Un 8 mars en avance à l’opéra de Liège?
Mese Mariano de Giordano et Suor Angelica de Puccini, quel beau mariage lyrique ! Le sujet est grave, mais il n’y aura pas de misérabilisme ou le pathos enflammé auquel on aurait pu s’attendre. Rien que de la dignité sous la baguette agile et fiévreuse de la frêle chef d’orchestre ukrainienne Oskana Lyniv. Elle se veut ambassadrice déterminée d’une culture européenne en marche par laquelle elle veut défendre la paix et les valeurs humanistes, la communication rationnelle versus la folie du monde et des hommes. On ne sort pas ses mouchoirs, malgré deux histoires poignantes de femmes méprisées, soumises aux lois mâles de la société, résignées devant leur malheur, violées, battues et privées de leur progéniture. Tous les malheurs à la fois. Par l’ énergie de la musique que la fringante artiste ukrainienne déploie en interprétant ces deux œuvres elle semble dire : « Nous sommes fortes, nous sommes fières », nous ne pleurerons pas. Chez le spectateur, la spectatrice, c’est plutôt une sorte de colère silencieuse qui finit par prévaloir, tandis que les yeux restent secs malgré un cœur qui saigne.
L’ouverture de Mese Mariano est chantante, pleine de charme. Le rideau se lève presque aussitôt sur les gracieuses arcades couvertes de glycines de la piazza d’un monastère surplombant, à l’aube du 20e siècle, une vallée napolitaine riante et un duomo étincelant sous le soleil. L’ouvre de Francesca Mercurio. Aux lumières : Luigi Della Monica. Contrastant avec la beauté des décors et la foule de cornettes innocentes qui vaquent joyeusement dans la cour du monastère, le récit bouleversant de Carmela fait peu à peu prendre conscience de toute l’horreur de la condition féminine de l’époque. Sa sujétion au monde des hommes, sa dépendance, son impuissance, son manque de liberté, son infériorisation. Et parmi toute ces femmes qui acceptent leur triste et humble condition, il y a ces traîtresses qui jouent le jeu des hommes, ces Cruella hautaines et méprisantes qui osent marcher sur leurs sœurs. Dans le deuxième opéra, c’est carrément le mur du monastère et ses trois imposantes colonnes qui semble tomber du ciel pour signifier l’enfermement de la jeune suor Angelica. Une très habile mise en scène de Lara Sansone. Une formidable Violeta Urmana interprète l’imposante et glaciale Madre Superiore dans Mese Mariano, et la princesse dans l’œuvre de Puccini, Suor Angelica . Elle est vêtue d’une impressionnante tenue Elisabéthaine, qui contraste avec la simplicité et l’humilité des tenues des nonnes du couvent (costumes des mains de Teresa Acone). Son jeu de véritable marâtre est implacable. Sa voix contient tout l’orage de la vindicte des puissants: des grondements profonds , aux éclairs fulgurants, au silence meurtrier qui condamne sa victime sans appel. A côté de ce dragon, la pauvre Carmela et la suor Angelica n’ont aucune chance. A travers ces deux œuvres miroir, émerge la conviction profonde que les avertissements de Victor Hugo proférés à l’ouverture des “Misérables” résonnent de façon toujours aussi pressante, même à notre époque. Et notre frisson intérieur reste le même: “ tant qu’il y aura sur la terre ignorance et misère, des livres de la nature de celui–ci pourront ne pas être inutiles. » Les femmes et les enfants sont toujours au premier rang des victimes.
En Italie, la veine artistique vériste signe l’ entrée fracassante du naturalisme dans l’opéra, avec des personnages mélodramatiques faisant partie du commun des mortels. La sincérité de l’interprétation de Serena Farnocchia est très touchante et invite à la compassion, par une vocalité toute en nuances dans les plaidoyers bouleversants de Carmela et de Suor Angelica.
La Beauté humble de la musique vériste, ses bouillonnements passionnels émouvants, la douceur et l’élégant classicisme des décors italiens ont patiemment tissé la parole des femmes…
Les splendides chœurs d’enfants très actifs et attendrissants, sous la direction aérienne de Véronique Tollet et une distribution presque totalement féminine ont donné une dimension particulièrement émouvante au spectacle. Un dernier vœux posthume de Stefano Mazzonis Di Pralafera ?
Lors de la dernière du dimanche après-midi, parmi les nombreuses sœurs qui interviennent dans les deux histoires nous avons aussi eu la chance d’écouter les talentueuses interprétations de Chantal Glaude (artiste des Chœurs à l’ORW) dans le rôle de Suor Celeste et de Louise Kuykenhoven dans celui de Suor Genovieffa. En remplacement au pied levé de la chanteuse lyrique Morgane Heyse. Les merveilleuses Julie Bailly et Natacha Kowalsky en suor Cristina et Suor Maria. Patrick Delcour, un habitué de la scène liégeoise, le seul chanteur masculin de cette distribution, en Don Fabiano.
Dominique-Hélène Lemaire Pour le réseau Arts et Lettres
GIORDANO / PUCCINI Voici deux histoires croisées qui se répondent à huit ans d’intervalle et qui émanent des plus grands protagonistes de la scène vériste italienne, Giordano et Puccini. Au centre du propos, deux jeunes mères éplorées, obligées d’abandonner leur enfant illégitime et bouleversées d’apprendre bientôt leur mort… Deux tragédies fulgurantes et édifiantes qui permettent à leurs auteurs une introspection des recoins les plus intimes de l’âme humaine… Avec Mese Mariano (Le Mois de Marie), en 1910, Giordano condense une trajectoire immuable et nous mène, en une bonne demi-heure profondément émouvante, dans la simplicité des « vinti dalla vita » (les vaincus de la vie). Quant à Puccini, avec Suor Angelica, ce célèbre volet du Trittico créé à New York un soir de 1918, il saisit l’occasion de confier à l’odieuse princesse, la tante d’Angelica, le seul rôle important d’alto et l’une des rares incarnations féminines malfaisantes de toute sa production…
MESE MARIANO
LIVRET DE SALVATORE DI GIACOMO
D’APRÈS LE DRAME ’O MESE MARIANO, TIRÉ DU ROMAN SENZA VEDERLO
SUOR ANGELICA
LIVRET DE GIOVACCHINO FORZANO
A voir en replay dès le 18 février 2022 sur France•TV Culturebox