Quand Rossini présente à Paris « Le Comte Ory » (1828), le public parisien accueille l’opéra-bouffe avec un enthousiasme sans bornes. C’est son avant-dernier opéra, il est écrit en français. Rossini adapte en grande partie « Il viaggio a Reims »,une œuvre qu’il avait écrite pour le couronnement de Charles X. Contre toute attente, il cessera de composer pour l’opéra à l’âge de 37 ans, avec sa dernière œuvre : « Guillaume Tell », pour se tourner vers ses autres passions: la gastronomie et la vie mondaine. Ainsi ouvrit-il un salon très prisé par les intellectuels de son époque.
Savoureux mélange de genres, d’époques et de virtuosités, Le Comte Ory 2018, dont le personnage éponyme est interprété avec verve et puissance solaire par Antonino Siragusa, magnifique ténor en moine paillard, séduit vraiment par sa légèreté, sa brillance, son esprit français et sa joie de vivre. Bouffée de bonheur estudiantin, le comique gracieux et leste est partout. Ce n’est pas sans rappeler des souvenirs de certaines chansons populaires. « Partant pour la croisade, un seigneur fort jaloux De l’honneur de sa dame et de son droit d’époux Fit faire une ceinture à solide fermoir Qu’il attacha lui-même à sa femme un beau soir… » Cette chanson paillarde remonte peut-être elle aussi, à l’époque de Rossini, une époque pour le moins compassée, hypocrite et austère où l’on s’éclatait en chansons! Le livret du fameux Eugène Scribe, inspiré d’une ballade médiévale, est truffé de sous-entendus, la rime est riche et prospère en humour. Une analyse psychanalytique en dirait long sur la nature du château inexpugnable. Si l’on décide de suivre le texte à la lettre, on moissonne les sous-entendus à foison.
Le metteur en scène Denis Podalydès signait en décembre 2017 la création de cette joyeuse œuvre polissonne, il y a un an, à l’Opéra-Comique de Paris. Le choix pour les décors se porte sur un autre sociétaire de la Comédie française, Eric Ruf, et le couturier français, Christian Lacroix, dessine les costumes gothique flamboyant. Le mot d’ordre semble être de chanter de manière le plus souvent parodique, moqueuse, limite graveleuse… ne vous en déplaise! Les lumières de Stéphanie Daniel (Molière 2017 du créateur de lumières) contribuent régulièrement à une dénonciation éclatante des subterfuges et travestissements… Les mouvements de la chorégraphie et de la tension amoureuse sont réglés par Cécile Bon, la même qui a travaillé dans « En attendant Bojangles ». Les chœurs très stylés sont réglés avec souplesse et humour par Pierre Iodice, formé au conservatoire de Marseille, rappelons-le, et qui dirige depuis 2015 le chœur de l’Opéra Royal de Wallonie-Liège. Enfin, la distribution très homogène offre une palette de très beaux talents d’une musicalité impeccable, très agréable à écouter.
Premier décalage, le temps des croisés se mue en conquête de l’Algérie en 1830. Les costumes sont déclinés en haut de forme, redingotes, culottes, bottes que l’on ôte au pied du lit, pour les messieurs et, pour les dames, chapeaux Comtesse de Ségur et somptueuses robes évasées à profond décolleté. Les paysannes vont, légères et court-vêtues. C’est l’époque de la richesse bourgeoise de la restauration, qui bien sûr raffole d’histoires scabreuses, de séducteurs et de libertins pour soulager leur rigide quotidien.
Dans la création de Podalydès (2017) le château de Formoutier est redevenu un vrai moutier ou valsent les chaises d’église, mais sans aucun rapport avec l’abbaye de Thélème. C’est un couvent, où se languit la belle comtesse Adèle, souffrant d’un mal étrange et persistant, admirablement interprété lors de son entrée en scène, presque hululé, par la sublime Jodie Devos, abandonnée au début du premier acte, à une atroce solitude physique et morale. Elle garde son merveilleux timbre cristallin et fruité pour développer le personnage par la suite. Sa suivante, Dame Ragonde, sous les traits de la très alerte Alexise Yerna, explique de façon joyeusement théâtrale que l’ état cataleptique de sa maîtresse est dû à l’absence cruelle de l’époux, parti cueillir des lauriers dans les plaines musulmanes.
Autre décalage, Podalydès ne résiste pas à l’envie de dépeindre l’emprise de la religion catholique du 19e siècle sur les personnages de l’histoire, profitant de faire débarquer les compagnons du comte, déguisés en nones libertines, question d’enfermer, l’ivresse du désir sous le voile et les chapelets et de la rendre plus folle encore.
Après une introduction musicale tonique projetée sur fond d’une peinture d’époque représentant les rivages d’Afrique, les assauts guerriers, le carnage, le siège d’une ville…, le voile se lève sur l’intérieur du couvent éclairé par une lumière sourde qui tombe à travers les croisillons de hautes fenêtres inaccessibles.
La guerre au puritanisme est engagée. Le bric-à-brac hétéroclite d’un mobilier d’église s’offre à la vue. On a empilé une chaire d’église, un confessionnal, un saint-sacrement, des prie-Dieu, des chaises et le va-et-vient de l’ermite joufflu qui promet de les soigner de tous leurs maux les jouvencelles du village qu’il accueille à bras ouverts. C’est le Comte Ory déguisé. La foule de villageois apportant des fruits et des laitages, chante des rimes bucoliques où se chevauchent badinage, feuillage et filles presque sages. Ah le délicieux timbre de Julie Mossay en Alice ! Le moine, présent des cieux, se met à boire. La flûte de l’orchestre joue l’espièglerie, les vocalises moqueuses sur le mot « prière » installent un climat comique d’une belle impertinence, et un paralytique touché par la grâce, lâche même soudainement ses béquilles ! « Venez, mes toutes belles, je donne des époux ! » promet le vertueux homme, prêt à accueillir les prières des demoiselles dans son humble chaumière à tout moment. Voilà, le ton canaille est franchement donné !
La scène suivante confirme l’esprit fripon de l’ouvrage car elle met en scène le « gouverneur » du Comte (en fait le pendant masculin de la gouvernante d’une dame) qui se plaint amèrement de la dureté de sa mission. Laurent Kubla tient magistralement ce rôle, même s’il est taillable et corvéable à merci et se plaint amèrement en enchaînant les graves les plus vertigineuses. Il est envoyé par le père du comte pour essayer de récupérer le gredin de fils fugueur accompagné d’un machiavélique Raimbaud, (Enrico Marabelli) à la présence scénique dynamique. La colère du « gouverneur » monte au rythme de son désir secret de se livrer à d’autres plaisirs. La fin de l’air le retrouve assis à califourchon sur la chaise d’église, comme pour entamer un 80 chasseurs.
On n’a pas eu la berlue… Du confessionnal et des armoires, sortent des belles aux épaules dénudées et aux voix lascives… Le reste est de la même eau, bien que toujours bénite. Un peu grises, elles chantent à tue-tête « Sortons d’ici ! » mais restent toutes, rivées à l’aventure. Le comique d’oppositions règle l’opéra d’un bout à l’autre. Rien de vulgaire cependant, tout est tracé au cordeau, dans la suggestion et les double-sens. Où que l’on tourne les yeux ou les oreilles, le désir de conquête amoureuse est incandescent et inassouvi…
Si, Dame Angèle, qui n’a rien de franchement angélique, se dérobe aux projets d’Isolier, le cousin dont elle est tombée amoureuse et qui accessoirement sert de page au comte Ory, elle se prête sans vergogne, à au marivaudage impénitent, bien qu’elle assure n’aimer que lui. Jodie Devos, sûre de son pouvoir, est étincelante dans ce rôle de diva et ses vocalises acrobatiques ont la fraîcheur et la sève brute de la séduction juvénile.
Le double sens devient apothéose dans l’air d’Isolier incarné par une femme, José Maria Lo Monaco qui clame « on verra qui de nous deux l’emportera » et assure que « le noble page du Comte Ory sera un jour « digne » de lui ! » Encore un double sens ! Les bravi saluent les voix croisées éblouissantes du généreux Antonio Siragusa pour le Comte Ory et la pureté naïve des beaux phrasés du page José Maria Lo Monaco tandis qu’ils s’escriment, joignant le corps à la voix dans un combat de bras de fer, au propre comme au figuré. On le voit, cet opéra est pure jouissance de surprises, de contrastes et de vie.
L’humour musical généré par la direction pétillante de l’impétueux Jordi Benàcer est irrésistible. Il surligne, dans une grande connivence avec le public, les moindres postures, jeux de mots et déplacements ou changements d’humeur. Il nous fait pressentir le rythme fluctuant des voix, comme s’il disposait d’un stéthoscope enregistrant les phases du désir brûlant régulièrement bridé. Son orage est parodique et sa sa prière-beuverie ressemble à un De profundis estudiantin! Tant et si bien que le public se retrouve finalement vraiment complice dans la scène à trois, sur la couche de la comtesse, car seul le Comte Ory déguisé cette fois en sœur Colette, semble ignorer combien ils sont, ou feint de savoir compter jusque trois. Le méli-mélo amoureux…amour charnel (Ory) et amour pur (Isolier) se termine par le retour imminent du croisé de mari, qui n’y verra sans doute que du feu …. Comme dans la chanson estudiantine.
Dominique-Hélène Lemaire
Avec : Antonino Siragusa (Le Comte Ory), Jodie Devos (Comtesse Adèle), Josè Maria Lo Monaco (Isolier), Enrico Marabelli (Raimbaud), Laurent Kubla (Le Gouverneur), Alexise Yerna (Dame Ragonde), Julie Mossay (Alice), Stefano De Rosa (Mainfroy), Xavier Petithan (Gérard), Ludivine Scheers, Réjane Soldano, Stefano De Rosa, Benoit Delvaux, Alexei Gorbatchev (Coryphées)
A Charleroi Le Samedi 5 janvier 2019 – 20:00
► Lieu
PBA / Grande Salle
► Réservation
071 31 12 12
www.pba.be / https://bit.ly/2N9rqk1