Kafka et le harcèlement, un seul en scène vibrant à la Clarencière
...Et que nous dit Flaubert de la parole humaine?
« La parole humaine est comme un chaudron fêlé où nous battons des mélodies à faire danser les ours, quand on voudrait attendrir les étoiles. »
Ni ours ni étoiles ici, mais une sidération totale face à La Lettre au père de Franz Kafka, écrite en novembre 1919 et jamais envoyée. Une confession brûlante, assidue, imprégnée d’amertume, un cri d’introspection implacable sauvé des flammes par Max Brod, contre la volonté de Kafka. Tout fait penser au célèbre et fascinant tableau de Munch.
Hermann contre Franz.
Cette sombre sonate, glaçante et mélancolique, mettant en scène le géant et le nain, a pris vie récemment au Théâtre Littéraire de la Clarencière à Bruxelles. Sur scène, Ghyslain del Pino, diplômé des conservatoires de Liège et Nantes, livrait une performance d’une terrible sincérité.
Sous un phare rouge et une mise en scène minimaliste, il incarne de manière poignante un Franz écorché, prisonnier d’une culpabilité radicale, infligée avec rancune par un père tyrannique qui lui reproche… son manque d’amour filial! Ce que l’on appelle maintenant, un pervers narcissique? Ce huis clos familial, fait de brimades et de silences destructeurs, de regards tueurs, illustre la profondeur du terme “kafkaïen”, passé dans la langue commune pour désigner l’absurde oppressant qui traverse toute son œuvre.
Un combat sans issue.
Franz, enfant fragile et souffre-douleur d’un père dur et despotique, tente, en vain, de briser la chape de culpabilité qui l’étouffe. Son seul refuge : fuir en lui-même. Cette lettre à son père est sans doute l’œuvre la plus triste et déchirante jamais écrite, un cri désespéré qui met à nu les blessures d’une identité méthodiquement massacrée.
Ghyslain del Pino interprète ce texte asphyxiant avec une intensité quasi viscérale, devant un public belge sous le choc. Chaque mot résonne, chaque silence pèse. Pourquoi cette punition perpétuelle? Pour quelle faute? Le comédien, peu rasé, épuisé avant de commencer, simplement vêtu d’un jeans noir et d’un singlet blanc, dialogue avec son méchant escabeau, seul partenaire dans l’enfer qu’il habite. Il dévoile de page en page avec une précision clinique toute l’aberration, les injustices flagrantes, les violences et la haine froide d’un père qui, par cruauté, annihile autour de lui tout ce qui n’est pas lui. Du vécu? Oui, on est abasourdi.
Une résonance universelle.
Cent ans après la mort de Kafka, cette œuvre suscite une réflexion troublante : ce modèle éducatif cruel était-il le reflet d’une époque ? Et aujourd’hui, dans un monde où l’enfant-roi et des parents omniprésents dominent, le harcèlement reste-t-il ancré dans la nature humaine ?
Ghyslain del Pino répond avec force : le non-respect de l’autre est un poison enkysté dans nos civilisations. Il souligne l’urgence de briser ces dynamiques archaïques, nourries par des sociétés patriarcales et suprémacistes.
La parole libératrice.
Malgré tout, le chaudron fêlé de Gustave Flaubert reste porteur d’espoir : il transporte de l’eau, source de vie et d’émancipation. Et même sous les pas des plus brisés, dans la rigueur du désert, l’herbe ainsi repousse. Et c’est dans ce théâtre intime, petit lieu célébrant ses 25 ans, que cette parole cathartique trouve son plus bel écho.
Dominique-Hélène Lemaire , Deashelle pour le réseau Arts et lettres