Ulysse attaché au mât du navire, d'après l'Odyssée d'Homère. Vase à figures rouges de Vulci, Ve s. av. J.-C. British Museum, Londres (Ph. Coll. Archives Larbor)
Mais qu’est - ce qui déchaîne cet automne à Bruxelles des tempêtes de rires ou d'applaudissements ? Le dieu Eole ? Un vent de joie, d’humanité et d’esprit en tous cas. Une production visuellement magnifique, mais ce n'est pas que cela! Cela se passe au théâtre Royal du Parc où Thierry Debroux s’est décidé de présenter la chère Odyssée sans son Iliade, un mythe qui a bercé nos parents, nos grands-parents et on l’espère fortement, les générations à venir. Il célèbre notre appartenance aux racines méditerranéennes, la liaison directe de notre langue au monde antique grec, avec sa pléthore de savants, philosophes et dramaturges qui ont tissé notre culture occidentale. On ne sait si l’objectif premier de Thierry Debroux fut de rafraîchir ces profondes racines, et de raviver l’intérêt des jeunes pour la culture classique mais ce spectacle sera un fameux atout pour qui se mêle d’éducation humaniste.
Ulysse (Laurent Bonnet) est un personnage d’une attraction fascinante. Etre complexe, c’est un homme vaillant, rusé, curieux de tout, capable de supporter mille épreuves, patient, endurant, doté d’une intelligence exceptionnelle. Pour peu on en tomberait soi-même amoureux, comme le fait la merveilleuse Nausicaa, Pascaline Crêvecoeur, à qui Thierry Debroux a offert le rôle magnifique. Mais Ulysse, c’est surtout un homme qui refuse l’immortalité promise par la magicienne Circé (Babetida Sadjo) qui vit sur une île où le temps n’existe pas, pour rentrer chez lui, trouver les siens et assumer pleinement sa condition humaine. Cela lui permet de sortir grandi des épreuves, d’accepter courageusement sa finitude et d’assurer son libre-arbitre.
Thierry Debroux, responsable du texte et de la mise en scène, brosse dès le début des tableaux hilarants et moqueurs de la condition divine. Le personnage d’Hermès, bouffon fulgurant aux magnifiques pieds ailés est un « sur mesures » créé de toutes pièces avec comme modèle le comédien Othomane Moumen engagé dans les premiers, avec le splendide Eole (Yannick Vanhemelryk), sans doute. Ecrire le texte, ayant en tête les comédiens qui recevront les rôles est sans doute d’une grande saveur pour l’auteur et cela mène à une réussite éblouissante, côté spectateurs. Le même « sur mesures » vaut pour l’inoubliable personnage d’Athéna à la voix si autoritaire (Karen De Paduwa) et vaut sans doute pour bien d’autres membres de ce casting extraordinaire.
Le jeu presque cinématographique d’Antinoos (Lotfi Yahya) et ses compagnons met en lumière la brutalité et la décadence morale d’une société privée de valeurs et de sagesse. Sandrine Laroche dans le rôle de Pénélope est tout en finesse, sensibilité, bonté et tendre émotion. Télémaque (Gabriel Almaer) est un jeune homme attachant, un personnage très bien campé ...tout comme l’imposante mère d’Ulysse, Anticlée qui tremble de colère : « Sacrifier les bœufs, les moutons, les chèvres grasses, festoyer, boire follement le vin qui flamboie…épuiser cette maison… C’est donc ce que vous appelez le courage ? J’ai perdu un fils qui autrefois veillait sur vous, bienveillant comme un père. Est-ce votre façon de servir sa mémoire ? » (Jo Deseure)
L’imaginaire bat son plein avec la conception du navire, avec le personnage du cyclope (Ronald Beurms qui joue aussi Poséidon), un gigantesque monstre à l’œil unique, aux airs de robot qui se nourrit de chair humaine. Avec les sirènes, avec les pourceaux de la belle Circé en son palais tropical, avec le saisissant le séjour des morts, dans la formidable tempête, dans les scènes de beuveries et de complots des prétendants au palais d’Ithaque et dans la bataille finale. Les astuces visuelles et lumineuses sont cause d’émerveillement en continu. La scénographie, les masques, les costumes, les bijoux et maquillages font partie intégrante de la beauté visuelle qui captive le spectateur, et vont à l’essentiel. Les tableaux se tiennent les uns aux autres dans une grande harmonie, comme des fondus enchaînés tandis que le spectateur flotte au bord de ses propres rêves. Mais le verbe veille: c’est un savant dosage de phrases tragiques, de poésie et d’humour débridés , d’affects à vif que l’on boit comme un philtre d’amour. « O mon aimé… tu sais combien de fois par jour je les répète ces mots… Mon aimé, mon aimé… Ton palais est pillé mais ta femme est intacte. O vous, dieux qui l’aviez soutenu lorsqu’il assiégeait Troie, je ne vous reproche pas son absence. Faites seulement, lorsqu’il abordera à nouveau ces rivages, faites qu’il me trouve belle encore… et désirable. » Cela vibre de déclarations passionnées, cela pétille de parodies, cela miroite de joutes verbales et d’anachronismes: la vivacité, la vie… quoi ! Qui oserait jeter maintenant les Anciens aux orties après un tel spectacle? Thierry Debroux fait flèche de tout bois et transforme même Homère en rappeur méditerranéen, là il en fait peut-être un peu trop.
Et revenons à Ulysse qui, loin d’apparaître comme un héros surnaturel, est homme sensible et touchant avec ses faiblesses et ses pertes de mémoire. Il est émouvant, incapable de résister aux femmes mais surtout, comme tant d’autres, incapable de résister au péché d’orgueil. C’est le péché le plus grave chez les Anciens Grecs, celui qui génère invariablement de terribles catastrophes. De leur côté, ses chers compagnons ne peuvent résister à la folle cupidité, une tentation peut-être encore plus délétère. Mais c’est en songeant douloureusement à sa patrie, à son épouse et à son fils qu’Ulysse se reconstruit. Une patrie qu’il a ardemment souhaité retrouver mais qui le plonge à son retour dans une nostalgie redoublée. Il ne peut supprimer la violence que par la violence. Il est terriblement humain.
Crédit photos: Isabelle De Beir