant à la déraison d'Hippias, elle se manifestait par la confusion d'esprit qui l'empêchait de distinguer les choses belles du Graal censé les rendre telles, et qui n'était autre que la " beauté idéale " conçue en elle-même et pour elle-même. Il existait donc des signifiants quintessentiels, des dieux idéaux du réel. Mais le concept est-il un temple naturel dans lequel retentirait la parole du sens ? Qu'y a-t-il de trompeur dans le concept ? Cet oracle serait-il piégé à son tour ? Quel serait alors le démon de l'erreur qui se terrerait en lui ?

C'est ici qu'apparaît un nouveau maître de sagesse. Il enseigne que les hiérarchies des valeurs prédéfinissent l'ignorance et la rendent tour à tour innocente ou coupable. Veut-on honorer l'individu comme valeur dominante et en faire la clé du sens ? Alors on remarquera que l'idée d'homme ne sera jamais que l'ombre du " véritable Socrate " ; car Socrate est un " être " infiniment plus riche que le terme abstrait d'humanité, qui prétend inclure ce sage irremplaçable dans l'empire superficiel du concept, mais qui ne fait jamais briller que le faux éclat d'une universalité toute verbale. Pourquoi amputer " Socrate " de sa réalité objective, de sa densité, de son élévation, pour lui substituer une réalité d'autant plus creuse qu'elle sera plus générale ? C'est ainsi qu'avec Abélard, puis avec les nominalistes du XIVe siècle, il est apparu que la connaissance du monde par le relais des idées est nécessairement pauvre et toute partielle, au lieu de plénière et glorieuse. En vérité, le soleil véritable - celui qui resplendissait hors de la caverne - était déjà, aux yeux de Platon, une lumière dont la valeur brillait " au-delà des idées ". De son côté, le christianisme, bien que fondé sur l'incarnation, donc sur une hégémonie du sujet, considéré comme le fondement de toute véritable hiérarchie des valeurs, a toujours refusé de désacraliser l'idée, parce qu'elle est le véhicule par excellence des principes et parce que les principes sont les armes naturelles de l'autorité publique. Tout pouvoir ne se fonde-t-il pas sur un filtrage du réel par les soins attentionnés du concept ? L'abstrait a grand intérêt à arborer la bannière de la plénitude du sens, afin de plier tous les hommes sous son joug égalitaire. Aussi identifie-t-il à son règne la notion de justice. Mais y a-t-il sceptre plus pauvre de contenu que le concept ? Ce César excelle à sélectionner dans le monde les traits qui serviront sa puissance et qui lui permettront d'exercer le commandement en son propre nom, sous les beaux masques du " beau ", du " juste " et du " bien ".

Le sage observe donc les comportements des théories de la connaissance. Il voit les actes du savoir. Les systèmes sont des personnes à ses yeux. Il ne s'arrête pas aux explications que la raison ordinaire élabore ; car il sait que ces explications n'ont pas pour fondement véritable les principes qu'elles invoquent en public, mais les motivations profondes que leur inspire en secret la hiérarchie des valeurs de leurs concepteurs. Les doctrines sont des héros ambitieux de s'emparer de la totalité de l'univers. Elles font flèche de tout bois pour construire le dur empire de leur domination. Leur éclectisme superficiel est truffé de synthèses sonores, de conciliations illusoires et euphorisantes, d'exploits du seul vocabulaire, de compromis naïvement camouflés sous les beaux plumages d'une rhétorique des songes. Le visionnaire des exploits de l'esprit est un spectateur des productions de l'entendement humain. Il les voit se promener devant lui comme des êtres non moins réels que des acteurs sur la scène d'un théâtre.

Le fonctionnement de la raison magique

Quelle sera donc l'erreur que pèsera le " discernement des esprits " qu'ont invoqué, aux côtés des sages, certains grands confesseurs et certains mystiques ? Ce sera la confusion que fait le cerveau ordinaire entre les faits et leur prétendu sens. La raison piégée mélange si bien le monde réel avec les signifiants magiques qu'elle projette sur lui par le relais du langage qu'elle en vient à les confondre - et c'est ainsi qu'elle produit de l'ignorance en forme de savoir.

Les signifiants, en effet, insufflent sans cesse à l'existence des discours habiles. Le monde semblera ensuite venir docilement apporter la preuve du signifiant illusoire sous le pavillon duquel il aura été arbitrairement placé d'avance par le sorcier. Mais une si grave confusion de l'esprit ne sera jamais que l'effet visible et tout extérieur d'une folie de la " raison " autrement profonde que celle de faire tenir un langage rationnel aux choses inertes. Car cette démence-là du cerveau n'est autre que l'idolâtrie.

Qu'est-ce à dire ? Les idoles n'ont-elles pas été de tout temps des objets rendus parlants ? Et un cosmos autoparlant n'est-il pas une idole par définition ? Et aussi le dieu qui prétendra le rendre signifiant et qui servira de haut-parleur à son fabricant ? C'est la découverte que l'inconscient de la raison est la proie des idoles du langage qui arme la sagesse visionnaire de Francis Bacon ; c'est elle qui jette tous ses feux dans l'Éloge de la folie  d'Érasme, où l'auteur décrit les princes de l'Église enivrés de leur fausse parole ; c'est d'elle que témoigne le sourire du Buddha, dont il est dit qu'il est " le sourire de la sagesse la plus profonde " ; c'est elle qui éclate dans le Zarathoustra  de Nietzsche ; c'est elle encore qui est présente dans Les Questions de Milinda au maître Nagatena , dans lesquelles on voit le " sujet " se dissoudre dans l'énumération patiente des innombrables concepts qui se chargent en vain de le saisir ; c'est encore elle qui se montre dans les dernières pages du Théétète  de Platon, où la notion générale de " nez camus " se révèle totalement impropre à cerner la spécificité de nez camus de l'individu unique qu'est Théétète.

Que les systèmes d'explication du monde puissent donc se révéler des créatures aussi inconscientes de leurs actes que de leur complexion ne découle-t-il pas de leur multiplicité même ? Montaigne et Pascal ironisent sur le " combat si violent et si âpre qui se dresse sur la question du souverain bien de l'homme, duquel, par le calcul de Varron, naquirent deux cent quatre-vingt-dix-huit sectes ". Quant à Descartes, il évoque " des palais fort superbes et fort magnifiques, qui n'étaient bâtis que sur du sable et sur de la boue ". Les personnages cérébraux que le sage voit défiler devant ses yeux sont tous nés de l'idole unique dont l'ambition est de faire écouter un discours que tiendraient des corps morts.

Il apparaît donc qu'il serait bien impossible de jamais dénoncer le manque de sagesse des doctrines censées enseigner la sagesse s'il n'existait pas une forme visionnaire de l'entendement, et si l'intelligence était incapable d'observer les constructions de l'esprit qui se sont rendues serves de leurs " explications " du monde. Car ce sont des êtres leurrés par les mirages qu'ils ont attachés à leur propre loquacité. Si les idoles sont aveugles à la forme de savoir que prend leur ignorance, c'est parce qu'elles se sont enfermées d'avance dans les preuves sûres d'elles-mêmes qu'elles se sont données. Ce sera donc cette preuve même qu'il deviendra nécessaire de psychanalyser si l'on veut démontrer comment elle a été construite, de telle sorte qu'elle en viendra à s'imaginer qu'elle teste des vérités signifiantes, et qu'elle les teste au banc d'essai des performances qu'elle invoquera à l'appui de ses dires.

Mais l'expérience portant sur les comportements de la nature n'est jamais que l'expression des rencontres aveugles des choses muettes avec le mutisme qu'expriment leurs rites. Spinoza a dit : " Le concept de chien n'aboie pas. " Les choses non plus. La subjectivité des savoirs parlants est celle d'une idole de l'entendement. C'est pourquoi, à partir de Socrate, toute la philosophie occidentale s'est divisée entre l'élan d'une exploration sans limites de la subjectivité de l'esprit humain, inspirée par le mot d'ordre : " Connais-toi ", d'une part, et la tradition cosmologiste, d'autre part, ambitieuse de conférer une intelligibilité en soi au monde physique, selon la tradition du vieil Anaxagore, lequel prétendait dans le Phédon , deux millénaires avant que Descartes et La Mettrie eussent pris le relais de la pensée mécaniciste, " expliquer " Socrate par la description minutieuse des rouages et poulies de sa " machine corporelle ".

Une analyse visionnaire des constructions de l'imaginaire humain censées conférer l'intelligibilité aux rencontres régulières du monde avec ses propres pistes et ses propres routines conduit le sage à découvrir le dernier ressort des idoles : car, si des prophéties matérielles, fidèles au rendez-vous du calcul, convainquent immanquablement le fou que le réel serait rationnel, c'est seulement parce que prévoir, c'est pouvoir. C'est donc le pouvoir qui convainc en réalité l'idolâtre quand il se croit convaincu par la logique qu'il attribue aux régularités de l'univers. C'est pourquoi Socrate demande ironiquement à Anaxagore qu'il lui explique par des " raisons de mécanique " qu'il ne se soit pas enfui et qu'il ait décidé de se laisser tuer par les Athéniens. Le servant de l'idole dit que la puissance de l'idole est la preuve de la " vérité " de son savoir, alors que ce savoir n'est jamais que le fruit naturel de la prévisibilité des choses, donc de leur monotonie, qu'Ockham appelait des " habitudes " de la nature.

La métamorphose du mesurable en parole du sens règne sur toutes les sciences de la nature, dans lesquelles les notions, toutes politiques et civiques de loi, de règle, de rationalité, sont projetées par une théorie inconsciemment anthropomorphique sur les constances chiffrables de la matière.

La preuve par la force ; la sagesse et la liberté

Le sage ressemble au prophète en ce qu'il pense le " politique " au plus profond. Car le politique est fondé sur des preuves par le pouvoir ; et tout pouvoir se sert de preuve à lui-même à l'aide de sa propre force. Quand le sage observe donc les idoles du langage qui, jusqu'au coeur des théories scientifiques, font reposer la sagesse sur des déités verbales appelées principes, il observe que les systèmes de pensée fondés sur la prévisibilité payante sont césariens par nature. Les idoles de la raison organisent toujours un commandement tantôt dans l'univers inanimé, tantôt dans la cité ; et les deux commandements sont calqués l'un sur l'autre, parce qu'ils découlent du même modèle - celui que fournit une raison en laquelle il est admis d'avance que le pouvoir dit le sens. Les idoles de l'esprit qu'évoquait Francis Bacon sont donc ignorantes en tant qu'elles sont inconscientes de la volonté d'autorité qui les anime et qu'elles exercent sous la bannière de leur pseudo-vérité.

Tout l'Occident pensant s'est donné une intelligibilité du monde fondée sur les prestiges de la parole politique, dans laquelle des rendez-vous vérifiables avec les événements sont censés rendre intelligibles aussi bien la nature que la société. Mais la raison fondée sur la preuve par la force est inquiète. Elle croit toujours manquer de pouvoir. C'est pourquoi elle se met perpétuellement en quête d'une autorité supérieure, qu'elle voudrait rendre si redoutable que ce serait folie, pense-t-elle, de prétendre se soustraire à sa férule. C'est ainsi que la Raison suprême, la Cause suprême, le Bien suprême sont accourus tout au long de l'histoire du savoir pour soutenir, pareilles à des Atlas, des idoles qui se jugeaient insuffisamment éléphantesques et qui voulaient renforcer leur omnipotence en se mettant sous la protection d'un supérieur hiérarchique encore plus majestueux qu'elles-mêmes.

Mais comment se fait-il qu'elle se sente si fragile, la preuve du " sens " du monde - " rationnel " ou " divin " - qui lui serait conféré par le relais d'une parole de la force, qu'elle soit immanente au monde ou transcendante à lui ? Cette fragilité ne vient-elle pas de ce que la notion de fondement, même flanquée de la solennelle cohorte des " fondements suprêmes ", sera condamnée à produire de la sagesse sur le mode coercitif, dit " causal ", de telle sorte que l'action prétendument sage s'expliquera pitoyablement comme la conséquence nécessaire de la puissance impérative qu'exercerait tel ou tel fameux " fondement de la sagesse " sur la liberté du sage ? Or elle ne vaudra jamais rien, la sagesse qui serait motivée par une " nécessité logique ", à la manière dont la chute des corps passe, dans l'imaginaire du savant, pour rationnellement motivée par la " loi de la chute des corps ". Quand Socrate réfute Anaxagore, il refuse de se soumettre à une sorte d'instance locutrice, réputée servir d'instance raisonnable aux objets inanimés et en quelque sorte fournir le verbe à la nature. S'il a refusé de sauver son corps, c'est que la liberté du sage est dans sa volonté ; et sa volonté de subir le verdict des Athéniens dit que la force ne peut agir que sur la matière de son corps, non sur le " vrai Socrate ". Celui-ci est un tout autre être que celui dont Criton s'imagine qu'il va " le soulever, le transporter, l'enfouir en terre ".

Plus on expliquera au sage sa sagesse par quelque " nécessité morale ", qui s'époumonnerait à se proclamer suprême, plus il sourira de voir les fous " à pompettes, à pilettes, à sonnettes " qu'évoquait Rabelais brandir leurs entités magiques. Raison, Dieu ou Souverain Bien, personnages pleins d'une majesté et d'une sérénité empruntées, qui prétendent dispenser leurs commandements intéressés à une humanité agenouillée devant eux. Il n'y a de sagesse véritable que celle qui se réclame d'une autonomie absolue. Les théologiens l'ont si bien compris qu'ils ont attribué aux Célestes la faculté d'être eux-mêmes la cause et le fondement de leur sagesse, tellement toute déité qui se verrait soumise à quelque puissance capable de la rendre sage serait entièrement privée de sagesse véritable.

Quelle est donc la source du regard incapturable que le sage porte sur les idoles de l'avoir et du pouvoir, sinon le néant qui " fonde " la conscience de " soi " sur sa propre insaisissabilité ? C'est le néant qui nourrit l'angoisse ontologique du sage. Car l'angoisse qu'il ressent devant son propre être, il l'assume, tandis que l'idolâtre la conjure ou l'exorcise avec le secours de l'idole qu'il invoque à l'appui de son prétendu " être ", et afin de se conférer l'" être ". Alors que l'idolâtre s'agrippe compulsionnellement à un objet sacralisé et qu'il croit sauveur, le sage sait que la conscience véritable n'a pas d'" être " et s'évanouit dans le néant. C'est pourquoi il voit l'ignorant dans son ignorance la plus profonde, celle d'ignorer comment il aliène son absence à lui-même au plus profond de sa conscience par le moyen d'interlocuteurs imaginaires, à l'aide desquels il prétend devenir à son tour un objet discernable, à l'instar des haut-parleurs cosmiques auxquels il demande précisément ce grand service-là, les appelant sans relâche à son secours afin qu'ils lui permettent enfin de se cerner lui-même, de se définir et d'échapper au néant.

Tandis que les savoirs ordinaires enclosent l'homme dans ses diverses possessions visibles - et en font le détenteur, par exemple, du savoir du législateur, de l'homme politique, du bon citoyen -, la " science " du sage dissout l'" être " du sujet dans le rien. Saint Bernard s'apitoyait sur une dévote couverte de bijoux ; c'était de chaînes, disait-il, qu'il la voyait couverte. C'est que le sage est dépossédé non seulement du " monde ", mais de son propre " être ". Il est dissous dans le néant qui l'habite et qui lui donne la terrible liberté en laquelle il cesse de paraître à lui-même comme un " objet " de connaissance. Le sage sait qu'il est " chu " dans le monde. Mais il sait, depuis Socrate, qu'il peut refuser de " se rendre à Mégare " pour " exister ".

Le sage et le sceptique ; sagesse et histoire ; sagesse et politique

On voit que le visionnaire n'a rien de commun avec le sceptique. Si les savoirs trompeurs qui enivrent les doctrines font les hommes liges, le scepticisme apparaît au sage comme une simple inversion des asservissements que forgent les idoles conquérantes ; car, en lieu et place de la fausse souveraineté que donne la sclérose de la conscience dans un dogmatisme fossilisé par sa propre omnipotence, le scepticisme jette l'esprit dans le désert d'un monde rempli d'idoles désenchantées, pleurant sur elles-mêmes et inconsolables d'avoir perdu leurs atours. Le sceptique vit de ses regrets. Il ne connaît qu'un vide stérile, né de l'écroulement des systèmes. Alors que le sage boit à la source vive de l'intelligence élévatoire qu'est un néant nourricier de la conscience visionnaire, le sceptique gémit de ce que l'évanouissement des ombres auxquelles il rêvait de s'arrimer solidement le livre à la délectation morose d'un désabusement complaisant à lui-même. Il ne parle que naufrages et désastres, mais avec une secrète satisfaction ; et il affiche la vanité de n'être plus dupe de rien. Le monde a été réduit en cendres à ses yeux quand les fétiches qui le soutenaient autrefois se sont effondrés - il s'imagine avoir perdu le paradis, non être sorti de l'enfer de l'illusion. Il n'aperçoit jamais les êtres en l'acte même de leur allégeance à l'erreur, en l'aliénation de leur transcendance, en leur soif de s'enchaîner à leurs exorcismes. C'est seulement du monde, dont les prestiges le fascinent toujours, qu'il est le spectateur. S'il est savant, il demeure tout entier à l'écoute des oracles par la voix desquels la nature, à force de donner aveuglément rendez-vous à ses propres redites, était censée " parler raison ". Il est l'idolâtre dépité d'un cosmos qui l'a trahi à cesser de se montrer logophore. Son doute porte entièrement à faux, parce qu'il continue d'ignorer la nature de son ignorance. Il ne sait pas que les preuves expérimentales qui l'ont si vilainement trahi étaient fausses non en ce que leurs observations n'auraient pas été fiables, mais en ce que leur fiabilité prouvait tout autre chose que ce qu'elles étaient censées démontrer : le mutisme d'un monde certes prophétisable, donc payant, et non son intelligibilité. Le sceptique est incapable de radiographier la preuve par la force. C'est un avare qui a perdu sa cassette. La nature a fait faux bond aux filières imperturbables qui rassuraient la théorie et par la grâce desquelles le modèle devenait loquace à force de se répéter. Du coup, le sceptique croit avoir perdu, avec la prévisibilité, la " causalité " et le " déterminisme ", comme si ces mots avaient jamais été porteurs de rationalité, et comme si une nature imprévisible et fantasque était nécessairement moins " causale " et " déterminée " qu'une nature routinière. L'ignorance du sceptique est étroitement attachée à l'imprécision de son vocabulaire, qui lui fait qualifier de rationnel et de parlant tout ce qui veut bien se révéler généralisable, donc conceptualisable, dans la nature et dans la société.

Le pacte spirituel que la sagesse occidentale a scellé avec un néant fécond, qui rend l'intelligence visionnaire des pièges de l'avoir sous les savoirs, remonte au vieux Parménide, le voyant originel, qui refusait qu'on dotât le non-être d'une nature observable, donc qu'on le cernât à l'aide du concept d'existence et qu'on éteignît ainsi le feu de son vide inspirant. C'est Parménide, le " père " de Socrate, qui a vu dans le néant la demeure abyssale de la conscience, tandis que Platon, le " parricide " dans Le Sophiste , voulait déjà qu'on conférât l'existence au néant et qu'on " assassinât " de cette façon le vieux Parménide. Mais l'" existence " du néant, telle que la dialectique idéaliste prétendra la démontrer, ne sera jamais qu'intramondaine. Ce néant-là pourra inspirer de beaux traités aux philosophes étrangers à la dimension contemplative de la sagesse. Socrate, méditant à Potidée du lever au coucher du soleil, n'est pas un dialecticien ; et il ne traite pas de la nature " objective " du néant - il vit en lui et par lui.

C'est la transcendance de la conscience qui rend heuristique le regard du sage sur la politique. Observons donc le rapport qu'entretient le regard visionnaire avec le spectacle de l'histoire rendue " objective ", et demandons-nous ce que les esprits nés pour voir le monde à partir de la nuit qui le fonde ont à apprendre au sociologue, au moraliste, au législateur. Ces spécialistes du plein jour ne voient-ils pas fort bien, eux aussi, que les orthodoxies travaillent jour et nuit à leur autoconsolidation ? Qu'elles renforcent sans cesse leurs moyens d'assujettissement à leur empire ? Que leurs sbires sont chargés de maintenir les traditions du commandement qu'elles ont forgées tout au long des siècles ? Qu'elles sont armées jusqu'aux dents et qu'elles brandissent des signes d'adhésion et d'exclusion redoutables ? Qu'elles mettent en place des tribunaux chargés de frapper d'anathème les exclus et de bénir les fidèles ? Que l'excommunication et la canonisation sont leurs arguments par excellence ? Que la science, l'art, la philosophie sont alors sommés de faire allégeance à leur souveraineté ? Que leur logique passionnelle, leur académisme, leur conformisme généralisé ruinent les sociétés tout autant que le scepticisme, qui dissout toute hiérarchie des valeurs dans un " tolérantisme " dégradé ?

Mais ce n'est pas ainsi que le visionnaire, s'il est habité par les ténèbres, pèse le politique. Ici encore, il ne voit que des hommes dans la déroute de leur liberté la plus secrète, celle dont ils fuient avec terreur la solitude. L'intelligence du sage voit constamment réunis dans un même spectacle la scène brillante du monde et l'homme qui veut se donner figure sur ce théâtre. Cet agité fait sonner le monde haut et fort, alors que c'est seulement sa propre image dans le monde qui façonne sa parole. " Je me suis colleté avec le néant ", écrit Stendhal. " J'ai arraché des idées à la nuit et des mots au silence ", écrit Balzac. Les Balzac et les Shakespeare de la connaissance ressemblent à l'Éveillé. C'est la condition humaine qu'ils gardent sans cesse et tout entière devant les yeux ; et ils ne peignent l'histoire qu'au travers de ce puissant et tragique réflecteur. Au moraliste benoît de peser les systèmes de pensée à la balance de leurs propres performances sociales et politiques ; au sage de spectrographier la " comédie humaine " en sa logique interne et à l'écoute de la résonance que lui confèrent le faible degré de liberté véritable et la forte dose de servitude volontaire dont elle est l'exacte réplique.

Ce ne sera donc pas principalement en raison de leur inefficacité que le sage condamnera les hiérarchies sociales censées garantir l'ordre public et les appels fétichistes à l'autorité des traditions, car il porte un jugement sur le monstre politique que Platon appelait le " gros animal " et dans le ventre duquel les individus ne sont jamais que les esclaves d'une machine aveugle. Mais, en même temps, le sage voit bien clairement que les assujettis à la bête mettent toujours eux-mêmes en place - et nourrissent sans cesse de leur dévotion assidue - un commandement qui les asservira en retour à leur triste piété ; et ce sera toujours vainement qu'ils accuseront ensuite le système de les condamner à la servitude, alors que celle-ci ne survivrait pas une seule heure au refus intérieur et absolu des citoyens de reconnaître son autorité. Aussi l'idole abattue se reconstruit-elle instantanément. Tout esclavage est consentant et même désiré aux yeux du sage, parce que les esclaves, comme La Boétie l'a montré dans son traité De la servitude volontaire , acceptent de recevoir les offrandes que l'idole leur présente en échange de sa légitimation par ses servants. C'est pourquoi toute idole n'est jamais que le portrait en pied de ses adorateurs. Peu d'hommes politiques ont possédé la sorte de sagesse qui est aussi le sommet du " courage propre à la raison et à elle seule " qu'évoquait Socrate dans le Lachès .

Quand l'homme politique est un sage, tels Lycurgue, Solon ou Marc Aurèle, c'est qu'il est visionnaire de la peur des hommes ; mais ce n'est pas d'une peur tout ordinaire qu'il est le spectateur : c'est d'une peur ontologique et qui confine à l'effroi. Qu'est-elle donc, cette terreur, sinon l'expression de l'angoisse la mieux cachée au coeur de tous les savoirs sûrs d'eux-mêmes, celle qui naît de ce que jamais aucune autorité autre que celle de l'homme, habilement déguisé en Dieu par les devins, se soit fait entendre dans le cosmos ?

De même, la raison politique pourra bien sceller alliance avec une morale toute pratique, dont elle se fera une fidèle servante. Cette sorte d'intelligence des affaires publiques se révélera largement suffisante pour analyser les chemins de la décadence des nations et même de la décomposition des sociétés quand elles ont eu l'imprudence de se fonder sur un dogmatisme politique ou religieux. Elle condamnera donc l'erreur politique à bon droit, en faisant valoir une lapalissade : à savoir qu'une société qui s'effrite ou se dissout n'est pas bâtie sur des fondements solides. Mais la sagesse visionnaire va bien au-delà de ce genre de constat, dont la platitude même garantit la solidité. Ce qu'elle observe dans les sociétés construites sur quelque orthodoxie intellectuelle ou mythique, c'est que des règles statistiques, à force de conjurer la solitude dernière de la conscience humaine par la fausse sécurité qu'elles dispensent, engendrent progressivement une dictature de la lettre tellement désastreuse que les citoyens, hier encore rassurés par l'idole inébranlable de leur foi triomphalement immobile, commencent de souffrir, dans leur inconscient, de refouler leur liberté et leur responsabilité au plus profond d'eux-mêmes et de renier leur dignité véritable. Ce sera bientôt sans conviction vivante qu'ils obéiront à leur idole ; ce sera bientôt du bout des lèvres qu'ils se soumettront à ses rites ; ce sera bientôt à la lettre seulement de ses commandements qu'ils feront allégeance. Les sociétés fermées s'écroulent d'avoir voulu conjurer à l'aide de leurs prêtrises la vie héroïque et dérélictionnelle de l'intelligence, qui demeure obstinément béante sur le vide, l'ignorance et l'abîme.

De même, l'homme politique et le moraliste pourront parfois donner l'illusion qu'ils sont capables d'observer réellement l'autre forme de la sclérose des esprits et du dessèchement des âmes, celle qu'entraîne la victoire du scepticisme. Car une civilisation qui jette à bas ses idoles confites en dévotion peut tomber dans la licence, provoquer une indifférence mortelle des citoyens et pervertir la hiérarchie des vraies valeurs au point d'éteindre le feu de l'intelligence et de provoquer le retour du dompteur-sauveur. Telle est bien souvent l'oscillation fatale des sociétés entre l'anarchie et l'ordre policier.

Mais c'est bien autre chose que voit la sagesse visionnaire. Par-delà le triomphe ou l'échec des divers systèmes de respiration politique de l'humanité selon les types " ouverts " ou " fermés " d'organisation et de commandement des nations, ce qu'elle observe, c'est l'errance de la conscience humaine quand elle est sevrée du feu dévorant de la quête comme de la soif qui désaltère dans la " nuit de l'entendement ". C'est précisément à demeurer inassouvie que l'âme du sage s'éprouve éveillée et obstinément vivante. Elle sait que, si la vérité n'est pas l'apanage d'une idole bavarde, censée posséder le savoir et en dispenser l'enseignement, elle est non seulement " fuyante ", mais " inexistante ". Or c'est cette " inexistence " qui livre les sages à un feu secret et dévorant. " La sagesse est la forme la plus dure et la plus condensée de l'ardeur, la parcelle d'or née du feu, non de la cendre " (Marguerite Yourcenar).

Ruses et candeur du sage

Comment se fait-il que des sages aient soutenu, bien au-delà du raisonnable, des régimes politiques fondés sur des fétiches et des polices ? C'est que la raison visionnaire, observant les relations mi-apeurées, mi-triomphales que l'infirmité de la raison humaine entretient depuis des millénaires avec la pensée magique, en a quelquefois conclu que les idoles ont joué dans le passé un rôle civilisateur. N'ont-elles pas arraché les premiers hommes à leur léthargie animale ? N'ont-elles pas permis de fonder des cités encore barbares sur un minimum de solidarité ? N'y fallait-il pas le moyen fascinatoire d'un totem central ? Un rassembleur verbal à adorer provisoirement n'était-il pas nécessaire à l'origine ? Comment une parole fondée sur l'autorité d'un homme serait-elle aussi facilement acceptée de tous que celle d'un être certes imaginaire, mais entouré de mystère ?

Il semble cependant que certains sages aient cru sincèrement qu'ils parlaient au nom d'un dieu qui se serait emparé de leur esprit. Mais comment ne pas voir que les poètes du ciel qui s'exercent à faire discourir un oracle à leur place ne cessent pas un instant de juger leur oracle, tantôt sévèrement, à la manière d'Abraham, tantôt avec plus d'indulgence ? On observe que le sage créateur enjoint inlassablement à la divinité de bien dire au public ce qu'elle doit lui dire et de bien faire ce qu'elle doit faire si elle tient à se montrer digne de la haute sagesse politique que seul le sage s'efforce vaillamment de lui attribuer. C'est pourquoi on voit le dieu changer constamment de sapience et de raisonnement au cours des siècles et se soumettre docilement à la logique de ceux qui le font parler. Il suffit donc d'observer les métamorphoses de la sagesse divine que l'histoire des peuples lui a imposées pour assister au déroulement d'un film passionnant - celui qui retrace l'histoire du rêve de la parole humaine de donner un sens au monde, et qui est aussi l'histoire de la conscience. Si la théologie est une forme éprouvée et prestigieuse de la littérature fantastique, comme J. L. Borges l'a écrit, ce fantastique-là offre aux Champollion de la parole sacrée le plus riche des hiéroglyphes à déchiffrer.

On observera d'abord que le dieu cosmique se montrera toujours divisé, sur le modèle du sage qui lui sert de ventriloque, entre une sagesse transcendantale et une sagesse qui est seulement de ce monde. Le visionnaire s'adressera donc à l'oracle tantôt comme à l'écho de sa propre liberté - donc en apostrophant le néant insaisissable qui symbolise son être même -, tantôt comme au père législateur, au chef politique de l'humanité, au précepteur, au policier suprême, au fondateur et au garant de la moralité publique. Alors le dieu-idole se révélera aveugle à l'idole qu'il est à lui-même, puisqu'il ne possédera pas la sagesse, mais seulement les qualités d'un bon gestionnaire ; mais, quand il possédera la sagesse, il disparaîtra aussitôt du champ de la conscience de son poète et s'évanouira dans l'abîme, aux côtés du sage qui l'aura invoqué, tant il est vrai que la conscience chue dans le monde et " y prenant figure " n'y peut prendre que figure d'idole. Entrons donc un instant dans cette histoire.

2. La sagesse dans la Bible

Les Anciens avaient représenté la sagesse sous les traits d'Athéna. C'était pensivement appuyée sur sa lance que la déesse-guerrière, née tout armée du crâne de Zeus, surgissait aux regards des mortels sous le ciseau du sculpteur ou le pinceau du peintre. Mais la reine des batailles tenait un rameau d'olivier à la main ; car la sagesse politique enseigne que la paix n'est jamais que la récompense du plus fort. La déesse incarnait également l'intelligence ; car sagesse et raison cheminent de conserve. Il ne manquait à la déesse aux bras blancs, protectrice de l'astucieux Ulysse, que d'avoir dicté des ouvrages. L'idée de transformer les Célestes en écrivains n'est apparue qu'avec le judaïsme. Le bénéfice le plus précieux que l'art de la politique a retiré de ce génial artifice a été de permettre au sage de paraître confier publiquement au ciel lui-même le soin de rédiger, par la main de ses fidèles secrétaires, les préceptes de la morale élémentaire et pratique qui assure la bonne marche des sociétés.

Aussi, dans la Bible, le sage et la divinité se partagent-ils équitablement les mérites qu'ils s'attribuent généreusement l'un à l'autre. C'est ainsi que la sagesse de Salomon est proclamée " plus grande que celle de tous les Orientaux et que toute celle de l'Égypte " (I Rois, V, 9-14 ; cf. X, 6 s., 23 s.) ; mais elle passe pour un don particulier que le roi aurait obtenu par les prières répétées qu'il n'a cessé d'adresser à son alibi et support invisible, dont il est censé tenir la plume avec le moins d'indignité possible. De même, Joseph est salué comme un administrateur avisé, mais il tient toute sa sagesse de l'inspirateur tout-puissant dont il est réputé n'être que le docile scripteur (Gen., XLI-XLVII).

Le combat contre la lettre

Ce dédoublement de la personnalité est constant chez les Prophètes, qui se laissent tellement habiter par leur double littéraire qu'ils se sentent devenir comme un objet entre ses mains. Les Grecs appelaient " enthousiasme ", c'est-à-dire possession intérieure par les dieux, et les Romains divinus afflatus  (Cicéron) l'état de transe inspiré par une aliénation créatrice. Une religion fondée sur l'écriture va révéler toute sa fécondité spirituelle quand les sages commenceront d'oser proférer une parole jaillie des profondeurs du néant qui est l'hôte abyssal de la conscience. Aussi la manière dont les rédacteurs de l'Ancien Testament ont progressivement imposé une séparation entre la forme pratique de la sagesse, d'une part, et la hauteur visionnaire, d'autre part, est-elle fort révélatrice. Car il est dit que le sage devra posséder un " coeur capable de discerner le bien et le mal " (I Rois, III, 9) - mais, précisément, la distinction traditionnelle entre un bien et un mal autrefois prédéfinis de manière immuable par la divinité sera profondément revivifiée par le génie des grands visionnaires du politique que seront les Prophètes. La sorte de sagesse trop bien apprise et qu'un long usage a fétichisée sera dûment disqualifiée. La parole de l'oracle était tombée entre les mains des gardiens de la lettre, les scribes. Or toutes les sociétés croient se consolider à se donner pour armure un corps de préceptes rigoureux et éternels, qui soumettront les consciences à la poigne d'un ritualisme sévère. C'est ainsi que meurent le sens et la finalité véritables des lois. Cicéron disait déjà : Summum jus, summa injuria  - pour signifier aux conservateurs dans le Sénat que la stricte application de la lettre des Douze Tables conduisait au comble de l'injustice par le triomphe absurde d'une liturgie judiciaire formaliste, chargée d'étouffer l'équité, qui est la loi suprême de la sagesse politique.

Quand le sage selon l'Ancien Testament combattra donc la sclérose du droit théocratique avec le secours d'un bon sens supérieur, il proclamera que l'espèce de psittacisme sacré des serviteurs de la lettre en a fait des usurpateurs éhontés de la parole divine (Gen., III, 5 s.). Ce sera la ruse du serpent qui sera censée avoir attiré ce genre de lettrés et leur avoir inspiré une sagesse fallacieuse (Gen., III, 1). Les scribes se verront accusés de suivre des voies tout humaines qui " changent en mensonge la Loi de Jahveh " (Jér., VIII, 8). Ils préféreront leurs propres vues à celles de la divinité. " Malheur à ceux qui sont sages à leurs propres yeux, avisés selon leur sens propre " (Is., V, 21). Leur " sagesse tournera court " (Is., XXIX, 14). Pour avoir méprisé la parole de Jahveh, ils seront pris au piège (Jér., VIII, 9). Ce sera par la rigueur du châtiment du ciel que la sagesse véritable sera alors enseignée à ces esprits égarés (Is., XXIX, 24). Les raideurs du sens littéral donnent un vêtement simpliste à la sagesse et la font paraître d'autant plus convaincante aux ignorants qu'elle sera momifiée davantage. Aussi s'agissait-il de désacraliser la sottise et de diviniser l'intelligence. Jésus et saint Paul ne feront que reprendre le combat contre les scribes. " La foi venue, écrira l'Apôtre des gentils, nous ne sommes plus sous un pédagogue. Car vous êtes fils de Dieu " (Gal., III, 25-26) ; et " celui qui vit sous un pédagogue est encore un esclave " (Gal., IV, 1-2). La sagesse nouvelle conjurera le danger de paralysie que l'hyperdévotion à l'égard de la loi faisait courir à l'humanité. Certes, dit le sage, les peuples périssent dans l'indiscipline ; mais ils étouffent dans le culte des règlements aveugles, qui ne les renforcent qu'en les fossilisant. On voit que la sagesse biblique n'est pas encore visionnaire du jeu des idoles dans les profondeurs de l'inconscient. Le Prophète se contente de supplier le peuple d'Israël, au nom d'une divinité menaçante, de comprendre enfin ses intérêts à longue échéance. Ce sera davantage une crainte dissuasive que la liberté des " enfants de Dieu " qui rendra salutaire la divinité (Prov., IX, 10 ; Sir., I, 14-18 ; 19-20).

Les nouveaux écrivains sacrés, qui ont assuré l'ascension politique des scribes dits inspirés - ceux qui donneront naissance à la littérature sapientielle -, pensent que la sagesse à courte vue des conseillers royaux conduira le pays à la catastrophe ; mais ensuite, la " vraie sagesse " pourra enfin imposer son empire. Son fondement sera la " loi divine ". Elle fera d'Israël la seule nation sage et intelligente. Mais sa sagesse demeurera terre à terre. Les Socrate d'Israël ne sont encore que des citoyens mieux organisés et plus équilibrés que les autres. Leur nouvelle maturité politique aura le mérite de garantir la stabilité de l'État et de préserver du moins le peuple des aventures inconsidérées. Le sage n'est encore qu'un homme à la recherche des biens (Prov., VIII, 21 ; Sag., VII, 11), de la sécurité (Prov., III, 21-26), de la grâce et de la gloire (Prov., IV, 8 s.), de la richesse et de la justice (VIII, 18 ss.).

La sagesse personnifiée

Mais une nouvelle révolution littéraire va dédoubler la divinité en personnifiant la sagesse. Devenue un être autonome, une sorte de déesse, qui relaiera la parole céleste, la sapience sera une bien-aimée qu'on cherchera avidement (Sir., XIV, 22 s.), une mère protectrice (XIV, 26 s.), une épouse nourricière (XV, 2 s.), une hôtesse hospitalière (Prov., IX, 1-6). Promue au rang de " souffle " et d'" haleine " de Dieu lui-même, mais dotée d'une existence séparée, sa gloire sera une effusion directe de celle du Tout-Puissant et un reflet de sa lumière éternelle. À ce titre, la nouvelle Athéna sera comblée d'honneurs ; elle habitera dans le ciel (Sir., XXIV, 4) où elle partagera le trône de Jahveh (Sag., IX, 14) et vivra dans son intimité (VIII, 3). Elle préfigurera le Saint-Esprit des chrétiens.

L'identification du sage au relais " divin " qui lui sert de prête-nom ne cesse cependant de progresser. Le dernier prophète d'Israël jettera enfin le masque sacré sous lequel le sage cachait jusqu'alors sa parole. Jésus osera déclarer : " Qui vient à moi n'aura plus faim, qui croit en moi n'aura plus soif " (Jn, VI, 35 ; cf. IV, 14 ; VII, 37 ; Is., LV, 1 s. ; Prov., IX, 1-6 ; Sir., XXIV, 19-22). Il ira même jusqu'à évoquer sa propre préexistence dans le sein de la divinité, et cela dans les termes mêmes qui définissent la sagesse divine : car il se dit le premier-né avant toute créature et l'artisan de la création (Col., I, 15 ss. ; cf. Prov., VIII, 22-31).

Naturellement, la " sagesse divine ", désormais confondue à celle du premier sage qui a eu l'audace et le génie d'incarner carrément le dieu censé l'habiter, continuera de s'exprimer dans les termes traditionnels des maîtres de sagesse de l'Ancien Testament : comme eux, elle édictera des règles de la vie pratique (Mt., V-VII) et s'exprimera par proverbes et paraboles. Mais le sage, désormais complètement identifié au relais oraculaire qui lui a si longtemps servi de haut-parleur littéraire, et devenu, par conséquent, " Dieu " en personne, proclamera que tout homme devra incarner " Dieu " et se rendre à son tour consubstantiel à lui. Il dira, dans la patristique latine : " Deus homo factus est ut homo deus fieret  - Dieu a été fait homme afin que l'homme devînt Dieu. " Toute la patristique des Églises d'Orient fera de ce message l'essence même du christianisme, tandis que la théologie romaine édifiera le puissant corps doctrinal dans lequel l'homme tendra à devenir un simple sujet, entièrement subordonné au pouvoir hiérarchique de l'Église.

Certes, la sagesse de l'Église orthodoxe ne proclamera pas que la divinité n'a jamais eu d'existence objective autre que celle de l'homme capable de la faire parler ; et qu'il y a seulement de grands et de petits poètes du ciel. C'est qu'il serait irréaliste d'anéantir un personnage qui a conquis une existence politique mondiale et dont la vie protéiforme et les oeuvres innombrables ont embrassé trois millénaires de l'histoire des hommes sous la plume des visionnaires qui n'ont cessé non seulement de développer et d'approfondir sa personnalité, mais d'en adapter sans relâche les traits principaux aux circonstances fluctuantes de l'histoire, lesquelles exigent des métamorphoses et des enrichissements perpétuels de ce haut représentant du destin objectif de l'humanité. De même qu'Unamuno a pu écrire une admirable Vie de don Quichotte et de Sancho Pança     , les écrivains sacrés ont écrit la biographie d'un Dieu qui conservera éternellement la sorte de beauté et de sagesse que ses Cervantès lui ont attribuée et qu'Adam, se reconnaissant en lui d'âge en âge, ne cessera de lui conférer.

Fatalité de l'idolâtrie et sagesse pratique

La conservation d'un oracle qui fasse entendre sa voix dans quelque empyrée n'est-elle pas politiquement plus rationnelle que le renoncement pur et simple au puissant instrument d'autolégitimation de l'autorité de l'État qu'est un pouvoir proférateur censé venir d'ailleurs et tenu pour transcendant au monde ? Le Buddha lui-même qui, cinq siècles avant Jésus, alors que les Grecs commençaient à peine de rire de leurs dieux, rejeta toutes les idoles dans les ténèbres pour fonder la sagesse sur la seule conscience spirituelle du sage n'a pas tardé à se métamorphoser à son tour en une nouvelle idole ; et, depuis plus de deux millénaires, les moulins à prières tournent devant la statue de l'Éveillé. La sagesse pratique n'a-t-elle pas raison de rappeler que les dieux ne manquent pas de s'incarner en des chefs sanglants sur la terre quand ils ont cessé de descendre dans leurs images sacrées, et qu'il vaut mieux canaliser l'idolâtrie naturelle de l'esprit humain vers les temples que de la laisser ravager la terre sous les traits redoutables des Césars ? Si l'espèce humaine n'est décidément pas mûre pour conquérir la liberté du sage, est-il sage de l'armer prématurément d'une lucidité dangereuse, ou est-il plus sage d'attendre qu'Adam soit devenu digne du Buddha ?

C'est pourquoi l'écrivain sacré chrétien, ayant conquis la dignité d'assistant du ciel aux côtés de Jésus, ne va pas cacher qu'il partage avec le dieu le commandement de tout l'univers. Paul proclamera, en coadjuteur du Christ, qu'il a " reçu grâce et mission d'apôtre " pour conduire " toutes les nations " à la foi, donc à l'obéissance nouvelle. Aussi la Lettre aux Romains est-elle un traité politique complet, de même que le Coran, dont la première sourate dira : " Hommage à Dieu, souverain de l'univers. " Car islam  signifie " soumission ". Le césarisme céleste pourra se reconstituer entièrement. Bourdaloue pourra s'écrier : " Quand Dieu se montrera pour la seconde fois au monde, ce sera sous le visage le plus effrayant, et la foudre à la main. " Le jugement de Dieu sera " sans grâce et sans compassion ". " Une justice sans miséricorde ne lui convient pas tandis que nous sommes sur la terre ; mais elle lui conviendra quand le temps des vengeances sera venu. " Alors " aux dépens des pécheurs, lui-même juge et arbitre dans sa propre cause, il entreprendra de se satisfaire ". Ce Dieu qui exercera " sa justice toute pure à peu près comme nous l'exerçons envers nos plus déclarés ennemis " sera tel que " ce qui est en nous dureté, dans Dieu sera sainteté : ce jugement sans miséricorde que la charité nous défend et dont on nous fait un crime, c'est ce qui fera sa gloire. "

Si le sage nouveau, quoique inspiré par la consubstantialité de Jésus avec la divinité, continue cependant de rendre loquace le ciel punitif ancien, c'est qu'il n'a aucune raison de renoncer aux attributs politiques irremplaçables de l'Olympe. Aux yeux de saint Paul et de saint Pierre, " omnis auctoritas a Deo  - tout pouvoir vient de Dieu ". " Soyez soumis à cause du Seigneur à toute institution humaine ; soit au roi comme souverain ; soit aux gouverneurs comme envoyés par lui " (I Pierre, II, 13-14). Mais la croix est aussi un Janus politique : signe d'obéissance à Dieu dans le sacrifice, signe de victoire sur tous les Césars par la résurrection, elle engendre des théologies obédientielles et des théologies de la libération en vertu même de la géniale ambiguïté des mythes religieux.

Seule une certaine balance, qu'on appellera " hiérarchie des valeurs ", permettra de savoir s'il est sage de dire la solitude cosmique de notre espèce et si le genre humain doit devenir tellement intelligent qu'il osera regarder sa déréliction sans périr d'angoisse dans les " espaces infinis " qu'évoquait Pascal, ou bien si, notre espèce se révélant décidément incapable d'un tel exploit de sa raison sur son " île déserte ", il faudra la bercer éternellement de songes profitables à son aveugle contentement intellectuel. Cette question n'a jamais été résolue depuis que Socrate comparait les hommes à des enfants qui préfèrent des mets succulents qui leur gâtent l'estomac, et que leur préparent d'habiles cuisiniers, aux amers remèdes, mais excellents pour la santé de l'intelligence, que de sages médecins voudraient leur faire prendre. Mais qui dira si la sagesse véritable est celle des Prométhée de la conscience éveillée ou celle des miséricordieux qui rappellent que " les grandes pensées viennent du coeur " ? Depuis les origines de la philosophie, on cherche en vain la juridiction suprême qui fonderait la valeur capable de peser la valeur de ces valeurs si opposées.

C'est à Lucifer que Goethe fait dire, dans Faust  : Am Anfang war die Tat  (Au commencement était l'acte), donc la puissance politique. Ce serait alors folie d'immoler l'intelligence critique sur l'autel du " mensonge utile " (Nietzsche). Mais Montesquieu a dit, de son côté, que c'est " une grande folie de vouloir être sage tout seul ". Et pourtant, seuls des sages voués à la solitude de l'esprit ont écrit le long martyrologe des combattants de la conscience. Ceux-là n'ont-ils pas lutté contre la folie des puissants et de leurs idoles ? Ceux-là n'ont-ils pas été les guerriers d'une dignité humaine véritable ? Ceux-là n'ont-ils pas jugé que l'homme ne serait digne de sa divinité que s'il devenait pensant ? Ceux-là n'ont-ils pas écrit que l'homme est à lui-même son propre inventeur ?

Voici : d'entre les feuilles une Figure vint.Une figure vint à la lumière,dans la lumière,[...]Et celui-ci n'était " Ni Ange ni Bête ".[...]HOMME fut cet événement :Tel est le nom que je te donne.Paul VALÉRY(" Paraboles pour accompagner douze aquarelles, de P.-A. Lasart)

Mais, si le visionnaire pense qu'il se fera mieux comprendre à dire la sagesse par la bouche d'un alter ego olympien, pourquoi ne ferait-il pas prononcer au ciel ces belles paroles : " Je ne t'ai donné ni visage, ni place qui te soit propre, ni aucun don qui te soit particulier, Adam, afin que ton visage, ta place et tes dons, tu les veuilles, les conquières et les possèdes par toi-même. Nature enferme d'autres espèces en des lois par moi établies. Mais toi, que ne limite aucune borne, par ton propre arbitre, entre les mains duquel je t'ai placé, tu te définis toi-même. Je t'ai placé au milieu du monde, afin que tu pusses mieux contempler ce que contient le monde. Je ne t'ai fait ni céleste, ni terrestre, ni mortel, ni immortel, afin que, de toi-même librement, à la façon d'un bon peintre ou d'un sculpteur habile, tu achèves ta propre forme " (Pic de La Mirandole, Oratio de dignitate hominis , trad. de Marguerite Yourcenar).

Il faut croire que l'identification du dieu au sage a progressé avec les siècles, puisque Pic a été jugé impie par l'Église pour avoir, le premier, parlé de " théologie poétique ", alors que Claudel a pu, sans subir les foudres de l'excommunication, substituer tranquillement au Traité de la connaissance de Dieu et de soi-même  de Bossuet un Traité de la co-naissance de Dieu et de soi-même .

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Les Confessions de saint Augustin

12273198291?profile=original(Confessiones). Il s'agit dune oeuvre fondamentale, avec la "Cité de Dieu", de saint Augustin (Aurelius Augustinus, 354-430), écrite vers 400, quand il était depuis cinq ans déjà évêque d' Hippone. Elles contiennent l'histoire spirituelle du saint, la formation de sa pensée et de son initiation mystique, de sorte qu'elles constituent à la fois une grande oeuvre philosophique et une dramatique biographie. Elles sont divisées en treize livres: on y trouve d'abord le récit de l'enfance d'Augustin, enfance sur laquelle s'étend déjà l'ombre du péché; reprenant une conception manichéenne, Augustin critique l' innocence enfantine, faisant remarquer que, déjà dans son âge le plus tendre, l'homme est fatalement porté vers la faute ou du moins vers l'apaisement de ses sens (premier livre). Vient ensuite l' adolescence: dans le souvenir d'un petit vol commis alors, nous trouvons une claire allusion à sa conception du péché comme déviation d'un bien: en volant quelques pommes vertes, il ne recherchait pas en effet la chose volée, mais il voulait simplement affirmer sa liberté. Or la liberté est une bonne chose dans son sens absolu, en tant que liberté de l'esprit en face des passions, mais elle devient une faute quand on la considère relativement à l'individu, comme moyen de soustraire l'individu à la loi morale pour sa propre satisfaction (second livre). Les premières années de sa jeunesse sont dominées par deux épisode: la lecture de l'"Hortensius" de Cicéron, qui charme le jeune homme par ses belles paroles, et les séductions des manichéens qui, prêchant la doctrine d'une double divinité, celle du bien et du mal, aidaient en quelque sorte Augustin à expliquer le problème du péché, si fortement senti par lui dès ce moment (troisième livre).

Les expériences juvéniles continuent: son caractère se révèle passionné et ambitieux et, dans l'enseignement comme dans l'étude, l'ambition s'efforce d'atteindre son but, tandis que dans son sentiment généreux de l'amitié, son caractère ardent cherche à s'exprimer. La mort d'un ami frappe violemment Augustin: mais quel est donc ce mal métaphysique, ce mal fatalement enraciné dans l'existence qui naît et qui meurt? Tout comme le mal moral, le mal métaphysique est la déviation d'un bien: il n'apparaît comme mal que lorsqu'on le considère relativement à nous-même, mais il se révèle un bien quand on le projette dans l'ordre de l'univers et dans ses finalités dernières. Ainsi les larmes qu'il verse sur la mort de son ami sont causées par ce sentiment de l'individualité (quatrième livre). Mécontent du manichéisme et des élégances de la rhétorique, vers laquelle il s'était tourné, Augustin part pour Rome, rêvant de gloire; mais à Rome ses disciples le déçoivent, et le voici à Milan où l'on peut écouter les sermons de saint Ambroise (cinquième livre). Il en ressent une très vive impression: mais, comme par réaction, son tempérament fougueux l'étouffe, le pousse dans des aventures amoureuses, le fait tomber dans une terreur angoissée de la fin (sixième livre).

Finalement, voici un rayon de lumière: ce n'est pas encore le Christianisme, mais quelque chose qui en est comme la première marche, le néo-platonisme. Des néo-platoniciens, Augustin apprend à concevoir une divinité incorporelle, sans limites et sans formes. Pour nouvelle que soit cette notion, il distingue ici nettement les deux conceptions: les néo-platoniciens arrivent à l'idée de Dieu, mais non à son amour; ils en saisissent l'abstraction, mais non son essence d' infinie bonté (septième livre). Toutefois la barrière est brisée; sa bouillonnante imagination est libérée de l'image, peut s'élever jusqu'à la divinité, et peu à peu elle s'affine par l'élan mystique et arrive nécessairement à l' intuition. Au cours d'une profonde crise spirituelle,  Augustin entend une voix: "Prends et lis!" Il ouvre un Nouveau Testament: un passage de l' "Epître aux Romains" l'illumine, il court vers sa mère, sainte Monique, qui a toujours désiré sa conversion et il trouve l'apaisement dans ses bras. Ces dernières pages du huitième livre, ainsi que celles du neuvième, ne cessent de s'élever, préparant ainsi les livres dixième et onzième, dans lesquels sont rapportés le colloque mystique avec sa mère, son extase, et la mort de celle-ci: ces pages comptent parmi les plus belles de la littérature mystique.

Dans le dixième livre, commence la partie plus particulièrement spéculative, avec l'analyse du problème de la connaissance: Dieu ne peut être connu par la connaissance rationnelle, qui a son origine dans les sens et qui, par conséquent, ne peut s'exercer que sur les choses situées dans le temps et dans l' espace. Dieu, en effet, (onzième livre), est en dehors du temps: le temps n'a pas de réalité, c'est un acte psychique, une distension de l'esprit constituée de trois inexistences: le passé qui n'est plus, le futur qui n'est pas encore et le présent qui, si petit qu'il soit, est toujours fait de passé et de futur. Il n'y a de réel que l' éternel, que nous pouvons imaginer comme un présent continuel; et Dieu est dans l' éternité. Le douzième livre recherche dans les anciennes Ecritures la révélation de ces vérités: en effet, les Ecritures font connaître la vérité à travers un symbolisme universel, accessible à tous: les simples l'y trouvent sous des formes élémentaires, les savants en découvrent l'essence profonde. Mais comment est-il possible à l'homme, qui est dans le temps, de connaître Dieu, qui est dans l'éternité? Le treizième livre répond à cette question: la connaissance de Dieu est innée chez l'homme, dans ses trois certitudes inséparables: être, savoir et vouloir. L'homme ne peut douter qu'il est, et il veut être; or ces trois certitudes sont justement les symboles de la Trinité innés chez l'homme: l'être absolu (le Père), le savoir absolu (le Fils), l'absolue volonté (le Saint-Esprit). Le livre se termine dans la contemplation de toute la création à la lumière de cette vérité.

Ecrites au cours de l'une des périodes les  plus dramatiques de l'histoire de l'humanité, les "Confessions" constituent la base de toute la pensée moderne. C'est une véritable épopée de la conversion chrétienne, résumée dans le drame intérieur d'un homme, drame dans lequel s'expriment tous les éléments passionnels et théoriques d'une expérience. Dans la littérature de tous les temps, rares sont les oeuvres qui, comme celle-ci, montrent dans leur unité indissoluble, le développement d'une expérience spéculative en même temps que celui d'une expérience religieuse et humaine.

 

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Si la recherche sur la gnose et les gnostiques n'a jamais connu de période de latence, elle est, à l'époque contemporaine, frappée d'une crise de ferveur particulièrement intense. Travaux et congrès se multiplient. Nombre de chaires autrefois consacrées à l'étude du Nouveau Testament sont désormais occupées par les laudateurs, non de l'Évangile, mais des collections gnostiques, devenues par emphase publicitaire «racines de notre civilisation», ou encore «zen de l'Occident». Engouement inévitable lorsque les textes récemment découverts -notamment près de Nag' Hammadi, en Haute-Égypte - arrivent sur le marché, engouement explicable par la croyance au mystère qui les nimbe, mais engouement qui n'évite ni la myopie des anciens chasseurs d'hérésies, ni le pathos des adeptes de l'ésotérisme.

Le mot «gnostique» est une étiquette commode qu'ont utilisée les anciens compilateurs de catalogues d'hérésies pour désigner toutes formes d'interprétation de la Bible fondées sur le rejet partiel ou total de l'interprétation reçue dans l'Église, et à laquelle ont recouru les modernes pour décrire une constante ou une convergence d'idées qui sous-tend la plus grande partie de la littérature philosophique et religieuse des premiers siècles de l'ère chrétienne.

Après avoir évoqué les aspects historiques, l'essence et la signification du gnosticisme, puis fait l'inventaire des collections dont on dispose à son sujet, on examinera les caractéristiques respectives des deux usages du terme «gnostique» et l'on s'efforcera de dégager trois points significatifs qui peuvent autoriser son application à une production littéraire homogène et strictement limitée.

 

1. Le gnosticisme

 

Aspects historiques

 

Un certain type de connaissance

 

La gnose (du mot grec gnysiv) peut se définir comme une connaissance salvatrice, qui a pour objet les mystères du monde divin et des êtres célestes, et qui est destinée à révéler aux seuls initiés le secret de leur origine et les moyens de la rejoindre, et à leur procurer ainsi la certitude du salut, que celui-ci soit obtenu ou non par une collaboration entre la grâce divine et la liberté humaine. L'idée de ce type de connaissance est apparue très probablement dans le judaïsme, à l'époque et dans le milieu même où est né le christianisme, et elle est restée vivante à la fois dans le christianisme, orthodoxe ou hérétique, et dans les mouvements religieux (tel le mandéisme) apparentés au judaïsme ou au judéo-christianisme.

Afin d'éviter des confusions ou des imprécisions, on réservera le terme «gnose» à ce type de connaissance religieuse et l'on n'utilisera le terme «gnosticisme» que pour désigner un mouvement religieux très particulier: l'ensemble des sectes ou des écoles qui, durant les premiers siècles du christianisme, ont eu en commun une certaine conception de la «gnose», qui fut rejetée par l'Église chrétienne orthodoxe.

La «gnose» propre au «gnosticisme» a pour première caractéristique de dissocier création et rédemption; le monde sensible est crée, ou, du moins, totalement dominé, par des puissances ou mauvaises ou bornées, parmi lesquelles le Dieu de l'Ancien Testament, le Yahvé du peuple juif, joue un rôle prépondérant. Ce Démiurge ignore ou veut ignorer ou veut faire ignorer l'existence du Dieu transcendant et bon qui est la source du monde spirituel. Les âmes des hommes qui possèdent la «gnose» sont émanées de ce Dieu suprême, elles sont d'essence spirituelle et prisonnières du monde sensible. Le Dieu transcendant envoie donc le Sauveur, le Christ, pour délivrer ces âmes d'élus, les ramener à leur origine et les rassembler à nouveau dans le «Plérôme», c'est-à-dire le monde spirituel. Ainsi, le salut qui résulte de la «gnose» n'est pas l'effet d'une collaboration entre la grâce divine et la liberté humaine, mais il est seulement conscience d'être sauvé, connaissance de l'issue heureuse du combat entre des Puissances qui transcendent l'homme. Philosophes grecs et chrétiens orthodoxes reprocheront donc au «gnosticisme» de prétendre atteindre au salut et à la perfection sans effort moral, sans une véritable transformation de l'homme. Pour le «gnosticisme», le gnostique est sauvé par nature.

 

Les sources

 

Les premiers indices de l'existence du courant d'idées désigné par le terme de gnosticisme se trouvent dans le corpus des écrits néotestamentaires, notamment dans la Première Épître aux Corinthiens (VIII, 1) et dans la Première Épître à Timothée (VI, 20) qui parle «des mots creux et des antithèses de la pseudo-gnose». Viennent ensuite les réfutations des Pères de l'Église qui donnent d'abondants détails sur les systèmes gnostiques. Ce sont, au IIe siècle, Irénée de Lyon; au IIIe siècle, Tertullien, Clément d'Alexandrie, Origène et l'auteur des Philosophoumena; au IVe siècle, Épiphane de Salamine et Augustin. Très importante aussi, parce qu'elle va à l'essentiel, est la réfutation du gnosticisme en quatre traités (30 à 33 dans l'ordre chronologique) par le philosophe Plotin vers le milieu du IIIe siècle.

La presque totalité de la littérature gnostique originale, écrite en langue grecque, a disparu, par suite de son rejet par la Grande Église. Néanmoins, les Pères de l'Église nous ont conservé d'intéressants extraits, notamment la Lettre à Flora de Ptolémée, reproduite par Épiphane, et les Excerpta ex Theodoto, recueillis par Clément d'Alexandrie.

Toutefois, un certain nombre d'écrits gnostiques existent en traduction copte. La relative indépendance du christianisme copte, à partir du IIIe siècle, les possibilités de conservation qu'offrait le désert égyptien expliquent ce hasard heureux. Grâce à ces traductions, qui pour la plupart datent du IIIe et du IVe siècle, la littérature gnostique est beaucoup mieux connue. On a découvert vers 1945, près de Nag' Hammadi, en Haute-Égypte (à 100km au nord de Louksor), une jarre contenant treize volumes de papyrus. Leur publication est en cours. Les textes déjà publiés et traduits sont d'un intérêt capital.

Les genres littéraires propres à la littérature gnostique sont assez variés. Il y a tout d'abord un certain nombre d'évangiles apocryphes: d'ordinaire le Christ est censé y révéler à un personnage privilégié (apôtre, ou disciple, ou sainte femme) un enseignement secret. On peut énumérer comme oeuvres gnostiques de ce type la Sagesse de Jésus-Christ, le Dialogue du Sauveur, la Pistis Sophia, le Livre du grand traité initiatique, l'Évangile de Thomas (qui est un précieux recueil de logia de Jésus), le Livre de Thomas l'Athlète, plusieurs livres de secrets attribués à Jean et à Jacques l'Évangile de Marie et, enfin, bien qu'il ait plutôt la forme d'une «méditation sur l'Évangile», L' Évangile de Vérité, un des textes les plus importants du Codex Jung, probablement composé par Valentin lui-même, le célèbre chef d'école gnostique. On trouve aussi des apocalypses destinées à faire connaître la géographie céleste et les mots de passe indispensables au franchissement des frontières gardées par les anges; il existe ainsi une Apocalypse d'Adam, une Apocalypse de Paul (racontant le voyage céleste de Paul jusqu'au dixième ciel), deux Apocalypses de Jacques. D'autres écrits ont la forme d'Actes des Apôtres; ils sont fondés sur l'idée que le Christ aurait confié une tradition secrète à ses apôtres, notamment à Jacques et à Jean. Le lyrisme, dans le gnosticisme, s'exprime parfois sous la forme psalmique (Psaume de Valentin, Psaume des Naassènes). Il n'est pas sûr que les merveilleuses Odes de Salomon soient une oeuvre gnostique. Enfin, la forme des traités dogmatiques est également employée par les docteurs gnostiques: on peut citer parmi les écrits découverts à Nag' Hammadi, la Lettre à Rheginos sur la Résurrection, le Traité tripartite, l' Hypostase des archontes, le Traité 5 du Codex II, la Lettre d' Eugnoste, le Saint Livre du grand Esprit invisible.

 

Écoles et chefs d'écoles

 

Selon les Pères de l'Église, les plus anciens chefs d'écoles gnostiques se situeraient au Ier siècle. Ce seraient Simon le Magicien (originaire de Samarie) et son disciple Ménandre. Mais c'est surtout le IIe siècle qui est le siècle du gnosticisme. Lorsque Irénée de Lyon écrit sa Réfutation des systèmes gnostiques en 180, presque toutes les écoles gnostiques se sont manifestées et développées. Antioche, Alexandrie et Rome sont les grands centres du mouvement. À Antioche, au début du IIe siècle, Saturninus (ou Sartornil) enseigne une gnose qui se rattacherait à la tradition de Simon le Magicien. À Alexandrie, dans la première moitié du IIe siècle, Basilide professe une doctrine qui comporte des éléments philosophiques très importants et très curieux. C'est aussi en Égypte, vers la même époque, que se déploie l'activité de Carpocrate et de son fils Épiphane; Isidore aurait, dans son écrit Sur la justice, professé le communisme des biens et des femmes. Venant d' Alexandrie, Valentin fonde à Rome, vers le milieu du IIe siècle, une école qui aura une influence dans tout l'Empire. Ses disciples les plus célèbres sont, en Occident, Ptolémée (l'auteur de la Lettre à Flora) et Héracléon (commentateur de l'Évangile de Jean); en Orient, Théodote (dont on connaît assez bien l'enseignement grâce à Clément d'Alexandrie) et Marc le Mage.

Sur d'autres sectes, l'auteur des Philosophoumena, Irénée et Épiphane fournissent un certain nombre de renseignements. On ne sait rien de leur fondateur ni du milieu dans lequel elles se sont développées, mais on apprend que certains gnostiques s'appelaient Ophites ou Naassènes, c'est-à-dire les «Sectateurs du Serpent» (ophis en grec, naas en hébreu); il s'agit du serpent de la Genèse, invitant Ève à la connaissance (gnose) du Bien et du Mal et à la révolte contre le Créateur mauvais, et du serpent d'airain, identifié par Jean (III, 14) au Christ en croix. À ces spéculations inspirées par l'exégèse de l'Ancien et du Nouveau Testament, les Ophites ajoutaient, semble-t-il, des interprétations allégoriques de mythes grecs (Attis, Osiris). Celse, le polémiste antichrétien du IIe siècle, avait vu lui-même un diagramme, dessiné par les Ophites, et représentant la structure de l'Univers sous la forme de cercles concentriques, parmi lesquels le serpent Léviathan avait sa place. Une autre secte, celle des Barbélognostiques, donnait une place importante à une figure mythique, Barbelo, mère du mauvais Créateur de ce monde.

Au IIIe siècle, le mouvement gnostique continue à s'étendre. À Rome même, on sait par Plotin que des gnostiques fréquentaient son école. Porphyre, le disciple de Plotin, avait été chargé par son maître de réfuter des écrits qui étaient en la possession de ces gnostiques et dont ils s'enorgueillissaient. Il s'agissait notamment d' apocalypses de Zoroastre, de Zostrien, de Nicothée, d'Allogène et de Messos. On a effectivement retrouvé à Nag' Hammadi des écrits d' Allogène, de Messos et de Zostrien. Dans son De abstinentia (I, 42), Porphyre ferait allusion à des gnostiques qui se considèrent comme l'«abîme de la puissance et de la liberté». À Alexandrie, Clément et Origène attestent la permanence du gnosticisme.

Au IVe siècle, le gnosticisme, refoulé par l'Empire chrétien, semble se réfugier aux frontières de celui-ci. Épiphane raconte que, venu en Égypte aux environs de 335 avec le désir de se faire moine, il rencontra des gnostiques et que certaines femmes de la secte cherchèrent à le séduire. C'est probablement au IVe siècle qu'il faut situer la communauté gnostique de Nag' Hammadi. La variété des éléments qui composent la bibliothèque (livres valentiniens, séthiens, hermétiques) montre la curiosité de cette communauté. Mais la période créatrice semble alors terminée. Peu à peu, les sectes gnostiques vont disparaître définitivement, du moins en Occident. Plus tard, tel ou tel phénomène religieux pourra bien faire penser à la résurgence du gnosticisme. Mais la tradition est rompue: il s'agira tout au plus de néo-gnosticismes ou de phénomènes ne possédant que des analogies avec le courant ancien.

On a peu de renseignements sur l'organisation des communautés gnostiques. Les Pères de l'Église leur reprochent surtout soit de refuser tout sacrement, soit de parodier les sacrements, notamment en pratiquant la communion sous des espèces sexuelles ou sanglantes. La seule étude d'ensemble qui réunisse les éléments les plus sûrs et les plus complets sur la vie de ces communautés gnostiques a été donnée par H.-C. Puech dans ses cours au Collège de France en 1955-1956. S'il est vrai que certaines sectes rejetaient tout sacrement et ressemblaient plus à des écoles de philosophie qu'à des Églises, il n'en reste pas moins que le sacramentalisme et l'organisation ecclésiale se sont de plus en plus développés dans le gnosticisme. Au baptême, certaines onctions étaient pratiquées. Il existait des lieux fixes de réunion et de culte. Dans le culte des sectes gnostiques, la vénération du fondateur de la secte, du «révélateur de la gnose», a une importance toute particulière: c'est ainsi que les Simoniens honorent l'image de Simon le Magicien, que les Carpocratiens célèbrent l'anniversaire de la mort d' Épiphane, le fils de Carpocrate, et les Bardesanites, très probablement, l'anniversaire de la naissance de Bardesane. De telles pratiques se retrouvent dans le manichéisme.

 

L'essence du gnosticisme

 

Le gnosticisme est un phénomène extrêmement complexe et très difficile à définir exactement. Tantôt il semble se confondre avec le christianisme de la Grande Église: il est souvent presque impossible de dire si certaines oeuvres, comme les Odes de Salomon par exemple, sont orthodoxes ou gnostiques; tantôt on le distingue mal du judaïsme, du judéo-christianisme ou de la philosophie hellénique. Pourtant il a été violemment rejeté à la fois par le christianisme orthodoxe et par l' hellénisme. Il s'agit donc, pour définir son essence, de découvrir les motifs pour lesquels il a été repoussé par ses adversaires. Dans ce phénomène complexe qu'est le gnosticisme, il faut distinguer les composantes qui lui sont propres de celles qu'il partage avec d'autres doctrines.

 

Composantes non distinctives

 

Un premier élément de définition se trouve dans la notion de gnose elle-même. On connaît la célèbre définition donnée par le gnostique Héracléon: «Ce n'est pas seulement le baptême qui est libérateur, mais c'est aussi la gnose: Qui étions-nous? Que sommes-nous devenus? -Où étions-nous? Où avons-nous été jetés? -Vers quel but nous hâtons-nous? D'où sommes-nous rachetés? -Qu'est-ce que la génération? Et la régénération?» La gnose est donc bien une connaissance salvatrice qui révèle à l'homme le secret de sa descente ici-bas (la génération) et de son retour à l'origine (la régénération). Elle explique au gnostique la raison de sa présence dans ce monde-ci, par quels chemins célestes il est descendu, alors qu'il est d'un autre monde, supérieur et transcendant. Mais ce trait, bien que commun à tous les systèmes gnostiques, ne leur est pas spécifique. Les interrogations «D'où suis-je venu?», «Qui suis-je?» se trouvent chez les philosophes païens, par exemple chez Porphyre (De abstinentia, I, 27), et une philosophie comme celle de Plotin explique, elle aussi, à l'âme humaine pourquoi elle est tombée dans ce monde-ci et comment elle peut rejoindre sa véritable essence spirituelle. D'autre part, des chrétiens de la Grande Église comme Clément d' Alexandrie et Origène (et après eux Evagre du Pont, Denys l'Aréopagite, Maxime le Confesseur) n'hésiteront pas à proposer aux «spirituels» une gnose, qui est également une connaissance de la véritable origine et de la véritable destinée de l'âme.

Il est vrai que la «gnose» du gnosticisme n'est pas seulement une connaissance de la destinée de l' âme, elle est une connaissance révélée à des privilégiés, qui leur permet de connaître des secrets du monde céleste, la topographie et l'histoire du monde divin et angélique. C'est un trait commun à toutes les sectes du gnosticisme, et il les distingue radicalement des philosophes helléniques, qui s'en tiennent toujours à la représentation hiérarchique traditionnelle distinguant monde supracéleste, sphère des fixes, sphères des planètes et monde sublunaire. Mais cet élément, commun à tout le gnosticisme, se trouve également chez Clément d'Alexandrie et Origène. Pour ces derniers aussi, la gnose est la connaissance de la topographie des demeures célestes, habitées par les hiérarchies angéliques; pour eux aussi, elle est la connaissance des mondes superposés ou successifs à travers lesquels l'âme doit s'élever vers le Repos suprême. Le gnosticisme prétend certes puiser cette connaissance dans des traditions secrètes confiées par le Christ à Paul, aux Apôtres, aux disciples, qui les transmirent à des maîtres spirituels, dont les gnostiques sont les héritiers. Ces traditions sont d'ailleurs des traditions exégétiques, c'est-à-dire qu'elles enseignent comment interpréter spirituellement les textes de l'Ancien Testament ou les paroles du Christ et ses paraboles. Mais Clément d'Alexandrie et Origène prétendent, eux aussi, connaître des traditions secrètes concernant l'exégèse. C'est à celles-ci qu'ils devraient leur connaissance des mystères secrets de la gnose. La «gnose» commune à ces chrétiens orthodoxes et au gnosticisme apparaît donc comme une méthode exégétique qui découvre des «secrets», des «mystères» dans les textes sacrés, tout spécialement dans le récit de la Création. On entrevoit que cet idéal «gnostique» remonte à des traditions juives et judéo-chrétiennes, à des spéculations judaïques sur le sens secret de la Bible et sur la topographie du monde céleste. Dans les Évangiles synoptiques mêmes, on trouve la trace de ces préoccupations, par exemple dans Matthieu (XIII, 11): «À vous, il a été donné de connaître les secrets du royaume des cieux, aux autres, il n'a pas été donné de les connaître, c'est pourquoi je leur parle en paraboles, afin que [...], entendant, ils n'entendent pas et ne comprennent pas.»

Le thème du «voyage céleste» n'est pas non plus une caractéristique exclusive du gnosticisme. Les ouvrages gnostiques abondent évidemment en descriptions des mondes ou demeures célestes par lesquels l'âme doit passer pour retourner dans le monde du Père. Aux frontières se tiennent des anges douaniers qui contrôlent son passage. Le gnostique doit connaître les mots de passe et les symboles, les signes de reconnaissance qui lui permettront de franchir ces barrières. Il existe même une barrière de feu, l'épée de feu dont parle la Genèse, que les âmes ne peuvent franchir qu'après une longue purification. Tous ces thèmes, chers au gnosticisme, sont aussi familiers à beaucoup d'écrivains ecclésiastiques opposés au gnosticisme, comme Clément, Origène ou Tertullien. Notamment, ces derniers pensent que les martyrs sont seuls capables de franchir immédiatement et sans purification la barrière de feu. Ces thèmes, finalement, remontent au judaïsme, tout spécialement à la littérature apocalyptique.

L'âme, dans ce voyage céleste, remonte vers l'origine d'où elle était descendue en ce bas monde. L'ascension suppose une descente: l'âme, consubstantielle au monde divin, est tombée ici-bas. Peut-on dire que cette représentation soit propre au gnosticisme et que celui-ci serait caractérisé par l'idée d'une dégradation du divin? Il s'agit certes d'un thème commun à tous les systèmes du gnosticisme. Du Dieu transcendant, inconnu, indicible, émane un monde divin ou Plérôme, constitué d'un certain nombre d'entités (généralement appelées «éons», c'est-à-dire «mondes» ou «périodes») hiérarchisées et groupées en couples (syzygies) comprenant une puissance masculine et une puissance féminine. Cette représentation mythique ne doit pas être comprise grossièrement: elle sert à désigner un processus analogue à la génération du Logos par la Pensée divine dans la théologie chrétienne orthodoxe. Ce Plérôme est complet en lui-même et fermé par la Limite (Horos). Le dernier éon, en général de nature féminine, appelé Sophia par les Valentiniens, Barbelo ou Mère des vivants par d'autres gnostiques, est envahi par la «passion», c'est-à-dire qu'il est victime d'un désir désordonné. Selon les Valentiniens, la Sophia a voulu voir l'infinité du Père transcendant, alors qu'elle en est incapable. Ce désordre l'entraîne hors du Plérôme, elle devient la Sophia Achamoth, la Mère du Démiurge, du Créateur du monde sensible.

À s'en tenir aux grandes lignes, au schème général de ce mythe, on a donc tout d'abord une opposition d'un monde intelligible et d'un monde sensible, et ensuite une explication de l'apparition du monde sensible qui suppose que la dernière puissance du monde intelligible, pour une raison quelconque, s'incline vers le bas et produit, directement ou indirectement, le monde sensible. Ce schème de la dégradation du divin n'est pas propre au gnosticisme. Il correspond à la structure de toutes les doctrines platoniciennes au IIe et au IIIe  siècle. Il apparaît chez Numénius et chez Plotin. Chez ce dernier, par exemple, le monde divin comprend l'Un, le Monde des Idées, ou Intellect, et l'Âme. Celle-ci est donc de nature divine et demeure toujours dans le monde intelligible. Pourtant, à partir d'elle, naissent des âmes individuelles qui normalement devraient demeurer elles aussi dans le monde divin, mais elles se laissent entraîner par la passion: désireuses de rejoindre leur image dans le miroir de Dionysos (Enn., IV, III, 12, 2), prises de souci pour une portion de l'univers, elles sortent du monde purement spirituel, inclinent vers la matière, font ainsi naître les corps.

L'opposition entre un Dieu transcendant, principe du monde intelligible, et un Dieu créateur, démiurge inférieur qui évite au premier le contact avec la matière impure, n'est pas non plus caractéristique du gnosticisme. Bien que le personnage du Démiurge, opposé au Dieu transcendant, soit à peu près commun à tous les systèmes gnostiques, il s'agit finalement d'une notion élaborée à propos de l'exégèse du Timée de Platon et commune à tous les systèmes platoniciens. La caractéristique du gnosticisme, on le verra plus en détail, est de concevoir ce Démiurge comme mauvais et de l'identifier au Dieu de l'Ancien Testament.

De l'opposition entre le monde sensible, oeuvre du Démiurge, et le monde intelligible, émanation du Dieu transcendant, les philosophes grecs tirent une conséquence apparemment identique à celle du gnosticisme; le véritable moi de l'homme n'est pas de ce monde; sa présence ici-bas est la conséquence d'une chute; il doit redécouvrir sa véritable origine, retourner, par la contemplation, dans le monde divin qui est sa vraie patrie.

Ainsi, ni l'idée de gnose, ni l'idée de révélation de secrets célestes, ni celle de voyage céleste, ni celle de la dégradation du divin, ni celle de Démiurge, ni celle de l'origine transcendante du moi ne sont caractéristiques du gnosticisme.

 

Composantes caractéristiques

 

Qu'est-ce donc qui caractérise le gnosticisme? Pourquoi a-t-il été rejeté aussi bien par Clément d'Alexandrie que par Plotin?

Il y a tout d'abord une raison commune aux chrétiens et aux philosophes. À leurs yeux, le gnosticisme ruine toute morale. Plotin reproche aux gnostiques de ne jamais parler de la vertu: «Or, dit, sans la vertu, Dieu n'est qu'un nom» (II, IX, 15, 22). De la même manière, Clément d'Alexandrie reproche aux partisans de Basilide de croire que nous sommes tirés comme des marionnettes par des forces naturelles, en sorte qu'il n'y a plus ni volontaire ni involontaire (Stromates, II, III, 12, 1). Il ne s'agit évidemment que d'une conséquence du système, mais elle en révèle bien l'essence. Le gnostique se considère comme sauvé par nature, parce que sa nature pneumatique est émanée du monde transcendant et doit y retourner. Les non-gnostiques ne sont que de nature «psychique»; ils ne peuvent espérer rentrer dans le Plérôme. Les éléments hyliques (la matière) seront consumés par le feu. Dans une telle conception, le salut n'est ni le résultat d'un effort moral, ni l'effet d'une grâce divine. La chute comme le salut restent finalement extérieurs à la liberté humaine. Les âmes sont tombées dans le monde sensible par suite d'un drame qui leur est étranger. Une Puissance mauvaise a créé le monde sensible. Les âmes des gnostiques s'y trouvent prisonnières malgré elles. Leur malheur vient seulement du lieu où elles se trouvent. Lorsque est vaincue la Puissance mauvaise, leur épreuve prend fin; elles retournent dans le Plérôme. Leur salut consiste dans un changement de lieu, résultant lui-même d'une lutte entre des Puissances supérieures.

Plotin, Clément, Origène reprochent aux gnostiques de décliner toute responsabilité dans le mal et de rendre le Créateur responsable de celui-ci. Pour les gnostiques, le monde sensible est créé -ou, au moins, entièrement et absolument dominé -par une Puissance mauvaise, ou inconsciente, ou bornée, ou passionnée, ou désordonnée. C'est elle qui est responsable du mal physique et du mal moral que l'on constate dans le monde sensible. De telles affirmations sont un scandale pour Plotin, qui pense que les âmes individuelles sont responsables de leur destinée et que le monde sensible est un déploiement normal des possibilités du monde intelligible: «Les gnostiques admettent, dans l'intelligible, des générations et des corruptions de toute sorte, ils blâment l'univers sensible; ils traitent de faute l'union de l'âme et du corps; ils critiquent celui qui gouverne notre univers; ils identifient le Démiurge à l'âme et lui attribuent les mêmes passions qu'aux âmes particulières» (II, IX, 6, 58). Les affirmations gnostiques sont un scandale pour les chrétiens aussi, qui admettent que le monde a été créé par Dieu ou par le Fils de Dieu. C'est précisément sur ce point que le gnosticisme s'oppose le plus au christianisme de la Grande Église. Il identifie en effet le Démiurge mauvais ou borné au Dieu de l'Ancien Testament, à Yahvé, qui, selon le récit de la Genèse, a fait le ciel et la terre. Le gnostique prend parti pour le Serpent qui invite à la gnose du bien et du mal, contre le Dieu jaloux qui interdit à Adam et Ève le chemin de la connaissance et de la vie.

C'est là le coeur du gnosticisme et c'est à partir de là que l'on peut comprendre l'interprétation que le gnosticisme donne du christianisme. Il y a un Dieu transcendant, ineffable, inconnu, totalement étranger à ce monde. De lui procède le monde divin dont la puissance inférieure produit le monde sensible pour des raisons passionnelles (curiosité, orgueil, jalousie, audace, ignorance). C'est le Dieu de l'Ancien Testament, Dieu jaloux, qui prétend être le seul Dieu, Dieu législateur et punisseur, Dieu juste, le sommet de la justice étant le sommet de l'injustice. Prisonnières de ce Dieu, esclaves de la Loi qu'il leur a imposée, les âmes des élus sont dans le malheur. Mais le Dieu transcendant, les prenant en pitié, envoie le Sauveur, Jésus-Christ, qui révèle à ces âmes leur origine transcendante et leur communique la «gnose».

Le gnosticisme apparaît ainsi, paradoxalement, comme un mouvement foncièrement antijudaïque utilisant un matériel conceptuel judaïque. Mais n'est-ce pas en partie le paradoxe du christianisme même, dont le gnosticisme représente l'une des possibilités d'évolution?

 

Gnose et gnosticisme

 

On comprend maintenant pourquoi il faut distinguer gnose et gnosticisme. La gnose, orthodoxe aussi bien que gnostique, celle d'Origène comme celle de Valentin, semble correspondre à une tendance ésotérique du judaïsme tardif, qui s'est prolongée dans le judéo-christianisme et dans le christianisme. Un des intérêts des recherches contemporaines sur le gnosticisme a été de montrer l'importance de certaines spéculations judaïques dans la formation de la pensée chrétienne et de faire pressentir l'existence d'une tradition chrétienne ésotérique dont Clément d'Alexandrie et Origène se seraient faits les échos. L'étude de cette «gnose», de cette méthode d'exégèse ésotérique est donc inséparable de l'étude des origines chrétiennes.

Le «gnosticisme» lui-même, c'est-à-dire le mouvement rejeté aussi bien par l'hellénisme que par le christianisme orthodoxe, propose une «gnose» d'un type spécial, qui est, aux yeux des chrétiens de la Grande Église, un «blasphème» contre le Dieu de l'Ancien Testament. Il n'en est pas moins, essentiellement, un mouvement chrétien. On peut même montrer (les travaux de A. Orbe l'on fait excellemment) que le gnosticisme de Valentin représente la première théologie chrétienne de la Trinité et que toute la tradition théologique ultérieure en est tributaire.

Peut-être se demandera-t-on comment des chrétiens ont pu prendre des positions gnostiques. Il semble que la réflexion sur l'espérance eschatologique pouvait y conduire. Comment un Dieu tout-puissant et omniscient a-t-il pu créer un monde tel qu'il soit obligé de le détruire ensuite pour sauver un petit groupe d' élus? Comment ne pas être amené à penser que le royaume du Dieu rédempteur s'opposait au royaume du Dieu créateur? Le philosophe païen Porphyre, à propos de la formule paulinienne: «Elle passe, la figure de ce monde», devait un jour poser ces questions: «Quel est donc celui qui ferait passer le monde et à quelle fin? Si c'était le Démiurge, il s'exposerait au reproche de troubler, d'altérer un ensemble paisiblement établi. Même si c'était pour l'améliorer qu'il en changeait la figure, il resterait encore en position d'accusé pour n'avoir pas trouvé au moment de la création une forme adéquate et appropriée à l'univers et l'avoir laissé imparfait, frustré d'un aménagement meilleur» (Contra Christ., fr.34). La réponse donnée à ces questions par le gnosticisme est une réponse chrétienne, bien qu'elle n'ait pas été admise par le courant dominant de l'Église.

 

Signification philosophique et psychologique

 

Le gnosticisme correspond à une certaine expérience intérieure qui s'exprime avec une remarquable constance dans les différentes sectes. La phénoménologie de la conscience gnostique a été décrite de manière excellente par H.-C. Puech. Le sentiment fondamental du gnostique consiste à se sentir «étranger» au monde. Il éprouve sa situation d'être-au-monde comme anormale, comme violente: le corps, le monde sensible sont une prison, un lieu dominé par le mal et les passions. Le gnostique a l'impression d'être dans une prison dont les limites sont au-delà du monde stellaire. Tout ce qui est visible est une barrière. Le gnostique éprouve fortement la distinction entre son moi et le reste de son être, entre l'âme et le corps. Il se sent d'une essence différente. Il perçoit qu'il appartient à un monde transcendant, à une Nature qui est totalement étrangère au monde d'ici-bas. Étincelle échappée de Dieu, il pressent que Dieu est le Tout-Autre, l'Étranger. Le sentiment d'étrangeté se fonde donc finalement sur la nature même de Dieu. L'autre sentiment essentiel à l'attitude gnostique est la certitude absolue du salut. Le pessimisme éprouvé à l'égard du monde sensible est compensé par un optimisme total, une confiance inconditionnée dans le triomphe final du Dieu étranger.

Les racines philosophiques du gnosticisme sont le scandale de la raison devant le mal et une représentation de la genèse du monde selon un schéma de fabrication. Le scandale du mal s'exprime d'une façon aiguë dans le gnosticisme: même si l'on pouvait admettre que le mal moral et physique de l'homme résulte d'une faute personnelle ou originelle, il serait profondément injuste de faire supporter à la nature entière les conséquences supposées de la chute de l'homme; aucune théorie théologique ou philosophique ne justifiera jamais les souffrances d'un innocent. La solution gnostique, qui consiste à rendre responsable le Démiurge, n'est qu'une conséquence, comme l'a bien vu Plotin, des difficultés propres à une pensée créationniste. Le gnosticisme imagine un Ouvrier du Monde qui raisonne pour fabriquer son ouvrage. Si l'on constate ensuite que le produit fabriqué par cet Ouvrier n'est pas conforme à la raison, on est obligé de supposer que ce Démiurge est ou mauvais ou borné. Pour Plotin, le monde sensible procède nécessairement, immédiatement et sans raisonnement, du monde intelligible; toutes choses naissent d'elles-mêmes sous la lumière du Bien, leur imperfection est liée seulement à leur éloignement progressif de la simplicité originelle; le monde sensible est donc, dans sa beauté comme dans son imperfection, la suite normale du monde spirituel. Pour le gnostique, au contraire, il résulte de l'intervention dramatique et tragique d'une volonté mauvaise ou ignorante.

Par souci de précision, on vient de définir le gnosticisme comme étant très circonscrit dans l'espace et dans le temps et limité aux premiers siècles du christianisme. Cela n'exclut pas que des phénomènes analogues aient pu se produire au sein des différentes religions ou que des thèmes apparentés ne se retrouvent chez certains penseurs et certains écrivains. Dans le domaine littéraire, certains mythes ou thèmes gnostiques peuvent provenir soit d'une inspiration directe puisée dans la littérature gnostique, soit d'une résurgence des sentiments fondamentaux dont est né le gnosticisme. G. Quispel a montré tout ce que le Faust de Goethe doit à une connaissance du gnosticisme tirée de l'Histoire de l'Église de Gottfried Arnold: cela éclaire la signification du personnage d'Hélène et l'idée même de l' Éternel Féminin. La tradition du gnosticisme peut aussi aider à comprendre la notion de Sophia chez Novalis et dans le sophianisme russe (V.S. Soloviev, S. Boulgakov). C'est probablement par une réflexion philosophique autonome que le thème du Démiurge mauvais réapparaît chez Chamfort («Le Monde physique paraît l'ouvrage d'un Être puissant et bon qui a été obligé d'abandonner à un Être malfaisant l'exécution d'une partie de son plan»), chez G.C. Lichtenberg («Notre monde est l'oeuvre d'un être de second rang»), dans la Justine de Lawrence Durrel («Nous sommes l'oeuvre d'une divinité inférieure qui se prenait à tort pour Dieu»), dans les premières pages du Docteur Faustus de Thomas Mann, dans certaines conceptions de Simone Weil, rejetant le Dieu transcendant loin de tout rapport avec le monde sensible.

 

Interprétations et questions de méthode

 

L'origine et l'essence du gnosticisme ont été expliquées de diverses manières depuis la fin du XIXe siècle. Certains savants (W. Anz, 1897; W. Bousset, 1907), voyant dans le voyage céleste de l' âme l'essentiel du gnosticisme, ont cherché l'origine de ce mouvement dans la religion babylonienne et dans un mythe antérieur au christianisme. D'autres, comme Reitzenstein (1921) ont cherché une explication de ce genre du côté de l' Iran. Le gnosticisme a été considéré comme un phénomène d' hellénisation du christianisme par E. de Faye (1913), A. von Harnack (1873-1893), H. Leisegang (1924), pour qui l'essentiel du gnosticisme consistait dans l'idée de dégradation du divin. D'une manière générale, cette méthode comparatiste en est venue à faire perdre toute spécificité au mouvement gnostique en le réduisant à un «syncrétisme» difficile à distinguer des phénomènes de syncrétisme nombreux aux premiers siècles de notre ère.

De ces difficultés est née la réaction des savants qui ont tenté de faire une phénoménologie de la gnose (H. Jonas, 1934). Ils se sont attachés à décrire la structure de la conscience gnostique, à rechercher les démarches spirituelles sous-jacentes. Ces études ont permis de mieux saisir l'unité du gnosticisme sous ses différentes manifestations. Mais elles risquent encore de ramener le gnosticisme à des phénomènes plus généraux. C'est aussi l'avantage et l'inconvénient de la méthode inspirée de C. Jung qui décèle à la base des phénomènes gnostiques des archétypes permanents émanant de l'inconscient. À la limite, on retombe dans le comparatisme.

Une grande confusion a été introduite notamment par le document final du Colloque de Messine (1966) sur les origines du gnosticisme. La définition du gnosticisme qui y est proposée conduit à le confondre avec d'autres phénomènes apparentés à lui, mais radicalement distincts de lui. C'est pour essayer de sortir de ces imprécisions et de ces confusions qu'ont été définies plus haut les composantes caractéristiques du phénomène. Le danger de confusion s'est encore accru lorsque l'exploitation du riche matériel découvert à Nag Hammadi a révélé d'une part l'intérêt que les gnostiques prêtaient à l'hermétisme, d'autre part l'étroite ressemblance de certains passages des écrits gnostiques avec des textes néoplatoniciens comme ceux de Marius Victorinus. On peut supposer que les écrits gnostiques ont intégré des textes philosophiques jusqu'ici inconnus, qu'il sera possible de reconstituer grâce à eux. Mais ce genre de reconstitution devra être menée avec une extrême prudence. De l'étude attentive des Collections gnostiques, il faut surtout attendre un éclairage nouveau sur les courants de pensée qui ont animé le christianisme primitif.

 

 

2. Les collections gnostiques

 

Les écrits gnostiques qu'on a retrouvés peuvent être classés d'après les quatre lieux (rangés selon l'ordre chronologique des découvertes) où sont conservés les manuscrits: Londres, Oxford, Berlin, Le Caire. Dans la liste ci-dessous, qui constitue un inventaire complet de ces derniers, la référence de chaque texte cité comprend d'abord l'initiale du lieu de conservation (L, O, B ou C), puis, éventuellement, le numéro d'ordre (en chiffres romains) du cahier (codex) et le classement de l'écrit à l'intérieur du cahier. L'astérisque indique que le titre, absent ou perdu, de l'ouvrage a été inventé par les premiers éditeurs ou par l'auteur de cet inventaire.

L

(Londres, Brit. Mus. Addit. 5114)

Pistis Sophia*. Ce titre a été donné à un parchemin de 178 feuillets (= 356 pages) qui fut acquis en 1750 environ par A. Askew auprès d'un libraire londonien et qui comprend quatre parties. La première partie (pp.1-114a) renferme des dialogues entre Jésus, Marie-Madeleine et les disciples et porte sur l'interprétation des Psaumes de David et des Odes de Salomon en fonction de la chute et de la repentance de Sophia. Les dialogues se poursuivent dans la deuxième partie (pp.115a-233a) à propos du sauvetage de Sophia et de ses conséquences pour l'âme individuelle. La troisième partie (pp.235a-318a) comprend des dialogues didactiques sur la nature du péché et de la repentance à partir d'exégèses de logia de Jésus. Dans la dernière partie (pp.318b-354b), les dialogues ont un caractère eschatologique très prononcé: Jésus y révèle les secrets de l'univers astral, formule les noms ineffables du Père des lumières et des éons, met en place les rites incantatoires qui permettront aux disciples d'acquérir la gnose.

O

(Oxford, Bodl. Bruc. 96)

Découverte en Égypte au milieu du XVIIIe siècle par un voyageur écossais, James Bruce, la collection d'Oxford incomplète et en très mauvais état, renferme deux ouvrages:

I. Livre du grand traité initiatique. Ce recueil contient des recettes et des mots de passe qui doivent aider l'élu à traverser les mondes planétaires et qui sont établis à partir d'exégèses de diagrammes, de noms magiques et de combinaisons de groupes vocaliques, censés transcrire la géométrie et la sonorité de l'espace divin.

II. Topographie céleste*. Cet ouvrage, dans lequel manquent le début et la fin, s'apparente aux apocalypses de l'école de Plotin, dont il est contemporain. Il donne une succession ininterrompue d'invocations liturgiques, à travers lesquelles sont exposées les hiérarchies («profondeurs») du premier principe, celui-ci étant décrit comme existant et inexistant, au-delà des essences et source des essences, à la fois négateur de toute catégorie de parenté, de pensée, de langage, de nombre et affirmé comme père, intellect, démiurge, premier et second, à la fois extérieur aux séries qui découlent de lui et intérieur à elles, parce que c'est lui qui les fonde, les meut et les pense et parce qu'elles sont «foi, espérance, amour et vérité» de lui-même.

B

(Berlin, P. Berol, 8502)

Le document de Berlin, acquis en 1896 par Carl Schmidt au Caire, est un papyrus contenant quatre ouvrages:

I. Évangile selon Marie. Cet écrit consiste en une exégèse paraphrastique de quelques préceptes évangéliques (un fragment de l'original grec est contenu dans le P. Rylands 463).

II. Livre des secrets, de Jean. Cet ouvrage donne un exposé complet de la doctrine gnostique: le monde d'en-haut (Père-Mère-Fils), le monde d'en-bas (démiurge, sphères et corps humain), la rétribution et le retour. Trois autres témoins en ont été retrouvés dans les papyrus du Caire: C III, 1 (qui est proche de ce texte de Berlin); C II, 1 et CIV, 1 (qui en sont des versions plus développées).

III. Sagesse de Jésus. Il s'agit ici d'une adaptation de la Lettre d' Eugnoste (C III, 3 et V, 1) au genre littéraire des révélations en style direct. On trouve un fragment de l'original grec de ce texte dans le P. Oxy. 1081 et les papyrus du Caire (C III, 4) en contiennent un second témoin copte.

IV. Acte de Pierre. Ce document rapporte un épisode légendaire de la prédication de Pierre: il raconte comment la fille de l'apôtre échappe par la paralysie à un prétendant et comment celui-ci se convertit et meurt.

C

(Le Caire, P. Cairo Mus. Copt.

4851, 10544-55, 10589-90, 11597, 11640)

Retrouvée dans la région de Nag' Hammadi (Haute-Égypte) en décembre 1945, l'importante collection du Caire comprend treize cahiers.

Le premier cahier (appelé parfois Codex Jung) contient les textes suivants:

I, 1.Prière de l'apôtre Paul («proseuque» servant d'épigraphe au cahier).

I, 2.Livre des secrets, de Jacques (recueil de sentences sur les conditions de l' extase).

I, 3.Évangile de vérité* (méditation évangélique qui s'inspire de la gnose valentinienne et dont on trouve un fragment d'une version sahidique dans C XII, 2).

I, 4.Sur la résurrection (invitation à entrer dans l' immortalité).

I, 5.Traité tripartite* (somme de théodicée, de psychologie et de morale, proche des cercles valentiniens).

Le deuxième cahier comprend:

II, 1.Livre des secrets, de Jean. Ce texte qui porte le même titre que B 2 et C III 1, en constitue une version plus développée et possède un autre témoin (C IV, 1).

II, 2.Évangile selon Thomas. C'est un recueil de 114 dits (logia) attribués à Jésus. Plusieurs fragments de la version grecque de cette collection sont contenus dans les P. Oxy. 654 (= prologue et logia 1-7), 655 (= logia 24 et 36-39), 1 (= logia 26-33 et 77) et dans une amulette provenant d' oxyrhynchos (= fin du logion 5).

II, 3.Évangile selon Philippe (méditation d'un rituel initiatique, écrite dans le genre littéraire des [logia] attribués à Jésus).

II, 4.Hypostase des archontes (interprétation par la démonologie des chapitresI-VI de la Genèse).

II, 5.Accord*. Il s'agit d'un exposé synthétisant plusieurs interprétations des mêmes chapitres de la Genèse et rédigé par un gnostique égyptien nationaliste. On en possède deux brefs fragments: en sahidique dans C XIII, 2 et en subakhmimique dans le Br. Mus. Or. 4926 (1).

II, 6.Exégèse sur l'âme. Ce texte entend démontrer qu'il y a une identité de vues concernant la destinée de l'âme entre les Prophètes juifs et les poètes grecs (Homère).

II, 7.Livre de Thomas l'athlète. Il s'agit d'un recueil de sentences ascétiques se situant dans le cadre d'un entretien entre Jésus et Thomas et énumérant une série de malédictions.

Le troisième cahier comprend cinq écrits:

III, 1.Livre des secrets, de Jean. C'est une version parallèle à B, 2, dont deux témoins plus développés sont contenus dans C II, 1, et IV, 1.

III, 2.Saint livre du grand Esprit invisible. Cet exposé de sotériologie, appelé aussi Évangile égyptien, repose sur une assise dogmatique qui présuppose admise la doctrine exposée dans O, 2. Un autre témoin de cet écrit est contenu dans C IV, 2.

III, 3.Eugnoste. Écrit sous la forme d'une lettre, ce développement sur la continuité des chaînes divines et angéliques a un autre témoin légèrement différent dans C V, 1. Il a servi de base pour fabriquer une révélation en style direct (cf. B, 3 et C III, 4).

III, 4.Sagesse de Jésus (autre témoin de B, 2).

III, 5.Dialogue du Sauveur (méditation sur l'origine et la fin, greffée sur une interprétation sotériologique d'un certain nombre de logia de Jésus).

Le quatrième cahier renferme:

IV, 1.Livre des secrets, de Jean (autre témoin de C II, 1, ainsi que de B, 2 et C III, 1).

IV, 2.Saint livre du grand Esprit invisible (autre témoin de C III, 2).

Le cinquième cahier contient les textes suivants:

V, 1.Eugnoste (autre témoin de C III, 3).

V, 2.Apocalypse de Paul (ensemble de gloses rédigées dans le style des apocalypses juives sur la IIe Épitre aux Corinthiens XII, 2-4).

V, 3.Première Apocalypse de Jacques (gloses sur la mort de Jésus).

V, 4.Seconde Apocalypse de Jacques (gloses sur la mort de Jacques).

V, 5.Apocalypse d'Adam (exposé de révélation glosant sur la descendance d'Adam).

Sixième cahier:

VI, 1.Actes de Pierre et des douze apôtres (intrigue romanesque à propos des voyages et des prédications des apôtres).

VI, 2.Tonnerre, intellect parfait (présentation de l'itinéraire de l'âme rédigée dans un style arétalogique et regroupant les catégories de la connaissance et du discours).

VI, 3.Argument décisif (narration de l'itinéraire de l'âme, invitant à la décision pratique du choix de vie).

VI, 4. Noêma (exhortation sur le sauvetage et sur l'avenir de l'âme).

VI. 5.Cerbère, le lion et l'homme* (apologue tiré de la République de Platon, 588b-589b).

VI, 6.L'Ogdoade et l'Ennéade* (description de l'ascension spirituelle de l' âme, dans la manière des traités du Corpus herméticum).

VI, 7.Prière d'actions de grâces*. Dans cette prière, l'initié, au terme de sa vision, remercie Dieu pour les bienfaits qu'il lui a accordés. Un témoin grec de cet écrit est contenu dans le P. Mimaut (=PGM III 591 sq.) et une version latine dans le chapitre 41 de l'Asclepius.VI, 8.Traité parfait*. Il s'agit d'une péroraison sur les trésors spirituels qu'acquiert le myste dans la pratique des rites égyptiens (un témoin latin de ce texte est contenu dans l'Asclepius, chapitre 21-29).

Septième cahier:

VII, 1.Paraphrase de Sem (interprétation par la psychophysiologie de toute la Genèse).

VII, 2.Second traité du grand Seth (méditation sur la passion du Christ et sur celle des croyants).

VII, 3.Apocalypse de Pierre (méditation sur la mort de Jésus).

VII, 4.Leçons de Silvain (recueil de maximes ascétiques dans le style de la littérature populaire de sagesse; un fragment d'un autre témoin copte de cet écrit est contenu dans le Br. Mus. Or. 6003).

VII, 5.Les Trois Stèles de Seth (hymnes sur la triade primitive génératrice de triades).

Le huitième cahier comprend deux textes:

VIII, 1. Zostrien. Cet exposé sur la hiérarchie des entités célestes est un écrit de révélation qui était connu dans l'école de Plotin (cf. PORPHYRE, Vie de Plotin    , §  16).

VIII, 2.   Lettre de Pierre à Philippe (une méditation sous forme de dialogue sur le thème de la souffrance du Christ dans son Église).

Le neuvième cahier comprend :

IX, 1.     Melchisédech.    Ce texte consiste en une méditation sur la passion du Christ à travers une réinterprétation chrétienne du système de l'Évangile égyptien    (cf. C III, 2 et IV, 2).

IX, 2.     Supplication de Noréa* (prière de délivrance de l'épouse mythique de Noé).

IX, 3.     Témoignage de vérité* (homélie polémique prônant le renoncement au monde et aux formes de christianisme qui sont suspectes de judaïser).

Le dixième cahier contient un seul livre:

X, 1. Marsanès. Ce texte est une révélation apparentée aux apocalypses connues de l'école de Plotin et développant l'utilisation incantatoire des sonorités des noms magiques.

Le onzième cahier renferme quatre écrits:

XI, 1.     Interprétation de la connaissance      (homélie sur la signification de la Parole de Dieu transmettant dans la pratique ecclésiale les étapes de la connaissance).

XI, 2.     Des principes et de la pratique* (catéchèse d'inspiration valentinienne sur le fondement dogmatique des rites d'entrée dans l'Église).

XI, 3.     Allogène. Cette révélation, qui explique comment remonter des triades divines à l'unité du principe premier, était connue de l'école de Plotin (cf. PORPHYRE, Vie de Plotin, §   16).

XI, 4.     Hypsiphrone (bref exposé sur la chaîne des transmissions de la parole de révélation).

Le douzième cahier contient deux textes :

XII, 1.    Sentences de Sextus*. Ce document est un fragment très détérioré de la version copte d'un ouvrage conservé en grec, latin, syriaque, arménien, etc.

XII, 2.    Évangile de vérité* (fragment très endommagé d'une version sahidique du texte connu par C I, 3).

Le treizième et dernier cahier de la collection du Caire comprend:

XIII, 1.   Protennoia trimorphe (traité dérivé de O, 2, sur les modalités d'être de la triade des principes).

XIII, 2.   Accord* (premières lignes du texte connu par C II, 5).

 

 

3. Éléments d'analyse littéraire

 

Un terme ambigu

 

Le premier usage du mot «gnostique» a été fixé par les Pères de l'Église, de Justin et Irénée à Théodoret. Ce terme n'a pas été inventé par eux, puisque Épiphane mentionne, à l'intérieur de la communauté chrétienne d' Alexandrie, l'existence d'un groupe de gens s'appelant eux-mêmes gnostiques. Des non-chrétiens, tels Plotin, Porphyre, Jamblique, connaissent aussi de semblables groupes. Les hérésiologues chrétiens, par qui ont été transmis des documents qui restent de première valeur, cherchaient à établir que, parallèlement à la continuité de la «vérité» transmise par les successeurs des apôtres, existait une continuité de l'«erreur» dont les racines étaient étrangères au christianisme. Pour eux, telle erreur localisée n'était jamais isolée et soudaine, mais appartenait à une «série» ou «chaîne» d'erreurs à composantes variables. Or, étant donné que le point de départ et le noyau de ces composantes n'ont rien à voir, disaient-ils, avec la foi transmise par les apôtres, mais font partie des domaines juif, barbare ou grec, leur résultante, chez tel auteur ou dans tel écrit suspecté, ne peut être qu'adventice, «hérétique». Ainsi, toujours selon la perspective des auteurs chrétiens, des personnalités, telles que Marcion, Basilide, Valentin, Bardesane, Héracléon, Marcos, Ptolémée, Théodote, sont décrites en dépendance de personnages, pour l'occasion exhumés des oubliettes et surévalués: Dosithée, Simon le Mage, Ménandre, Satornil, Nicolas, Cérinthe. Qui se voulait chrétien, mais chrétien «différent», se voit automatiquement débaptisé et appelé gnostique. Par ailleurs, comme l'hérétique a un nom, et un nom au pluriel, tout opuscule signé ou non devient, s'il est suspecté, représentant d'un des groupes fictifs de l'«hydre à cent têtes» de la gnose: caïnites (fils de Caïn), ophites ou naassènes (adorateurs du serpent), séthiens (fidèles de Seth), archontiques (sujets des puissances célestes), barbéliotes (dévots de Barbélo) -d'où le calembour de borborites (les boueux, ou puants) -, koddaniens ou koddanites (les «étriqués du vase», en raison de leurs pratiques alimentaires)...

Pour les auteurs ecclésiastiques, deux idées simples et connexes caractérisent la pensée de tous ces gnostiques: d'une part, le Dieu dont parlent les Écritures juive et chrétienne est le démiurge, qui a fait (très mal) les mondes et le corps des hommes - cette affirmation a pour corollaire qu'il n'est pas le Dieu véritable duquel provient l'âme humaine et qui est au-delà, dans l'inaccessible   -; d'autre part, les Écritures juive et chrétienne, qui présentent le démiurge comme le seul vrai Dieu, sont ou fausses et à rejeter, ou incomplètes et à interpréter -     il s'ensuit, à titre de corollaire, qu'il faut acquérir l'interprétation des Écritures, c'est-à-dire comprendre le sens vrai mais caché des paroles de révélation.

L'usage moderne du mot «gnostique» ne fait qu'extrapoler l'ancienne acception ecclésiastique. À partir des années vingt, des travaux de qualité, appliquant à la science religieuse les méthodes de la phénoménologie, étendirent le concept de «gnose» à tous les auteurs et à tous les textes chez et dans lesquels les corollaires ci-dessus énoncés - et les corollaires seulement -peuvent être vérifiés, autrement dit à la totalité de la production religieuse gravitant autour de l'ère chrétienne: religions à mystères, hermétisme, Philon, judéo-christianisme et mouvements baptistes palestiniens, néopythagorisme, néoplatonisme, littératures inter-, néo- et post-testamentaires, théologie alexandrine, monachisme, manichéisme, kabbale, mazdéisme tardif. Qui donc ne fut pas gnostique? Personne, puisque la pensée qui pose les questions sur la destinée (d'où venons-nous? qui sommes-nous? où allons-nous?) ne peut répondre autrement que par la connaissance de soi: l'Autre d'où je viens n'est que moi qui le pense. L'investigation phénoménologique a confirmé la description hégélienne de la «conscience malheureuse», mais a desservi la recherche en faisant du mythe une enveloppe métaphorique du concept et de l'universel, en caractérisant les objets de pensée de l'histoire religieuse ancienne à travers les catégories de l'idéologie allemande dans sa forme heideggérienne et en ne s'interrogeant pas au préalable sur la méthode hérésiologique des classifications.

 

L'anonymat

 

Si l'on ouvre l'une des quatre collections de textes contenus dans les manuscrits de Londres (Br. Mus. Addit. 5114), d'Oxford (Bodl. Bruc. 96), de Berlin (P. Berol. 8502) et du Caire (Mus. Copt. 4851, 10544-55, 10589-90, 11597, 11640), on sera frappé par la quasi-impossibilité d'identifier le groupe derrière la doctrine, la doctrine derrière le vocabulaire. La réaction des érudits, depuis l'époque de Woide (1778) jusqu'à nos jours, a été d'apposer des noms à ces anonymes, dès lors devenus docètes, valentiniens, encratites, séthiens, enthousiastes, judéo-chrétiens... Mais travailler avec des tics d' hérésiologues n'aboutit au mieux qu'à des classifications, certainement pas à une intelligence des textes. Toute comparaison avec de grands noms du christianisme anténicéen - exégètes comme Marcion, philosophes comme Bardesane, théologiens comme Valentin, métaphysiciens comme Basilide -ne fait qu'embrouiller le débat et répéter les amalgames de polémistes qui cherchaient à définir ce qui était chrétien en cataloguant ce qui leur paraissait ne pas l'être.

Dans tous ces textes, ainsi que dans les deux collections, perdues mais relativement identifiables, des gnostiques connus d'Épiphane et des gnostiques connus de Plotin, l'anonymat est cherché et voulu comme l'essentiel. L'écriture sacrée n'a d'autre auteur que le dieu égrenant ses réponses (lógoi) au demandeur d'oracles, au prophète, au révélateur, au disciple. Les prête-noms du dieu y sont toujours atemporels et incorporels, enveloppés dans la brume des lointains (Adam, Seth, Sem, Hénoch, Zoroastre) ou dans l'irréalité d'un passé encore proche (Jésus parlant «hors de son corps» entre résurrection et ascension). Seul, le voyant, c'est-à-dire tout lecteur potentiel affilié au groupe, entend la langue de son divin locuteur, lit son écriture, connaît le lieu de la transmission, comprend le message; pour tous les autres, c'est-à-dire pour les non-gnostiques, langue, écriture, lieu et message sont invérifiables, indéchiffrables, inaccessibles, incompréhensibles.

Rien donc sur ce point ne différencie les collections gnostiques des recueils analogues contemporains, aujourd'hui classés comme littérature intertestamentaire, apocryphes du Nouveau Testament, papyrus magiques, corpus hermétique, etc. -  rien, si ce n'est le caractère particulièrement vorace de l'appétit gnostique de révélation. Tout écrit, signé ou non, qui peut confirmer un point de doctrine ou de pratique est récupéré comme argument d'autorité et entre dans l'anonymat sacré du livre (apókruphon). De la sorte, on peut dire que les gnostiques ne furent pas les penseurs d'une doctrine, mais des bibliophiles invétérés.

Pris de fringale scripturaire, ils recopient sans s'arrêter. Par l'anonymat, toute parole, tout énoncé, toute explication, y compris les apologues, sentences et ex-voto de la pratique commune, se trouvent en quelque sorte divinisés, exactement comme le magicien à la recherche d'un médium divinisait un animal par la momification. Ce n'est donc pas la clandestinité ou la marginalité qui ont imposé l'anonymat aux compilateurs de ces collections. Bien au contraire, celui-ci a pour but de fonder l'exclusion, d'établir le fondement révélé de la misanthropie, de tuer ou de diviniser le sens par l'écriture.

La bibliophilie, dont les gnostiques sont, avant les manichéens, les inventeurs antiques, est en effet leur plaisir et leur identité. Par elle, ils échappent au contrôle des chefs (árkhontes) civils et religieux; en elle, ils stigmatisent les autorités (exousíai) célestes, terrestres et infernales; grâce à elle, leur insignifiance sociale, transmuée en volonté de puissance par l'acquisition et l'interprétation du langage des signes (mustéria), est détournée vers la possession élitiste de la science (gnôsis     ). Établis dans les faubourgs des villes et dans les villages abandonnés du Sa'id, ces exclus du pouvoir forment des cercles d'initiés, parfaits ou élus parce que délivrés de la fatalité innombrable et de la culpabilité qui enveloppent tout être et tout agir. C'est dans ces lieux que, pour se remémorer sans cesse les arguments décisifs du salut, ils se livreront à la seule pratique innocente  : l'exercice calligraphique. Pour ces scribes sans église, sans temple, sans synagogue, sans monastère, sans école, l'anonymat de révélation apparaît donc comme le subterfuge de l'anonymat social.

 

L'antijudaïsme

 

Trait dominant de la littérature gnostique, l'antijudaïsme est à la base du système dogmatique et il constitue un facteur non négligeable pour expliquer la formation des collections perdues et retrouvées. Le judaïsme est aux gnostiques ce que Socrate est à Nietzsche. Un texte contenu dans les papyrus du Caire (Témoignage de vérité) ira jusqu'à vilipender des formes de gnosticisme (Simon, Basilide, Isidore, Valentin) suspectes de judaïser!

Partis de l'idée que le dieu juif ne peut être le Dieu suprême, puisque l'Univers qu'il a créé est mal fait, les gnostiques introduisent, entre le monde supérieur de la transcendance et ce bas monde, une série d'entités qui sont organisées sur le modèle des spéculations astrologiques et qui reçoivent par dérision les divers noms du dieu des Juifs, voire de ses acolytes et de ses hérauts mythiques ou historiques. La figure grotesque du démiurge juif est affublée des traits animaliers des dieux égyptiens: il a des oreilles d' âne et un museau de porc comme Seth. Ce dieu typhonien porte une chevelure de femme comme les démons du folklore juif. Sa bêtise et son arrogance l'aveuglent puisqu'il ne cesse de répéter: «Il n'y a pas d'autre dieu que moi.» Sa lubricité le fait s'identifier à Saclas, prince du rut. Ce dieu bestial n'est donc qu'un comparse et ses fidèles des nigauds. Telle est la base des systèmes démonologiques que présentent les grands écrits de révélations conservés à Londres, à Oxford (cf. supra    02), à Berlin ou au Caire: Hypostase des archontes, Accord, Évangile égyptien ou Apocalypse d'Adam, Paraphrase de Sem, Zostrien, Marsanes, Allogène. Quand les auteurs ne cherchent plus à élaborer une anti-Genèse, mais pratiquent la méditation allégorique, chrétienne ou non (Traité tripartite, Eugnoste, Sagesse de Jésus), la pointe polémique s'émousse; cependant, même dans ce cas, l'agent des hiérarchies célestes inférieures, contrefaçon des splendeurs du Père, reste toujours le démiurge, auteur de la Loi. «Ne légiférez pas comme l'a fait le Législateur! Que jamais la Loi n'ait d'emprise sur vous!» déclare l'Évangile selon Marie.

Nombre d'opuscules antijuifs furent lus par les gnostiques, qu'ils intégrèrent à ce titre dans leurs collections, telle cette Postérité de Marie (Génna Marías) que possédaient les gnostiques connus d'Épiphane. Entré dans le saint des saints pour procéder à l'encensement, Zacharie constate qu'à la place de Dieu se tient un être mi-humain, mi-âne; il sort aussitôt pour révéler à ses compatriotes la mystification dont ils sont les jouets, mais le démiurge lui obstrue la bouche. Retrouvant plus tard l'usage de la parole, Zacharie révèle ce qu'il a vu et les Juifs le tuent. De là vient la décision des autorités du Temple d'obliger le grand prêtre chargé de l'encensement à porter des clochettes pour avertir le dieu à tête d'âne de se voiler la face. Ces ragots, provenant de l'antisémitisme gréco-oriental et adaptés à la légende de Zacharie par quelque chrétien, ont été à la base de l'antijudaïsme viscéral des gnostiques.

À sa prétention d'être le seul vrai Dieu, estimant que ce qu'il a créé est «très bien» (Genèse, I, 31), le dieu juif ajoute ce qui, aux yeux des gnostiques, apparaît comme la preuve matérielle de sa perversité : la création de l'homme «mâle et femelle» (Genèse, I, 27). Le «Croissez et multipliez-vous» du sixième jour et de l'après-déluge (Genèse, I, 28 et IX, 1) amènera l'un de leurs auteurs (Accord) à installer au milieu même du Paradis le dieu grec Éros avec son cortège de volupté et de mort.

De même que, dans leurs spéculations sur l'essence du divin, les gnostiques opèrent une distorsion ontologique entre le principe sans nom et inaccessible et le dieu juif aux multiples noms et accessible, ils construisent leur éthique sur la recherche de l'unité primordiale par la négation de la sexualité démiurgique.

La négation peut se faire par la continence; l'encratisme, qui domine à cette époque l'expression religieuse - littérature édifiante, populaire et savante, païenne aussi bien que chrétienne -, les stimulait dans cette voie. Mais la négation peut s'exprimer aussi dans un encratisme à l'envers, par l'utilisation de l'orgie à des fins liturgiques et mystiques: fellations de groupe chez les gnostiques connus d'Épiphane, qui recueillaient sperme et menstrues pour «éviter de faire des enfants à l'archonte», c'est-à-dire au dieu de la Genèse; interruptions de grossesse et cannibalisme eucharistique pour consommer les «enfants de l'archonte» en hachis de feotus agrémentés d'épices. Jésus lui-même est présenté comme un exemple des deux voies: saint, parce que son corps est spirituel et ne peut pécher; unifié parce que maître de sa puissance séminale. Les Questions de Marie racontent que, parti avec Marie-Madeleine vers le lieu des révélations, Jésus entre en prière, et c'est alors que sous les yeux ahuris de celle-ci sort du corps même de Jésus une femme; Jésus fait aussitôt l'amour avec cette femme sortie de lui, mais interrompt le coït pour recueillir le sperme et le présenter comme offrande. Puis Jésus réconforte Marie-Madeleine abasourdie et lui déclare pour la «réveiller»: «Il faut faire ainsi pour avoir la vie.»

Les quatre collections retrouvées se rattachent à l'expression ascétique de l'encratisme. Le manuscrit de Londres rejette expressément l'usage des pratiques sexuelles et de l'orgie comme exercice mystique, et minimise le rôle de Marie-Madeleine. De même, dans le Traité initiatique du manuscrit d'Oxford, l' eucharistie orgiaque est condamnée et remplacée par un rituel sacrificiel non sanglant et non génésique, à base d'aromates, de plantes séchées et de pierres précieuses. Le papyrus de Berlin a intégré un récit populaire chrétien (L'Acte de Pierre), dans lequel on raconte comment l'apôtre Pierre, pour soustraire sa propre fille à un prétendant, la frappe d'hémiplégie. Les papyrus du Caire ont également recueilli récits populaires, entretiens, dissertations, homélies, exhortations et méditations évangéliques à but édifiant sur les conditions de la vision et les rites qui mènent à l'extase, tous témoignages pouvant redorer le blason gnostique face aux communautés rivales de moines origénistes et orthodoxes.

L'amphibologie des attitudes et l'élaboration du dispositif mythologique dans les exposés de cosmogonie ou de sotériologie ont leur base scripturaire dans une interprétation a contrario des neuf premiers chapitres de la Genèse, amplifiés par le folklore. Il a suffi à leurs auteurs de puiser dans la mémoire de leurs contemporains, coreligionnaires ou compatriotes, les détails fantaisistes et les ragots pour les modeler en éléments constitutifs d'une dogmatique et d'une pratique. Toutefois, comme cela est fréquent, la verbosité que provoque la haine de celui qui fascine laisse inchangées les attitudes qui cloisonnent le groupe minoritaire. C'est du judaïsme, en effet, que les gnostiques tirèrent leur ecclésiologie de l'élection et leur éthique de l'altérité. Certains d'être, eux aussi, élus et différents, les écrivains gnostiques constituèrent leurs collections d'écrits pour transmuer par la magie verbale leur complexe d'infériorité en supériorité d'une autre race (allogenes).

 

L'égyptophilie

 

Des Égyptiens traduisirent, copièrent et recopièrent ce que leurs compatriotes hellénisés des villes avaient écrit. Si ces textes sont nés précisément là, si leur va-et-vient d'un bout à l'autre de la vallée du Nil fut constant, même aux plus beaux jours de la christianisation, c'est qu'un lien étroit unit ces textes à l'Égypte. Un sursaut de nationalisme face à l'omniprésence civile et religieuse de l'Église, administrée de Rome, de Byzance ou d'Alexandrie, n'est pas à exclure de la part de gens farouchement hostiles aux pouvoirs, puissances et dominations de tous ordres, créatures d'un démiurge honni. Le gnosticisme apparaîtrait de la sorte comme l'élaboration théorique d'une forme de résistance à la liquidation de la vieille religion. Une Isis à peine ravaudée prit la place de Yahvé, Hermès Trismégiste celle de David.

Sur le trône vacant du dieu jaloux et tout-puissant, les gnostiques installèrent la figure polyonyme de la Mère. Personnage et fonction, prépondérants dans les anciens cultes, restaient encore vivaces dans la piété égyptienne. Ex-voto, représentations, rites et inscriptions en témoignent. Il ne s'agit donc pas là d'un trait archaïsant de la mythologie gnostique. La présence d'une entité féminine au coeur de la triade des principes éclipse désormais tous les dieux. En la réintroduisant dans les hauteurs du Ciel (ogdoade), les gnostiques ravalent du même coup dans des cieux inférieurs (hebdomade), identiques aux lieux hypochthoniens (Chaos, Hadès), le démiurge et son escorte. Alors que ce dernier, idole sans yeux, rivée à son socle, a pour demeure un enclos qu'il ne peut franchir, car les orbites de la fatalité le lient, la puissance maternelle partout diffuse n'est liée nulle part: elle entre dans les hauteurs, mais, menacée d'être «engloutie dans la douceur paternelle», elle s'écarte et tombe, puis réintègre son domaine au sommet de l'intervalle, ou «voie de la médiété». Ses multiples allées et venues entre les mondes et à la limite des mondes décrivent l'aventure de l'âme voyageuse et nostalgique.

La rétrogradation du démiurge étant acquise, un espace médian s'ouvrait pour permettre à une force régulatrice d'y canaliser les existences découlant de la source paternelle (plérôme). Le Livre de Jean, dont quatre versions sont conservées dans les collections retrouvées, et plusieurs autres attestées en dehors d'elles, proclamait que la seule puissance qui mérite d'être vénérée est cette Mère, immobile au coeur de la triade, mais à l'extérieur génératrice des mondes, des essences et des signes. Voix et pensée de l'ineffable, elle porte tous les noms et remplit toutes les fonctions (Bronte     , Trois Stèles de Seth, Protennoia). Les hymnes énumérant les vertus d' Isis, dont se nourrissait la piété égyptienne, fourniront la substance de nouvelles arétalogies: «Mon époux est mon géniteur et je suis sa mère.» Isis effondrée et pleurante est appelée, dans la tradition gréco-égyptienne, «recherche d' Osiris», principe et réceptacle de l'Univers, mère d' Horus-Harpocrate «abâtardi par la matière»; de même, la Sophia valentinienne sera appelée «recherche» et «suppliante du Père», principe de l'essence de la matière d'où provient le monde, mère d'un «avorton» décrit comme «substance sans forme et inorganisée». À l'instar des titres et fonctions, l'ambivalence de l'une est passée à l'autre. Le Saint Livre du Grand Esprit invisible, parvenu en deux versions dans les papyrus du Caire, expose une sotériologie dont l'assise dogmatique analyse, par rapport à la fonction maternelle, le mouvement des dieux, des catégories et des nombres. Le copiste ne s'y est pas trompé, qui, dans le colophon, surnomme cet écrit Évangile pour les Égyptiens.

Inscrite dans l'Exode comme «    maison des esclaves   » et bafouée par les allégoristes juifs et chrétiens comme refuge du diable et de l' ignorance, l'Égypte redevient chez les gnostiques «image du ciel», «demeure céleste», «temple du monde». Dès lors s'agrègent à leurs collections des prières de la pratique commune (PGM, III, 591-609) des recueils de sentences composés par des natifs (Silvanos, Sextus), des écrits savants dans lesquels le sage Trismégiste décrit l'ascension de l'âme (Ogdoade et Ennéade   ), ou évoque les trésors spirituels qu'acquiert le myste dans la pratique des rites égyptiens (Discours parfait). Platon, dont la pensée, croyait-on, venait de l'Égypte, est l'un des leurs (La République, 588 b-589 b); Homère également (Exégèse sur l'âme).

Selon un autre traité (Accord    ), l'air, la terre et les eaux de l'Égypte forment la géographie de l'exemplarité sotériologique, puisque dans ces éléments naissent et renaissent les animaux d'éternité : l'oiseau phénix, Apis et Mnévis les deux taureaux, les loutres. «C'est en Égypte seulement que ces grands signes ont été manifestés; dans aucun autre pays il n'est signifié qu'il ressemble au Paradis de Dieu.» Ce cri d'un gnostique nationaliste n'est pas isolé. Les diagrammes qui remplissent le manuscrit d'Oxford, les procédés incantatoires qui ponctuent l'argumentation des exposés et la prière des hymnes, la somptuosité des images et la répétition des formules attestent la survie de l'ancien langage des temples. Dans cette officine du verbe que sont les collections gnostiques, le cléricalisme égyptien fait encore entendre sa voix. Cette même voix, qui résonne plus qu'elle ne raisonne, sut traduire dans des mythes dramatiques le conflit des cultures et la subversion du logos.



Les littératures 

 

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saint Augustin: La Cité de Dieu

12273117863?profile=originalC'est l'apologie du Christianisme, écrite par saint Augustin (354-430) vers la fin de sa vie. C'est à la fois une philosophie de la société humaine dans son avenir historique, une métaphysique de la société et une interprétation de la vie individuelle et sociale, à la lumière des principes fondamentaux du Christianisme. Le livre fut écrit en réponse à l'accusation formulée par les païens en 410, qui prétendaient que le sac de Rome par les Goths d' Alaric, était la conséquence de l'abandon du culte des dieux traditionnels, abandon qui avait été imposé par le Christianisme. Augustin répond en rejetant l'accusation; mais d'abord, pour avertir et rassurer les chrétiens eux-mêmes, qui n'avaient pas été sans s'émouvoir et sans souffrir de ce carnage. Il explique quelle est la véritable nature du bien et du mal et démontre comment ce dernier peut nous venir d'une violence extérieure, puisqu'il tire son origine de la volonté qui se soumet aux biens temporels. Les dévastations et les massacres perpétrés par les Goths n'ont pas porté atteinte à ce qui a une vraie valeur; ils ont été, tout au plus, une épreuve salutaire et un avertissement éloquent pour les chrétiens trop attachés aux biens terrestres (livre I). Ensuite, Augustin montre, à la lumière de l'histoire de Rome, que les "maux moraux" et les "maux physiques" s'abattirent sur Rome, même à l'époque où le culte des dieux s'épanouissait librement et où le Christianisme n'existait pas encore. La prospérité et le développement de l'empire romain ne peuvent avoir été l'oeuvre des dieux vénérés par les Romains: il suffit d'examiner la mythologie pour en constater l'incohérence et la puérilité. Ce ne sont pas les faux dieux, mais le Dieu unique et véritable qui distribue les royaumes selon ses desseins, inconnus de nous et néanmoins certains. C'est la Providence divine, non le Hasard des épicuriens ou le Destin des stoïciens, qui a fait don à Rome de l'Empire, en récompense de ses vertus naturelles et pour la dédommager de ne pas connaître la félicité éternelle. Le zèle si fortement vanté des Romains pour leur patrie terrestre doit être, pour les chrétiens, un avertissement et un exemple qui les élèvent vers leur Patrie céleste (livre II-V).

Ce premier point de l'oeuvre est dirigé contre ceux qui estiment devoir adorer des dieux païens en considération des biens matériels qu'ils sont censés leur procurer, c'est-à-dire contre le vulgaire. Dans le second point, -consacré à la polémique antipaïenne, -il réfute les arguments de ceux qui affirment qu'il faut pratiquer le culte des dieux pour obtenir la félicité ultra-terrestre. Il s'agit des philosophes; c'est pourquoi la polémique est surtout dirigée contre eux, et plus particulièrement contre leur tentative pour justifier d'une façon quelconque le principe même de la religion populaire. Le plus important de ces défenseurs est Varron; Augustin estime que la réfutation qu'il a faite par ailleurs des arguments apportés par cet éminent théologien païen suffit pour que l'on puisse considérer comme complètement détruite la prétention des païens d'assurer par le polythéisme la félicité ultra-terrestre (livres VI-VII). Cependant les philosophes ne s'en sont pas tenus là, ils ont tenté d'élaborer une théorie des dieux différente de celle des poètes et des institutions publiques: une "théologie naturelle" qu'Augustin reconstruit et réfute, analysant la pensée grecque des milésiens jusqu'à Platon et aux néo-platoniciens (livres VIII-X). L'argument fondamental de la polémique est celui-ci: pour les pré-socratiques, incompréhension de l' immatérialité de Dieu et de sa qualité de créateur; pour Platon, ignorance du fait de la Rédemption et de tout le contenu de la Révélation chrétienne; pour les néo-platoniciens, impossibilité de concilier leur déontologie avec la toute puissance et la perfection divines.

Dans la seconde partie, Augustin passe de la polémique et de la critique à une démonstration purement dogmatique et constructive. Il ne suffit pas de prouver l'incohérence et l'absence de fondement du culte polythéiste: il faut prouver que toute la vérité se trouve dans le Christianisme, qu'il satisfait à la fois le coeur et l' intelligence et qu'il est vraiment le chemin qui libère du mal et de notre misère. Il entreprend donc une description chrétienne du monde: non pas tant du monde physique que du monde moral qui tourne autour de la recherche du bonheur. Cette description se développe en trois étapes. Il traite d'abord de l' origine de la société en général, de la "cité", en partant de l'examen du commencement absolu et de ce qui n'est pas Dieu, c'est-à-dire de la création; et il explique comment le temps prit son origine avec la création puisqu'il est le sillon tracé par les transformations des créatures; il passe ensuite à la considération de l'origine et des caractères des deux cités dans le ciel; la création des anges ("cité de Dieu") et l' origine de la cité des méchants, avec la révolte des anges orgueilleux, et les reflets de cette cité sur la vie humaine et sur son destin (livre XI). Car l'histoire des deux cités chez les hommes a, comme préambule nécessaire, celle des deux cités ultra-terrestres: la cité des anges heureux, liés à Dieu par leur soumission et leur amour, et celle des démons malheureux et rebelles. Trois notions essentielles caractérisent la cité terrestre: celle du "mal", qui est comme une déficience de perfection, dont il faut chercher la cause dans le fait que la volonté s'écarte du bien suprême, qui est Dieu, pour se tourner vers l' individu; celle de la "mort" dans son sens relatif (l' âme se séparant du corps: "première" mort) et dans son sens absolu (mort de l' âme: "seconde" mort), avec son irréparable détachement de Dieu (livre XII); enfin la notion du "péché originel", sa nature (désobéissance et orgueuil), ses manifestations (révolte de la chair, concupiscence, affaiblissement de la volonté) et ses principaux effets (livre XIII). Ces effets peuvent s'observer dans toute la vie psychique, laquelle est bouleversée et troublée par la prédominance des passions: à cet égard, le sentiment de la pudeur est significatif (livre XIV).

Dans la seconde étape de sa description, Augustin considère les développements des deux cités: la cité charnelle, centrée sur l' amour de soi, et la cité spirituelle, centrée sur l' amour de Dieu. Chacune a sa manière de vivre et de jouir de la vie: la cité terrestre a son siège et son bonheur relatif ici-bas; la cité de Dieu n'est que de passage sur la terre, et elle vit dans l'attente de la félicité céleste. La cité terrestre prend sa source dans le fratricide de Caïn, tandis que celle de Dieu commence avec Abel. Chacune se développe dans la suite des générations ainsi que le raconte la Bible, jusqu'au déluge (livre XV) et au delà, après Noé, à travers Abraham, Isaac, Jacob, Moïse, les Juges (livre XVI), tandis que s'affirment les grandes monarchies de Babylone et d' Assyrie. Et ce développement conserve une signification symbolique, car les vicissitudes de Noé, des Patriarches de Moïse et autres personnages semblables, préfigurent mystiquement la cité de Dieu dans son passage sur la terre. Il en est de même de l'âge des prophètes, qui marque le moment culminant et la crise irréparable d' Israël, à la fois réalité et symbole de la cité de Dieu: ici on peut même dire que le sens symbolique et prophétique domine tout à fait le sens historique (livre XVII). Après Noé et la dispersion des peuples, la cité terrestre se développe dans les grandes monarchies orientales, dont Augustin nous fait un tableau d'après la "Chronique" d' Eusèbe de Césarée, dans les royaumes de la Grèce et dans la Rome antique, pour lesquels l'auteur tire sans méfiance sa documentation de Varron. Il souligne le caractère mixte de l' histoire humaine dans cette période, l'impossibilité de distinguer la cité de Dieu de la cité terrestre: elles sont deux réalités métaphysiques, dont la séparation empirique, sensible, est réservée au jugement final de Dieu. Cette considération vaut plus particulièrement pour les premiers siècles de l'ère chrétienne, au cours desquels l'Eglise (la "cité de Dieu") vit mêlée à la cité du monde, au point d'accueuillir dans son sein même des hommes charnels, désireux toutefois de rédemption. De là les persécutions, les hérésies, les scandales qui ont cependant leur fonction bienfaisante sur la cité de Dieu métaphysique, sur les "saints" (livre XVIII).

La troisième étape de la description se rapporte à l'issue finale des deux cités: félicité éternelle pour l'une, malheur éternel pour l'autre. Dans ce livre (livre XIX), Augustin reprend plus largement la question de la vraie nature du bonheur et de son caractère nécessairement transcendant, divin. Il réfute les arguments des stoïciens qui prétendaient y arriver par leurs propres moyens: la vie humaine considérée d'un point de vue réaliste n'est que désordre, passion, violence; la rationalité et la paix ne sont pas de ce monde, et ce n'est pas ici-bas que les choses peuvent recevoir leur jugement définitif. Tout ceci dépend du jugement postérieur de Dieu (livre XX): à sa lumière le vice se révèlera comme tel, même s'il se présente ici-bas sous l'aspect séduisant de la vertu et du bonheur. On ne sait rien de sûr en ce qui concerne le temps et la manière dont le Jugement dernier se déroulera. Le Juge sera certainement le Christ glorieux, et la dernière phase de l'histoire de l'humanité sera fortement secouée de luttes spirituelles et d'événements physiques gigantesques: la fin et le jugement représenteront certainement une régénération, une palingénésie du monde. C'est alors que s'accomplira la distinction, même réelle, des deux cités. A la cité du monde, il reviendra une éternité de douleur, à la fois physique et morale (livre XXI); éternité de peine, contre laquelle ne prévaudront ni les objections physiques découlant de la prétendue impossibilité d'un feu qui ne se consumerait pas, ni les objections morales opposant la disproportion entre un péché temporaire et une punition éternelle: la gravité de celle-ci sera d'ailleurs proportionnée en intensité à la nature de la faute. Mais les saints connaîtront la béatitude éternelle (livre XXII); non seulement dans leurs âmes, qui jouiront de la contemplation directe de Dieu, mais aussi dans leurs corps, qui revivront d'une vie réelle, différente toutefois de la vie terrestre. La manière dont s'accomplira la résurrection n'est pas claire, mais le fait est certain, en dépit des objections des platoniciens; et il est certain aussi que, bien que la cité de Dieu soit en premier lieu l'oeuvre de la prédestination divine, l'orientation du libre-arbitre humain n'est pas sans importance. L'observation de la vie psychique peut faire comprendre quelle sera la béatitude éternelle, en tant que satisfaction des exigences positives de l'homme. Ce sera le grand sabbat, la paix suprême dans le royaume de Dieu.

La "Cité de Dieu" est, selon l'opinion universelle, l'oeuvre qui exprime le mieux la personnalité multiple d' Augustin, à la fois exégète, psychologue et théologien. Trouvent ici leur aboutissement un certain nombre d'idées qui s'étaient fait jour dans des oeuvres précédentes et qui représentent l'essentiel de la vie intellectuelle et religieuse de l'écrivain africain: l' antimanichéisme et l' antiplatonisme "De la vraie religion" et des "Confessions", l' antidonatisme et l' antipélagianisme sur lesquels s'appuient toutes ses longues digressions relatives aux problèmes intérieurs de l'Eglise. Tout n'est pas organique dans cette oeuvre: reprise et abandonnée plusieurs fois, sa rédaction se place entre 410 et 426 et est alourdie de polémiques accessoires. En somme, ce n'est pas une philosophie de l' Histoire (Augustin connaissait mal l' histoire: sa documentation se limite à la Bible, à Eusèbe, à Varron), mais une métaphysique, c'est-à-dire une recherche du permanent à travers les variations des comportements humains et des forces secrètes qui déterminent les attitudes variées des individus et des nations. Ce qu'il avait fait dans les "Confessions" pour l' individu -réduisant le drame des affections et des inquiétudes de chaque individu au drame Dieu-Homme (Dieu assiégeant le coeur de l'homme par son amour et l'homme s'écartant de Dieu à la poursuite des biens trompeurs, qui, par leurs "salutaires amertumes", font penser avec nostalgie à Dieu comme au bien suprême), -Augustin le fait dans la "Cité de Dieu" pour la société humaine, en accentuant cependant les éléments plus particulièrement théologiques et bibliques. Ici, les seules passions et les seules ambitions sont celles déchaînées par la première volonté humaine (d' Adam) qui s'est préférée à Dieu; ici la grâce rédemptrice libère non seulement Augustin, mais tous les hommes appelés à faire leur salut en s'écartant de la "masse des pécheurs" en Adam. La lutte entre les deux cités, tournées respectivement vers "l' amour de soi" et "l' amour de Dieu", est le reflet social de la lutte entre le vieil et le nouvel Adam en chacun de nous.

Toute l'oeuvre s'appuie, d'une part, sur une pénétrante observation de la réalité effective, en nous et en dehors de nous; de l'autre, sur les grands documents de la Révélation chrétienne, analysés selon une pénétrante exégèse, à la suite des Pères grecs, d'Ambroise, de Jérôme et, en outre, expérimentés dans leur valeur rénovatrice, dans la propre vie chrétienne et dans la société des chrétiens, l'Eglise. La première idée de cette vision théologique de l'histoire de l'humanité, en tant qu'histoire du péché et du salut, du malheur et du bonheur, est prise à saint Paul (voir "Epître aux romains" et à l' '"Apocalypse" de Jean, et plus particulièrement au commentaire qu'en fit un solitaire donatiste: Ticonius. Dans son développement, Augustin a mis en valeur la tradition apologétique de Tertullien à Origène, en la revivant avec sa vaste expérience de penseur et d'évêque, en en élargissant les perspectives, en en faisant une interprétation de l'histoire de l'humanité. C'est pourquoi cette histoire a exercé une influence profonde sur toutes les époques et sur tous les individus curieux et inquiets de leur propre destin. C'est pourquoi, aussi, dans les polémiques du moyen âge entre la Papauté et l'Empire, on a voulu puiser dans cette oeuvre (identifiant faussement la cité de Dieu avec l'Eglise et la cité du Monde avec l' Etat concret); c'est pourquoi, de Bossuet à Balbo, tous ceux qui se sont à nouveau penchés sur le problème de l'histoire, se sont tournés vers saint Augustin: c'est pourquoi, malgré le développement des sciences théoriques, la "Cité de Dieu" reste encore un livre vivant, qui ne cesse de trouver des lecteurs. Ce fut le premier livre imprimé en Italie (1467, à Subaco) et nous savons combien ensuite l' Humanisme en sentit le charme profond, comme le sentirent aussi les Réformateurs, Pascal, Kierkegaard.

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Composition: Irina Denisova

Poèmes Fr. Andrew Logvinova

Песня из документального фильма "Инокиня"

муз. мон. Иулиания (Ирина Денисова), Стихи прот. Андрея Логвинова.



Всего-то навсего : полюби, 

сердечком-свечкою засветись! 

Тогда, как рыба в речной глуби, 

вверху увидишь иную высь. 

Plus que tout : aime,
Que la flamme de ton coeur t'éclaire
Alors comme le poisson dans les profondeurs du fleuve,
tout en haut tu verras une autre profondeur

Всего-то навсего - не суди, 

как Бога сплюнувшая толпа. 

Твое призвание - впереди 

тобой нехоженная тропа. 

Plus que tout : Ne juge pas

comme la foule qui a craché sur Dieu.

Ta vocation, c'est d'aller de l'avant

Par le chemin que tu n'as pas exploré.

Tu n'a pas foulé ce chemin

Всего-то навсего - полюби, 

Всего-то навсего - не суди, 

Всего-то навсего - не грусти, 

Всего-то навсего - всех прости! 

Plus que tout aime

Plus que tout ne juge pas

Plus que tout ne sois pas triste

Plus que tout pardonne à tous

Всего-то навсего: полюби, 

Кого-то малого приголубь! 

Тогда как вольный орёл в степи 

Внизу увидишь иную глубь.

Plus que tout, aime,

Prends soin de plus petit que toi
Alors comme l'aigle libre dans la steppe
Tout en bas tu verras une autre profondeur 

Всего-то навсего: не тужи, 

что беды с горестями в судьбе: 

Но благодарность в всю жизнь вложи 

Тому, кто Жизнь подарил тебе. 

Tout simplement: Ne t'afflige pas

Des malheurs et chagrin de la destinée

Mais sois reconnaissant envers celui

envers celui qui t'a fait cadeau de la vie




Всего-то навсего - полюби, 

Всего-то навсего - не суди, 

Всего-то навсего - не грусти, 

Всего-то навсего - всех прости!


Plus que tout aime

Plus que tout ne juge pas

Plus que tout ne sois pas triste

Plus que tout pardonne à tous

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Ogotemmêli

"Dieu d'eau" est un essai de l' explorateur et ethnographe français Marcel Griaule (1898-1956), publié en 1948. Dirigeant, avec Mme G. Dieterlen, une mission scientifique en Afrique occidentale, Marcel Griaule a, pendant plus de quinze ans, étudié les moeurs et la langue d'une tribu africaine considérée comme une des plus arriérées: les Dogons, population soudanaise de la boucle du Niger. Lorsque la mission fut bien au courant des institutions, coutumes et rites de ce groupe, l'auteur reçut de la bouche de l'un des "anciens" de la tribu, le chasseur aveugle Ogotemmêli, la révélation de la cosmogonie et de la théogonie dogon, enseignement qui démontra que ces traditions sont extrêmement élaborées, qu'elles constituent une explication systématique du monde et de l'homme, et que, par conséquent, bien des notions européennes quant à la mentalité noire, dite primitive, sont à réviser entièrement. "Dieu d'eau" retrace les conversations de Griaule avec Ogotemmêli, conversations qui durèrent trente-trois jours et qui, en faisant surgir une métaphysique d'une très grande complexité, jettent une lumière nouvelle sur les cérémonies et les rites africains que l'on connaissait déjà, mais dont on ne soupçonnait pas la philosophie profonde. Déjà, le titre de chacune des trente-trois journées peut nous éclairer sur la nature des entretiens: "La première parole et la jupe de fibres", "La seconde parole et le tissage", "La troisième parole et le grenier de terre pure", "La troisième parole et le vomissement du système du monde", "La troisième parole et les travaux de rédemption", "Invention de la mort". Pour entreprendre de décomposer le système du monde, Ogotemmêli sait commencer à "l'aurore des choses" et repousser les détails sans intérêt comme par exemple la formation des quatorze systèmes solaires dont parle le peuple, à terres plates et circulaires disposées en pile. C'est ainsi qu'il ne traite que du système solaire utile: le dieu Amma, dieu unique "avait créé le soleil et la lune selon une technique plus compliquée qui ne fut pas la première connue des hommes mais qui est la première attestée chez Dieu: la poterie. "Le dieu lança la glaise dans l'espace -elle s'étale, gagne au nord qui est le haut, s'allonge au sud qui est le bas, même si tout se passe à l'horizontale. La terre "s'étend à l'orient et à l'occident, séparant ses membres comme un foetus dans la matrice... Elle est un corps, c'est-à-dire une chose dont les membres se sont écartés d'une masse centrale." Ce corps est une femme, posé à plat, face au ciel. "Amma qui est seul et veut s'unir à cette créature, s'approche d'elle." Ce fut le premier désordre de l' univers. La force vitale de la terre est l' eau. Dieu a pétri la terre avec de l'eau. Même la pierre possède cette force, car l'humidité est dans tout, jusque dans la parole par la salive. Les entretiens de la deuxième journée nous expliquent le verbe à partir du métier à tisser: la peau sur laquelle file la femme est le soleil, car le premier cuir utilisé ainsi a été celui du soufflet de forge qui avait contenu le feu solaire; le tournoiement du fuseau est le mouvement de la spirale de cuivre qui propulse le soleil, spirale que figurent souvent les lignes blanches ornant l' équateur de la fusaïole; le fil descendant de la main de la fileuse est le fil de la Vierge, le long duquel est descendu le système du monde; "la parole est dans le bruit de la poulie et de la navette. Tout le monde entend la parole; elle s'intercale dans les fils, remplit les vides de l'étoffe. Elle appartient aux huit ancêtres; les sept premiers la possèdent, le septième en est le maître; et elle est le huitième." "Les paroles des sept ancêtres remplissent les vides et forment le huitième. La parole étant eau, chemine selon la ligne chevronnée de la trame." Outre cet ouvrage remarquable sur les Dogons de Marcel Griaule, citons "Jeux Dogons" (1938), "Masques Dogons" (1938).


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Les Oeuvres spirituelles de Jean de la Croix

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Ce sont des poèmes mystiques et proses doctrinales leur servant de paraphrases de Juan de Yepes y Alvarez (1542-1591), plus connu sous le nom de saint Jean de la Croix: frère carme, disciple, confident de sainte Thérèse d' Avila et continuateur de son oeuvres. Publiées à titre posthume, en 1618, elles rendirent leur  auteur célèbre. Saint Jean de la Croix s'y révèle non seulement comme le plus grand poète mystique espagnol, mais encore comme un profond théologien: réfrénant les élans de sa nature, il trouve la justification de son oeuvre dans le fondement de la doctrine professée par saint Paul, la charité cette vertu surnaturelle qui se transforme progressivement en Dieu, nous donnant de lui une connaissance d' amour aussi totale que cela peut nous être concédé ici-bas.

Cette expérience mystique qui s'accomplit dans l'intimité secrète d'un esprit profondément pénétré de la nostalgie de la nature divine, saint Jean de la Croix nous en a tracé la voie dans "La montée du mont Carmel": huit chants en prose, répartis en deux livres. Cette voie est celle d'une âme qui se dépouille de tout, s'arrache à tout, résolue à se perdre pour se retrouver entièrement entre les mains de Celui qu'elle aime pour lui-même et par-dessus tout. Une fois parvenue au terme de son ascension, l' âme laissant Dieu, absorbée en lui. Elle participera à la divinité. Elle sera amour. Mais dans cet ordre de réalisation, la loi de perfection consiste à renoncer à tout, à ne plus rien posséder pour tout acquérir. Saint Jean de la Croix chante alors la "Nuit obscure de l' âme", c'est à-dire le détachement de toute connaissance directe, l'abolition de tout acte d' intelligence: car Dieu nous communique dès ce moment une connaissance surnaturelle de l'amour. Dieu devient l'agent principal de l'oeuvre de la contemplation: par l'intermédiaire de son Fils, il renouvelle en nous les vertus et les dons que nous avons reçus en partage, pour que nous les exhalions à nouveau vers lui. C'est ici que commence le "Cantique spirituel entre l' âme et Jésus-Christ son époux", qui s'inspire du "Cantique des cantiques" dans sa forme et ses images ; voici atteint le plus haut point de l'amour de l'union mystique: à l'anxiété de l' âme qui recherche l'objet de son amour, succède la douleur de son absence, qui la porte à une connaissance toujours plus intense et plus pure: véritable mariage spirituel, l' âme se perd dans la réalité de l'autre, devenant cet autre plus qu'elle-même ("L'Aimé avec l'aimée, l'aimée transformée en l'Aimé"). L'instant est proche où elle ne sera plus qu'une "Flamme de pur amour", car en elle communiqueront le Père, le Fils et le Saint-Esprit, ce mystère sacré de la Révélation chrétienne.

Certes, sans une profonde sympathie spirituelle et une préparation d'esprit, il est difficile de comprendre le lyrisme touffu du poète: les images auxquelles il recourt n'ont pas leur fin en elles-mêmes et ne lui servent que de médiatrices pour exprimer cette vie profonde de souffrances, d'angoisses ineffables et d'ambitions célestes, qui conduisent le poète à une connaissance expérimentale des Personnes divines. Mais, éduqué dans l'exquise et musicale sensibilité des poètes espagnols classiques, saint Jean de la Croix réussit à donner une expression transparente et concrète de sa vie spirituelle et intellectuelle, transformant en visions lumineuses, parce qu'imprégnées de l'invisible présence de l'Aimé, les tableaux idylliques de la nature et l'aspect contingent des choses.

 

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12272888690?profile=original"Hymne de l' univers" est une oeuvre du père Pierre Teilhard de Chardin (1881-1955), publiée posthume en 1961. Ce recueil, dont le titre est fictif, comporte deux parties, d'abord le texte in extenso de trois grands poèmes mystiques: "La Messe sur le monde", "Le Christ dans la matière", "La puissance spirituelle de la matière"; ensuite des pensées choisies, classées sous quatre chefs: "Présence de Dieu au Monde", "L'humanité en marche", "Sens de l' effort humain", "Dans le Christ total".

Insistons sur la première partie, dont nous étudierons les pièces par ordre chronologique.

1) "Le Christ dans la matière". Trois histoires comme Benson." Certains contes, inspirés de loin par Robert Hugh Benson, romancier et prélat anglais, ont été conçus le 9 et achevés le 14 octobre 1916 à Nant-le-Grand, avant l'affaire de Douaumont (Verdun). Nous assistons à la première émersion de la mystique pan-christique: le Sacré-Coeur, perçu en son essence comme énergie de rayonnement, commence à faire irruption dans le milieu cosmique. Dans "Le tableau", Teilhard contemple un tableau représentant le Christ, avec son coeur offert aux hommes, et ce tableau s'anime et s'irradie à travers la matière jusqu'à ce que l' univers puissant et multiple prenne la figure du Christ. Dans "L' ostensoir", la sphère blanche de l' hostie grandit et se diffuse dans l' espace, et capte toute la puissance d' aimer contenue dans l' univers. Dans "La custode", Teilhard se communie lui-même, entre en contact avec l' infinité divine, et par une substitution merveilleuse, l' hostie se dérobe par sa surface, et le laisse aux prises avec tout l' univers reconstitué d'elle-même, tiré de ses apparences -révélation de l' univers placé entre le Christ et Teilhard comme une magnifique proie. Ainsi donc, par les effets assimilateurs de l' Incarnation et de l' Eucharistie, le Christ est présent partout dans la matière.

2) "La puissance spirituelle de la matière" a été conçue le 2 et terminée le 8 août 1919 à Jersey. Ce poème en prose, d'allure allégorique et d'une rare beauté, est inspiré par la bible ("Genèse": lutte de Jacob contre l' ange, cf. la fresque de Delacroix; "Livre des rois": le prophète Elie enlevé au ciel). Il représente une découverte mystico-philosophique. Teilhard, luttant avec la matière comme Jacob avec l' ange, en découvre la diaphanie (transparence) christique, car c'est la matière qui le portera jusqu'à Dieu, puisque Dieu rayonne au sommet de cette matière dont les flots lui apportent l'esprit.

3) "La Messe sur le monde": ce poème de feu, dont les rythmes larges égalent Chateaubriand, a été conçu dès le 28 août 1918 à Carlepont, mais n'a été réalisé qu'en Chine, après le choc existentiel provoqué par l' Extrême-Orient (révélation de l' immensité de la Terre et de l'Humanité). Repris le 6 août 1923, fête de la Transfiguration, dans les Ordos (Mongolie intérieure), le poème a été rédigé à Tientsin en décembre 1923: en plein désert des Ordos, privé de dire la messe, Teilhard offre à Dieu, sur l' autel de la Terre entière, le travail et la peine du monde. Le déroulement du poème est liturgique, sans que l'oeuvre vise en rien à créer une nouvelle liturgique: "L' offrande", "Le feu au-dessus du monde", "Le feu dans le monde", "Communion", "Prière". Ainsi, par-delà l' hostie transsubstantiée, l'opération sacerdotale s'étend au cosmos lui-même et la matière subit, lentement et irrésistiblement, la grande consécration. La transsubstantation s'auréole donc d'une divinisation réelle, bien qu'atténuée, de l' univers et retentit sur lui.

 

Messe sur le monde

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A voir également:

La pensée Teilhardienne prend son discernant envol

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La Légende dorée est un célèbre recueil de vies de saints, composé par Jacques de Voragine (Jacopo da Varazze, 1230-1208) au milieu du XIIIe siècle ou, plus tard, aux environs de 1266. Dans les éditions primitives, le titre était: "Vies" ou "Légendes des saints", ou encore "Histoire Lombarde". Les manuscrits, les éditions, les traductions en toutes les langues européennes en sont innombrables. La meilleure édition critique latine est celle de Graesse (1846); elle servit de base à Arrigo Levasti pour la publication d'une version en toscan du XIVe siècle, éditée en trois volumes en 1924.

 

Après un prologue sur la division de l'année en quatre parties, symboliquement interprétée, viennent 177 chapitres consacrés chacun à la vie d'un saint ou à une fête de l' Eglise, en suivant l'ordre du calendrier. Les "Vies" sont plutôt des recueils d'anecdotes sur les vertus, les miracles, le martyre du saint (des apôtres à saint François, saint Dominique, saint Bonaventure), -empruntées à la littérature chrétienne et à ce courant de légendes qui circula auw XIe et XIIe siècles, et dont les prédicateurs tiraient les "exemples" pour leurs sermons. La foi des martyrs apprivoise les bêtes féroces, écarte les flammes, brise les roues, guérit les membres mutilés, met en fuite le démon, représenté sous les formes les plus imprévues -une belle jeune fille ou un dragon- ou bien l'enchaîne à son dépit et le livre à la risée de tous; c'est la foi également qui suggère à la vierge la plus naïve des réponses qui lui font tenir tête aux puissants, en les confondant dans leurs discussions et en niant leur autorité. Les chapitres relatifs aux fêtes ecclésiastiques groupent toutes les légendes se rapportant aux signes surnaturels qui accompagnent les faits commémorés, selon des classifications souvent subtiles. L'auteur cite ses sources: outre les Ecritures, Eusèbe, Cassiodore, saint Jérôme, Augustin, Bède le Vénérable, saint Bernard, et parfois il les compare. Les thèmes critiques ne manquent pas non plus: on se demande si trois soleils seulement, au lieu d'un apparurent la nuit de Noël ou à la mort de César; il n'est pas certain que les Sept Dormants d'Ephèse, qui avaient fui la persécution de Décius, ne soient réveillés dans leur caverne 372 ans plus tard, car en confrontant les dates, on ne trouve que 186 ans. De la trame de ce récit se détachent de solennelles déclarations. Témoin celle-ci: "Moi qui suis le froment de Jésus-Christ, dit saint Ignace, je serai moulu par les dents des bêtes, afin de devenir un pain pur et blanc"; ou les enseignements de la sagesse contemplative: "Celui qui reste seul en sa cellule, dit saint Antoine, il se repose et il est exempt de trois ennemis: l' ouïe, le parler et la vue. Il combat seulement avec son coeur". Peuplée de créatures vivant dans la familiarité de Dieu, dont elles tirent une force surnaturelle, la "Légende dorée" rend sensible l' idéal évangélique, reflète une aspiration vaste et collective, se nourrit de la foi naïve de siècles et, dans la fraîche limpidité de l'expression, donne un aliment de poésie aux esprits les plus incultes. Tout l'art des XIIIe et XIVe siècles en a tiré en abondance des thèmes et des sujets d'inspiration.

 

La Légende dorée de Jacques de Voragine Manuscrit de Beaune XIVème siècle

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« Genèse d’une pensée » est un ensemble de lettres du père Pierre Teilhard de Chardin (1881-1955), publiées en 1964. C'est le recueil des lettres (du 13 décembre 1914 au 17 septembre 1919) écrites par Pierre Teilhard à sa cousine Marguerite Teilhard-Cambon (1880-1959), en littérature Claude Aragonnès, pendant la première guerre mondiale et l'année qui suivit l'armistice. Ce recueil est précédé d'une étude sur Marguerite Teilhard-Chambon, et de la préface rédigée pour celle-ci deux mois avant sa mort accidentelle. Une carte permet de suivre les secteurs du front successivement occupés par le 4e mixte Zouaves-Tirailleurs, régiment de Pierre Teilhard. La publication des lettres conservées est quasi intégrale (celle du 30 septembre 1917 manque), le texte n'a pas subi d'altérations, les quelques coupures sont indiquées, les annotations restent sobres. L'intérêt de cette correspondance majeure est multiple.

 

1) C'est un document historique sur la première guerre mondiale, d'autant plus intéressant que le régiment a circulé tout le long du front. C'est exact et pittoresque, sans forfanterie, ni recherche de l'horrible.

 

2) C'est un document biographique et psychologique irremplaçable qui permet de reconstituer, à part les permissions et deux lacunes (du 15 avril au 10 juin 1917, du 16 octobre 1917 au 9 juillet 1918) l'emploi du temps exact du brancardier Teilhard, et où son âme, malgré une profonde pudeur naturelle, se révèle sans pose ni fard, car cet échange de lettres est d'une parfaite transparence.

 

3) C'est un document philosophique et religieux particulièrement prenant: La guerre a provoqué l'éveil du génie teilhardien: il perçoit la réalité et l'organicité des grandeurs collectives, il accède à la notion de planétarité humaine, il ressent l'existence et les contours de la noosphère, c'est-à-dire d'une terre pensante et unanimisée. On assiste aussi à la première émersion de la mystique pan-christique. En face de la réalité quotidienne de la mort, c'est l'image du Corps mystique qui s'impose à Teilhard. Etonnante vocation de prêtre-soldat, engagé ardemment dans la guerre, mais dont l'unique passion est de s'unir à l'agir de Dieu. Le lecteur a donc le privilège de suivre l'élaboration de nombreux opuscules de guerre, depuis leur première conception jusqu'à l'achèvement, ce qui justifie le titre (factice) du recueil: "Genèse d'une pensée".

 

4) Le plus important peut-être, c'est qu'on découvre un directeur de conscience singulièrement averti, qui a reçu la grâce du discernement des esprits. Il ne se contente pas d'échanges intellectuels avec sa cousine, il vise surtout à un dialogue spirituel où, avec tact, il dirige la vie intérieure de Marguerite, Directirice de l'Institut Notre-Dame-des-Champs, à Paris, le soutient au milieu de ses scrupules et de ses découragements, et l'aide dans son ascension vers le Christ, vers un complet abandon à la volonté de Dieu: bref le jeune religieux essaie la force et la fécondité de son évangile -assumer le monde, mais en passant par la voie du détachement.

 

5) L'intérêt littéraire est loin d'être négligeable avec un style d'une jaillissante spontanéité, familier sans vulgarité, qui témoigne d'une distinction naturelle, d'un sens aigu de la vie intérieure et d'un goût de l'observation qui, loin de l'anecdotique, multiplie les paysages et les tableautins.

 

Pour Rolande Quivron, dont je me souviens, malgré un très grand nombre d'années, que  la cheminée de son appartement,  s'ornait simplement d'une modeste petite photo noir et blanc de Teilhard de Chardin.

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C’est en 1849 que Kierkegaard publie cet ouvrage. Sous forme de trois "Discours" d'édification religieuse, il s'adresse aux affligés, les invitant à la contemplation des lys des champs et des oiseaux du ciel, divins maîtres selon l' Evangile de saint Matthieu. L' affligé repousse en effet la pitié humaine qui le tourmente, l' humilie et le conduit en outre à faire des "comparaisons": mais seul, au milieu de la nature, il est délivré de l' anxiété de la comparaison, car les êtres de la nature, entièrement différents, ne peuvent susciter son envie. La vue du lys et de l' oiseau le détourne de sa peine et lui rend le calme, lui apprenant à "se contenter de sa condition humaine".

Les lys sont merveilleusement parfaits dans leur simplicité: combien l'homme ne le serait-il pas davantage du fait qu'il est une créature humaine, chef-d'oeuvre de la création! Mais, séduit par son propre esprit insatisfait et capricieux, qui finit par lui faire oublier sa qualité humaine, l'incitant à se plaindre des différences entre l'homme et l'homme, ainsi poussé vers d'inaccessibles chimères, il finit par sombrer dans le découragement. L'enseignement du lys, à qui le tourment de la comparaison et de la jalousie est inconnu, délivre l'esprit de l'homme des préoccupations mondaines. L' oiseau, qui vit au jour le jour, insoucieux du lendemain, le libère de cet ordre matériel, car qui le nourrit, sinon Dieu? Aussi l'homme apprend-il qu'il est également nourri par le Père céleste: même lorsqu'il aura rempli ses greniers du fruit de son travail, il ne devra pas s'imaginer avoir subvenu de lui-même à ses besoins. Toutes nos préoccupations naissent de notre manie de comparer: l'homme se compare à son semblable et compare entre eux les jours de sa vie. Mais les lys et les oiseaux nous enseignent à être simplement et joyeusement nous-mêmes. Ils sont le ravissement divin de l'affligé, car la nature détient une capacité infinie de persuasion. Par les lys et les oiseaux, l'homme est amené à considérer "la munificence de la condition humaine".

Un penseur païen a déjà parlé de la supérieure dignité de l'homme, de la noblesse que lui donne la station droite, attitude de commandement. Mais ce docte oubliait Dieu. Le mérite d'une telle dignité ne revient pas à l'homme. Dieu l'a créé et il est semblable à Dieu, non par sa forme sensible et périssable, mais par la gloire invisible de l'esprit: l'homme peut avoir la révélation du Créateur et l'adorer, ce que jamais ne pourra faire la nature, privée de conscience. Et de même, l' oiseau, insouciant du lendemain, n'a pas le sens du temps et de l' éternité propres à la conscience humaine: aussi son influence est-elle bénéfique, mais inconsciente. Du seul fait qu'il peut travailler, souffrir, adorer, l'homme est infiniment supérieur aux lys et aux oiseaux, lesquels finissent même par s'attirer la compassion de l'affligé, venu vers eux pour être consolé. Car la vie de la nature est splendide mais éphémère, et sa beauté renferme une tristesse inexprimée. La liberté lui étant inconnue, elle sert la gloire de Dieu sans l'avoir choisi. La faculté de choix n'est réservée qu'à l'homme, lui seul peut choisir entre Dieu et Mammon: telle est sa gloire, tel est le caractère admirable de sa condition, par ailleurs extrêmement périlleuse. L'homme est donc infiniment supérieur à la magnificence de la nature, car il est libre, pouvant de son propre chef adhérer au royaume de Dieu: les lys des champs et les oiseaux du ciel lui ont appris "le bonheur réservé à la condition humaine".

Cet ouvrage admirable de simplicité et de force persuasive, vise à déterminer les catégories de "personne" ou d' "individu", essentielles à la pensée, religieuse mais anti-ecclésiastique, idéaliste mais anti-hégélienne, de Kierkegaard. Pour lui, l'homme authentique, l'homme pur et simple, n'atteint son "être" propre qu'en se mesurant à l' éternel, hors des rapports trompeurs de la vie sociale.

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