L’artiste, le philosophe et la vérité offerte
(essai)
Antonia Iliescu
Qu’est-ce que « la vérité » ? À la première vue on pourrait la cataloguer comme l’antonyme du mensonge. Dans un sens restreint elle pourrait être définie comme l’antidote du mensonge. Mais dans un sens large, regardée sous un angle notionnel et philosophique, quelle définition pourrait la comprendre ? Qui pourrait la délimiter ? Une caste, une communauté peuvent décréter comme « vérité » un fait abstrait boiteux ou même un faux qui pourrait servir leurs intérêts. Il s’agit d’une « vérité » fabriquée et fonctionnelle, qui apporte des fruits immédiats, qui usurpe toute alternative de renversement de sa position, préétablie, de vérité unique et irrévocable et qui sert les intérêts politiques de cette caste, communauté ou parti politique.
L’artiste authentique, comme le philosophe, cherche la vérité par d’autres moyens, il n’étant pas contraint que par sa propre conscience, dans la démarche de lui définir le contenu, les formes et les limites. L’artiste et le philosophe sont des récepteurs de valeurs captées par intuition, parmi lesquelles la vérité a la qualité d’axiome. Elle ne doit donc pas être démontrée, mais seulement exposée dans des formes convenables, intelligibles, sensibles et surtout non calculées ou programmées. L’onde pure ne doit pas être habillée dans des choses sophistiquées, autrement elle risque de ne plus pouvoir être contenue par tout un chacun et son but primaire – celui d’être un médiateur entre l’homme et le Divin – serait ainsi dénaturé, ou pire encore, tué par inutilité. L’artiste, tout comme le philosophe, pendant ses instants de grâce, est celui qui entend sans oreilles, celui qui voit sans yeux, celui qui sait sans avoir cherché, « celui qui croit sans avoir recherché ». Il est l’enfant éternel qui a été investi avec des parties de la Grande Vérité Universelle.
La vérité ne peut pas pénétrer dans le monde qu’à travers des gens solitaires, qui en témoignent, après avoir expérimenté cette partie de vérité qui s’est dévoilée à eux par un travail/vécu fastidieux couronné de révélation. C’est ainsi que les philosophes ont apparu, malgré eux, en se promenant comme Socrate dans l’Agora et en conversant avec la foule.
Socrate, ce subtil artiste de la raison, ingénieux philosophe qui n’a écrit au moins une seule ligne, a influencé la pensée de l’humanité par l’art avec laquelle il faisait sortir la vérité de l’esprit de ses contemporains, en les incitant de la découvrir tous seuls. Sa tactique se servait des questions, Socrate se faisant passer pour un novice dans différents problèmes. Avec beaucoup de subtilité, il corrigeait les fautes de ses contemporains athéniens, en les poussant de penser eux mêmes et de découvrir par eux mêmes d’abord l’absurde et ensuite la vérité. Au nom de cette vérité, que Socrate considérait au delà de la vie même, il fut condamné à mort par ses adversaires politiques. Le calice à ciguë bu par Socrate et plus tard, la croix de Jésus, furent les signaux d’alarme pour un monde en pleine décadence, inconscient, peiné d’accepter le chemin difficile de son évolution comme être rationnel, spirituel et moral.
Une vérité totale et unique existe, certainement, mais elle nous sera toujours inaccessible, tout comme l’image de la Divinité, impossible à reconstituer. Nous allons mourir nous aussi de soif de vérité ou de faim d’absolu, en vivant les mêmes supplices que le mythique Tantale.
L’histoire de la vie n’a fait que décimer la vérité en milliards et centaines de milliards de débris, son unicité accessible étant tout aussi impossible que l’identité des êtres terrestres, les uns par rapport aux autres. Et c’est juste parce que la vérité est une somme de pensées et d’interprétations, qu’elle n’est pas vraie qu’en rapport avec la somme des individus qui ont modulé leurs pensées, en s’accordant les interprétations. Cette somme est elle aussi partielle que relative, ne pouvant jamais être vérifiée in integrum. Une affirmation, une idée devient d’autant plus vraie que le nombre de ses adeptes augmente. Dans l’idée que l’unique décideur de l’authenticité d’une vérité c’est le nombre de ses adeptes, le mensonge, la rumeur et la calomnie peuvent se substituer à la vérité avec immenses chances de réussite. Nous vivons dans un monde où le nombre dicte tout : l’éthique, la morale, la valeur des choses. La quête et/la vérification de la vérité par l’individu qui se veut honnête, devrait commencer par son détachement du « nombre », de la somme et la découverte de la vérité à partir de son intérieur et non en partant de l’extérieur.
Il existe plusieurs types de vérités. Parmi ceux-ci la vérité humaine non communiquée est peut-être la plus importante de toutes les vérités possibles, étant absolument authentique et gratuite ; elle reste malheureusement presque toujours cachée, étant enterrée avec l’homme; c’est la vérité découverte par tout un chacun, par sa propre expérience de vie ; c’est le grain de pollen qui s’accroche aux petits pieds de l’abeille et qui est portée plus loin, de fleur en fleur, devenant ainsi source et garant pour la continuation de la vie ;
la vérité scientifique est celle basée sur des théories, recherches et expérimentations ; ce type de vérité est éphémère étant toujours perfectible, la vérité historique (je me réfère à cette vérité non falsifiée à l’intérêt d’une caste), est celle basée sur des documents et preuves matérielles venant des époques révolues qui est elle aussi éphémère et perfectible en fonction des moyens d’investigation du passé historique, la vérité philosophique est partielle et totalement subjective… combien de philosophies autant de vérités, la vérité artistique, qui ne peut nullement être démontrée, mais qui convainque dans quelques fractions de seconde, en ne demandant à son interlocuteur aucune érudition préalable mais seulement la bonne volonté de connaître le monde extérieur, façonné et donné par l’artiste par l’intermédiaire de son oeuvre.
Cette vérité artistique offerte et pure est la matière première de l’artiste authentique qui ne peut pas y faire œuvre d’art qu’en la transformant en vérité brute, intégrée à la matière ou à la non matière, qu’elle soit pierre, couleur, forme, son, mouvement ou verbe. L’artiste est un alchimiste avec une mission inversée, celle de transformer l’or Divin en plomb terrestre, accessible à nous tous, les gens ordinaires.
Entre l’homme et l’artiste, Dieu interpose volontairement sa vibration lente de l’Onde Pure (Logos), qui est heureuse d’accepter la dégradation dans le but noble de la sensibilisation de l’homme. L’artiste sent le sacrifice divin, le comprend et y répond en faisant de son mieux.
Quand l’artiste est attiré à son insu dans l’Agora politique changeante, abasourdi et harcelé, se rompt de l’Onde Divine et meurt, en s’éteignant par sa propre volonté, il ne pouvant pas accepter un autre dictateur en dehors de sa Muse. Chaque artiste a accès à la Divinité par l’intermédiaire d’une Muse avec une voix extrêmement fine et subtile, qui le reconnaît et avec laquelle il établit des relations d’amitié dès sa naissance.
Le détournement de la conscience de l’artiste de son devoir – celui de capter le cliquetis de la Muse – est un acte de violence. En vain tire l’homme vers lui la branche de l’arbre aux fruits encore verts. L’arbre va pencher tout seul la branche chargée de fruits, dès qu’ils y auront compris suffisamment de soleil et de substance. L’artiste, comme arbre escarmouché aux fruits aigres, ne peut nourrir personne.
Manipuler la conscience de l’artiste, par son implication involontaire dans des actes à finalité de nature politique, est un sacrilège dirigé contre l’homme atteint par la grâce divine. Et cette magnifique et généreuse Grâce peut atteindre uniquement ceux qui résonnent avec la sincérité de la création authentique et avec tous ses dérivés accessoires – révolte, auto flagellation, passion, délire passager, humanisme, sincérité poussée jusqu’à l’exhibitionnisme et folie. La sincérité créatrice, cette folie incommode, embarrassante et nécessaire, volontairement acceptées par l’artiste, ne devraient pas léser ni les orgueils des « Salieri » ni les envies cabotines de certains.
Par contre, cette offrande absolue de l’artiste, offrande de la vérité pure de la Grande Vérité passée par lui-même, l’artiste, devrait imposer du respect et piété. Car, comme il a été dit par le poète Eugène Evu dans son essai « Poessai sur la découverte », « ce sont les génies qui font bouger le monde », en déterminant d’une manière consciente passée par l’inconscient, « la régénération de l’être humain même ».
Peu de gens politiques ont compris cette chose, dans le cas Eminescu ou dans le cas de Goga, en les détournant ainsi de leur mission et en les dirigeant vers des voies sans retour. Ils ont sacrifié de cette manière sinistre la conscience des mondes futurs, en la laissant boiteuse sans une multitude jamais exprimée de « différentielles divines", comme l’aurait dit Blaga.
L’artiste n’est pas obligé de faire de son art de la politique, mais le politicien devrait faire de sa politique un art.
(avril 2008)
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(extrait du volume « Gouttes de pensées et bourgeons de conscience » - Antonia Iliescu, Ed. Pegasus Press, Bucuresti 2010)