C’est une heureuse reprise. L’année dernière Jean Vilar affichait complet. Et on le comprend. Malgré les affiches criardes, c’est beau et succulent comme, Mmmm ! … de la belle nouvelle cuisine. Les plats se succèdent sur le plateau devant trois immenses paravents japonais lumineux qui évoquent le bureau d’astronomie à droite, le salon au centre et la salle à manger à gauche. Quelques meubles épars, rescapés de l’époque des rois, flottent dans les savants jeux de lumière de Jacques Magrofuoco. Le mot « savant » ici n’est pas de trop et souligne le propos, avec bonheur. Armand Delcampe signe une mise en scène burlesque et audacieuse. La distribution est rôdée et déborde d’énergie.
Dès le début, le décor surprend. C’est l’éblouissement de tout l’univers étoilé cependant qu’une lune rousse se demande qui, du féminin ou de masculin, l’emportera. Ensuite le papier translucide des paravents se transforme en aurore, fixant les teintes pêche et fuchsia des robes 1920 des doctes dames. Il enchaîne ensuite dans les tons vert tendre les reflets irisés de paysages aquatiques aux lotus et chrysanthèmes stylisés. Les personnages vont, viennent et disparaissent derrière les paravents en ombres chinoises et musicales des années folles.
Mais il n’y a pas que ce décor épuré et les costumes fauvistes de Gérald Watelet qui subjuguent le spectateur. Les amoureux d’abord : Clitandre (Julien Lemonnier) a des allures de Gatsby le magnifique, l‘argent en moins! Et Henriette (Agathe Détrieux ) n’a de précieux que le nom, le reste est grâce et intelligence car le chouchou de Molière a tout pour plaire.
Il y a le jeu extraordinairement puissant de l’impuissant Chrysale, mené par un surdoué de la scène, Patrick Brüll. ce dernier est au mieux de sa forme et n’aurait pour rien au monde revêtu perruque à boucles, escarpins, bas blancs et pourpoint à rubans. Le voilà royalement sanglé dans une splendide veste de velours, rouge de la colère qui gronde et qu’il a bien l’intention de troquer contre un habit sobre de son choix quand enfin, il reprendra le pouvoir usurpé.
Car il s’agit bien de cela : de l’usurpation du pouvoir par les femmes. Le mari veut, quel que soit le siècle, une femme dans son lit et des mets délicieux servis à l’heure pour son dîner. Il n’a cure de sciences, de latin, de grec et de philosophie. Les vers et la littérature l’emplissent de bile à tel point qu’on le verrait bientôt dépérir. Pour peu, on aurait pitié de lui !
Ce qui est vrai c’est la guerre aux extrémismes menée avec détermination et bon sens par Molière. Qu’il s’agisse de la préciosité ridicule des courtisans dévorés par le désir de pouvoir ou de celle de trois péronnelles en folie qui se trémoussent devant le dieu Grammaire, la muse Poétique et les Galimatias de tout poil, il s’agit d’une même Folie. Nuisible à la bonne gouvernance, à la justice et au bonheur de tous. Voyez comme est traitée la pauvre Martine au naturel frappant (l’excellente Marie-Line Lefebvre) ! N’êtes-vous pas indignés ? Et Notre Monde moderne n'a-t-il pas ajouté quelques folies en plus? La folie sexuelle, la virtuelle, la religieuse, l’économique… Mais où donc est passée la réalité ? Et si Molière, par aventure nous revenait sur terre, il serait bien mari de tous ces excès et de ces extravagances fantasmagoriques. Des postures, toutes aussi ridicules. L’érotomane Bélise campée par Cécile Van Snick décroche moquerie, rires et gloussements à chacune de ses répliques! Le Trissotin de Pierre Poucet est en tout point odieux et exécrable à souhait, personnage grandiloquent (au sens étymologique, s’entend), à l’affût bien sûr, du moindre profit.
Molière a donc raison. Les maris en perte de pouvoir évident sont réconfortés d’entendre les discours de Chrysale. Les filles (à marier ?) qui préfèrent l’amour à l’argent et les plaisirs de couple et de famille à l’érudition, sont ravies de pouvoir faire un pied-de-nez à leur Philaminte de mère-femme des années 80 ainsi qu' à leurs sœurs rivales ! A moins que tout ce beau monde, femmes, enfants et maris ne fassent fi du discernement, de l’harmonie des alexandrins de l’illustre homme de théâtre et ne soient devenus sourds à ses savoureuses mises en garde verbales. Mmmm !
Distribution
Mise en scène : Armand Delcampe
Avec
Chrysale : Patrick Brüll
Armande : Morgane Choupay
Henriette : Agathe Détrieux
Vadius : Alain Eloy
Martine : Marie-Line Lefebvre
Clitandre : Julien Lemonnier
Trissotin : Pierre Poucet
Ariste : Freddy Sicx
Julienne : Julie Thiele
Bélise : Cécile Van Snick
Le notaire : Jean-François Viot
Philaminte : Nathalie Willame
Assistant à la mise en scène : Jean-François Viot
Décor et costumes : Gérald Watelet
Lumières : Jacques Magrofuoco
Régie vidéo : Quentin Huwaert
Régie lumières : Jacques Perera
Construction décor : Mathieu Regaert et Marc Cocozza
Direction technique : Jacques Magrofuoco
Une production de lʼAtelier Théâtre Jean Vilar et du Festival Royal de Théâtre de Spa, avec la participation du
Centre des Arts Scéniques.
Avec le soutien de la Province du Brabant wallon.
« Molière, l’humain parfait?
De la femme et de lʼhomme, il a tout observé, tout perçu ou pressenti, tout exploré et éprouvé.
Rien de la bonté, de la perversité, de la médiocrité humaine ne lui fut étranger.
Il se lança à corps perdu dans lʼaventure des désirs insensés.
Il prit tous les risques et souffrit tous les tourments. Il dit non, rusa, parla, protesta, se tut, reparla sans se démettre ou se soumettre jamais.
Dieu merci, il ne fut pas un « artiste pur ».
Il côtoya et chérit lʼimpur comme un fou, il comprit et il aima sans mépris lʼhumain plus quʼimparfait.
Poète vivant, il a, plus quʼaucun autre, fait vivre ensemble la poésie, la comédie et le drame, rires et larmes enchevêtrés, élans et faiblesses confondus, désirs infinis avec petites vérités pratiques à lʼexclusion des grands principes abstraits et des dogmes irréfutables.
Il a subi, il a enduré le calvaire des pouvoirs imbéciles, absolus et contradictoires, aux titres cumulés dʼauteur, dʼacteur et de chef de troupe… de sorte que mettre nos pas dans les siens nous paraît aujourdʼhui dʼun grand confort et dʼun incessant réconfort. Merci au Saint Patron ! »
Armand Delcampe (croyant en Molière)