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humanisme (85)

Un pamphlet: "La défaite de la pensée"

12272993870?profile=originalNos valeurs sont en crise. Alain Finkielkraut s'interroge, dans ce pamphlet retentissant (Gallimard - 1987), sur les raisons d'un tel déclin. On a, selon lui, détrôné la culture au profit des cultures. L' humanisme universel, que nous tenons de la Renaissance et des Lumières, succombe sous la pression montante des revendications identitaires ou particularistes. L'auteur retrouve ici certains accents du "dreyfusard" Julien Benda, rationaliste et démocrate: "Les intellectuels ne se sentent plus concernés par la survie de la culture. Nouvelle trahison des clercs?"

Cruellement confirmée par la montée des nationalismes ou intégrismes de tous poils, et par l'explosion d'une guerre au coeur même de l'Europe (Sarajevo, encore), "La défaite de la pensée pourrait bien devenir le cri de ralliement désespéré de toute une génération.

 

L'homme est mort, vivent les Nations.

Selon Finkielkraut, le concept en vogue d'humanité plurielle, "pluriculturelle", n'est pas une idée vraiment neuve en Europe. Il dériverait, à l'origine, des idéologies réfractaires aux principes démocratiques et universalistes de 1789. De fait, la Contre-Révolution, reniant l'idée de contrat social, a fondé une nouvelle conception, à la fois historique et mystique, de la Nation française, entité culturelle spécifique, vivante et irrationnelle, irréductible aux individus, antérieure aux consensus. Parallèlement, le romantisme allemand, inspiré par les thèses du philosophe Herder (1744-1803), a exalté contre l'occupant français un sentiment national propre, et même glorifié le "génie germanique", tout entier résumé dans un néologisme au succès prometteur: le "Volksgeist", "l' âme du peuple", l' "Esprit national". Ainsi, plus de culture ni de valeurs communes, donc plus d'Humanité! Aux Lumières, on préféra la "raison nationale" (Joseph de Maistre); et à l'esprit de Goethe, le préjugé allemand.

Par la suite, cette mystique identitaire, qui exacerbait l'enracinement culturel des consciences, devait engendrer des courants politiques lourds de menaces pour la liberté et la paix en Europe: le pangermanisme d'abord; et par réaction après la défaite de 1870, le nationalisme français, xénophobe et "antidreyfusard". En vain Ernest Renan (1923-1892), finalement rallié à l'idée du contrat et fidèle aux Lumières, souligna-t-il la supériorité d'une "théorie élective" de la Nation sur la "conception ethnique". Dans ce culte des différences natives, dans cette religion du "Volksgeist", comment ne pas voir, avec lui, "l'explosif le plus dangereux des Temps modernes"?

 

"La deuxième mort de l'Homme".

Après les deux guerres mondiales, la création -pour prévenir tout retour de la barbarie -d'une Organisation des Nations Unies pour l'Education, la Science et la Culture (UNESCO) semblait devoir se placer sous le patronage des Lumières. Il n'en fut rien. L' humanisme occidental, taxé d' abstraction, accusé d' impérialisme, subit alors les premiers assauts de la "Philosophie de la décolonisation". Orchestrée par des sciences "humaines" en plein essor structuraliste, "la deuxième mort de l'Homme" répondit à la volonté expiatoire de sacrifier une certaine idée -"ethnocentriste" selon Lévi-Strauss -du progrès, de la civilisation et de la nature humaine à la reconnaissance des autres cultures. Ce serait, désormais, par la différence culturelle qu'il faudrait définir l' identité des hommes.

Mais, en soulignant ainsi la relativité des valeurs culturelles, les "antihumanistes" contemporains (Lévi-Strauss, Foucault, Bourdieu entre autres) renouaient à leur insu avec la théorie du "Volksgeist". Et dans la mentalité des peuples décolonisés, imbus de leur exception culturelle, devait bientôt germer un racisme identitaire, né du refus de toute assimilation. Dans ces conditions, fanatisme, obscurantisme et tyrannie ont pu prospérer partout dans le Tiers Monde- sous l'oeil bienveillant de l' UNESCO, incapable d'accorder son credo humanitaire avec son souci de respecter les différences.

 

La "nouvelle trahison des clercs".

Revenant à l'actualité politique française, Finkielkraut renvoie dos à dos partisans et adversaires de la "société pluriculturelle", en ce qu'ils réactivent tous le thème du "Volksgeist". Sur le problème de l' immigration, xénophiles et xénophobes professent à ses yeux le même relativisme, le même dogme de la différence. Et face aux idéologues de la "Nouvelle Droite", héritiers de Barrès, "il n'y a plus de dreyfusards", épris comme l'écrivain Julien Benda (1867-1956) d' idéaux transcendants? La gauche intellectuelle tombe alors dans une contradiction insoluble, "à vouloir fonder l' hospitalité sur l' enracinement".

De même, les réformateurs de l' école, croient pouvoir inculquer la tolérance par "une pédagogie de la relativité", qui renoncent explicitement au rêve goethéen d'une littérature et d'une culture universelles. Oublierait-on que l' Europe a fondé sa liberté sur le dépassement de ses propres cultures? Et qu'inversément la mise en pièces de la culture, au nom du respect des coutumes, cautionne des traditions oppressives et barbares?

Or qu'en est-il, au juste de notre identité, à nous Européens "post-modernes"? Nous n'en avons pas, car nous les avons toutes. Ainsi évitons-nous l'esprit monolithique du totalitarisme: par un patient "métissage culturel", nous digérons les traits des multiples "Volksgeist" pour mieux les surmonter. Mais n'y avons-nous pas sacrifié l'essentiel, en galvaudant le mot culture (tout devient "culturel"), en noyant l' humanisme dans un l'océan du pluralisme, dans le tourbillon de la consommation et des loisirs de masse. Le néo-capitalisme -hédoniste et permissif- ayant banni les jugements de valeur, toute hiérarchie, toute autorité morale ou esthétique est abolie: aujourd'hui, tout se vaut! C'est le triomphe de la confusion, de la non-pensée, "l'ère du vide", ou les nouveaux disciples de Tocqueville (Gilles Lipovetsky notamment) croient voir l'accomplissement de la démocratie.

Subvertissant le programme éducatif des Lumières, de Jules Ferry et de Malraux, on a choisi d' abêtir la culture: d'où la crise de l' école. Ce prétendu métissage, ce mauvais universalisme n'est en réalité que la version "postmoderne" du vieil obscurantisme. Et il devient culte païen et dérisoire, maintenant qu'il a trouvé une nouvelle idole dans la figure du Jeune, ce roi ignare d'un peuple sans esprit. Libres mais incultes, saurons-nous encore longtemps résister aux fanatismes?

 

 

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Oeuvre capitale d'Elie Faure (1873-1937), en quatre volumes: "L' art antique" (1909); "L' art médiéval" (1911); "L' art renaissant" (1914), et "L' art moderne" (1921), pour s'achever par l'admirable essai de "L'esprit des formes". Chaque volume, de 4 à 500 pages, est enrichi de nombreuses gravures, d'index et de tableaux synoptiques. Enfin les préfaces, augmentées lors des rééditions, précisent la pensée et l'humanisme de l'auteur. Ces préfaces se rectifient sévèrement l'une l'autre: le vrai courage étant pour Elie Faure de "laisser la vie aux témoignages matériels irréfutables des variations de son esprit". Ajoutons que ces livres sont d'un style plein de mouvement. Ils ne contiennent aucune idée qui ne soit abondamment et solidement documentée.

A vrai dire, cette "Histoire de l' art" n'est pas une Histoire, mais une recherche, d'ailleurs fructueuse. Elie Faure ne le cache pas: hormis les suites de tableaux synoptiques, où a-t-on vu un livre d'histoire qui ne soit une interprétation de l'historien? Une histoire de l' Art ne doit pas être un catalogue descriptif, mais une transposition vivante du poème plastique conçu par l'humanité. Il s'agit de restituer l'incessante germination des formes qu'engendre le jeu des forces du passé sur les forces du présent. Comment? "L' intuition seule décide, et le courage de s'en servir". Il s'agit d'écouter son coeur pour parler de l' art sans l'amoindrir. Il va de soi que ce point de vue n'a rien d'un sentimentalisme enfantin. Il s'agit du coeur éclairé. Ses émotions d'artiste ont mené Elie Faure à une philosophie de l' art a-dogmatique. Au lieu d'imposer aux idoles une religion apprise ailleurs, le philosophe leur demande de lui apprendre la religion -une religion impossible à fixer, car universelle et vivante. Cet effort de dégager des idoles quelques-uns des traits de Dieu définit la recherche qui sera couronnée par "L'esprit des formes".

L'homme poursuit une idole intérieure, il la fixe et la croit définitive, mais il ne l'achève jamais. Tel est le mouvement qu'Elie Faure nomme le "jeu". Ce jeu est ce qu'il y a de plus utile à l'homme: l'homme mouvant cherche sans cesse à s'adapter au monde mouvant. Ce jeu est la vie. Et l'amour du jeu mène à des états momentanés d'équilibre qu'on nomme "civilisation". Une civilisation est un style. On le devine, dans ce jeu, dans cet auto-mouvement, le mal, la méchanceté, l'erreur, la laideur et la sottise ont leur rôle -dynamique. La haine de la vie multiplie la puissance à vivre. L' humanisme d'Elie Faure est intégral. "Quel dommage, s'écrie Elie Faure, que l' Histoire soit si jeune, que nous ne puissions embrasser cent mille années ou plus de notre étonnante aventure, pour montrer que nous n'avons guère changé...". Le jeu de la vie est comme une danse, une alternance où l'emporte tantôt l' individu, tantôt la multitude, espèce ou groupe social. L'organisation collective mène à l' optimisme de celui qui crie fort dans le désert. La vie traverse tout cela et l'art exprime. Aussi est-il important de connaître les sources: l' archaïsme qui précède les grands rythmes collectifs, l' architecture et l' art primitif qui annonce les avènements de l' individu et, son expression, la peinture. De l'un à l'autre, la sculpture fait voir la statue, d'abord prisonnière du monument, s'en dégager, s'en séparer; puis descendre seule sur le forum et dans les jardins; puis s'évanouir en formes abstraites, sortes d'architecture en réduction et qui, peut-être, vont devenir colossales. Notre monde humain n'a probablement d'autre fin que cet incessant échange des formes de l'énergie et de l' amour. Les passages se peuvent d'ailleurs observer: quand le créateur est effacé par une école, le sentiment s'évanouit, une forme d'art cesse d'être sentie, et meurt. Ce qui vit, ce qui est jeune, c'est ce qui cherche- tel est l'état d' immortelle innocence, qui ne cesse ni d' apprendre, ni surtout de sentir ce qu'elle apprend. Ainsi Elie Faure poursuit-il à travers toute oeuvre, la vie; la vie interne de cette oeuvre qui témoigne, et de la vie de l' individu, oeuvre qui témoigne, et de la vie de l'individu, de l'homme qui ne change guère, et de celle de sa peu durable collectivité. Les passages à l'intérieur d'une oeuvre, comme les passages entre les oeuvres, font sentir l'harmonie de l'ensemble. L' harmonie est la loi profonde. Tout se mêle, se nourrit l'un et l'autre, et rend visible l'unité du monde.

L' humanisme d'Elie Faure apparaît ainsi comme une acceptation totale de la vie de l'univers. Le vrai mysticisme est un espoir frénétique qui se rue à travers les champs de la sensation et de l' action. Les peuples ignorent leurs buts réels, cependant ils donnent à leurs croyances les formes de leurs désirs, Dieu serait la forme du désir total. La vie est un incessant effort d' adaptation, et les hommes trouvent belles les formes qui s'adaptent à leurs fonctions: arbre, fleuve, sein de femme, etc. Le sentiment de la beauté est attaché à toute chose, nous jugeons tout de ce point de vue. Les hommes se tournent vers telle ou telle forme d' art de telle ou telle époque selon leur besoin du moment, ce qui explique comment les plus diverses oeuvres d'art traversent les siècles, admirées par les humanistes, et parfois, pour la même raison profonde, abandonnées ou brisées par les barbares. Au total, la fin de la vie, c'est de vivre. L' art nous sert à vivre. Ainsi l' art qui exprime et résume la vie, qui raconte l'homme et l'univers et leurs relations, répond au "connais-les-autres" et au "connais-toi". L'art est donc la seule chose réellement utile à tous avec le pain. Il est à la fois l'appel à la communion des hommes et son expression visible. Qu'on n'objecte pas les batailles esthétiques: art classique ou romantique, concret ou abstrait, etc. Ce ne sont que des formes momentanées de notre action, que des apparences diverses de la même réalité. De plus, ces pseudo-batailles témoignent d' écoles et de systèmes qui sont justement la marque d'un art qui vient de mourir. L' art vivant est déjà plus loin.

Tout ceci mène, dans le présent, à reconnaître l' art à sa source: c'est-à-dire l' artiste. Un premier signe permet de le situer: l' artiste est celui qui, devant la vie, maintient l'état d' amour dans son coeur. Il souffre et fait, par son oeuvre, vivre l'idée humaine. Il console ainsi d'autres hommes de son temps et des siècles qui suivront. "Au moyen âge, l' artiste était un ouvrier perdu dans la foule ouvrière, aimant du même amour. Plus tard, sous la Renaissance, un aristocrate d' esprit, allant presque de pair avec l' aristocrate né. Plus tard encore, un manoeuvre accaparé par l' autocratie victorieuse. Et plus tard, quand l' autocratie achève d'écraser, sous ses ruines l' aristocratie, quand l' ouvrier est séparé de l' ouvrier par la mort des corporations, l' artiste se perd dans la foule qui l'ignore ou le méconnaît... Il n'y a dans la démocratie qu'un aristocrate, l' artiste. C'est pourquoi elle le hait. C'est pourquoi elle divinise l' esclave qui fait partie d'elle, celui qui ne sait plus sa tâche, qui n'aime plus, qui connaît l' art de tout repos convenant aux classes cultivées, et consent à régner sur les esclaves, un palmarès à la main". Elie Faure n'a pas à chercher bien loin les marques de mépris subies par les artistes: concours, prix et primes, et le douloureux chemin des Rembrandt, Vélasquez, Watteau, Beaudelaire, Daumier, Flaubert, Manet, Zola, Cézanne, Van Gogh. Or si les hommes cherchaient à s'élever au lieu de juger, ils voudraient comprendre. Ils voudraient se comprendre eux-mêmes et, partant, comprendre l' artiste. Car l' artiste, qui a tant besoin des hommes dans sa solitude peuplée par l'univers, l' artiste rend aux hommes ce qu'il en reçoit: il est nous-mêmes, nous tous. Et un simple coup de son ciseau, de sa brosse ou de sa plume, peut changer l'histoire. Comment, sans les artistes et leurs empreintes, les civilisations disparues agiraient-elles sur l'humanité?

Naturellement, toute cette recherche est concrète: Elie Faure traverse avec savoir-faire et précisions les époques artistiques. L' "Art antique": avant l'histoire, l' art naît quand l'ornement qui séduit ou épouvante s'ajoute à l' utile; puis le chemin passe par l' Egypte (inquiétude et mystère); l'ancien Orient (la brute, bâtir et tuer); les soucres de l' art grec (le naturisme); Phidias (la raison); le crépuscule des hommes (beauté et sérénité); la Grèce familière (les Tanagra, la femme ne se met plus nue, on la déshabille); Rome (ou la cité, l' allégorie, la muraille). Alors Elie Faure, qui a le sens des passages, montre comment les dieux renaissent, comment les barbares réintroduisent l' instinct et le sensualisme dans la volonté et le rationalisme. C'est l' "Art médiéval", soit dix siècles de dogme, d' interdictions, de machinerie sociale et religieuse, ce qui crée l' illusion collective, et ce grand murmure confus où architecture, sculpture, peinture, musique, chant et humains sont mêlés. Quand cette situation devient intolérable, c'est l' Art renaissant". L'individu se rue pour sa propre conquête. L' artiste veut tout juger, tout comprendre, tout dire par soi. L' Italie, psychiquement formée par deux siècles de guerre civile, devait fournir les hommes de ce mouvement. L' individu réclame le droit de mettre sa pensée au service des hommes. Enfin, c'est l' "Art moderne" et l' art contemporain: le romantisme et le matérialisme.

Que peut-on dire de notre époque si tragique et de l' art qu'elle suscite? Il semble qu'il y ait davantage de tout: sensualité, intellectualité, tragédie, mystère. La Révolution française a supprimé en droit les obstacles politiques et religieux entre l' intelligence et l' expérience. L'enquête totale est devenue concevable, sinon partout possible. Notre époque a repris le passé, meurtre et rut. Est-ce pour l'élever à la plus haute puissance, au plus haut amour? Nul ne le sait. Mais les maux dont nous souffrons ne peuvent que multiplier l'énergie de ce qui doit survivre et féconder. Parallèlement, Elie Faure constate qu'il n'y a plus d' art exotique. Les arts chinois, indien, mexicain, nègre, nous sont devenus un art mondial, que nous comprenons, et qui est comme l'expression d'un homme universel. Cet homme nouveau éprouve à la fois sur toute la terre les mêmes sentiments de terreur et d'ivresse -ne serait-ce que par le cinéma, dernier-né des arts. Ce psychisme unique est aussi formé par les presses mondiales, par les transports rapides, également par les grandes guerres et le brassage des races. L' unification est visible. Si Elie Faure est heureux de ce mouvement des hommes vers l'homme universel, il se refuse à croire qu'ils y parviennent jamais. Ce n'est pas la première fois qu'une telle unification a été tentée. Athènes, Alexandrie, Bruges, Florence, Rome, Paris furent des climats uniques -d'où jaillirent les plus divers styles. La fin de la sensibilité n'est pas à craindre. L' unification des intelligences est possible, mais pas celle des coeurs. "Que l'homme tende à faire de son domaine une ruche d'abeilles soit! Mais qu'il n'y parvienne nulle part... Car l'homme alors serait identique à l'abeille, un monstre surprenant, certes, mais dont l' automatisme morne inspire une sorte d'horreur". De plus en plus, l' intelligence se perfectionne et le coeur s'éclaire. Notre époque oscille entre le machinal et le sentimental, le réalisme et le romantisme. L'accord et la vérité se réaliseront plus haut. Et sans doute quelques artistes feront-ils deviner la forme de notre dieu unique. Quoi qu'il en soit, Elie Faure, après ses souhaits, ne peut que dire: "Où allons-nous? Où l'esprit de vie le voudra". Rappelons qu'Elie Faure, dans ses papiers intimes, conte l'origine de ses efforts et de sa recherche. L'idée lui en vint à l' Eglise basse d' Assise, à la vue du "Massacre des Innocents" de l'école de Giotto. Cette fresque fut pour lui le "spectacle singulier d'une harmonie souveraine jaillissant sans effort du carnage et de la cruauté, et le témoignage d'un Dieu joueur et indifférent". Un pareil consentement au destin n'est-il pas la plus haute et la plus vivante sagesse?

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Le crépuscule du devoir

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Le crépuscule du devoir est un essai de Gilles Lipovetsky paru en 1992.

La crise des idéaux, le goût des plaisirs, l' individualisme triomphant auraient-ils tué tout sens moral dans nos sociétés "postmodernes"? A cette interrogation, née d'une réflexion sur ce qu'il a baptisé "L'ère du vide", Gilles Lipovetsky apporte une réponse originale: ce n'est pas l' éthique en général qui décline aujourd'hui, mais seulement la morale traditionnelle en tant qu'elle est fondée sur l'idée du Devoir.

En dépit de son titre, "Le crépuscule du devoir" n'annonce pas la fin de la morale. Il salue plutôt l'aurore d'une nouvelle culture éthique, fondée sur le principe des droits de l' individu. Aux impératifs "catégoriques", notre époque substitue une morale "à la carte", sans obligation ni sanction, et néanmoins réaliste, efficace, intelligente: "L' éthique indolore des nouveaux temps démocratiques."

"Du Bien au bien-être".

La révolution "néo-individualiste" qui secoue les démocraties depuis quelques décennies (voir "L' ère du vide") n'est pas sans conséquences sur l'attitude morale de nos contemporains. Mais, contrairement à certaines idées reçues, nous n'assistons pas au déclin de l' éthique -pas plus qu'à son "retour", d'ailleurs! D'après Lipovetsky, notre époque inaugurerait plutôt un nouveau rapport aux valeurs, poursuivant ainsi le lent "processus de sécularisation" par lequel la morale s'est peu à peu détachée de la sphère religieuse.

Depuis le XVIIIe siècle en effet, l'objet suprême du respect moral n'est plus Dieu, mais la personne humaine, ou mieux: l' Humanité. Pourtant, même laïcisée, la morale moderne a longtemps conservé un ressort proprement religieux: l'idée de l' absolue sacralité du Devoir (comme l'illustre bien la philosophie de Kant). La morale sans Dieu, en prônant le désintéressement et l'esprit de sacrifice, se posait avant tout en "religion du devoir".

C'est précisément ce moralisme austère, fondé sur l'exigence du renoncement à soi, que l'évolution libertaire des démocraties fit voler en éclats au tournant des années 1950-1960. La "révolution sexuelle", la contestation socio-politique, mais aussi et surtout le triomphe des loisirs et de la consommation ont déculpabilisé le plaisir, et du même coup érigé le bonheur individuel en valeur absolue. L' hédonisme a remplacé l' héroïsme moral: "A l'obligation s'est substituée la séduction, le bien-être est devenu Dieu et la publicité son prophète."

L' éthique moins le devoir: "l'impératif narcissique".

La mystique du Devoir a donc été supplanté par la dynamique des "droits subjectifs" (droits naturellement attachés à l' individu), c'est-à-dire par une interprétation résolument "égocentrique" et "narcissique" -"post-moderniste" -des Droits de l'homme. Tels sont désormais les seuls principes légitimes: droit au bonheur; droit au plein accomplissement de soi; droit de chacun à disposer de lui-même, et notamment de son corps. Toutefois, il serait "faux d'assimiler le crépuscule du devoir au cynisme et au vide des valeurs". L'âge de "l'après-devoir" n'est ni moraliste ni moral, simplement "postmoraliste". Nous voici à l'ère de l' individualisme éthiquement "correct", où les slogans permissifs de Mai 1968 ("Jouir sans entraves", "Interdit d'interdire") paraissent curieusement démodés. Pour Lipovetsky, l'émancipation morale ne suscite pas l' anarchie du désir, mais plutôt l'autonomie raisonnée des sujets, l'auto-régulation pragmatique des comportements: la culture "postmoraliste" fonctionnerait comme un "désordre organisateur".

Première confirmation: la liberté sexuelle qui règne à notre époque sans contrainte ni tabou recompose spontanément un "nouvel ordre amoureux". Aux passions libertines, trop déstabilisantes, le plus grand nombre préfère aujourd'hui l'équilibre libidinal et la sécurité affective (fût-ce hors mariage), pour des raisons qui tiennent plus à la "fragilité narcissique contemporaine" qu'au conformisme bourgeois ou à la peur du sida.

Des normes "indolores" et "personnalisées".

Certes, la "morale individuelle", celle des "devoirs envers soi-même", est devenue obsolète. Le suicide est excusé, l' euthanasie volontaire peu à peu légitimée, au nom du droit de ne pas souffrir et de choisir sa propre mort. De même, on cherche à comprendre le calvaire personnel des alcooliques ou toxicomanes: "Le psychologisme a remplacé le moralisme."

Mais la fin de la morale personnelle n'est pas pour autant synonyme de laisser-faire. Dans le mesure, précisément, où l' individu-roi se veut propriétaire de lui-même, il nourrit en général un profond souci de soi. Narcisse est naturellement tendu vers la gestion optimale de sa vie et de son corps. D'où une quête perpétuelle, stimulée par la mode, l'information ou la réglementation, de la santé, de l'équilibre, de la forme. C'est la vogue spectaculaire d'un "néo-hygiénisme" (diététique, cosmétique, etc.) débarrassé de toute connotation puritaine. C'est l'engouement massif pour le sport, affranchi de toute finalité disciplinaire ou idéologique. Finie l'allégeance aux idéaux collectifs, place au culte du corps performant: la "musculation morale de l'homme" (Coubertin) s'est changée en "egobuilding"!

Que reste-t-il, parallèlement, de la "morale interindividuelle", sans les traditionnels devoirs envers autrui? En fait, l'altruisme n'a pas disparu; il est simplement devenu "indolore". "L' individualisme contemporain n'est pas antinomique avec le souci de bienfaisance, il l'est avec l'idéal du don de sa personne(...)." Rock "humanitaire", marketing caritatif, télé-générosité illustrent bien cette nouvelle éthique -"minimale et intermittente"- de la solidarité de masse: peu exigente, mais plus efficace, plus mobilisatrice, adaptée en tout cas à notre époque où "même la morale doit être une fête"! Quant à l'essor du bénévolat, il reflète les plus souvent des options narcissiques: désir d'épanouissement, recherche de la convivialité, quête d'identité dans la vie associative.

L'ère du compromis.

Tolérance, non-violence, démocratie, telles sont les valeurs cardinales des temps postmoralistes. On est loin du nihilisme absolu. Mais tout aussi loin de l' "Ordre moral" cher à Pétain, même si Travail, Famille, voire Patrie, connaissent un regain de vigueur en tant que référentiels. La famille, repensée à la mode narcissique (droit à la réussite domestique, droit à l'enfant, droit des enfants), n'est plus respectée en soi, mais seulement comme un moyen d'accomplissement personel. Quand à l'idée nationale, elle sert surtout aux anxiétés postmodernes: "euroscepticisme" ou replis xénophobes. Rien à voir avec le dévouement patriotique. Du reste, le sens civique s'est largement reconverti en "citoyenneté verte", en conscience écologique. Au nom du droit à la qualité de la vie, "expression même de l' individualisme postmoderne", on protège son environnement, de la Terre ("patrie" biologique au terroir.

Le travail, enfin, n'échappe pas au recyclage post-moraliste. Là aussi, les "normes sacrificielles", le sens du devoir et de la discipline sont battus en brèche. A l'heure des "projets d' entreprise", des "cercles de qualité", du "management participatif", on substitue les principes d' initiative et de responsabilité au principe d' obéissance. Dans l' entreprise "intelligente", "post-taylorienne", le travail se définit de plus en plus comme un moyen de s'affirmer et de s'accomplir, comme "une aventure personnelle".

"L' éthique rebondit" donc aujourd'hui dans tous les domaines. Et ce, pour des raisons tout à fait intéressées, foncièrement "utilitaristes", qu'il ne faudrait cependant pas mépriser. L' idéalisme moral de certains néo-kantiens, comme Alain Etchegoyen, demeure aussi abstrait qu'inopérant. En ces temps postmoralistes, il faut savoir allier morale et profit, responsabilité et intérêt bien compris (comme dans l' "éthique des affaires" ou le "marketing des valeurs"). Il faut "réhabiliter l'intelligence en éthique"! Quitte à multiplier codes déontologiques et instances spéciales (les "comités d'éthique") pour prévenir les excès individualistes ou brider les nouveaux pouvoirs médiatiques, économiques et techno-scientifiques. Quitte aussi à transiger, et à plier toute règle aux mille et une exceptions d'un "humanisme appliqué".

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"Du lisible au visible. Sur l'art de lire de Hugues de Saint-Victor" est un essai d' Ivan Illich (1991-2002).

Avec "Du lisible au visible", c'est à une tout autre forme d'apprentissage que nous invite l'auteur de la "Société sans école". C'est aussi à un retour sur cette culture de scribes qui, trois siècles avant l'invention de l' imprimerie, a forgé cet objet inédit destiné à devenir le livre. Dans cette histoire, Hugues de Saint-Victor occupe une place particulière: son oeuvre majeure, "L' art de lire", intervient aux alentours de 1128, faisant de Hugues l'un des derniers témoins de l'univers "scribal", et simultanément l'un des premiers de cette culture du livre, qui devait par la suite donner sa forme à celle de l' imprimé. -L'époque de Hugues de Saint-Victor, c'est aussi celle du passage de la vie monastique au monde scolastique. Illich s'attache à décrire l'apparition des nouvelles techniques qui ont déterminé cette mutation. Nombreuses, toutes vont dans le sens d'une plus grande maniabilité du texte. Du temps de Hugues, on entrait dans l'Ecriture comme en un vaste corridor, et l'on tentait d'en organiser la lecture comme s'il s'agissait d'uun itinéraire balisé de repères. La métaphore privilégiée pour désigner le travail du lecteur est celle de l'édification des palais de la mémoire. Illich suggère que ce n'est pas seulement une métaphore, mais que la mémoire des lecteurs se forgeait effectivement à l'image d'une telle organisation. Par la suite, il devenait possible d'ouvrir un livre au chapitre choisi, d'y trouver sans peine ce qu'on y cherchait, sans avoir fait appel à une telle représentation. Les livres se multiplient; la mémoire, elle, devient fragmentaire. -A propos de la fin de l'ère du livre, Illich formule des considérations pessimistes, dont les échos ne vont pas sans rappeler les thèses de McLuhan. De là, sans doute, ce souhait d'un retour à ce qui précéda l'ère du livre, celle aussi de l' université. Mais Illich n'a-t-il pas tendance à idéaliser cet avant? La lecture y revêtait-elle autant qu'il le suggère la forme de compagnonnage? Les "palais de la mémoire" ont-ils été davantage qu'une métaphore néoplatonicienne? Ne pourrait-on montrer que, à l'image de toute une tradition métaphysique, Illich surestime la valeur de la lecture à haute voix, le privilège de s'entendre-parler sur la graphie? Autant de questions auxquelles une réponse simple ne saurait suffire. -Pourtant, la présentation ne va pas, loin s'en faut, sans profondeur. Le livre abonde en remarques stimulantes, et la finesse de l'analyse, jointe à une remarquable documentation, fait de cet ouvrage l'un des témoins majeurs des incertitudes suscitées par la fin de l' ère livresque. Enfin, le parcours même d'Illich, de la critique sociale à l'exégèse, de l'appel à de nouvelles formes de convivialité au retour au compagnonnage médiéval, donne à penser. La nostalgie, ou en tout cas le regard en arrière, ne traduisent-ils pas l'échec de toute une génération à susciter une nouvelle socialité? -Puisque nous vivons aussi bien la fin du livre que celle des projets collectifs, souvent trop vite qualifiés d' idéologies, sans doute est-il trop tôt pour déterminer comment nous devons décrypter cet ouvrage. Signe des temps, il n'en appelle pas moins à une interrogation profonde, quant à ce que produit l' évolution de l'usage des signes. "Du lisible au visible" fournit ainsi de nombreuses cléfs, pour la compréhension de notre rapport au livre, pour l'approche de cette clôture qui veut que tout livre n'en demeure pas moins un livre, que la réflexion sur l'usage des textes se traduise aussitôt en nouveaux textes, que le regard sur le présent soit ainsi, toujours et dans le même mouvement, regard en arrière... Si Illich ne le dit pas, toute son entreprise en porte la marque. Cet ouvrage est donc à la fois une étude stimulante et un document majeur, interrogeable dans son dire, mais aussi dans son faire. C'est l'indice de toute une époque: la nôtre.

Fichier: Hugues de Saint-Victor rédige le Didascalicon - Parchemin. Vucanius 45, f ° 130 (Leyde, Bibliothek der Rijkuniversiteit). Png

Hugues de Saint-Victor rédigeant  le Didascalicon (L'art de lire)

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L’ ERG  (Ecole de recherches graphiques - Bruxelles) a accueilli en mars 2012, Milad Doueihi, historien du religieux dans l’Occident moderne, titulaire de la Chaire de recherche sur les cultures numériques à l’Université Laval (Québec).

Penser l’avenir des sociétés numériques avec les outils de nos traditions humanistes : telle est l’ambition d'un livre qu'il a édité sous ce titre. Mais comment créer un humanisme numérique qui aurait intégré les exigences de nouveaux supports que rien ne permet de fixer dans l’espace ni de stabiliser dans le temps ? Voici quelques réflexions qu'il nous livre autour de ce sujet.

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Le livre de mon ami

12272832069?profile=original« Le livre de mon ami » est un roman d'Anatole France, pseudonyme d'Anatole François Thibault (1844-1924), publié à Paris chez Calmann-Lévy en 1885.


«Le Livre de Pierre» relate les vingt premières années du narrateur, Pierre Nozière, le prétendu «ami» de l'auteur, en fait, son double. Le récit se compose d'une série d'anecdotes. «Premières Conquêtes» nous introduit dans l'univers enchanté de la mémoire d'un enfant: ses peurs nocturnes, ses affections réelles ou imaginaires, son environnement familial chaleureux. Ce sont là les premières pièces réunies pour établir «le registre de la famille Nozière», afin de respecter la conviction de Pierre: «Ce n'est qu'avec le passé qu'on fait l'avenir.» Dans «Nouvelles Amours», on voit la conscience de l'adolescent s'éveiller à d'autres valeurs morales ou esthétiques. Après avoir songé à se faire ermite au jardin des Plantes, «un lieu saint, assez semblable au Paradis terrestre», il est fasciné par un étrange vieillard: le père Le Beau, qui conserve chez lui des montagnes de livres et d'objets bizarres, dont il tient méticuleusement le catalogue. La vocation littéraire de Pierre Nozière naît sans doute là et s'approfondit au cours de ses études. Ses premières amours achèvent d'épanouir une âme romanesque et rêveuse.

 

«Le Livre de Suzanne» tire sa matière de ce qui «dans les cahiers de Pierre Nozière, se rapportait de près ou de loin à l'enfance de sa fille». Suzanne découvre dès ses premiers pas dans le monde l'émerveillement de la beauté, et son père, pédagogue attentif, en tire des réflexions sur l'éducation qu'il rapporte parfois sous forme de dialogue, analysant de façon pénétrante le rôle formateur de l'imagination.

 

Le Livre de mon ami illustre plusieurs thèmes fondamentaux de la pensée d'Anatole France. On y voit s'exprimer un humanisme fervent, s'appuyant volontiers sur des exemples édifiants. L'histoire de la grand-mère de Pierre, qui sauve son pauvre maître à danser en pleine Terreur révolutionnaire, est bien de cette veine et annonce, sous certains aspects, Les dieux ont soif. On peut retrouver également cette valeur fondamentale dans l'univers bâti par l'écrivain: une véritable passion pour le savoir, l'Histoire et l'érudition, incarnée par le père Le Beau, et plus encore pour l'objet même à travers lequel elle se réalise, le livre. A travers celui-ci sont également célébrés l'imagination, le génie poétique ou la patience vertueuse, rationnelle et obscure, de l'érudit, du paléographe qui conserve, répertorie ou reconstitue l'ouvrage pour l'arracher à l'oubli et à la destruction. Ainsi, la figure de l'«éditeur», occupé à réunir les «fragments» des prétendus cahiers de Pierre Nozière, poursuit la même quête que Sylvestre Bonnard, à la recherche d'un manuscrit rare et inconnu, la même ascèse que Jérôme Coignard, autre porte-parole de France.

 

Le livre est toujours une relique, digne par conséquent d'un véritable culte. En effet, c'est par lui que la subjectivité des émotions privées peut communier dans l'universel. La preuve en est donnée par le Virgile auquel le narrateur est attaché: «C'était un méchant petit Virgile anglais de Bliss; je l'ai encore. Je le garde aussi précieusement qu'il m'est possible de garder quelque chose; des fleurs desséchées s'en échappent à chaque fois que je l'ouvre. Les plus anciennes de ces fleurs viennent de ce bois de Saint-Patrice où j'étais si heureux et si malheureux à dix-sept ans.» Comme Brotteaux des Ilettes, le vieux sage de Les dieux ont soif, chérissant son Lucrèce, comme Sylvestre Bonnard, désirant jusqu'à la folie un ouvrage inaccessible, nous sommes tous à la poursuite d'un livre, réel ou imaginaire, écrit ou à écrire, rêvé ou possédé, avec lequel se confond notre bonheur.

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Les dieux ont soif

12272828079?profile=originalIl s'agit d'un roman d'Anatole France, pseudonyme d'Anatole François Thibault (1844-1924), publié en feuilleton dans la Revue de Paris du 15 octobre 1911 au 15 janvier 1912, et en volume chez Calmann-Lévy en 1912.

 

Salué par un immense succès, ce livre va être considéré comme le chef-d'oeuvre d'un écrivain qui ne publiera plus aucun texte majeur jusqu'à sa mort. Anatole France est alors universellement reconnu comme un symbole vivant de l' humanisme républicain et socialiste. On peut s'étonner de le voir, dans ce roman, jeter un regard critique et désabusé sur la Révolution française, mythe fondateur de la IIIe République, exalté par l'école laïque et l'historiographie de gauche.

 

 

Le peintre Évariste Gamelin est un artiste médiocre mais un homme passionné et intransigeant. Il est ardemment attaché aux idéaux révolutionnaires et admire sans réserve Marat et Robespierre qui, à la faveur des terribles événements du printemps 1793, prennent de plus en plus d'influence. Il aime Élodie Blaise, fille du marchand d'estampes qui lui paie, chichement, ses oeuvres. Mais il conçoit une haine féroce pour le séducteur dont elle avoue avoir été victime autrefois, et qui, dans la ferveur révolutionnaire d'Évariste, ne saurait être qu'un aristocrate (chap. 1-5). Ni l'affection naïve de sa mère ni la sagesse aimable et souriante du vieux libre penseur Brotteaux des Ilettes, ancien «traitant» ruiné, ne peuvent adoucir le sombre caractère du jeune homme. Mme de Rochemaure, ancienne maîtresse de Brotteaux, intrigue avec des émigrés et des financiers sans scrupules. Elle fait nommer Évariste juré au Tribunal révolutionnaire, dans l'espoir de pouvoir lui faire servir ses intérêts.

 

Elle doit vite déchanter: dans le climat pesant de la Terreur, Évariste va se montrer de plus en plus impitoyable (6-11). Il envoie à la guillotine le malheureux Brotteaux, coupable d'avoir hébergé, par compassion, un prêtre réfractaire et une prostituée. Il charge un innocent qu'il prend à tort pour le suborneur d'Élodie. Il refuse toute indulgence pour Fortuné Chassagne, l'amant de sa soeur Julie à qui il ne pardonne pas de s'être enfuie avec ce «ci-devant noble et officier». Le régime semble pris d'une folie sanguinaire; selon la formule de Camille Desmoulins qui inspire le titre du roman, «les dieux avaient soif». Évariste n'est plus que l'instrument froid et implacable de cette violence d'État (12-15).

 

Il a donc lié son destin à celui de Robespierre et tombe avec lui en thermidor 1794. Après l'avoir idolâtré, Élodie le remplace dans son coeur par le graveur Desmahis, jouisseur sans idéal, dont l'opportunisme est tout le contraire de la raideur morale incarnée par Évariste Gamelin (16-29).

 

 

L'Éducation sentimentale de Flaubert avait, un demi-siècle plus tôt, remis en cause le genre du roman historique dans sa forme et ses mythes. Le souvenir de 1789 n'était, pour les héros, qu'un amas de stéréotypes et l'occasion d'un malentendu fondamental: confondre un passé glorieux avec un présent irrémédiablement médiocre ne pouvait suffire à rendre ce dernier moins insignifiant. Le romantisme tardif du Quatrevingt-Treize de Victor Hugo (1874) restaurait malgré tout l'image exemplaire d'une Histoire héroïque, d'une épopée où passion et idéal justifiaient la violence et l'excès.

 

Anatole France, dans Les dieux ont soif, tire lui aussi l'élément dramatique essentiel de son roman du caractère impérieux des faits, de l'urgence d'une époque où s'affirment de tragiques nécessités. Ainsi, le narrateur, loin d'adopter une neutralité prudente, n'hésite pas à renchérir sur l'image que les personnages croient percevoir de leur temps. Quand le citoyen Trubert, fonctionnaire exemplaire de la République, dit tranquillement à Gamelin: «La situation est toujours la même», il corrige aussitôt ces paroles sereines d'un commentaire sans nuances: «La situation était effroyable» (chap. 1). Quelques phrases elliptiques et hachées dressent alors dans leur sécheresse un décor qui impose de lui-même un climat lourdement tragique: «Paris sous les canons autrichiens, sans argent, sans pain» (ibid.).

 

La signification générale du roman doit beaucoup au poids que les fonds exercent sur les premiers plans de l'intrigue. Hugo avait déjà trouvé dans la peinture des assemblées révolutionnaires le sujet de vastes allégories dans lesquelles l'Histoire se trouvait personnifiée. Mais le peuple-héros, sujet de l'Histoire, lui conférait une dimension profondément humaine et morale. Quand Évariste Gamelin, dans les compositions académiques et mythologiques qu'affectionne sa peinture, «imaginait des Titans forgeant avec les débris ardents des vieux mondes, Dicé, la cité d'airain» (3), c'est plutôt la fascination d'une force surhumaine et démesurée qui s'exprime. De fait, toutes les images de foules et d'assemblées, celle du Tribunal révolutionnaire, en particulier, tendent à suggérer le fonctionnement de l'Histoire comme celui d'une vaste machine dans laquelle les hommes sont des ressorts, non des consciences: «Les jurés, divers d'origine et de caractère, les uns instruits, les autres ignares, lâches ou généreux, doux ou violents, hypocrites ou sincères, mais qui tous, dans le danger de la patrie et de la République, sentaient ou feignaient de sentir les mêmes angoisses, de brûler des mêmes flammes, tous atroces de vertu ou de peur, ne formaient qu'un seul être, une seule tête sourde, irritée, une seule âme, une bête mystique, qui, par l'exercice naturel de ses fonctions, produisait abondamment la mort» (15).

 

Au-delà des débats littéraires, le roman ainsi conçu et le sens qui s'en dégage interviennent à coup sûr, et de façon originale, dans les questions majeures qui agitent l'idéologie de la IIIe République. Dreyfusard, républicain et socialiste, Anatole France aurait pu participer à l'hagiographie révolutionnaire et au culte de ses valeurs fondamentales, déjà largement exaltées par l'Histoire d'inspiration marxiste et qu'on peut résumer ainsi: face aux exigences de la liberté et de la vertu, la Terreur n'est pas seulement un mal nécessaire, ni même une erreur. Le sang versé devient la rançon mystique que la nation devait payer pour s'affranchir du passé. Les hommes comme Marat et Robespierre, qui ont trouvé en eux la résolution implacable pour le faire couler, ne sont pas coupables: ils doivent être regardés comme des héros qui ont su faire taire jusqu'à leurs sentiments dans l'intérêt supérieur de l'humanité. Ainsi semble l'exprimer la devise gravée au fronton de l'ancienne église des Barnabites, siège de l'assemblée générale de la section du Pont-Neuf: «Liberté, Égalité, Fraternité ou la Mort» (1).

 

En fait, Anatole France écrit Les dieux ont soif comme la démystification la plus radicale de telles visions. «Justice», «Liberté», «Révolution» ne sont que des mots vides et froids, fondateurs des plus terribles illusions. La mystique révolutionnaire fonde un fanatisme aussi redoutable que l'obscurantisme religieux de l'Ancien Régime: les symboles s'y érigent en certitudes. Pour un esprit aussi médiocre que celui d'Évariste Gamelin, «la complexité des faits est telle qu'on s'y perd. Robespierre les lui simplifiait, lui présentait le bien et le mal en des formules simples et claires» (13). En un temps où le catéchisme positiviste et anticlérical tient lieu de pensée dominante et peut tout aussi bien justifier l'idéal démocratique que les errements de la raison d'État, comme l'affaire Dreyfus l'a démontré et ainsi que l'Ile des pingouins (1908) l'analyse sur le mode satirique, Anatole France affirme que les valeurs politiques sont aussi relatives que celles de la religion.

 

En réalité, tout est marqué de déterminisme. Le style lui-même privilégie l'emploi des impersonnels: «Il fallait vider les prisons qui regorgeaient; il fallait juger...» (15). Les personnages semblent dépassés par leurs actes et la signification qu'on leur prête. Ainsi Marat «entra comme le Destin dans la salle de la Convention» (5). Loin de vouloir dicter leur volonté aux faits, ils les subissent. Il ne s'agit pas, en effet, de faire succéder à une Histoire chaotique, dominée par le hasard et la fatalité, un avenir construit, lucide et dirigé. Les projets d'Évariste Gamelin le prouvent clairement: parmi ceux qui lui tiennent le plus à coeur, on trouve l'idée d'un jeu de cartes où des figures républicaines remplaceraient les vieux symboles de la royauté. En somme, seule la forme changerait, mais non pas les règles d'une existence où le sort serait toujours maître.

 

Il en résulte une oeuvre qui tourne résolument le dos à l'épopée. Les héros manquent tous d'élévation et d'envergure. Gamelin est un artiste raté; Fouquier-Tinville, accusateur public au Tribunal révolutionnaire, est décrit comme «un homme excellent dans sa famille et dans sa profession, sans beaucoup d'idées et sans aucune imagination» (9). La passion et l'amour eux-mêmes ne sont jamais idéalisés. Seul l'esprit romanesque d'Élodie veut voir quelque chose d'extraordinaire dans sa liaison avec Évariste. Elle ne peut s'empêcher de le trouver encore plus séduisant dès lors qu'il a utilisé son pouvoir de vie et de mort au service d'une jalousie des plus sordides et des plus communes. Tous sont finalement à l'image de ces familles qui se promènent la veille de la fête de la Fédération: «Chaque couple allait, portant dans ses bras ou traînant par la main ou faisant courir devant lui des enfants qui n'étaient pas plus beaux que leurs parents et ne promettaient pas de devenir plus heureux, et qui donneraient la vie à d'autres enfants aussi médiocres qu'eux en joie et en beauté» (8). Des êtres ordinaires se donnent l'impression de devenir extraordinaires en respirant à la fournaise d'une époque démesurée et monstrueuse. Mais leur expérience n'est guère plus signifiante que celle du plat séducteur Desmahis, allant nuitamment étreindre la Tronche, une fille de ferme dont la difformité le fascine, avant de recevoir d'Élodie, devenue sa maîtresse, les mêmes recommandations qu'Évariste: «Si tu entends du bruit dans l'escalier, monte vite à l'étage supérieur et ne descends que quand il n'y aura plus de danger qu'on te voie» (11 et 29). L'identité des paroles adressées à deux hommes en apparence radicalement différents, en fait interchangeables, semble suggérer une scène de théâtre cent fois rejouée par des acteurs divers, un rôle appris par avance et une fois pour toutes. Le vaudeville vole son dénouement à la tragédie.

 

Plus qu'ils n'incarnent des symboles, les personnages restent enfermés dans des types et des caricatures. Chacun dévalorise le modèle qu'il imite: Gamelin n'est qu'une pâle copie de David ou de Marat, Desmahis singe médiocrement les grands libertins de son siècle, et tous appartiennent à ce peuple dont le narrateur observe: «On lisait sur leurs visages un amour de la vie aussi morne que leur vie elle-même: les plus grands événements, en entrant dans leur esprit, se rapetissaient à leur mesure et devenaient insipides comme eux» (8). Pour de tels hommes, qu'il s'agisse de peindre, de juger ou d'aimer, l'apparence prévaut sur l'essence. En art, il s'agit d'abord, faute de savoir inventer un style moderne, de plagier l'antique en le vidant de tout contenu, en le réduisant aux conventions d'un décor, d'un amas d'accessoires anachroniques et déplacés, «l'Hercule populaire brandissant sa massue, la Nature abreuvant l'univers à ses mamelles inépuisables» (ibid.). De même pour la vie.

 

C'est finalement le vieux traitant Brotteaux des Ilettes, sceptique et épicurien, qui représente le mieux le point de vue de la sagesse et de l'humanité. Les polichinelles qu'il fabrique et qu'il vend pour gagner sa vie ne sont pas dépourvus de valeur satirique: le fonctionnaire qui juge les contre-révolutionnaires fait preuve de sa bêtise et de son étroitesse d'esprit. Mais sur le plan métaphysique, ces marionnettes ne sont-elles pas le plus évident reflet des hommes, transformés en pantins et agités en tous sens par le souffle de l'Histoire? Comme Jérôme Coignard ou M. Bergeret, porte-parole les plus connus de l'auteur dans ses oeuvres, Brotteaux observe le monde avec ironie et détachement. La lecture de Lucrèce suffit à entretenir sa bonté naturelle et son goût pour la vie au milieu des horreurs du présent. Refusant tout système, toute certitude, il a autant d'égards pour le vieux prêtre réfractaire, malgré son fanatisme, que pour la fille publique, malgré sa condition. Son indulgence prend le contre-pied de la pureté inflexible des robespierristes.

 

Il en découle un enseignement foncièrement pessimiste. La Révolution exige trop des hommes, incapables de répondre aux idéaux inaccessibles qu'elle propose à leur médiocrité. Une trop grande soif de justice entraîne fatalement davantage d'injustice. Quand Brotteaux, voltairien et libre penseur, se croit obligé d'avouer au père Longuemare qu'à tout prendre il souhaitait «qu'on gardât le catholicisme, qui avait beaucoup dévoré de victimes au temps de sa vigueur, et qui maintenant, appesanti sous le poids des ans, d'appétit médiocre, se contentait de quatre ou cinq rôtis d'hérétiques en cent ans» (14), c'est toute la mythologie rationaliste et perfectibiliste des Lumières qu'il tourne en dérision. Au moment où Anatole France écrit, cependant, le régime républicain, malgré les «affaires» et les contradictions qui le déchirent, affirme sa légitimité de principe, abstraite et immanente, par les seules valeurs qu'il prétend servir. L'écrivain lui montre qu'une religion laïque peut se révéler pour l'homme aussi dangereuse et mystificatrice que toute espèce d'idolâtrie.

 

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12272824499?profile=originalL'immaculée conception esr un ouvrage d'André Breton (1896-1966) et Paul Éluard, pseudonyme d'Eugène Paul Grindel (1895-1952), publié à Paris aux Éditions Surréalistes en 1930.

 

Écrit à Paris durant l'été de 1930, ce livre est, comme nombre d'oeuvres surréalistes, le fruit d'une collaboration entre deux écrivains. L'Immaculée Conception, qu'Éluard définit comme «un long texte sur l'homme», participe à la fois de la philosophie et de la poésie. Les auteurs décrivent et expliquent en ces termes leur entreprise, dans les Cahiers d'art (nos 5-6, 1935): «Ce livre fut écrit en quinze jours, et encore n'y consacrâmes-nous que nos loisirs réels. La connaissance parfaite que nous avions l'un de l'autre nous facilita ce travail. Mais elle nous incita surtout à l'organiser de telle façon qu'il s'en dégageât une philosophie poétique, qui, sans mettre jamais le langage à la raison, conduise pourtant un jour à l'élaboration d'une véritable philosophie de la poésie.»

 

La première partie de l'oeuvre s'intitule «l'Homme». Au fil des cinq textes qui la composent - "la Conception", "la Vie intra-utérine", "la Naissance", "la Vie", "la Mort" -, elle retrace les étapes de la destinée humaine. La deuxième partie du livre, «les Possessions», se présente comme une simulation verbale de divers états mentaux, ainsi que l'indique le titre de ses cinq séquences: "Essai de simulation de la débilité mentale", "Essai de simulation de la manie aiguë", "Essai de simulation de la paralysie générale", "Essai de simulation du délire d'interprétation", "Essai de simulation de la démence précoce". A travers «cet exercice nouveau de [la] pensée», les auteurs précisent qu'ils «espèrent [...] prouver que l'esprit, dressé poétiquement chez l'homme normal, est capable de reproduire dans ses grands traits les manifestations verbales les plus paradoxales, les plus excentriques, qu'il est au pouvoir de cet esprit de se soumettre à volonté les principales idées délirantes sans qu'il y aille pour lui d'un trouble durable, sans que cela soit susceptible de compromettre en rien sa faculté d'équilibre». Il s'agit, pour Breton et Éluard, d'une démarche d'avenir «du point de vue de la poétique moderne». La troisième partie, «les Méditations», comprend six fragments: "la Force de l'habitude", "la Surprise", "Il n'y a rien d'incompréhensible", "le Sentiment de la nature", "l'Amour" et "l'Idée du devenir". La quatrième partie, «le Jugement originel», se distingue des autres par sa forme: elle ne comporte aucune division et se présente comme une succession de brefs préceptes graphiquement séparés et presque tous à l'impératif.

 

Le titre de l'Immaculée Conception, emprunté au dogme catholique, place l'ouvrage sous le signe de la provocation. Le livre se situe en effet aux antipodes de la croyance religieuse, qu'il se plaît à tourner en dérision. L'épigraphe de «l'Homme» donne d'emblée le ton en vidant de son sens «la bonne nouvelle» évangélique pour la réduire à un nom de boulevard: «Prenons le boulevard Bonne-Nouvelle et montrons-le.» Le titre de la dernière partie clôt ce parcours antireligieux en renversant le Jugement dernier pour en faire «le jugement originel». Dans "l'Amour", l'expression «la Sainte Table», appliquée à une position amoureuse, procède de cette même attitude de défi à l'égard du catholicisme.

 

Le titre peut aussi renvoyer symboliquement à la «conception» même de l'ouvrage. Ce dernier participe d'une volonté de renouveler l'écriture, de la purifier en quelque sorte, de la rendre en effet «immaculée». Pour cela, il convient d'éliminer «la ballade, le sonnet, l'épopée, le poème sans queue ni tête et autres genres caducs» (Préface des «Possessions»), c'est-à-dire en somme la «littérature» (on sait que Breton, par une ironique antiphrase, fonda une revue qu'il appela Littérature). L'automatisme, la simulation, l'élaboration d'un langage réunissant essai et poésie sont les instruments de cette quête novatrice.

 

Arts 
12272797098?profile=originalLettres

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12272803495?profile=original« Je vivrai l'amour des autres » est un diptyque romanesque de Jean Cayrol (1911-2005), publié simultanément à Boudry (Suisse) aux Éditions de la Baconnière et à Paris aux Éditions du Seuil en 1947. Prix Théophraste-Renaudot.

 

On vous parle constitue la confession hachée d'un narrateur anonyme, privé de visage et de statut social, être humain désancré, sans passé, jeté dans une existence insignifiante dont il ne se sauve quelquefois que par une attention minutieuse portée au monde des objets. Le rideau opaque qui semblait le séparer des autres, et donc du réel, se déchire cependant: obligé de quitter la chambre qu'il occupe dans un hôtel miteux, le narrateur est en effet invité par le cabaretier, qui à son tour lui parlera: «J'entends encore la voix de ce vieil homme, une bonne voix quotidienne: "A demain". Il y a un demain, ce soir, vous entendez, il y a un demain.»

 

Les Premiers Jours constituent la suite directe de cette résurrection. Gagnant un prénom (Armand), sinon une identité sociale plus marquée, le narrateur élargit son champ de vision, et partage la vie d'un couple un peu désuni. Tandis que l'univers semble se redéfinir, une seconde secousse le restitue cette fois pleinement à la vie: jaloux de son ami Albert, épris de Lucette, il rejoint, avec la blessure d'amour, les rangs de l'humanité.

 

Roman de la résurrection, ce livre majeur de l'interrogation humaniste de l'immédiat après-guerre est indissociable de l'expérience de Jean Cayrol, déporté à Mauthausen en 1942, et des autres espaces littéraires où il tente alors de se l'expliquer, à savoir les Poèmes de la nuit et du brouillard et le splendide essai Lazare, au titre suffisamment emblématique. Revenant au milieu d'un monde à la dérive, hébété par la tragédie, peut-être celui qui a connu l'expérience concentrationnaire est-il le mieux à même de mettre en avant ce qui résisterait un peu au naufrage. S'inspirant de ses propres méthodes pour tenter alors de survivre, et racontant la difficulté du retour à la normale, le romancier ouvre la voie à une redéfinition fondamentale du réel. Dans une écriture rêche et apparemment déboussolée, l'expérience lentement décrite est celle même d'une reconquête: par le plus humble, par le plus concret, la conscience peu à peu reprend pied, jusqu'à s'émerveiller de la banalité d'un rapport vraiment humain; deux mots échangés, le commencement d'un accueil suffisent alors pour reconstruire l'Histoire, et peut-être, sinon un sens, du moins une valeur. La grande réussite du livre réside dans la précision de l'attention au banal, à une trivialité qui paraît, sur fond de ressassement morose de l'être, plus riche et plus salvatrice que toute leçon de morale, ou tout pathétique de la souffrance endurée.

 

Tentant sans nul doute de répondre, à hauteur d'Histoire, à la désorientation humaine de la tragédie de 1939-1945, le roman dépasse cependant ces circonstances, en constituant une très humble et très aiguë reconstruction du sujet. Pertinence historique et force de l'écriture expliquent l'attention portée à ce livre, d'un auteur souvent plus léger, puisque Je vivrai l'amour des autres reçut le prix Renaudot 1947, avant de susciter l'intérêt par exemple de Roland Barthes, qui voyait à juste titre dans le «chosisme» de Jean Cayrol une réponse à la littérature alors dite «objectale», et qui, chez Robbe-Grillet, voulait occulter dans l'univers des choses l'évidence subjective de l'homme.

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12272749470?profile=originalEn sa courte vie, le comte de Mirandole et de Concordia compta plus d'ennemis que d'amis, mais sa pensée, à la fois conciliatrice et polémique, provocatrice et séductrice, répétitive et apparemment contradictoire, exerça une influence multiple sur des philosophes appartenant à des horizons fort éloignés les uns des autres.

On peut se contenter de voir en lui, à l'aube de la Renaissance « nordique » - puisque l'Italie avait déjà produit dans tous les domaines de l'art et de la pensée quelques-uns de ses chefs-d'oeuvre -, l'un des pères spirituels de Lefèvre d'Étaples, de John Colet, de Thomas More, pour ne pas parler d'Érasme, qui lui saura un gré infini d'avoir tourné définitivement le dos à la theologia disputatrix  héritée de la scolastique pour poser quelques jalons majeurs dans la voie royale de cette théologie philologique et nourricière de l'âme, où il devait lui-même passer maître.

 

De l'exploratio à la disputatio, de la disputatio à la contemplatio


L'existence de Giovanni Pico della Mirandola peut être divisée en deux périodes nettement distinctes, et même opposées, comme le fit dans sa célèbre Vita  son propre neveu, Gian Francesco. Le point de rebroussement de la courbe serait marqué par la fameuse « dispute » romaine : avant, une période d'erreurs et d'errances, de gloire « mondaine », d'aventures galantes, de recherches passionnées du plaisir et du savoir ; après une plongée dans la foi, un retour à l'esprit du Christ, une visée des joies de la patrie céleste, la gloire de Dieu et la « lumière » submergeant la gloire personnelle et les « ténèbres ». On pourrait parler, avec Giovanni Di Napoli, d'un Pic « explorateur », précédant et peut-être préparant cette contemplation finale.

Né au castello di Mirandola, dans la région de Modène, troisième fils de Gian Francesco Pico et de Giulia Boiardo, le jeune comte possédait dès son berceau les privilèges d'une illustre ascendance et d'un riche patrimoine ; sa prestance, heureusement associée à des dons intellectuels hors de pair, devait être célébrée par Ramusio à Padoue, par Politien à Florence. Il perdit tôt son père, et devint l'objet des soins particulièrement attentifs, sinon exclusifs, de sa mère. Femme d'une grande sensibilité et d'une piété fervente, celle-ci souhaitait pour son fils une brillante carrière ecclésiastique. De fait, à dix ans, l'enfant est nommé par Sixte IV protonotaire apostolique et les insignes de sa dignité lui sont conférés par le cardinal Francesco Gonzaga. La même année, il était proclamé prince des orateurs et des poètes. A quatorze ans, il fréquente à l'académie de Bologne les cours de droit, et en deux ans devient un canoniste réputé. Mais les Décrétales le dégoûtent rapidement : c'est de la nature entière qu'il veut désormais pénétrer les secrets, et son ambition est d'acquérir, ni plus ni moins, la science universelle. Pendant sept ans, il parcourt les plus célèbres universités d'Italie et de France, suivant les leçons des plus illustres professeurs et acquérant, en disputant généralement contre eux, une éloquence et une acuité de jugement inégalables. A Ferrare, il étudie les lettres avec Giambattista Guarino, et, de 1480 à 1482, la philosophie à Padoue, où il affronte les idées de l'averroïste Nicoletto Vernia. A Pavie, il s'adonne à la philosophie avec Maioli et au grec avec Adramiteno. En 1484, à Florence, il se lie d'amitié avec Marsile Ficin, Laurent le Magnifique, Ange Politien, et devient vite l'un des plus célèbres et actifs collaborateurs de l'Académie platonicienne. En 1485, à Paris, il entre en relations avec Charles VIII et les humanistes de la capitale, dont l'historien Robert Gaguin. En même temps qu'une multiplicité de connaissances qu'il maîtrise en quelques semaines sinon en quelques jours, il acquiert une expérience des hommes et du monde qui sert admirablement ses ambitions philosophiques. Au cours de ses voyages, il accumule les livres qui feront de sa bibliothèque l'une des plus réputées, et s'enrichit de mille autres connaissances « pratiques » que ses biographes chrétiens lui reprocheront plus tard. A son retour en Italie, en 1486, il se met à l'étude des langues orientales - l'arabe, le chaldéen et l'hébreu - avec l'averroïste Elia del Medigo. Une lettre à Ermolao Barbaro montre bien qu'à la différence de ses contemporains et contrairement à certaines interprétations de son oeuvre, il ne sacrifiait pas la scolastique à l'humanisme. C'est là un trait de son génie qu'il faut déjà noter : l'esprit de synthèse et de conciliation entre des thèses opposées. Les écrits cabalistiques attirent également Pic de la Mirandole, mais il est difficile de savoir si c'était là de sa part une manifestation de sa curiosité universelle ou celle d'une fascination particulière.

En 1486 s'amorce le tournant de son existence ; il compose ses fameuses neuf cents thèses De omni re scibili (Conclusiones philosophicae, cabalisticae et theologicae)  portant sur tous les domaines de la philosophie et de la théologie et assorties d'un défi à tous les savants, d'un appel à une controverse publique. En véritable seigneur de la Renaissance, mêlant le faste à l'érudition, la générosité à la provocation intellectuelle, il offre de payer le voyage et tous les frais de séjour de ceux qui, désireux d'attaquer ses thèses, seraient trop éloignés de Rome, où doit avoir lieu la disputatio.  Mais, devant ce défi lancé par un jeune homme à peine sorti de l'enfance, une coalition se forme et de graves personnages parviennent à faire interdire la confrontation par un décret de la commission papale. Pic fut même contraint, le 31 mars 1487, de renoncer publiquement à treize conclusions jugées hérétiques. Il n'en publia pas moins, le 31 mai de la même année, une Apologia  dans laquelle il accusait ses juges. La réponse ne tarda guère à venir sous la forme d'une bulle d'Innocent IV en date du 4 août.

Persécuté par la curie romaine, il fut arrêté près de Lyon au cours de son second voyage en France, au début de 1488, et incarcéré au donjon de Vincennes, près de Paris. Libéré, il ne s'en vit pas moins refuser l'accès à la Sorbonne pour la soutenance de ses thèses, et il dut revenir à Turin. Invité par Laurent le Magnifique, il se retira à Florence, qu'il ne devait plus quitter jusqu'à sa mort, le jour même où le roi de France Charles VIII y faisait son entrée.

Giovanni avait beaucoup changé au cours des dernières années : l'« explorateur » s'était fait « contemplateur ». Tout d'abord, Pic n'était plus le jeune « coq » qui se pavanait dans toutes les avenues de la science : il pratiquait la dévotion avec sincérité ; un an avant sa mort, il légua tous ses biens aux pauvres. Après son absolution du chef d'hérésie par une bulle du pape Alexandre VI en 1493, il renonça même à toute autre étude qu'à celle de la littérature sacrée, brûlant ses poèmes de jeunesse. Il avait l'intention de parcourir le monde pieds nus en prêchant la parole de Dieu. Mais une fièvre maligne ne lui permit pas d'accomplir ce voeu. Cependant, le grand prédicateur de Florence, Savonarole, qui exerça indubitablement une influence prépondérante sur l'évolution spirituelle de Pic, fit revêtir son corps de l'habit de l'ordre des frères prêcheurs dans lequel Pic avait si ardemment désiré entrer. Ses restes furent déposés dans le cimetière San Marco sous une tombe décorée d'une épitaphe modeste.

Durant ses années florentines, outre Savonarole, Marsile Ficin eut sur lui une influence qui ne fut sans doute pas négligeable pour le persuader que la religion chrétienne représentait le développement et comme la fine fleur du platonisme de l'Antiquité. D'une manière plus générale, l'un des grands problèmes de Pic, pendant sa période de « contemplation » et d'approfondissement de sa propre pensée, fut celui sur lequel toute la scolastique du Moyen Age avait échoué, à savoir la réconciliation de la théologie et de la philosophie.

C'est surtout à cette période de son existence - la plus féconde en tout cas, celle qui devait finalement porter les fruits de ses explorations multiformes à travers le monde des livres et celui des hommes, et de l'exploration de son univers intérieur - que l'on doit la survie d'une pensée mirandolienne originale.

 

L'un et le multiple, Dieu et le monde

Dans aucun de ses traités, Pic n'a fait un exposé complet et systématique de sa philosophie, mais on peut également dire que les thèmes dominants de sa pensée apparaissent dans la plupart d'entre eux, l'Heptaplus , le De ente et uno , l'Oratio de hominis dignitate.  Philosophe de la conciliation - princeps concordiae , comme l'appelaient ses contemporains en jouant sur le mot de Concordia qui désignait par ailleurs la principauté dont il était le comte -, il prétend parvenir à une synthèse des philosophies de Platon et d'Aristote, comme à celle de la philosophie et de la théologie. Affirmant l'identité de l'objet que celles-ci visent l'une et l'autre, à savoir la vérité, il résume sa pensée en une formule fameuse : « Philosophia veritatem quaerit, theologia invenit, religio possidet . » Il affirme aussi l'unité de l'être et de l'objet de la connaissance, unité qui est Dieu lui-même. Entre le monde et Dieu existent les mêmes rapports dialectiques qu'entre le multiple et l'un, puisque s'est opérée une sorte d'identification substantielle entre ces termes, pris deux à deux. L'univers, synthèse du multiple, se compose de trois ordres de réalité, le monde intellectuel - celui de Dieu et des anges -, le monde céleste - celui des corps célestes ordonnés en dix sphères concentriques, dont la dernière est l'empirée ou coelum empireum , source et origine du mouvement dans l'univers - et enfin le monde élémentaire ou sublunaire - celui des êtres terrestres. L'homme est un microcosme, et, en tant que tel, il est composé d'éléments empruntés à ces trois ordres de réalité, formant en quelque sorte un monde en soi. Ces éléments infus dans la substance humaine sont le corps, l'âme et l'esprit, ce dernier ayant une fonction de synthèse unifiante entre les deux premiers. Ainsi se trouve réalisé un véritable miracle de la nature humaine, une synthèse de l'un et du multiple. Dans le meilleur des cas, il arrive à l'homme d'atteindre à la plénitude de l'être ou à la félicité suprême : dans le cas où il réalise sa propre essence, c'est-à-dire en parvenant à une parfaite harmonie entre les éléments qui le composent. En effet, le grand principe de la félicité qui s'étend à toutes les créatures est celui de leur retour à leur origine spécifique. Ces idées sont en grande partie dérivées de la tradition néo-platonicienne et des écrits du pseudo-Denys concernant l'organisation du monde en harmonie avec les sphères célestes et la transmission des effets d'En Haut à la sphère terrestre. On peut également supposer qu'en dépit de la christianisation de sa vie et de sa pensée dans les années florentines, Pic demeura fidèle à l'enseignement padouan et à l'averroïsme d'Elia del Medigo. On sait que, dans les limites prescrites par l'image médiévale du monde, l'averroïsme tentait de donner une explication rationnelle de la nature, sans l'intervention d'aucun dogme théologique. C'est donc dans le cadre d'un déterminisme universel que le problème de l'un et du multiple pouvait se poser. La nature n'est pas érigée en un principe transcendant, car elle n'a ni commencement ni fin dans le temps, elle exprime la totalité de la matière et du mouvement. A la catégorie théologique de la création comme à la catégorie métaphysique de l'émanation était opposée la doctrine de l'éternité du monde. En fait, si l'on examine attentivement son oeuvre, on se rend compte que Pic utilise simultanément le schéma créationniste, le schéma émanationniste et le schéma rationaliste et naturaliste des commentateurs arabes d'Aristote. Mais aucune de ces solutions ne lui paraît capable de résoudre le problème philosophique des rapports de l'un et du multiple, pas plus que le problème théologique des rapports de Dieu et du monde. Si l'on en croit l'analyse de Cassirer au sujet de la philosophie de Pic, il faudrait adopter le point de vue de la pensée symbolique pour comprendre ces problèmes dans la juste perspective. On peut dire que l'un ne contient pas le multiple en un sens substantiel, ou encore que l'unité ne produit pas la pluralité par un quelconque processus causal : Pic envisage le multiple plutôt comme les expressions , les images  ou les symboles  de l'un. Et ce n'est que par cette voie médiate et symbolique que l'un absolu et l'Etre absolument inconditionné peuvent se manifester à la connaissance humaine. Cette position n'est pas entièrement neuve et maints mystiques s'y étaient ralliés. Mais ce qu'il y a de nouveau chez Pic, c'est la conscience qu'il se fait de son statut de penseur et le rang qu'il assigne délibérément à la philosophie : il est et il se veut avant tout un théoricien de la pensée. Quant à la philosophie spéculative - ici encore, pour lui, les deux mots se résolvent en un seul -, elle n'est ni l'esclave ni l'annonciatrice de la théologie : elle est la théologie même. L'amour de Dieu, c'est pour lui l'amour intellectuel de Dieu (comme dira plus tard Spinoza), car c'est seulement à l'intellect qu'est révélé le véritable universel, qui constitue comme un moment nécessaire et la marque authentique de la divinité. « L'intellect agent, écrit-il dans ses Conclusiones  (Opera , 71), n'est rien d'autre que Dieu. » Il semble bien que les interprétations mysticistes de la pensée de Pic échouent devant ce fait assuré que, pour lui, la visio intellectualis  n'est pas un sentiment mystique. Tout en cherchant à accroître le pouvoir de l'intellect jusqu'à son point ultime, il pense qu'en aucun cas il n'est en mesure d'exprimer adéquatement le divin. Mais cette limite même du pouvoir de l'homme est l'expression de sa dignité, de même cette dignité dont il a voulu faire en un discours célèbre le principe de son anthropologie.

 

L'idée du microcosme et la « dignité de l'homme »

Le discours intitulé De hominis dignitate  (ou Oratio de homine, in qua sacrae et humanae philosophiae mysteria explicantur ) constitue en fait la préface que Pic avait rédigée pour la défense de ses neuf cents thèses. On peut considérer ce texte, en dehors de toutes les idées de Pic. Il constitue également, dans cette dernière partie du Quattrocento, comme la proclamation urbi et orbi  de l'avènement d'un monde nouveau, la charte en quelque sorte de l'humanisme, d'un humanisme assurément christianisé, et même d'un humanisme chrétien, quoique en un sens différent de celui d'Érasme, de More ou de Vivès.

Certes, l'image de l'homme-microcosme n'est pas nouvelle, et il n'est pas de culture ou de pensée mythique qui ne l'ait abondamment exploitée. Les philosophes s'en sont emparés à leur tour, ces philosophes grecs et orientaux dont Pic avait lu tous les livres, comme les philosophes plus récents qu'il connaissait aussi. Il ne se satisfait pas cependant de l'idée commune de l'homme, composé de deux natures, l'une corporelle et l'autre spirituelle, car, dit-il, qu'aurait alors cet être de spécifiquement humain ? Ce qu'il veut démontrer, ce n'est pas la similitude  substantielle de l'homme avec le monde, mais plutôt sa différence  spécifique : ce par quoi l'homme occupe une position privilégiée et même exceptionnelle parmi toutes les créatures. L'homme est un être libre, autrement dit son essence ne lui est pas conférée par la providence divine ou par la force aveugle de la nature : il se la donne à lui-même, il est  ce qu'il devient , et il devient ce qu'il se fait.  L'homme est l'artisan de son propre destin - ne disons pas de sa nature -, à moins de voir dans la nature de l'homme non pas une donnée  de base, mais la réalisation  ou l'actualisation  d'une essence. Pensée audacieuse qui, présentée ex abrupto , pourrait évoquer un anthropocentrisme renaissant fort éloigné de l'enseignement théologique traditionnel. Si l'homme est l'artisan ou l'architecte de sa destinée, quelle part est laissée à Dieu ? La lecture attentive et généreuse de Pic montre que cette dignité essentielle de l'homme qu'il voulait affirmer à Rome en 1486 n'est pas en contradiction avec l'attitude humble et repentante du frère prêcheur, disciple de Savonarole, soumis à la volonté de Dieu : tout au plus, la notion judéo-chrétienne de la similitude entre l'homme et Dieu (l'homme « créé à l'image de Dieu ») se présente-t-elle dans l'Oratio  de 1486, sous son aspect créateur et dynamique. Et d'ailleurs, la libre soumission à la loi divine n'est-elle pas de la part de l'homme un acte créateur ? Cette idée de Pic aura une grande fortune à l'époque de la Renaissance et plus tard, bien que cette anthropologie ait donné naissance à des thèses qui se sont déployées dans des directions très différentes de sa propre inspiration. Mais, pour rester dans sa lignée spirituelle, comment ne pas évoquer le mot célèbre d'Érasme dans son Traité de l'éducation des enfants  de 1529 : « L'homme ne naît pas homme, il le devient » (ou plutôt, pour rendre exactement l'expression latine, fingitur , « il se fabrique tel »). C'est à la grâce divine que l'homme doit ce bien précieux d'être, à la deuxième puissance et dans les limites tracées par l'ordre du monde et la volonté de Dieu, son propre créateur.

Il s'agit là d'une philosophie de l'homme essentiellement activiste, dont la forme importe peut-être plus que le contenu : car ce qui est intéressant ici, c'est moins l'affirmation du libre arbitre de l'homme, avec l'argumentation habituelle à Pic, que l'attitude même du philosophe italien, et l'ardeur juvénile et dévorante dont il anime tout son discours. Comme l'écrit Ernst Cassirer, seul un âge inspiré et profondément imprégné d'un nouvel idéal de l'homme pouvait faire jaillir de tels accents.

Toutefois, ce serait une erreur historique et méthodologique, contraire à l'esprit mirandolien de « concorde » et de « conciliation », que de vouloir dissocier ce discours sur la dignité de l'homme de l'ensemble de l'oeuvre. Métaphysique, psychologie, théologie, éthique et philosophie naturelle, tous les aspects de l'oeuvre rayonnent à partir de cette idée centrale et de cette image du microcosme. La liberté de l'homme signifie qu'il est à tout moment capable de transcender les déterminations de sa nature ; cela implique, sur un plan théologico-métaphysique, qu'il est capable, par la force de sa volonté et la puissance de son intelligence, de s'élever même au-dessus des êtres qui se trouvent plus haut que lui dans l'ordre hiérarchique. En effet, alors que les anges et les intelligences célestes ont une nature qui a été déterminée depuis le début de la Création, l'homme ne s'accomplit véritablement qu'en agissant sur la base d'une libre décision. Et ce qui est vrai de l'homme individuel l'est également des sociétés, des cultures, des époques historiques. L'histoire universelle ne se déroule pas tout entière selon un plan déterminé à l'avance ; Dieu ne s'est pas donné en aparté la représentation de la destinée des peuples et des civilisations : idée profonde et moderne de la liberté comme agent de l'histoire et facteur de différenciation, germe de toutes les luttes, de tous les progrès, de toutes les connaissances, de toutes les réalisations anciennes. Pour Pic, la tradition - qu'il s'agisse de la Bible, du « corpus » patristique, des idées cabalistiques, de la sagesse enclose dans la littérature gréco-latine, de l'enseignement de saint Thomas ou de celui d'Averroès..., et de omni re scibili  - n'est pas un trésor définitivement acquis et jalousement gardé, mais un capital que l'esprit humain doit continuellement faire fructifier : en termes plus abstraits, Pic a introduit, avec la liberté de l'esprit critique, le libre mouvement dialectique de la pensée. Même la foi, pense-t-il, a son histoire ; et sa vérité ne peut être révélée qu'à celui qui dominerait la totalité du mouvement de l'histoire. Nul plus que lui n'a admiré Platon et Aristote, ou respecté les Pères de l'Église, mais il n'admet aucune cristallisation dogmatique à leur sujet, aucune proclamation d'infaillibilité : ce serait faire injure à l'intelligence de l'homme et mal servir la mémoire de ces grands hommes. Mais, et ceci est essentiel, avant d'entreprendre ce travail de dialecticien, l'homme - disons l'homme-philosophe - doit être un « synopsiste », car il doit examiner attentivement tous ces microcosmes intellectuels que constituent les pensées et les oeuvres des autres esprits. Ce faisant, l'examinateur - qui est lui-même un parvus mundus  - n'opérera pas un mélange indifférencié ou une plate synthèse, mais, en rendant à chacun ses mérites et en situant chacun dans sa propre perspective, il sera en mesure de tracer sa voie dans un monde aussi unifié et diversifié qu'il est possible. Le « prince de la concorde » n'est pas un théoricien du juste milieu ; mais, à la manière dont Bruno et Leibniz comprendront le système de l'univers, Pic voit la réalité comme un tout composé d'entités indépendantes, chacune d'entre elles exprimant la totalité de l'univers et se le représentant de son propre « point de vue ». Toute la monadologie est déjà chez le grand humaniste italien.

 

Philosophie naturelle et critique de l'astrologie

La métaphysique et la théologie - mieux vaudrait dire, d'après ce qu'on a vu, la philosophie spéculative - occupant la première place, la philosophie naturelle n'aura droit qu'à la seconde. Mais plus intéressante que le contenu de cette philosophie de la nature est la conception typique que le penseur italien se fait de la nature, car elle a déterminé dans l'histoire des idées, et d'abord dans l'univers intellectuel de la Renaissance, un courant de pensée passablement unitaire, compte tenu de la fluidité des concepts, de la continuelle imprégnation des idées par les images, et de la permanente irrigation des mythes et des symboles. Avant Agrippa de Nettesheim, Paracelse, Cardan et les Padouans, le modèle que Pic propose à la réflexion est celui d'un universel vitalisme. La nature n'est pas comparée à un grand livre où tous les phénomènes seraient classés et étiquetés ; elle ne se compose pas de parties, subdivisées elles-mêmes en genres et en espèces, qui différeraient substantiellement les unes des autres. Elle forme un immense réseau, mieux vaudrait dire, pour poursuivre avec les images aquatiques, un immense fleuve de vie. Chaque élément vital, chaque créature vivante - plantes, animaux, humains, et aussi les minéraux dont l'auteur décrit si souvent la naissance, le développement et le lent dépérissement - est un reflet ou plutôt un souffle du mouvement de vie universel. Par une « sympathie » universelle - l'harmonie du monde interprétée en termes musicaux est une image qui vient de Pythagore et dont la fortune sera immense à l'époque de la Renaissance et bien au-delà -, chaque élément est lié à tout le système d'occurrences. On reconnaît aussi la présence de la philosophie stoïcienne dans cette idée-image de l'univers comparé à une corde tendue dont chaque pulsion, en un quelconque de ses points, est propagée jusqu'à ses deux extrémités. C'est là une conception peut-être anthropocentrique de la nature, calquée sur la métaphysique de Pic, mais dont les prolongements se retrouveront dans les philosophies de Bruno, de Leibniz, de Schelling et des néo-kantiens. Pour paraphraser Leibniz lui-même, cette conception est « chargée du passé et grosse de l'avenir ». La nature, d'autre part, doit être interprétée comme le premier moment de l'esprit. Elle est raison, non pas encore la raison claire et consciente d'elle-même, mais la raison obscure et cachée, ratio mersa et confusa , selon ses propres expressions. On est encore ici près de Leibniz et de sa conception de la mens momentanea.  Nature, humanité et Dieu se trouvent reliés entre eux, selon une analogie familière à Pic, comme le sont les couleurs, l'oeil et la lumière. On pense inévitablement à Platon et à sa notion de l'idée de Bien, soleil du monde intelligible. Cette référence ne saurait surprendre de la part du grand académicien de Florence. Mais ce qui n'est pas chez Platon, défenseur héroïque des deux mondes séparés, c'est cette fonction centrale de l'homme, oeil du monde (oculus mundi ) qui unit en lui-même et comprend dans une seule vision la totalité de l'univers. Entre les idées du De dignitate hominis  et la philosophie naturelle de Pic, le lien est substantiel : c'est l'opérateur humain (« la vision est une opération active ») qui décidera, par un décret de sa volonté et la puissance de son intelligence, de capter cette lumière, qui est Dieu, ou qui émane de Dieu, et qui se confond avec la vérité. Nul besoin dès lors de recourir à la magie ou au surnaturel - comme on l'a parfois reproché à Pic -, ou plutôt, les deux idées de magie et de surnaturel doivent être soigneusement séparées : la magie n'est pas pour lui l'utilisation de forces obscures, démoniaques, et indépendantes des lois de l'univers ; elle est une opération naturelle , dont la science peut ou pourra rendre compte un jour, mais qui tire parti de « secrets », de « mystères », c'est-à-dire de propriétés insuffisamment connues de phénomènes naturels. Ici encore, Pic ouvre la voie à tous les traités de « magie naturelle » qui pulluleront tout au long du XVIe siècle.

Sa polémique contre les astrologues et l'astrologie s'explique dès lors très aisément. Ses Disputationum adversus astrologos libri , qui comptent avec le De dignitate hominis  parmi ses plus célèbres écrits, sont dirigés contre tous ceux qui prétendaient voir dans les signes  de la nature, et notamment dans les astres, des indications concernant le futur et, plus encore, des causes déterminantes de ce futur. Pic ne jouait pas une partie facile, car, pour attaquer l'astrologie qu'on appelait « judiciaire », il ne pouvait s'appuyer sur une base rationnelle ou scientifique indiscutable ; et son assimilation du Christ au vinculum mundi  ou magicien suprême ne lui assurait pas de la part de l'Église (qui d'ailleurs ne s'accommodait pas toujours mal des spéculations astrologiques) un concours spontané. Il considérait, contre les astrologues, que parler d'opérations des astres est un futile bavardage tant qu'on n'a pas déterminé et démontré les moyens techniques de ces opérations. La marche de l'univers et les destinées individuelles ou collectives ne dépendent pas de forces mystérieuses. On l'a vu, l'homme n'est pas soumis à un supradéterminisme aveugle et terrifiant : sa dignité, qui repose sur son libre arbitre et sur sa raison, et la puissance de Dieu, créateur de l'univers et maître de toutes les forces qui le régissent, s'y opposent l'une comme l'autre. Ni les positions des étoiles, ni les « maisons » du ciel qu'ont inventées les astrologues n'ont d'influence causale. « En dehors de l'influence commune de la lumière et du mouvement, proclame-t-il avec force, aucune puissance particulière n'existe dans les cieux. » La voie est ainsi ouverte au cartésianisme.

 

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Patrimoine: La Maison d'Erasme à Bruxelles

La Maison d'Erasme et le Béguinage sont deux des plus anciens musées communaux de Belgique. Avec la Collégiale des Saints Pierre et Guidon ils forment un ensemble historique de qualité qui rappelle le passé glorieux de la Commune d'Anderlecht qui connut un développement important au Moyen Age grâce au culte de Guidon, saint protecteur du bétail, et à sa situation sur la route du grand pélerinage à Saint-Jacques de Compostelle. C'est en 1252, grâce à une donation d'un chanoine, qu'un petit béguinage de huit personnes s'implanta, à l'ombre de la Collégiale.

Alentour de la Collégiale on trouvait une série de maisons d'importance dans lequelles résidaient les chanoines du chapitre d'Anderlecht (parmi lequel on compta un pape, Adrien VI en 1522). C'est dans une de celles-ci que vint le grand humaniste Erasme de Rotterdam en 1521 rencontrer son ami le chanoine écolâtre (chargé de l'enseignement), Pieter Wijchmans.

Anderlecht était à l'époque un tout petit village, à la campagne, dans lequel habitaient seulement 300 âmes, c'est pourquoi Érasme écrivit à son ami français Guillaume Budé, qu' il avait suivi son conseil en venant à Anderlecht, car lui aussi voulait se mettre à jouer au paysan ! Bien que son séjour fut bref, il marqua profondément les esprits, puisque au xviie siècle, on venait déjà en "pélerinage" voir la maison "où avait vécut le grand Erasme". Aujourd'hui, cette maison abrite à la fois un musée qui conserve des œuvres anciennes (des tableaux de primitifs flamands, des sculptures, des meubles) et un centre d'études riche de milliers de livres précieux dans lequel de nombreux chercheurs y poursuivent l'oeuvre scientifique d'Erasme.

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La Maison d'Érasme organise aussi avec la librairie Quartiers Latins des promenades en français sur le thème "Érasme à Bruxelles" avec le conférencier Emmanuel Dekoninck.



La Maison d'Erasme abrite également des Sociétés savantes

-FNRS, Groupe de contact Histoire de l'humanisme et des réformes
Bruxelles-Liège
Le Groupe de contact réunit des chercheurs universitaires travaillant en Belgique. Il organise deux fois par an une journée, alternativement, autour d'un thème humaniste ou d'une problématique religieuse.
Présidente: Marie-Élisabeth Henneau (ULg), Vice-Président: Franz Bierlaire (ULg), Secrétaire: Alexandre Vanautgaerden (Maison d 'Érasme)



-FISIER
La Maison d'Erasme abrite le site de la Fisier (Fédération internationale des sociétés et instituts pour l'étude de la Renaissance) dont le but est d'encourager, de promouvoir et de coordonner, sur un plan international, les études et recherches scientifiques sur la période de la Renaissance sous tous ses aspects. Président Philip Ford (IANLS), Trésorier Catherine Magnien (SFDES), Secrétaire Alexandre Vanautgaerden (Maison d'Érasme).

-Institut interuniversitaire d'Histoire de la Renaissance (IHR)
Bruxelles
La Maison d'Érasme abrite le site de l'Institut interuniversitaire d'Histoire de la Renaissance qui réunit des membres du corps professoral des deux universités bruxelloises, francophone (ULB) et néerlandophone (VUB), et des chercheurs seiziémistes affiliés à cet institut. Président Arnout Balis.

 


Voir également:


L’Eloge de la folie, message clandestin d'une culture qui va fonder l'homme sur le refus ou l'amour

Un billet sur un livre traitant de la Maison d'Erasme

 

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L' amour et l' occident

12272733272?profile=original"L'amour et l'occident" est un essai de Denis de Rougemont (Suisse, 1906-1985), publié à Paris chez Plon en 1939.

 

Lu et commenté par des générations d'étudiants, discuté souvent avec passion, parfois critiqué âprement dans certaines de ses conclusions, mais toujours fertile de questionnements, l'Amour et l'Occident s'est imposé dès sa publication comme un maître ouvrage de la pensée humaniste européenne, alors que le règne de barbarie s'étendait au même moment sur presque tout le continent. On ne saurait en effet séparer l'engagement personnaliste et fédéraliste, auquel est resté fidèle jusqu'à sa mort Denis de Rougemont, de cette tentative subtile et perspicace d'explicitation - à partir du mythe de Tristan - d'une conception de l'amour-passion propre à la civilisation occidentale et dont les métamorphoses au cours des siècles n'ont pas fini de produire leurs effets.

 

Le livre premier expose "le contenu caché de la légende ou du mythe de Tristan": l'amour-passion s'y oppose tant au mariage qu'à la satisfaction amoureuse - de même que la chevalerie courtoise brave la société féodale - et magnifie "l'amour de l'amour" et "l'amour de la mort". Pour Denis de Rougemont, en effet, "la passion et le besoin sont des aspects de notre mode occidental de connaissance": s'ils ne sauraient se passer de la souffrance, c'est qu'ils participent d'un désir de pureté et de rachat, et rejoignent de ce fait une quête mystique.

 

Le livre II remonte jusqu'aux "origines religieuses du mythe" pour avancer comme thèse minimale que "le lyrisme courtois fut au moins inspiré par l'atmosphère religieuse du catharisme" et considérer que l'amour-passion, tel que le glorifie le XIIe siècle, fut "une RELIGION dans toute la force de ce terme", et spécialement "UNE HÉRÉSIE CHRÉTIENNE HISTORIQUEMENT DÉTERMINÉE".

Dans le livre III se voient étudiées les relations complexes entre "passion et mysticisme" au cours desquelles l'hérésie des "parfaits", d'abord vulgarisée par la métaphorisation poétique et rendue profane par le passage d'Éros à Vénus, se trouve réinvestie par la mystique chrétienne qui l'utilise comme habit "pour en revêtir l'Agapê".

 

Le livre IV étudie, à travers la littérature occidentale, "l'histoire de la déchéance du mythe courtois dans la vie "profanée"", dont le "désir romantique", en son conflit avec le "désir bourgeois", marque une étape primordiale, cependant que "Wagner vient restituer le sens perdu de la légende" et, ainsi, "l'achever".

Le livre V se penche sur "le parallélisme des formes" entre l'amour et la guerre, de même qu'entre la passion et la politique, dont la rupture au XXe siècle libère "le "contenu" mortel du mythe" et semble ne trouver comme réponse à l'instinct de mort que l'État totalitaire.

 

Le livre VI analyse "la crise moderne du mariage" comme résultante de la dégradation du mythe de Tristan. Son horizon mystique s'étant perdu depuis longtemps, la passion n'a plus pour fin une quelconque transcendance: "au lieu de mener à la mort, elle se dénoue en infidélité" et aboutit à un appauvrissement de l'être "qui ne sait plus posséder, ni plus aimer ce qu'il a dans le réel".

Soulignant la nécessité d'un parti pris, Denis de Rougemont propose alors, dans le livre VII, le choix d'Agapê contre celui d'Éros: il engage à un mariage conçu comme "décision", fidélité qui "fonde la personne", "engagement pris pour ce monde", et non pour un autre fantasmatique.

 

Révisé avec soin en 1954 de manière à préciser et à nuancer un propos qui, certes, pouvait souvent apparaître provocateur, l'Amour et l'Occident ne manqua pas de susciter dès sa parution de nombreuses critiques, tant de la part des théologiens que des historiens. Les premiers lui reprochèrent une séparation trop tranchée entre un Éros qui "veut l'union, c'est-à-dire la fusion essentielle de l'individu dans le dieu" et qui, ainsi, glorifie et idéalise l'instinct de mort, et une Agapê [plaisir] qui, refusant de chercher "l'union qui s'opérerait au-delà de la vie", est "l'origine d'une vie nouvelle, dont l'acte créateur s'appelle la communion", et le ciment, la fidélité.

 

Les historiens, quant à eux, contestèrent vivement la collusion entre troubadours et cathares qui est le pivot de la démonstration de Denis de Rougemont, mais ne paraît s'appuyer sur aucun document décisif. "Il faut dire plus, l'idéal courtois s'oppose intrinsèquement à la théologie dualiste des néomanichéens: quoi de commun entre leur idéal ascétique, leur condamnation radicale de la matière, de la chair, et nos troubadours éperdus d'enthousiasme devant la beauté physique de la femme, médiatrice d'absolu?", écrit ainsi Henri-Irénée Marrou dans les Troubadours. Au-delà, c'est la conjonction non seulement du manichéisme et de la courtoisie occitane mais aussi des légendes celtiques de la "matière de Bretagne", voire de la mystique arabe, en une "fureur dialectique", qui se voit mise en question par le même auteur, lequel regrette profondément l'abus "d'une assimilation entre l'amour courtois des troubadours et une définition de la "passion" issue tout entière à travers le Tristan de Wagner [...]".

 

Quelles que puissent être l'influence sur Denis de Rougemont d'une érudition germanique nourrie tout autant de Novalis et de Nietzsche, et la valeur de rapprochements qui tendent à démontrer que "l'esprit catastrophique de l'Occident n'est pas chrétien" et que "la passion serait la tentation orientale de l'Occident", on ne saurait ignorer la perspicacité de l'auteur à chercher dans une ébauche d'histoire des mentalités les origines d'une crise de la culture européenne. Du tragique de celle-ci, de la remise en question qu'elle induit de l'optimisme béat du rationalisme et du positivisme, bien d'autres auteurs discourront par la suite, après la catastrophe que fort peu ont vu se profiler. L'auteur de l'Amour et l'Occident écrit, lui, face au danger - dont il saisit toute l'ampleur -, dénonce tout autant l'État totalitaire communiste que la religiosité nazie et avance, face aux forces obscures, le sens d'un engagement.

 

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12272732483?profile=originalC'est un récit de François Rabelais (vers 1483-1553), publié à Paris chez Christian Wechel en 1546. Immédiatement censuré par la Sorbonne, l'ouvrage, troisième récit du cycle des géants, connut pourtant plusieurs réimpressions, avant l'édition définitive de 1552.

 

La fin du Pantagruel promettait une suite qui révélerait "comment Panurge fut marié, et cocqu dès le premier moys de ses nopces; et comment Pantagruel trouva la pierre philosophale [...]" (chap. 34). Le Tiers Livre diffère la réalisation de cette double promesse: à l'inverse des deux récits précédents, l'action et l'aventure y occupent moins de place que l'exploration des savoirs de l'époque (droit, médecine, théologie) et de ses représentations intellectuelles.

 

Après la victoire sur les Dipsodes (voir Pantagruel), Pantagruel a donné à Panurge, en récompense, la châtellenie de Salmigondin; mais celui-ci ne tarde pas à dilapider, "en mille petitz banquets et festins joyeulx", les revenus de son domaine (chap. 1-2). + Pantagruel qui lui adresse d'amicales remontrances, il répond par un vibrant éloge des dettes: "Prester et emprunter", telle est la loi qui, d'après lui, régit le corps de l'homme aussi bien que l'organisation du cosmos (3-4).

 

Le lendemain de cette entrevue, Panurge fait part à Pantagruel de sa perplexité: son dessein serait de se marier, s'il ne craignait par-dessus tout d'"estre fait cocqu" (9). Pantagruel lui répond qu'il est difficile de donner des conseils en cette matière: les deux amis vont donc chercher des présages en ouvrant au hasard les oeuvres d'Homère et de Virgile; mais comme chacun interprète à sa manière les passages en question, la perplexité de Panurge reste entière (10-12). La divination par les songes produit les mêmes interprétations contradictoires (13-14), comme la consultation de la Sibylle de Panzoust, du poète Raminagrobis (21) et de l'astrologue Her Trippa (25). Pantagruel assemble un théologien, un médecin, un légiste et un philosophe, mais aucun d'eux ne dissipe les doutes et les craintes de Panurge (29-36). Le juge Bridoye et le fou Triboullet n'y réussissent pas mieux (39-46).

 

Pantagruel et Panurge décident alors d'aller consulter la Dive Bouteille, en compagnie de frère Jean des Entommeures et d'Épistémon. Lors des préparatifs du voyage, les navires sont chargés d'une herbe nommée Pantagruélion, herbe indestructible, aux propriétés admirables, dont l'usage hisse l'homme au rang de la divinité (49-52).

 

Épopée bouffonne dans Pantagruel et Gargantua, le récit rabelaisien prend, avec le Tiers Livre, la forme itérative d'une quête toujours déçue: à la courbe ascensionnelle des épreuves et de l'exaltation du héros, il substitue le cercle, figure de l'impossible issue, et du retour obsessionnel de la même interrogation. Le discours des personnages garde toute sa verve, mais il a perdu sa force résolutive. Encadrés par l'éloge des dettes et l'hymne au Pantagruélion, les déboires de Panurge n'en font que mieux ressortir la détresse d'un langage incapable de répondre à une question prosaïque. Juge, médecin, philosophe, prêtre et magicienne n'ont rien à dire à Panurge - ou plutôt, l'accumulation de leurs discours ne trace aucune voie certaine. La bouffonnerie, dès lors, se fait plus amère et intellectuelle que dans Pantagruel et Gargantua: elle tient à la disproportion entre les affres bien terrestres de Panurge et la mobilisation rhétorique et conceptuelle qui en résulte.

 

D'où vient cette circularité sans issue? Est-elle seulement le fait des pratiques et des savoirs, convoqués par l'obligeant Pantagruel? De l'astrologie à la théologie, du droit à la médecine et à la philosophie, il ne fait pas de doute que Rabelais stigmatise la culture de son temps, et la technicité creuse de ses discours. Mais l'essentiel est ailleurs. Il semble en effet que la question de Panurge, mal posée dès le départ, pervertisse toute la suite de la quête: candidat au mariage, Panurge n'exige-t-il pas, avant d'entreprendre quoi que ce soit, d'en connaître exactement les conséquences? Son fameux "Seray-je poinct cocqu?" résonne comme une litanie d'un bout à l'autre du livre, comme si le futur pouvait faire l'objet d'une réponse ferme et définitive, qui délivre des dilemmes du présent. Personne ne pourra satisfaire Panurge, et il est étrange qu'aucun de ses interlocuteurs ne lui répète le conseil initial de Pantagruel: "En vos propositions tant y a de si et de mais, que je n'y sçauroys rien fonder ne rien resouldre. N'estez-vous asseuré de vostre vouloir? Le poinct principal y gist: tout le reste est fortuit et dependent des fatales dispositions du Ciel" (chap. 10). Pantagruel ne saurait mieux dire. Par ses questions réitérées, Panurge ne tend qu'à se décharger sournoisement de son libre arbitre: exigeant un oracle, il s'en remet à quiconque l'exemptera du soin de décider. Il ne voit pas, ce faisant, que l'ambiguïté propre à tout oracle le condamne à une perplexité infinie. Une nette similitude se dessine, par-delà les siècles, entre la conduite de Panurge et la problématique sartrienne: l'homme est seul devant l'action, aucun signe tiré de la nature ou des livres ne saurait lui prescrire sa voie.

 

Entre l'exaltation conquérante de Gargantua et les apories du Tiers Livre, la rupture n'est qu'apparente. La devise thélémite "Fay ce que vouldras", que Pantagruel pourrait d'ailleurs opposer à Panurge, constitue le point d'articulation des deux récits: libérés de l'obscurantisme et de la barbarie du monde ancien, les personnages, désormais, doivent affronter les difficultés et les angoisses liées à l'exercice de cette liberté nouvelle. C'est paradoxalement Panurge, le destructeur joyeux des dogmes et des traditions figées, qui s'affole à l'idée que l'homme doive forger son propre destin, et que le futur ne puisse être l'objet ni d'un savoir ni d'une maîtrise.

 

Paradoxe d'autant plus étonnant que Panurge, dans les chapitres consacrés à l'éloge des dettes, s'est fait l'apôtre d'un dynamisme universel, d'une généreuse circulation des énergies: "Représentez-vous un monde [...] onquel un chascun preste, un chascun doibve, tous soient debteurs, tous soient presteurs. O quelle harmonie sera parmy les réguliers mouvements des cieulx!" (4). Comment Panurge, en prônant le déséquilibre fécond du prêt et de la dette, ne voit-il pas que sa théorie implique l'idée d'un avenir ouvert, foisonnant de possibilités multiples? Comment, pliant et maniant le verbe en rhéteur joyeux, peut-il quêter frileusement, dans les chapitres suivants, une injonction univoque, qui dispenserait de parler et de s'interroger? Panurge ne serait-il plus Panurge, comme l'ont avancé jadis certains commentateurs de Rabelais? C'est oublier un peu vite le nom du personnage - "le bon à tout" -, qui le rend apte à des rôles variés et même contradictoires. Plutôt que de chercher une vaine cohérence psychologique, il faut voir en Panurge l'incarnation des tensions qui définissent l'homme de la Renaissance - à la fois démiurge et interprète superstitieux de l'ordre du monde: l'ivresse d'une liberté nouvellement conquise n'empêche pas l'allégeance à la tradition, aux savoirs constitués, à une nature mère tout hérissée de signes et de présages.

 

Envisagée de ce point de vue, la cohérence du Tiers Livre est remarquable: les personnages, la structure des épisodes, le mouvement du récit tout entier composent un perpétuel mixte d'énergie et d'immobilisme. La double question des savoirs et des pouvoirs humains est peut-être la plus révélatrice à cet égard. Le lecteur de Pantagruel et de Gargantua serait en droit d'attendre, de ceux-là mêmes qui ont ridiculisé les sciences enflées de leur néant, une attitude moins docile et plus critique en ce domaine. Non seulement les savoirs, convoqués sans ordre et sans méthode, forment cet amas hétéroclite que dénonçait justement Gargantua, mais aucune règle discriminante ne se soucie de leurs légitimités respectives: médecine et divination, droit et astrologie ont la même valeur aux yeux des personnages. Un monstrueux corpus savant finit par envahir le Tiers Livre, au point que la belle autonomie des héros rabelaisiens paraît s'y engluer. Et pourtant, le récit s'achève sur la description du Pantagruélion, hymne à l'énergie humaine, à ce pouvoir d'exploration et de maîtrise du monde qui fait dire aux dieux de l'Olympe: "Pantagruel nous a mis en pensement nouveau [...] par l'usaige et vertus de son herbe. Il sera de brief marié, de sa femme aura enfans. [...] Par ses enfans (peut-estre) sera inventée herbe de semblable énergie, moyenant laquelle pourront les humains [...] envahir les régions de la Lune, entrer le territoire des signes célestes, et là prendre logis" (51). Voici, soudain, que les tergiversations infinies de Panurge passent au second plan: le mariage de Pantagruel, source d'un dépassement prométhéen de l'humanité, ne fait, lui, aucun doute.

 

Quelle conclusion tirer d'un récit qui consacre 39 chapitres à une quête inféconde et 2 chapitres d'épilogue à l'ingéniosité humaine? Pas plus que dans Pantagruel ou Gargantua, il ne saurait être question de privilégier une dimension de l'oeuvre ou l'autre pour s'y réfugier. S'il faut parler d'une "pensée" de Rabelais, elle réside moins dans les aphorismes un peu solennels de Pantagruel que dans l'affrontement de deux conceptions du devenir: l'élan et le risque d'un côté, l'accumulation et la répétition de l'autre. C'est toute la force et la subtilité du Tiers Livre, que de ne pas incarner l'une et l'autre de ces conceptions dans des personnages emblèmes: le texte joue au contraire sur la plasticité de ses héros, sur la réversibilité de leurs orientations au gré des épisodes. Ainsi Pantagruel, prêchant à Panurge l'épargne, accorde au temps une fonction de lente accumulation, qui préserve l'avenir du hasard et du risque; et c'est le même Pantagruel, dans les derniers chapitres, qui inquiète les dieux par son pouvoir d'excéder les limites de l'homme. Grisaille parcimonieuse, griserie des conquêtes: Pantagruel participe-t-il du gigantisme ou de l'aurea mediocritas?

 

Cette ambivalence indique peut-être que les héros - tout comme l'humanisme en ce milieu du XVIe siècle - se trouvent à la croisée des chemins. Entre la consolidation des acquis et l'euphorie du changement, entre la sécurité du sens et la relance vertigineuse de l'interrogation, ils semblent partagés. Est-ce un hasard, au fond, si le Tiers Livre occupe le milieu de l'oeuvre rabelaisienne?

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« La métamorphose des Dieux » est un essai d'André Malraux (1901-1976), publié à Paris chez Gallimard en 1957 (tome I, paru sous ce titre, puis réédité sous le titre le Surnaturel en 1977), en 1974 (tome II, l'Irréel) et en 1976 (tome III, l'Intemporel).

 

L'art se situe au centre des préoccupations de Malraux, voire de ses aventures: témoin son expédition au temple de Banteay-Srei au Cambodge, en 1923. Pas un de ses romans dont les personnages ne s'interrogent sur la signification de l'art, que l'écrivain questionne, aussi en son nom propre, dans des catalogues d'expositions (Fautrier, 1945; les Trésors de l'Inde, 1960), dans de nombreux articles (revues Commune, Verve), lesquels, rassemblés, donnent naissance à des oeuvres plus vastes, telle la Psychologie de l'art, incluant le Musée imaginaire (1947), la Création artistique (1948), la Monnaie de l'absolu (1949). Servi par une mémoire visuelle exceptionnelle, entretenue dès sa jeunesse par la fréquentation des musées (le musée Guimet, notamment) et par ses voyages, Malraux met sa culture au service d'une doctrine métaphysique de l'art explicitée dans les Voix du silence (1951) qui reprennent les thèmes de la Psychologie avant le testament de la Métamorphose des dieux. La rédaction de cette ultime trilogie est interrompue par les fonctions politiques de Malraux, ministre de l'Information puis des Affaires culturelles du général de Gaulle (1958-1969). Le dernier tome sortira l'année même de sa mort.

 

Le Surnaturel. "Introduction". La reproduction photographique permet de réunir les chefs-d'oeuvre mondiaux de toutes époques en un même "monde de l'art" où éclate la diversité des styles ("le Musée imaginaire"). "Métamorphosés" en objets d'art, ces chefs-d'oeuvre possèdent le commun pouvoir d'échapper à leur temps et d'appartenir aussi au nôtre. Pourquoi les hommes ont-ils voulu, partout et depuis toujours, créer cette pluralité infinie de formes?.

Première partie. "Le Divin". En Orient et dans la Grèce antique, les artistes élaborent des formes qui évoquent le "surmonde" du sacré (hiératisme égyptien, sumérien et crétois) ou du divin (Grèce). Les arts hellénistique et romain marquent un déclin.

 

Seconde partie. "La Foi". Sous l'Empire romain, cependant, les mosaïques byzantines continuent à suggérer le surnaturel. A l'époque carolingienne, la foi s'exprime dans l'intimité du psautier (enluminures) avant d'être annoncée aux portails et aux tympans des églises romanes qui réalisent l'unité entre le sacré et l'humain. La discontinuité de la création artistique éclate dans le jaillissement du gothique: les cathédrales célèbrent la Création sanctifiée, tandis que le sentiment esthétique émerge dans la chrétienté avec la sculpture ornementale, comme celle de la Sainte-Chapelle. Une foi moins englobante, l'ingérence de l'argent engendrent la privatisation des objets de piété (ivoires, livres d'heures) et de la mystique (ermitages, couvents, béguinages). La foi s'humanise (piété mariale) essentiellement médiatisée par la peinture, qui en Giotto, trouve le maître florentin de la prédication franciscaine. En Flandre, Van Eyck inaugure la peinture de chevalet, convoquant le surnaturel par la présence de figures d'éternité dans l'espace et le temps humains (l'Agneau mystique, la Vierge d'Autun). Le portrait profane s'épanouit: l'artiste découvre son pouvoir de créer un monde rival de la Création divine.

 

 

L'Irréel. Ni histoire de l'art ni traité d'esthétique, l'Irréel montrera ce qui sépare une oeuvre d'art du monde sensible et la relie à toutes les autres (Préface). A Florence fleurit une civilisation de l'esprit: le héros succède au saint et au prophète (1. "La Métamorphose du Christ"). S'écartant de l'austère Masaccio, de l'impassible Piero della Francesca (2. "Le Style sévère chrétien"), Donatello idéalise ses modèles et cherche à susciter l'admiration pour une irréelle beauté (3. "Donatello"). Les bronzes commandités prolifèrent, exaltant l'image du héros (le Colleoni de Verrocchio) auquel répond la figure féminine de la Vénus de Botticelli (4. "Florence"). Avec l'exhumation des antiquités romaines, Michel-Ange, Raphaël, héritiers du grand style classique, voient "l'immortalité sortir de terre", résurrection qui promet l'avenir à l'art du Vatican. Avec la Renaissance naît le rêve profane de la créature libérée de sa dépendance (5. "Rome"). A Fontainebleau fleurit le romanesque mythologique: le maniérisme d'un Rosso accrédite le droit à un style individuel, l'art seul légitimant le choix des procédés techniques (6. "Le Maniérisme"). A Venise triomphe la peinture: les riches palettes de Giorgione, du Titien, contrastant avec l'achromatisme de Léonard de Vinci, créent un univers où éclate la magie de la couleur (7. "Venise"). L'art de "l'Irréel" sonne le triomphe de l'homme; Rembrandt enrichit la fiction picturale par le questionnement métaphysique (autoportraits) et la quête du surnaturel avec la lumière décomposée des Trois Croix (8. "Rembrandt").

 

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L'Intemporel. Le musée napoléonien propose une vision concrète du "monde de l'art" (chap. 1). Rompant avec le monde idéalisant de l'irréel (Manet), l'artiste décide lucidement qu'un tableau sera "la vérité picturale tout court" (2). D'où la querelle entre "Officiels" du musée du Luxembourg défendant l'académisme et "Indépendants" se proclamant créateurs et posant le "fait pictural" en tant que tel (3-4). Degas (les Danseuses vertes) utilise sciemment le pouvoir démiurgique de l'artiste (5). Cézanne, son contemporain, compare ses tableaux non à la Nature mais à ceux de ses grands prédécesseurs, avec l'intention exclusive d'insérer son oeuvre dans le monde de la "création artistique" (6). L'essor de la reproduction photographique ouvre les portes du "musée imaginaire" à l'Extrême-Orient (7), dont l'art "délivre du temps ce qu'il figure, et l'entraîne dans l' éternité" (8). Le "musée imaginaire" accueille arts nègres et océaniens (9), art abstrait et contestataire, produits aléatoires de la nature (bois flottés, tranches de calcédoine), etc. En définitive, c'est le regard qui "invente" l'objet d'art (10). Le dialogue entre oeuvres d'art se développe à l'échelle mondiale grâce à l'audiovisuel (11): l'ubiquité de ce moyen de communication fait reculer les limites du "musée imaginaire", apportant aux arts plastiques leur "alphabétisation". Sa technique, par le biais du montage, peut à son tour, comme le cinéma, devenir créatrice. Entre tous les arts "métamorphosés" éclate un système de corrélations qui, en dépit de la pluralité des styles et des oeuvres, dégage jusqu'à l'évidence la fonction démiurgique de la création artistique (12-13).

 

Lors d'un voyage en Égypte (voir Antimémoires, I, 2), Malraux reçoit devant le Sphinx la révélation d'un double langage: celui de l'apparence, "voix" de l' éphémère, et celui de la vérité, "voix" du sacré et de l' éternel. A la lumière de cette intuition du temps, il recompose et enrichit une partie des Voix du silence, "les Métamorphoses d'Apollon", qui devient la Métamorphose des dieux. L'écrivain avait d'abord choisi "l'Inaccessible" comme titre de la nouvelle trilogie dont le dessein métaphysique est annoncé dès la Préface: montrer que toute production humaine "métamorphosée" en objet d'art doit "sa part d' éternité" à un pouvoir immanent de faire entendre la "voix" d'une vérité transcendante exprimant la valeur suprême d'une civilisation. Dans cette perspective, l'auteur brosse une large fresque, somptueusement illustrée, où défilent, depuis l'antiquité égyptienne et sumérienne jusqu'à Picasso, styles et oeuvres individuelles. Non pour les rapprocher plastiquement comme pourraient le suggérer certains voisinages iconographiques: la Métamorphose des dieux n'est pas un traité d'esthétique comparée. La corrélation est ailleurs: Malraux la situe parmi ces éléments très divers qui, dans les oeuvres de toute provenance, accusent l'écart entre la représentation de l'apparence et l'expression de l'"inaccessible". Tout au long de l'ouvrage, l'écrivain s'appliquera à isoler dans une mosaïque, une statue, un tableau, ce par quoi ceux-ci diffèrent d'une "image" ou d'une "copie". Ainsi, scrutant la mosaïque byzantine de Ravenne (le Surnaturel, II), l'auteur note que "les raies grenat qui limitent [les] paupières" de l'impératrice Théodora "sont de toute évidence étrangères au témoignage de nos sens", que "le chromatisme n'est pas moins arbitraire" et que cette "désincarnation" a pour effet de suggérer le "surmonde" du sacré. Au surnaturel (sacré, divin, foi), succéderont d'autres "surmondes". L'artiste visera l'"irréel" de la beauté, la sublimation profane des valeurs humanistes, voire l'immortalité. Mais - selon la doctrine malrucienne - il n'y parviendra qu'à condition d'altérer les formes naturelles, de jouer avec la couleur (les "nus mauves" du Rosso, l'Irréel, 6), de décomposer la lumière (Rembrandt), bref de récuser les données de la perception. L'écriture de Malraux s'accorde avec cet effort pour rester au plus près des oeuvres: le rythme syncopé, presque haletant, de certaines séquences semble accompagner le regard de l'écrivain inspectant avec une curiosité méticuleuse une sculpture, une toile: "Grand rouleau étroit: 1 m 60 [...]. Une falaise verticale, de face. Des cassures plates de rochers plats, sur des arbres plats. Au centre, une autre roche plate barre la cascade, à côté d'un pin vert sombre. Une crête, un astre confus, le minimum de ciel. De haut en bas du tableau vert et brun, la cascade blanche tombe en s'élargissant, glaive d'une civilisation inconnue" (la Cascade de Nachi, peinture japonaise: l'Intemporel, 8). La répétition systématique souligne le désarroi du regard devant un "spectacle" dénaturé et la métaphore finale, celui du langage devant un "inaccessible" qui ne se livre pas. En dépit de cette approche concrète, la rhétorique de Malraux ne cherche qu'à persuader: en art, on ne saurait prouver; en revanche, on peut gagner l'assentiment par la précision des analyses, l'imposante érudition, le lyrisme incantatoire (voir les pages sur Venise, sur Rembrandt dans l'Irréel), la redite inlassable d'une seule et même idée car l'auteur jalonne son discours de formules qui martèlent la thèse principale dans le cerveau du lecteur: "Toute grande oeuvre figurative se réfère à ce qu'elle figure, et devient oeuvre d'art par ce qui l'en sépare" (l'Irréel, 6). Thèse dont Malraux propose des vérifications - passablement subjectives: qu'un style tombe dans ce qu'il nomme l'"illusionnisme", l'oeuvre produite n'est plus qu'un "tableau vivant" rivé à un spectacle éphémère (telle la statuaire "décorative" romaine) et chassée, comme plagiaire, du paradis de l'art. "Horriblement ressemblant...", disait Cézanne des "Officiels" du musée du Luxembourg (l'Intemporel, 3).

 

Malraux se défend d'écrire une histoire de l' art. Mais l'Histoire intervient cependant dans le plaidoyer de la Métamorphose: fruit de la conquête et du pillage, le musée napoléonien fait surgir le "monde de l'art" dans sa réalité concrète, seul "monde de vérité" auquel entendent désormais se référer les "Indépendants" du XIXe siècle. Ainsi s'accomplit le processus entamé depuis que l'homme s'était mis à peindre les murs des cavernes: non content de constater son immémorial pouvoir démiurgique, l'artiste l'assume en toute conscience. Il se pose en créateur d'un univers de liberté proprement humain, rival de celui où éclate notre contingence et contre lequel l'action, voire la révolution, étaient restées impuissantes (voir les Voix du silence: "L' Art est un antidestin"). C'est donc sous la poussée d'un événement historique que s'accélère le dénouement dans le temps d'une évolution que récupère la Métamorphose, mais pour donner à celle-ci une signification hors du temps. L'art ne promet pas l'immortalité au sens où Michel-Ange, assistant à l'exhumation des antiques, l'espérait auprès des générations futures (l'Irréel, 5), il "métamorphose" immédiatement notre condition en nous projetant dans le monde autonome de l'inconditionné.

 

Sans doute est-ce à cette vision que l'on doit le ton quasi jubilatoire de l'Intemporel. Par pans entiers, de nouvelles "formes", collectées notamment par l'audiovisuel, sortent de l'ombre et tombent dans le champ du "musée imaginaire", cet espace du "monde de l'art" dont les limites ne cessent de reculer. Le regard de Malraux, comme celui de Picasso sur l'art nègre, "invente" partout de la liberté - dans les arts dits "primitifs", chez les "naïfs" (voir les pages sur Haïti, l'Intemporel, 11) jusque dans les merveilles aléatoires de la nature ("Le dieu des agates a presque autant de talent que Kandinsky...", ibid., 9). Chaque fois que surgit le "fait artistique", derechef se trouve proclamée - ne serait-ce que par le regard de l'amateur - la liberté de l'homme. D'où le cas limite du "sèche-bouteille" de Marcel Duchamp: cet objet "ready-made" devient oeuvre d'art si nous le rencontrons, écrit Malraux, "dans ce livre, dans une exposition de sculptures", non "dans l'arrière-salle d'un café" (ibid., 10). Comment mieux célébrer - jusqu'au paradoxe - le pouvoir créateur de l'artiste? Par un décret lucide et souverain, il peut, en instillant une signification transcendante dans l'instrument le plus trivial, transfigurer celui-ci en un emblème de sa liberté. Liberté, valeur suprême de notre civilisation.

 

La Métamorphose des dieux séduit par l'obstination de l'auteur à suivre dans l'histoire de la création artistique, dont il ne cherche pas à supprimer l'"éparpillement temporel" (M. Foucault), le fil ininterrompu de la transcendance. Mais à ce plaisir s'ajoute celui d'un lecteur convié à regarder les oeuvres d'art comme les voyait un guide inspiré. Le discours métaphysique se métamorphose alors en un des hymnes les plus éloquents à la gloire de l'art mondial jamais écrit en langue française.

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12272718469?profile=original«Pensées diverses écrites à un docteur de la Sorbonne » est un essai philosophique de Pierre Bayle (1647-1706), dont le titre complet est: Pensées diverses écrites à un docteur de Sorbonne, à l'occasion de la comète qui parut au mois de décembre 1680, publié à Rotterdam chez Reinier Leers en 1682.

 

Une comète apparut au-dessus de Paris en décembre 1680. Il semble bien, malgré le progrès des Lumières, depuis le Monde de Descartes et De la recherche de la vérité de Malebranche, que "les faibles et le peuple", selon les mots du Mercure galant, tremblèrent devant ce phénomène. Cette gazette, docile aux suggestions de Colbert et de La Reynie, le lieutenant de police, s'engagea dans la lutte contre la superstition; Donneau de Visé, qui dirigeait le Mercure, et Fontenelle, qui y collaborait régulièrement, composèrent une petite comédie pour ridiculiser ces terreurs insensées. Le 27 mai 1681, Bayle, qui enseignait alors à l'académie de Sedan, envoya à Donneau de Visé la Lettre sur les comètes (selon le premier titre), mais il ne put obtenir, malgré cet appui, la permission d'imprimer, et l'ouvrage parut l'année suivante (sous le titre ci-dessus) à Rotterdam.

 

Les Pensées diverses comprennent deux cent soixante-trois chapitres et vont un peu, selon l'habitude de Bayle (héritée de Montaigne et des humanistes de la Renaissance) "à sauts et à gambades". On peut toutefois distinguer quelques grandes séquences. Une fois critiqués les témoignages des poètes et des historiens (chap. 4-5), il est démontré que les comètes n'apportent à la terre aucun mal (9-15), et sont peut-être même bénéfiques (16); que l'astrologie est ridicule (17-23); qu'on n'a pas remarqué plus de malheurs après le passage des comètes (24-44); que la conviction générale des peuples ne prouve rien (45-49), ainsi qu'en témoigne l'absurde superstition des Anciens envers les éclipses (50-54); que croire aux présages des comètes revient à supposer que Dieu aurait fait des miracles pour conforter l'idolâtrie (55-58); que ces peurs doivent être simplement regardées comme une vieille superstition païenne introduite dans le christianisme par respect de l'Antiquité ou par politique (59-101). L'auteur réplique ensuite à trois objections: Dieu aurait formé les comètes pour faire connaître la Providence et éviter l'athéisme (objection: 102; réponses: 103-202); les comètes auraient été envoyées par Dieu (miraculeusement ou non) pour convertir les païens (objection: 203; réponses: 204-227); les comètes peuvent naturellement susciter des malheurs (objections: 228; réponses: 229-261). L'ouvrage s'achève par une Conclusion (262) et un Abrégé (263).

 

Le livre est présenté comme une lettre à un docteur en Sorbonne et l'auteur y "parle en catholique". Ces deux impostures sont évidemment liées, et elles signifient dans quel contexte Bayle a voulu se situer. Adressant cette "lettre" à Donneau de Visé, imitant, ainsi qu'il l'avoue, le style du Mercure galant, il tente une percée dans le milieu parisien. Il pratique le persiflage érudit qui régnait autour de Donneau de Visé et de Fontenelle. Il explique que les fables sont des impostures, et que seuls les ignares et les faibles s'en laissent impressionner. Ce persiflage se nourrit de tous les thèmes de la morale mondaine des années 1675-1680. Les passions règnent dans l'humanité, et les principes, pour être hautement proclamés, n'en sont pas moins inefficaces. Jansénisme? Faut-il penser aux Essais de Nicole et à son jansénisme "centriste"? Ou simple développement de l'épicurisme plus ou moins libertin, qui séduisait la jeune génération?

 

Éliminant les fables, le philosophe tend donc à éliminer les miracles et à instaurer dans la nature un légalisme inflexible, indispensable à la science moderne, qu'il ne paraît toutefois pas bien connaître. C'est un souvenir de Malebranche; c'est aussi bien un écho du calvinisme, qui se voulait émancipé des superstitions papistes, et les huguenots ne se scandalisèrent nullement de l'ouvrage ni de ses thèses. La morale et la religion, nous démontre Bayle, sont sans effet dans le monde, et les hommes, quoi qu'ils disent, agissent comme ils veulent et comme ils croient utile ou agréable. Cela n'est pas forcément un mal, et, ainsi que le diront Mandeville, Bentham et les plus authentiques philosophes des Lumières, la prospérité générale s'édifie sur les vices des particuliers. Faut-il en induire que Bayle nous convie à l'athéisme? Pas forcément. Il écrit en catholique pour des Parisiens du grand monde, alors qu'il est un pauvre professeur huguenot de l'académie de Sedan. Il affirme, après bien d'autres, que les principes et la foi sont inefficaces, mais aussi que les passions font aller le monde, et bien. Passions qui peuvent être voulues par Dieu. Autrement dit, comme l'affirme le jeune Fontenelle des Nouveaux Dialogues des morts, ce que la nature (ou, si l'on veut, la Providence) n'aurait pas obtenu de notre raison, elle l'obtient de notre folie.

 

La conclusion, c'est un grand éloignement du papisme, qui, malgré Malebranche et les siens, charrie trop de fables, et qui suppose une certaine conciliation de notre foi et de notre action, avec ce Dieu qui passe par notre esprit (et par l'Église codifiée et codifiante) pour modeler l'Histoire et y faire régner la Providence. Bayle souhaite au contraire une totale rupture entre l'univers de la théorie - ce qu'on appellera la "raison pure", et qui n'est, au fond, qu'égarement - et l'univers concret, "pratique", où s'incarnent les desseins de Dieu. Avant le Rousseau du "Vicaire savoyard"  et avant Kant, il nous fait comprendre que Dieu réside dans le réel et le sentiment, jamais dans l'argumentation ni la doctrine. Il n'est ni athée, ni sceptique, ni essentiellement calviniste. Il est le philosophe du concret, de la discontinuité, où réside le divin incarné. La raison ne lui semble au fond qu'un intermédiaire, trouble et peut-être perfide, entre le réel et Dieu.

 

Les hommes du XIXe, parfois du XXe siècle, s'y sont trompés: Bayle ne songeait pas à encourager l'athéisme, ni même l'indifférence religieuse. A l'intérieur de l'univers calviniste (qui s'y prêtait infiniment mieux que l'univers catholique) il promouvait une nouvelle conception de la réalité: elle n'était plus abordée à travers le prisme des doctrines - qui finalement ressemblaient toutes plus ou moins à des fables. Il fallait l'atteindre dans sa fraîcheur, et la méthode expérimentale était plus pertinente que les systèmes. Comme Gassendi, Mersenne, Galilée un demi-siècle plus tôt, Bayle, au lieu de se passionner pour un combat antireligieux dans lequel les générations futures l'ont abusivement cantonné, se faisait simplement l'interprète d'un renouvellement épistémologique, qu'exigeaient les sciences évidemment, mais aussi la littérature et les arts.

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Ce grand roman fantastique, burlesque et satirique de François Rabelais (1494?-1553) est célèbre, à cause de la fortune attachée à quelques-uns de ses personnages et parce qu'elle fait partie de la genèse d'un grand chef-d'oeuvre.

Rabelais publia d'abord, en 1532, "Les horribles et espoventables faictz et prouesses du très renommé Pantagruel,  Roy des Dispodes, fils du grand geant Gargantua, composez nouvellement par maître Alcofribas Nasier" (ce pseudonyme était l' anagramme de François Rabelais); cet ouvrage était suivi, en 1535, de "La vie inestimable du grant Gargantua père de Pantagruel, jadis composée par l' abstracteur de quinte essence. Livre plein de pantagruélisme". Gargantua était le Livre I de l'oeuvre qui déjà se dessinait, tandis que Pantagruel précédemment publié devait en être le Livre II. Ce n'est d'ailleurs qu'en 1542 que parut l'édition définitive et remaniée des deux livres, sous le titre: "Pantagruel Roy des Dipsodes restitué à son naturel avec ses faictz et prouesses espoventables: composez par feu M. Alcofribas abstracteur de quinte essence". Puis se succédèrent, édités par l'auteur cette fois sous son vrai nom: "Le Tiers livre des faictz et dictz héroïques du noble Pantagruel, composez par M. François Rabelais, docteur en médicine et calloïer des Isles Hieres. L'auteur susdict supplie les lecteurs benevoles, soy reserver à rire au soixante et dixhuytième livre" (1546), puis en 1552, le "Quart livre". Enfin, après la mort de Rabelais parurent successivement: "L'Isle sonnante" (1562), qui comprenait les seize premiers chapitres du Ve et dernier livre, puis l'ensemble de cette cinquième partie, en 1564, sous le titre: le "Cinquiesme et dernier livre de Pantagruel". L'ensemble manque à proprement parler de plan véritable, et, en particulier, le premier livre n'est relié au second que par la parenté qui existe entre les deux héros, Gargantua et Pantagruel. C'est plutôt une collection d'épisodes variés, d'aventures et satires. Il présente également de notables différences de ton d'un Livre à l'autre. C'est que la conception de Rabelais a peu à peu évolué. Outre le vieux roman anonyme précédemment cité, Rabelais eut certainement à l'esprit, en composant son oeuvre, un grand nombre de ces romans populaires qui contenaient les très anciennes traditions du folklore français et dont l'origine remonte aux Romans de la Table Ronde. Il semble qu'au début, son but n'ait été que de faire rire, en exploitant les dimensions énormes du fils de Gargantua et de donner libre cours aux pittoresques dispositions de sa bizarre imagination. Mais, sur ce thème populaire, se greffent déjà de très vivants éléments satiriques et une vision caractéristique et violemment réaliste du monde. Ces éléments l'emportèrent de plus en plus sur le ton de la fable adopté primitivement. De plus, on sait maintenant que Gargantua et Pantagruel sont, à leur manière, une sorte d'autobiographie. Sous une forme fantastique, on peut retrouver les souvenirs d'enfance et de jeunesse de Rabelais, la description de la vie qu'il avait traversés, l'évocation de ses études à l'Université; enfin la guerre Picrocholine de "Gargantua" tire son origine d'un procès qui s'était déroulé, pendant la jeunesse de Rabelais, entre un certain Gaucher de Sainte-Marthe, riverain de Loire qui gênait la circulation des bateaux, et les bateliers, procès dans lequel le père de Rabelais joua un rôle actif. Il est probable que dans cet épisode, c'est son père qu'il a mis en scène, sous le nom de Grandgousier, tandis que Picrochole personnifiait Gaucher.

 

Lorsque Rabelais commence à écrire "Pantagruel", il a déjà 35 ans. Après avoir été franciscain, puis bénédictin, prêtre séculier enfin, étudiant à 36 ans à la Faculté de Médecine de Montpellier, il est médecin de l'Hôtel Notre-Dame de Pitié du Pont-du-Rhône, à Lyon. Il n'a encore publié que des oeuvres d'érudition: les "Lettres latines" d'un médecin de Ferrare, Giovanni Manardi, une édition des "Aphorismes" d' Hippocrate, enfin le "Testament de Cuspidius", pastiche latin du XVe siècle. Tout cela lui rapporte fort peu. Aussi publie-t-il, en 1532, un "Almanach" pour l'an 1533, qu'il signe de son nom suivi de ses titres: "Docteur en médecine et professeur en astrologie", et en lisant un de ces petits livres que répandaient les colporteurs, il fait réflexion qu'il s'en est "vendu plus d'exemplaires en deux mois qu'il ne sera acheté de Bibles en neuf ans". C'est alors qu'il invente son personnage de Pantagruel et qu'il en fait le fils de Gargantua, déjà si célèbre. Le nom de Pantagruel existait déjà: dans les "mystères", c'était un diablotin qui jetait du sel dans la bouche des ivrognes et qui personnifiait la soif. Il semble qu'on puisse rapprocher l'origine de ce personnage d'un régime que le médecin Rabelais imposait à ses malades: bains de vapeur et régime de boissons qui les fassent transpirer. Ce seraient eux les "buveurs très illustres et vérolez très précieus" à qui il s'adresse dans ses Prologues. De toutes manières, la soif et la nécessité de l'étancher joue un grand rôle dans toute l'oeuvre. Mais s'il fait de son héros un géant fils de géants, c'est tout simplement parce que c'est un prétexte à de bonnes plaisanteries, à une suite de "gags" comme nous dirions aujourd'hui, et aussi pour plaire à ce public populaire qui aimait tant les vieilles histoires de géants. Le livre dût être rapidement très connu, puisque l'auteur donna la même année, une "Pantagruéline pronostication" pour l'an 1533, qui est un almanach de fantaisie. A la fin de l'année, il part avec son nouveau protecteur, Jean Du Bellay, évêque de Paris, pour Rome. En mai 1536, il reprend son service à l'hôpital et publie "Gargantua". Entre temps, avait eu lieu l'affaire des placards et l'on avait décidé de sévir contre l'"hérésie". Rabelais, dont le "Pantagruel" avait déjà été condamné en Sorbonne, jugea plus prudent de disparaître. Il suivit de nouveau Jean Du Bellay, nommé cardinal, à Rome, où il arrangea ses affaires avec la Curie romaine, avec laquelle il n'était pas trop en règle. A son retour, il devient chanoine et passe enfin, bien que déjà médecin célèbre, son doctorat en médecine. En 1542, il donne l'édition définitive de "Gargantua" et "Pantagruel", dans laquelle il avait coupé les noms dangereux et les attaques directes contre la Sorbonne, ce qui n'empêcha pas celle-ci de condamner les deux livres. Cependant Rabelais a de puissants protecteurs et il obtient le privilège pour le "Tiers Livre". Bien que dédié à la reine de Navarre, ce livre fut également condamné. Rabelais s'enfuit à Metz et y devient médecin de la ville, puis part de nouveau en Italie avec le carinal Du Bellay. Il dédie le "Quart Livre" (1549) à un autre cardinal, Odet de Chatillon. Il a alors deux cures où, d'ailleurs, il ne réside pas, dont celle de Meudon. Mais le "Quart Livre" est censuré par la Sorbonne et poursuivi par le Parlement. Cependant, on obtint que l'arrêt ne soit pas exécuté. On perd ensuite la trace de Rabelais; on sait seulement qu'il résigna ses deux cures et qu'il mourut au commencement d'avril 1553 à Paris. En 1562, parut sous son nom, l' "Isle sonante" qui était la suite de la "navigation" de Pantagruel en seize chapitres. En 1564, était publié le "Cinquièsme Livre", complet. Les seize premiers chapitres étaient une version un peu modifiée de l' Isle sonnante. On s'est demandé si ce "Cinquième Livre" était bien l'oeuvre de Rabelais ou une simple entreprise de librairie qui exploitait sa renommée. D'après le dernier éditeur de Rabelais, M. Jacques Boulenger, les seize premiers chapitres seraient ce que Rabelais a laissé d'achevé après sa mort; le reste du livre comprendrait des passages de lui, mais reliés entre eux par des morceaux (le plus souvent des fragments de traduction) dont l'invention serait bien de lui, mais qui auraient été rédigés par une main étrangère. Ceci explique l'hétérogénéité du Livre V, quant à sa valeur littéraire.

 

"Gargantua" est précédé d'un dizain "Aux lecteurs"; c'est là qu'on trouve le vers universellement connu "Pour ce que rire est le propre de l'homme", et d'un Prologue de l'auteur. C'est à ses malades que Rabelais dédie ou feint de dédier son livre: "Buveurs très illustres et vous vérolez très précieux (car à vous non à aultres, sont dédiez mes escrptz)". A coups de citations exactes et fantaisistes facétieuses et d'exclamations facétieuses, il convainc ses lecteurs de chercher à lire entre les lignes et de découvrir, sous toutes ces "mocqueries, folatreries et menteries joyeuses", un enseignement, la "substantifique mouelle". Après une dissertation pseudo-érudite sur la "Généalogie et antiquité de Gargantua", dont il fait remonter l'origine jusqu'à Noé, il nous donne un petit traité en vers qu'il prétend fort ancien et qu'il intitule: les "Franfreluches antidotés trouvées en un monument antique". C'est une énigme dont personne n'a pu trouver la cléf. Puis vient le récit de la naissance du héros, le géant Gargantua, fils de Grandgousier et de Gargamelle; prise par les douleurs de l'enfantement pour avoir mangé trop de tripes, sa mère, au milieu des discours de ses invités ivres, accouche... par l'oreille gauche. C'est ensuite la description mirobolante des vêtements qu'on fît faire à l'enfant. Gargantua révèle son "esprit merveilleux" par "l'invention d'un torchecul". Puis commence sa première éducation à l'ancienne  manière (scolastique) par le sophiste Tubal Holoferne, à la suite de laquelle il devient "fou, niays, tout reveux et rassoté". Aussi son père l'envoie-t-il à Paris pour y trouver d'autres maîtres sous la direction de son nouveau percepteur, Ponocratès. Gargantua fait le voyage sur le dos d'une énorme jument qui, en chassant les mouches avec sa queue, abat tous les bois alentour: c'est ainsi que la Beauce, autrefois couverte de forêts, fut "réduite en campagne". Arrivé à Paris, le jeune homme dérobe les cloches de Notre-Dame pour les suspendre au cou de sa jument. On lui députe un docteur en théologie, Janotus de Bragmardo, pour le convaincre de les rendre. C'est l'occasion pour Rabelais de trousser une harangue en style macaronique coupé de latin de cuisine. Suit le satire de l' éducation qu'on recevait alors à l' Université; sur ce, l'auteur commence l'incroyable énumération des jeux auxquels s'adonnait Gargantua. Mais Ponocratès met au point un programme d'études conçu de telle sorte que "pas une heure par jour n'était perdue": le jeune homme se lève à quatre heures; puis, passant d'une discipline à l'autre, il s'adonne à toutes sortes de travaux intellectuels, étudie la musique, se livre enfin aux sports les plus variés. Ainsi, en peu de temps, Gargantua devient un gentilhomme accompli et un parfait humaniste. Mais un incident vient interrompre son séjour. A la suite d'une querelle entre fouaciers (marchands de galettes), la guerre éclate entre Grandgousier et son belliqueux voisin, Picrochole. Dans ces combats, se distingue un moine singulier, ignorant, buveur, mais loyal et héroïque, Frère Jean des Entommeures. Gargantua est rappelé au pays par son père. Il fait merveille dans les batailles. C'est une succession de scènes drôlatiques et épiques à la fois. Jean des Entommeures devient un des plus fidèles compagnons du jeune géant. Celui-ci, après le combat, avale, avec sa salade, six pèlerins qui s'y étaient cachés et s'en trouve fort marri. Frère Jean décrit, et on devine de quelle manière, la vie des moines de son couvent. Enfin Picrochole disparu, ses troupes se rendent; Gargantua leur dicte ses conditions avec grande justice et force discours émaillés d'exemples tirés de l'Antiquité. Afin de récompenser dignement Frère Jean, on fonde un couvent d'un genre nouveau, l' abbaye de Thélème. On prend en effet le contre-pied des règles monastiques: la communauté sera mixte, on n'y admettra que les garçons et les filles, "beaux, bien formez et bien naturez". Suit la descrption minutieuse du bâtiment, qui sera plus beau que les grands châteaux de la Loire alors en construction. Une immense inscription sur la porte de l' abbaye en écarte les indignes. Le vêtement des moines et nonnes est soigneusement peint: c'est le costume des élégants de l'époque. Quant à la règle, elle tient tout entière dans ce précepte: "Fay ce que vouldras". Rabelais intercale ensuite, dans son livre, une "énigme prophétique", qu'il emprunte à Mellin de Saint-Gelais.

"Pantagruel" comme "Gargantua" est précédé d'un dizain adressé par Maistre Hugues Salel, poète renommé, à l'auteur; puis vient le Prologue, où Rabelais expose les merveilles que fit son oeuvre dans la guérison des maladies. Le livre s'ouvre sur l'origine et antiquité du grand Pantagruel. Cette fois, Rabelais remonte à la création du monde, à la naissance des géants, puis imitant les généalogies des Evangiles, il nous donne la succession de leurs générations. La mère de Pantagruel, Badebec, meurt en le mettant au monde. Aussi, Gargantua, son père, est-il bien "esbahi et perplexe", car il ne sait ce qu'il doit faire: s'il doit "plorer pour le deuil de sa femme, ou rire pour la joye de son fils". Aussi, il pleure "comme une vache mais tout soubdain rit comme un veau". Rabelais nous compte ensuite comment fut nourri Pantagruel, à la manière des géants, puis les "faictz" du jeune Pantagruel, qui se distingue de très bonne heure, à la fois par sa voracité et par l'alacrité de son esprit. Il commence ensuite ses voyages, en rencontrant sur sa route un "escholier limosin" qui, à la mode des pédants de l'époque, s'exprime dans un langage incompréhensible. Pantagruel se rend à Paris où sa première visite est pour la bibliothèque de la fameuse abbaye de Saint-Victor (l'auteur nous donne un aperçu plaisant du catalogue de cette bibliothèque, déformant, de manière moqueuse et souvent obscène, les titres des plus célèbres oeuvres de la littérature théologique).

Ici se place la fameuse "Lettre sur l' éducation" envoyée au héros par son père. C'est à la fois un hymne à la renaissance des lettres: "Maintenant toutes disciplines sont restituées, les langues instaurées... les impressions tant élégantes et correctes en usance... Tout le monde est plein de geans savants, de précepteurs très doctes, de libraires très simples", et un programme d'éducation quelque peu chimérique par son ampleur. Pantagruel devra apprendre les langues anciennes: gres, latin, "hébraïcque, chaldaïque et arabicque"; l'histoire, la cosmographie (géographie), la géométrie, l'arithmétique, la musique, l'astronomie, le droit civil, la médecine. Il devra connaître les noms des animaux, des plantes et naturellement avoir lu, dans le texte original, l'Ancien et le Nouveau Testament. Il ne devra pas pour autant négliger les arts de chevalerie, dont la connaissance et l'exercice sont indispensables aux personnes de son rang. On trouve, dans ce programme, un enthousiasme pour la connaissance, une universalité dans la curiosité, qui est bien significative de l'époque, mais aussi de la personnalité de Rabelais, qui explora un peu toutes les branches du savoir et fut un humaniste fort érudit. Un épisode non moins célèbre suit ce chapitre: c'est la rencontre de Pantagruel et de Panurge. Lorsque le héros aborde ce personnage, à demi étudiant, à demi vagabond qui l'intrigue, l'autre lui répond en allemand, puis en italien, en écossais, en basque, en espagnol, en danois, en hébreu, enfin dans des langues qui sont l'invention de Rabelais. Pantagruel décide de faire de Panurge son compagnon; depuis ce moment, ils ne se quitteront plus et Panurge jouera, dans la suite des aventures, un rôle presque égal à celui de Pantagruel. Le jeune géant est devenu maintenant un maître accompli, aussi rend-il, au cours d'un jugement grotesque, des sentences qui soulèvent l'admiration générale par leur équité et leur obscurité. Suivent le portrait de Panurge, "malfaisant, pipeur, beuveur, bateur de pavés, ribleur s'il en estoit à Paris; au demourant, le meilleur fils du monde", et le récit de ses aventures. Il vit de toutes sortes d'expédients dont les plus bizarres ne sont pas la vente des indulgences et le mariage des vieilles femmes. Les Dipsodes ayant envahi les terres des Amaurotes, Pantagruel et sa petite troupe partent en campagne. Ses exploits sont en rapport avac sa taille: il déconfit six cent soixante chevaliers d'un coup, puis trois cents géants armés de pierres de taille. Un de ses compagnons ayant eu la tête coupée, on la lui recolle; il raconte alors ce qu'il a vu aux Enfers dont il vient: tous les héros de l'Antiquité, les papes, les grands personnages du temps y exercent les métiers les plus divers et les plus bas. A la suite de l'auteur on visite la bouche du géant, où l'on fait les plus étranges rencontres du monde. Enfin, tout rentre dans l'ordre et Rabelais prend congé de son lecteur, en s'excusant de ces balivernes; mais si lui, ajoute-t-il, n'a guère été sage de les écrire, le lecteur ne l'a pas été davantage puisqu'il les a lues.

Le "Tiers Livre" s'ouvre, lui aussi, avec un Prologue, où l'auteur tourne en ridicule tous ceux qui n'aimainet pas ses livres. Pantagruel occupe le pays qu'il vient de conquérir la Dipsodie et y transporte une colonie de sujets du roi son père, les Utopiens, puis il administre son nouveau royaume. Panurge l'aide, en faisant tout de travers et en philosophant. Mais il est fort dérangé par une idée qui lui traverse l'esprit: Doit-il ou nom se marier? Commence alors l'interminable quête de conseils et d'oracles, qui forme toute l'intrigue du "Tiers Livre" et nous fait parcourir les milieux les plus divers. Pantagruel et Panurge essaient d'abord des maximes des Anciens, elles sont évidemment contradictoires; ils écartent le sort des dés, comme illicite; les songes ne donnent rien, car l'interprétation en reste ambiguë; il se tourne alors vers la célèbre sibylle de Panzoust. Avec toutes sortes de difficultés, ils parviennent à tirer d'elle un oracle, mais il est si obscur qu'il faut un long chapitre d' interprétation pour convenir qu'il veut dire ceci ou son contraire. Ils recourent ensuite aux conseils du muet Nazdecabre, puis visitent un vieux poète français, Raminagrobis; bien qu'ils le trouvent mourant, celui-ci n'en donne pas moins son conseil, qui est: "Prenz la, ne la prenez pas". Her Trippa (sous ce nom, c'est de Cornélius Agrippa, occultiste fameux, que Rabelais se moque) expose avec force détails toute sa science abracadabrante, mais ne trouve pas la solution. Panurge se tourne vers Frère Jean des Entommeurs, qu'il salue d'une liste d'épithètes qui occupe plusieurs pages, Frère Jean lui donne le conseil de se marier pour des raisons de commodités. Mais ceci ne résout pas les incertitudes de Panurge; il veut bien se marieur, mais il craint d'être trompé. Alors Pantagruel assemble un théologien, un médecin, un légiste et un philosophe; leurs discours sont des modèles du genre: arguments spécieux, balancements des thèses contraires, style pédant, tout y est. En définitive, ils ont baucoup parlé et n'ont rien dit. Puisque les sages n'ont pu se prononcer, on décide de recourir aux fous. Suit, en entracte, une amusante caricature de la magistrature, en la personne du juge Bridoye qui rend ses sentences à coups de dés. Le conseil que leur donne le fou des rois de France, Triboulet, est tout aussi peu satisfaisant que les autres. A bout de ressources, ils décident de visiter le seul oracle sérieux, celui de la "Dive Bouteille". La fin du livre est toute occupée par les apprêts du voyage, et Rabelais fait, on ne sait pourquoi, une très longue description et louange d'une herbe fort utile, le pantagruellon (c'est le chanvre), nous montrant à cette occasion toute la bizarre érudition dont il était capable.

Le "Quart Livre" est dédié à Odet de Coligny, cardinal de Chatillon, évêque de Beauvais, qui devait devenir calviniste, être excommunié et mourir empoisonné en Angleterre. Après l'épître dédicatoire, vient le Prologue où Rabelais se réfère à la mythologie pour justifier ses audaces. Puis commence la navigation de Pantagruel, dans laquelle, pour nous présenter une satire parfois féroce, Rabelais se sert des récits des découvertes géographiques de son temps et particulièrement de celui du voyage tout récent de Jacques Cartier, de telle sorte qu'on peut suivre sur les cartes de l'époque ce voyage imaginaire. Pendant le voyage, Panurge se dispute avec un marchand de moutons, et en jette un à la mer: tout le troupeau suit, entraînant le marchand dans les eaux. La compagnie aborde ensuite de nombreuses îles, toutes bizarres, remplies d'animaux étranges (Rabelais emprunte ces détails aux récits de voyageurs et ne se fait pas faute de les amplifier à sa mesure). C'est ainsi qu'ils parviennent dans l'île des Chicanous (satire des gens de justice); après avoir laissé au large les îles de Tohu et Bohu, ils essuient une terrible tempête, où le courage de Panurge est mis à rude épreuve; ils visitent ensuite les îles des Macraeons (gens qui vivent longtemps), l'île de Tapinois où règne l' absurde. Quaresmeprenant (l'auteur s'y moque des prescriptions de carême et montre ses connaissances en anatomie). Après avoir fait la rencontre d'une baleine, on descend dans l'île Farouche où sévit une guerre entre Andouilles et Cuisiniers; enfin la petite troupe parvient à l'île des Papefigues où sont fort malmenés les Protestants. Les Catholiques ont leur tour dans leur île des Papimanes. Rabelais les accuse de prendre les textes sacrés à la lettre et d'en négliger l'esprit; il se gausse fort de toutes les superstitions et, en particulier, de l'adoration qu'on rend aux papes. Il raille les vices du clergé et s'indigne contre les exorbitantes prétentions de la Curie romaine. Les voyageurs font une visite au manoir de "Messer Gaster (le ventre), premier maître ès arts du monde. Comme à son habitude, Rabelais nous donne ici d'immenses listes de mots, exacts ou inventés, et passe en revue toutes les nourritures. Le Livre IV se termine sur la "Briefve déclaration d'aucuns dictons plus obscurs contenues on quatrième livre". C'est une sorte de glossaire qui semble avoir été composé par Rabelais lui-même; il y explique toutes sortes de mots et expressions peu courantes qu'il a employés dans son livre. On devine l'intérêt de ce répertoire.

Le Prologue sur lequel s'ouvre le "Cinquième livre" n'est certainement pas de Rabelais. Par contre, les seize premiers chapitres semblent de sa main. "L'Isle sonante" où leur voyage a conduit Pantagruel et les siens, c'est Rome. Le récit est tout entier comme le "Quart Livre" consacré aux escales de la bande, à l'Isle Soanante, -où Rabelais ne prend même plus la peine de dissimuler le nom de ceux dont il parle: il les appelle des moinegaux, clergaux, prestregaux et papegaut, "qui est unique en son espèce", -chez les Chats fourrés (nouvelle satire de la justice) et au royaume d' Entéléchie (la Sorbonne). Enfin, ils abordent au très lointain pays de Lanternois (la terre des filoux), où la prêtresse Bacbuc leur communique la réponse de la Dive Bouteille, qui conseille l'unique remède, c'est "Trinck!", autrement dit: "Bois!".

A lire l'analyse des différents livres, on n'aura pas manqué de remarquer que le dessein de l'oeuvre a quelque peu évolué d'un livre à l'autre et que le ton même a changé. Rabelais est parti d'un récit fantastique (inspiré des oeuvres populaires traditionnelles) qui est, sans doute, le chef-d'oeuvre de l' imagination la plus extravagante et la plus subtile qui ait jamais existé et qui tire une grande partie de sa beauté de son langage. Le langage présente la particularité, fort étonnante pour l'époque, d'être celui du style parlé: Rabelais y fait entrer toutes les locutions bizarres et populaires qu'il a entendues et il l'enrichit encore de ses propres trouvailles: aussi n'est-ce qu'un courant de calembours, facéties, plaisanteries obscènes, précisions parfaitement oiseuses, qui n'alourdissent pas le texte mais lui donnent une vie truculente, énorme, qui submerge le lecteur. Si Rabelais se laisse aller au cours de son imagination capricieuse et intarissable pendant deux volumes, il n'en est plus de même avec le "Tiers Livre". Celui-ci a un caractère beaucoup moins populaire que les deux précédants: Rabelais oublie, à plusieurs reprises, que son héros est un géant; il ne se contente plus des bouffonneries souvent grossières, quelquefois faciles des premiers livres; son comique est plus subtil, plus savant aussi et l'auteur y laisse paraître son goût pour  l' érudition. C'est qu'en treize ans, Rabelais a conquis la gloire, il peut se permettre d'être plus personnel, de s'affranchir complètement de ses modèles; c'est aussi que son public s'est bien élargi: il écrivait pour un auditoire avant tout populaire, maintenant les lettrés attendent autre chose de lui et il est significatif que les Livres III et IV soient dédiés à de très hauts personnages. La satire aussi y devient plus dure, plus sévère, moins exclusivement burlesque. Si déjà, dans les premiers livres, il créait un monde bien à lui, qui était souvent la caricature de l'autre monde, du réel, maintenant il attaque en face son temps, et plus encore les survivances du passé dans son temps. C'est ainsi qu'il prend parti dans les discussions contemporaines, qu'il aborde des questions qui étaient d'actualité: dans le "Tiers Livre", où quarante chapitres sur cinquante-deux sont consacrés à la question de savoir si Panurge doit se marier, c'est-à-dire à celle de savoir ce que vaut le mariage, ce que vaut la femme, il prend parti dans la querelle platonicienne, qui l'avait déjà passionné lorsqu'il était franciscain à Fontenay-le-Comte et que ce problème se disputait entre les membres du petit cénacle dont il faisait partie, querelle qui venait de se réveiller avec la publication en 1542 de la "Parfaite amie" d' Héroët. Rabalais est loins d'être féministe, c'est le moins qu'on puisse dire; d'ailleurs il n'y a pas de personnage féminin dans son livre, tout juste quelques figurantes. Autre question d'actualité, et celle-là plus brûlante et plus dangereuse: celle de la Réforme et de l'Eglise, des querelles théologiques, des guerres de religion. Le livre IV lui sera en partie consacrée. Là, Rabelais ne prend pas parti entre les deux adversaires, ou plutôt il prend parti contre les deux: il stigmatise les intolérances et les crimes des deux religions; s'il se moque de l'Eglise, s'il porte contre elle de graves accusations sur lesquelles il revient d'ailleurs au Livre V, il n'a guère plus d'indulgence contre les Protestants, qui lui apparaissent comme des forcenés. S'il garde ses sympathies pour la première Réforme, la Réforme libérale, il n'en a aucune pour celle de Calvin et on sait que Calvin le lui rendait bien, qui le considérait comme un dangereux libre penseur.

S'il était exagéré de dire que Rabelais ait été vraiment un athée (à l'entendre, il serait plutôt un déiste, comme on dira plus tard; mais peut-être cette attitude n'est-elle que feinte, il y avait de trop grands risques à se reconnaître ouvertement comme incroyant) il est, en tous cas, violemment anticlérical (et pour cause) et nettement a-religieux. A cet égard, pour lui, toutes les religions se ressemblent et il mélange allègrement les saints catholiques et les dieux de la mythologie. Quelle est donc sa morale? C'est une espèce de stoïcisme joyeux qui consiste à mépriser tous les cas "fortuits", c'est-à-dire de tout ce qui ne dépend pas de nous. Il faut agir très peu, se garantir le plus possible de l'action des hommes et des événements, les supporter avec patience et fermeté quand ils vous atteignent, vivre en repos avec sa conscience et surtout étudier beaucoup, connaître le plus possible, et pas seulement les livres mais les choses de la nature, les moeurs des hommes. De là, découlent son vaste programme d'éducation humaniste et encyclopédique, le primat qu'il donne aux sciences naturelles sur les sciences abstraites, et spécialement sur la scolastique, la métaphysique et même la philosophie, qui lui semblent de vains héritages d'un passé qu'il déteste. Il n'a garde d'oublier cependant, et c'est une des maximes clés du livre, que "Science sans conscience n'est que ruine de l'âme" (Lettre de Gargantua à Pantagruel).

Mais les Cinq Livres sont loin de n'être qu'une discussion d'idées ou un roman d'aventures fantastiques, ou même une vision toute personnelle, mais singulièrement convaincante d'un monde; c'est aussi l'histoire de personnages vivants, bien en chair et hauts en couleur, parfaitement réels. C'est d'abord l'histoire de trois générations: le grand-père Grandgousier, l'homme du passé, naïf et fruste, respectueux d'ailleurs du savoir; Gargantua incarne la génération suivante, celle de la renaissance commençante, sage, prudente, mettant au-dessus de tout la droiture d'esprit et la vertu du coeur, encore peu instruite, mais désireuse de l'être et reportant sur ses enfants ce goût insatisfait pour les études; enfin Pantagruel incarne l'homme de la Renaissance, tel que l'a rêvé Rabelais, vertueux, intelligent, mais surtout ivre de connaître, peu regardant au surplus sur ses fréquentations, demandant avant tout à ses amis d'être spirituels et avisés. Il trouve son digne complément en Panurge, un peu malhonnête, passablement lâche, faisant feu de tout bois, mais à l'intelligence prodigieusement vive, à la répartie prompte, à la drôlerie toujours en éveil. On sait que ce personnage truculent d' étudiant bohème et paresseux, demeurera à travers les temps comme un des types les plus vivants et les plus populaires de toute notre littérature. C'est encore Picrochole, le roi stupide et entêté; Frère Jean, le moine-soldat et paillard, homme de peu d'instruction mais de bon conseil, et les précepteurs ridicules ou perspicaces, enfin toute la troupe des compagnons de Pantagruel, admirable répertoire de caractères. On s'est efforcé de trouver des clés à ces personnages, et spécialement de découvrir derrière les masques des trois géants les traits des derniers rois de France. L'entrprise semble oiseuse: Rabelais a pris un peu partout ses matériaux et si on peut déceler, par exemple, quelques ressemblances entre le caractère de Panurge et le sien propre, l'enfance et la jeunesse de ses deux géants proviennent de ses propres souvenirs; enfin le portrait de l'homme de la Renaissance, qu'est Pantagruel, avide de certitudes rationnelles et expérimentales, armé de l'esprit critique irrespectueux des temps nouveaux n'est pas loin de l'humaniste François Rabelais.

Ce qui ne manquera jamais de surprendre le lecteur de Rabelais, c'est son style et sa langue. Son style est proprement torrentiel; jamais personne n'avait jamais écrit comme cela avant lui, et jamais personne n'écrira plus ainsi; sa richesse est d'une luxuriance étouffante, mais soutenue par une vigueur, une sûreté absolue. Quant à la langue, Rabelais emploie systématiquement toutes les ressources qu'il avait à sa disposition: aussi bien le vocabulaire de la philosophie scolastique, que le jargon pédant des humanistes, le langage le plus châtié que les expressions les plus populaires, les plus triviales; il recourt aux termes du métier, aux dialectes; il fabrique constamment des mots nouveaux, des néologismes plaisants ou savants tirés du latin, du grec, de l'italien, de l'espagnol, des langues germaniques et même de l'hébreu; mais surtout il se sert d'expressions vieillies, de tournures qui n'avaient déjà plus cours, il recueille tous les archaïsmes pourvu qu'ils soient pittoresques, qu'ils fassent image. Enfin Rabelais, et c'est par là qu'il est si nouveau, emploie constamment le langage parlé: non pas celui de la haute société, mais le langage de la rue, des campagnes. C'est d'ailleurs cela et l'usage des archaïsmes, qui rendent son abord quelque peu difficile au lecteur contemporain. C'est cela également qui lui donne ce pittoresque qui n'appartient qu'à lui, et qui ne tient pas d'ailleurs, comme on le croit souvent, au seul fait du vieillissement de l'oeuvre, car il est certain que cette langue semblait presque aussi pittoresque à ses contemporains. Il suffit pour s'en convaincre de comparer sa langue à celle des écrivains de son époque. Si les Cinq Livres nous apparaissent encore comme l'évocation des luttes de l'esprit de la Renaissance contre le passé, il ne faut pas oublier que, dans l'histoire littéraire et dans l'histoire des idées, c'est une des premières grandes oeuvres qui soit résolument et délibérément moderne et qu'elle est la plus puissante image de toute une époque et d'une crise: celle de la Renaissance. Mais avant tout, l'oeuvre de Rabelais est l'expression accomplie d'un tempérament d'une richesse et d'une originalité à peu près unique dans l'histoire de l'humanité.

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L’Eloge de la Folie d’Erasme est une œuvre polémique : nous sommes en 1509: Erasme, après avoir passé dix mois comme correcteur d'imprimerie à Venise chez Alde Manuce, circulé dans toute l'Allemagne et l'Italie, visité Rome que le "gigantisme" des papes reconstruit, rentre à Londres chez son ami Thomas More. Sans doute espérait-il beaucoup du nouveau roi Henri VIII dont ses amis "humanistes" étaient les conseillers.

Comme sa correspondance s'arrête à cette époque-là, on sait seulement que l'écrivain conçut l' "Eloge de la folie" sur les routes d'Allemagne qui le conduisaint en Angleterre et qu'il en corrigea les épreuves après un voyage aux Pays-bas, en avril 1511, à Paris. C'est une heureuse époque dans l'existence de ce voyageur: un cardinal "humaniste", Jean de Médicis, va monter sur le trône pontifical et devenir Léon X.

L'"Eloge de la folie" se présente comme une "déclamation", un exercice de rhétorique si l'on veut et nul n'ignore que le texte fourmille de citations, de rappels, de souvenirs d' Horace, d' Aristophane, d' Ovide et de Cicéron. Le genre même de cette "fantaisie" était, depuis quelque temps, dans l'air: quelques années plus tôt, en 1494, un "humaniste" alsacien, Sébastien Brant, avait établi la recension des "fols qui sont de par le monde" dans sa "Nef des fous". Telle qu'elle est, avec ses jeux d'école assez lourds et souvent incompréhensibles pour les modernes, ses allusions où nous n'avons plus part, l'"Eloge de la folie" occupe une place fondamentale dans la vie d'Erasme et dans la pensée de ce qu'il est convenu d'appeler la "Renaissance".

Erasme fait le procès de l' absurde par lui-même. La "Folie parle" et détruit cette vaniteuse confiance de l'homme, assuré par sa pensée d'habiter le seul monde possible: nous vivons sans doute dans un monde cohérent et qui nous enserre, mais l'attention paradoxale de l'intelligence donne accès à un état d' inquiétude en éloignant l'homme de sa pensée. Ce qu'on appelle le "relativisme" d'Erasme vient de cette affirmation sans dogmatisme qui renverse les positions, et suggère l'infinité de réponses possibles. Certes, il ne faudrait pas conclure à l'irréligion d'Erasme, impensable en fait; car ce jeu extrémiste de l' intelligence avec elle-même, s'il déconsidère les conclusions systématiques, rhéabilite une foi plus intérieure, "subjective", qui fut le grand apport culturel d'Erasme - et sans doute d'hommes comme Thomas More, Lefevre d'Etaples, Marguerite de Navarre. C'est ainsi que la question se présente: le poids de la hiérarchie qui sollicite les théologiens de justifier par l'intelligence un résultat qu'elle n'admet plus, se trouve détruit par la subtile dialectique de l'  absurde. Bien qu'Erasme n'ait pas un mot pour la foi évangélique, son livre, comme tous les livres-paradoxes, détruit dans l'homme cette relation entre la raison et l'adhésion absolue à un ordre. Le monde théologique est devenu beaucoup plus lourd et le sens de ce qu'on appelle l'"humanisme" est d'alléger cette charge pour établir un contact immédiat entre Dieu et les hommes.

Erasme démolit dans l'univers moins la croyance que le faux mouvement de la foi; il y a là une sorte d'acrobatie dialectique qui fait à l'absurde une place dans la théodicée. Certes, ce rapport nouveau entre l'homme et Dieu ne pose pas encore le problème tragique du choix et de la grâce; il faudra attendre l'"Essai sur le libre arbitre", les grandes et violentes querelles idéologiques du milieu du siècle pour qu'Erasme touche à cette interrogation métaphysique.

On peut dire que dans ce livre étrange tout est symbole: la description de la décrépitude corporelle, les invectives contre les sots, la satire. Tous les "morceaux de bravoure" traditionnels dans les Universités paraissent chez Erasme, mais augmentés de cet exposant qui les arrache à la simple "déclamation", qui enferme le lecteur dans le piège d'une ironie où l'intelligence est priée de se justifier elle-même au lieu de justifier les systèmes. L'absurde devient donc ici moyen, possibilité de faire surgir au sein du monde fini de la religion des apparences et des dogmatismes, le monde infini de l'interrogation de l'homme sur son destin.

Le fou sera donc moins celui qui fait rire que celui qui pratique cette dialectique qui s'achève sur la découverte de l'expérience intime de la foi. Ce "vrai" scepticisme ne se contente pas de sourire, il tente d'élever le réel, l'homme authentique tout entier de la certitude naïve et de l' obéissance à la puissance d'une interrogation incertaine. Il dissout le dogmatique vulgaire qui appartient aux moeurs, aux circonstances, au hasard, comme un mal qui fait de l' intelligence un objet: plaçant la dialectique de l' absurde au centre de la réflexion, il restaure l'authenticité de la connaissance non-asservie et d'une foi qui ne s'enferme plus dans une logique toute faite.

L' "Eloge de la folie" appartient à son siècle. Oeuvre dialectique qui tend à définir une psychologie authentique du fanatisme, elle aboutit à reconnaître cette identité de la pensée libre et de l'être de l'homme. En ce sens on doit la rattacher à cette intense préoccupation des hommes de ce temps: Cervantès n'est pas si loin qui, au travers de la folie de Quichotte dans la seconde partie de son roman, fait, lui aussi par l'absurde, le procès de l' ordre qui est ce jeu des apparences et du réel, cette dialectique du "masque" dont le terme est l'authenticité de la liberté humaine, se retrouve non seulement dans la spéculation, mais aussi dans les préméditations des écrivains.

S’il n’est possible, ici, que de rappeler Cervantès, il faudrait y adjoindre le théâtre espagnol du "Siècle d'or" où ce jeu des apparences et de la réalité permet d'authentifier les puissants conflits des héros, qui sont tous des vaincus. Il n'est pas jusqu'à Hamlet qui ne murmure avec tout son siècle: "La comédie, voilà le piège où je prendrai la conscience du roi".

L' "Eloge de la folie" est comme le message clandestin d'une culture qui va fonder l'homme sur le refus ou l'amour de son destin authentique.

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Du miel aux cendres

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C’est l’ouvrage du sociologue français Claude Lévi-Strauss publié en 1967. Ce livre constitue le deuxième volume des "Mythologiques", et la suite de "Le cru et le cuit". Alors que le premier volume traitait des mythes se rattachant au feu et à la cuisine dans le continent sud-américain comme mythes du passage de la nature à la culture, ce deuxième volume, élargissant le champ de la recherche, est axé sur les mythes se rapportant au miel et au tabac. Si le miel et le tabac relèvent toujours du domaine alimentaire, ils échappent au domaine culinaire, le miel, "élaboré par des êtres non humains, les abeilles", se situant en deçà de la cuisine, puisqu'il est comestible tel quel, et le tabac constituant un au-delà de la cuisine, puisqu'il doit se consumer entièrement pour qu'on en absorbe la fumée. Il s'agit donc de l'opposition d'une infra-cuisine à une méta-cuisine. L'auteur commence par l'étude de la mythologie du miel.

Si la collecte du miel s'entoure d'une telle richesse de rites et de mythes, c'est que le miel, aliment des périodes de disette et chargé ainsi d'une grande valeur émotionnelle, est bien plus que le miel: en lui

s'inscrit pour l'homme le risque de la disjonction totale de la culture, de l'indistinction de l'humanité et de l'animalité, comme en témoignent les variantes du mythe de la fille folle de miel, où toujours la séduction d'une fille par un animal particulièrement expert dans la collecte du miel, sème la perturbation dans le groupe social. Dans ces mythes, où les bêtes parlent ou prennent forme humaine, le miel représente la puissance séductrice de la nature, et de l'  amour en dehors des règles qui président à la distribution  des femmes dans la communauté. Cette puissance séductrice de la nature représente un risque de dissolution pour la société, et c'est pourquoi la collecte d'un aliment riche d'une telle charge émotive s'entoure d'une mythologie et d'un rituel dans lesquels l'analyse structurale reconnaît une progression vers la formalisation et l'  abstraction par rapport aux mythes de la naissance de la cuisine, qui constituaient une logique du sensible: en effet, si les mythes de la naissance de la cuisine utilisaient des catégories sensibles comme le sec et le mouillé, le brûlé et le pourri, etc., la mythologie et le rituel se rapportant au miel ne peuvent se contenter de catégories sensibles en face de la menance de dissolution qui vient de la puissance séductrice de la nature. Les rituels entourant la collecte du miel à travers la forme des récipients, les instruments à percussion qu'elle utilise, les critères pour distinguer les arbres à miel, établit une série d'oppositions: plein-creux, sifflé-frappé, contenant-contenu, exclu-inclu, interne-externe, dépassant en pouvoir de généralisation les oppositions sensibles. Ce progrès vers la formalisation met en évidence l'impossibilité pour la pensée sauvage de trouver dans le sensible même le moyen de penser la menace de dissolution de la culture par la puissance séductrice de  la nature. Le progrès de la pensée vers l'  abstraction viendrait donc de la nécessité toujours présente de redessiner la frontière entre l'humanité et l'  animalité en face de la séduction de la nature. La formalisation des mythes et des rites qu'opère l'analyse structurale est lisible selon trois codes: le code alimentaire, le code sociologique, le code astronomique. Ces trois codes sont convertibles et traduisibles l'un dans l'autre: en effet, si l'alimentation est le rapport le plus proche que l'homme ait avec la nature et la contemplation des astres le plus lointain, la périodicité des constellations indique la régularité des saisons et le retour de la disette pendant la saison sèche, où le groupe social est le plus menacé dans sa survie, période, précisément, où la collecte du miel prend toute son importance.

 

De façon symétrique et inverse, les mythes et les rites concernant le tabac indiquent le risque d'une culture coupée totalement de la nature: dans plusieurs mythes d'origine du tabac, le tabac doit être volé à une société d' amazones qui, vivant seules dans une île, ne peuvent procréer et figurent donc le risque d' extinction de l'espèce humaine. De plus, le tabac est souvent consommé à des fins rituelles, médicales, magiques ou religieuses: nourriture, il peut être aussi toxique ou émétique, devenant par là une anti-nourriture. Pouvant être stimulant ou narcotique, il est ainsi symétrique du miel, qui, dilué et fermenté, donne l'  hydromel. L'analyse structurale vérifie cette symétrie à l'aide de l'étude de nombreux mythes qui, par leurs redondances, permettent de déduire une grammaire qui les rend lisibles.

Ainsi, les mythes d'origine du tabac, liés d'une part à ceux d'une société de femmes stériles, d'autre part à ceux de l'origine des pouvoirs chamaniques, toujours acquis à travers une série d'épreuves, de dangers, de deuils qui en font une véritable quête, ces mythes côtoient toujours une anti-nature qui, risquant de disjoindre la société de la nature, la frapperait de stérilité et la condamnerait à mort. Les rites et les mythes concernant le tabac visent donc à penser et éviter sur le plan symbolique cette disjonction de la société et de la nature. Ils présentent par là une homologie avec les mythes et les rites entourant la collecte du miel, qui exprimaient le danger de dissolution de la société par la nature, la même propension à dépasser les catégories sensibles par la formalisation des oppositions. Lévi-Strauss rejette du côté de la contingence de l'Histoire les limites imposées à ce progrès et qui ont interdit la naissance d'une pensée scientifique véritable. Ainsi, l'  analyse structurale constitue-t-elle une méthode qui, en s'incliant devant "la puissance et l'inanité de l'événement", s'interdit l'intelligibilité de l'Histoire, mais qui n'échappe cependant pas à toute dialectique, puisqu'elle situe à l'origine des progrès de la pensée humaine la difficulté de penser à la fois l'animalité de l'espèce et la mort de l'  espèce.

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L’ essai « Dieu d’eau » de l' explorateur et ethnographe Marcel Griaule fut publié en 1948.

Dirigeant, avec Mme G. Dieterlen, une mission scientifique en Afrique occidentale, Marcel Griaule a, pendant plus de quinze ans, étudié les moeurs et la langue d'une tribu africaine considérée comme une des plus arriérées: les Dogons, population d'Afrique de l'Ouest dans la boucle du Niger. Lorsque la mission fut bien au courant des institutions, coutumes et rites de ce groupe, l'auteur reçut de la bouche de l'un des "anciens" de la tribu, le chasseur aveugle Ogotemmêli, la révélation de la cosmogonie et de la théogonie dogon, enseignement qui démontra que ces traditions sont extrêmement élaborées, qu'elles constituent une explication systématique du monde et de l'homme, et que, par conséquent, bien des notions européennes quant à la mentalité noire, dite primitive, sont à réviser entièrement. "Dieu d'eau" retrace les conversations de Griaule avec Ogotemmêli, conversations qui durèrent trente-trois jours et qui, en faisant surgir une métaphysique d'une très grande complexité, jettent une lumière nouvelle sur les cérémonies et les rites africains que l'on connaissait déjà, mais dont on ne soupçonnait pas la philosophie profonde. Déjà, le titre de chacune des trente-trois journées peut nous éclairer sur la nature des ntretiens: "La première parole et la jupe de fibres", "La seconde parole et le tissage", "La troisième parole et le grenier de terre pure", "La troisième parole et le vomissement du système du monde", "La troisième parole et les travaux de rédemption", "Invention de la mort". Pour entreprendre de décomposer le système du monde, Ogotemmêli sait commencer à "l'aurore des choses" et repousser les détails sans intérêt comme par exemple la formation des quatorze systèmes solaires dont parle le peuple, à terres plates et circulaires disposées en pile. C'est ainsi qu'il ne traite que du système solaire utile: le dieu Amma, dieu unique "avait créé le soleil et la lune selon une technique plus compliquée qui ne fut pas la première connue des hommes mais qui est la première attestée chez Dieu: la poterie. "Le dieu lança la glaise dans l'espace -elle s'étale, gagne au nord qui est le haut, s'alloge au sud qui est le bas, même si tout se passe à l'horizontale. La terre "s'étend à l'orient et à l'occident, séparant ses membres comme un foetus dans la matrice... Elle est un corps, c'est-à-dire une chose dont les membres se sont écartés d'une masse centrale." Ce corps est une femme, posé à plat, face au ciel. "Amma qui est seul et veut s'unir à cette créature, s'approche d'elle." Ce fut le premier désordre de l' univers. La force vitale de la terre est l' eau. Dieu a pétri la terre avec de l'eau. Même la pierre possède cette force, car l'humidité est dans tout, jusque dans la parole par la salive. Les entretiens de la deuxième journée nous expliquent le verbe à partir du métier à tisser: la peau sur laquelle file la femme est le soleil, car le premier cuir utilisé ainsi a été celui du soufflet de forge qui avait contenu le feu solaire; le tournoiement du fuseau est le mouvement de la spirale de cuivre qui propulse le soleil, spirale que figurent souvent les lignes blanches ornant l' équateur de la fusaïole; le fil descendant de la main de la fileuse est le fil de la Vierge, le long duquel est descendu le système du monde; "la parole est dans le bruit de la poulie et de la navette. Tout le monde entend la parole; elle s'intercale dans les fils, remplit les vides de l'étoffe. Elle appartient aux huit ancêtres; les sept premiers la possèdent, le septième en est le maître; et elle est le huitième." "Les

paroles des sept ancêtres remplissent les vides et forment le huitième. La parole étant eau, chemine selon la ligne chevronnée de la trame." Outre cet ouvrage remarquable sur les Dogons de Marcel Griaule, citons "Jeux Dogons" (1938), "Masques Dogons" (1938).

« […] après son accident, il avait appris davantage encore. Replié sur lui-même, sur ses autels et sur chaque parole entendue, il était devenu l’un des plus puissants esprits des Falaises […]

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Composé en 1984, l’Introduction à la méthode de Léonard de Vinci, cet essai fameux révéla le talent particulièrement subtil et exceptionnel de Paul Valéry. L'auteur avait alors vingt-trois ans et -ainsi qu'il l'a expliqué dans sa longue "Note et digression", composée en 1919 à l'occasion d'une réédition de son essai -il éprouvait un immense dépit à constater que le défaut évident de toute littérature était "de ne satisfaire jamais l'ensemble de l'esprit".

"Monsieur Teste" n'était pas loin, qui allait consacrer la rupture du jeune écrivain avec la littérature, avant de s'enfoncer dans l'étude des mathématiques et de la physique. Cette insatisfaction fondamentale vis-à-vis de l'oeuvre écrite poussait tout naturellement Valéry à ne mettre rien au-dessus de la "conscience".

 

Dans de semblables dispositions, en un tel moment, la personnalité de Léonard de Vinci ne pouvait que le séduire, l'inquiéter: en effet, "quoi de plus séduisant qu'un dieu qui repousse le mystère, qui ne fonde pas sa puissance sur le trouble de notre sens; qui n'adresse pas ses prestiges au plus obscur, au plus tendre, au plus sinistre de nous-mêmes; qui nous force de convenir et non de ployer; et de qui le miracle est de s'éclaircir: la profondeur, une perspective bien déduite?" Esprit universel, doué d'une curiosité inlassable, Léonard offrait à Valéry cet étonnant spectacle d'un homme en qui le génie artistique et la rigueur scientifique non seulement coexistent, collaborent, mais se renforcent et s'harmonisent, pour tirer de leur intime mélange une connaissance agrandie et incomparable de l'univers. La rencontre d'un tel homme ne pouvait être pour le futur Monsieur Teste que des plus excitantes.

 

Déjà attiré par le difficile problème des rapports existant entre la technique et l' inspiration, Valéry, soucieux d'éclaircir le mystère de la création poétique, en était venu à penser, à l'instar de Mallarmé et d'Edgar Poe, qu'il existe une relation intime entre la poésie et la science. Or, dans le génie de Léonard, il découvre précisément l'exemple suprême de cette fusion de deux activités intellectelles que l'on considère habituellement comme indépendantes, sinon incompatibles. Léonard de Vinci devint très vite dans son esprit un symbole: aussi convient-il de voir dans cet essai l'exposé des thèmes les plus familiers de Valéry, ceux qui forment la trame de toute son oeuvre, en vers comme en prose. L'on y trouve notamment cette idée, que l'homme de génie, durant certains états de clairvoyance absolue et universelle, est capable de discerner les relations cachées et nécessaires "entre des choses dont nous échappe la loi de continuité". Dès lors, le passage à l' "acte créateur", ou à l' "invention", n'est plus que le fait d'accomplir un certain nombre d'actes soigneusement prémédités et déjà définis. De cette observation, Valéry déduit la nécessaire identité entre l' art et les sciences, idée qu'il développera plus tard dans "Eupalinos". Notons, à l'instar de Valéry, que cette identité n'existe que dans une région spirituelle supérieure vers laquelle tendent sans cesse nos facultés, sans jamais pouvoir espérer l'atteindre autrement que par une sorte de miracle momentané. Et Valéry de préconiser la culture de cet intellect dont il s'est fait une idole, pour n'en avoir point trouvé d'autre: lieu de convergence des puissances passives et créatrices de l'être, à partir duquel "les entreprises de la connaissance et les opérations de l' art sont également possibles; les échanges heureux entre l'analyse et les actes, singulièrement probables".

L'essai contient, en outre, exposées avec toute la fougue d'un esprit jeune, des affirmations hardies, et souvent paradoxales, sur l'impossibilité pour l' artiste de rendre par les moyens de l' art la présence sensible du monde, sans que l'image où il prétend l'enfermer, aussitôt ne se fane: le phénomène poétique serait donc à jamais incommunicable? Pour l'auteur, -et manifestement Valéry se plaît ici à provoquer l'indignation du lecteur, -l'oeuvre d' art serait avant tout "une machine destinée à exiter et combiner les formations des esprits" auxquels elle s'adresse: autrement dit, la création artistique serait un simple problème de rendement, nécessitant de recourir à une économie, savamment calculée, de moyens propres à obtenir l'effet désiré sur un public donné. On reconnaît là, mais sous une forme volontairement excessive, l'affirmation célèbre de l'auteur suivant laquelle "l' enthousiasme n'est pas un état d' âme d' écrivain".

 

Outre ces importants développements sur les ressorts du cerveau humain, l' "Introduction" abonde en observations et en hypothèses originales sur la nature profonde du génie de Léonard de Vinci, ainsi que sur la forme de son esprit et les modalités de son caractère (à cet égard, les réflexions contenues dans la "Note et digression" de 1919 l'emportent sur celles que livrait l'essai de 1895). La qualité principale de l'oeuvre tient dans la ferveur et la sincérité d'une pensée qui se veut passionnée, mais lucide, et qui n'ignore ni ses manques, ni ses limites. On retiendra comme un des aspects les plus significatifs de cet esprit intrépide et qui se voulut toujours en éveil, l'apostrophe toute cartésienne qu'il adresse à Pascal: "homme entièrement insensible aux arts... qui pensait que la peinture est vanité, que la vraie éloquence se moque de l'éloquence; qui nous embarque dans un pari où il engloutit toute finesse et toute géométrie et qui, ayant changé sa neuve lampe contre une vieille, se perd à coudre des papiers dans ses poches quand c'était l'heure de donner à la France la gloire et le calcul de l' infini".

 

Valéry, tout comme Léonard de Vinci, nous a appris à ne point nous satisfaire de révélations et l'on se souviendra que celui qui s'en prenait aux mânes de Pascal, en termes si violents, ne pouvait admettre qu'un abîme ouvert sous nos pieds ne nous fit songer à un pont. Plus attiré par le mystère de l'acte créateur, qu'il brûle de dissiper, que par l'éclat de l'oeuvre achevée, Valéry ressent intensément la tragédie de l' intelligence. Certes, il lui arrive de se livrer à de brillantes et superficielles variations sur ce thème; mais le ton reste toujours pathétique et persuasif. Le style, admirable dans son classicisme, dépouillé de tout ornement inutile, donne à cet essai une grandeur et une force qui en font un des livres les plus remarquables de l'auteur et des plus appréciés.

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