LES FILLES AUX MAINS JAUNES
de MICHEL BELLIERMise en scène Joëlle Cattino. Avec Anne Sylvain, Valérie Bauchau, Céline Delbecq, Blanche Van Hyfte. Violoncelle: Jean-Philippe Feiss
Le théâtre des Martyrs a inauguré sa saison 2014-2015 avec une première performance du Théâtre en Liberté dirigé par Daniel Scahaise, un spectacle foudroyant de cruauté qui montre les limites à ne pas enfreindre au risque de payer le prix fort. Difficile de s’en remettre. L’interprétation est fort traditionnelle comparée à celle de Tom Lannoye dans sa « Mamma Medea » qui était d’une inventivité étourdissante. Ici nous allons patauger dans le drame immonde des protagonistes, faisant face à des remparts de ville méditerranéenne au pied desquels s’affairent des humbles gens des années 30-40. Chapeaux à voilettes, châles. Les tableaux sont particulièrement pittoresques. De jolies jeunes villageoises en habits noirs pour la plupart. On tresse des fleurs, on brode des paillettes sur des voiles, on plie du linge, des hommes silencieux regardent. Voilà le chœur planté. Il sculptera avec grande fluidité toute la tragédie, faisant émerger une sagesse qui ne peut se nourrir des passions extravagantes. Ah ! Que l’on aime tout ce petit peuple de figurants (élèves du Conservatoire Royal de Bruxelles)!
Survient la Folie personnifiée. Hélène Theunissen, une comédienne chevronnée l’incarne, avec toute la violence dramatique dont elle est capable. La Médée d'Euripide est déchirée entre son amour pour Jason et sa colère d'être remplacée par une autre femme. Ses imprécations sont des explosions de rage et de douleur incontrôlables. Elle renverse échelles et guirlandes. Elle se lamente sur la problématique de l’étranger qui doit faire beaucoup de concessions pour être accepté par la cité où il vit. Thématique qui traverse les siècles. Aussi la magicienne trahie choisira d'accomplir un acte odieux pour toucher Jason au plus profond de son être… Médée, une terroriste, quoi ! Dont on dira que, bien que mère criminelle, elle est une femme courageuse qui s'élève seule contre le pouvoir des hommes. Elle est habile, pleine de mauvaise foi, profite de la moindre occasion pour mettre en œuvre ses sombres desseins, endort les soupçons, ironise, manipule à mort.
Les discours maladroits du très lâche Jason (un très convaincant Stéphane Ledune) sont mielleux à souhait et ne manquent pas d’habile hypocrisie. S’il se remarie, c’est… pour protéger ses enfants, dit-il! Pathétique et humain! Et le chœur de commenter que si Jason a été injuste, nul malheur n’est plus grand que d’être loin du sol natal ! On oublie de dire que la noble Corinthe a accueilli des fuyards criminels…
Mais ce qui passe le moins dans le texte lourd comme du plomb fondu, c’est que la vengeance personnelle prend le pas sur l’amour des enfants. « Tuer les enfants, rien ne ravagera plus mon mari !» Euripide décrit une folie destructrice que tous les Grecs craignaient le plus au monde : la vengeance. La folie frôle de près le culte de la mort et on revient de ce spectacle fort meurtri. « La passion a eu raison de ma raison » dit-elle en lavant une dernière fois ses enfants aux portes de la ville ! Le feu empoisonné de la vengeance de l’exil et de l’adultère consumera le roi et sa fille. Le peuple en habits de fêtes nuptiales déplore : « Le sort favorise celui-ci, celui-là mais qui est heureux? Personne. Zeus dans l’Olympe organise bien des choses, à l’inattendu, les dieux livrent passage… » Ouf ! La distribution inclut quelques-uns de nos comédiens préférés : Jaoued Deggouj, Bernard Marbaix, Sylvie Perederejew ,Dolores Delahaut. Seul le petit peuple fait un peu de bien dans cette sombre tragédie où les protagonistes, hommes et femmes donnent une piètre image de notre condition humaine!
Le mot de la fin revient évidemment au metteur en scène : Nous voudrions, toute l’équipe et moi, que le spectateur suive la représentation comme un acte de foi, qu’il soit aussi inquiet, aussi envoûté, aussi fixé sur l’évènement qu’on lui propose que s’il assistait à un sacrifice. Nous aimerions que le spectateur ne se reconnaisse que dans les sentiments extrêmes, hors de toute contingence quotidienne, qu’il soit pris dans un kaléidoscope de sentiments violents, comme dans un rituel, à travers les sens, la sensibilité et la disponibilité spirituelle. MEDEE est pour nous, non seulement la tragédie de la vengeance et de l’exil, mais un véritable sacrifice rituel. La cérémonie de la passion déchaînée dans toute sa splendeur. Son horreur absolue.
http://www.theatredesmartyrs.be/index2.html Jusqu'au 24 octobre
Elle voulait juste s’envoyer en l’air! Le coup de cœur de la rentrée! Dès le départ, un dynamisme fou et un pitch hilarant, pimenté, en un mot : énorme, jamais vulgaire ou déplacé et un vaste questionnement. Cela commence par un striptease et se termine comme un conte de fées… ayant sondé au passage nos strates les plus intimes. Elle: couv’ de mag’ bronzée, en nuisette qui colle à la peau, juchée sur des stilettos de parade amoureuse. Lui : en tenue fantasmagorique de plombier style Mario Bros, en blond. L’humanité dans le regard et jusqu’au bout des cheveux (de la moustache) et surtout …de la langue.
Il a à peine fini de nettoyer le collecteur de la douche virtuelle en sifflotant … qu’elle lui saute dessus et lui demande de la baiser. Les clichés sont éclatés, c’est la femme qui réclame son plaisir sans le moindre habillage affectif et c’est le plombier qui refuse et manie le verbe avec une verve éblouissante! Et pourtant il est loin d’en être à son premier coup…et un plombier, cela ne fuit pas !
Mais le voilà qui fait éclater un autre cliché. Un plombier peut être philosophe, poète et émotif anonyme. C’est elle, la psy, qui veut coucher et c’est lui qui l’accouche. Il acceptera le deal si elle répond à la question métaphysique de « Pourquoi la chose ? Pourquoi moi ? Et pourquoi maintenant? » Il l’oblige à justifier son désir…et elle tombe dans la relation ! Philippe Blasband (metteur en scène et auteur) nous fait glisser dans l’évidence que personne ne peut faire l’économie de sentiments! Dans toute relation, il y a rencontre humaine, où et quand que ce soit. On n’est pas des lapins! Une simple histoire de cul cela n’existe pas! Woody Allen? Vous avez sûrement une clé!
« Vous croyez au destin?». Elle dit que Non! Lui, il croit en la plomberie. « Et cela fait des pères formidables! ». Il la purge de ses peurs, il rêve de Dieu, le plus grand plombier jamais vu, maître de tous les agencements et il veut changer le monde, « C’est notre métier!». Elle est au bord du divorce, en mal d’enfant… Ils finissent par se confier tous leurs échecs. Elle avoue ses subterfuges. Elle redoute le doute vénéneux de son mari qui a empoisonné son existence. Il découvre devant elle la clé de voûte de la condition humaine: être sûr 100% et douter 100% en même temps… Exercice périlleux, nous jouons haut et sans filets!
Le public adore cette première mondiale au Public ! Les spectateurs qui se font face dans la salle comble rient aux éclats à jet continu, devant tant d’esprit venu au plombier… « un homme doué et droit dans ses bottes »(le craquant Charlie Dupont, « Belle comme la femme d’un autre », « Il était une fois une fois »). Devant tant de déploiement de charmes et de révoltes de tigresse chez Tania Garbarski. Une soirée très rafraîchissante avec un couple de scène qui l’est dans la vie. Un vrai conte de fées, dans une mise en scène talentueuse et une mise à nu virevoltante de Philippe Blasband.
Première mondiale
http://www.theatrelepublic.be/play_details.php?play_id=361&type=2
Tania Garbarski et Charlie Dupont sont les Invités du Public le samedi 27 septembre 2014 à 18h00.
Un air de Famille
Mise en scène : Olivier Leborgne
Avec Olivier Cuvellier : Philippe
Marie-Line Lefebvre : La mère
Julien Lemonnier : Denis
Frédéric Lepers : Henri
Cécile Van Snick : Yolande
Stéphanie Van Vyve : Betty
« A force de préciser sa pensée, on en arrive à très peu de mots pour le dire. J’aime beaucoup le dialogue, j’éprouve un vrai plaisir à le faire, à trouver ce qui est le plus juste. La gageure était d’écrire très parlé et de dire des choses. »
Du 11 au 28 février 2014 au Théâtre Jean Vilar : Un air de Famille, la pièce d’Agnès Jaoui et de Jean-Pierre Bacri*
Le pitch : Chaque vendredi soir, la famille Mesnard se réunit au bar-restaurant « Au père tranquille », tenu par l’un des fils, Henri (Riri). L’autre fils, Philippe, vient de passer à la télévision régionale et son épouse Yolande va fêter son anniversaire. Betty, la sœur qui marche sur ses trente ans, vient, quant à elle, d’avoir une sérieuse altercation avec leur chef commun, Benito Massolini. Le cher Philippe (aux airs de tueur) est incarné par Olivier Cuvellier, à la perfection. On attend en vain Arlette, l’épouse d’Henri, pour aller dîner mais elle tarde... Lorsqu’elle se décide enfin à appeler de chez sa copine, c’est pour annoncer à Henri "qu’elle ne reviendra pas ce soir". Elle doit « réfléchir ! »"Paraît que j'ai pas de considération pour elle!" Mais que va dire la sainte famille?
Henri, le patron des lieux est l’imbécile de la famille: le jeu de Frédéric Lepers est parfait. Il a de la tendresse pour les joueuses de tennis en jupette et dit qu'il l'aime, son Arlette. Il nourrit sa conversation de dictons, ce qui irrite prodigieusement Betty. Il est l'enfant maudit de la reine-mère et a pour riche conversation, ses apartés avec son clebs arthritique. "On est comme on est, on change pas, j'te dis! "
Une époustouflante Marie-Line Lefebvre, ou peut-être votre propre belle-mère, bien-pensante et vieux-jeu en diable, interprète Madame Mère en plein délire. Elle se plaint à répétitions de son mari défunt qui manquait tellement de tout et surtout, d'ambition.Tandis que Philippe.... Tout en ne perdant jamais une occasion d'asticoter sa fille Betty.
Cécile Van Snick est une inénarrable YoYo, drôle à souhait, la femme soumise de Philippe et le pendant féminin de RiRi. Elle voudrait juste « un peu vivre », partir à deux en voyage ...et reçoit comme cadeau d’anniversaire du tandem mère-fils un collier de chien et le chien qui va avec. N.B. de la même race que la pauvre ruine appelée Caroso qui jappe dans son panier au fond de la salle. Pour énerver son frère, Betty pousse sa belle-sœur à boire Suze sur Suze. Denis, le serveur, beau à en tomber, met le jukebox "C'est son anniversaire Non? " Ils dansent. Le craquant Denis, écoute, ne juge pas, lit des livres au coin d’une table et astique avec philosophie sa pompe à bière. C'est Julien Lemonnier , sortit de IAD en 2009.
Et enfin Betty la fille pas tranquille du tout, est un paquet craquant de charme, « mal fagoté » débordant de vitalité et de rébellion, qui n’offre rien aux anniversaires et crache sur tous les règlements. Elle a dit son fait à Benito le jour même et - simple question de justice - fera de même avec Philippe et sa mère! Une authentique garce que l’on adore car elle fonctionne au Vrai, passionnément !
Olivier Leborgne ("Sois belge et tais-toi", "Sur la route de Montalcino") adapte cette œuvre avec beaucoup de doigté à la situation d’une famille résolument belge qui veut faire bonne figure mais a tout raté, question communication. Sans avoir jamais l’air d’y toucher, Denis, lui, l'intrus, écoute, compatit, remonte le moral, conseille et charme. Le public l'adore.
Le très beau décor mis au point par Lionel Lesire et Jean-François Viot est une véritable contraction temporelle. Il réussit à projeter l’action au temps de …MATHUSALEM ? Une action qui se déroule dans les années 90 - Dieu que c’est loin ! - avec un décor totalement rétro des années 70, qui donne à son tour la tentation de plonger dans les années 50 ! Toute une vie, quoi ! Mais les relations entre les personnages n’ont pas pris une ride, ni leur parler. Il y a une sorte d'immortalité. C’est du vécu pour chacun d’entre nous, au quotidien… en 2014, tout comme dans la mythique famille Duraton du feuilleton radiophonique des années 50! Du théâtre de conversation où se révèle une image satirique de la société avec son lot de rivalités, d'hypocrisies, de malentendus et d'incommunicabilité.
Lorsque la dynamique de la férocité familiale s’enclenche, personne ne sait où cela va s’arrêter! La réunion hebdomadaire de famille tourne au cauchemar. Les interprétations de chaque personnage sont succulentes: des plats cuisinés de typologies hypertrophiées qui ont le don de faire rire à chaque tournant de phrase ou de non-dit! Du théâtre intelligent et sensible, une présence en scène fabuleuse pour chacun des personnages, une gestuelle merveilleusement étudiée… jusqu’à celle du pauvre clebs ! Et par-dessus tout, la splendide diction, le charme, la jeunesse et la finesse de notre comédienne préférée : Stéphanie Van Vyve !
A vos agendas! http://www.atjv.be/
http://www.atjv.be/Un-Air-de-famille
*La pièce d’Agnès Jaoui et de Jean-Pierre Bacri créée en 1994 au Théâtre de la Renaissance à Paris, qui obtint l’année suivante deux Molières et fut adaptée au cinéma par Cédric Klapisch rafla trois Césars en 1997.
Prince, aux dames parisiennes,
De bien parler donnez le prix;
Quoy qu'on die d'Italiennes,
Il n'est bon bec que de Paris.
François Villon (Ballade des femmes de Paris)
Voici une petite pièce de derrière les fagots tout-à-fait exquise. Un duo de Penney nouveau genre, déclamé par un couple improbable la nuit au pied d’un réverbère : un écrivain célèbre catastrophé par le décès de sa femme. « Deux étions et n’avions qu’un cœur… » François Villon encore ! Il a perdu toute joie de vivre et le voilà qui rencontre une gueuse! Elle est vêtue très légèrement, la légèreté de l’ange ? Son parler est encore plus léger! La danseuse est-elle à la recherche de turbin? Ou a-t-elle une mission plus noble? Elle est à la fois la joyeuse vestale de l’amour et l’ange gardien d’une langue fleurie. Son nom - à part Marie - c’est Gueule d’ange. Un nom que lui a donné son souteneur, le Paulot!
Elle sait tout de Laurent, lui pique ses clefs de voiture par enchantement, a loué son appart à des saltimbanques polonais… lui en fait voir des vertes et des pas mûres. Envoyée du ciel ? Née en 14, placée en 1942 pour devenir la môme de ce Julot qui lui a troué la peau. Elle change de coiffure et de tenue, on est en 2000, non ? Féminine en diable. Laurent est perdu par le déferlement de la langue fait pour l’ébaudir! le spectateur jubile, voudrait retenir le flot de paroles, et cela fracasse… come un musique en ébullition. Des vannes d’argot pittoresque remontent à la surface de l’an 2000. On se croirait au cabaret du Char Noir, on entend Maurice Chevalier, George Brassens, toute la clique de parleurs fleuris. Zazie dans le métro en personne se plaint qu’on argutie plus à notre époque. Elle donne une leçon de vocabulaire pour pleurer, parler, mourir et parler de fesses…sans complexe. « Un peu, mon neveu, faudrait qu’tu’t mouilles dans la relation ! » Tout un programme, Laurent est abasourdi ! Elle le conseille « Ramone-moi les esgourdes que j’aie des étoiles dans les mirettes ! » Ah ? le spectateur en reçoit plein la vue !
La salle est comblée de fleurs de poésie, tout droit sorties du pavé. Et pourtant ce n’est pas le décor qui fait bombance! Il est réduit à quelques grands cubes empilables à merci, utilisés pour refaire une nouvelle histoire ludique à chaque changement de scène! Miroir magique, beaux jeux de lumière, humoristiques même ! Il faut le faire ! Chaque nouvelle « histoire » rapproche de l’heure du grand dégel! Une dégelée de mots caustiques, tendres ou colériques va faire fondre le cœur le plus apitoyé ou le plus rétif. Une théâtralité intense, jouissive, aux sources de l’émotion et du plaisir chatouille l’imaginaire du spectateur. Une magie théâtrale comme on en voit peu ! Les deux comédiens sont plus craquants l’un que l’autre dans leur genre: du pathétique bonhomme … à la divine enchanteresse! Merci Paris!
Disons tout de même comment les artistes se nomment dans la vraie vie. Lui, c’est Anthony Michineau, le sympathique auteur de la pièce. Elle, c’est Armony Bellanger et on les adore! Mission accomplie!
Et que cela se joue à Bruxelles:
Jusqu’au 26 janvier 2014 au
CENTRE CULTUREL D’AUDERGHEM
Boulevard du Souverain 183 - 1160 Bruxelles
Infos Réservations : 02 / 660 03 03
http://www.cc-auderghem.be/index.php/nos-spectacles/paris-theatre-1314/details/207-gueule-dange.html
Récit de la servante Zerline
Hermann Broch
La Servante
Du 07 au 25.01.2014
Au théâtre des Martyrs
Prise dans l’étau de deux musiques sentimentales
Couple amoureux aux accents méconnus
Le violon et son joueur me plaisent.
Ah ! j’aime ces gémissements tendus
Sur la corde des malaises.
Aux accords sur les cordes des pendus
À l’heure où les Lois se taisent
Le cœur en forme de fraise
S’offre à l’amour comme un fruit inconnu.
(Louise de Vilmorin, Fiançailles pour rire, 1939)
Ce poème pourrait sûrement se murmurer sur la musique d’ouverture de la pièce…tant l’invitation sentimentale est vive. Mais c’est tout le contraire qui accueille le spectateur. Voici au lever du rideau une pièce vide comme une cellule, ouverte sur une baie vitrée dont les châssis chuchotent le mot grille! Jacqueline Bir apparaît dans la croisée, dure, austère épave rhumatisante presque émaciée, les cheveux collés au crâne, voûtée dans son tablier blanc dans les poches duquel elle ne cesse de plonger les mains pour retrouver le fil de son histoire. Une histoire lâchée soudain à un locataire muet, affalé au pied du mur.
Pendant tout le huis clos elle circule comme une figure naturaliste peinte par Daumier entre trois chaises grand siècle… trois personnages absents qui ont étayé sa pauvre vie. Sa parole contenue pendant des années explose enfin. On est loin d’ « Un cœur simple » ! Voici un cœur rebelle ! "Je suis intelligente!" Elle est servante humiliée depuis l’enfance, objet domestique privé depuis le plus jeune âge de toute vie affective qu’elle a passé une vie à composer et recomposer librement. Enfermée à jamais dans la folie de la perversité. Comment mieux symboliser d’ailleurs le délabrement des valeurs de la société dans laquelle vivait Hermann Broch ? Cet écrivain autrichien créa l'image d'« Apocalypse joyeuse » pour désigner le sentiment de désastre imminent et d'effondrement prochain de l'Empire austro-hongrois au début du XXe siècle. Une lecture prémonitoire de délabrement des valeurs en ce début de XXIe siècle? Sauf qu’ici l’apocalypse n’a rien de joyeux.
D’un bout à l’autre, la voix posée de l’actrice dissèque sa vie perdue, son absence de mariage et son manque d’enfants, ses infâmes machinations contre tous : son seigneur et maître le président de cour d’assises, son amant Von Janu qu’elle partage avec sa maîtresse haïe, et l’enfant, Hildegarde, fruit illégitime de celle-ci et de cet « autre homme ».
Vindicative, elle étale avec passion et sans relâche la décadence, l'hypocrisie sociale, les dénis de justice, les complaisances douteuses, les silences coupables, les petites lâchetés et les grandes chimères qui tissent sa vie de domestique. Elle revit sa folle passion, son désir et son extase de dix jours, l’abandon de son amant et sa sombre vengeance. Les mots sont sa vie, pour se sauver de la perdition. Grâce à eux, elle affiche son indépendance amoureuse, sexuelle et morale. En amour « Des mains un peu rouges valent mieux que tout ce vacarme cérébral manucuré. » D’un bout à l’autre du spectacle, elle glace le public par les violents aveux de ce monologue lucide et impitoyable. Les éclairages de Philippe Sireuil , le metteur en scène soulignent à merveille la sombre et féroce confession qui fuse des lèvres de notre toute grande comédienne belge qui réapparaît, souriante et mutine pour saluer un public mesmérisé après le deuxième morceau de musique qui conclut l’histoire.
Crédit photos 1 à 4: ZVONOCK
http://www.theatredesmartyrs.be/pages%20-%20saison/grande-salle/piece4.html
La pièce « Boeing-Boeing » de Marc Camoletti (1960) a été joué plus de 20.000 fois en français. Traduite et jouée de Londres à New-York en passant par Singapour, elle a aussi fait l’objet de plusieurs films au cinéma. A l’instar des fringantes héroïnes qui peuplent l’histoire, ce texte a donc fait le tour du monde. Il séduit encore toujours par sa tonicité, l’abondance des mensonges inextricables, les quiproquos et les malicieuses méprises, les chassés-croisés périlleux, les arrivées intempestives des dames et les interminables départs qui risquent à chaque instant de faire capoter le bel ensemble mensonger du Sieur Bernard. Au tour de Bruxelles d’accueillir ce joyau du rire dans une distribution détonante.
« Dona e mobile ! » Et si donc l’homme réussissait à se contenter d’une seule femme? Rien que par le caractère changeant des femmes n’a-t-il pas là déjà, tout un harem à sa disposition? Mais Bernard (un intrépide Thibaut Nève) n’est pas de cet avis et a besoin, au quotidien, de variété féminine palpable et concrète. Il n’est donc pas marié - la polygamie étant interdite - mais il s’est trouvé trois exquises fiancées étrangères. Sa vie est réglée sur les horaires d’avions qui lui amènent ses trois hôtesses de l’air à point nommé sans risque de fâcheuses rencontres. Il tient un agenda d’une précision diabolique. Une américaine, une espagnole et une allemande s’installent alternativement au logis, juste le temps de lui faire jouer le rôle de l’homme de leur vie … et de redécoller aussitôt. Carpe diem ! A part que toutes veulent lui extorquer un contrat de mariage !
Hélas tout est par terre le jour où son ami Robert (Antoine Guillaume) remonte de son Midi natal pour tâter de la capitale parisienne et s’installe chez lui. Mis dans le secret, il va donc être aux premières loges pour apprécier cette joyeuse façon de vivre et y participer bien malgré lui… car voici soudain que les compagnies aériennes ont acquis des appareils plus puissants et plus rapides. Qu’adviendra-t-il du bel équilibre galant ?
Nathalie Uffner signe une mise en scène remarquable, pleine de trouvailles. Jamais cela ne s’essouffle, le rythme devient de plus endiablé, pas de danse couleurs locales à l’appui. Tous les dérapages sont magnifiquement contrôlés. Inutile de dire que les trois nationalités sont elles-mêmes une source inépuisable de délire humoristique. Les stéréotypes arpentent le plateau avec une rare candeur. Delphine Ysaye fait une Américaine haute en sensualité et en verbe, délirante d’assurance et de féminisme haut placé. Myriem Akheddiou incarne une brûlante Espagnole, Juanita, plus explosive et passionnelle que jamais, tandis que Catherine Decrolier (notre préférée) joue une Judith allemande totalement dévergondée et lascive qui fait tourner l’ami Robert en bourrique consentante. Sera-t-il le seul à l’être ?
Comme dans tout vaudeville qui se respecte, la bonne, devenue spécialiste en plats internationaux, est imperturbable (ou presque), admirablement revêche et grognon. Elle est le ciment indispensable à ce bel édifice. L’époustouflante Odile Mathieu est une maîtresse femme qui ne mâche pas ses mots et se lance dans la manipulation pour augmenter ses gages. Bernard, Un manipulateur manipulé ? C’est drôle, spirituel, volubile, magnifiquement enlevé et distrayant à souhait. Et cela plaît énormément au personnel nostalgique de la Sabena invité dans la salle qui en profite pour remettre, qui son costume de commandant, qui son costume de chef de cabine vert sapin et bleu profond… et se rencontrer pour parler avec légèreté du temps passé et échanger avec un public attendri!
http://www.ttotheatre.com/programme/boeing-boeing
Voici un Sacha Guitry tout ébaudi par son rêve d’amour. En plein milieu de la terrible guerre, il nous livre quelques bouffées d’insouciance dites par un chaleureux Don Juan amoureux de son rêve et fort attendrissant. On est prêt à le croire! « Faisons un rêve » fut crée au théâtre des Bouffes-Parisiens en 1916. Sacha dans le rôle de l’amant, bien sûr, Charlotte Lysès, sa première femme dans le rôle de la femme et Raimu dans celui du mari. Sa pièce la plus jouée sera reprise plus tard par un trio d’envergure: Robert Lamoureux, Danielle Darieux et Louis de Funès en 1957. Elle n'a cessé de passionner le public depuis, c'est une pièce qui ne vieillit pas.
Comédie Claude Volter, décembre 2013. La scénographie de Noémie Breeus fait revivre un splendide décor des années 20 avec Sydney Bechet en trame musicale. La beauté et le luxe font plaisir à l’œil. Un divan art-déco porteur de livres se transforme au deuxième acte en couche extra-maritale, bouquet de lys virginaux à l'appui. Des objets précieux, un meuble Boule, une vitrine d'objets en argent et des jeux de lumière tamisés qui rendent les femmes si belles. Le tout rappelle le raffinement exquis d'un appartement bourgeois à deux pas du Boulevard Haussmann! Un écrin pour que se développent la séduction de l'amant et l'éblouissement progressif de la femme... Deux rôles qui vont comme un gant au comédien Michel de Warzee et à la fine et spirituelle Stéphanie Moriau. L'intrigue est simple: la femme mariée se réveille affolée chez son amant et le mari arrive lui aussi ayant découché et sollicite un alibi...auprès de l'amant! Les répliques sont délicieuses. Le long monologue du Don Juan du deuxième acte est une véritable page d'anthologie à propos de l'attente et de l'impatience. C'est plein d'humanité tout en faisant fuser les rires. Les interventions du majordome (Sergio Zanforlin), les aléas des pneumatiques, ceux du téléphone relié à une standardiste, le taxi dans lequel roule un russe émigré, tout contribue à peindre une époque victime de ses inventions et toujours à la recherche d'elle-même, tout comme la nôtre.
Le spectacle vous embarque dans du léger, dans le charme désuet de la bourgeoisie... revisité avec grand bonheur théâtral. Le mari, un méridional naïf et mauvais menteur incarné par Bruno Georis est très bien campé. Les timbres de voix sont bien posés, le ton est naturel, les postures et la gestuelle sont étudiée dans les moindres détails ( tout comme le décor) les regards se noient dans le pétillement de l'amour et celui des mots. Le plaisir du spectateur se mesure à l'aulne du rêve... Le jeu trempe ses racines dans la rêverie duelle: une fantaisie où langue et théâtre se donnent la main pour mieux dire les variations de l'amour et comment le dire.
Montons sur deux palefrois ;
Tu m'emmènes, je t'enlève.
L'oiseau chante dans les bois.
Je suis ton maître et ta proie ;
Partons, c'est la fin du jour ;
Mon cheval sera la joie,
Ton cheval sera l'amour.
Nous ferons toucher leurs têtes ;
Les voyages sont aisés ;
Nous donnerons à ces bêtes
Une avoine de baisers.
Viens ! nos doux chevaux mensonges
Frappent du pied tous les deux,
Le mien au fond de mes songes,
Et le tien au fond des cieux.
Un bagage est nécessaire ;
Nous emporterons nos vœux,
Nos bonheurs, notre misère,
Et la fleur de tes cheveux.
Viens, le soir brunit les chênes ;
Le moineau rit ; ce moqueur
Entend le doux bruit des chaînes
Que tu m'as mises au cœur.
Ce ne sera point ma faute
Si les forêts et les monts,
En nous voyant côte à côte,
Ne murmurent pas : « Aimons ! »
Viens, sois tendre, je suis ivre.
Ô les verts taillis mouillés !
Ton souffle te fera suivre
Des papillons réveillés.
L'envieux oiseau nocturne,
Triste, ouvrira son œil rond ;
Les nymphes, penchant leur urne,
Dans les grottes souriront ;
Et diront : « Sommes-nous folles ! »
C'est Léandre avec Héro ;
En écoutant leurs paroles
Nous laissons tomber notre eau.
Allons-nous-en par l'Autriche !
Nous aurons l'aube à nos fronts ;
Je serai grand, et toi riche,
Puisque nous nous aimerons.
Allons-nous-en par la terre,
Sur nos deux chevaux charmants,
Dans l'azur, dans le mystère,
Dans les éblouissements !
Nous entrerons à l'auberge,
Et nous parlerons à l'hôtelier
De ton sourire de vierge,
De mon bonjour d'écolier.
Tu seras dame, et moi comte ;
Viens, mon cœur s'épanouit ;
Viens, nous conterons ce conte
Aux étoiles de la nuit. (Victor Hugo)
Du Mercredi 4 décembre au Mardi 31 décembre 2013
Tailleur pour dames
Librairie Théâtrale, 1887.
Cette saison, Bruxelles fait la fête aux boulevards. On a mis en scène un bouquet de vaudevilles étincelants, pas moins d’une douzaine. Un antidote contre la dureté des temps? La similitude des époques, si bien raillées par James Ensor ? « Tailleur pour dames » de Georges Feydeau n’échappe pas à la règle des bons mots, de la vivacité du verbe, du langage perlé ou diamanté, à vous de choisir! La caricature sociale correspond bien à notre 21e siècle débutant… L’emprise de l’argent, la souveraineté des vanités, les appétits du pouvoir couplés au sexe bien plus qu’à l’amour. La volatilité des couples, sans nul doute, une nouvelle moralité! Le cynisme, le sarcasme et le rire libérateur sont restés les mêmes dans notre monde survolté. La langue chatoyante, par contre, est moins courante à notre époque. Chez Feydeau elle prend des airs féeriques et fait grand bien à entendre!
C’est ainsi que malgré le nombre d’œuvres proposées on se presse au guichet pour aller voir « Tailleur pour dames » de Georges Feydeau, au théâtre des Martyrs. C’est une toute jeune compagnie qui a monté ce chef d’œuvre : « La Compagnie des abîmés » °2005. Ils sont réjouissants, d’une tonicité et d’un enthousiasme contagieux. Nous les avons vus dans leurs débuts au Théâtre Mercelis avec "Venise sous la neige". Un spectacle délirant à propos de Chouchous et de Chouvénie qui met en scène un dîner de couples où l’une des convives s'invente une langue et un pays imaginaire. La soirée prend alors une tournure très houleuse et tout vole en éclats comme dans tout vaudeville qui se respecte.
Leurs talents explosent dans cette interprétation magistrale et savoureuse de « Tailleur pour dames ». Le décor ? Couleur « 50 shades of grey », cela vous dit quelque chose ? Il cache dans ses jupes des portes qui claquent tout à fait invisibles. Le plateau est une case d’un damier noir et blanc où vont s’entredéchirer messieurs et dames broyés dans le laminoir burlesque de l’infidélité. Jeu de dames oblige! Les costumes aussi sont dans les teintes de gris noir ou blanc, à la façon des films muets. Esthétique très graphique et dictions parfaites virevoltent autour d’un divan rouge et rond comme une pomme perfide. Au deuxième acte, quelques notes de bleu, le septième ciel ? …Dans un entresol improvisé, atelier de couturière désaffecté. Ah les voilà dans de beaux draps, ces personnages déchaînés, splendidement costumés, ayant tous troqué leurs identités pour camoufler leurs méfaits conjugaux ! Unchain my heart ! Il faut suivre! Monsieur Machin, vous connaissez ? Médecin ou tailleur ? Enlevez le bœuf, c'est de la vache ! Qui connait encore l’expression? Allez vous ressourcer dans ce bonheur de scène de haute voltige ! Au troisième acte, retour à la case départ : vivent les postures et les impostures! Trois incomparables couples de scène: l’irrésistible Justine Plume et Gauthier de Fauconval, Cédric Lombard et Sylvie Perederejew, Nicolas Mispelare et Elisabeth Wautier et deux personnages totalement désopilants, la tyrannique Claudie Rion et Etienne, l’inénarrable valet, Mychael Parys. A nouveau une splendide mise en jeu par Victor Scheffer, maintenant dans la très belle grande salle du théâtre des Martyrs!
A la recherche vertigineuse de l’Autre… « Je m’imaginais ce que je pourrais découvrir si tu mourais! » Ah femme curieuse, ne te suffis-tu pas de l’amour, te faut-il éternellement la connaissance?
C’est la nouvelle saison chez Claude Volter. Leur premier spectacle, une pièce de Florian Zeller met en scène les trois comédiens chevronnés qui jouaient l’an dernier « Sentiments provisoires » : le mari, la femme et l'amant, sujet très exploité au théâtre mais dont la composition en éclats, les monologues intérieurs et la superposition des vérités avaient déjà fasciné les spectateurs par leur profondeur derrière l’apparente comédie de mœurs. Un spectacle qui déjà essayait de nous dire quelque chose de très profond, au-delà de la réalité visuelle. Hasard ? ou suite logique d’un questionnement de l’Autre? Ainsi, ce nouveau demi-vaudeville plonge dans les doutes, les craintes, les phantasmes et la difficulté de percevoir la vérité. Le trio Stéphane Moriau, Jean-Claude Frison, Michel de Warzée, on l’a vu, excelle dans l’art de faire apparaître des émotions vives ou sombres dans les interstices du visible. Ils chevauchent aussi bien le comique que le tragique.
Dans « Si tu mourais… » Florian Zeller brouille les repères, emmêle les différentes couches de réalité ou d'imaginaire, le moment présent et les flash-backs. Apparemment, on se trouve dans un appartement, …ou un autre, dans un temps, … ou un autre, devant des faits avérés… ou des craintes imaginaires. Réalité et mensonges se superposent. Façon modules Ikea, décor de Noémie Breeus. On voit une veuve, pas trop éplorée, quoique… Un ami Daniel très mystérieux ou amoureux ? « Vraiment, crois-moi ! » Il la ménage ou il est sincère ? Un mari mort d’un accident de voiture mais omniprésent… A la fois mari et amant d’une autre, …ou non. Laura Dame, la sémillante jouvencelle en shorts et bretelles, est-elle une des jeunes maîtresse dudit mari ? Ou la femme de l’agence immobilière ? Anne, la veuve, vient d’ouvrir une boîte de Pandore. Elle vient de découvrir des notes - un testament empoisonné - dans les affaires de Pierre, son mari écrivain, qui laissent à penser qu’il menait une double vie… Et tout porte à le croire, surtout que c’est ce que Anne a peut-être envie de croire. Pour diminuer sa peine ? Pour confirmer des soupçons inspirés par une jalousie latente ? Mais voilà l’engrenage bien réel d’une chimère - la peur de l’abandon - et le besoin de savoir qui la ravage. Jamais plus elle ne pourra parler à Pierre et savoir, il a définitivement emporté son secret avec lui. Paranoïaque ou avisée, Anne se drape d’un imperméable de détective et débarque chez la soi-disant maîtresse, elle veut la confirmation de sa vérité. Dérangée, Laura Dame avoue : rien ou tout. Par jeu ? Ou par dépit amoureux ? Une merveilleuse Caroline Lambert d’une fraîcheur acidulée !
Plus l’enquête se fait pressante, plus le mystère s’épaissit. On retrouve la même atmosphère riche de questionnements humains, un temps et un espace explosés comme dans « Sentiments provisoires » comme pour mieux cerner le désir de l’auteur de la pièce. « Mon désir, était de raconter l’histoire d’une femme qui se perd, qui cherche une vérité qu’elle fuit en même temps et qui, à la mort de son mari, se pose cette question : Peut-on réellement connaître l’autre, ou son visage demeure-t-il toujours, tout en étant familier, un masque, une chimère, une construction ? »
Anne cherche Pierre partout dans ses souvenirs… il ne cesse de lui échapper. Elle doit faire son deuil, mais cela veut dire quoi ? Apprendre à vivre sans lui ? Mais qu’est-ce qui est plus facile ? En continuant à l’aimer avec son vrai visage ou en froissant son souvenir devant le masque de sa trahison ? « Tu ferais quoi à ma place ? » « Si tu mourais ? Qu’est-ce qu’il me resterait ? » Des questions poignantes. Il ne peut plus répondre, même par ses pirouettes de mâle assoiffé d’aventures. La mort est la seule certitude. L’énigme de la vérité, « ce sont des mains et des yeux qui brûlent en silence », une phrase incandescente.
L’écriture de Florian Zeller ? Une écriture «vive et musicale, un genre qu'adorait le XVIIIe, où le mot et le sentiment se livraient à de délicieux et douloureux cache-cache dont la vérité et le mensonge étaient les enjeux favoris». La mise en scène ? Celle de Vincent Dujardin : adroite, malicieuse comme un jeu de colin-maillard, qui ménage des coups de théâtre et s’amuse du jeu de pistes qu’il offre au spectateur et lui fait traverser le miroir des rêves. La musique ? Le seul bémol. Elle est envahissante, lancinante et aussi pâteuse que celle d’un orchestre fatigué au bal du rat mort à trois heures du mat. Peut-être l’effet voulu ! Qui sait ? Il y a toujours au moins deux réponses à la même question, c’est Michael Crichton, dont l’inquiétude était sans bornes, qui le disait n’est-ce pas?
Jean-Claude Frison (Pierre, le mari d’Anne)
Michel de Warzée (Daniel, l’ami de Pierre)
Stéphanie Moriau (Anne)
Caroline Lambert (Laura Dame)
SI TU MOURAIS de Florian ZELLER
C’est d’abord une musique improvisée au violoncelle qui vous enlace dans le noir complet. Ensuite la lumière se fait sur une femme, grande et longiligne, habillée des pieds à la tête d’une robe de religieuse intemporelle faite de lin blanc. Un linceul, avant l’âge ? Elle s’est assise sur une dure chaise de bois faite d’espaces vides, l'encadrement du vide cosmique? Le visage a les yeux baissés, ourlés de cils de poupée. La peau est lumineuse, les pommettes hautes, le teint nacré, le sourire entre sagesse et gourmandise, les cheveux jais: une garçonne ondulée sans le moindre apparat. La vision est celle d’une tragédienne du théâtre grec. Pendant toute sa confession intime, jamais le corps de cette femme ne bouge, qu’elle soit assise ou qu’elle se tienne debout. Toute la passion passe par le visage d’une mobilité extrême, le lieu où l’âme du texte se transfigure…. C’est à dire que le texte lui-même semble s'être épris de la comédienne, éclairant la moindre parcelle de son visage, faisant briller son regard ou perler des larmes silencieuses, faisant frémir son expression au rythme harmonieux des mots. Le verbe se confie, soupire, se rebelle, tempête et entre en fusion dans cette bouche généreuse, pulpeuse et sensuelle, découvrant les dents parfaites d’une merveilleuse jeunesse.
Cette femme, la comédienne Christelle Willemez, a réellement rencontré une autre femme : Christiane Singer qui est l'auteur du texte 'Entre ciel et chair', l’histoire vraie des amants mythiques Héloïse et Abélard. Elle en est devenue le ménestrel. « "Jamais, Abélard, et je te le jure devant le ciel et la terre, je n’ai été plus près de Dieu que dans nos embrassements. Et personne, aucun des Pères de l’Eglise, m’entends-tu, aucun Pontife, et tu connais ma foi, ne m’en dissuadera : la voie du divin a passé pour moi par les entrailles." Par sa voix et l’émotion intense qu’elle verse comme un philtre magique dans le texte, Christelle Willemez nous emmène sur le chemin d’une filiation de femmes passionnées, généreuses capables de l’oubli de soi pour atteindre l'extase, l'illumination, la béatitude? Un chemin qui remonte aux sources de l’amour courtois, Tristan et Yseult...
La voix de Christelle Willemez imprègne le texte d’émotion et de richesse rythmique et ses silences se transforment en musique. Si Héloïse se sent « être la caisse de résonnance d’Abélard », sa voix suspendue se prolonge en échos mystérieux sous le très sensible archet de Michel Thouseau qui l’accompagne au violoncelle. Des vibrations profondes, puissantes et bien timbrées, des thèmes improvisés évoquant le moyen âge et des pizzicati lumineux égrènent le chapelet de cette histoire tragique et merveilleuse à la fois. Aussi les chants d’oiseau, les saisons, la poussière des chemins lors de la fuite des amants vers la Bretagne, la perte de l’enfant et l’enfermement dans le cloître du Périclet. La passion intense, parcours initiatique douloureux mène Héloïse à l'émerveillement. « Il y eut dans ma vie deux transformations radicales de tout mon être. La première c’est la passion qui l’opéra. La deuxième fut l’acceptation de notre destin. Pendant longtemps la souffrance n’a pas cessé de me chauffer à blanc sans que rien ne soit modifié dans mon existence. Et soudain, un changement radical s’opéra : l’aptitude à souffrir me fut ôtée. » Quand survient le pardon… Laissons Héloïse le dire : « Tout se passa comme si, après une longue cécité, je recouvrais la vue. Chaque nœud de bois me surprenait, les aspérités du mur, la trace du ciseau des tailleurs de pierre aux liteaux, la fine ciselure des feuilles d’aneth, la couleur jaune… Je m’aperçus que jusqu’alors je n’avais rien vu de ce qui m’entourait. Un émerveillement commença dès lors qui n’a plus cessé depuis. »
Depuis sa création au Festival Off d’Avignon 2004, « Entre ciel et chair » a été à l’affiche de nombreux théâtres parisiens (Petit Gymnase (2006-2007), L'Aire Falguière (2010) et au Théâtre du Lucernaire (2011). Ce spectacle, en tournée depuis bientôt 10 ans, fêtera bientôt sa 180ème représentation et ses 8000 spectateurs. C’est Clara Ballatore qui a dirigé la mise en scène totalement épurée où se conjuguent harmonieusement la sensualité et la spiritualité. Le créateur de lumières, Franck Vidal a joué des miroitements, des plongées dans la passion -éblouissement et torture - avec immense talent. C’est un bonheur qu’une autre femme, Fabienne Govaerts, ait pu accueillir ce spectacle intense et beau en Belgique en son théâtre de la Clarencière.
Les jeudi 3, vendredi 4, samedi 5 octobre 2013 avec Michel Thouseau
Les jeudi 10, vendredi 11, samedi 12 octobre 2013 à 20h30 avec Birgit Yew
Mais si, c’est vrai : Jean-Luc REVOL est professeur régulier au Cours Florent depuis 1987 et mène une double carrière de metteur en scène et de comédien. Il est directeur artistique du TCF/Théâtre du Caramel Fou. Et il a derrière lui une série impressionnante de mises en scène depuis 23 ans. Il a mis en scène HAMLET de W.Shakespeare, avec Philippe Torreton en 2011. « Même pas vrai », de Nicolas POIRET ( le fils du regretté Jean Poiret, décédé en 1992 ) une création co-écrite avec Sébastien BLANC, n’est-ce pas une comédie un peu facile ? Loin de là ! Jean-Luc REVOL explique : « La comédie est une discipline difficile, un véritable numéro d’équilibriste. Il faut savoir doser les choses, ne pas forcer le trait, être toujours vrai dans la démesure pour arriver à une parfaite harmonie. Quand j’ai lu « Même pas vrai », j’ai su que tout était là, ajouté au plaisir de la découverte de la plume de deux nouveaux auteurs.
Nicolas Poiret et Sébastien Blanc écrivent l’humour de notre époque. Un rire cinglant, vif, rapide et vachard, sans pour autant négliger la vérité et les doutes de leurs personnages.
Car c’est bien cela qui fait leur force. Mathilde et Arnaud, les deux protagonistes principaux, forment un couple qui pourrait être banal, si ce n’était le moteur de leur vie sentimentale : le mensonge. Ou du moins, le mensonge érigé en mode de vie, qui leur donne souffle et énergie, le piment indispensable à la banalité quotidienne.
Ils se mentent, mentent à leur fils et à leurs amis, jusqu’à ce que leur réalité devienne délirante et éclabousse de joie, tout cela en parfaite connivence. Seulement, voilà, quand Mathilde comprend qu’Arnaud lui a vraiment caché une chose importante, la machine se grippe et l’heure va être aux règlements de compte sanglants. Tous aux abris !
J’espère pouvoir construire une horlogerie suisse avec cette comédie pleine de rythme et de rebondissements. Les personnages et les situations imaginées par les auteurs doivent être réglés au millimètre. C’est un travail de précision. Ici tout est réuni pour y parvenir. »
Ayant vu la pièce hier soir au Centre culturel d’Auderghem, on ne peut qu’applaudir le savoir-faire étincelant du metteur en scène qui pose très adroitement sur les planches l’ensemble de ses propositions sans le moindre faux-pas. Du très grand art de boulevard. Une mise en scène au cordeau. Car le spectacle est fort divertissant et les gens rient de bon cœur, mais ils s’interrogent aussi sur la société qui a enfanté ce sextuor de personnages qui nous ressemblent.
Le pitch, on l’aura compris est assez facile. Ils sont six personnages qui se heurtent et essaient de s’expliquer, tous aveuglés par un ego exacerbé, dans l’appartement où vivent Mathilde et Arnaud (Bruno Madinier, ah ! le redoutable beau gosse) et leur ado en crise, Michaël. Heureux qui communique : « On ne dit jamais rien dans cette famille! Petits jeux à la con ! J’en ai un marrant : essayez de vous parler !» Entre les six protagonistes il y a des relations … qu’ils espèrent tous garder secrètes. Sauf que Mathilde (l’inénarrable Raphaëline Goupilleau de Qui est Monsieur Schmitt?) découvrant une rupture dans le comportement de son mari, s’affole et veut en finir avec le temps des secrets. Des dîners de (non)-dupes s’organisent - le trio familial ne peut régler ses problèmes que devant des tiers - et les invités en sortent le plus souvent l’estomac vide et la tête à l’envers… la cuisine n’étant pas le fort de la famille. Le trio « externe » est électrique : le paisible Bernard ( Christophe Guibet) et les deux filles : une renversante Valérie Zaccomer et Anne Bouvier, un paquet explosif d’affects.
Bien que Mathilde, capable d’inventions délirantes, soit devenue une virtuose du mensonge et vacheries verbales en tout genre, elle recherche désespérément la sincérité. A la fin de la pièce c’est finalement son fils Michael (Thomas Maurion, craquant de naturel) qui remet les pendules à l’heure. Il la somme de dire les choses enfin de façon simple, sans continuellement les saupoudrer de « magie », ce second degré qu’elle affectionne tant. « On n’a pas toujours besoin d’inventer la réalité pour qu’elle soit jolie ! » Le couple va- t-il enfin finir par se parler…et arrêter de se mordre ?
Cette comédie joyeusement sarcastique et très rythmée est menée à grande vitesse : magie des changements de décors instantanés, (merveilleuse composition de Stéphanie Jarre) défilé de tenues mode de la rue Montaigne, coups de tensions intenses entre les comédiens qui jouent la réalité du théâtre plus vrai que nature et se gavent de répliques spirituelles et bien tournées. Le public adore une telle élégance théâtrale! Après la Belgique? La pièce « Même pas vrai » sera montée le 19 novembre au Théâtre Tête d'Or à Lyon avant d'être reprise début 2014 à Paris, au Saint-Georges.
http://www.artemis-diffusion.com/saison_prochaine/meme_pas_vrai/resume.html
http://www.ticketnet.be/fr/manifestation/meme-pas-vrai-billet/idmanif/8469
Du 19 septembre au 20 octobre 2013, au théâtre du Parc
La plongée dans nos nuits par Dominique Serron et Vincent Zabus : « Enfin, après 1001 nuits, la transformation complète de l’homme le révèle, aimant et pleinement pacifié. »
La réalité ? On a pendu la crémaillère chez Laurent (éditeur, la quarantaine) et Laure, qui ont emménagé dans un appartement improvisé dans une ancienne librairie désaffectée, autre réalité. Peut-être celle de L’ombre du Vent … A cet événement, ils ont choisi le thème de la fête : les contes de mille et une nuits… Hasard ? Nécessité ? La réalité appelle-t-elle l’imaginaire ou est-ce le contraire qui se passe? Une dispute Shakespearienne a surgi au sein du couple, « the green-eyed monster » plante ses crocs au fond du cœur de l’homme ! Laurent est jaloux ! Il a besoin de sa dose de valériane pur pouvoir dormir mais il a évidemment perdu la clé de l’endroit où elle est rangée.
Nouvelle réalité: c’est Monsieur Ibrahim, (l’épicier de la rue Bleue, vous vous souvenez ?) qui débarque et lui présente des cornes de gazelle pour le consoler: « Mangez ! Et lisez !!! Laissez‐vous envahir l’esprit… » Début du voyage initiatique façon Lewis Caroll. Ces gâteaux magiques, une fois croqués, deviennent les gâteaux aux amandes dégustées par Shazaman et Shariyâr, deux sultans d’un autre âge et d’un autre espace, affolés par « la trahison féminine ». Entretemps - si l’on peut dire - l’art de la suggestion, les costumes, les voiles qui voilent et dévoilent, la danse, les éclairages subtils ont réveillé l’imaginaire du lecteur. L’Orient est là. Le spectateur, lui, se sent happé dans la galaxie théâtrale : c’en est fait de lui, il n’est plus spectateur. Il est acteur aux côtés de mille et un personnages et a libéré son propre imaginaire.
L’esprit de Laurent se peuple des personnages des contes que lui racontait sa mère. Tout un programme ! L’imaginaire est à la fois évasion et prison, comment s’en sortir ? La sève de l’histoire est la fresque des peurs et des angoisses humaines. Nous sommes dans le théâtre de l’invisible. Voilà les deux sœurs, Shéhérazade (une Antigone orientale admirablement jouée par France BASTOEN) et sa sœur Dounia… même intelligence, même complicité, même humanité, même soif de justice, hors la fin funeste d’Antigone. Shéhérazade brave l’autorité paternelle (un Patrick BRÜLL flamboyant). Elle veut arrêter le massacre. Elle a le plan que l’on connait. Elle va métamorphoser le cruel Shariyâr. Ou Laurent, qui sait ? Ou le spectateur?
L’histoire a été co-écrite par Dominique SERRON et Vincent ZABUS. Une écriture fluide, généreuse, pétillante d’humour et fourmillant de références. Elle puise sa source dans une très belle humanité et elle émerveille. Pas étonnant que surgissent alors tous ces personnages fabuleux et si vivants à la fois, au sein d’imaginaires si bien conjugués ! Les failles de Laurent sont les chemins qu’il faut emprunter résolument pour accéder aux questions essentielles. Tous finissent par se sentir transformés : écrivains, comédiens, spectateurs. Le grand Sigmund a lui aussi traversé la trame de l’écriture. La psychanalyse des contes de fées de Bruno Bettelheim agit en sourdine. Et le miracle de la réconciliation finit par advenir après des tribulations fantastiques qui mélangent hardiment Laurent, son frère, son père, son patron et sa femme adorée et les personnages de contes.
Comme dans l’Oiseau bleu de Maeterlinck, il y a une fée mystérieuse qui guide Laurent dans ses pérégrinations et ses épreuves. Le nombre trois est mythique. Laurent en est conscient et joue le livre dont il est le héros! Il vogue avec une présence et une aisance extraordinaires d’un personnage à l’autre. Son regard, ses gestes, ses répliques ne cessent d’interroger passionnément. Malgré ses quarante ans, il a gardé toute la fraîcheur d’une âme enfantine. Vous vous souvenez du jeune Guy Béart ? C’est un peu lui… Mais de qui parle-t-on ? Mais du comédien, bien sûr, Laurent CAPELLUTO ! Une personnalité très attachante et impétueuse. Et Laure, innocente, féminine et moderne en diable, qui est-elle ? Qui est le miroir de l’autre ? Laure ou la délicieuse Laure VOGLAIRE, comédienne ? « Qui suis-je ? » est la question récurrente.
Une pièce incontestablement novatrice et passionnante. La mise en scène est éblouissante. Les décors poétiques s’effacent, se fondent, s’élèvent, volent presque! Tout y est : depuis les 40 voleurs jusqu’au tapis volant en passant par d’autres contes moins connus. Musiques envoûtantes (Jean-Luc FAFCHAMPS, assisté d’Aldo PLATTEAU), lumières et costumes féeriques. Beauté scénique à chaque tableau que l’on doit se retenir d’applaudir. La troupe de l’Infini Théâtre est merveilleuse, jeune, audacieuse, créative à l’infini. Ils n’ont certes pas volé leur titre : « the sky is the limit ! »
Mise en scène : Dominique SERRON.
Scénographe: Ronald BEURMS.
Costumes: Renata GORKA.
Lumières: Nicolas OLIVIER.
Création Musicale: Jean-Luc FAFCHAMPS.
Assistant : Valentin DEMARCIN.
Assistante: Florence GUILLAUME.
Assistant stagiaire: Antoine COGNIAUX.
Avec:
Laurent CAPELLUTO (Laurent (le mari de Laure), le portefaix, le prince endormi)
Laure VOGLAIRE (L'épouse de Lui, la première pucelle, la femme enterrée vivante)
France BASTOEN (Shéhérazade, la deuxième pucelle, la mère de l'adolescent)
Vincent HUERTAS (Le frère de Laurent, le sultan Shazaman, Masrour...)
Jasmina DOUIEB (Jasmina (l’amoureuse du frère), Douniazade (sœur de Shéhérazade)...)
Patrick BRÜLL (Le père de Laure, le Vizir (père de Shéhérazade), Robert l’Ifrite...)
Othmane MOUMEN (Monsieur Ibrahim (l’épicier), les trois Qalandars, la vieille Sacamal...)
Vincent ZABUS (Jean-Jacques (le patron de Laurent), le sultan Shariyâr, Djafar le vizir déguisé)
Photos: Isabelle De Beir
En savoir plus: http://www.theatreduparc.be/spectacle/spectacle_2013_2014_001
« La Loi, Mr. Strickland, n’est pas un terrain de jeu métaphysique. Mais l’arène d’un combat. » Henry Brown ne croyait pas si bien dire !
L’intrigue n’est un prétexte bien que l’affaire soit grave: au départ, l’homme blanc riche et influent, Charles Strickland est accusé de viol sur une femme noire et pauvre. Accusation mensongère ? Une histoire qui n’est pas sans rappeler l’affaire du Sofitel de 2011, mais aucun rapport car la pièce a été écrite presque 2 ans auparavant. L’accusé (le très touchant Jean-Michel Vock) s’adresse à dessein à un bureau d’avocats à mixité raciale pour se défendre.
Jack Lawson (Alain Leempoel) et son associé Henry Brown (Emile Abossolo M’Bo) qui semblent roués dans leur métier discutent longuement l’opportunité d’accepter cette affaire délicate. Ils se méfient avec raison : il sera malaisé de dissocier le crime sexuel du crime raciste dans une Amérique traumatisée par son histoire esclavagiste. On risque une émeute raciale au procès. Comment affronter un jury populaire multi-ethnique et multi-socioculturel bourré d’affects et ne pas être victime de nouveaux préjugés? Suzan, la jeune avocate-stagiaire voit clair dans l’époque : « Les Blancs penseront que l’innocenter serait faire preuve de racisme. Et pour les Noirs, un tel jugement serait une trahison.»
La pièce commence par une déstabilisation systématique du client potentiel afin de dégager la meilleure attaque pour obtenir avec certitude la victoire juridique. Voici déjà une première volée de propos sulfureux offrant matière à réflexion quant aux méthodes utilisées par les avocats : « Aucune des parties ne veut la vérité. Chacune veut imposer son point de vue. Est-ce que la société « mérite » que la vérité soit prouvée ? Certainement. Est-ce qu’on y parvient ? Jamais. Pourquoi ? Parce que même les parties en litige ne connaissent pas la vérité. » Tout tiendra à quelques paillettes...
La parole est un instrument de manipulation, pas de vérité. La pièce va-t-elle aussi débattre sur le droit de chacun à la défense ? Certainement, mais c’est plus compliqué que cela. Très pernicieusement, la fable urbaine satirique tourne à la tragi-comédie noire. ...Si on ose le mot ! Voilà Jack Lawson en butte à la vindicte de son assistante (un rôle taillé sur mesures pour Babetida Sadjo), qui va profiter de la situation pour inverser les rôles. Elle est bardée de diplômes, noire, jolie, intelligente et menteuse. Sous des dehors dociles au début, elle développe la secrète intention de phagocyter ses deux patrons, de leur faire mordre la poussière et leur infliger une vengeance à la fois personnelle et atavique. A l’un par pure haine raciale inversée – il est blanc – et à l’autre par haine sexuelle profonde - il est noir et traite les femmes comme elle affirme que les hommes noirs traitent leurs femmes.
Nous voici soudain, dans un tout autre tableau secoué par une onde sismique de haine, qui comme dans un thriller psychologique décompose toutes les certitudes du « politically correct ». Le bureau d’avocats, en voulant jouer la carte de la discrimination positive a fait entrer un loup dans le cabinet. Et pourtant l’avocat noir avait vu juste, il ne voulait pas engager la trop brillante stagiaire noire. La stratégie mise en place par les associés pour gagner la cause de l’accusé se délite mystérieusement. De désillusions en désillusions, la victoire apparaît de plus en plus insaisissable. Une seule chose est sûre: la justice est bien différente, selon qu'on soit noir ou blanc, quelle que soit l’époque. «C'était injuste jadis déjà, et cela reste injuste aujourd'hui» plaide Jack Lawson ironiquement….
Si au début c’est l’accusé plein de superbe qui est sommé pour la cause de livrer tous ses sales petits secrets, c’est finalement Jack qui fait les frais d’une dissection méthodique. Jack ou la superbe société enfermée pour un soir, dans un huis-clos noir et blanc. Une pièce sulfureuse, mouvementée malgré certaines répliques truffées de rhétorique, très habilement mise en scène par le jeune Patrice Mincke, qui prépare aussi la pièce « Orphelins » pour le théâtre de Poche pour cette saison. Il a œuvré un peu à la manière d’une dissection, levant les différents organes de la pièce avec beaucoup de maîtrise alors que l’intrigue peut sembler un peu confuse au premier abord : where is the plot ? Ou si vous préférez, il a travaillé à la manière d’un ingénieur civil qui bâtirait patiemment une cathédrale diabolique dont on n’aperçoit le profil qu’à la fin. Le théâtre est une représentation. C’est tout le propos de David Mamet, le dramaturge qui de son écriture hachée, insolente, pousse les protagonistes dans leurs derniers retranchements. Il fallait une scénographie de salle d’op, un bureau d’avocats newyorkais stylisé, lisse et froid comme cadre pour l’âpreté des échanges du quatuor de comédiens tous très brillants. A la première, bouleversée par l’énergie qu’elle a mise dans son rôle, Babetida Sadjo a du mal à retenir ses larmes lors du salut final.
de DAVID MAMET. Adaptation : Pierre Laville Mise en scène: Patrice Mincke. Avec: Alain Leempoel, Babetida Sadjo, Emile Abossolo M'Bo, Jean-Michel Vovk.
DU 03/09/13 AU 19/10/13
Au Théâtre Le Public
http://www.theatrelepublic.be/play_details.php?play_id=339&type=2
Le mot et la chose
de : L'abbé de Latteignant, Boccace, Baudelaire, Rimbaud, Laurent Gaudé, Alain Robbe Grillet et Alina Reyes.
Interprétation : Manuele Molinas
Mise en scène : Bernard lefrancq
Co-production : Cie
Fantasio/Verbe Fou/Clarencière
Le Mot et la Chose, poème galant bien connu de l’ Abbé de L'Attaignant s’est fait attendre ce soir-là ! Le gentil Théâtre de la Clarencière était comble et se réjouissait d’ouïr, qui des mots coquins, qui des mots légers susceptibles de faire rougir une assemblée suspendue à un florilège d’amour particulièrement bien choisi et émoustillant. Et puis ce fut un choc poétique, une illumination qui dure bien au-delàs du spectacle.
Manuele Molinas fait un choix brutal et tragique dès le départ et cueille la femme dès l’origine. Médée Kali est un soliloque en vers libres écrit en 2003 par Laurent Gaudé. Il mêle les personnages de Médée, femme antique tragique, la Méduse, monstre mythologique et Kali, déesse indienne en une seule femme : Médée Kali. Le texte et son interprétation sont saisissants. On est sur les rives du Gange au bord de la tragédie féminine. Au bord de l’amour trempé dans la Mort. Au bord de la revanche féminine de statues pétrifiées. Le texte accroche et fait frémir. Quelle force surhumaine dans cette enfant orpheline née dans la fange qui rebondit sur les marches du temple masculin sans jamais se briser et offre aux hommes le vertige absolu. Quel déluge de mots et quelle sculpture fabuleuse de la femme !
EXTRAIT DE MEDEE KALI Laurent Gaudé
Je suis née sur les bords du Gange, Au milieu d’une foule épaisse qui sentait la lèpre et la sueur. Un peuple qui baignait sa nudité dans les eaux sales du fleuve. Une foule de pauvres et d’estropiés qui disputaient aux vaches, aux porcs et aux oiseaux, des poussent d’herbes à mâcher. Je n’ai pas eu de parents, c’est cette foule entière qui m’a accouchée. Je me souviens de mains qui m’ont nourrie. Mille lèvres ont embrassé mon front à ma naissance, me transmettant les maladies de mon peuple, me murmurant les noms sacrés de nos divinités.
Je revois les sourires édentés, les yeux cernés, la maigreur des corps que j’ai tétés. Je me souviens, Je n’ai pas eu de parents. J’ai été jetée au monde, au milieu de cette foule d’affamés.
Nous n’avions rien que la fièvre, Nous ne mangions rien que les déjections des animaux qui nous accompagnaient. Les hommes des villes n’osaient pas nous toucher. Ils détournaient les yeux à notre passage. On disait que la maladie qui rongeait notre peau s’attrapait par le regard. Et nous mourrions là, depuis des siècles toujours renouvelés, A quelques mètres de l’endroit où nous étions nés, Dans cette odeur étouffante de sueur humaine.
Nos corps alors flottaient sur le Gange, puis disparaissaient dans les nœuds du fleuve. Je suis née sans pitié Et mon corps, à son tour, aurait dû couler doucement dans les eaux du Gange , Mais j’étais belle, J’étais belle, et je savais danser.
Danser. Personne ne m’a appris. J’ai observé les serpents qui ondulaient entre les jambes de nos mandiants. Personne ne m’a appris. J’ai observé les singes qui s’enroulaient dans nos nuits. Je dansais, Sans savoir, Je dansais. Et les hommes se pressaient autour de moi. Une foule compacte aux yeux écarquillés. Je ne voyais plus rien. Mon corps se coulait dans la musique. Je tenais les hommes. Je les sentais fascinés. Les dessins que mes chevilles et mes poignets faisaient dans les airs les laissaient bouche bée. J’étais belle. J’aurais pu n’être que ceci : Une mendiante qui danse, Une pestiférée plus jolie que les autres. Mais la danse m’a sauvée.
La rumeur était née qu’une fille du Gange faisait pleurer les chiens des bas quartiers lorsqu’elle dansait. Les hommes du Temple vinrent me chercher, malgré la puenteur du quartier.
Ils m’enlevèrent aux miens, Ils m’emmenèrent au Temple, Je me souviens, C’était un immense édifice où seules les nappes lourdes d’encens couraient dans les grandes salles endormies. Le Temple sacré où les brahmanes s’accouplaient dans de longues nuits d’indolence avec des prostituées aux corps couverts d’onguents. Ils m’ont emmenée au Temple, ils se sont pressés autour de moi et ils ont attendu que je danse. Mais je n’ai pas dansé. Je voulais faire plus.
Lorsque la nuit est tombée, j’ai invoquée les forces sourdes de mon peuple de pestiférés. J’ai laissé le feu des morts monter dans mes yeux. Et j’ai fait, ce que personne ne fit jamais.
La pluie s’est mise à tomber. Une pluie torrentielle qui coulait le long des façades et inondait les escaliers. Les hommes ont cru que j’avais la mousson au bout des doigts, je souriais. Ce n’était pas cela. La pluie n’était rien. J’avais bien plus.
Lentement, les statues du Temple se sont mises à bouger. La pluie ruisselait sur ces corps de pierre et semblait les inonder de vie. Les statues, sous les yeux médusés des brahmanes ont pris vie. Ces femmes aux seins lourds, Chargées de bijoux, Sculptées par nos ancêtres lointains, sont descendues de la pierre, Entrainant avec elles leurs cavaliers, Des princes majestueusement dévêtus, Au torse lisse et au front couronné.
La pluie tombait toujours, Maculant les vivants de boue Et nettoyant les statuts de la poussière des siècles. La pluie tombait Et j’ai offert aux hommes une nuit d’étreintes sacrées. Les statues se sont offertes aux brahmanes, Les enlaçant de leurs jambes, Les caressants de leurs langues. Partout des couples s’unissaient dans le déluge de la nuit. Le Temple était plein de râles. La sueur des corps sur la douceur des pierres On ne savait plus distinguer la pierre de la chair. Je n’ai pas dansé cette nuit-là, non, j’ai fait mieux, j’ai offert aux hommes une nuit douce d’orgies mouillée. Je me suis mêlée à mon tout à cette foule inondée de pluie, de sueur et de foutre, Oubliant mon nom, Oubliant le Gange, Je m’offrais simplement à des mains Je parcourais des doigts des sexes, des seins, des bouches humides. Je me laissais pénétrer par des hommes qui n’étaient plus que râle et hébétude. Les femmes de pierre m’entouraient et je sentais le doux poids de leurs poitrines qui me caressait. J’étais à tous Et j’aurais pu mourir de volupté cette nuit là, Allongée dans la boue, Le corps ouvert par tous les orifices, Gisant dans la semence et le ravissement.
J’ai pensé qu’on me lapiderait après ce que j’avais fait, Que les hommes me traiteraient de dépravée et de sorcière, Mais je m’en moquais. J’étais bien et j’attendais, souriante, le petit matin. Je pensais qu’on me lapiderait, oui, mais on me vénéra.
Les statues avaient retrouvé leur fixité de pierre, Les fresques étaient à nouveau immobiles pour l’éternité, Les brahmanes se réveillaient hagards et illuminés.
J’avais un nouveau nom, Que tous, un à un, répétait. Médée Kali Médée Kali. J’étais libre. Je n’avais dansé, Mais, j’étais libre.
Je suis partie. Médée Kali. J’ai quitté le Gange et son odeur sauvage, J’ai quitté le Temple et mes souvenirs d’orgies, Je suis partie vers les collines perses, Vers la Grèce maudite. Je suis partie, Médée Kali, Médée Kali.
La mise en scène est totalement épurée, c’est la voix, le regard et les silences qui font tout le contour du mythe. Kali est l’image même de la femme sensuelle et érotique, elle symbolise à la fois la création et la mort. Les jeux de lumière les changements de costumes entraînent dans le mystère féminin des autres morceaux choisis. La chose fut dite, élégante, et féminine en diable. Lorsque le mot et la chose paraissent, on est certes diverti mais on reste hanté par la force du premier texte, digne des chutes d'Iguaçu, sans doute les plus impressionnantes du monde. Médusés ou pétrifiés ? Médée Kali a jeté des sortilèges et continue à agir tout au long des autres textes qui ne peuvent prétendre à cette résonnance absolue du mythe divin devenu femme. La comédienne a incarné ce soir-là quelque chose d’inoubliable. Et le reste, c’était du très très beau cinéma… le lutrin, les bougies, la musique, les châles, la Florence du 14e siècle, et les habits de garçon, la cigarette au bec ! Craquante, la comédienne ! Elle lâche « Les rapports secrets des mots ce sont des actes sexuels… » Une évidence bonne à dire et redire.
. Tout public : Les vendredi 29 et samedi 30 mars 2013 à 20h30 | |
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Les deux gentilshommes de Vérone de W. Shakespeare au théâtre le Public
Fraîcheur In Tenebris, avec délices. Les ténèbres du temps ou les ténèbres de l’époque, c’est selon. Un bord de scène vaste et ensablé comme un bord de mer, protégé par la rampe d’une digue, et des vagues qui mugissent dans la belle lumière méridionale. Serait-on dans une Bruges-la-morte italienne ? Ou « seulement » dans l’imaginaire fantaisiste du jeune Shakespeare ? Au bord de la plage surréaliste, rien d’autre qu’un lit en fer forgé pour représenter trois lieux : Vérone, Milan et les bois de limitrophes de Mantoue entouré de vagues. La mer, la plage sont le creuset naturel de l’éclosion des sentiments d’amour chez les jeunes adolescents …et les jeunes comédiens que l’on croirait à peine sortis du Conservatoire s’y ébattront devant nos yeux étoilés, avec délices.
Les comédiens promènent leurs allures désinvoltes et enjouées de jeunesse éternelle. Eternelle surtout dans le sens où, que ce soit le XVIème siècle ou le nôtre, toutes les marques de vitalité, de sensualité et d’ingéniosité et de frivolité adolescente sont présentes. Voici un spectacle efficace, dynamique et assumé. On semblait au début flotter agréablement dans le rêve de bonheur, une sorte d’âge d’or, de paradis, où l’amour est loi et où la trahison n’a jamais lieu. Sauf que - c’est SHAKESPEARE qui nous le dit - : le ver est dans le bouton de rose, et rien n’y fait, c’est le lot de la condition humaine. C’est aussi sans compter avec l’inconstance masculine. L’exquise Julia, délaissée par Proteo son amoureux parti rejoindre son ami Valentin (Julien Vargas) à la découverte du monde et des richesses à Milan, devra se déguiser en page et tenter avec retenue et sagesse, de renouer l’amour perdu. Un thème qui peut sembler familier à beaucoup. Détail piquant que celui de la jeune femme débordante de féminité qui doit s’habiller en homme. C’est une première dans le théâtre Elisabéthain. Et quel bout de femme direz-vous ! C’est la même comédienne éblouissante que l’on a vu jouer récemment dans « l’Eveil du printemps » au théâtre le Public sous la direction de Jasmina Douieb. Sherine Seyad explose de vie, d’enthousiasme et de générosité. « Croquez la Vie à belles dents ! » semble-t-elle dire en vous regardant! Dans le texte, elle s’exclame sans honte : « Il est bien moins honteux pour une femme de changer d'habit, qu'il ne l'est pour un homme de changer d’âme ». Et elle a raison. La tendresse vivifiante a raison. Elle a raison, de préférer le pardon aux invectives délétères.
Mais il y a toute une bande de jeunes fauves aussi craquants et butineurs autour de Julia et de sa servante sulfureuse (Aurélie Trivillin). A commencer par le Proteo (Baptiste Blampain) qui rejoint son ami Valentin au palais du duc et tombe éperdument amoureux de Silvia. L’amour est aveugle, il va tenter sans vergogne de l’enlever à ses deux admirateurs : Valentin (qui avait pourtant juré de ne jamais tomber amoureux) et Thurio le galant un peu idiot et de triste compagnie choisi par le père un peu guindé (Philippe Vuilleumier). Le prétendant grotesque est admirablement campé par l’excellent Vincent Sauvagnac. Et il y a l’impayable couple de serviteurs bouffons des deux gentlemen, Launce et Speed. Speed : on ne peut pas faire plus moderne (Alexis Julemont). Launce (Real Siellez) est le maître humoristique absolu - pecking order oblige !- d’un chien mal léché et malappris qui moque à grands renforts de pitreries les grands de ce monde. Des moments où la salle entière bouillonne de vagues de rires. Il y a des brigands masqués et il y a la grande Sylvia (Jeanne Kacenelenbogen), décidément une grande dame : « Pourquoi n'aimez-vous point celle qui vous aime? Repense à ta Julia ! Tu lui dois mille serments. Tu n’as plus de parole, à moins que tu n'en aies deux, ce qui est pire que de ne pas en avoir. Quand la foi est double, il y en a une de trop. N'as-tu pas trahi ton meilleur ami? » Le texte modernisé au passage, garde quelques succulents subjonctifs imparfaits et reste jubilatoire comme il se doit. La comédie bat son plein. On repart de là ayant fait le plein d’un lavis intense de bonheur de jeu et d’accords de guitare.
Robert Bouvier est le metteur en scène passionné, aidé de la très belle distribution suivante :
Baptiste Blampain | Protée
Mirko Dallacasagrande | Le musicien
Alexis Julemont | Speed, Eglamour, brigand Mario
Jeanne Kacenelenbogen | Silvia
Gilles Masson | Le musicien, brigand Beppe, Pantino
Vincent Sauvagnac | Thurio, Pantino
Sherine Seyad | Julia
Real Siellez | Launce, brigand Lino
Aurélie Trivillin | Lucette, Gina, brigand Moïse
Julien Vargas | Valentin
Philippe Vuilleumier | Duc de Milan, Antonio
Scénographie, costumes Cécile Balate, Delphine Coërs, Lumières Jonas Bühler,
Musique Mirko Dallacasagrande, Aureliano Marin, Stéphane Roethlisberger,
Univers sonore Julien Baillod
Coproduction Compagnie du Passage – Neuchâtel / Théâtre Le Public – Bruxelles
http://www.theatrelepublic.be/play_details.php?play_id=323&type=1
Balance-moi, choses qui émeuvent un huit mars,
Un drame qui nous balance, du rire aux larmes, de et avec Dorothée Schoonooghe
Camille Limbourg est une trentenaire de taille et de corpulence moyenne. Elle est le type de fille « classique ». Bien sûr elle se trouve grosse, et laide, et inutile, et incompétente, et… elle cherche le grand amour. Mais surtout, elle consomme tous les « fast-food » de notre société.
« C’est quoi ta vie ? Acheter des produits light, vivre sur ta balance, passer ton temps à faire régime alors que les trois quarts de la planète crèvent de faim ? »
Aux Ecuries de la Maison Haute (Bruxelles) les 14, 15, 16 mars 2013 à 20h30 | Réservations
We will, we will rock you!
Lumineuse, Camille Limbourg sort d’une des quatre cabines d’essayage (tiens-donc !) qui constituent le seul décor de « Balance moi ». La sobriété absolue des quatre cadres protégés par un rideau aux transparences minutées, n’empêche pas le spectateur d’attendre avec gourmandise le prochain lever sur l’intimité peinte en rose de la comédienne. Les jeux de lumières sont d’une rare beauté, mais cette femme, n’est-elle pas, lumineuse en elle-même ?
Il est même difficile de faire la part des choses : où se situe la part de comédie et la part personnelle dans ce spectacle toute en tendresse et en authenticité ? Le seul en scène de Dorothée Schoonooghe est une abondante moisson dramatique des états de la Femme, très loin ou à rebrousse-poil des stéréotypes que les médias et la société nous imposent.
Lucide, elle ne cherche pas à « avoir » mais à « être » Elle est la version féminine de l’anti-héros et n’a rien à voir avec la Femme des années 80, revisitée ou non, par le chanteur bien connu. Clameurs, gloussements et rires accueillent ses répliques et ses postures imaginatives, sa totale vulnérabilité et sa résilience. Voici un spectacle qui fait du bien et qui dilate le cœur. On trinque avec elle joyeusement (au propre et au figuré) et on participe avec bienveillance à toutes ses ratées ingénues qui font sa succulente humanité et qui mettent en scène la totale générosité du savoir être.
L'écriture de Dorothée Schoonooghe est plurielle. Elle s’est faite en collectionnant au fil du trottoir des témoignages authentiques de la « res femina ». Justement le sujet proposé par la Vénerie dans son festival « Les Venus de Mars » dont le premier volet était « Le monde de Luce et ses extases ». Un troisième volet sur les planches intitulé « La Mécanique des Femmes» est prévu les 28/29/30 mars aux Ecuries de la Maison Haute, sur un texte ambigu et puissant de Louis Calferte.
Mais, pour en revenir à la mosaïque de femmes « all-in-one » évoquées dans « Balance-moi », on constate que la joie de vivre, la ténacité devant les défaites amoureuses ou professionnelles n’entament aucunement la belle humeur de la comédienne. Si son visage et son corps se flétrissent au moindre vent de tragédie, elle retrouve son sourire radieux instantanément, se séchant (les larmes entre autres) … à une vitesse vertigineuse ! Vous reviendrez même, comme d’autres spectateurs, plusieurs fois, vous inonder de ce bonheur de scène, qui produit un bienfaisant effet de jouvence en ce frileux mois de mars.
Camille Limbourg, drôle et attachante, incarne une foule de personnages qui traversent sa vie dans un manège très maîtrisé. Les quatre cabines d’essayage s’ouvrent comme des boîtes à surprises sur quatre situations burlesques et ses états d’âme en évolution. Frustrations, désirs, heurs et malheurs, tout passe par une volubilité naturelle que même une séance de yoga n’arrive pas à endiguer. Tout passe par des silences plus que comiques qui subjuguent un spectateur presque étourdi, quand lui-même n’est pas sommé d’être partie du spectacle. On est dans la salle du centre sportif, on est la mère de la mariée, le lâcheur qui part avec une autre, on est aux entretiens d’embauche et dans tous les petits boulots, on est solidaire de tous les artistes, on est dans la solitude du supermarché, on est seul en Inde, et derrière le révolver.
« C’est quoi ta vie ? Acheter des produits light, vivre sur ta balance, passer ton temps à faire régime alors que les trois quarts de la planète crèvent de faim ? »
Un grand plancher vide est cerné de rideaux noirs. Sommes-nous au centre d’un catafalque ? Peut-être. Angélique, dont on ne dit pas une seule fois le nom dans la pièce, n’existe pas. Ses parents l’ont accordée en mariage à un rustre, Georges DANDIN que l’on a affublé en échange de son argent, d’une particule clinquante. Le voilà devenu « Georges de la Dandinière ». Mais la jeune épouse a le sentiment étouffant d’avoir été enterrée vivante, mariée contre son gré.
Rebelle et victime, elle écume de colère de ne pas pouvoir profiter de sa jeunesse et d’avoir été jetée dans les bras du vieux barbon. Soit dit en passant : le rôle fut interprété à l'époque par la propre femme de Molière ! Ce soir, c’est Harmonie Rouffiange qui s’en charge. Dès les premières répliques, elle écrase de ses paroles glaciales tout son entourage, sauf Claudine (Héloïse Gimondi ) sa servante poursuivie des assiduités de Lubin (Frédéric Mosbeux), l’entremetteur de Clitandre. Mépris dont elle peine même à se défaire, dans les scènes d’amour avec son amant. On lui doit néanmoins de magnifiques tirades piquantes sur l’urgence de la libération de la femme, car elle sait bien parler. C’est le seul instant où elle semble sympathique, …ce qui ne devait pas trop être le cas quand Molière interprétait le mari! Quant à ce vieux barbon, il n’est pas si rébarbatif que cela. C’est un personnage tragique, intemporel, complexe et extrêmement bien travaillé par un Jean Knepper avec moustache! Mais il est impuissant et seul contre les manipulations fatales de la société qui l’entoure. De là, toute son humanité. « George Dandin, George Dandin, vous avez fait une sottise, la plus grande du monde. » (scène 1, acte I) persifflent les monstres bien-pensants. Même son serviteur Colin lui fait faux bond (François Makanga). On assiste à son humiliation croissante qui va le précipiter vers une fin tragique. Retour à la case paysannerie : il est le véritable dindon de la farce, victime des maléfiques pouvoirs de manipulation d’une femme sans scrupules. Il est pourtant le seul dans la pièce à avoir de la noblesse de cœur. Enlevez le « s » à Georges et il ressemblera à un parfait gentleman anglais. Il personnifie « l’honnête homme », idéal du 17e siècle, être de vertus et d’équilibre à l’opposé du courtisan hâbleur. Hélas, la situation dans laquelle il s’est mis est aussi bancale que la porte qui ouvre sur sa maison prête à s’écrouler. Il est dans son bon droit et le voilà régulièrement moqué et dupé par tous, sans compter les gnomes monstrueux échappés à tout moment des rideaux, qui raillent sa folie d’ascension sociale, lors de ses douloureux apartés.
Tout aussi monstrueux, Monsieur et Madame de Sotenville, les beaux parents sont d’ignobles marionnettes géantes et sadiques qui stigmatisent l’appât du gain, les préjugés, l’hypocrisie et l’absence d’amour. Ce qui est extraordinaire, au point de vue de la théâtralité, c’est la vie et l’esprit qui s’empare brusquement de l’énorme bouche des pantins par l’entremise des deux comédiens impassibles qui jouent deux rôles à la fois. Jeu fascinant d’Héloïse Gimondi et Frédéric Mosbeux!
L’amoureux secret, le gentilhomme libertin, Clitandre, on le sent, malgré ses boucles, n’a sans doute pas l’étoffe d’un séducteur irrésistible mais sert à entretenir les rêves d’évasion de la triste fée du logis. Pascal Dandoy joue le rôle à merveilles. La langue de Molière est délicieusement perlée d’humour et de belles intonations, le jeu scénique est d’une irrésistible drôlerie et d’une belle vivacité. Les poursuites dans le noir et les histoires de porte rivalisent avec les jeux de cache-cache dans les sous-bois que l’on retrouvera chez Marivaux. L’ironie de la situation est à son comble dans l’acte III où Dandin après avoir été forcé une nouvelle fois de présenter des excuses, n’a vraiment plus qu’à se jeter à l’eau. Nous avons affaire dans ce spectacle, à du Molière tout simplement sublimé. Une entreprise osée, mais fort réussie par l’inventive metteuse en scène Marie Gaüzère Lesueur … dont c’est la première production.
La distribution:
George Dandin :Jean Knepper
Angélique: Harmonie Rouffiange
Clitandre : Pascal Dandoy
Claudine et Madame de Sotenville : Héloïse Gimondi
Lubin et Monsieur de Sotenville :Frédéric Mosbeux
Colin : François Makanga
Mise en scène, scénographie : Marie Gaüzère Lesueur
Chargée de communication : Héloïse Gimondi
Tout public : Les mercredi 13, jeudi 14, vendredi 15, samedi 16, Les mardi 19, mercredi 20, jeudi 21 et vendredi 22 mars 2013 à 20h30
Quel talent ! Patricia Ide se transforme soudain en gallinacée emplumée, montée sur des échasses pour mieux dominer son avorton de mari. Et de vitupérer, enjôler, glousser, ourdir et saccager tout ce qui croise son chemin. Un oiseau rare aux cris de panthère qui a su ravir le cœur malade du pauvre Ottavio, perclus, cassé en deux , vêtu de pourpre familiale et de la honte d’avoir jeté son propre fils à la porte. Un comédien d’à peine trente ans, Grigory Collomb interprète ce rôle … à s’y méprendre ! Va-t-il échapper un jour aux griffes acérées de son engeôleuse de femme qui le domine de trois coudées et demie ? C’est ce que Goldoni, nous explique dans « La Serva amorosa », une pièce où fusent les apartés psycho-moraux de la servante rédemptrice, Corallina, avec le public.
C’est la non moins excellente Joëlle Franco, poids plume bondissant, surmonté d’une queue de cheval en ananas - quelle nana ! – qui assume ce rôle délirant. Elle a l’esprit aussi acéré que généreux pour son tendre frère et maître Florindo (Quentin Minon, en héros romantique). Elle donne à chaque prototype qui peuple la pièce des répliques aussi bouillonnantes que mimées à l’extrême. Arlecchino, Pantalone… des personnages-types du Théâtre Italien comme on disait à l’époque. Elle ravit par sa mobilité, son ingénuité et ses réparties inventives. Ne serait-on pas dans l’improvisation pure et simple ? C’est du grand art théâtral totalement contrôlé. Quand les situations se corsent, ce sont les sifflets, trilles et onomatopées et piaillements en tout genre qui remplacent le verbe. La coquine contrôle tout ! Tous les moyens seront bons pour venir à bout de la paranoia familiale et rétablir l’équilibre et la justice. La crapuleuse Beatrice a appelé un croque-vif (disons, un notaire) pour se rendre (on s’en serait douté !) légataire universelle de son futur défunt mari et évincer à jamais le fils légitime au profit de son stupide rejeton Lelio, le niais. Encore un rôle sublimement joué, cette fois par Maroine Amimi, autre talent éblouissant de justesse et de dynamisme.
La suite est une pantalonnade jouissive du plus bel effet. Les visages sont grimés, nous sommes en période de Carnaval. Le théâtre est partout, au balcon, par-dessus les toits, à la fenêtre, dans l’antichambre, au boudoir, dans la rue… Les tréteaux tanguent et tremblent sous les la chorégraphie turbulente et drôle des comédiens. Quitte à se démantibuler à maintes reprises et faire voler le mobilier afin de symboliser la déliquescence familiale et sociale ! La patte créative et acérée de Pietro Pizzutti s’amuse, virevolte, nous assaille de jargon franco-italien, évoque l’origine napolitaine de gestes si italiens et semble s’amuser comme un fou à nous balancer sa version moderne de la Commedia dell’arte. Une mise en-scène qui déchire littéralement le rideau dans lequel on semble avoir taillé le costume d’Ottavio. Mise en abyme stupéfiante, les personnages sortent de boîtes d’illusionnistes, échappent de paravents, sombrent dans des trappes et se balancent sur des cordes comme au cirque. Et Rosara, (Flavia Papadaniel, dans toute sa beauté) la future mariée est un joyau de naïveté et de fraîcheur. Scènes exquises de déclaration amoureuse. Molière ou Marivaux ? C’et les deux à la fois, C’est Goldoni en personne. Avec l’accent !
Et les masques de Venise (vous disiez, Carnaval ?) sont là, pour démasquer l’hypocrisie, le désamour et les faux-semblants. La scénographie de Delphine Coërs et les costumes sont de haute voltige, avec une connivence artistique omniprésente. L’excès force le trait, le spectateur médusé devant ce grand Guignol ne peut soudainement plus se retenir de rire. Et de se tenir les côtes tout au long du spectacle! Le plaisir théâtral percole, perfuse et se répand comme une vague de bonheur à l’aube d’un mois de févier fait pour le Carême !
Précipitez-vous !
Au théâtre Le Public
La Serva amorosa de CARLO GOLDONI Mise en scène : Pietro Pizzuti Avec: Patricia Ide, Maroine Amimi, Grigory Collomb, Joëlle Franco, Pietro Marullo, Quentin Minon, Flavia Papadaniel et Réal Siellez Grande Salle - Création - relâche les dimanches et lundis
http://www.theatrelepublic.be/play_details.php?play_id=320&type=1
On s’attend peut-être à un spectacle morbide, bourré de jérémiades convenues sur le temps qui passe. A 20h 15, on pénètre dans la salle des Voûtes, transformée en bonbonnière rose et bleu pastel. C’est l’immense lit, version impériale, installé au milieu du plateau qui a revêtu les couleurs pêche de l’aube. Les fauteuils de style sont assortis. Au fond, une lucarne dans les murs bleus, qui regarde le ciel ?
Extinction des feux puis le tableau s’éclaire sur trois femmes assises dans les fauteuils. L’une, magistrale, faisant salon, l’autre, divine, cousant une couverture en patchwork, l’autre, sérieuse à en mourir, s’affairant dans un dossier, genoux serrés. Trois âges bien mensurés : 90 /50/30. Trois perruques à boucles et crans, dignes des photos de National Geographic années 50. Toutes trois, savamment maquillées, teint clair, regard profond, le rouge à lèvre s’articulant autour des mots avec gourmandise. Une mise en bouche parfaite.
L’espace mis en scène par Véronique Dumont diffuse une tension extraordinaire. Il invite à la fois à la confrontation et à la confidence, il n’y a rien d’autre à faire pour ces dames que de causer en boucles dans ce huis-clos où fusent les absurdités. On apprend tout sur la vie glorieuse de l’irrésistible vieille et sur les tracas de sa vie présente. Toutes trois sont joyeusement cyniques – ah! quels beaux masques – sur ce que l’on devient, hommes ou femmes avec l’âge, cet intrus. La vielle dame, vêtue d’un déshabillé de satin bordé d’un voluptueux renard règne, despotique et lucide, malgré ses colères désespérées contre la nature qui défaille. Elle « nous » confiera tout sur ses moments de honte, de plaisir, de regret et satisfaction et sa relation avec les hommes. « Ils nous mentent tous ! » Un voile pudique referme la première partie.
Assez de l’imposture du théâtre de représentation! La deuxième partie fait magistralement voler le temps en éclats et découvre ce qui se passe dans l’âme de ces femmes. Il reste une seule femme, ou son double, - allez savoir- ligotée par l’espace de ce lit immense, démultipliée en trois âges façon Picasso. Voici la Force, faite Femme. C’est surréaliste, c’est intelligent, c’est d’une justesse psychologique surprenante. Les visages ont perdu leurs couleurs et leurs artifices, la vérité joue à cache-cache avec les grandes questions sur le bonheur. Les pronoms « je » lancinants du début ont fait place à un « nous », pluriel de majesté ou celui du « nous » qui rassemble toutes les femmes, ou simplement le « nous » du trio féminin. Les différents Visages ont trouvé une douce architecture qui révèle des vérités intérieures déchirantes.
Sans âge, elles virevoltent autour du lit, à dire leurs attentes, à retrouver leurs GRANDS moments de bonheur pour croiser enfin une vérité qui apaise. Le jeu de Jeanine GODINAS, comédienne que l'on admire, n’a pas pris une ride. Le personnage qu’elle interprète se sent invulnérable. A-t-elle trouvé le bonheur ? Elle a séduit, a été riche. Elle a tout vendu, même ses bijoux, mais elle regrette de ne se souvenir que de ses souvenirs. Elle laisse la parole à la plus jeune (Isabelle DEFOSSE), si inquiète de trouver le bonheur, si touchante dans ses souvenirs de l’innocente première communion. Telles des pythies bienveillantes les deux autres femmes expliquent à la plus jeune comment on change, inexorablement. Isabelle Defossé alors s’insurge avec une violence juvénile contre la perte d’innocence qu’elle entrevoit. Contre la méchanceté qui fait place à l’amour, contre l’incapacité de pardonner. Contre vents et marées: « Je ne deviendrai pas toi ! Je te renie. » Et moi donc! de renchérir la presque centenaire! « Je vous renie toutes autant que vous êtes !» Au temps que vous êtes... Quel écho! Une scène extraordinaire. Non moins que ces tirades passionnées, aussi houleuses que celles d’une chatte sur un toit brûlant, de Marie-Paule KUMPS, transfigurée par son rôle de femme conservatrice qui a renié son fils gay, parti de la maison à 18 ans.
Revenons à Janine Godinas, le socle absolu de la pièce. Très contradictoire, touchante, irritante, pathétique parfois, mais si digne et forte d’elle-même. Elle, une femme, aura le dernier mot. Trois femmes. Trois grandes femmes pour un seul lit. Le vaste lit du fleuve de la Vie qui s’enfuit.
Trois grandes comédiennes. On sort de là comme lavés...dans un bain de Jouvence.
de EDWARD ALBEE* adaptation très réussie de Isabelle Anckaert
Mise en scène (géniale) : Véronique Dumont
Avec trois stars : Janine Godinas, Marie-Paule Kumps, Isabelle Defossé (et Simon Thomas).
http://www.theatrelepublic.be/play_details.php?play_id=324&type=1
DU 14/02/13 AU 06/04/13
*l'auteur de Qui a peur de Virginia Woolf ?
Sur le plan personnel et privé, c'est dans des circonstances bien différentes de celles que connut Genet qu'Albee s'assume comme figlio-di-nessuno (fils de personne). Il est connu qu'il fut adopté par une famille qui avait fait fortune dans le monde du spectacle, qu'il fut élevé dans le luxe des Rolls-Royce et des leçons particulières, et qu'il lui fallut bien du talent pour se retrouver malgré tout, à vingt-deux ans, sur le pavé de New York, à gagner sa vie comme garçon de courses, vendeur ou barman, dans la meilleure tradition du self-made man. Il faudra une crise dépressive, résultant de la cassure avec ce mode de vie, pour qu'Albee se mette à écrire une pièce, Zoo Story, montée à Berlin en 1959 avant de l'être off-Broadway, en 1960, par Alan Schneider. (la suite sur: http://www.universalis.fr/encyclopedie/edward-albee/1-l-introduction-de-l-absurde-aux-etats-unis/ )