Des gens de l’Art au théâtre du Parc pour jouer Pinocchio
Comédien auteur, metteur en scène, Thierry Janssen nous livre au théâtre du Parc une adaptation originale du conte moralisateur italien bien connu de Carlo Collodi (1883). Dans ce spectacle savoureux et grisant, tant pour les adultes que pour les enfants, l’auteur déploie habilement un fantastique arsenal théâtral fait de textes subversifs et drôles, pimentés d’une dose bien rafraîchissante d’italien. Un arsenal fait d’espaces bien construits, de corps brûlants de dynamisme, de sons et lumières qui n’ont rien à envier au cinéma. La brillante mise en scène ne manque pas d’humour et est signée Maggy Jacot et Axel de Booseré. Les enfants adorent ! Les comédiens Aurélien Dubreuil-Lachaud et Mireille Bailly se partagent astucieusement les rôles de Lino, le chat, Arlequin et Colombine, le renard et Vanda. L’ambiance est celle de la Commedia dell’arte, les enfants jubilent.
Julien Besure, Fabian Finkels Photo Aude Vanlathem
Lorsque le tissu est à l’endroit, on croit voir ce que l’on attend, à savoir la reconstitution subtile et resserrée des tribulations du jeune pantin de bois à travers l’évocation de ses multiples métamorphoses dans un univers de magie et de rêve. Puisque c'est là que se trame de fil en aiguille un parcours complexe vers la découverte de son humanité, ciselée avec ferveur par l’amour de Gepetto, son génial créateur.
Mais, première surprise, le Pinocchio que l’on a devant les yeux est d’emblée un vif jeune homme, en chair et en os sous les traits du pétillant Julien Besure, en comédien tête d'affiche d’une tournée théâtrale du spectacle « Le avventure di Pinocchio ». Place au mystère du théâtre dans le théâtre. Les enfants sont éblouis. Et dès l’entrée de jeu, l'extraordinaire vedette du théâtre du Parc, Fabian Finkels, dans le rôle du directeur de la troupe prévient : l’histoire sera extraordinaire : vraie ou pas, c’est aux spectateurs d’en décider. Vrai ou faux ? Il promet de ne jamais mentir, de parler vrai. Mais, qu’est-ce que parler vrai ? Doit-on le croire ? Faut-il croire les deux gredins escrocs et séducteurs en carricatures de renard et de chat ? Doit-on croire la pauvresse Fée Dora dont la blessure est une morsure de chien pour avoir volé un pain? Comment fait-elle pour devenir une vraie féé bleue ? Peut-on en tomber amoureux ?
Mireille Bailly, Aurélien Dubreuil-Lachaud, Karen De Paduwa, Fabian Finkels, Julien Besure, Thierry Janssen, Elsa Tarlton Photo Aude Vanlathem
C’est alors qu’ à l’envers du tissu, on découvre une toute autre histoire. Eternelle ou anecdotique? Certes, misérable et merveilleuse. Emouvante, donc. Celle d’une résistante communiste indigente (Elsa Tartlon) poursuivie par les forces de l’ordre. Celle de Sofia – le nom est bien choisi – joué par une éblouissante Karen de Padoua. La régisseuse codirectrice est rebelle aux bruits de bottes qui déferle sur l’Italie. A l’occasion, elle se montre même à cheval sur la question de l’orthographe, question de préserver la complexité de la langue, partant, celle de la pensée. Pressent-elle que Joseph Goebbels, quelques années plus tard, dira « Nous voulons convaincre les gens de nos idées, nous voulons réduire le vocabulaire de telle façon qu’ils ne puissent plus exprimer que nos idées » ? Elle est bouillante et prête à la révolte et bataille avec le direttore en refusant d’aller se produire devant un public de fachistes en marche sur Rome et rassemblés à Santa Marinella. Puisqu’en effet, tout se passe il y a cent ans, en octobre 1922, alors que fermente la grogne des Italiens après un traité de Versailles qui les a bernés, alors que sévissent la faim et la misère dans les villages toscans, une réalité sociologique qui n’épargne ni les ouvriers ni les paysans. Peut-être même que cela se passe autour du 31 octobre… ce jour de 1922 où un certain Benito Mussolini s’approprie la présidence du Conseil du Royaume d’Italie.
Très prosaïquement, toute la question pour la troupe de forains n’est-elle pas de trouver de l’argent coûte que coûte, simplement pour ne pas mourir de faim? Alors, aller jouer devant les troupes du Duce…c’est un moindre mal ! Avanti ! tranche le direttore.
En filigrane, on voit aussi apparaitre un autre thème. Celui d’une société de loisirs et de consommation souvent abêtissante, où l’on fuit l’effort et les contraintes pour de vains plaisirs. … ce qui arrange bien sûr les profiteurs et les dictateurs de tout poil. Le très crédule Pinocchio n’est-il pas prêt à enterrer son argent dans un champ pour s’enrichir heureux de se vanter de ses vaines prouesses? Et puis, Qui est-il ? Est-il capable de se changer et de devenir autre chose que ce qu’il est, un vulgaire morceau de bois? Que reste-t-il des souvenirs du brave Gepetto qui semble avoir perdu la mémoire ? Il est interprété avec chaleur par Thierry Janssen, lui-même. Dire qu’au plus profonde de la misère, il échange son manteau pour un livre d’école destiné à son fils! Et ce fils, doit il se soumettre aux règles de l’ordre établi ou y a-t-il quelque place pour la liberté de devenir soi? On est au cœur de la fonction du théâtre : se poser des questions, chercher le sens de la vie, douter, alimenter la réflexion. Et tant pis pour le criquet moralisateur ! Pardon, c’est un grillon!
Avec ces gens de l’Art, on est à cent lieues du Walt Disney bienpensant de 1940.
Julien Besure, Aurélien Dubreuil-Lachaud, Mireille Bailly. Photo Aude Vanlathem
Dominique-Hélène Lemaire, Deashelle pour Arts et Lettres
Au Théâtre Royal du Parc | Rue de la Loi, 3 – 1000 Bruxelles Du 18/03/2023 au 08/04/2023
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