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humanisme (85)

12273100095?profile=originalC'est l'oeuvre essentielle du grand humaniste Etienne Pasquier (1528 ou 1529-1615) qu'il mit vingt-cinq ans à composer. Le premier livre des "Recherches" parut en 1560, le second en 1565, les autres livres s'échelonnèrent de cette date à la mort de Pasquier, mais ce ne fut qu'en 1621 qu'on donna les 90 derniers chapitres.

Dès la parution des premiers livres, les "Recherches" connurent un extraordinaire succès. Les contemporains virent en Pasquier le premier historien des institutions françaises, et cette vue a été confirmée par la postérité, malgré les réserves d'Augustin Thierry. Avant de commencer son grand travail, Pasquier avait publié plusieurs petits écrits dans le goût des dissertations galantes de l'époque: "Le monophile" (1554), qui annonce "L'Astrée", les "Colloques d'amour", les "Lettres amoureuses" et les "Ordonnances d'amour". Une place à part doit être faite à l' "Exhortation aux princes", petit écrit politique, où, au nom de la tradition française, Pasquier condamne le calvinisme. Pour lui, la liberté de conscience est un grand mal dans un pays, mais on ne le guérira ni par les armes, ni par la terreur, il faut donc se montrer tolérant, l'accepter comme un fait accompli et se borner à juguler les crimes de l'un comme de l'autre parti. Pasquier apparaît donc ici comme un esprit modéré, préoccupé avant tout du salut de la France et de la sauvegarde des individus. C'est aussi une oeuvre patriotique que les "Recherches". Jusqu'alors,  les érudits s'étaient peu à peu exclusivement intéressés aux Latins et aux Grecs.  Il était temps qu'on entreprenne l'histoire de France. Tel est le but que se propose Pasquier et qu'il expose dans la dédicace du  premier Livre, au Cardinal de Lorraine, ami et protecteur des Sciences et des Lettres. Pasquier y exprime l'espoir de receuillir pour son oeuvre, non la gloire, mais le suffrage des honnêtes gens, qui lui seraient reconnaissants de "revancher la France contre l'injure des ans".

C'est jusqu'aux Gaulois qu'il remonte dans ses recherches sur les origines des institutions et de l'esprit français. Tout d'abord, il réhabilite nos ancêtres des accusations de légèreté portées contre eux par les historiens latins. L'inconstance des Gaulois cachait leur volonté permanente de se débarrasser de l'emprise romaine. Pasquier essaie de pénétrer dans les taillis enchevêtrés de l'histoire primitive de la France; l'insuffisance des matériaux dont on pouvait disposer de son temps l'empêche d'aller bien loin dans ce sens. Il n'en est pas de même avec le sujet du second Livre: les origines des lois et institutions sous la monarchie du XVIe siècle. Là, Pasquier dispose de sources sûres et abondantes et il fait merveille. Ses études sur la décadence de la "Chambre des Comptes", ou l'histoire du "Grand Conseil" sont des modèles du genre. Toutefois la partie la plus digne d'intérêt de ce livre est l'étude suivie qu'il nous donne des progrès de l'autorité royale, depuis Hugues Capet jusqu'à Henri III. Enfin, -et c'est là une heureuse innovation- le livre se termine sur l'examen des rapports politiques des différents pays d'Europe avec la France. Le troisième Livre est tout entier consacré à un problème brûlant à l'époque, celui des affaires ecclésiastiques et plus particulièrement des rapports de la France avec la Curie romaine. Fidèle respectueux et attaché à Rome, Pasquier ne tolère cependant aucune intrusion du pouvoir spirituel dans les affaires intérieures de la France; il exige qu'on rompe avec les préjugés, les superstitions, et demande au clergé de s'imposer non par de prétendus miracles et par l'exploitation de la crédulité populaire, mais par ses moeurs et par sa vertu. Le quatrième Livre est un des plus divertisssants. Pasquier, au gré de son caprice, aborde l'histoire des vieilles coutumes et passe des ordonnances de Charlemagne et des ordalies, à la célébration de la fête des rois de France, et au jeu d'échec. Ce livre contient également une analyse critique des fonctions publiques, à propos desquelles Pasquier condamne la vénalité des charges (avocat, il avait fait repousser devant le Parlement l'édit instituant la vénalité). Le cinquième Livre est purement historique: on y trouve la relation des rivalités entre Frédégonde et Brunehaut, aux temps mérovingiens. C'est déjà un modèle de méthode historique critique. Le sixième Livre est consacré à l'histoire des pays étrangers envisagés dans leurs rapports avec le nôtre. Mais Pasquier mêle à ses recherches historiques, toutes sortes de digressions, qui constituent peut-être la part la plus intéressante de l'oeuvre. Ici, ce sont des aperçus fort originaux sur la littérature française et en particulier sur la poésie. Il y étudie l'origine de la rime, l'histoire des formes des vers, l' étymologie, les proverbes. Si son érudition paraît au XXe siècle assez peu rigoureuse, il n'en garde pas moins le mérite de la nouveauté et de la subtilité. Ses commentaires continuent aux Livres septième et huitième. A propos de "La farce de maître Pathelin", Pasquier définit les caractères de la bonne comédie; cette bonne comédie, c'est la comédie de moeurs et de caractère dont il laisse pressentir qu'elle prendra peu à peu la place des "Moralités" et des "Soties". Il faut particulièrement signaler au Livre sixième, le chapitre: "De la grande flotte de poètes que produisit le règne du roi Henri deuxième, et de la nouvelle forme de poésie par eux introduite", qui est une exposition pleine d'enthousiasme de la renaissance des Lettres en France et spécialement des travaux de la Pléiade. Après la "belle guerre que l'on entreprit lors contre l'ignorance", parurent Ronsard et Du Bellay, puis tous ceux qui, "sous leurs enseignes, se firent enrôler"; "vous eussiez dit que ce temps là était du tout consacré aux muses". Au Livre septième, Pasquier, à propos de l'Eloge de Ronsard, reprend son hymne à la gloire des Lettres françaises. Ronsard, dit-il, "en quelque espèce de poésie où il ait appliqué son esprit, en imitant les anciens, il les a ou surmontés, ou pour le moins égalés: car, quant à tous les poètes qui ont écrit en leurs vulgaires (c'est-à-dire en langue vulgaire par opposition au latin), il n'a point son pareil". Enfin le neuvième et dernier Livre est consacré aux Universités françaises, et particulièrement à l' Université de Paris. Pasquier en rapporte la création, en étudie le fonctionnement, les droits et privilèges.

Ce qui frappe le plus, lorsqu'on lit les "Recherches", c'est la probité, le sérieux, la conscience de Pasquier. Non seulement, il a réuni ici une documentation extrêmement importante pour l'époque, mais il a poli et repoli son oeuvre. L'absence de plan rigoureux donne à son oeuvre par la diversité des sujets et des tons, un charme de plus. Le style des "Recherches" est d'une grande variété, il est alerte et coloré, mais cette verve, cet entrain n'empêchent pas l'émotion de percer quand Pasquier, par exemple, en vient aux atrocités des guerres de religions ou aux fautes des derniers Valois. S'il n'est pas exempt du mauvais goût de l'époque, voire d'emphase et de brutalité, il est, pour le temps, le véritable modèle d'un style grave sans artifice, naturel sans négligences, d'une saine et verte solidité.

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12273098873?profile=original"La nef des fous" est un poème satirique et didactique en langue allemande de l'humaniste strasbourgeois Sebastian Brant (1458-1521), comptant 2039 vers octosyllabiques, et publié simultanément à Bâle, Nuremberg, Reutlingen et Augsbourg, en 1494, traduit en latin par J. Locher sous le titre: "Stultifera Navis. Narragonice perfectionis nunquam satis laudata Navis", etc. (Bâle, 1497). "La nef des fous" devint par la suite "Le miroir des fous", Strasbourg, 1519 et, sous ce titre, celui de la version primitive ou celui du texte latin, l'ouvrage fit l'objet de nombreuses éditions ainsi que de traductions du latin en hollandais, français, anglais et bas-allemand.

L'idée du poème remonte peut-être à une ancienne coutume du mardi-gras, particulière aux population du Haut et du Bas-Rhin. L'auteur fait s'embarquer tous les fous du pays de Cocagne sur un étrange navire qui met le cap sur "Narragonien" (le Royaume de la Folie). Des représentants de toutes les classes sociales: clergé, noblesse, magistrature, université, négoce, paysans, cuisiniers, etc., prennent place à bord du navire.

A chacun des fous est consacré un chapitre, ce qui fait au total, outre une préface et un épilogue, 112 chapitres indépendants les uns des autres. Le contenu de chaque chapitres atteint à un caractère universel et éternel, en caricaturant à chaque fois un vice humain personnifié par un fou: le fou de la mode, le fou de l' avarice, le fou de la discorde, etc. L'auteur ne s'oublie pas et se dépeint dans le premier chapitre sous les traits du fou bibliomane, autrement dit, celui qui accumule les livres de sagesse sans pour autant devenir plus sage. Cette assemblée de fous est placée sous l'égide de Frau Vénus, ce qui confirme l'inspiration carnavalesque de l'oeuvre: en effet, dans certains cortèges de ce genre en Rhénanie, des jeunes gens masqués, rassemblés autour de Frau Vénus, caricaturaient les diverses corporations et professions, chacun les énonçant par une devise appropriée. Ces cortèges furent également à l'origine des "Fasnachtspiele" ou "Farces de carnaval". L'oeuvre manque d'unité et l'auteur délaisse souvent l'allégorie satirique, pour se livrer à des digressions didactiques, étalant son érudition sans trop se soucier de l'intégrer au texte.

Brant est surtout un moraliste et son poème abonde en maximes et sentences tirées des auteurs de l'antiquité, de la Bible et de la tradition populaire. Il devient poète lorsqu'il peint en quelque sorte d'après nature, avec un sentiment de douleur et de scepticisme angoissé, la tragique situation de l'Eglise et de l'Empire, menacés par d'innombrables ennemis à l'intérieur comme à l'extérieur. Alors, sous la fiction satirique traditionnelle, se fait jour une réalité plus profonde, et la "Nef des fous" devient le navire mystique de la "Civitas Christiana", que seule la main de l'Homme-Dieu pourra sauver du naufrage. Mais le maître dort, comme jadis il faisait sur le lac de Tibériade.

L'oeuvre, considérée par les contemporains comme une "satire divine", se révèle dans sa signification historique comme le dernier appel de l' Humanisme catholique allemand à la veille de la Réforme, une voix dans le désert. La "Nef des fous" offre également un intérêt "figuratif", car chacun de ses chapitres est accompagné de gravures illustrant le texte, et le livre a sa place dans l'histoire de l' illustration grâce à la verve qui anime ces planches. Ce même sujet fut également traité par le peintre hollandais Jérôme Bosch (Jérôme Aeken, 1462?-1516) dans sa "Nef des fous" (Musée du Louvre). Le "Narrenschiff" constitue une encyclopédie des connaissances particulières à la période de transition entre le moyen âge et l'âge moderne, embrassant l'ensemble des disciplines morales. L'ouvrage connut un succès que confirment, non seulement ses nombreuses traductions -ce fut le premier ouvrage d'un auteur allemand qui atteignit à une audience européenne, -mais par la quantité d'imitations qu'il suscita, entre autres, l' "Exorcisme des fous" et le "Camp des fous" de T. Murner, ainsi que le poème "Stultiferae naves sensus animosque trahentes mortis in exitum" (Paris, 1500) de Josse Bade (Jodocus Badius). Un ami de Brant, le célèbre prédicateur Geiler von Kaiserberg, donna tout un cycle de sermons sur le "Narrenschiff".

 

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12273098068?profile=original[Thesaurus graecae linguae].
Ce célèbre lexique, gigantesque monument d' érudition de l' humaniste français Henri II Estienne (1531-1598), fut publié en 1572. L'auteur de ces recherches grammaticales et linguistiques marchait sur les traces de son père Robert Estienne, le savant humaniste -imprimeur et traducteur- à qui l'on doit "Le trésor de la langue latine" [Thesaurus latinae linguae, 1532], instrument de travail d'une réputation universelle, et divers autres ouvrages qui, en réagissant contre l' italianisme envahissant, mettait en évidence le rôle déterminant joué par le français dans la restauration de la culture classique. Les textes grecs -qu'ils soient d'inspiration profane ou sacrée -fournissent à Henri Estienne maintes occasions de montrer combien la langue d' Homère et d' Hérodote excelle à exprimer avec finesse et exactitude tous les mouvements de l'âme et les nuances les plus subtiles de la pensée. Il montre que les Grecs ont eu le mérite inégalable d'établir les bases rationnelles du langage, en proposant d'une façon intelligible un modèle dont s'inspirent tous les peuples pour communiquer entre eux et traduire leurs passions. Le "Trésor de la langue grecque", répertoire immense d'une haute valeur scientifique, où abondent citations et références, est aussi une éclatante affirmation de l'esprit français en plein essor. Cette oeuvre complétait ses travaux antérieurs, l' "Apologie pour Hérodote" et les "Epigrammes grecques (1570); elle s'inscrivait dans ce vaste mouvement de la renaissance humaniste dont Henri Estienne fut un des principaux artisans.

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12273092476?profile=original[Secretum].

Célèbre ouvrage en latin de François Pétrarque (Francesco Petrarca, 1304-1347), écrit en 1342-1343 et publié dans sa version définitive entre 1353 et 1358. Son titre exact est: "De secreto conflictu curarum mearum".

Il s'agit d'un document fondamental sur la terrible crise que connut le poète et qui doit être mis au même rang que les "Rimes extravagantes" et que les plus célèbres "Lettres". Cette oeuvre, qui est une sorte de confession spirituelle, témoigne de la parfaite conscience que le poète avait de son tourment intime. Alors que le poète s'est endormi, à la suite d'une longue et pénible méditation sur l'exitence et sur les maux qui l'accompagnent, voici que la Vérité apparaît sous les traits d'une grave matrone accompagnée de saint Augustin, vénérable vieillard. La Vérité incite le saint à intervenir auprès du poète, pour le sortir de sa torpeur spirituelle et faire en sorte qu'il se comporte en chrétien selon ses bonnes intentions.

Dans un dialogue qui dure trois jours, Pétrarque et saint Augustin s'entretiennent alors devant la Vérité silencieuse (d'où la division en trois livres). L'auteur des "Confessions" personnifie ici la bonne conscience de Pétrarque selon la conception chrétienne, en quelque sorte un juge intérieur qui lui reproche son penchant pour les biens de ce monde; mais ce poète, sentant que son humanité réside dans ces biens, tente de se justifier, passe en revue ses tourments et ses maux, avoue son désarroi et finalement s'accuse d'être incapable de vaincre le mal sans le secours d'une illumination divine. A quoi saint Augustin lui répond que la Vérité, témoin muet, ne peut accepter ni subtilités, ni tromperies inutiles. Le poète lui rappelle alors avec amertume qu'il a bien souvent souffert et pleuré devant la misère de la vie intérieure et son dur combat contre les tentations. Sur ce, saint Augustin lui fait remarquer, paternellement mais avec sévérité, que s'il fut le témoin de ses larmes, il ne l'a pas été de sa volonté.

Pétrarque concrétise ainsi dans ce dialogue son tourment et ses contradictions, résultat d'un ordre de choses qui le dépasse et qu'en fait sa raison n'accepte pas. Conscient des biens et des maux de ce monde, dont il peut à loisir et en esprit s' "évader", il s'interdit d'y changer quoi que ce soit de crainte d'y perdre son âme. Ainsi Pétrarque entend-il préserver les qualités d'un "âge d'or" dont il se considère, en tant qu' humaniste, le dépositaire et le représentant. Conscient des contradictions historiques qui commandaient à son époque, Pétrarque entend concilier, dans une formule, la réalité souveraine du corps et une morale qui en prêchait l'anéantissment.

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12273091896?profile=originalLe Metalogicon est une oeuvre de l' humaniste et historien anglais Jean de Salisbury, qui fit ses études en France et mourut évêque de Chartres (Johannes Saresberensis, 1110/1120-1180). Ecrite pendant la période de l'exil d'Henri II, c'est une défense de la culture humaniste, en même temps qu'un essai des plus originaux sur la nature de la vérité.

Elle est dirigée contre le parti des "Cornificiens", qui blâmaient les études, car dans nombre de cas, elles étaient devenues un simple moyen de parvenir aux charges les plus lucratives. La grammaire elle-même, affirme Jean de Salisbury, bien qu'elle ne soit pas quelque chose de naturel, mais une découverte des hommes, imite aussi la nature, conduit au bien et est de la plus haute utilité. Quant à la  logique, elle a pour éminente fonction de former les esprits et sa connaissance est essentielle pour ceux qui entendent cultiver l' "art de penser"; c'est un défaut blâmable, chez certains logiciens, de vouloir la ramener à un pur formalisme, vide de tout contenu. Toutes les sciences sont redevables à la logique, car elle leur suggère leurs méthodes d'investigation et la juste façon de procéder dans les démonstrations. L'auteur exalte la logique d' Aristote et de Porphyre et il affirme qu'il appartient à la logique de démontrer comment toute science repose sur quelques principes premiers évidents, sur quelques certitudes objectives et fondamentales. Quant aux suggestions logiques, gnoséologiques et psychologiques, traitées plus particulièrement de son temps, il prend position dans la controverse des universaux contre le réalisme modéré et critique de saint Thomas. Il fait une nette distinction entre connaissance sensible et connaissance intellectuelle, et affirme, en suivant Aristote, que la connaissance intellectuelle trouve son origine dans la connaissance sensible. La connaissance intellectuelle décèle dans la réalité corporelle les premiers principes universels de l'être et, de là, s'élève aux réalités spirituelles et aux vérités éternelles, dont Dieu est le sommet suprême. Cet ouvrage est tissé de réminescences classiques, grecques et latines, qui voisinent avec les textes sur l'Ecriture et des Pères de l'Eglise. Le style, sobre et vigoureux, d'une réelle valeur littéraire, est un démenti solennel à ceux qui ne voient dans le moyen âge qu'une époque barbare. L'auteur termine en exprimant sa douleur de constater qu'à nouveau la guerre oppose français et anglais; il nous dit enfin sa tristesse à l'annonce de la mort du pape Adrien IV, son ami et confident. Dans d'autres parties du livre également, l'exposition de la doctrine se trouve interrompue par des souvenirs autobiographiques ou par des allusion aux événements du jour.

Tous ces thèmes font de l'ouvrage un modèle de ce genre littéraire qui prévaudra plus tard dans l' humanisme parvenu à sa maturité. Par cette oeuvre, Jean de Salisbury, dernière lumière de l'Ecole de Chartres où s'illustrèrent Gilbert de la Porrée, Bernard de Chartres, Yves de Chartres et Guillaume de Conches, s'acquit une place de premier plan dans l' humanisme médiéval.

 

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Les lettres de Pétrarque

12273091674?profile=originalLes "Lettres" latines de François Pétrarque (1304-1374) constituent un document de première importance dans l'histoire de la culture européenne. Elles se répartissent entre plusieurs ouvrages: "Lettres familières", "Sans titres", "Métriques". "A la postérité", "Lettres de la vieillesse" et enfin "Lettres diverses".

Le premier ("Rerum familiarum libri") ou, plus communément "Familiares" est de beaucoup le plus considérable. L'ensemble des "Lettres familières" comprend en effet 24 volumes. Elles furent tout d'abord calquées (1349) sur le modèle des lettres de Cicéron. Réunies ensuite en vingt volumes (1359-1360), elles s'accrurent en 1363-1363 et furent définitivement groupées en 1366. En colligeant ses propres lettres, l'écrivain les a retouchées avec soin, en vue d'en faire une véritable oeuvre littéraire. C'est dire que la sincérité psychologique se voit continuellement subordonnée aux exigences du style et à l'économie du texte.

Pétrarque se souvient des classiques. c'est pourquoi, dans cette oeuvre exquisement littéraire, le document humain, qui de soi est remarquable, demeure quelque peu sujet à caution. Au vrai, le poète idéalise sa propre figure d'écrivain et, par là même, nous fait saisir plus intimement telle de ses oeuvres dont le seul but est la recherche de la beauté ou de la dignité. Ces "Lettres familières", témoignage de haute vie spirituelle, sont, à n'en pas douter, la fleur de la discipline classique: véritable confession littéraire qui déjà vise à s'affranchir d'une inquiétude intérieure et dirige vers le bien tous les éléments que comporte certaine expérience humaine. Tout cela dans un latin d'une imposante majesté. Au chagrin, par exemple, répondra l'amitié, voire toute la sérénité de la conscience. Ici, les passions et affections se purifient au fond d'un nouvel équilibre.

Les vingt lettres "Sans titres" ("Sine nomine") sont remarquables du point de vue idéologique. Elles ne portent aucune mention de destinataire, en raison même de leur style polémique. Elles furent écrites entre 1342 et 1358. Dans sa lutte contre l'intrusion du roi de France dans la politique d' Avignon et contre la corruption de la Papauté et du haut clergé, l'auteur ne dissimule pas ses reproches, comme le prouvent les célèbres sonnets du "Canzoniere". Il montre ainsi à quel point ses espoirs dans l'autorité impériale ont été trompés et, à plus forte raison son amour pour l'Italie sa patrie. Sans vouloir annoncer par ces affirmations de nouveaux idéaux politiques et encore moins une tendance à la réforme protestante, comme on a voulu le prétendre parfois. Pétrarque ne laisse pas de tendre à quelque nouvelle conception de la spiritualité. Spiritualité qui fut celle des meilleurs auteurs du XIVe siècle, et qui, s'inspire à la fois de l' idéal franciscain et de l' idéal humaniste. Il est significatif que le poète, tout en reconnaissant au Souverain Pontife l' autorité spirituelle supérieure, dénie à l' Eglise le droit d'exercer toute action politique et qu'il se pose ainsi en juge et en prophète d'une société nouvelle.

Les "Métriques" ("Epistolae metricae") furent écrites en hexamètres, entre 1331 et 1361 et comprennent trois livres. Elles sont dédiées à son ami Barbate. Si même quelques-unes traitent de la politique de l'époque (comme on le voit dans celles adressées au pape Benoît XII et Clément VI), la plupart sont intéressantes par leurs allusions, leurs aveux et leurs vives méditations. Qu'il s'agisse de petits ou de grands événements de sa vie (un chien dont on lui fait cadeau, quelque violent orage voire son amour pour Laure), tout s'enchaîne ici à merveille, avec une parfaite élégance qui ne va pas toujours sans froideur. Citons: le salut à la terre natale du haut de Monginevra (oeuvre lyrique que Carducci a transposée en une prose magnifique) et aussi les vers "A soi-même" (Ad se imspum, qui mettent directement en cause son propre drame intérieur.

Il faut mentionner à part les "Lettres de la vieillesse" ("Seniles"), en dix-sept volumes, dédiées à Francesco Nelli. Cet ouvrage forme un tout dont le cadre est une existence claire et calme. Son titre même est significatif: Pétrarque fait un retour sur lui-même sous le signe d'une sagesse enfin conquise pour toujours. Sa lettre à Boccace (où il évoque ses études littéraires) en est un exemple accompli. La lettre "A la postérité" ("Posteritati") est un indice éloquent de cette image idéale sur laquelle Pétrarque modela toute sa vie. Elle évoque avec magnificence les événements d'une carrière exceptionnelle. Le poète y réunit tout ce qui est propre à intéresser les générations futures: depuis ses premières méditations jusqu'au solennel couronnement au Capitole, voici une existence entièrement consacrée à la recherche de la beauté et de la vérité.

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12273089890?profile=originalIl s'agit d'un Essai de Charles-Louis de Secondat, baron de Montesquieu (1689-1755), publié sans nom d'auteur à Amsterdam chez Desbordes en 1734. L'ouvrage, le plus célèbre de Montesquieu après les Lettres persanes et De l'esprit des lois, connut six éditions de 1734 à 1746. L'édition définitive date de 1748.

Les Considérations couronnent une constante méditation sur l'histoire romaine, ponctuée par le Discours sur Cicéron (1709?), la Dissertation sur la politique des Romains dans la religion (lue à l'académie de Bordeaux en 1716, éditée en 1799), le mémoire perdu sur la Sobriété des habitants de Rome comparée à l'intempérance des anciens Romains (1732), et poursuivie tout au long de l'Esprit des lois. Mais on n'oubliera pas que les Considérations sont contemporaines des Réflexions sur la monarchie universelle en Europe (publiées en 1891) et d'une analyse de la Constitution anglaise. Leur sens est donc autant politique qu'historique: un retour à l'Empire romain est impossible dans l'Europe moderne.


L'ouvrage va, en vingt-trois chapitres, des "commencements de Rome" au seuil de la destruction de l'Empire d'Orient: "Je n'ai pas le courage de parler des misères qui suivirent [le renforcement des Turcs sous Bajazet]: je dirai seulement que, sous les derniers empereurs, l'Empire, réduit aux faubourgs de Constantinople, finit comme le Rhin, qui n'est plus qu'un ruisseau lorsqu'il se perd dans l'Océan" (fin du dernier chapitre).

Méditation sur les causes qui menèrent une ville à l'empire du monde, et l'empire du monde à une ville, les Considérations, on le voit sur ce court extrait, sont aussi un magistral exercice de "style romain" (Voltaire), où se forge l'instrument de l'Esprit des lois.


D'Alembert a parfaitement résumé la trame des Considérations, par ce qu'il appelle "l'étude réfléchie de l'Histoire", entendons l'histoire philosophique, qui fuit l'accumulation érudite des "détails" au profit d'"un grand nombre d'objets distinctement aperçus et rapidement présentés sans fatigue pour le lecteur". "C'est sous ce point de vue qu'il faut envisager l'ouvrage de Montesquieu. Il trouve les causes de la grandeur des Romains dans l'amour de la liberté, du travail et de la patrie [...]; dans la sévérité de la discipline militaire; dans ces dissensions intestines qui donnaient du ressort aux esprits, et qui cessaient tout à coup à la vue de l'ennemi; dans cette constance après le malheur, qui ne désespérait jamais de la République; dans le principe où ils furent de ne faire jamais la paix qu'après des victoires; dans l'honneur du triomphe, sujet d'émulation pour les généraux; dans la protection qu'ils accordaient aux peuples révoltés contre leurs rois; dans l'excellente politique de laisser aux vaincus leurs dieux et leurs coutumes; dans celle de n'avoir jamais deux puissants ennemis sur les bras, et de tout souffrir de l'un jusqu'à ce qu'ils eussent anéanti l'autre.

Il trouve les causes de leur décadence dans l'agrandissement même de l'État, qui changea en guerres civiles les tumultes populaires; dans les guerres éloignées qui, forçant les citoyens à une trop longue absence, leur faisaient perdre insensiblement l'esprit républicain; dans le droit de bourgeoisie accordé à tant de nations, et qui ne fit plus du peuple romain qu'une espèce de monstre à plusieurs têtes; dans la corruption introduite par le luxe de l'Asie; dans les proscriptions de Sylla, qui avilirent l'esprit de la nation et la préparèrent à l'esclavage; dans la nécessité où les Romains se trouvèrent de souffrir des maîtres, lorsque leur liberté leur fut devenue à charge, dans l'obligation où ils furent de changer de maximes en changeant de gouvernement; dans cette suite de monstres qui régnèrent, presque sans interruption, depuis Tibère jusqu'à Nerva, et depuis Commode jusqu'à Constantin; enfin dans la translation et le partage de l'Empire, qui périt d'abord en Occident par la puissance des Barbares et qui, après avoir langui plusieurs siècles en Orient sous des empereurs imbéciles ou féroces, s'anéantit insensiblement comme ces fleuves qui disparaissent dans des sables. [...] En laissant beaucoup voir il laisse encore plus à penser, et il aurait pu intituler son livre: Histoire romaine, à l'usage des hommes d'État et des philosophes" (d'Alembert, Éloge de Montesquieu).

L'expansion romaine met donc en oeuvre la totalité d'un fonctionnement social, où les visées réfléchies se conjuguent aux effets involontaires (par exemple, l'effet paradoxalement bénéfique des dissensions intérieures). C'est évidemment sur cette notion de système social ordonné par une logique interne que reposera la construction de l'Esprit des lois. Mais l'expansionnisme de Rome, produit obligé de sa structure particulière, se renverse quasi fatalement en logique de décadence quand la conquête détruit les causes de la conquête. Rome fournit le cycle grandiose d'un parcours politique complet, de la monarchie à la république et au despotisme, où l'Histoire peut, comme le remarque d'Alembert, prendre une forme systématique, fondée en vraisemblance, sinon en vérité.

Mais l'intérêt épistémologique du système romain tient moins à sa permanence qu'à sa singularité, comme le montrent les Réflexions sur la monarchie universelle en Europe, que Montesquieu garda en portefeuille. Ce texte très court est tout à fait décisif, car il définit la spécificité de l'Histoire européenne, de l'Histoire moderne: "C'est une question qu'on peut faire si, dans l'état où est actuellement l'Europe, il peut arriver qu'un peuple y ait, comme les Romains, une supériorité constante sur les autres. Je crois qu'une pareille chose est devenue moralement impossible: en voici les raisons." Ces raisons tiennent aux nouvelles techniques militaires (armes à feu), qui équilibrent les forces des nations; au nouveau droit de la guerre, qui interdit de financer la guerre par le saccage des villes et l'esclavage des adversaires ("Aujourd'hui, les victoires ne donnent que des lauriers stériles"); à l'importance du commerce dans la puissance moderne, alors que le propre du commerce est de varier sans cesse, et donc de déplacer la puissance et de la limiter (par l'inflation); à la géographie, qui contrecarre en Europe les grands empires; à l'instabilité des politiques monarchiques; à la rapidité des communications et des informations, etc. Bref, la guerre est devenue moins décisive que les dispositions civiles (mariages, traités...), l'État moderne ne se laisse plus détruire, car on est entré dans un système d'équilibre européen.

On mesure sans peine l'intérêt d'une telle analyse pour la vision géopolitique de Montesquieu: à la coupure entre l'Europe et l'Orient se superpose une division entre Histoire antique et Histoire moderne, fondée sur une différence de civilisation.

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12273082460?profile=original« De toutes les influences intellectuelles qui devaient agir, en Italie et au-dehors, pendant la Renaissance, la plus forte a été sans doute celle de Marsile Ficin », déclare A. Rivaud dans son Histoire de la philosophie .
Alors que les tout proches maîtres padouans prônent Aristote, lu dans la version averroïste, Ficin en dénonce le matérialisme et le panthéisme larvé, et se déclare en revanche convaincu qu'« avec quelques changements, les platoniciens seraient chrétiens » (prologue de la Théologie platonicienne ). C'est du reste surtout par la version latine de Ficin que le XVIe et le XVIIe siècle connaîtront Platon et c'est aussi son exégèse qui imposera longtemps une image du platonisme proche de la philosophie alexandrine.

Dépassant l'humanisme littéraire des générations passées, se défiant du « scientisme » naissant qui n'invoque ni Platon ni Aristote mais Archimède, ce sage, citoyen de Florence, contemporain de Nicolas de Cues, de Machiavel, du prodigieux Pic de La Mirandole, de Léonard de Vinci, retourne aux « choses antiques » et élabore une sorte de religion naturelle qui ignore l'inquiétude du péché et se tend tout entière vers la recherche d'un salut qui a nom sérénité.

Platon pour disposer au christianisme
Issu d'une famille de médecins, Marsile (qui changera en Ficino le nom de Diotefici) est né à Figline, entre Arezzo et Florence. Ayant étudié la grammaire, la médecine et la théologie, il commence, en 1456, l'apprentissage du grec. Cosme de Médicis met à sa disposition, en 1462, la villa de Careggi pour en faire une sorte d'Académie platonicienne. Prêtre, en 1473, chanoine à la cathédrale de Florence, en 1487, il bénéficie des avantages financiers liés à cette fonction. Après la mort de Laurent, dit le Magnifique, lorsque Charles VIII, accueilli par Savonarole, chasse les Médicis (1494), Marsile se retire prudemment à la campagne et ne revient à Florence que pour y mourir.
Traducteur du Poimandres pseudo-hermétique (1463), des dialogues de Platon (1469), des Ennéades de Plotin et de plusieurs traités néo-platoniciens (1484-1492), de la Théologie mystique et des Noms divins du Pseudo-Denys (1492), outre d'importants commentaires, Ficin a écrit un traité sur le Plaisir (1457), la Théologie platonicienne et la Religion chrétienne (achevées en 1474), une étude psycho-médicale sur La Triple Vie (1489) et un grand nombre de lettres qu'il fit imprimer en partie de son vivant (1495).
Son élève Ange Politien (1454-1494), traducteur de l'Iliade , définit la « Renaissance », dont Ficin est en son temps le plus célèbre interprète, comme une véritable « résurrection ». Burdach a bien vu cependant que c'est une idée fort ancienne, que le Moyen Age n'a aucunement ignorée et qui se lie à la régénération baptismale. Marsile parle lui-même de sa « deuxième naissance » grâce à son « père » Cosme qui lui révèle Platon et, par lui, fait « ressurgir l'antique Académie », comparée par Politien à Eurydice rappelée des Enfers et remontant à la lumière. Unissant la sagesse à l'éloquence, Florence inaugure un nouveau siècle d'or dans tous les domaines : grammaire, poésie, peinture, architecture, musique, art militaire. Mais, pour Ficin, ce retour à la vie est d'abord une théologie, c'est-à-dire une connaissance de l'âme immortelle et de sa destinée, fondée sur des « raisons platoniciennes ».
A l'origine de cette vocation il faut situer la rencontre de Cosme de Médicis avec Gemiste Pléthon, en 1439, lors du Concile d'union (Ferrare, puis Florence) entre les Églises latine et grecque. Parmi les Byzantins, Pléthon représentait à la fois l'adversaire d'Aristote (dans son traité des Différences , composé à Florence [Patrologie grecque , Migne, t. CLX], il souligne pour les Latins tout ce qui sépare le Stagirite de Platon) et le rénovateur (à Mistra) d'un platonisme pré-chrétien, proche de l'ancien paganisme, mais interprété à la lumière de Zoroastre (en fait, des oracles chaldéens). Cette idée d'une tradition très ancienne marquera beaucoup Ficin, qui se crut d'autant plus prédestiné qu'il rattachait la fondation de Careggi à un dessein de Cosme, conçu dès la rencontre de Pléthon et lié à des signes astraux, qui, sans le déterminer, l'annoncent comme « innovateur de choses antiques ». Mais pour lui ces choses antiques, loin de contredire le christianisme, doivent le rendre à sa pureté originelle, contre les déviations averroïstes qui nient l'immortalité (et l'individualité) de l'âme.

La condition de l'homme : exil et résurrection
Dans des généalogies fantaisistes et quelque peu divergentes, Ficin cite, parmi les révélateurs successifs de la vraie sagesse, Moïse, Atlas, Prométhée, Zoroastre, Hermès Trismégiste, Pythagore, Platon, Plotin, Proclus, mais il maintient toujours la transcendance du Christ et, pour justifier son recours à la tradition platonicienne, se réfère souvent à la Cité de Dieu de saint Augustin. Si l'homme, pour lui, occupe une place intermédiaire dans un cosmos hiérarchisé, au demeurant plein de génies et de démons, sa domination sur le monde est limitée par un sentiment d'exil qui vient en partie du platonisme et de l'orphisme, mais se nourrit aussi à des sources médiévales (homo viator, contemptus mundi ). Tenté d'abord par une sagesse épicurienne, liée chez lui à une vision aristotélisante du monde (où l'homme n'est qu'un relais éphémère de l'espèce dans la zone sublunaire), Ficin se convertit ensuite à une autre espérance, fondée sur la dignité singulière de l'âme individuelle, prisonnière d'un univers à demi illusoire, mais appelée à une ascension contemplative et unitive. Et cette vocation même rend un sens positif à l'oeuvre de l'homme dans le monde.
E. Cassirer a insisté sur l'influence possible de Nicolas de Cues, tandis que E. Garin la juge secondaire ; quoi qu'il en soit, le rôle médiateur de la beauté esthétique et de l'amour des formes est beaucoup plus central dans l'Académie florentine que dans la dialectique cusaine. De l'Éros platonicien, Ficin retient à la fois le thème de l'insuffisance, du désir, et la puissance ascensionnelle. Mais il insiste sur la liberté de l'homme et, s'il croit à l'action constante des astres et des esprits répandus à travers le monde visible, il tient très ferme que « le même astre peut être faste ou néfaste selon l'attitude intérieure que prend l'homme en face de lui ». La connaissance de soi permet seule à l'« animus » de s'« immerger » dans la matière pour lui donner forme et signification, mais aussi d'« émerger » de ce tombeau pour une véritable résurrection. Proche par le haut de l'Ange qui est à la fois un et multiple, et, par lui, à l'indicible unité divine, il touche aussi par le bas à la qualité, qui est multiplicité unifiée, et, par elle, au corporel purement et simplement multiple, indifférent à toute forme et divisible à l'infini. La fonction de l'unité est en même temps fonction du repos ; et de la sorte se trouve singulièrement restreint le Drang faustien ou prométhéen qu'évoque Cassirer et qui sera plus sensible chez Bruno, une fois brisé le carcan de l'univers ptoléméen.

La sagesse d'un pèlerin
Si le visage d'une « puissance suréminente et divine » se reflète dans le visible à travers les miroirs de plus en plus troubles de l'ange, de l'homme et de la matière qualifiée, si le microcosme humain est bien le lieu où la lumière universelle trouve son expression harmonieuse, entre l'éblouissement de la plénitude et le morcellement de la matérialité, la condition mixte de l'homme lui interdit de se perdre en de pures rêveries. Médecin autant que poète, Ficin, dans ses Trois Livres de la vie , assigne au pèlerin terrestre trois guides célestes : Mercure, Phébus et Vénus ; trois fonctions psychiques : Volonté, Entendement, Mémoire ; trois guides humains : le père charnel, le précepteur spirituel, le médecin du corps. Pour éviter la mélancolie propre aux gens de lettres (mercuriens), les excès du désir vénérien qui « gâtent l'estomac et les parties nobles », il faut suivre les mouvements mêmes du Soleil, se lever avec lui et profiter pleinement de ses premiers rayons, les plus bénéfiques. On doit éviter le vin, la viande de boeuf, le gibier, les fromages fermentés, les lentilles, la moutarde, tout ce qui est « noir », la colère, la solitude, user des bains, écouter la musique, se promener à travers les prés fleuris, « à l'air libre » et en pleine lumière. Le quinquagénaire fuira les femmes, l'ombre crépusculaire, et se nourrira de jaunes d'oeuf, dont l'or vient du Soleil. Mais avant tout, à chacun de ses âges et suivant sa fonction, que chaque humain se conforme à son génie naturel, et use selon sa vocation des dons que lui prodiguent les astres, les pierres et les images.
Ficin n'est pas un optimiste béat ; il craint les mauvais présages, les feux follets et la foudre sur Florence qui annonce la chute des Médicis ; mais, à la différence de Luther, il n'a jamais rencontré Satan face à face. La grâce pour lui est plutôt illumination et union que pardon immérité du pécheur. C'est la « vision de sa propre lumière » qui attire l'âme vers sa patrie perdue et l'oeuvre à la béatitude.

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"L'un et l'autre sexe" est un ouvrage de l' anthropologue américaine Margaret Mead (1901-1978), publié en 1948. Dans ce livre, l'auteur se propose, à partir de son expérience d' anthropologue, de réfléchir sur les statuts sociaux attribués à chacun des deux sexes, statuts qui varient selon les sociétés, et de mettre ces différenciations culturelles en rapport avec les données naturelles relatives à la conscience du corps, l'ensemble étant à la base d' équilibre social.

Chaque société, à travers l' éducation qu'elle donne aux enfants, puis aux adolescents, leur fait prendre une conscience spécifique des différences sexuelles; le statut de chacun des deux sexes épanouit certaines virtualités, en laisse d'autres à l'état latent. Dans une première partie, "Les choses du corps", l'auteur insiste sur la place centrale qu'occupe la conscience du corps et de la différenciation, dans l'équilibre d'une société. Dans une deuxième partie, "Les problèmes de la société", l'auteur examine comment les sociétés organisent la division du travail selon les différences entre les sexes. La femme semble plus apte au travail monotone et continu, alors que l'homme serait plutôt capable d'efforts intenses, mais discontinus. En revanche, le rythme biologique féminin est marqué de ruptures plus nettes: premières règles, première grossesse, ménopause. Certaines sociétés calquent leur rythme de vie sur la biologie féminine, d'autres, telle la civilisation américaine, à travers un idéal de progrès technique indéfini, semblent plutôt prendre modèle sur la biologie masculine, libre des limitations impérieuses de la femme. Alors que le lien entre la femme et ses enfants est d'ordre naturel et biologique, la paternité est d'ordre social, et ceci, pour toutes les sociétés, bien que chacune exprime différemment cette opposition. C'est dès l'enfance et à travers l'éducation de chacun des deux sexes, que cette différence de statut est inculquée, bien que dans toutes les sociétés, certains sujets refusent d'assumer le rôle qui leur est proposé. Dans une dernière partie, l'auteur retrace l'évolution des jeunes Américains, de l' enfance au mariage, et les contradictions d'un système d' éducation qui veut ignorer les différences sexuelles dans l' enfance, et imposer brusquement un statut rigide à chacun des sexes à la puberté; il souligne les déséquilibres qu'engendrent les freins mis par la société à l'épanouissement sexuel des adolescents pendant de longues années qui les séparent du mariage. Dans sa conclusion, l'auteur forme le voeu que les différences sexuelles continuent à être cultivées par les sociétés, car le fait de les ériger en institution est une source de richesse culturelle. Bien que le progrès technique et matériel rende les différences entre les sexes moins contraignantes, l'absence de différenciation dans le statut social des sexes n'est pas à souhaiter. Même si l'on éprouve quelque réticence devant les conclusions de Maragret Mead, il faut reconnaître l'ampleur d'un point de vue grâce auquel sont abattues les cloisons entre anthropologie, sociologie, psychanalyse, psychologie, ce qui permet d'englober les données de la société industrielle moderne et des sociétés plus primitives.

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"Je vivrai l' amour des autres" est un diptyque romanesque de Jean Cayrol (1911 - 2005), publié simultanément à Boudry (Suisse) aux Éditions de la Baconnière et à Paris aux Éditions du Seuil en 1947. Prix Théophraste-Renaudot.

On vous parle constitue la confession hachée d'un narrateur anonyme, privé de visage et de statut social, être humain désancré, sans passé, jeté dans une existence insignifiante dont il ne se sauve quelquefois que par une attention minutieuse portée au monde des objets. Le rideau opaque qui semblait le séparer des autres, et donc du réel, se déchire cependant: obligé de quitter la chambre qu'il occupe dans un hôtel miteux, le narrateur est en effet invité par le cabaretier, qui à son tour lui parlera: «J'entends encore la voix de ce vieil homme, une bonne voix quotidienne: "A demain". Il y a un demain, ce soir, vous entendez, il y a un demain.»

Les Premiers Jours constituent la suite directe de cette résurrection. Gagnant un prénom (Armand), sinon une identité sociale plus marquée, le narrateur élargit son champ de vision, et partage la vie d'un couple un peu désuni. Tandis que l'univers semble se redéfinir, une seconde secousse le restitue cette fois pleinement à la vie: jaloux de son ami Albert, épris de Lucette, il rejoint, avec la blessure d'amour, les rangs de l'humanité.

Roman de la résurrection, ce livre majeur de l'interrogation humaniste de l'immédiat après-guerre est indissociable de l'expérience de Jean Cayrol, déporté à Mauthausen en 1942, et des autres espaces littéraires où il tente alors de se l'expliquer, à savoir les Poèmes de la nuit et du brouillard (voir Oeuvre poétique) et le splendide essai Lazare, au titre suffisamment emblématique. Revenant au milieu d'un monde à la dérive, hébété par la tragédie, peut-être celui qui a connu l'expérience concentrationnaire est-il le mieux à même de mettre en avant ce qui résisterait un peu au naufrage. S'inspirant de ses propres méthodes pour tenter alors de survivre, et racontant la difficulté du retour à la normale, le romancier ouvre la voie à une redéfinition fondamentale du réel. Dans une écriture rêche et apparemment déboussolée, l'expérience lentement décrite est celle même d'une reconquête: par le plus humble, par le plus concret, la conscience peu à peu reprend pied, jusqu'à s'émerveiller de la banalité d'un rapport vraiment humain; deux mots échangés, le commencement d'un accueil suffisent alors pour reconstruire l'Histoire, et peut-être, sinon un sens, du moins une valeur. La grande réussite du livre réside dans la précision de l'attention au banal, à une trivialité qui paraît, sur fond de ressassement morose de l'être, plus riche et plus salvatrice que toute leçon de morale, ou tout pathétique de la souffrance endurée.

Tentant sans nul doute de répondre, à hauteur d'Histoire, à la désorientation humaine de la tragédie de 1939-1945, le roman dépasse cependant ces circonstances, en constituant une très humble et très aiguë reconstruction du sujet. Pertinence historique et force de l'écriture expliquent l'attention portée à ce livre, d'un auteur souvent plus léger, puisque Je vivrai l'amour des autres reçut le prix Renaudot 1947, avant de susciter l'intérêt par exemple de Roland Barthes, qui voyait à juste titre dans le «chosisme» de Jean Cayrol une réponse à la littérature alors dite «objectale», et qui, chez Robbe-Grillet, voulait occulter dans l'univers des choses l'évidence subjective de l'homme.

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Le "Traité sur la tolérance" est une oeuvre polémique de Voltaire (François-Marie Arouet, 1694-1778), publiée en 1763. Elle était destinée à stigmatiser le fanatisme religieux des juges de Toulouse qui condamnèrent à mort le protestant Jean Calas.

Après avoir exposé dans un premier chapitre ("Histoire abrégée de la mort de Jean Calas"), la situation particulière de Calas ainsi que les principes sur lesquels se fondait la Réforme, Voltaire entreprend de montrer les avantages humains qu'offre la tolérance dans les pays où elle est en vigueur: Voltaire entend prouver ensuite que l' intolérance, n'étant ni de droit divin, ni de droit naturel, ne saurait être non plus du droit humain. La preuve en est que l' antiquité classique l'ignorait: quant aux Romains, s'ils ont persécuté les Chrétiens, ce ne fut point pour des raisons religieuses, mais tout simplement parce que les Chrétiens attentaient à la sécurité de l'Etat.

Loin d'être fondée sur un principe noble, l' intolérance trouve sa source dans ce que la vie sociale offre de plus bas: le fanatisme. En effet, celui-ci ne naît que dans l'esprit des peuples élevés dans la superstition, et nous savons que la superstition "est à la religion" ce que l' astrologie est à l'astronomie: la fille très folle d'une mère très sage".

A une époque comme la nôtre, où la raison envahit toute la vie sociale, l' intolérance est un non-sens; par contre, la tolérance est "un apanage de la raison". C'est le mérite de la philosophie d'avoir su dissiper les brumes du fanatisme et de l'obscurantisme, d'avoir trouvé, par-delà les divisions le thème universel, divin, qui rassemble tous les hommes dans la recherche commune du bien. La philosophie seule, cette soeur de la religion, a désarmé les mains que la superstition avait si longuement ensanglantées: et l'esprit humain, sorti de son ivresse, est resté stupéfait des excès auxquels l'avait porté son fanatisme.

La tolérance, fille de la raison, est une des exigences suprêmes de la civilisation et de la société; elle est un facteur de paix sociale, de respect et d'amour réciproques. Autour de ce thème central, l'auteur s'abandonne à de nombreuses discussions, que viennent rehausser d'audacieuses pointes polémiques d'une très grande perspicacité. Cet écrit de Voltaire est un des chefs-d'oeuvre qu'il convient d'inscrire au compte de ce grand mouvement d' émancipation qui devait conduire à la liberté religieuse moderne. On a fait remarquer, avec juste raison, que ce que Voltaire fit concrètement pour le triomphe de ce mouvement compte encore plus que son oeuvre écrite elle-même. En effet, non seulement il réussit à réhabiliter la mémoire de Calas, mais quelques années plus tard, lorsqu'une aventure analogue arriva à un autre protestant, Sirven, qui, condamné par contumace, s'était réfugié en Suisse, Voltaire se jeta dans la lutte, mit en branle les hautes personnalités qui s'honoraient de son amitié, jusqu'à ce qu'il obtint la réhabilitation de cette autre victime du fanatisme. A cette occasion il écrivit un pamphlet non moins célèbre intitulé: "Avis public sur les parricides imputés aux Calas et aux Sirven" (1766). Mais dans sa conclusion nerveuse, dans sa chaude éloquence, et dans l'incomparable élégance de son style, le "Traité sur la tolérance" reste un chef-d'oeuvre de polémique, peut-être jamais égalé et qui résume en soi toutes les qualités du genre.

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12273057256?profile=originalCe livre (1964) est l'ouvrage du philosophe et sociologue américain d'origine allemande Herbert Marcuse (1898-1979). En analysant les divers aspects du capitalisme américain, Marcuse y découvre une société répressive, qui enferme l'existence individuelle au nom d'un pseudo "intérêt général". Il évoque une société brutale, tant dans son expansion néocolonialiste que dans le "contrôle total" qu'elle exerce, par les progrès techniques et les productions, sur la liberté. Les hommes politiques eux-mêmes maîtrisent "une société sans opposition", grâce notamment à un discours soi-disant libéral, qui n'est qu'un discours clos proche de la novlangue d' Orwell. "La société contemporaine semble capable d'empêcher tout changement social", en continuant à donner quelques parcelles de confort. Reste-t-il toutefois un espoir de transformer cette société et d'y supprimer les valeurs répressives? Elle semble si bien organisée... Malgré tout, elle porte en elle-même "ses contradictions", et l'on peut imaginer que la jeunesse se révolte enfin. Mais ne faudrait-il pas en même temps que les savants, les ingénieurs, les techniciens, etc., que ceux qui détiennent les techniques rallient la cause révolutionnaire? Cela "constituerait un miracle" puisqu'ils bénéficient du système. Il apparaît bien, en définitive, que seules les forces issues des contradictions du capitalisme puissent faire exploser le carcan.

Pour Marcuse, l'objet de ce livre est de déterminer laquelle, de ces deux hypothèses, se réalisera: soit que la société puisse empêcher les transformations, la répression s'imposant alors définitivement; soit qu'un "contre-mouvement international et global" puisse faire éclater la société. Or au XXe siècle, et jusqu'à présent, les progrès techniques ont toujours servi la répression. Il suffit de prendre l'exemple de la bombe atomique; elle est acceptée par la population, qui y voit un moyen de se défendre contre le danger. En fait, la menace de l'éclatement d'une bombe atomique "préserve les forces mêmes qui font durer ce danger". L'apparence du danger constitue un moyen de répression efficace, d'autant que la société "n'en devient pas moins plus riche". Malheureusement, la bombe n'est pas l'unique exemple de l' oppression: celle-ci est généralisée. Tous les systèmes de production sont tournés vers le pouvoir, toutes les machines en sont les instruments. "La société contemporaine tend au totalitarisme", qui se manifeste par l' "uniformisation", tant politique qu'économico-technique. Tous ces modes de consommation sont présentés comme des libertés économiques, alors qu'ils satisfont de faux besoins. Par l' "efficacité des contrôles sociaux", la presse s'autocensure et la liberté se réduit à "choisir entre des marques et des gadgets".

Reste un espoir. L'échec de la guerre du Viêt-nam indique que les pauvres peuvent parfois gagner contre les riches.

12273056683?profile=original Or, dans une société qui se présente comme "rationnelle" (puisqu'elle produit plus de confort, plus d'efficacité...), les signes de l' "irrationalité" se font de jour en jour plus manifestes. Le fait qu'elle soit obligée de donner toujours plus de progrès tend à faire qu'à terme, l' individu ne pourra plus être soumis à l' aliénation par le travail, car celui-ci sera devenu marginal, grâce précisément au progrès technique, au machinisme. Le fonctionnement et le fondement de la société industrielle conduiront à son éclatement. De la même façon, la société répressive doit canaliser les énergies sexuelles et artistiques, ce que Marcuse nomme une "désublimation répressive". Pour organiser cette atrophie, elle offre un peu plus de sexe (par la pornographie ou la suppression des tabous) et d' art (en le commecialisant). Mais ne voit-on pas se développer parallèlement une agressivité, une frustration toujours plus grandes? L'homme est aujourd'hui "unidimensionnel": c'est un homme qui a perdu une dimension, celle de l' autonomie, de la personnalité, de l' humanisme, bref la dimension des valeurs idéalistes et romantiques. Mais la société unidimensionnelle, tendant à l'éclatement, il n'est pas impossible que cet homme retrouve un jour sa bidimensionnalité, sa liberté.

"C'est seulement à cause de ceux qui sont sans espoir que l'espoir nous est donné." Marcuse, en terminant son texte sur cette phrase de Walter Benjamin, veut croire encore à une possible révolution. Des deux hypothèses du livre, il dit lui-même qu'il ne peut déterminer laquelle sera confirmée; la théorie critique de la société ne permet pas de connaître l'avenir. Elle autorise tout au plus l' optimisme, puisqu'elle affirme qu'il est toujours possible de former une critique. C'est pourquoi Marcuse veut croire en l' utopie d'une révolution; et faute de la réaliser, il peut toujours l'imaginer. Si l'homme est grandement réprimé, il est aussi profondément libre d'imaginer et de penser.

Texte le plus célèbre de Marcuse, "L'Homme unidimensionnel" développe des thèmes déjà présents dans ses écrits précédents, sur l' imagination et sa faculté de sublimation ("Eros et civilisation") à propos des thèses de Freud, ou sur la pensée négative à partir des théories de Hegel ("Raison et révolution"). Mais ce livre est le premier où, faisant oeuvre de sociologue, Marcuse délaisse les philosophies marxiste, psychanalytique et idéaliste pour chercher au sein même de la société ce qu'est devenu l'homme.

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L' existentialisme est un humanisme

"L' existentialisme est un humanisme" est un texte d'une conférence prononcée en 1946 au "Club Maintenant" par l'écrivain et philosophe français Jean-Paul Sartre (1905-1980), publié en 1946. Cette conférence se proposait, au moment de la grande vogue de l'existentialisme en France et en Europe, de présenter un exposé simple de ses thèses, de redresser quelques erreurs et préjugés, de répondre à des reproches qui lui ont été faits. Les marxistes ont accusé l'existentialisme de quiétisme et de subjectivisme, les catholiques de pessimisme et d'individualisme. De plus, la vogue de l'existentialisme fait qu'on emploie ce mot à propos de n'importe quoi, et que son sens devient très vague pour la plupart.

En fait, l'existentialisme est d'abord une doctrine philosophique. Il y a un existentialisme chrétien représenté par Jaspers et Gabriel Marcel, et un existentialisme athée, celui d' Heidegger et de Sartre. Tous posent que l'existence précède l'essence, c'est-à-dire que la réflexion sur l'homme doit partir de la subjectivité. En cela l'existentialisme diffère de la philosophie classique du XVIIe siècle, où un Dieu créateur doit poser l'existence de l'homme avant de le fabriquer comme un artisan fabrique un produit, d'après un concept de son entendement.

L'idée que l'essence précède l'existence survit à la croyance en Dieu dans la philosophie du XVIIIe siècle. L'existentialisme athée, en posant au contraire que l'existence précède l'essence, tire toutes les conséquences de l' athéisme. Pour lui, il n'y a pas de nature humaine, l'homme est ce qu'il se fait, et se définit d'abord par un projet, qui est un choix originel de son être, et se manifeste dans la totalité de ses conduites. Par ce projet l'homme choisit tous les hommes en même temps qu'il se choisit, car il pose par là une image de l'homme tel qu'il doit être. Le choix est la position d'une valeur. Ainsi chaque homme engage à chaque instant l'humanité tout entière. De là vient la place privilégiée que l'existentialisme donne à l' angoisse comme révélation du délaissement de l'homme dans la liberté. L' angoisse débouche sur le sentiment de la responsabilité, donc sur l' action et la morale. Ainsi l'existentialisme ne fonde pas la morale sur un ordre subjectif des valeurs, mais sur la liberté radicale de l'homme: "l'homme est condamné à être libre". Le choix moral est invention, non obéissance. Le désespoir qu'on reproche à l'existentialisme de prêcher n'est que le sentiment de la liberté radicale de l'homme, à partir de laquelle on ne peut préjuger de ses actions, puisqu'il n'y a pas de nature humaine. Son pessimisme est au fond une "dureté optimiste" qui refuse de nier la responsabilité au profit d'un déterminisme qui justifierait les défaillances humaines.

L'existentialisme est un humanisme de l'action et de la liberté. Le subjectivisme de l'existentialisme n'est pas un signe de son origine bourgeoise, comme le prétendent les communistes, mais procède du refus de faire de l'homme un objet. Il implique l'intersubjectivité, car c'est seulement par rapport aux autres que se définit l'existence de l'homme, et son universalité n'est pas dans son essence mais dans sa situation: chaque homme est lié à tous les autres par la réalité concrète de sa situation. La liberté doit être voulue à la fois pour soi et pour tous les hommes, elle débouche ainsi sur une communauté fondée sur la liberté, et par là sur un humanisme. Cet humanisme est ouvert, il est toujours à faire, car il vise une libération de l'homme qui doit toujours être reprise, car l'homme ne se réduit jamais à un donné. Cet exposé est suivi d'une discussion entre Sartre et Naville, où Sartre précise les points communs et les divergences de l'existentialisme et du marxisme.

 

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12273027097?profile=original"Labyrinthe du monde et paradis du coeur" est une oeuvre allégorique, philosophique et satirique du grand humaniste tchèque Jan Amos Komensky, plus connu sous le nom de Comenius (1592-1670). Publiée en 1631, elle est, d'après l'historien français Ernest Denis, celle qui dégage le mieux de la race tchèque, tel qu'il fut  formé par son histoire, peuple déchiré entre l' Occident dont il tient sa civilisation et l' Orient, auquel il appartient de par ses origines et les nécessités de son autonomie. Dans ce poème, l'auteur entreprend un voyage autour du monde, en compagnie de deux gaillards qu'il baptise "Je-sais-tout" et "Illusion". Il est muni par surcroît de lunettes propres à travestir la vérité, à moins qu'on ne les mette de travers. Le monde n'est qu'une immense cité, traversée par six voies principales qui toutes convergent vers une place de laquelle s'élève le château de la Sagesse. Dans la partie ouest de cette cité, se trouve un autre château, où règne la Fortune, entourée de ses favoris. le poète parcourt les rues, observe les habitants, dans leurs travaux et leurs vicissitudes, pénètre dans les deux châteaux en question. Ayant appris que toutes les formes de gouvernement dans le monde se fondent sur la bassesse, le mensonge et l' illusion, il envoie au diable ses lunettes, abandonne ses deux compagnons et va visiter les mourants: pour se retrouver devant la mort d'abord et devant Dieu ensuite. Aveuglé par la lumière divine, il tombe à genoux; mais le Christ le relève et le réconforte. Le poème se termine sur une prière, pleine d'inspiration: là, la satire fait place à un chant plein d'élévation et de mansuétude -lequel, d'ailleurs, s'était fait jour dès le début du poème, lorsque l'auteur avait été amené à décrire les misères humaines. La langue de Comenius, malgré les influences latines et allemandes, courantes à cette époque de son pays, peut être considérée comme un modèle de la langue parlée tchèque, du moins au XVIIe siècle.

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Didactica magna: la nature comme modèle et guide

"Didacta magna" est un ouvrage du grammairien et pédagogue tchèque Jan Amos Komensky (Coménius, 1592-1670), composé primitivement en tchèque de 1629 à 1632 et plus tard - en 1640- en latin. C'est l'un des ouvrages les plus remarquables de la littérature pédagogique mondiale. Il se compose de 33 chapitres dont le but fondamental est de jeter les bases d'une science pédagogique solide et universelle. Les chapitres XVI à XIX, partie centrale de l'ouvrage, contiennent l'essence de la pensée didactique de Coménius, qui consiste à trouver l'art d' enseigner toute chose à tous, avec la certitude "d'obtenir d'heureux résultats". Autour de ce thème, l'auteur en développe d'autres qui envisagent le problème de l' éducation au point de vue religieux, social et moral, le tout s'éclairant à la lumière d'une idée fondamentale. Cette idée, c'est la divinité de la nature humaine: l'homme est orienté vers Dieu, sa vie est une préparation à la vie éternelle.

L'homme est à l'image du Dieu vivant, il possède en germe dans sa nature tout ce qui lui est nécessaire pour réaliser sa fin éternelle, c'est-à-dire l'intelligence, la vertu et la piété. Dans cette ascension vers Dieu, le rôle du monde visible est de servir d'école aux hommes; c'est pourquoi l'auteur puise continuellement des exemples dans la Nature, dans l'instinct et le comportement des créatures privées de raison.

Dans les sept premiers chapitres de la "Didactica", Coménius pose comme base de l'œuvre éducative la valeur intrinsèque de la nature humaine, création de Dieu; l'éducation n'est donc autre chose que la possibilité qu'a l'homme de faire fructifier les semences déposées par Dieu en lui semences du savoir, de la vertu et de la piété. Elles sont distinctes dans la pensée de l'homme, mais au fur et à mesure de leur développement, elles arrivent à se subordonner au savoir, c'est pourquoi la majeure partie de l'ouvrage est consacrée à l'instruction, ce qui justifie son titre.

S'instruire est un devoir individuel, mais aussi un devoir social; c'est par l'école que se forme la conscience sociale de l'individu. En conséqence il faudrait un grand nombre d'écoles ouvertes à tous, hommes et femmes, riches et pauvres, et dont la fonction serait d'enseigner tout ce qui touche à la culture en général. La nécessité s'impose de réformer les écoles existantes et d'en créer de nouvelles (Chapitres VIII à XV). L'ouvrage s'occupe ensuite des règlements dans les écoles, et au cours des quatre chapitres centraux de la "Didactica", l'auteur explique comment il entend fixer de manière universelle et infaillible les règles de la méthode didactique, pour s'assurer toujours de bons résultats. Il s'efforce d'édifier une théorie générale de la méthode didactique en appliquant à l'homme, par des procédés artificiels, les procédés infaillibles de la nature. Ces chapitres sont donc pleins de "préceptes", c'est-à-dire de schématisations et de généralisations des moyens par lesquels la nature opère sur les êtres vivants; de ces moyens, Coménius tire des règles qu'il juge fondées sur la nature même des choses, telle que Dieu l'a voulue, et qu'il pense pouvoir être universellement sûres. Ainsi, de l'observation des agents naturels, il tire des principes généraux, tels que ceux-ci: "Dans l'accomplissement de ses oeuvres, la nature ne procède pas de façon désordonnée, mais distinctement", "Toute opération de la nature débute par les parties les plus intérieures".
Selon Coménius, les différents arts sont fondés sur la reproduction de ces principes généraux. Il note les aberrations des écoles, et propose enfin des amendements didactiques, comme celui de former l'esprit avant la langue, de placer les disciplines positives avant les disciplines linguistiques et logiques. La dialectique ne doit pas être étudiée en même temps que la grammaire et il ne faut occuper les élèves qu'à une seule étude à la fois. Enfin, d'un autre précepte il déduit que l'intelligence des choses devra être formé en premier, puis la mémoire et, en troisième lieu, le langage et l'habileté manuelle". Ayant ainsi fixé les règles générales de la méthode didactique, l'auteur s'occupe ensuite de la dialectique appliquée aux sciences, aux arts et aux langues. Puis il étudie la méthode pour développer les germes de la vertu et de la piété (morale et religieuse) qui, avec l'instruction forment l'homme complet.
Dans les derniers chapitres (XXV à XXXIII) il revient au problème de l'école et esquisse la réforme des institutions scolastiques: quatre degrés: école maternelle, école de langue nationale, école de latin, Académie. Il clôt enfin son livre en répétant ses directives pour obtenir un ordre universel et parfait dans les écoles, réfutant les objections qui pourraient s'élever contre l'universalité de sa méthode.
La "Didactica magna" de Coménius est une des plus grandes manifestations de la science pédagogique qui cherche à trouver les bases d'une constitution théorique. Pour comprendre son importance, il faut la situer dans l'esprit scientifique de son temps dont elle est une géniale application. Les fondateurs de la science moderne étaient convaincus que la nature était régie par des lois immuables, inscrites par Dieu lui-même d'une façon mathématique dans la structure des choses. N'était-il pas juste de penser que ce monde de la nature devait servir de modèle et guider l'homme au cours du développement de sa vie spirituelle? C'est à cette exigence qu'a obéi Coménius. Après deux siècles d'évolution de la science pédagogique, nos idées touchant la nature et ses lois ne sont plus celles de Coménius. Il nous faut cependant reconnaître à Coménius le mérite d'avoir envisagé le problème pédagogique dans ses points essentiels.

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" L'art d'être grand-père" est un recueil poétique de Victor Hugo (1802-1885), publié à Paris chez Calmann-Lévy en 1877.

Derniers vers de Victor Hugo (les Quatre Vents de l'esprit, publiés par la suite, furent écrits auparavant), ce recueil apparaît comme son testament poétique. Conçu avec la naissance de Georges et Jeanne, les enfants de Charles Hugo, apparition survenue dans le vide créé par la mort de l'épouse de Victor, celle de ses fils et l'internement de sa fille Adèle, cet ensemble fut trop souvent réduit à quelques poèmes un peu mièvres pour anthologies thématiques. Il redistribue pourtant les thèmes développés dans les Châtiments et les Contemplations. Composé de 18 sections comprenant de une à douze pièces où Hugo utilise une grande variété strophique, le recueil développe l'art du grand-père, soit celui d'«obéir aux petits». Loin du sentimentalisme familial chevrotant, il s'agit de rendre évidente la complicité des âges extrêmes dans leur relation avec l'au-delà. Naissance et mort sont deux aurores et le grand-père apparaît parfois comme un vieux gamin vaguement anarchiste, dispensateur de dons, ceux de la lune ou de friandises. Hugo donne le monde à ses petits-enfants.

Le cycle du «Jardin des Plantes» (IV) raconte de nouveau la Genèse. Dans ce microcosme de la Création, où se définit l'immanence divine, le bien compose avec le mal. Cet ancien Jardin du roi, devenu Muséum national d'histoire naturelle, allégorise à sa façon l'Histoire et se peuple de misérables. Enfin, il s'y mêle l'«infiniment grand» et l'«infiniment charmant» dans l'unité de la variété libre, cet ordre véritable. Infini et néant, mixte d'idéal et de chimère, esthétique du labyrinthe: le Jardin des Plantes rassemble enfer et paradis et laisse entrevoir une «lueur dans l'énorme prison». «Pêle-mêle de branchages augustes», le poème du "Jardin des Plantes", où la Genèse se combine aux fables de La Fontaine ou au matérialisme philosophique, rassemble la pensée hugolienne sur la nature et l'Histoire. Passé et présent s'y fondent, annonce de l'avenir.

A ce don poétique de l'univers s'ajoute celui de l'écoute: «Le babil des marmots est ma bibliothèque» (XV, 7). C'est que les enfants parlent une langue d'avant Babel, bégaiement d'avant la poésie, comme «les Griffonnages de l'écolier» (VIII) le sont du dessin. Ces arabesques figurent les combinaisons de l'infini. Le rapport à l'enfance s'énonce dans «Grand âge et bas âge mêlés» (VI). Relation privilégiée, cette complicité de la sagesse et de l'innocence conduit à rejeter tout autant le républicanisme athée que le cléricalisme obscurantiste. De là le refus de la dure loi des pères et de l'écrasement par le péché originel («l'Immaculée Conception», VII). Il faut en finir avec Satan. En attendant le triomphe des petits, le grand-père poète chante «l'Épopée du lion» (XIII), «Enfants, Oiseaux et Fleurs» (X), «Deux Chansons» (XVI) et le «Laus puero» (XV). Au-delà des contradictions et des antithèses, un chant d'amour et d'espérance se construit, reprenant les accords des harmonies poétiques précédentes: confiance dans les pouvoirs illimités de la poésie et éclosion de la lumière dans les ténèbres.

La dernière partie, «que les petits liront quand ils seront grands», conclut et ouvre. Si le progrès boite, si le poète est humilié en ces temps d'imposture, le jour succédera à la nuit, et il faudra bien accepter l'aurore. La justice, c'est-à-dire la pitié, triomphera, et le pardon à venir se lit dans l'ordre du monde: l'âme est «à la poursuite du vrai» (XV, 5).

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Le meilleur des mondes de Huxley

12273014885?profile=originalCe roman publié en 1932 demeure certainement l'oeuvre la plus populaire de l'écrivain anglais Aldous Huxley (1894-1963). Il s'agit d'une utopie futuriste et pessimiste, qui évoque en l'an 2500 un monde uni gouverné par une oligarchie. Dieu devenu Notre Ford auquel on voue un culte puisque le monde est voué à la surproduction, à la surpopulation et à la surconsommation. La technique règne pour assurer la réalisation de la devise de l' Etat: "Communauté, Identité, Stabilité", toutes les ressources de la science sont mises en oeuvre. La génétique a progressé au point d'assurer la reproduction des citoyens dans des éprouvettes où chaque classe sociale est ainsi pré-conditionnée à son rôle futur. Une différence d'oxygénation produit des types Alpha, Béta, Gamma, etc. Jusqu'au Semi-avortons et avortons du prolétariat voués aux tâches répugnantes. Le processus de Bokanovsky permettant d'obtenir soixante jumeaux d'un même oeuf, les esclaves sont des sortes de robots mais n'ont pas conscience de leur esclavage. Le conditionnement du premier âge suscite l'horreur du beau et du gratuit, l'hypnodémie apprend à chacun le bonheur attaché à sa place dans la hiérarchie et tout le monde nage dans la joie. En cas de défaillance euphorique le "soma" est d'ailleurs à portée de la main. Les loisirs sont meublés par des voyages, des cérémonies religieuses et érotiques entre personnes stérilisées et stimulées au besoin par des pilules. La mort est remplacée par une vieillesse galopante et l' euthanasie suivie d'incinération. La littérature, la religion traditionnelle, la famille ont disparu tandis que parler d' amour ou de parents est de la dernière indécence. Tandis que le directeur-dictateur Mustapha Menier veille sur le Bonheur de Tous, la logique impeccable de cette vie absurde se détraque. Un peu de l'alcool réservé aux Gammas n'a-t-il pas été versé par erreur dans l'éprouvette d'un Alpha Plus? Bernard Marx,  ingénieur en hypnodémie, se révèle curieusement anormal: gêné par ses inférieurs, pris de désirs amoureux et de pudeurs étranges, il se pose des problèmes que le soma ne résout pas plus que la belle Lenina. On l'exile dans une île lointaine, en l'occurrence une réserve de "Primitifs" du Nouveau-Monde. Il en ramènera "un bon sauvage" qui distrait un instant la foule civilisée avant de connaître une fin désespérée et tragique. John Le Sauvage, c'est l'homme de notre siècle qui a lu Shakespeare, a des sentiments non conditionnés et connaît la souffrance. Devant le spectacle du bonheur imposé il choisit le mysticisme et la mort.

Tous les personnages de Huxley se heurtent-ils donc au monde sans faille de la médiocrité standardisée et n'y a-t-il aucune issue dans l' utopie de Ford? Apparemment pas. Marx, qui voudrait aimer, et Helmoltz, l' ingénieur en mécanique émotionnelle qui voudrait être écrivain sont exilés. John se suicide. Vingt ans avant la bombe atomique l'auteur dépasse, dans un style qui rappelle Voltaire et Anatole France les critiques que J.B. Priestley adressait à une Angleterre américanisée dans "English Journey". Au-delà du "1984" d' Orwell, il nous transporte dans un univers dont la vérité prémonitoire donne encore le frisson.

De nos jours l'évolution des Etats-Unis et la mise au point des techniques décrites dans "Le meilleur des mondes" rendent celui-ci moins invraisemblable, mais on vit en 1932 dans cette utopie de science-fiction une brillante invention teintée de pornographie plus que cet assemblage d' intelligence et de culture qui devinait les formes de notre futur. Le livre laisse pourtant une impression d'inachevé, de déséquilibre malgré le brio de sa critique; l' anarchie qu'il préconise n'est pas révolutionnaire, elle préconise une réforme des âmes plus que des structures et des institutions. Les solutions se perdent dans un mysticisme décevant. Dans la préface qu'il écrivit en 1946 pour "Le meilleur des mondes" dont un million d'exemplaires étaient alors vendus, Huxley ne préconise pas d'autres antidotes au "monde meilleur" que "la conquête de la liberté dans une non-violence stoïque" et "la décentralisation de la science appliquée et son utilisation, non comme une fin vers laquelle les hommes deviennent des moyens, mais comme le moyen de produire une race d'individus libres".

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Ogotemmêli

"Dieu d'eau" est un essai de l' explorateur et ethnographe français Marcel Griaule (1898-1956), publié en 1948. Dirigeant, avec Mme G. Dieterlen, une mission scientifique en Afrique occidentale, Marcel Griaule a, pendant plus de quinze ans, étudié les moeurs et la langue d'une tribu africaine considérée comme une des plus arriérées: les Dogons, population soudanaise de la boucle du Niger. Lorsque la mission fut bien au courant des institutions, coutumes et rites de ce groupe, l'auteur reçut de la bouche de l'un des "anciens" de la tribu, le chasseur aveugle Ogotemmêli, la révélation de la cosmogonie et de la théogonie dogon, enseignement qui démontra que ces traditions sont extrêmement élaborées, qu'elles constituent une explication systématique du monde et de l'homme, et que, par conséquent, bien des notions européennes quant à la mentalité noire, dite primitive, sont à réviser entièrement. "Dieu d'eau" retrace les conversations de Griaule avec Ogotemmêli, conversations qui durèrent trente-trois jours et qui, en faisant surgir une métaphysique d'une très grande complexité, jettent une lumière nouvelle sur les cérémonies et les rites africains que l'on connaissait déjà, mais dont on ne soupçonnait pas la philosophie profonde. Déjà, le titre de chacune des trente-trois journées peut nous éclairer sur la nature des entretiens: "La première parole et la jupe de fibres", "La seconde parole et le tissage", "La troisième parole et le grenier de terre pure", "La troisième parole et le vomissement du système du monde", "La troisième parole et les travaux de rédemption", "Invention de la mort". Pour entreprendre de décomposer le système du monde, Ogotemmêli sait commencer à "l'aurore des choses" et repousser les détails sans intérêt comme par exemple la formation des quatorze systèmes solaires dont parle le peuple, à terres plates et circulaires disposées en pile. C'est ainsi qu'il ne traite que du système solaire utile: le dieu Amma, dieu unique "avait créé le soleil et la lune selon une technique plus compliquée qui ne fut pas la première connue des hommes mais qui est la première attestée chez Dieu: la poterie. "Le dieu lança la glaise dans l'espace -elle s'étale, gagne au nord qui est le haut, s'allonge au sud qui est le bas, même si tout se passe à l'horizontale. La terre "s'étend à l'orient et à l'occident, séparant ses membres comme un foetus dans la matrice... Elle est un corps, c'est-à-dire une chose dont les membres se sont écartés d'une masse centrale." Ce corps est une femme, posé à plat, face au ciel. "Amma qui est seul et veut s'unir à cette créature, s'approche d'elle." Ce fut le premier désordre de l' univers. La force vitale de la terre est l' eau. Dieu a pétri la terre avec de l'eau. Même la pierre possède cette force, car l'humidité est dans tout, jusque dans la parole par la salive. Les entretiens de la deuxième journée nous expliquent le verbe à partir du métier à tisser: la peau sur laquelle file la femme est le soleil, car le premier cuir utilisé ainsi a été celui du soufflet de forge qui avait contenu le feu solaire; le tournoiement du fuseau est le mouvement de la spirale de cuivre qui propulse le soleil, spirale que figurent souvent les lignes blanches ornant l' équateur de la fusaïole; le fil descendant de la main de la fileuse est le fil de la Vierge, le long duquel est descendu le système du monde; "la parole est dans le bruit de la poulie et de la navette. Tout le monde entend la parole; elle s'intercale dans les fils, remplit les vides de l'étoffe. Elle appartient aux huit ancêtres; les sept premiers la possèdent, le septième en est le maître; et elle est le huitième." "Les paroles des sept ancêtres remplissent les vides et forment le huitième. La parole étant eau, chemine selon la ligne chevronnée de la trame." Outre cet ouvrage remarquable sur les Dogons de Marcel Griaule, citons "Jeux Dogons" (1938), "Masques Dogons" (1938).


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L'Essai sur le libre arbitre d'Erasme

12272997691?profile=original[De libero arbitrio diatribe sive collatio]. C'est le célèbre traité, publié en septembre 1524 à Bâle, par lequel Désiré Erasme de Rotterdam (Geert Geertsz, 1469-1536) prit position contre Luther et sa réforme religieuse.

Outrepassant la conception de saint Augustin, Luther affirme que le péché a déformé l'organisme psycho-physique humain dans sa substance, en le rendant absolument incapable de toute bonne action: seul le rachat du Christ peut accorder le salut. D'où la totale négation du libre arbitre chez l'homme, absolument passif entre les mains de Dieu.

Contre Luther, Erasme affirme ici la doctrine catholique qui veut sauver à la fois les droits de la liberté, sans lesquels il n'y a pas de vie morale, et les droits de la grâce, sans lesquels il n'y a pas de vie chrétienne. Le péché originel n'a pas détruit chez l'homme son aptitude au bien: il l'a seulement rendue embryonnaire. Le baptême la vivifie, ainsi l'homme peut parcourir le sentier de la vertu.

Le libre arbitre est la capacité de l'homme à s'appliquer aux choses qui conduisent au salut éternel ou à s'en écarter. Sans libre arbitre, il n'y a pas de responsabilité. Au "Libre arbitre", Luther répondit par le "Traité du serf-arbitre" et Erasme aurait répondu à son tour avec "L'hyperaspistes": la polémique eut des résonances énormes et contribua à délimiter, d'un côté, les orientations révolutionnaires de la Réforme, de l'autre le rationalisme et le personnalisme humaniste qui eut en Erasme un de ses plus illustres représentants. En effet, celui-ci bien qu'il ait cherché dans le "Libre arbitre" et dans "L'hyperaspites" à se concilier le catholicisme, fait preuve, à travers son équilibre élégant et clair, d'une attitude rationaliste, d'une indépendance d'esprit, qui conduisirent l'Eglise à condamner ses oeuvres.

A voir:

La maison d'Erasme à Bruxelles

 

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Le livre de Marco Polo ou Le devisement du monde

12272995865?profile=originalIl s'agit de l'ouvrage célèbre de Marco Polo, citoyen de Venise (1254-1323). Il retrace les aventures du fameux explorateur et marchand, qui, au cours de ses activités commerciales et politiques, vécut à la Cour du grand Khan des Tartares, Kublai, et put ainsi connaître les pays et les moeurs des fabuleuses régions du Catay et du Cipungu, c'est-à-dire la Chine et le Japon.

Le livre est composé des récits que l'auteur fit à Rusticien de Pise, alors que, de retour dans son pays, il avait été fait prisonnier par les gênois, en 1298, à la bataille navale de Curzola. Rusticien (écrivain habile à qui l'on devait dès 1271, le "Médiadus", compilation de romans bretons) rédigea lui-même en langue d' oil le récit de son illustre compagnon de peine ("Le devisement du monde de messer March Pol de Venece"). Le texte original fut transformé et déformé au cours des siècles dans les différentes versions françaises, italiennes et latines qui en furent données; il n'a pu être reconstitué que de nos jours, selon une édition à peu près complète, par Luigi Foscolo Benedetto, et réédité enfin dans sa rédaction française primitive.

On retrouve dans le récit que fit Marco Polo au retour des riches et mystérieuses régions de l'Orient, le ton d'un spectateur encore émerveillé par les souvenirs de son voyage. Les pages consacrées au Vieux de la Montagne (légende dont on retrouve les traces dans nombre de contes médiévaux), à la résidence d'été du grand Khan à Ciandu (aujourd'hui Shang-tu) et aux coutumes de l'ancien empire chinois, sont demeurées célèbres. La description de la bataille entre le roi Abarca (Béréke, khan de la Horde d' or) et le roi Alau (Hulagu, khan de Perse) est toute imprégnée d'une atmosphère de légende et d' épopée: la lutte de deux conquérants est admirablement restituée dans sa splendeur barbare et sanglante. Ici, Marco Polo ne laisse pas d'éprouver une certaine fierté millénaire de se sentir européen, héritier d'une civilisation millénaire; toutefois, pressentant la vie nouvelle, fascinante et mystérieuse, de ces peuples nomades, il tempère ses jugements par une sagesse que lui inspire la connaissance d'hommes et de terres si éloignées de sa patrie. Le récit de l'activité déployée par Marco Polo à Jang-Ciou, dont il fut le gouverneur pendant trois ans, constitue un important document historique. Ses actes révèlent le sang-froid d'un homme qui sait évaluer les événements et apporte, en toute occasion, une modération et une précision de jugement qui lui permettent de les dominer. On relève encore les étonnantes descriptions de certains grands voyages effectués à travers des terres vierges, la découverte de populations, inconnues même de ses guides, de plantes et d'animaux jusque là entourés d'un halo de suppositions fabuleuses. Les allusions à son activité de marchand offrent un grand intérêt documentaire et nous renseignent sur des produits précieux et rares, les épices, le pétrole d' Arménie, le charbon fossile du Catay, les pierres précieuses.

Mais ce qui frappe le plus, dans cette relation, c'est l'émerveillement et la stupeur d'un homme, habitué aux dures réalités de la vie quotidienne, devant un monde apparu à ses yeux comme par enchantement: palais d'or et d'argent, jardins embaumés de mille fleurs rares, cérémonies solennelles avec leurs foules prosternées devant les idoles et les représentants du pouvoir, hordes s'entre-tuant pour la possession d'un lambeau de terre, coutumes, langues et sentiments inconnus à l'ancienne civilisation méditerranéenne, sinon dans les rappels de quelque lointaine légende. Cet abandon à un monde fait de contrastes et de splendeurs anime cette vaste narration et lui confère tous des caractères d'un univers poétique, qui la situent parmi les plus riches témoignages de l'Europe médiévale et de l'ère des premières découvertes géographiques. On a pu dire à juste titre qu'avec ce livre, Marco Polo donnait à l' Italie le monument épique et vigoureux qui lui manquait par rapport à la littérature chevalresque des autres pays.

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