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mythes (2)

12272872054?profile=originalLes Grecs ont-ils cru à leurs mythes?  est un essai de Paul Veyne, paru en 1983.

Historien de l' Antiquité gréco-latine, Paul Veyne se propose de répondre à une question aussi naïve que retorse: les Grecs ont-ils cru à leurs mythes? En fait, sa réponse ("Mais bien sûr qu'ils y croyaient, à leurs mythes!") nous convie à jeter sur la question un double regard. D'abord sur l'oeuvre des grands poètes, historiens, mythographes et philologues de l' Antiquité. Ensuite, et surtout, sur nos propres croyances: "(...) cette croyance des Grecs ne nous oblige pas à croire à leurs dieux, mais elle en dit long sur ce qu'est la vérité pour les hommes."

Les Grecs avaient leurs mythes, nous avons les nôtres: la Vérité scientifique, le sens de l'Histoire, les Droits de l'Homme, etc. Paul Veyne ne porte pas là, bien sûr, un jugement moral. Il nous invite seulement, dans cet "essai" sur l'imagination constituante", à relativiser nos certitudes à la lumière de la culture antique et de la culture tout court.

 

La "mauvaise foi" des Grecs?

L'histoire de la littérature grecque antique, qui s'étend sur environ un millénaire, montre combien les Grecs ont pu adopter des attitudes différentes vis-à-vis de leur mythologie. Parmi toutes celles que recense et étudie Paul Veyne, celle du célèbre médecin Galien (IIe siècle après JC) est la plus frappante. Dans l'un de ses livres, ce dernier démontre "techniquement" que les Centaures ne peuvent pas exister (ce qui prouve au passage que des gens cultivés croyaient en leur existence). Mais ce même Galien, dans un ouvrage de propagande pour son art, raconte que le Centaure Chiron fut le maître des premiers médecins! On est dès lors tenté de crier à la mauvaise foi. Et pourtant.

Que prouve en fait ce genre d'exemple? Premièrement, qu'il existait certes une critique des mythes, mais que celle-ci n'allait jamais jusqu'à les considérer comme de pures inventions. Deuxièmenent, que les croyances étaient très variables selon les individus, dont le degré de crédulité n'avait pas forcément un lien avec leur catégorie sociale. Troisièmement, que le mythe prêtait à un double discours, correspondant à des utilisations distinctes.

 

"Bien sûr qu'ils y croyaient!".

Ainsi, nous avons d'un côté les fabricants ou utilisateurs de mythes: tous ceux qui ont besoin de chanter la grandeur d'une cité, d'un principe, d'un art ou de quoi que ce soit. Ces poètes, orateurs ou diplomates utilisent le mythe comme un instrument rhétorique, une "langue de bois": relier au monde mythique tel élément du monde réel lui confère automatiquement une valeur insigne. Chaque cité grecque a ses fondateurs mythiques, souvent divins, que l'on allègue dans les grandes occasions (politiques, religieuses, etc.) pour montrer que l'on n'est pas n'importe qui. Peu importe, lors de ces célébrations, que le mythe soit vrai ou faux puisque c'est sa dimension mythique qui compte et que, le temps des discours, tout le monde "marche".

D'un autre côté, nous avons les historiens et les "philologues" (ainsi appelait-on les spécialistes anciens des mythes). Tous n'avaient pas la même démarche: soit ils collationnaient les mythes dans leurs différentes versions rapportées par la tradition, soit ils cherchaient à en éliminer les éléments invraisemblables pour retrouver leur "fond de vérité", indubitable pour eux. Certains, tel Pausanias, oscillaient entre la crédulité et le scepticisme. Mais nul en définitive n'aurait remis en question l'existence de Thésée, premier roi d' Athènes, ou, chez les Romains, de Romulus: tout mythe est parole, et l'on ne peut, pour un Ancien, parler de ce qui n'est pas... La vérité du mythe est donc forcément historique ou, par défaut (chez Platon par exemple), métaphysique.

Mais quelle que fût leur attitude, les grecs étaient toujours de bonne foi. Seulement, leur esprit (l'esprit de chacun) était partagé -"balkanisé"- entre plusieurs "programmes de vérité"; et ils passaient d'un programme à l'autre, de façon quasi inconsciente, en fonction des enjeux du discours à tenir dans telle ou telle circonstance.

 

Des "programmes de vérité".

Les Grecs ne pouvaient pas ne pas croire à leurs mythes: chaque époque produit des "programmes de vérité", dont il est impossible à ses contemporains de sortir. La vérité change au cours de l'histoire (et même à l'intérieur d'une époque, voire d'une conscience individuelle), mais on croit toujours qu'elle est immuable.

Car lorsque nous pensons, explique Veyne, nous croyons penser l' absolu, l' universel. En fait, nous évoluons comme à l'intérieur d'un "bocal" conceptuel, sans en avoir conscience, parce que nous ne pouvons pas imaginer quoi que ce soit au-delà des parois du bocal. Nos théories du monde, ces "palais de l' imagination" qu'édifie notre pensée, s'inscrivent toujours dans un programme de vérité, qui est lui-même un produit de l'imagination humaine. Les mythes grecs ont ceci de commun avec la Déclaration des Droits de l'Homme, ou la Relativité générale, qu'ils ont été fabriqués par des hommes afin de définir des valeurs sur lesquelles édifier une théorie de la réalité (Nietzsche disait: "Les faits n'existent pas."). Mais à chaque fois, on a pris cette théorie pour la seule capable de définir le vrai et le faux.

Existe-t-il au moins un sens à ces changements de "programme" qui constituent ce que l'on appelle l'Histoire? Peut-on, par exemple, parler de progrès de la conscience humaine? Non, selon Paul Veyne: l'histoire fait simplement preuve d'une imagination illimitée. Lors de chaque "révolution conceptuelle", une pluralité de causes ponctuelles (et non un moteur universel de l'Histoire) engendre de nouvelles vérités qui ne pourront pas ne pas sembler parfaitement rationnelles, et seront donc tenues pour la Vérité? Pourtant, Veyne ne peut s'empêcher d'observer que ces nouveaux programmes de vérité ont toujours partie liée avec les nouvelles formes que revêt le pouvoir.

Ainsi, aucun mythe, présent ou passé, n'est jamais vrai ni faux. La question ne se pose même pas. Il n'y a pas une vérité, mais des vérités: "Si quelque chose mérite le nom d' idéologie, c'est bien la vérité." Ce qui signifie que la culture commence lorsque l'on a dépassé le critère de vérité unique pour s'intéresser aux autres civilisations. C'est la prolifération des vérités, c'est-à-dire des imaginations humaines, qui fait le prix de la culture, car elle nous engage à considérer autrement nos propres lumières.

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Du miel aux cendres

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C’est l’ouvrage du sociologue français Claude Lévi-Strauss publié en 1967. Ce livre constitue le deuxième volume des "Mythologiques", et la suite de "Le cru et le cuit". Alors que le premier volume traitait des mythes se rattachant au feu et à la cuisine dans le continent sud-américain comme mythes du passage de la nature à la culture, ce deuxième volume, élargissant le champ de la recherche, est axé sur les mythes se rapportant au miel et au tabac. Si le miel et le tabac relèvent toujours du domaine alimentaire, ils échappent au domaine culinaire, le miel, "élaboré par des êtres non humains, les abeilles", se situant en deçà de la cuisine, puisqu'il est comestible tel quel, et le tabac constituant un au-delà de la cuisine, puisqu'il doit se consumer entièrement pour qu'on en absorbe la fumée. Il s'agit donc de l'opposition d'une infra-cuisine à une méta-cuisine. L'auteur commence par l'étude de la mythologie du miel.

Si la collecte du miel s'entoure d'une telle richesse de rites et de mythes, c'est que le miel, aliment des périodes de disette et chargé ainsi d'une grande valeur émotionnelle, est bien plus que le miel: en lui

s'inscrit pour l'homme le risque de la disjonction totale de la culture, de l'indistinction de l'humanité et de l'animalité, comme en témoignent les variantes du mythe de la fille folle de miel, où toujours la séduction d'une fille par un animal particulièrement expert dans la collecte du miel, sème la perturbation dans le groupe social. Dans ces mythes, où les bêtes parlent ou prennent forme humaine, le miel représente la puissance séductrice de la nature, et de l'  amour en dehors des règles qui président à la distribution  des femmes dans la communauté. Cette puissance séductrice de la nature représente un risque de dissolution pour la société, et c'est pourquoi la collecte d'un aliment riche d'une telle charge émotive s'entoure d'une mythologie et d'un rituel dans lesquels l'analyse structurale reconnaît une progression vers la formalisation et l'  abstraction par rapport aux mythes de la naissance de la cuisine, qui constituaient une logique du sensible: en effet, si les mythes de la naissance de la cuisine utilisaient des catégories sensibles comme le sec et le mouillé, le brûlé et le pourri, etc., la mythologie et le rituel se rapportant au miel ne peuvent se contenter de catégories sensibles en face de la menance de dissolution qui vient de la puissance séductrice de la nature. Les rituels entourant la collecte du miel à travers la forme des récipients, les instruments à percussion qu'elle utilise, les critères pour distinguer les arbres à miel, établit une série d'oppositions: plein-creux, sifflé-frappé, contenant-contenu, exclu-inclu, interne-externe, dépassant en pouvoir de généralisation les oppositions sensibles. Ce progrès vers la formalisation met en évidence l'impossibilité pour la pensée sauvage de trouver dans le sensible même le moyen de penser la menace de dissolution de la culture par la puissance séductrice de  la nature. Le progrès de la pensée vers l'  abstraction viendrait donc de la nécessité toujours présente de redessiner la frontière entre l'humanité et l'  animalité en face de la séduction de la nature. La formalisation des mythes et des rites qu'opère l'analyse structurale est lisible selon trois codes: le code alimentaire, le code sociologique, le code astronomique. Ces trois codes sont convertibles et traduisibles l'un dans l'autre: en effet, si l'alimentation est le rapport le plus proche que l'homme ait avec la nature et la contemplation des astres le plus lointain, la périodicité des constellations indique la régularité des saisons et le retour de la disette pendant la saison sèche, où le groupe social est le plus menacé dans sa survie, période, précisément, où la collecte du miel prend toute son importance.

 

De façon symétrique et inverse, les mythes et les rites concernant le tabac indiquent le risque d'une culture coupée totalement de la nature: dans plusieurs mythes d'origine du tabac, le tabac doit être volé à une société d' amazones qui, vivant seules dans une île, ne peuvent procréer et figurent donc le risque d' extinction de l'espèce humaine. De plus, le tabac est souvent consommé à des fins rituelles, médicales, magiques ou religieuses: nourriture, il peut être aussi toxique ou émétique, devenant par là une anti-nourriture. Pouvant être stimulant ou narcotique, il est ainsi symétrique du miel, qui, dilué et fermenté, donne l'  hydromel. L'analyse structurale vérifie cette symétrie à l'aide de l'étude de nombreux mythes qui, par leurs redondances, permettent de déduire une grammaire qui les rend lisibles.

Ainsi, les mythes d'origine du tabac, liés d'une part à ceux d'une société de femmes stériles, d'autre part à ceux de l'origine des pouvoirs chamaniques, toujours acquis à travers une série d'épreuves, de dangers, de deuils qui en font une véritable quête, ces mythes côtoient toujours une anti-nature qui, risquant de disjoindre la société de la nature, la frapperait de stérilité et la condamnerait à mort. Les rites et les mythes concernant le tabac visent donc à penser et éviter sur le plan symbolique cette disjonction de la société et de la nature. Ils présentent par là une homologie avec les mythes et les rites entourant la collecte du miel, qui exprimaient le danger de dissolution de la société par la nature, la même propension à dépasser les catégories sensibles par la formalisation des oppositions. Lévi-Strauss rejette du côté de la contingence de l'Histoire les limites imposées à ce progrès et qui ont interdit la naissance d'une pensée scientifique véritable. Ainsi, l'  analyse structurale constitue-t-elle une méthode qui, en s'incliant devant "la puissance et l'inanité de l'événement", s'interdit l'intelligibilité de l'Histoire, mais qui n'échappe cependant pas à toute dialectique, puisqu'elle situe à l'origine des progrès de la pensée humaine la difficulté de penser à la fois l'animalité de l'espèce et la mort de l'  espèce.

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