C'est un récit de François Rabelais (vers 1483-1553), publié à Paris chez Christian Wechel en 1546. Immédiatement censuré par la Sorbonne, l'ouvrage, troisième récit du cycle des géants, connut pourtant plusieurs réimpressions, avant l'édition définitive de 1552.
La fin du Pantagruel promettait une suite qui révélerait "comment Panurge fut marié, et cocqu dès le premier moys de ses nopces; et comment Pantagruel trouva la pierre philosophale [...]" (chap. 34). Le Tiers Livre diffère la réalisation de cette double promesse: à l'inverse des deux récits précédents, l'action et l'aventure y occupent moins de place que l'exploration des savoirs de l'époque (droit, médecine, théologie) et de ses représentations intellectuelles.
Après la victoire sur les Dipsodes (voir Pantagruel), Pantagruel a donné à Panurge, en récompense, la châtellenie de Salmigondin; mais celui-ci ne tarde pas à dilapider, "en mille petitz banquets et festins joyeulx", les revenus de son domaine (chap. 1-2). + Pantagruel qui lui adresse d'amicales remontrances, il répond par un vibrant éloge des dettes: "Prester et emprunter", telle est la loi qui, d'après lui, régit le corps de l'homme aussi bien que l'organisation du cosmos (3-4).
Le lendemain de cette entrevue, Panurge fait part à Pantagruel de sa perplexité: son dessein serait de se marier, s'il ne craignait par-dessus tout d'"estre fait cocqu" (9). Pantagruel lui répond qu'il est difficile de donner des conseils en cette matière: les deux amis vont donc chercher des présages en ouvrant au hasard les oeuvres d'Homère et de Virgile; mais comme chacun interprète à sa manière les passages en question, la perplexité de Panurge reste entière (10-12). La divination par les songes produit les mêmes interprétations contradictoires (13-14), comme la consultation de la Sibylle de Panzoust, du poète Raminagrobis (21) et de l'astrologue Her Trippa (25). Pantagruel assemble un théologien, un médecin, un légiste et un philosophe, mais aucun d'eux ne dissipe les doutes et les craintes de Panurge (29-36). Le juge Bridoye et le fou Triboullet n'y réussissent pas mieux (39-46).
Pantagruel et Panurge décident alors d'aller consulter la Dive Bouteille, en compagnie de frère Jean des Entommeures et d'Épistémon. Lors des préparatifs du voyage, les navires sont chargés d'une herbe nommée Pantagruélion, herbe indestructible, aux propriétés admirables, dont l'usage hisse l'homme au rang de la divinité (49-52).
Épopée bouffonne dans Pantagruel et Gargantua, le récit rabelaisien prend, avec le Tiers Livre, la forme itérative d'une quête toujours déçue: à la courbe ascensionnelle des épreuves et de l'exaltation du héros, il substitue le cercle, figure de l'impossible issue, et du retour obsessionnel de la même interrogation. Le discours des personnages garde toute sa verve, mais il a perdu sa force résolutive. Encadrés par l'éloge des dettes et l'hymne au Pantagruélion, les déboires de Panurge n'en font que mieux ressortir la détresse d'un langage incapable de répondre à une question prosaïque. Juge, médecin, philosophe, prêtre et magicienne n'ont rien à dire à Panurge - ou plutôt, l'accumulation de leurs discours ne trace aucune voie certaine. La bouffonnerie, dès lors, se fait plus amère et intellectuelle que dans Pantagruel et Gargantua: elle tient à la disproportion entre les affres bien terrestres de Panurge et la mobilisation rhétorique et conceptuelle qui en résulte.
D'où vient cette circularité sans issue? Est-elle seulement le fait des pratiques et des savoirs, convoqués par l'obligeant Pantagruel? De l'astrologie à la théologie, du droit à la médecine et à la philosophie, il ne fait pas de doute que Rabelais stigmatise la culture de son temps, et la technicité creuse de ses discours. Mais l'essentiel est ailleurs. Il semble en effet que la question de Panurge, mal posée dès le départ, pervertisse toute la suite de la quête: candidat au mariage, Panurge n'exige-t-il pas, avant d'entreprendre quoi que ce soit, d'en connaître exactement les conséquences? Son fameux "Seray-je poinct cocqu?" résonne comme une litanie d'un bout à l'autre du livre, comme si le futur pouvait faire l'objet d'une réponse ferme et définitive, qui délivre des dilemmes du présent. Personne ne pourra satisfaire Panurge, et il est étrange qu'aucun de ses interlocuteurs ne lui répète le conseil initial de Pantagruel: "En vos propositions tant y a de si et de mais, que je n'y sçauroys rien fonder ne rien resouldre. N'estez-vous asseuré de vostre vouloir? Le poinct principal y gist: tout le reste est fortuit et dependent des fatales dispositions du Ciel" (chap. 10). Pantagruel ne saurait mieux dire. Par ses questions réitérées, Panurge ne tend qu'à se décharger sournoisement de son libre arbitre: exigeant un oracle, il s'en remet à quiconque l'exemptera du soin de décider. Il ne voit pas, ce faisant, que l'ambiguïté propre à tout oracle le condamne à une perplexité infinie. Une nette similitude se dessine, par-delà les siècles, entre la conduite de Panurge et la problématique sartrienne: l'homme est seul devant l'action, aucun signe tiré de la nature ou des livres ne saurait lui prescrire sa voie.
Entre l'exaltation conquérante de Gargantua et les apories du Tiers Livre, la rupture n'est qu'apparente. La devise thélémite "Fay ce que vouldras", que Pantagruel pourrait d'ailleurs opposer à Panurge, constitue le point d'articulation des deux récits: libérés de l'obscurantisme et de la barbarie du monde ancien, les personnages, désormais, doivent affronter les difficultés et les angoisses liées à l'exercice de cette liberté nouvelle. C'est paradoxalement Panurge, le destructeur joyeux des dogmes et des traditions figées, qui s'affole à l'idée que l'homme doive forger son propre destin, et que le futur ne puisse être l'objet ni d'un savoir ni d'une maîtrise.
Paradoxe d'autant plus étonnant que Panurge, dans les chapitres consacrés à l'éloge des dettes, s'est fait l'apôtre d'un dynamisme universel, d'une généreuse circulation des énergies: "Représentez-vous un monde [...] onquel un chascun preste, un chascun doibve, tous soient debteurs, tous soient presteurs. O quelle harmonie sera parmy les réguliers mouvements des cieulx!" (4). Comment Panurge, en prônant le déséquilibre fécond du prêt et de la dette, ne voit-il pas que sa théorie implique l'idée d'un avenir ouvert, foisonnant de possibilités multiples? Comment, pliant et maniant le verbe en rhéteur joyeux, peut-il quêter frileusement, dans les chapitres suivants, une injonction univoque, qui dispenserait de parler et de s'interroger? Panurge ne serait-il plus Panurge, comme l'ont avancé jadis certains commentateurs de Rabelais? C'est oublier un peu vite le nom du personnage - "le bon à tout" -, qui le rend apte à des rôles variés et même contradictoires. Plutôt que de chercher une vaine cohérence psychologique, il faut voir en Panurge l'incarnation des tensions qui définissent l'homme de la Renaissance - à la fois démiurge et interprète superstitieux de l'ordre du monde: l'ivresse d'une liberté nouvellement conquise n'empêche pas l'allégeance à la tradition, aux savoirs constitués, à une nature mère tout hérissée de signes et de présages.
Envisagée de ce point de vue, la cohérence du Tiers Livre est remarquable: les personnages, la structure des épisodes, le mouvement du récit tout entier composent un perpétuel mixte d'énergie et d'immobilisme. La double question des savoirs et des pouvoirs humains est peut-être la plus révélatrice à cet égard. Le lecteur de Pantagruel et de Gargantua serait en droit d'attendre, de ceux-là mêmes qui ont ridiculisé les sciences enflées de leur néant, une attitude moins docile et plus critique en ce domaine. Non seulement les savoirs, convoqués sans ordre et sans méthode, forment cet amas hétéroclite que dénonçait justement Gargantua, mais aucune règle discriminante ne se soucie de leurs légitimités respectives: médecine et divination, droit et astrologie ont la même valeur aux yeux des personnages. Un monstrueux corpus savant finit par envahir le Tiers Livre, au point que la belle autonomie des héros rabelaisiens paraît s'y engluer. Et pourtant, le récit s'achève sur la description du Pantagruélion, hymne à l'énergie humaine, à ce pouvoir d'exploration et de maîtrise du monde qui fait dire aux dieux de l'Olympe: "Pantagruel nous a mis en pensement nouveau [...] par l'usaige et vertus de son herbe. Il sera de brief marié, de sa femme aura enfans. [...] Par ses enfans (peut-estre) sera inventée herbe de semblable énergie, moyenant laquelle pourront les humains [...] envahir les régions de la Lune, entrer le territoire des signes célestes, et là prendre logis" (51). Voici, soudain, que les tergiversations infinies de Panurge passent au second plan: le mariage de Pantagruel, source d'un dépassement prométhéen de l'humanité, ne fait, lui, aucun doute.
Quelle conclusion tirer d'un récit qui consacre 39 chapitres à une quête inféconde et 2 chapitres d'épilogue à l'ingéniosité humaine? Pas plus que dans Pantagruel ou Gargantua, il ne saurait être question de privilégier une dimension de l'oeuvre ou l'autre pour s'y réfugier. S'il faut parler d'une "pensée" de Rabelais, elle réside moins dans les aphorismes un peu solennels de Pantagruel que dans l'affrontement de deux conceptions du devenir: l'élan et le risque d'un côté, l'accumulation et la répétition de l'autre. C'est toute la force et la subtilité du Tiers Livre, que de ne pas incarner l'une et l'autre de ces conceptions dans des personnages emblèmes: le texte joue au contraire sur la plasticité de ses héros, sur la réversibilité de leurs orientations au gré des épisodes. Ainsi Pantagruel, prêchant à Panurge l'épargne, accorde au temps une fonction de lente accumulation, qui préserve l'avenir du hasard et du risque; et c'est le même Pantagruel, dans les derniers chapitres, qui inquiète les dieux par son pouvoir d'excéder les limites de l'homme. Grisaille parcimonieuse, griserie des conquêtes: Pantagruel participe-t-il du gigantisme ou de l'aurea mediocritas?
Cette ambivalence indique peut-être que les héros - tout comme l'humanisme en ce milieu du XVIe siècle - se trouvent à la croisée des chemins. Entre la consolidation des acquis et l'euphorie du changement, entre la sécurité du sens et la relance vertigineuse de l'interrogation, ils semblent partagés. Est-ce un hasard, au fond, si le Tiers Livre occupe le milieu de l'oeuvre rabelaisienne?
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