Ce grand roman fantastique, burlesque et satirique de François Rabelais (1494?-1553) est célèbre, à cause de la fortune attachée à quelques-uns de ses personnages et parce qu'elle fait partie de la genèse d'un grand chef-d'oeuvre.
Rabelais publia d'abord, en 1532, "Les horribles et espoventables faictz et prouesses du très renommé Pantagruel, Roy des Dispodes, fils du grand geant Gargantua, composez nouvellement par maître Alcofribas Nasier" (ce pseudonyme était l' anagramme de François Rabelais); cet ouvrage était suivi, en 1535, de "La vie inestimable du grant Gargantua père de Pantagruel, jadis composée par l' abstracteur de quinte essence. Livre plein de pantagruélisme". Gargantua était le Livre I de l'oeuvre qui déjà se dessinait, tandis que Pantagruel précédemment publié devait en être le Livre II. Ce n'est d'ailleurs qu'en 1542 que parut l'édition définitive et remaniée des deux livres, sous le titre: "Pantagruel Roy des Dipsodes restitué à son naturel avec ses faictz et prouesses espoventables: composez par feu M. Alcofribas abstracteur de quinte essence". Puis se succédèrent, édités par l'auteur cette fois sous son vrai nom: "Le Tiers livre des faictz et dictz héroïques du noble Pantagruel, composez par M. François Rabelais, docteur en médicine et calloïer des Isles Hieres. L'auteur susdict supplie les lecteurs benevoles, soy reserver à rire au soixante et dixhuytième livre" (1546), puis en 1552, le "Quart livre". Enfin, après la mort de Rabelais parurent successivement: "L'Isle sonnante" (1562), qui comprenait les seize premiers chapitres du Ve et dernier livre, puis l'ensemble de cette cinquième partie, en 1564, sous le titre: le "Cinquiesme et dernier livre de Pantagruel". L'ensemble manque à proprement parler de plan véritable, et, en particulier, le premier livre n'est relié au second que par la parenté qui existe entre les deux héros, Gargantua et Pantagruel. C'est plutôt une collection d'épisodes variés, d'aventures et satires. Il présente également de notables différences de ton d'un Livre à l'autre. C'est que la conception de Rabelais a peu à peu évolué. Outre le vieux roman anonyme précédemment cité, Rabelais eut certainement à l'esprit, en composant son oeuvre, un grand nombre de ces romans populaires qui contenaient les très anciennes traditions du folklore français et dont l'origine remonte aux Romans de la Table Ronde. Il semble qu'au début, son but n'ait été que de faire rire, en exploitant les dimensions énormes du fils de Gargantua et de donner libre cours aux pittoresques dispositions de sa bizarre imagination. Mais, sur ce thème populaire, se greffent déjà de très vivants éléments satiriques et une vision caractéristique et violemment réaliste du monde. Ces éléments l'emportèrent de plus en plus sur le ton de la fable adopté primitivement. De plus, on sait maintenant que Gargantua et Pantagruel sont, à leur manière, une sorte d'autobiographie. Sous une forme fantastique, on peut retrouver les souvenirs d'enfance et de jeunesse de Rabelais, la description de la vie qu'il avait traversés, l'évocation de ses études à l'Université; enfin la guerre Picrocholine de "Gargantua" tire son origine d'un procès qui s'était déroulé, pendant la jeunesse de Rabelais, entre un certain Gaucher de Sainte-Marthe, riverain de Loire qui gênait la circulation des bateaux, et les bateliers, procès dans lequel le père de Rabelais joua un rôle actif. Il est probable que dans cet épisode, c'est son père qu'il a mis en scène, sous le nom de Grandgousier, tandis que Picrochole personnifiait Gaucher.
Lorsque Rabelais commence à écrire "Pantagruel", il a déjà 35 ans. Après avoir été franciscain, puis bénédictin, prêtre séculier enfin, étudiant à 36 ans à la Faculté de Médecine de Montpellier, il est médecin de l'Hôtel Notre-Dame de Pitié du Pont-du-Rhône, à Lyon. Il n'a encore publié que des oeuvres d'érudition: les "Lettres latines" d'un médecin de Ferrare, Giovanni Manardi, une édition des "Aphorismes" d' Hippocrate, enfin le "Testament de Cuspidius", pastiche latin du XVe siècle. Tout cela lui rapporte fort peu. Aussi publie-t-il, en 1532, un "Almanach" pour l'an 1533, qu'il signe de son nom suivi de ses titres: "Docteur en médecine et professeur en astrologie", et en lisant un de ces petits livres que répandaient les colporteurs, il fait réflexion qu'il s'en est "vendu plus d'exemplaires en deux mois qu'il ne sera acheté de Bibles en neuf ans". C'est alors qu'il invente son personnage de Pantagruel et qu'il en fait le fils de Gargantua, déjà si célèbre. Le nom de Pantagruel existait déjà: dans les "mystères", c'était un diablotin qui jetait du sel dans la bouche des ivrognes et qui personnifiait la soif. Il semble qu'on puisse rapprocher l'origine de ce personnage d'un régime que le médecin Rabelais imposait à ses malades: bains de vapeur et régime de boissons qui les fassent transpirer. Ce seraient eux les "buveurs très illustres et vérolez très précieus" à qui il s'adresse dans ses Prologues. De toutes manières, la soif et la nécessité de l'étancher joue un grand rôle dans toute l'oeuvre. Mais s'il fait de son héros un géant fils de géants, c'est tout simplement parce que c'est un prétexte à de bonnes plaisanteries, à une suite de "gags" comme nous dirions aujourd'hui, et aussi pour plaire à ce public populaire qui aimait tant les vieilles histoires de géants. Le livre dût être rapidement très connu, puisque l'auteur donna la même année, une "Pantagruéline pronostication" pour l'an 1533, qui est un almanach de fantaisie. A la fin de l'année, il part avec son nouveau protecteur, Jean Du Bellay, évêque de Paris, pour Rome. En mai 1536, il reprend son service à l'hôpital et publie "Gargantua". Entre temps, avait eu lieu l'affaire des placards et l'on avait décidé de sévir contre l'"hérésie". Rabelais, dont le "Pantagruel" avait déjà été condamné en Sorbonne, jugea plus prudent de disparaître. Il suivit de nouveau Jean Du Bellay, nommé cardinal, à Rome, où il arrangea ses affaires avec la Curie romaine, avec laquelle il n'était pas trop en règle. A son retour, il devient chanoine et passe enfin, bien que déjà médecin célèbre, son doctorat en médecine. En 1542, il donne l'édition définitive de "Gargantua" et "Pantagruel", dans laquelle il avait coupé les noms dangereux et les attaques directes contre la Sorbonne, ce qui n'empêcha pas celle-ci de condamner les deux livres. Cependant Rabelais a de puissants protecteurs et il obtient le privilège pour le "Tiers Livre". Bien que dédié à la reine de Navarre, ce livre fut également condamné. Rabelais s'enfuit à Metz et y devient médecin de la ville, puis part de nouveau en Italie avec le carinal Du Bellay. Il dédie le "Quart Livre" (1549) à un autre cardinal, Odet de Chatillon. Il a alors deux cures où, d'ailleurs, il ne réside pas, dont celle de Meudon. Mais le "Quart Livre" est censuré par la Sorbonne et poursuivi par le Parlement. Cependant, on obtint que l'arrêt ne soit pas exécuté. On perd ensuite la trace de Rabelais; on sait seulement qu'il résigna ses deux cures et qu'il mourut au commencement d'avril 1553 à Paris. En 1562, parut sous son nom, l' "Isle sonante" qui était la suite de la "navigation" de Pantagruel en seize chapitres. En 1564, était publié le "Cinquièsme Livre", complet. Les seize premiers chapitres étaient une version un peu modifiée de l' Isle sonnante. On s'est demandé si ce "Cinquième Livre" était bien l'oeuvre de Rabelais ou une simple entreprise de librairie qui exploitait sa renommée. D'après le dernier éditeur de Rabelais, M. Jacques Boulenger, les seize premiers chapitres seraient ce que Rabelais a laissé d'achevé après sa mort; le reste du livre comprendrait des passages de lui, mais reliés entre eux par des morceaux (le plus souvent des fragments de traduction) dont l'invention serait bien de lui, mais qui auraient été rédigés par une main étrangère. Ceci explique l'hétérogénéité du Livre V, quant à sa valeur littéraire.
"Gargantua" est précédé d'un dizain "Aux lecteurs"; c'est là qu'on trouve le vers universellement connu "Pour ce que rire est le propre de l'homme", et d'un Prologue de l'auteur. C'est à ses malades que Rabelais dédie ou feint de dédier son livre: "Buveurs très illustres et vous vérolez très précieux (car à vous non à aultres, sont dédiez mes escrptz)". A coups de citations exactes et fantaisistes facétieuses et d'exclamations facétieuses, il convainc ses lecteurs de chercher à lire entre les lignes et de découvrir, sous toutes ces "mocqueries, folatreries et menteries joyeuses", un enseignement, la "substantifique mouelle". Après une dissertation pseudo-érudite sur la "Généalogie et antiquité de Gargantua", dont il fait remonter l'origine jusqu'à Noé, il nous donne un petit traité en vers qu'il prétend fort ancien et qu'il intitule: les "Franfreluches antidotés trouvées en un monument antique". C'est une énigme dont personne n'a pu trouver la cléf. Puis vient le récit de la naissance du héros, le géant Gargantua, fils de Grandgousier et de Gargamelle; prise par les douleurs de l'enfantement pour avoir mangé trop de tripes, sa mère, au milieu des discours de ses invités ivres, accouche... par l'oreille gauche. C'est ensuite la description mirobolante des vêtements qu'on fît faire à l'enfant. Gargantua révèle son "esprit merveilleux" par "l'invention d'un torchecul". Puis commence sa première éducation à l'ancienne manière (scolastique) par le sophiste Tubal Holoferne, à la suite de laquelle il devient "fou, niays, tout reveux et rassoté". Aussi son père l'envoie-t-il à Paris pour y trouver d'autres maîtres sous la direction de son nouveau percepteur, Ponocratès. Gargantua fait le voyage sur le dos d'une énorme jument qui, en chassant les mouches avec sa queue, abat tous les bois alentour: c'est ainsi que la Beauce, autrefois couverte de forêts, fut "réduite en campagne". Arrivé à Paris, le jeune homme dérobe les cloches de Notre-Dame pour les suspendre au cou de sa jument. On lui députe un docteur en théologie, Janotus de Bragmardo, pour le convaincre de les rendre. C'est l'occasion pour Rabelais de trousser une harangue en style macaronique coupé de latin de cuisine. Suit le satire de l' éducation qu'on recevait alors à l' Université; sur ce, l'auteur commence l'incroyable énumération des jeux auxquels s'adonnait Gargantua. Mais Ponocratès met au point un programme d'études conçu de telle sorte que "pas une heure par jour n'était perdue": le jeune homme se lève à quatre heures; puis, passant d'une discipline à l'autre, il s'adonne à toutes sortes de travaux intellectuels, étudie la musique, se livre enfin aux sports les plus variés. Ainsi, en peu de temps, Gargantua devient un gentilhomme accompli et un parfait humaniste. Mais un incident vient interrompre son séjour. A la suite d'une querelle entre fouaciers (marchands de galettes), la guerre éclate entre Grandgousier et son belliqueux voisin, Picrochole. Dans ces combats, se distingue un moine singulier, ignorant, buveur, mais loyal et héroïque, Frère Jean des Entommeures. Gargantua est rappelé au pays par son père. Il fait merveille dans les batailles. C'est une succession de scènes drôlatiques et épiques à la fois. Jean des Entommeures devient un des plus fidèles compagnons du jeune géant. Celui-ci, après le combat, avale, avec sa salade, six pèlerins qui s'y étaient cachés et s'en trouve fort marri. Frère Jean décrit, et on devine de quelle manière, la vie des moines de son couvent. Enfin Picrochole disparu, ses troupes se rendent; Gargantua leur dicte ses conditions avec grande justice et force discours émaillés d'exemples tirés de l'Antiquité. Afin de récompenser dignement Frère Jean, on fonde un couvent d'un genre nouveau, l' abbaye de Thélème. On prend en effet le contre-pied des règles monastiques: la communauté sera mixte, on n'y admettra que les garçons et les filles, "beaux, bien formez et bien naturez". Suit la descrption minutieuse du bâtiment, qui sera plus beau que les grands châteaux de la Loire alors en construction. Une immense inscription sur la porte de l' abbaye en écarte les indignes. Le vêtement des moines et nonnes est soigneusement peint: c'est le costume des élégants de l'époque. Quant à la règle, elle tient tout entière dans ce précepte: "Fay ce que vouldras". Rabelais intercale ensuite, dans son livre, une "énigme prophétique", qu'il emprunte à Mellin de Saint-Gelais.
"Pantagruel" comme "Gargantua" est précédé d'un dizain adressé par Maistre Hugues Salel, poète renommé, à l'auteur; puis vient le Prologue, où Rabelais expose les merveilles que fit son oeuvre dans la guérison des maladies. Le livre s'ouvre sur l'origine et antiquité du grand Pantagruel. Cette fois, Rabelais remonte à la création du monde, à la naissance des géants, puis imitant les généalogies des Evangiles, il nous donne la succession de leurs générations. La mère de Pantagruel, Badebec, meurt en le mettant au monde. Aussi, Gargantua, son père, est-il bien "esbahi et perplexe", car il ne sait ce qu'il doit faire: s'il doit "plorer pour le deuil de sa femme, ou rire pour la joye de son fils". Aussi, il pleure "comme une vache mais tout soubdain rit comme un veau". Rabelais nous compte ensuite comment fut nourri Pantagruel, à la manière des géants, puis les "faictz" du jeune Pantagruel, qui se distingue de très bonne heure, à la fois par sa voracité et par l'alacrité de son esprit. Il commence ensuite ses voyages, en rencontrant sur sa route un "escholier limosin" qui, à la mode des pédants de l'époque, s'exprime dans un langage incompréhensible. Pantagruel se rend à Paris où sa première visite est pour la bibliothèque de la fameuse abbaye de Saint-Victor (l'auteur nous donne un aperçu plaisant du catalogue de cette bibliothèque, déformant, de manière moqueuse et souvent obscène, les titres des plus célèbres oeuvres de la littérature théologique).
Ici se place la fameuse "Lettre sur l' éducation" envoyée au héros par son père. C'est à la fois un hymne à la renaissance des lettres: "Maintenant toutes disciplines sont restituées, les langues instaurées... les impressions tant élégantes et correctes en usance... Tout le monde est plein de geans savants, de précepteurs très doctes, de libraires très simples", et un programme d'éducation quelque peu chimérique par son ampleur. Pantagruel devra apprendre les langues anciennes: gres, latin, "hébraïcque, chaldaïque et arabicque"; l'histoire, la cosmographie (géographie), la géométrie, l'arithmétique, la musique, l'astronomie, le droit civil, la médecine. Il devra connaître les noms des animaux, des plantes et naturellement avoir lu, dans le texte original, l'Ancien et le Nouveau Testament. Il ne devra pas pour autant négliger les arts de chevalerie, dont la connaissance et l'exercice sont indispensables aux personnes de son rang. On trouve, dans ce programme, un enthousiasme pour la connaissance, une universalité dans la curiosité, qui est bien significative de l'époque, mais aussi de la personnalité de Rabelais, qui explora un peu toutes les branches du savoir et fut un humaniste fort érudit. Un épisode non moins célèbre suit ce chapitre: c'est la rencontre de Pantagruel et de Panurge. Lorsque le héros aborde ce personnage, à demi étudiant, à demi vagabond qui l'intrigue, l'autre lui répond en allemand, puis en italien, en écossais, en basque, en espagnol, en danois, en hébreu, enfin dans des langues qui sont l'invention de Rabelais. Pantagruel décide de faire de Panurge son compagnon; depuis ce moment, ils ne se quitteront plus et Panurge jouera, dans la suite des aventures, un rôle presque égal à celui de Pantagruel. Le jeune géant est devenu maintenant un maître accompli, aussi rend-il, au cours d'un jugement grotesque, des sentences qui soulèvent l'admiration générale par leur équité et leur obscurité. Suivent le portrait de Panurge, "malfaisant, pipeur, beuveur, bateur de pavés, ribleur s'il en estoit à Paris; au demourant, le meilleur fils du monde", et le récit de ses aventures. Il vit de toutes sortes d'expédients dont les plus bizarres ne sont pas la vente des indulgences et le mariage des vieilles femmes. Les Dipsodes ayant envahi les terres des Amaurotes, Pantagruel et sa petite troupe partent en campagne. Ses exploits sont en rapport avac sa taille: il déconfit six cent soixante chevaliers d'un coup, puis trois cents géants armés de pierres de taille. Un de ses compagnons ayant eu la tête coupée, on la lui recolle; il raconte alors ce qu'il a vu aux Enfers dont il vient: tous les héros de l'Antiquité, les papes, les grands personnages du temps y exercent les métiers les plus divers et les plus bas. A la suite de l'auteur on visite la bouche du géant, où l'on fait les plus étranges rencontres du monde. Enfin, tout rentre dans l'ordre et Rabelais prend congé de son lecteur, en s'excusant de ces balivernes; mais si lui, ajoute-t-il, n'a guère été sage de les écrire, le lecteur ne l'a pas été davantage puisqu'il les a lues.
Le "Tiers Livre" s'ouvre, lui aussi, avec un Prologue, où l'auteur tourne en ridicule tous ceux qui n'aimainet pas ses livres. Pantagruel occupe le pays qu'il vient de conquérir la Dipsodie et y transporte une colonie de sujets du roi son père, les Utopiens, puis il administre son nouveau royaume. Panurge l'aide, en faisant tout de travers et en philosophant. Mais il est fort dérangé par une idée qui lui traverse l'esprit: Doit-il ou nom se marier? Commence alors l'interminable quête de conseils et d'oracles, qui forme toute l'intrigue du "Tiers Livre" et nous fait parcourir les milieux les plus divers. Pantagruel et Panurge essaient d'abord des maximes des Anciens, elles sont évidemment contradictoires; ils écartent le sort des dés, comme illicite; les songes ne donnent rien, car l'interprétation en reste ambiguë; il se tourne alors vers la célèbre sibylle de Panzoust. Avec toutes sortes de difficultés, ils parviennent à tirer d'elle un oracle, mais il est si obscur qu'il faut un long chapitre d' interprétation pour convenir qu'il veut dire ceci ou son contraire. Ils recourent ensuite aux conseils du muet Nazdecabre, puis visitent un vieux poète français, Raminagrobis; bien qu'ils le trouvent mourant, celui-ci n'en donne pas moins son conseil, qui est: "Prenz la, ne la prenez pas". Her Trippa (sous ce nom, c'est de Cornélius Agrippa, occultiste fameux, que Rabelais se moque) expose avec force détails toute sa science abracadabrante, mais ne trouve pas la solution. Panurge se tourne vers Frère Jean des Entommeurs, qu'il salue d'une liste d'épithètes qui occupe plusieurs pages, Frère Jean lui donne le conseil de se marier pour des raisons de commodités. Mais ceci ne résout pas les incertitudes de Panurge; il veut bien se marieur, mais il craint d'être trompé. Alors Pantagruel assemble un théologien, un médecin, un légiste et un philosophe; leurs discours sont des modèles du genre: arguments spécieux, balancements des thèses contraires, style pédant, tout y est. En définitive, ils ont baucoup parlé et n'ont rien dit. Puisque les sages n'ont pu se prononcer, on décide de recourir aux fous. Suit, en entracte, une amusante caricature de la magistrature, en la personne du juge Bridoye qui rend ses sentences à coups de dés. Le conseil que leur donne le fou des rois de France, Triboulet, est tout aussi peu satisfaisant que les autres. A bout de ressources, ils décident de visiter le seul oracle sérieux, celui de la "Dive Bouteille". La fin du livre est toute occupée par les apprêts du voyage, et Rabelais fait, on ne sait pourquoi, une très longue description et louange d'une herbe fort utile, le pantagruellon (c'est le chanvre), nous montrant à cette occasion toute la bizarre érudition dont il était capable.
Le "Quart Livre" est dédié à Odet de Coligny, cardinal de Chatillon, évêque de Beauvais, qui devait devenir calviniste, être excommunié et mourir empoisonné en Angleterre. Après l'épître dédicatoire, vient le Prologue où Rabelais se réfère à la mythologie pour justifier ses audaces. Puis commence la navigation de Pantagruel, dans laquelle, pour nous présenter une satire parfois féroce, Rabelais se sert des récits des découvertes géographiques de son temps et particulièrement de celui du voyage tout récent de Jacques Cartier, de telle sorte qu'on peut suivre sur les cartes de l'époque ce voyage imaginaire. Pendant le voyage, Panurge se dispute avec un marchand de moutons, et en jette un à la mer: tout le troupeau suit, entraînant le marchand dans les eaux. La compagnie aborde ensuite de nombreuses îles, toutes bizarres, remplies d'animaux étranges (Rabelais emprunte ces détails aux récits de voyageurs et ne se fait pas faute de les amplifier à sa mesure). C'est ainsi qu'ils parviennent dans l'île des Chicanous (satire des gens de justice); après avoir laissé au large les îles de Tohu et Bohu, ils essuient une terrible tempête, où le courage de Panurge est mis à rude épreuve; ils visitent ensuite les îles des Macraeons (gens qui vivent longtemps), l'île de Tapinois où règne l' absurde. Quaresmeprenant (l'auteur s'y moque des prescriptions de carême et montre ses connaissances en anatomie). Après avoir fait la rencontre d'une baleine, on descend dans l'île Farouche où sévit une guerre entre Andouilles et Cuisiniers; enfin la petite troupe parvient à l'île des Papefigues où sont fort malmenés les Protestants. Les Catholiques ont leur tour dans leur île des Papimanes. Rabelais les accuse de prendre les textes sacrés à la lettre et d'en négliger l'esprit; il se gausse fort de toutes les superstitions et, en particulier, de l'adoration qu'on rend aux papes. Il raille les vices du clergé et s'indigne contre les exorbitantes prétentions de la Curie romaine. Les voyageurs font une visite au manoir de "Messer Gaster (le ventre), premier maître ès arts du monde. Comme à son habitude, Rabelais nous donne ici d'immenses listes de mots, exacts ou inventés, et passe en revue toutes les nourritures. Le Livre IV se termine sur la "Briefve déclaration d'aucuns dictons plus obscurs contenues on quatrième livre". C'est une sorte de glossaire qui semble avoir été composé par Rabelais lui-même; il y explique toutes sortes de mots et expressions peu courantes qu'il a employés dans son livre. On devine l'intérêt de ce répertoire.
Le Prologue sur lequel s'ouvre le "Cinquième livre" n'est certainement pas de Rabelais. Par contre, les seize premiers chapitres semblent de sa main. "L'Isle sonante" où leur voyage a conduit Pantagruel et les siens, c'est Rome. Le récit est tout entier comme le "Quart Livre" consacré aux escales de la bande, à l'Isle Soanante, -où Rabelais ne prend même plus la peine de dissimuler le nom de ceux dont il parle: il les appelle des moinegaux, clergaux, prestregaux et papegaut, "qui est unique en son espèce", -chez les Chats fourrés (nouvelle satire de la justice) et au royaume d' Entéléchie (la Sorbonne). Enfin, ils abordent au très lointain pays de Lanternois (la terre des filoux), où la prêtresse Bacbuc leur communique la réponse de la Dive Bouteille, qui conseille l'unique remède, c'est "Trinck!", autrement dit: "Bois!".
A lire l'analyse des différents livres, on n'aura pas manqué de remarquer que le dessein de l'oeuvre a quelque peu évolué d'un livre à l'autre et que le ton même a changé. Rabelais est parti d'un récit fantastique (inspiré des oeuvres populaires traditionnelles) qui est, sans doute, le chef-d'oeuvre de l' imagination la plus extravagante et la plus subtile qui ait jamais existé et qui tire une grande partie de sa beauté de son langage. Le langage présente la particularité, fort étonnante pour l'époque, d'être celui du style parlé: Rabelais y fait entrer toutes les locutions bizarres et populaires qu'il a entendues et il l'enrichit encore de ses propres trouvailles: aussi n'est-ce qu'un courant de calembours, facéties, plaisanteries obscènes, précisions parfaitement oiseuses, qui n'alourdissent pas le texte mais lui donnent une vie truculente, énorme, qui submerge le lecteur. Si Rabelais se laisse aller au cours de son imagination capricieuse et intarissable pendant deux volumes, il n'en est plus de même avec le "Tiers Livre". Celui-ci a un caractère beaucoup moins populaire que les deux précédants: Rabelais oublie, à plusieurs reprises, que son héros est un géant; il ne se contente plus des bouffonneries souvent grossières, quelquefois faciles des premiers livres; son comique est plus subtil, plus savant aussi et l'auteur y laisse paraître son goût pour l' érudition. C'est qu'en treize ans, Rabelais a conquis la gloire, il peut se permettre d'être plus personnel, de s'affranchir complètement de ses modèles; c'est aussi que son public s'est bien élargi: il écrivait pour un auditoire avant tout populaire, maintenant les lettrés attendent autre chose de lui et il est significatif que les Livres III et IV soient dédiés à de très hauts personnages. La satire aussi y devient plus dure, plus sévère, moins exclusivement burlesque. Si déjà, dans les premiers livres, il créait un monde bien à lui, qui était souvent la caricature de l'autre monde, du réel, maintenant il attaque en face son temps, et plus encore les survivances du passé dans son temps. C'est ainsi qu'il prend parti dans les discussions contemporaines, qu'il aborde des questions qui étaient d'actualité: dans le "Tiers Livre", où quarante chapitres sur cinquante-deux sont consacrés à la question de savoir si Panurge doit se marier, c'est-à-dire à celle de savoir ce que vaut le mariage, ce que vaut la femme, il prend parti dans la querelle platonicienne, qui l'avait déjà passionné lorsqu'il était franciscain à Fontenay-le-Comte et que ce problème se disputait entre les membres du petit cénacle dont il faisait partie, querelle qui venait de se réveiller avec la publication en 1542 de la "Parfaite amie" d' Héroët. Rabalais est loins d'être féministe, c'est le moins qu'on puisse dire; d'ailleurs il n'y a pas de personnage féminin dans son livre, tout juste quelques figurantes. Autre question d'actualité, et celle-là plus brûlante et plus dangereuse: celle de la Réforme et de l'Eglise, des querelles théologiques, des guerres de religion. Le livre IV lui sera en partie consacrée. Là, Rabelais ne prend pas parti entre les deux adversaires, ou plutôt il prend parti contre les deux: il stigmatise les intolérances et les crimes des deux religions; s'il se moque de l'Eglise, s'il porte contre elle de graves accusations sur lesquelles il revient d'ailleurs au Livre V, il n'a guère plus d'indulgence contre les Protestants, qui lui apparaissent comme des forcenés. S'il garde ses sympathies pour la première Réforme, la Réforme libérale, il n'en a aucune pour celle de Calvin et on sait que Calvin le lui rendait bien, qui le considérait comme un dangereux libre penseur.
S'il était exagéré de dire que Rabelais ait été vraiment un athée (à l'entendre, il serait plutôt un déiste, comme on dira plus tard; mais peut-être cette attitude n'est-elle que feinte, il y avait de trop grands risques à se reconnaître ouvertement comme incroyant) il est, en tous cas, violemment anticlérical (et pour cause) et nettement a-religieux. A cet égard, pour lui, toutes les religions se ressemblent et il mélange allègrement les saints catholiques et les dieux de la mythologie. Quelle est donc sa morale? C'est une espèce de stoïcisme joyeux qui consiste à mépriser tous les cas "fortuits", c'est-à-dire de tout ce qui ne dépend pas de nous. Il faut agir très peu, se garantir le plus possible de l'action des hommes et des événements, les supporter avec patience et fermeté quand ils vous atteignent, vivre en repos avec sa conscience et surtout étudier beaucoup, connaître le plus possible, et pas seulement les livres mais les choses de la nature, les moeurs des hommes. De là, découlent son vaste programme d'éducation humaniste et encyclopédique, le primat qu'il donne aux sciences naturelles sur les sciences abstraites, et spécialement sur la scolastique, la métaphysique et même la philosophie, qui lui semblent de vains héritages d'un passé qu'il déteste. Il n'a garde d'oublier cependant, et c'est une des maximes clés du livre, que "Science sans conscience n'est que ruine de l'âme" (Lettre de Gargantua à Pantagruel).
Mais les Cinq Livres sont loin de n'être qu'une discussion d'idées ou un roman d'aventures fantastiques, ou même une vision toute personnelle, mais singulièrement convaincante d'un monde; c'est aussi l'histoire de personnages vivants, bien en chair et hauts en couleur, parfaitement réels. C'est d'abord l'histoire de trois générations: le grand-père Grandgousier, l'homme du passé, naïf et fruste, respectueux d'ailleurs du savoir; Gargantua incarne la génération suivante, celle de la renaissance commençante, sage, prudente, mettant au-dessus de tout la droiture d'esprit et la vertu du coeur, encore peu instruite, mais désireuse de l'être et reportant sur ses enfants ce goût insatisfait pour les études; enfin Pantagruel incarne l'homme de la Renaissance, tel que l'a rêvé Rabelais, vertueux, intelligent, mais surtout ivre de connaître, peu regardant au surplus sur ses fréquentations, demandant avant tout à ses amis d'être spirituels et avisés. Il trouve son digne complément en Panurge, un peu malhonnête, passablement lâche, faisant feu de tout bois, mais à l'intelligence prodigieusement vive, à la répartie prompte, à la drôlerie toujours en éveil. On sait que ce personnage truculent d' étudiant bohème et paresseux, demeurera à travers les temps comme un des types les plus vivants et les plus populaires de toute notre littérature. C'est encore Picrochole, le roi stupide et entêté; Frère Jean, le moine-soldat et paillard, homme de peu d'instruction mais de bon conseil, et les précepteurs ridicules ou perspicaces, enfin toute la troupe des compagnons de Pantagruel, admirable répertoire de caractères. On s'est efforcé de trouver des clés à ces personnages, et spécialement de découvrir derrière les masques des trois géants les traits des derniers rois de France. L'entrprise semble oiseuse: Rabelais a pris un peu partout ses matériaux et si on peut déceler, par exemple, quelques ressemblances entre le caractère de Panurge et le sien propre, l'enfance et la jeunesse de ses deux géants proviennent de ses propres souvenirs; enfin le portrait de l'homme de la Renaissance, qu'est Pantagruel, avide de certitudes rationnelles et expérimentales, armé de l'esprit critique irrespectueux des temps nouveaux n'est pas loin de l'humaniste François Rabelais.
Ce qui ne manquera jamais de surprendre le lecteur de Rabelais, c'est son style et sa langue. Son style est proprement torrentiel; jamais personne n'avait jamais écrit comme cela avant lui, et jamais personne n'écrira plus ainsi; sa richesse est d'une luxuriance étouffante, mais soutenue par une vigueur, une sûreté absolue. Quant à la langue, Rabelais emploie systématiquement toutes les ressources qu'il avait à sa disposition: aussi bien le vocabulaire de la philosophie scolastique, que le jargon pédant des humanistes, le langage le plus châtié que les expressions les plus populaires, les plus triviales; il recourt aux termes du métier, aux dialectes; il fabrique constamment des mots nouveaux, des néologismes plaisants ou savants tirés du latin, du grec, de l'italien, de l'espagnol, des langues germaniques et même de l'hébreu; mais surtout il se sert d'expressions vieillies, de tournures qui n'avaient déjà plus cours, il recueille tous les archaïsmes pourvu qu'ils soient pittoresques, qu'ils fassent image. Enfin Rabelais, et c'est par là qu'il est si nouveau, emploie constamment le langage parlé: non pas celui de la haute société, mais le langage de la rue, des campagnes. C'est d'ailleurs cela et l'usage des archaïsmes, qui rendent son abord quelque peu difficile au lecteur contemporain. C'est cela également qui lui donne ce pittoresque qui n'appartient qu'à lui, et qui ne tient pas d'ailleurs, comme on le croit souvent, au seul fait du vieillissement de l'oeuvre, car il est certain que cette langue semblait presque aussi pittoresque à ses contemporains. Il suffit pour s'en convaincre de comparer sa langue à celle des écrivains de son époque. Si les Cinq Livres nous apparaissent encore comme l'évocation des luttes de l'esprit de la Renaissance contre le passé, il ne faut pas oublier que, dans l'histoire littéraire et dans l'histoire des idées, c'est une des premières grandes oeuvres qui soit résolument et délibérément moderne et qu'elle est la plus puissante image de toute une époque et d'une crise: celle de la Renaissance. Mais avant tout, l'oeuvre de Rabelais est l'expression accomplie d'un tempérament d'une richesse et d'une originalité à peu près unique dans l'histoire de l'humanité.