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Les yeux fertiles

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"Les yeux fertiles" est un recueil poétique de Paul Éluard, pseudonyme d'Eugène Paul Grindel (1895-1952), publié à Paris chez Guy Lévis-Mano en 1936. Les plaquettes reprises dans ce recueil, assorti d'un portrait et de quatre illustrations de Picasso, ont été publiées pour la plupart en 1936, quelques mois avant leur parution en volume: Grand Air et la Barre d'appui en juin, illustrés d'eaux-fortes de Picasso; seul Facile était paru chez Guy Lévis-Mano, un an auparavant, en octobre 1935, accompagné de douze photographies de Nusch par Man Ray. C'est dire, par conséquent, l'unité chronologique du recueil. Francis Poulenc composa des mélodies sur ces poèmes en 1936, sous le titre Tel jour, telle nuit, dont la première audition, salle Gaveau, eut lieu en février 1937.

 

L'année 1936 est particulièrement importante dans l'oeuvre d'Éluard puisqu'il prononce l'importante conférence, publiée en 1937, l'Évidence poétique, pendant l'Exposition internationale du surréalisme à Londres, à l'invitation du peintre britannique Roland Penrose. Précédant la rupture définitive avec Breton en 1938, les Yeux fertiles sont le dernier grand recueil de la période proprement surréaliste. Mais 1936 est d'abord une année vouée à l'Espagne, avec le début de la guerre civile et l'exécution de Federico Garía Lorca, à qui Éluard rendra hommage en 1938 en traduisant avec Louis Parrot l'"Ode à Salvador Dalí". Et, surtout, Éluard prononce à l'Institut français de Madrid une conférence sur Picasso, peintre et poète, qui complète l'exposition itinérante présentée à travers toute l'Espagne. Les Yeux fertiles sont placés sous le signe, précisément, de la peinture de Picasso, dont la personnalité paraît d'autant plus fascinante à Éluard que celle de Breton pâlit d'une brouille. Le célèbre portrait d'Éluard par Picasso en témoigne, qui sert de frontispice au recueil.

 

A travers Picasso, c'est à la peinture qu'Éluard rend hommage, retrouvant une thématique présente dans les premiers recueils jusqu'à la Vie immédiate, et que la Rose publique avait un peu effacée. Même lorsqu'Éluard ne fait pas explicitement référence à la peinture, le sujet des poèmes apparaît très nettement pictural, comme "l'Entente" qui, dans Facile, campe un décor inspiré des tableaux métaphysiques de Chirico: «Au centre de la ville la tête prise dans le vide d'une place...» Les images de couleur y contribuent à suggérer un «paysage»: «Le vert et le bleu ont perdu la tête / Tout le paysage est éblouissant...» ("Ma vivante"). Le titre les Yeux fertiles, qui désigne en premier lieu les yeux de Picasso, a été repris pour le premier volume de l'Anthologie des écrits sur l'art (1952), faisant de Picasso la figure universelle et archétypique du peintre. L'admiration et l'amitié d'Éluard pour Picasso - qui n'a jamais véritablement fait partie du groupe surréaliste - ne se démentiront jamais par la suite, et rejoignent celle que Breton exprimait avec lyrisme dès le Surréalisme et la Peinture, en 1925, où était célébré celui qui a «porté à son suprême degré l'esprit non plus de contradiction, mais d'évasion». Le très beau poème dédié "A Pablo Picasso" de Grand Air témoigne de cette admiration (et renoue avec deux des «Nouveaux Poèmes» de Capitale de la douleur):

 

 

Montrez-moi cet homme de toujours si doux

Qui disait les doigts font monter la terre

L'arc-en-ciel qui se noue le serpent qui roule

Le miroir de chair où perle un enfant

Et ces mains tranquilles qui vont leur chemin

Nues obéissantes réduisant l'espace

Chargées de désirs et d'images

L'une suivant l'autre aiguilles de la même horloge.

 

 

L'oeil du peintre est inséparable de sa main: le poème "René Magritte" associe ainsi les «Marches de l'oeil» au «tapis / Sans gestes». Si le geste est intimement lié au regard du peintre, il est aussi, par la «caresse», l'équivalent du regard amoureux. D'où la deuxième séquence de "l'Entente" consacrée aux mains «petites et douces» de «toutes les femmes». Dans "Ma vivante", l'union amoureuse est scellée par les «mains courageuses».

Le propre des Yeux fertiles est donc d'entrelacer, ou plutôt de superposer, les thématiques picturale et amoureuse grâce à la double acception des mots «yeux» et «regard». Car ces «yeux fertiles» du peintre Picasso sont aussi, et simultanément, ceux des «femmes fugaces» qui, dans le même poème, «faisaient une haie d'honneur» et, surtout ceux de Nusch, dédicataire du recueil, auxquels le poète est suspendu:

 

 

Pour ne plus rien voir dans tes yeux

Que ce que je pense de toi

Et d'un monde à ton image

Et des jours et des nuits réglés par tes paupières.

 

("Intimes", V)

 

Plus que la traditionnelle métaphore pétrarquiste de l'«oeillade assassine», le regard prend alors une valeur régénératrice, voire créatrice. C'est encore le poème "l'Entente" qui explicite cette signification du titre «yeux fertiles». La métonymie de «fertiles» s'y trouve en effet remotivée par le verbe «fleurir» et l'imaginaire végétal:

 

Multiples tes yeux divers et confondus

Font fleurir les miroirs

Les couvrent de rosée de givre de pollen.

 

Ces vers unissent étroitement le motif amoureux du regard, porteur de vie, à la croissance organique du monde végétal; la thématique du miroir, qui évoque certains portraits célèbres de Picasso, instaure alors un échange entre le pictural et l'érotique, qui tendent à se confondre dans le regard. Si l'on considère en outre que l'image littéraire est souvent définie par Éluard à travers des métaphores végétales, la mise en abyme semble parfaite, reflétant la poésie dans le miroir de la peinture comme de l'amour. Les Yeux fertiles, mieux encore que l'Amour, la poésie, condensent le rapprochement de la poésie et, plus généralement de l'art, avec l'amour.

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