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Maeterlinck entame sa carrière littéraire par la poésie avec Serres chaudes; suivront le recueil Douze Chansons (qui deviendront Quinze Chansons en 1900), puis le silence: Maeterlinck abandonne alors définitivement cette forme
d'écriture.
Ce recueil mûrit dans les serres d'Oostakker où son père, longtemps avant lui, s'interrogeait sur l'intelligence des fleurs. Dans Bulles bleues, en 1948, Maeterlinck dira de Serres chaudes qu'elles n'eurent "d'autre retentissement
qu'un coup d'épée dans l'eau". Verhaeren fit pourtant dans le Mercure de France un compte rendu élogieux du recueil, où il saluait l'auteur de "n'avoir pas eu peur de son inspiration adolescente".

La solitude, la captivité et la douleur de l'âme dominent l'ensemble du recueil: "O serres au milieu des forêts / Et vos portes à jamais closes!" Mais à travers la prison transparente de la serre, le poète perçoit parfois l'activité du monde; il lui vient alors des regrets: "O mon âme vraiment trop à l'abri", et des désirs de sentir la vie pénétrer son univers clos: "Mon Dieu, mon Dieu, quand aurons-nous la pluie, / Et la neige et le vent dans la serre." Son renoncement au monde, imparfait, ne lui apporte pas la sérénité escomptée et la serre lui est un lieu aussi inconfortable que le monde des hommes: "Seigneur, les rêves de la terre / Mourront-ils enfin dans mon coeur? / Laissez votre gloire seigneur / Éclairer la mauvaise serre."

A côté des poèmes réguliers, composés d'octosyllabes à rimes le plus souvent croisées, Serres chaudes contient également des proses poétiques et des vers libres, où des images hétéroclites renvoient une vision chaotique du monde extérieur: "On dirait une folle devant les juges, / Un navire de guerre à pleines voiles sur un canal..." Ces vers qui témoignent d'une extrême sensibilité, disent aussi la peur d'autrui, de l'homme en général: "Oh! j'ai connu d'étranges attouchements! Et voici qu'ils m'entourent à jamais." Et plus loin: "Il y avait des figures de cire dans une forêt d'été... / Oh! ces regards pauvres et las!"

De tous les recueils du symbolisme, Serres chaudes est sans doute le plus fidèle à cette école. Seule l'âme du poète habite ces pages; aucune passion forte, malgré l'expression d'une souffrance et d'une pitié pour le genre
humain, aucun homme tangible ne peuplent ces vers. Le "je" qui se plaint dans ces poèmes monotones est une âme solitaire, gagnée par la mélancolie.
Maeterlinck a la tête dans les étoiles; il est épris de comètes, de nébuleuses, de nuages, mais il s'enferme aussi dans des lieux clos dont les serres sont sans doute les plus étouffants qu'il ait jamais imaginés. Elles
symbolisent ici la captivité de l'âme, la prison transparente; elles évoquent les touffeurs et les langueurs de l'ennui. Déjà toute la mythologie du théâtre de Maeterlinck est en place: princesses évanescentes, vierges pleurant au fond
des grottes humides, petites filles solitaires dans un univers hostile.

A travers ces poèmes de l'introspection décadente, traversés d'images fulgurantes qui jouent d'une savante et délicate musicalité, Maeterlinck veut par le surnaturel appréhender la nature même de la condition humaine. Le
symbolisme chez lui est une réponse à la vie et non un simple décor.

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Un livre de Marc Barbay - Namur, sa citadelle, ses bistrots et ses institutions, ses artistes et ses habitants... - Exposition des photographies à la galerie du Beffroi du 22 septembre au 6 octobre 2009 À propos de l’ouvrage: Dans un monde trop abstrait où les gens surfent sur internet pour se faire des amis mais ne connaissent plus le visage de ceux qui les entourent, ce livre est une présentation de cette ville de Namur, petite dans toute sa grandeur, immense par la beauté des gens qui l'habitent. Tous les genres y sont les bienvenus, simples habitants, artistes, ministres de la Région, gouverneur de province, patron de bistrot, bourgmestre et membres de confréries diverses... Marc Barbay découvre avec joie l'âme de cette ville coincée dans sa superbe, entre fleuve et rivière, par le tracé d'une enceinte médiévale qui l'empêche de grandir, mais en a-t-elle besoin... Marc Barbay est peintre et photographe. Il a réalisé une série de reportages de par le monde afin d'illustrer de nombreux livres historiques et touristiques. Il a participé à bon nombre d'expositions de photographies et de peintures et fut primé à plusieurs reprises. On retiendra par exemple le premier prix Librart 2005 pour une photographie polaquarel nommée Le regard. Aux éditions Racine
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Artemisia

ARTEMISIA(Née à Uccle en 1954)Formation1973 Diplôme en Dessin d'Architecture d'Intérieur à Bruxelles.2003 Certificat de Recherches Graphiques et Picturales (Peinture).Académie des Beaux Arts de Sambreville2004 Peinture. Académie des Beaux Arts de NamurProfesseurs : MM. Pêtre, Tavemier, Sinte, Zhu, Gonthier.Prix1971 Premier Prix de Peinture décerné par la Commune d'Uccle.1999 Prix de l'Espoir décerné par la Commune de Sambreville. (Aquarelle)Expositions2009 Exposition à l'Espace Ockeghem (Tour de Saint Ghislain).« Au Fil des Sens... ». (Huiles).2008 Exposition à la Maison du Patrimoine du Nord-Est Avesnois deCousolre (France). «Traces de Soi...» . (Huiles).2008 Exposition en la Galerie Espac'Art Gallery à Mons. «Traces de soi... ».(Huiles).2008 Exposition en la Galerie Dominium à Beersel.«Juste un Moment... ». (Huiles).2007 Participation à « Art Exhibition » en Espace Culturel de Loisirs Artistiquesà Spy, asbl ECLAS. (Huiles).2006 Exposition au « Caf'Concert » à Namur. « Juste un Moment... ». (Huiles).2006 Exposition à la Maison Magritte à Chatelet. « Juste un Moment... »(Aquarelles, huiles).2005 Exposition en la Galerie d'Art de la Maison de la Culture de Fosses laVille.TechniquesAquarelleHuile sur papier et sur toileDémarcheDès son plus jeune âge, Artemisia fut attirée par le dessin et la couleur.Quoique rompue à bien des disciplines, elle affectionne les graphismes abstraits, auxquels elle sait toujours donner une émotion très personnelle.Pour elle rien sur terre n’existe avant d’avoir été pensé ou rêvé.Sa peinture est un oubli de soi qui rend présent les paysages de son monde intérieur, aux rythmes variés de couleurs et de lumière.Chaque toile reste un moment d’émotion fait de silences afin d’échapper au tapage du monde, mais au cœur de ses silences rien n’est vide. Elle arpente ainsi le chemin du visible par l’invisible, du réel et de l’irréel et mets sa part de féminité ainsi que la relation particulière qu’elle entretien avec son esprit.L’univers des peintres comme J.W. Turner, Claude Monet, Pol Cézanne ou Zao Wou Ki a probablement guidé son esprit et ses yeux.Ses transparences laissent passer la lumière et révèlent la matière.Le monde d’Artémisia est fait d’une sérénité et d’une générosité, qui n’affectent en rien sa joie de vivre.Ses toiles méritent que l’on s’y arrête un moment afin qu’elles nous dévoilent toute leur richesse.Elles étonnent par leur profondeur, leur harmonie et leur diversité.Evelyne Lemaire

EVELYNE LEMAIRE(Née à Bouffioulx en 1956)FormationAcadémie des Beaux-Arts de Mons (sculpture et peinture)Académies de Châtelet et Charleroi (Poterie, céramique, et sculpture)Professeurs : e.a. Baron Gustave CamusPrix1986 Prix du Hainaut1991 Prix Alphonse MullerExpositionsNombreuses expositions collectives2008 Exposition en la Galerie Espac’Art Gallery à Mons (Bronzes et céramiques)TechniquesCéramiqueBronzeDémarcheIl est, en principe, bien compréhensible qu’Evelyne Lemaire, originaire de Bouffioulx, nous offre de remarquables réalisations dans le domaine de la céramique, et, particulièrement du grès. Diverses formations auprès de maîtres réputés, lui ont cependant permis de diversifier son œuvre, puisqu’elle tire souvent de ses modelages, de très jolis bronzes qui restent des pièces uniques, et qu’elle met aussi à profit sa maîtrise du tournassage de la terre, pour se créer des ébauches qu’elles travaille ensuite avec une grande originalité : elle n’hésite pas à en extraire de véritables compositions où elle atteint une abstraction inattendue.Si ses personnages, qu’ils soient de terre cuite ou de métal coulé, toujours foncièrement longilignes, parfois androgynes, sont souvent sculptés dans des postures inhabituelles, ils gardent toujours un équilibre parfait.Sylviane Ledocq

SYLVIANE LEDOCQ(Née à Charleroi en 1967)FormationEtudes secondaires artistiquesAutodidacteTroisième génération de photographes amateursExpositions2009 Exposition à la Maison du Patrimoine du Nord-Est Avesnois deCousolre (France). (photos 40x60).2008 : Exposition à l’Espac’art Gallery (Mons). Idem.2008 Exposition en la Galerie Dominium à Beersel.(photos 40x60).2007 Participation au « Sentier des Arts et des Lettres » à Chatelineau2007 Participation à « Festiv'Arterre » à Bouffioulx. (photos 50x70).2006 Participation à « Festiv'Arterre » à Bouffioulx. (pastels).TechniquesPastelsPhotographie argentiquePhotographie numériqueDémarcheJ´ai abordé la photographie en même temps que le graphisme, lors d´études artistiques. J’ai longtemps utilisé un boiter reflex équipé d´un zoom 50-300 macro, qui me permettais de laisser libre cours à ma créativité. Jusqu´il y a peu inconditionnelle de la prise de vue argentique, je ne suis passée que très récemment au numérique. J´utilise exclusivement la couleur et recherche des sujets très diversifiés pour lesquels j´ai le plus souvent recours à une focale longue, tandis que la macro me permet de saisir les moindre détails de sujets qui m´attire particulièrement. Quoique influencée par la rigueur de mon grand-père et le penchant descriptif de mon père, je crois avoir un tempérament éclectique qui me permet de dégager l´originalité de ma propre personnalité.Jean Ledocq

Jean LEDOCQ(Né à Charleroi en 1939)FormationAutodidacteInitié par son père photographe amateur.Expositions2008 : Exposition à la galerie Dominium (Beersel). Tirages 40x60 cadrés.2008 : Participation à l’exposition collective « Passion Photos » à Moustier sur Sambre (idem)2008 : Exposition à l’Espac’art Gallery (Mons). Idem.2009 : Exposition à la Maison du Patrimoine du Nord Est Avesnois (Cousolre France). Idem.2009 : Exposition collective au Bâteau Ivre (Vresse sur Semois). Idem.TechniquesPhotographie argentiquePhotographie numériqueDémarcheFidèle adepte de la photographie argentique, j’ai gardé de mon père, la volonté de ne fixer sur la pellicule que des sujets d’une esthétique soignée, refusant à tout prix la recherche de l’attention par le sensationnel de la violence et de la misère, voire, comme on le voit trop souvent, du sordide.Faisant preuve d’un éclectisme sans doute atavique, je ne me débarrasse jamais d’une certaine volonté de reportage, ce, quelle que soit l’émotion suscitée par le sujet capté ; mes passions pour la nature, la mer, les rivières et les bateaux, qui transparaissent dans toute mon œuvre picturale, ne m’empêchent pas de m’adonner occasionnellement au portrait, toujours instantané.Jusqu’il y a peu, je n’avais recours au traitement numérique que pour réaliser librement, sur imprimante à jet d’encre, des cadrages impossibles à la prise de vue ou pour traiter fidèlement, en noir et blanc, les sujets qui s’accommodent de cette discipline exigeante.J’utilise depuis quelque temps un appareil numérique, mais j’ai conservé les habitudes et les impératifs propres à l’argentique et, surtout, à la diapositive, que j’ai longtemps pratiquée ; je cadre le plus souvent à la prise de vue et je me refuse strictement à utiliser les moyens numériques à des fins « créatives ».
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Dans le Règne du silence (1891), Rodenbach évoquait déjà les secrètes
relations de Bruges et de son âme: " ville, toi ma soeur à qui je suis pareil
[...] Moi dont la vie aussi n'est qu'un grand canal mort." Un an plus tard il
revient sur le sujet, faisant de la Ville le "personnage essentiel" d'un roman
qui lui emprunte son titre: Bruges, ville-décor mais surtout, par-delà les
descriptions, ville-état d'âme "orientant une action".

Après avoir perdu sa jeune épouse, Hugues Viane est venu se fixer à Bruges
dont l'atmosphère de ville morte et mélancolique correspondait à son humeur
chagrine. Depuis cinq années, il vit seul avec Barbe, une vieille servante
dévote, vouant un culte quasi mystique aux souvenirs de la défunte - en
particulier à sa blonde chevelure qu'il a mise sous verre. Un soir, au sortir
de l'église Notre-Dame où il a médité sur l'union des âmes, un visage
l'arrête, qu'il suit, croyant y reconnaître les traits de la morte. Une
semaine plus tard, hypnotisé par le retour de l'apparition, il entre
mécaniquement dans un théâtre à sa suite, l'y perd, la cherche en vain dans la
salle et la retrouve sur la scène. Elle est danseuse et s'appelle Jane Scott.
Peu à peu les analogies se précisent: le visage, les cheveux, les yeux, la
voix, tout lui rappelle sa femme. Hugues installe Jane à l'orée de la ville,
se rend chez elle tous les soirs, vit avec elle ce qu'il considère comme la
poursuite de son amour marital. Mais à trop forcer les analogies, les
dissemblances apparaissent bien vite: Jane le choque par sa vulgarité, se
moque de lui, le trompe, menace de le quitter. Hugues cherche à s'éloigner de
sa maîtresse pour ne pas hypothéquer ses retrouvailles chrétiennes avec la
morte dans l'au-delà. Mais il est envoûté et Jane en profite pour tenter de
capter son héritage. Profitant de la procession du Saint-Sang, elle se fait
inviter pour la première fois chez Viane - provoquant la démission de Barbe,
que servir "une pareille femme" eût mise en état de péché mortel. Après une
anodine dispute, tandis que Viane s'abîme dans une prière, Jane profane les
souvenirs de la morte, joue avec la tresse de cheveux que Viane, fou de rage,
lui serre autour du cou comme une corde. Et Jane, morte, devient "le fantôme
de la morte ancienne".

Certes la quête d'un double de la femme aimée n'est pas nouvelle - Nerval
n'a-t-il pas construit "Sylvie" (voir les Filles du Feu) autour de
l'hypothétique "aimer une religieuse sous la forme d'une actrice... et si
c'était la même!"? - non plus que le récit d'une passion-culte d'outre-tombe -
Villiers l'a conté dans "Véra" (voir Contes cruels). Mais Rodenbach, en
superposant les deux thèmes, conduit Hugues Viane là même où le héros
nervalien s'était arrêté, c'est-à-dire à la "conclusion" d'un "drame" que la
comédienne Aurélie lui refusait: alors que le promeneur du Valois "reprenait
pied sur le réel" pour échapper à la folie, l'amoureux de Bruges "perd la
tête" (chap. 15) et s'abandonne au meurtre. Bruges-la-Morte est donc bien le
récit d'un fait divers criminel, ainsi qu'une tradition critique se plaît à le
souligner. Mais, outre qu'un tel jugement pourrait s'appliquer à nombre de
textes, depuis le Rouge et le Noir jusqu'à Madame Bovary, il ne rend pas
compte de l'extraordinaire agencement de cette "étude passionnelle"

Car le bref roman de Rodenbach procède par tout un jeu de répétitions et
d'échos qui, peu à peu, enferment le héros dans un labyrinthe qu'il a lui-même
construit à force de traquer ressemblances et analogies. "+ l'épouse morte
devait correspondre une ville morte" (chap. 2): ainsi Bruges est-elle devenue
le premier double de la défunte, épouse de pierre et d'eau qui prolonge par
son atmosphère mystique ("la Ville a surtout un visage de croyante", souligne
le narrateur au chap. 11) le deuil empreint de religiosité du veuf
(significativement, la chronologie du récit est rythmée par les fêtes
religieuses). Puis la rencontre avec Jane est venue troubler cette harmonie
métaphysique: avec elle le physique passe au premier plan, introduisant le
péché dans l'existence de Viane (et à Jane est associé un champ sémantique
hautement symbolique: elle joue dans Robert le Diable, sa voix est qualifiée
de "diabolique", etc.). Dès lors, la Ville, abandonnée et délaissée comme une
épouse trompée, n'aura de cesse de se venger: après les on-dit réprobateurs
puis moqueurs (chap. 5) et les mises en garde du béguinage (chap. 8), ce sont
les tours "qui prennent en dérision son misérable amour" (chap. 10), puis les
cloches qui "le violent et le violentent pour [le] lui ôter" (chap. 11). Veuf
de sa femme et de sa ville, Hugues connaît alors la souffrance. Mais celle-ci
procède moins d'un sentiment de culpabilité (évacuée au nom de l'analogie: "il
croirait reposséder l'autre [sa femme] en possédant celle-ci [Jane]") que d'un
effondrement de son propre mode de pensée: ce qui s'écroule, c'est le mythe de
l'identique sur lequel toute sa vie était construite. Dès lors, l'écart entre
la morte angélisée et la vivante progressivement satanisée ne cessera de
croître, minant Viane de l'intérieur en transformant sa certitude "d'une
ressemblance qui allait jusqu'à l'identité" (chap. 2) en "une figure de sexe
et de mensonge" (chap. 11). Parcours où le réel s'impose tragiquement au
rebours d'un touchant mensonge entretenu comme une vérité: d'où la place du
fantastique dans le texte, décalé dans son objet (ce qui suscite l'hésitation
de Viane, ce n'est pas la réalité du phénomène qu'il vit mais celle de son
amour pour Jane) et dans le temps (il croît jusqu'à la crise finale au lieu de
se résorber au fil des chapitres). Oui, comme le disait Mallarmé à Rodenbach
en sa prose particulière, Bruges-la-Morte est bien une "histoire humaine si
savante"!

 

Une traduction en tchèque, c'est ici

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Belge, Georges Rodenbach est l'un des membres les plus originaux d'un
mouvement symboliste qui a su garder son autonomie par rapport à l'école
française. Venu à Paris en 1876, il reste cependant le poète de Bruges où il
est né. Dans les recueils de vers Jeunesse blanche (1886), Le Règne du
silence (1891), Les Voies encloses (1896) apparaît la nostalgie de sa
province. Absente, elle devient le reflet du monde : les béguinages et les
canaux de la Venise du Nord vont servir de relais entre un symbolisme étayé
sur des sensations visuelles et une rêverie qui reste au contact de la
réalité. On découvre là le secret d'une poétique des correspondances que
Rodenbach a poussée plus loin que la plupart des symbolistes : à partir d'un
objet, d'un paysage (ici Bruges), le poète peut évoquer ses impressions
sensibles, en général impressions visuelles et auditives mêlées, et ainsi se
pose l'existence d'un sujet, le je du poète. Dans ce système d'oscillations,
dans ce jeu des correspondances, le monde intérieur et la réalité vont se
fondre en une sorte de rêverie mystique où l'on ne saura plus distinguer
l'émoi du poète et celui de l'objet. Alors qu'en général ce procédé restait
discret, sa mise en évidence et son exploitation systématique, ainsi que la
rigueur de la prosodie de Rodenbach, contribuent parfois à rendre ses vers un
peu affectés. Cependant, l'évocation de la Flandre mystérieuse, des petits
bourgs endormis du Nord reste encore très séduisante aujourd'hui. Le
fantastique qui se dégage de toute la poésie de Rodenbach serait peut-être
plus original, si précisément le recours incessant à des procédés de technique
poétique ne le rattachait pas toujours à la vie intérieure du poète. Mais il
s'agit là de la question de la sincérité que pose toute la poésie symboliste.
Rodenbach écrivit encore quelques romans, Bruges la Morte (1892), Le
Carillonneur (1895), sur les mêmes thèmes, en demi-teintes, du silence et de
l'obscurité.
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C'est une oeuvre abondante (70 volumes environ) qu'a laissée ce romancier, un des écrivains belges de langue française les plus importants de son époque. Très mal reçu par un milieu littéraire bruxellois voué au conformisme et qui s'était déjà méfié de De Coster, Lemonnier, qui dut même à plusieurs reprises se défendre devant les tribunaux des audaces naturalistes qu'on lui reprochait, jouit cependant de la reconnaissance de ses cadets, les écrivains de La Jeune Belgique qui, en 1883, au moment où lui fut refusé le prix quinquennal de littérature, organisèrent un banquet en son honneur et lui décernèrent le titre de «maréchal des lettres belges». Dès 1871, il avait été remarqué à Paris par l'impressionnante description qu'il avait donnée dans Sedan (réédité en 1881 sous le titre Les Charniers ) des morts et des décombres après la bataille. Mais c'est surtout avec Un mâle (1881) que Lemonnier s'est fait connaître. Racontant l'amour d'un braconnier, Cachaprès, pour Germaine, la femme d'une famille paysanne huppée et respectable, Un mâle oppose la violence de la passion aux conventions sociales qui régissent le monde agricole. Le réalisme du récit alterne avec de fréquentes évocations lyriques de la nature, et surtout de la forêt, dont Lemonnier fait une sorte d'espace idyllique, pur de toute contamination de la société, où l'homme peut trouver à se revivifier. Cette rêverie sur la forêt et sur le refuge maternel qu'elle constitue reviendra, amplifiée, dans des oeuvres ultérieures où la fiction romanesque cèdera le pas à une prose plus poétique, comme L'Ile vierge (1897), Adam et Eve (1899) ou Au coeur frais de la forêt (1900). Après le monde paysan, décrit également dans Le Mort (1882), Lemonnier analyse diverses facettes du monde bourgeois. L'Hystérique (1885) raconte l'histoire d'une femme plongée par la névrose dans la soumission à un prêtre, tandis que Madame Lupar (1886) et La Fin des bourgeois (1892) insistent sur le rôle de l'argent et du pouvoir dans la société. Quant à la classe ouvrière, c'est surtout avec Happe-Chair (1886) que le romancier l'aborde, y brossant une fresque de l'univers des laminoirs, à la même époque à peu près où Zola, avec Germinal , évoque les mineurs des charbonnages. Au centre du récit se déchire un jeune couple dont l'homme est un ouvrier modèle mais dont la femme est présentée comme assoiffée de luxure. C'est moins la condition ouvrière qu'un puissant déterminisme psychologique qui est donné ici comme cause de la misère. Avec L'Hallali (1906), Lemonnier reviendra encore au monde des campagnes en décrivant la décadence d'une famille noble et propriétaire de terres. Il avait auparavant publié plusieurs romans dans la veine du roman psychologique dont, à partir de 1890, Bourget s'était fait le champion ; ainsi Claudine Lamour (1883), qui évoque le monde des cafés-concerts. Citons également, dans l'importante production romanesque de l'auteur d'Un mâle , Le Petit Homme de Dieu (1903), qui se passe dans la petite ville de Furnes et où tous les rôles bibliques de la procession annuelle des Pénitents sont tenus par les habitants, ce qui amène l'auteur à imaginer de curieuses superpositions entre la vie réelle des personnages et celle des figures symboliques qu'ils représentent. Comme chez de nombreux romanciers de son époque, la peinture constitue chez Lemonnier une référence capitale et son style descriptif et évocateur lui doit beaucoup. L'écrivain fut d'ailleurs également un critique d'art de qualité : Gustave Courbet et son oeuvre (1878), Les Peintres de la vie (1888), Henri de Braekeleer, peintre de la lumière (1895), Alfred Stevens et son oeuvre (1906).
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Emile Verhaeren le grand barbare doux

La Belgique ne tarda pas à reconnaître en Verhaeren son plus grand poète lyrique, suivie de l'Europe, par le canal du Mercure de France. On a dit de lui qu'il était un « grand Barbare doux », et le mot est aussi joli que juste.
On l'a appelé aussi « le Victor Hugo du Nord », et c'est déjà beaucoup moins acceptable. Le rattacher à un autre poète ou même à une école (il a traversé le symbolisme comme un bateau traverse un chenal) serait injuste et absurde.
En 1907 déjà, Bazalgette, qui fut le premier à écrire sur lui, disait : «Verhaeren ne procède de personne. » Et c'est vrai, il est seul, comme le vent, comme la mer, comme l'arbre, comme ces forces de la nature auxquelles il a pour toujours donné une voix. Il a une vue juste et profondément fraternelle des êtres et des choses, et en même temps comme agrandie, infiniment, par les effets harmoniques de ses adverbes sauvages.

Le poète fermé au monde

Émile Verhaeren est né à Saint-Amand, sur les bords de l'Escaut. C'est là que, jusqu'à l'âge de douze ans, « il joue avec le vent, cause avec le nuage », entre un père retiré des affaires (il était drapier à Bruxelles), une mère douce et attentive, et le frère de celle-ci, dont l'huilerie voisine crachait ses fumées sur l'Escaut. Après deux ans passés à l'institut Saint-Louis de Bruxelles, il entre, à quatorze ans, au collège Sainte-Barbe de Gand, cette pépinière de poètes flamands d'expression française. Ses études achevées, il vint partager pendant un an le bureau de l'oncle. Puis il partit pour l'université de Louvain et, en 1881, pour Bruxelles, où il s'inscrivit comme avocat stagiaire. Edmond Picard eut tôt fait de lui indiquer la voie de la poésie dans laquelle déjà Verhaeren ne demandait qu'à s'engager. De 1883, date de parution du premier recueil Les Flamandes , jusqu'à sa mort brutale, en gare de Rouen, Verhaeren publia une trentaine de recueils parmi lesquels, alternant l'épopée et le lyrisme, ouvrant le chemin du monde moderne aux hommes les plus déshérités, mais sachant aussi dire à voix basse l'humble amour du foyer (il avait épousé Marthe Massin en 1891), se retrouve, intact, généreux et naïf, un romantisme socialiste plus pur et plus profond qu'on ne l'a dit. Sa patrie l'appréciait et, académicien, il donna des conférences en Allemagne, en Suisse, même en Russie.

Tout avait commencé dans le malentendu. L'apparition des Flamandes , en 1883, fit scandale. Devant la levée de boucliers des bonnes âmes plus éprises de confort moral que de poésie, il ne se trouva que trois défenseurs : Edmond Picard, Albert Giraud, d'une manière plus réservée, et Camille Lemonnier, qui
venait de publier Un mâle , pour plaider la défense du jeune poète. Déjà, le naturalisme se disposait à fêter un nouveau disciple. Mais, dès 1886, Verhaeren publie Les Moines . A la sensibilité lourde succède le mysticisme le plus évident. Pour comprendre cette démarche, sans doute faut-il conjuguer la
connaissance des caractères les plus secrets de la poésie et de la Flandre.
D'ailleurs, tout s'explique mieux si l'on sait que Verhaeren enfant se rendait souvent au cloître des Bernardins de Bornhem, aux portes de Saint-Amand, et qu'au moment d'écrire ses Moines il se retira pendant trois semaines au monastère de Forges, près de Chimay. Que se passa-t-il ensuite ? Le poète se ferme au monde et publie coup sur coup ses trois livres les plus noirs : Les Soirs (1887), Les Débâcles (1888) et Les Flambeaux noirs (1890). La mort rôde au long de ces recueils, et il semble que la folie, née d'un désespoir aussi vaste que vrai, veuille trouver en Verhaeren un chantre lucide. Les dates aussi jouent un rôle. L'époque moins spectaculairement révolutionnaire que la fin du XVIIIe siècle est d'une importance historique énorme. Une certaine idée de l'homme change véritablement de sens au profit d'une certaine idée de masse. Ce n'est certes pas un hasard si des hommes aussi différents que Louis II, le premier Wittelsbach régnant, et Nietzsche, et Van Gogh furent, pour ainsi dire ensemble, touchés de l'aile de la folie, et tous trois si tragiquement. Poète plus sensible que d'autres aux souffles du dehors, Verhaeren fut alors soumis à ce grand vent fou de l'époque. S'il fut préservé, c'est sans doute parce que, n'étant pas encore allé au fond de lui-même, il ne pouvait céder à ce vertige sans se trahir.

Le poète ouvert au monde

Verhaeren s'ouvre alors au monde. Il assume les changements, voit mourir les campagnes et naître non plus la cité mais la Ville. Il fait alors ce que les poètes ont fait de tout temps : il va aimer ce monde qui se forge devant lui, et il va l'aimer assez pour en extraire une beauté, redoutable sans doute mais réelle, qu'il exaltera. C'est la longue suite des grandes oeuvres : Les Apparus dans mes chemins (1891), Les Campagnes hallucinées (1893), Les Villages illusoires (1894), Les Villes tentaculaires (1895).
Il parvient même un peu plus tard à traduire ce monde nouveau devant lequel il a d'abord tremblé avec un accent de plénitude qu'il ne connaissait pas encore : Les Visages de la vie (1899), Les Forces tumultueuses (1902), Toute la Flandre (1904), La Multiple Splendeur (1906). Entre-temps, comme un repos entre deux tâches gigantesques, il a su donner à l'amour intime quelques-uns de ses plus beaux chants : Les Heures claires (1896) et Les Heures d'après-midi (1905). Il poursuit dans la voie ainsi tracée, et Les Rythmes souverains (1910) seront séparés des Blés mouvants (1912) par l'admirable musique de chambre des Heures du soir (1911). C'est curieusement dans le théâtre, un théâtre très poétique, qu'il lui arrive de traquer encore ses démons personnels : Le Cloître en 1900, Philippe II en 1904 et Hélène de Sparte en 1908. On y retrouve le climat et comme l'écho des peurs d'autrefois. Partout ailleurs, le poète, en s'ouvrant au monde, a dominé son angoisse, dit son amour et peint, en Flamand qu'il était, cet univers mouvant, changeant et volontaire.

Verhaeren, certes, fut souvent loué, parfois même compris, et quelquefois injustement méprisé. Du « grand Barbare doux » certains n'ont voulu retenir que le « Barbare ». Il n'appartient à aucune école. Enfin, ce romantisme socialiste auquel généreusement il rêvait a fait place à des réalités plus rudes. Verhaeren est l'un des rares grands poètes d'expression française à ne survivre que dans les anthologies. Les oeuvres elles-mêmes, aujourd'hui dispersées dans les bibliothèques et les greniers, ne sont plus accessibles.
De sorte que l'on assiste à l'évolution d'un monde que le poète vit naître et dont il traduisit la naissance avec une fougue et un talent comparables à ceux d'un Walt Whitman sans pouvoir s'y référer.

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La peinture soutenue par les mots

Introduire des mots dans la peinture est un procédé ancien, il est presque aussi vieux que l'invention de l'écriture, en effet on le trouve déjà dans l'Egypte pharaonique, plus tard, en Occident, tableaux et tapisserie, comporteront les noms des personnages et bien d'autres indications écrites, facilitant la compréhension de l'oeuvre. Le texte cependant reste un élément étranger, marginal qui ne joue qu'un rôle secondaire dans la composition de l'oeuvre. Marier texte et images dans une unité indissoluble est, semble-t-il, une recherche propre à notre siècle, déjà les cubistes et les futuristes l'ont réalisé dans leurs collages, ils utilisent des papiers imprimés, qui apparaissent à la fois comme un matériau original et comme une référence. Il ne s'agit pas de textes qui éclaireraient la signification de l'ensemble, mais les fragments de partitions ou de journaux font partie de la composition au même titre que le tracé ou les formes peintes. Poussant l'invention plus loin des peintres, à partir des années 20, ont inséré dans leurs compositions des textes complets, une phrase, un poème écrits à la main qui jouent le même rôle qu'un dessin parmi les personnages ou les taches de couleur. Ainsi, par exemple, en 1925, Joan Miro, alors sous l'influence du surréalisme, écrira-t-il, à travers toute la surface de sa toile, d'une belle écriture moulée, une poésie: "Le corps de ma brune - parce que je l'aime- comme ma chatte habillée en vert salade- comme de la grêle c'est pareil". La peinture est en quelque sorte soutenue par les mots, elle se marie avec eux, leur absence désorganiserait ses belles arabesques, parallèlement le tracé peint donne sens aux mots, les réinvente en quelque sorte. Par la suite, on retrouve souvent des signes d'écritures jouant le rôle de figures dans tel ou tel ensemble au tracé très libre comme chez Paul Klee. Plus tard encore le pop art fit intervenir dans des tableaux des bulles de bandes dessinées et différents éléments graphiques de la civilisation contemporaine, comme des étiquettes d'emballages ou des signaux routiers. Mais le groupe Cobra suit de plus près l'invention de Miro en mêlant comme lui des textes poétiques à des peintures; en outre, à l'instigation d'un de ses fondateurs, Christian Dotremont, Cobra a introduit une nouvelle manière de d'organiser l'oeuvre en donnant une part égale à deux auteurs, qui travaillent à quatre mains. Rappelons que ce groupe a été constitué en 1947 par des artistes, peintres et écrivains, évoluant en Belgique, en Hollande et au Danemark, d'où son nom: CO (penhague)- BR(uxelles)- A(msterdam). A l'individualisme des surréalistes, ces nouveaux venus substituent une collaboration étroite. Ainsi le poète Christian Dotremont devient souvent le co-auteurs des oeuvres des ses amis peintres, il ne se contente pas de leur dicter un texte, mais il s'empare d'un pinceau, et écrit à travers la toile d'Asger Jorn, de Pierre Aléchinsky et de quelques autres . Ces associations se multiplient, Serge Vandercam pour sa part travaille avec Dotrement et avec Joseph Noiret. Le texte court ou fragmenté est intégré comme un élément plastique à part entière. Le style très libre de Cobra permet de confondre les grands mouvements de la couleur avec le graphisme généralement monochrome, et donc lisible, des mots intégrés. La peinture elle-même tire sens des mots, c'est l'ensemble qui est en une peinture ou, si l'on préfère, un poème. Les tableaux- mots, permettent aux poètes du groupe de participer à des inventions communes. Une des premières oeuvres caractéristiques de cette manière de faire est sans doute, en 1948, la toile de Dotremont et de Jorn intitulée Je lève, tu lèves, nous rêvons où l'écriture épaisse de Dotremont se marie étroitement avec les taches de couleur, équilibrant la composition et lui donnant sens: "une main qui n'existe pas rencontre (la nuit)une main qui va bientôt apparaître JE LEVE TU LEVES nous rêvons une bonne taches de gros temps sur une mer parfaite." Le titre avec ses majuscules et deux mots en italique, nous rêvons forment le centre du tableau. C'est cette intégration de l'écriture qui est expressive, c'est elle qui donne un sens onirique à l'ensemble; toute la composition dépend de la place où s'inscrivent les lettres du texte. Non seulement le papier ou la toile servent de supports mais encore, avec Vandercam associé à Dotremont, des boues ramenées des Fagnes. Sur cet étrange matériau l'écriture se trace à la pointe ou à la mirette du potier. L'expérience des tableaux-mots se poursuivra avec la plupart des peintres du groupe jusque dans les années 60, à cette époque Christian Dotremont travaille avec Karel Appel, pour créer Dors dans ton langage (Kunstmuseum, Silkeborg). Parallèlement il invente en 1962 les logogrammes inspirés entre autre de la calligraphie japonaise et chinoise. Il avait affirmé dans le passé que " le mot est la matérialisation symbolique de l'objet ", il découvre qu'on peut "peindre la poésie / sans modèle ni mode.". Il est donc possible de peindre des mots dans la spontanéité d'une écriture libérée de toutes règles soumise seulement au rythme du texte, à l'inspiration du poète. La plupart du temps il travaillera désormais seul, créant d'extraordinaire graphies au pastel gras et ensuite à l'encre de chine sur papier. La difficulté de lecture est désormais telle qu'il lui faut écrire une deuxième fois les textes en petites italiques courantes et intégrer le poème ainsi décrypté dans la composition. Le tableau à ce moment est constitué entièrement par les mots. Un certains nombre de logogrammes ont été "encadrés" dans des marges d'Aléchinsky ce qui est une autre manière de travailler à quatre mains. L'idée de l'intégration du mot au tableau fera son chemin, on ne s'étonne pas de la retrouver chez des artistes de chez nous, tel Englebert Van Anderlecht qui n'a pas participé au mouvement Cobra, mais qui connaît évidemment les habitudes de ses concitoyens, en revanche, il est plus étonnant de voir, en 1955, débuter une série de l'Américain Robert Motherwell autour des mots Je t'aime ( en français). Les tableaux ne sont plus faits en collaboration, même lorsque le texte est la citation d'un poète, le peintre reprend toute son autonomie, c'est lui qui trace les mots, lui qui les déplace, qui les déchire comme fera Vandercam lui-même avec Noiret. Bien que tous deux aient participé à Cobra, ils abandonnent la technique du tableau à quatre mains, mais le mariage étroit du texte et de l'image, ou mieux le rythme du poème traduit en couleur, reste essentiel. Peut-être faut-il parler aussi du Français Ben qui, d'une belle écriture d'école primaire, inscrit des aphorismes en blanc sur fond noir ou en noir sur fond blanc, mais ici la peinture disparaît au profit d'un message satirique. En revanche actuellement l'usage de majuscules romaines remplace de plus en plus souvent le graphisme qui se liait si bien à la joyeuse invention des peintres, il semble lié au désir d'échapper à l'improvisation qui caractérisait aussi bien Miro que les compagnons de Noiret ou de Dotremont et qui subsistait lorsque le peintre redevenait seul maître de sa composition. Ce travail est fait en quelque sorte à l'inverse des logogrammes, il ignore la spontanéité du geste, le sens passionné des mots qui deviennent peinture dans un lyrisme chaque fois renouvelé. Il vise à l'objectivité d'un message universel. On voit un exemple assez remarquable de cette rigueur dans une composition en céramique bleue qui orne le métro de Bruxelles dans la station Parvis de Saint Gilles, pour laquelle Françoise Schein a imaginé de composer le texte des Droits de l'homme, en petit blocs séparés d'une lettre chacun, ce qui provoque l'étonnement des passants. C'est en suscitant la curiosité qu'on espère attirer leur attention et les inviter à la lecture de ce qui leur est donné à voir. Cette fragmentation régulière donne aussi au texte un aspect monumental voire une sorte de sacralisation qui souligne le message et marque avec force les intentions de la plasticienne. On pourrait dire, comme pour les logogrammes, que l'alliance mots-peinture est totale. Tout ceci témoigne assurément, s'il en était besoin, de l'absence de frontière entre les arts, entre les paroles et les couleurs, entre l'écrit et le peint, qui caractérise notre temps.
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Pourquoi Bruxelles fut un haut lieu du surréalisme

On peut se demander pourquoi la capitale d'un petit royaume aux marches de la francité s'est trouvé par deux fois le terrain fécond de mouvements d'avant-garde, symbolisme et surréalisme, qui bouleversaient toutes les traditions. Le Bruxelles d'alors était une ville bourgeoise de moeurs provinciales, où les gens ne semblent pas prêts à s'engager dans des controverses littéraires ou artistiques. Dans cette cité divisée en haut de la ville opulent et bourgeois et bas de la ville plus populaire, on reconnait à tous les habitants un certain bon sens et de l'humour. Ceux du haut de la ville sont instruits, et pour la plupart intéressés par les expositions, ils lisent romanciers et poètes. Ils vont au concert et à l'opéra, chez eux, ils chantent ou pratiquent des instruments mais c'est un public traditionnel qui accepta avec quelque lenteur certains aspects du symbolisme mais qui fut tout à fait rétif lorsque dans les années 20, le surréalisme se manifesta dans ses murs. Il reste que c'est en cette ville que se forma un des groupes les plus actifs du surréalisme, il compta dans ses rangs des peintres et des poètes mais aussi des musiciens, il faut donc croire que malgré l'hostilité de la majeure partie du public le milieu était favorable. A y bien réfléchir la situation de Bruxelles n'est pas si mauvaise qu'on pourrait le croire d'abord, bien qu'elle comptat à l'époque fort peu d'étrangers parmi ses habitants c'est une ville assez ouverte, des échos de manifestations artistiques lui viennent de Paris certes mais aussi de Cologne, de Berlin ou d'Amsterdam, en outre l'auto-dérision si puissante aujourd'hui existait déjà, poussée à l'excès, elle pouvait susciter parmi les jeunes, excédés de l'ambiance ouatée des hôtels de maîtres, l'envie de casser les trop beaux miroirs. C'est ainsi que, à l'exemple de Dada, la violence verbale se manifeste dès 1925 dans de petites revues comme Oesophage et Marie lancées par R. Magritte et J.L.T. Mesens cependant que d'autres, Paul Nougé, Camille Goemans et Marcel Lecomte, publient de véritables tracts dans Correspondance. Un autre aspect fut peut-être déterminant: sans être une simple bourgade Bruxelles n'était pas une très grande ville, loin d'être perdus dans l'anonymat des foules, les gens avaient presque tous un visage les uns pour les autres. Dans un tel milieu le mépris ou le respect ont plus de sens parce qu'ils visent des personnes et non des idées. Les surréalistes se présentèrent d'amblée comme hostiles à la société dans laquelle ils vivaient et leurs revues éphémères apparurent comme de véritables pamphlets qui bouleversaient le paysage tranquille de leurs concitoyens. Mais dans de telles circonstances l'hostilité entre les bourgeois et les artistes du groupe pouvait jouer le rôle d'un levier qui servait le mouvement et soudait entre eux les artistes. Les expositions de Magritte furent longtemps désertes et le public ignorait encore superbement les collages de Mesens dans les années 50, mais c'est contre les traditions bourgeoises de leurs concitoyens qu'un certains nombre de textes ou de peintures virent le jour et cette hostilité fut un ferment et une raison de poursuivre la lutte. Le mépris des intellectuels Bruxellois renforça la conviction d'être de véritables révolutionnaires d'un Nougé ou de J.L.T Mesens. Le surréalisme a vécu à Bruxelles dans un milieu relativement restreint, plus d'une invention de Magritte vise à la fois à fasciner le spectateur et à ébranler les idées reçues, il en va de même pour les textes de Nougé ou de Lecomte. Ces oeuvres s'adressent à la fois au petit groupe qui accepte les principes du mouvement et à ceux, un peu plus nombreux, hommes en chapeau melon et dames portant voilette, qui forment le public bourgeois à la fois désiré et honni. C'est ce jeu déroutant d'amour haine qui suppose qu'on se connaisse qu'on se croise dans la rue, qu'on soit très proches les uns des autres qui est une originalité féconde du surréalisme bruxellois.
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Par Vincent Dujardin, Valérie Rosoux, Tanguy de Wilde d'Estmael

Sera à partir du 19-11-2009 dans votre librairie! Léopold II marqua de son empreinte les sphères politique, diplomatique, économique et culturelle de son époque. Les représentations les plus variées de Léopold II coexistent sur un mode bien plus complexe que celui du génie colonial ou de la gêne post-moderne. Le premier objectif de cet ouvrage est de se fonder sur l'analyse historique du rôle joué par Léopold II. Le second vise non plus l'action du Roi, mais ses représentations et ses éventuels usages politiques. Le fil rouge concerne la politique étrangère menée par Léopold II, à commencer par son action coloniale. Aux travaux historiographiques, succèdent des études aux accents politiques, sociologiques, littéraires et artistiques, pour livrer un portrait original de ce Roi à la fois vénéré et décrié. ISBN : 978-2-87386-621-1 Éditeur : Racine À propos des auteurs Vincent Dujardin Vincent Dujardin, né en 1972, est licencié en histoire et en philosophie, assistant à l'Institut d'Études Européennes de l'UCL et professeur au Collège Saint-Pierre à Jette (Bruxelles). Il est par ailleurs l'auteur de Belgique 1949-1950. Entre régence et royauté publié chez Racine en 1995. Valérie Rosoux Valérie Rosoux est chercheure qualifiée du Fonds national de la recherche scientifique. Elle enseigne la négociation internationale à l'UCL. Tanguy de Wilde d'Estmael Tanguy de Wilde d'Estmael est professeur de géopolitique et de relations internationales à l'Université catholique de Louvain dont il préside le département des sciences politiques et sociales.
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HENRI DE MAN (1885-1953)

D'origine bourgeoise, Henri de Man adhère très jeune au mouvement socialiste. C'est en Allemagne que s'achève sa formation, avec un doctorat en philosophie à l'université de Leipzig. C'est en allemand que paraît son premier texte important, écrit en collaboration avec Louis de Brouckère et consacré au mouvement ouvrier en Belgique, texte critique dans lequel les coauteurs sont respectivement très sévères pour l'action coopérative et pour l'action parlementaire des socialistes belges. Malgré la polémique ainsi ouverte, Émile Vandervelde appelle Henri de Man à la direction de la Centrale d'éducation ouvrière, créée en 1911, l'année même de cette publication. En 1917, il accompagne en Russie Vandervelde, qui encourage le gouvernement Kerenski à poursuivre l'effort de guerre. En 1918, il participe à la mission envoyée aux États-Unis par le gouvernement belge afin d'y étudier les méthodes d'organisation scientifique du travail. L'expérience des premières années du siècle, marquées par la guerre et aussi par l'échec de la social-démocratie allemande d'inspiration marxiste, inspire alors un livre écrit et publié en anglais : The Remaking of a Mind (Londres, 1920), dont une version abrégée paraît à Bruxelles la même année sous le titre : La Leçon de la guerre . Après un second séjour aux États-Unis, Henri de Man prend, à la fin de 1920, la direction de l'École ouvrière supérieure, à Bruxelles, qu'il quittera deux ans plus tard, ne laissant guère de regrets à ceux qu'inquiètent à la fois son « révisionnisme » et son indéniable supériorité intellectuelle. Il passe alors dix ans en Allemagne, enseignant à l'Académie du travail de Francfort puis occupant, de 1929 à 1933, la chaire de psychologie sociale nouvellement créée à l'université de Francfort. Au cours de ces années d'intense production intellectuelle, plusieurs livres importants paraissent. Tout d'abord Zur Psychologie des Sozialismus (Iéna, 1926) ; ce livre paraît en français en 1927 à Bruxelles sous le titre Au-delà du marxisme , en italien en 1930 sous le titre suggéré par Benedetto Croce, Il Superamento del marxismo ; Mussolini écrit alors à l'auteur : « Votre critique du marxisme est bien plus pertinente que celle des réformistes allemands ou italiens : elle est définitive aussi, parce qu'elle vient après les événements de 1914-1919 qui ont démoli ce qui restait de « scientifique » dans le marxisme. » Puis La Joie au travail , enquête fondée sur des témoignages d'ouvriers et d'employés (éd. allemande en 1927, éd. française en 1930). Et enfin L'Idée socialiste (éd. allemande en 1933, traductions néerlandaise en 1933 et française en 1935). Henri de Man devient un théoricien en vue du révisionnisme et du planisme caractéristiques de ces années. Sa critique du marxisme, de son matérialisme, de son économisme et de son ouvriérisme, repose sur une conception visant à consacrer des valeurs spirituelles, à faire sa place à l'apport de la psychologie et à prôner l'alliance de la classe ouvrière et des classes moyennes. A peine paru, Die sozialistische Idee est brûlé le 10 mai 1933 sur la place de l'hôtel de ville de Francfort. Henri de Man regagne Bruxelles pour donner à l'université un enseignement de psychologie sociale et prendre la direction du bureau d'études, nouvellement créé, du Parti ouvrier belge (P.O.B.). Il rédige le Plan du travail , projet d'organisation d'un régime d'économie mixte, de lutte contre le chômage et de réforme de l'État et du régime parlementaire, que le P.O.B. adopte officiellement à son congrès de Noël de 1933 et dont il fait, à partir de novembre 1934, une condition de sa participation à un gouvernement. Et pourtant en 1935, il fait partie d'une nouvelle coalition sans que cette condition soit réalisée. Henri de Man est ministre des Travaux publics et de la Résorption du chômage de mai 1935 à juin 1936, puis ministre des Finances jusqu'en mars 1938. Le 28 juin 1940, en Belgique occupée par les troupes du IIIe Reich, Henri de Man adresse aux militants de son parti un manifeste où ayant constaté que « la guerre a amené la débâcle du régime parlementaire et de la ploutocratie capitaliste dans les soi-disant démocraties, [que] pour les classes laborieuses et pour le socialisme, cet effondrement d'un monde décrépit, loin d'être un désastre, est une délivrance [et que] la voie est libre pour les deux causes qui résument les aspirations du peuple : la paix européenne et la justice sociale » (« La paix n'a pas pu sortir de la libre entente des nations souveraines et des impérialismes rivaux ; elle pourra sortir d'une Europe unifiée par les armes, où les frontières économiques auront été nivelées. La justice sociale n'a pas pu sortir d'un régime se disant démocratique mais où, en réalité, régnaient les puissances d'argent et les politiciens professionnels, régime devenu de plus en plus incapable de toute initiative hardie, de toute réforme sérieuse. Elle pourra sortir d'un régime où l'autorité de l'État est assez forte pour saper les privilèges des classes possédantes et remplacer le chômage par l'obligation pour tous de travailler »), il les invite à continuer « l'activité économique de nos oeuvres » mais à considérer « le rôle politique du Parti ouvrier belge comme terminé [et à] entrer dans les cadres d'un mouvement de résurrection nationale, qui englobera toutes les forces vives de la nation, de sa jeunesse, de ses anciens combattants, dans un parti unique, celui du peuple belge, uni par sa fidélité à son Roi et par sa volonté de réaliser la Souveraineté du Travail » Après l'échec de tout projet de gouvernement royal en Belgique occupée, Henri de Man contribue à la constitution de l'Union des travailleurs manuels et intellectuels le 22 novembre 1940, qui organise la collaboration syndicale, lance à l'occasion du 1er mai 1941 un message plein d'ambiguïtés et se consacre quelque temps mais en vain à la création d'une nouvelle force politique. Engagé activement dans la collaboration avec l'occupant en 1940-1941, Henri de Man cesse ensuite toute activité politique dans un quasi-exil en Savoie, avant l'exil définitif en Suisse. Ses dernières œuvres importantes, autobiographiques : Après coup (Bruxelles, 1941), Cavalier seul (Genève, 1948), mêlent amertume et lucidité dans la relation d'un destin tout en contrastes et en contradictions.
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Une exposition exceptionnelle au Musée d’Ixelles jusqu’au 10 janvier 2010 En collaboration avec l’asbl Les Amis de la Forêt de Soignes et Les Amis du Musée d'Ixelles. A l’occasion de l’exposition, un catalogue bilingue de 128 pages, rédigé par le commissaire Emmanuel Van de Putte, préfacé par Serge Goyens de Heusch et abondamment illustré, est édité aux éditions Racine. Dans la seconde moitié du XIXe siècle, où l’industrialisation suscita par réaction un intérêt croissant pour la nature, des artistes trouvèrent leur source d’inspiration dans les paysages brabançons à la manière des peintres de Barbizon dans la forêt de Fontainebleau, où certains se rendirent d’ailleurs. Recourant au plein-airisme, plusieurs groupes d’artistes firent de la forêt un sujet de prédilection : « l’école de Tervueren », les peintres de Rouge-Cloître à Auderghem, la « Vallée des artistes » à Linkebeek et les peintres regroupés sous l’appellation d’ « Uccle Centre d’Art ». Cet intérêt pour la nature suscita le développement d’un réseau ferroviaire et routier qui amena le touriste d’un jour au cœur de la forêt. S’y développèrent hameaux, lieux de villégiature et guinguettes assidûment fréquentés par les artistes. Non l’artiste, le genre ou une école seront ici particulièrement privilégiés, mais plutôt le site en fonction de son accessibilité au départ de Bruxelles, site que les Bruxellois ont très tôt considérer comme leur poumon vert, comme « le jardin de Bruxelles » en quelque sorte. L’exposition est donc envisagée suivant quatre sections en fonction des voies d’accès : de Bruxelles à Tervueren (avenue de Tervueren), de Bruxelles à Auderghem/Notre-Dame-au-Bois/Overijse (chaussée de Wavre), de Bruxelles à Ixelles/Boitsfort/Hoeilaart (chaussée de La Hulpe) et de Bruxelles à Uccle/Linkebeek (chaussées de Waterloo et d’Alsemberg). C’est donc à une promenade en forêt de Soignes, à travers la peinture de paysage de 1850 à 1950, que convie cette exposition inspiré en cela par le Guide du promeneur qu’édita le premier président de la Ligue des Amis de la Forêt de Soignes et peintre René Stevens en 1914. Historique De tout temps la forêt de Soignes a inspiré dessinateurs, graveurs, liciers et peintres. Ses frondaisons incitèrent à la piété et à la fondation d’abbayes et prieurés, tels La Cambre, Forest, Val-Duchesse et Sept-Fontaines, également propices aux activités intellectuelles, les scriptoria du Rouge-Cloître et Groenendael étant mondialement célèbres pour leurs reliures et enluminures. Haut lieu cultuel et culturel, la forêt de Soignes abrita le talent du primitif flamand Hugo van der Goes qui réalisa au Rouge-Cloître sa Mort de la Vierge (vers 1470). Citons encore les célèbres tapisseries dites des Chasses de Maximilien d’après les cartons de Bernard van Orley (Musée du Louvre) qui, toutes, mettent admirablement en scène la forêt de Soignes au XVIe siècle, prémisses des peintures de paysage dans lesquelles excelleront notamment Denis van Alsloot, Lucas van Uden et Jacques d’Arthois, ainsi que les graveurs Hans Collaert, Paul Vitzthumb et Paul Lauters aux siècles suivants. La forêt de Soignes, aux portes de Bruxelles, a toujours fait l’objet de l’attention particulière des gouvernants qui se sont succédés à la tête de nos provinces. C’est sous le régime autrichien (1713-1794) qu’une première intervention paysagère, conçue par l’architecte Joachim Zinner (qui aménagea également le Parc de Bruxelles), a lieu avec la création de larges drèves à travers ce qu’on appellera la « hêtraie cathédrale », et ce pour faciliter l’accès à la forêt aux carrosses de la Cour lors des grandes chasses. Entre 1822 et 1843, la forêt sera littéralement dépecée par la Société Générale, qui en a reçu la gestion de Guillaume Ier : 60% en sera défrichée et répartie entre les communes environnantes, ce qui rendra l’accessibilité à la forêt encore plus grande et l’exploitation forestière encore plus intense. Les voies de communication vont se développer et la circulation en forêt ira en s’intensifiant. La forêt sera désormais, et de plus en plus, également perçue comme un lieu de promenade et de délassement. La notion de « tourisme » prend forme à cette époque, le mot est accepté par l’Académie française en 1878. La notion nouvelle de tourisme contribuera à nourrir le goût du paysage ; le promeneur y verra la forêt comme un site unique à préserver, tandis que le peintre, lui, y verra un atelier grandeur nature. Souhaitant sortir de l’académisme d’atelier, les artistes vont peindre dorénavant sur le motif. Ils quitteront donc la ville pour le plein air, dans les environs. Le « motif sonien » s’impose aux artistes qui passeront par la capitale belge et qui transformeront ce site fortement « artialisé » en « forêtmusée». « Les Amis de la Forêt de Soignes » C’est dans le cadre du centenaire des « Amis de la Forêt de Soignes », la plus ancienne association de protection de la nature de Belgique, que se tiendra l’exposition « Les peintres de la Forêt de Soignes. Jardin de Bruxelles : 1850-1950 » au Musée d’Ixelles, en collaboration avec les Amis du Musée d’Ixelles et Les Amis de la Forêt de Soignes. Le souci d’esthétique lié à de timides préoccupations écologiques aboutira en 1909, à l’instar de la Société des Amis de la forêt de Fontainebleau en 1907, à la création de la Ligue des Amis de la Forêt de Soignes. C’est le 26 octobre 1909 que des personnalités bruxelloises se réunirent au restaurant de Rouge- Cloître pour fonder officiellement la Ligue. Parmi les membres fondateurs, on compte notamment les députés Emile Vandervelde et Henri Carton de Wiart ainsi que l’ancien bourgmestre de Bruxelles, Charles Buls, des écrivains parmi lesquels Emile Verhaeren et des artistes dont le peintre René Stevens, surnommé le Sylvain. Toutes ces personnes fondatrices de la nouvelle association avaient en commun un profond amour de la nature et une grande admiration pour la forêt qu’ils désiraient protéger à tout prix. Ils étaient en cela les interprètes d’un large courant d’opinion qui grandissait de jour en jour à Bruxelles en faveur de la forêt de Soignes, qui venait de subir des amputations sensibles pour la création de deux hippodromes ainsi que la construction d’un réservoir d’eau de la CIBE et d’un sanatorium et qui était l’objet d’une foule d’autres menaces. En 1911, la Reine Elisabeth, en reconnaissance des services rendus par la Ligue, lui accorde son haut patronage. Pendant les deux décennies qui vont suivre, la Ligue fut — avec le Touring Club de Belgique et le groupement « Natuur en Stedeschoon » à Anvers — parmi les premières associations à se soucier de la nature au sens large. L’objectif de départ était la protection et la défense des aspects esthétiques et culturels de la forêt de Soignes mais, déjà avant les années 1930, l’association avait élargi ses objectifs en prenant en compte les fonctions sociales et écologiques de celle-ci, mettant progressivement l’accent sur les problèmes, toujours actuels, que sont la pression immobilière sur les lisières, l’extension des réseaux routiers et ferroviaires et la surfréquentation de certains sites. Les Amis de la Forêt de Soignes Rue Jean Blockx 14/8 1030 Bruxelles http://www.amisoignes-vriendenzonien.be Emmanuel Van de Putte, commissaire de l’exposition Emmanuel Van de Putte (1979) est licencié en sciences politiques et sociales (Université d’Anvers). Il s’est toujours intéressé aux passerelles entre l’art et la politique en Belgique et a consacré son mémoire de licence aux rapports entre la politique et les artistes peintres, à la lumière de la germanisation ou de la communautarisation pendant la Première et la Seconde Guerre mondiale. Après ses études, il s’est dirigé vers le marché de l’art. D’abord responsable de la salle de ventes Kunsthaus Lempertz à Bruxelles, il est aujourd’hui spécialiste en art impressionniste et moderne pour Christie’s à Bruxelles et Paris. Il est également administrateur de l’association « Les Amis de la Forêt de Soignes ».
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Camille Lemonnier (1844-1913)

C'est une oeuvre abondante (70 volumes environ) qu'a laissée ce romancier, un des écrivains belges de langue française les plus importants de son époque. Très mal reçu par un milieu littéraire bruxellois voué au conformisme et qui s'était déjà méfié de De Coster, Lemonnier, qui dut même à plusieurs reprises se défendre devant les tribunaux des audaces naturalistes qu'on lui reprochait, jouit cependant de la reconnaissance de ses cadets, les écrivains de La Jeune Belgique qui, en 1883, au moment où lui fut refusé le prix quinquennal de littérature, organisèrent un banquet en son honneur et lui décernèrent le titre de «maréchal des lettres belges». Dès 1871, il avait été remarqué à Paris par l'impressionnante description qu'il avait donnée dans Sedan (réédité en 1881 sous le titre Les Charniers ) des morts et des décombres après la bataille. Mais c'est surtout avec Un mâle (1881) que Lemonnier s'est fait connaître. Racontant l'amour d'un braconnier, Cachaprès, pour Germaine, la femme d'une famille paysanne huppée et respectable, Un mâle oppose la violence de la passion aux conventions sociales qui régissent le monde agricole. Le réalisme du récit alterne avec de fréquentes évocations lyriques de la nature, et surtout de la forêt, dont Lemonnier fait une sorte d'espace idyllique, pur de toute contamination de la société, où l'homme peut trouver à se revivifier. Cette rêverie sur la forêt et sur le refuge maternel qu'elle constitue reviendra, amplifiée, dans des oeuvres ultérieures où la fiction romanesque cèdera le pas à une prose plus poétique, comme L'Ile vierge (1897), Adam et Eve (1899) ou Au coeur frais de la forêt (1900). Après le monde paysan, décrit également dans Le Mort (1882), Lemonnier analyse diverses facettes du monde bourgeois. L'Hystérique (1885) raconte l'histoire d'une femme plongée par la névrose dans la soumission à un prêtre, tandis que Madame Lupar (1886) et La Fin des bourgeois (1892) insistent sur le rôle de l'argent et du pouvoir dans la société. Quant à la classe ouvrière, c'est surtout avec Happe-Chair (1886) que le romancier l'aborde, y brossant une fresque de l'univers des laminoirs, à la même époque à peu près où Zola, avec Germinal , évoque les mineurs des charbonnages. Au centre du récit se déchire un jeune couple dont l'homme est un ouvrier modèle mais dont la femme est présentée comme assoiffée de luxure. C'est moins la condition ouvrière qu'un puissant déterminisme psychologique qui est donné ici comme cause de la misère. Avec L'Hallali (1906), Lemonnier reviendra encore au monde des campagnes en décrivant la décadence d'une famille noble et propriétaire de terres. Il avait auparavant publié plusieurs romans dans la veine du roman psychologique dont, à partir de 1890, Bourget s'était fait le champion ; ainsi Claudine Lamour (1883), qui évoque le monde des cafés-concerts. Citons également, dans l'importante production romanesque de l'auteur d'Un mâle , Le Petit Homme de Dieu (1903), qui se passe dans la petite ville de Furnes et où tous les rôles bibliques de la procession annuelle des Pénitents sont tenus par les habitants, ce qui amène l'auteur à imaginer de curieuses superpositions entre la vie réelle des personnages et celle des figures symboliques qu'ils représentent. Comme chez de nombreux romanciers de son époque, la peinture constitue chez Lemonnier une référence capitale et son style descriptif et évocateur lui doit beaucoup. L'écrivain fut d'ailleurs également un critique d'art de qualité : Gustave Courbet et son oeuvre (1878), Les Peintres de la vie (1888), Henri de Braekeleer, peintre de la lumière (1895), Alfred Stevens et son oeuvre (1906).
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L'actualité de Jean Baudet

Jean Baudet nous signale la sortie de presse de son dernier livre « A la découverte des éléments de la matière », chez Vuibert, Paris (176 pages). Il s’agit de l’histoire de la compréhension de la composition ultime de la matière du monde, depuis l’invention du rationalisme par Thalès de Milet, il y a 2600 ans, jusqu’à la découverte des éléments « trans-uraniens » après la seconde guerre mondiale. En passant par les quatre éléments de Platon, les trois principes de Paracelse, les corps « simples » de Lavoisier et l’extraordinaire tableau des éléments chimiques de Mendéléev… Cette aventure passionnante de l’esprit humain est une de ses plus remarquables réussites, car la connaissance des « éléments » constitue désormais la base de la Chimie, et en fait de toute la Science, et de la Technologie qui en dépend. Il est curieux, surtout à notre époque qui goûte fort le charme délétère des « incertitudes », de méditer ce fait qu’un Grec qui a voulu connaître « la nature des choses » a initié un mouvement qui a conduit l’humanité (je veux dire une très petite partie de celle-ci) à comprendre de quoi le monde est fait (y compris les êtres vivants), et donc à être capable de le transformer ! Cet ouvrage est le neuvième de son « Histoire de la pensée scientifique ». Les huit volumes précédents sont également parus chez Vuibert, et traitent de l’évolution des grandes disciplines (Mathématique, Physique, Médecine…). Ce travail constitue la base de sa réflexion philosophique, qui a abouti en librairie sous forme de trois essais, publiés chez L’Harmattan (Paris) : - Mathématique et vérité, - Le Signe de l’humain, - Une philosophie de la poésie. Voir www.editions-harmattan.fr. Il s'est aussi penché plus spécialement sur l’activité intellectuelle d’un petit pays non dénué d’intérêt, ce qui a conduit à un volume publié chez Jourdan (Bruxelles) : - Histoire des sciences et de l’industrie en Belgique. Ce volume sera suivi (début 2010) par un ouvrage complémentaire intitulé : - Histoire des lettres et de la pensée en Belgique.
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Charles de Coster (1827-1879)

Aucun écrivain belge avant Charles De Coster ne s’est vu reconnaître une réelle valeur internationale, aucun n’a été traduit en une dizaine de langues, en une centaine d’éditions, avec un succès que les années confirment au lieu de l’affaiblir. Et cependant, pour ne citer que trois écrivains de cette France qui ne lui rend pas justice, si Abel Lefranc a salué « La Légende d’Ulenspiegel » (texte intégral) comme un chef-d’œuvre des lettres françaises, si Romain Rolland a proclamé sa valeur d’art universelle, si Georges Duhamel l’a mise au rang des grandes épopées, à côté de l’Iliade, si presque tous les pays d’Europe et d’Amérique se sont élevés des éloges fervents, si la littérature néerlandaise, par ses traductions et ses imitations, a véritablement adopté cette œuvre française, peut-on dire que celle-ci, dans sa forme originale, a suscité, en Belgique et en France, l’intérêt et les lecteurs qu’elle mérite ? Sont-ils nombreux les Wallons et surtout les Français qui l’ont lue ? Sont-ils rares ceux qui s’imaginent qu’elle est tout au plus une brillante traduction ? Cette langue si française et si claire, mais émaillée çà et là de termes flamands, d’ailleurs traduits ou éclairés par le contexte ; cette évocation d’une page de l’histoire des Pays-Bas, mais surtout du peuple flamand, d’une famille flamande, de héros flamands ; ce titre même, annonçant un sujet folklorique qu’on pourrait croire assez mince, en faut-il davantage pour entretenir des préventions ? « Un livre bizarre, aussi étrange que son titre », écrit un rédacteur du Figaro, le 21 janvier 1877. De Coster aurait pu donner à son œuvre un titre moins compromettant. Il n’aurait pu en trouver un qui reflétât mieux les intentions affirmées déjà par les précédents : « Légendes flamandes » et « Contes brabançons ». « Mes ennemis ne me feront aller ni à droite ni à gauche. Je ne biaiserai ni ne tergiverserai, je marcherai droit dans la voir que je me suis tracée », écrit De Coster au moment où va paraître son premier livre. Nobles paroles du premier écrivain belge qui ait eu le courage de tout sacrifier à une impérieuse vocation. C’est sans preuves sérieuses et même contre toute vraisemblance qu’on a voulu faire de Charles De Coster le fils de deux Wallons. Si sa mère était de Huy, son père était bien un Yprois, intendant du nonce apostolique en Bavière. Charles De Coster naît à Munich, le 27 août 1827. Mais ses parents reviennent bientôt en Belgique et c’est à Bruxelles que s’écoulera sa vie. Il y termine à dix-sept ans ses humanités, chez les Jésuites, est employé de banque pendant six ans, démissionne en 1850 et s’inscrit à l’Université de Bruxelles. Ses études y sont médiocres et poursuivies avec la conscience d’enlever à la littérature, à l’imagination, à l’art, le temps qu’il faut consacrer aux cours. Aussi lui faudra-t-il cinq ans pour conquérir, en 1855, le diplôme de candidat en philosophie et lettres. Il ne pousse pas l’épreuve plus loin. Il se sent l’âme ni d’un avocat ni d’un professeur. Le journalisme le séduit davantage, mais il ne veut pas en accepter les servitudes : « Je ne ferai jamais de ma plume un outil. » Quelle fierté, quelle conscience, quelle inconscience aussi il lui fallut pour décider de n’être qu’un écrivain ! Il ne se faisait guère d’illusions cependant sur la rapidité du succès. « Je suis de ceux qui savent attendre », a-t-il dit. On cite souvent ce mot comme s’il exprimait son attitude hautaine en face de l’incompréhension qui l’entourait. Il ne l’a pourtant écrit qu’à propos d’un retard matériel dans la publication des « Légendes flamandes ». Mais ils s’est écrié, au moment où celles-ci allaient paraître : « Ha, il y a peut-être de la gloire là-dedans. Peut-être, et de la réputation. Mais je prends mon parti à l’avance, une seule chose me donne de l’espoir, c’est que c’est neuf et audacieux. » Dix ans plus tôt, dès 1847, avec un petit groupe d’amis, il avait fondé la Société des Joyeux. Elle réunissait des jeunes gens qui, sans renoncer à trouver la « joie » dans d’autres distractions, notamment dans la bière, étaient décidés à soumettre à une sévère critique collective leurs premiers essais littéraires. Le beau zèle des premiers jours bientôt s’attiédit, mais De Coster tint bon et mérita d’être cité en exemple. On ne peut pas dire que les Joyeux avaient une doctrine ou même des tendances très nettes. L’opposition entre classiques et romantiques animait la plupart des discussions. Mais plusieurs des membres de la Société devaient manifester plus tard de vives sympathies pour le réalisme. L’un d’eux, Emile Leclercq, dans la dédicace de son roman « L’Avocat Richard » (1858), reconnut que cette école lui avait été profitable. Elle le fut aussi à De Coster. Non que ses nombreux essais annoncent son génie. Il tâtonne, il passe de la prose aux vers et un moment il semble se croire poète. L’essentiel est qu’il se fasse la main et se forme le goût, qu’il apprenne à réagir contre une propension trop naturelle à la prolixité, aux digressions, au pathos. Après 1850, il s’inscrit dans un autre cercle, plus restreint, le « Lothoclo » animé par un de ses professeurs de l’Université de Bruxelles, Eugène Van Bemmel. Il collabore à la « Revue Nouvelle », publiée par cette société. Bientôt, en 1854, Van Bemmel fonde l’imposante « Revue trimestrielle », et De Coster peut adresser ses vers à un public plus large. Il vit alors un roman d’amour. De 1851 à 1858, il aime une jeune bourgeoise qui a cinq ans de moins que lui et qui comprend mal son romantisme et ses ambitions littéraires. Elle ne peut espérer que ses parents lui permettront d’épouser cet artiste, ce rêveur sans situation. Espoirs, déceptions, querelles, réconciliations se succèdent pendant sept ans, exaltent et dépriment tour à tour le jeune homme et le mûrissent dans la douleur. Il faudra finalement se quitter et renoncer au rêve du mariage. Mais cette épreuve, loin d’abattre l’idéalisme de l’écrivain, le fortifiera ; le souvenir d’Elisa se retrouvera dans les tendres amoureuses que De Coster mettra en scène avec délicatesse. L’émouvante histoire de ces amours un peu mystérieuses est conservée dans le choix des « Lettres à Elisa », publié par Potvin en 1894. On y voit un De Coster impressionnable à l’excès, timide, profondément mélancolique, exalté, incapable de s’adapter à « l’à peu près qui est toute la vie » ; il souffre d’être incompris ; il a besoins de tendresse et d’amitié, il aime les hommes, le peuple du moins ; il a horreur du bourgeois, bien qu’il refuse d’ « en manger » ; l’amour et l’humanité le déçoivent sans l’aigrir, son romantisme est sans orgueil, ni violence, ni révolte. Confrontés avec ces confidences épistolaires, les premiers écrits de Charles De Coster les confirment et les nuancent. On le voit dans les genres les plus divers, manifester un goût très vif pour les rêveries, l’apologue, les développements satiriques, les réflexions désabusées, les histoires d’amour les plus disparates. Avant 1856, il faut le reconnaître, De Coster, même après des années d’efforts, ne dépasse pas et souvent même n’atteint pas une honnête médiocrité. On le voit cependant se livrer à de timides essais de réalisme, faire des incursions éphémères dans le fantastique, se corriger pour introduire parfois dans son texte un détail caractéristique, une note picturale. Le fait le plus curieux est qu’à deux reprises, dans un récit exotique, oriental, il recourt à une prose qui, sans être archaïque, est poétisée, en quête de rythmes accentués par des phrases brèves, de courts alinéas, des répétitions. Réussites d’ailleurs sans lendemain et dont la formule est abandonnée aussitôt que découverte. Au contraire, en 1856, De Coster va prendre conscience de ses dons, opter pour un genre de sujets et pour un style. On ne l’a pas assez remarqué : 1856 est vraiment la plaque tournante de sa destinée littéraire. Que s’est-il passé ? De Coster cueille enfin le fruit de dix années d’essais divergents, mais tenaces. Il a aussi appris lentement à voir, à observer, à regarder vivre le peuple, surtout le peuple de Flandre ; il ne manque plus qu’un heureux concours de circonstances pour lui faire chercher son inspiration de ce côté plutôt que dans son romantisme, ses élucubrations, ses rêveries, ses exaltations généreuses, ses apitoiements ou ses indignations. Voici qu’il est enfin heureux, qu’il se lie à des amis dévoués dans une entreprise joyeuse, qu’il découvre de vieilles légendes qui lui permettent de se rapprocher du peuple et qui lui suggèrent un vieillissement de sa langue. Voici enfin que le succès et les critiques que rencontre un premier essai dans cette nouvelle voie l’encouragent à persévérer. en se renouvelant, en affirmant davantage son originalité. Insistons sur le bonheur qui le transforme en 1856. Quelques mois plus tôt, il doutait encore de l’amour d’Elisa ; elle refusait de le tutoyer, de l’appeler par son prénom. Maintenant il sait qu’il est aimé. Il se sent presque gai. Il surmonte ses découragements. Il regarde l’avenir avec confiance. Il est persuadé qu’Elisa lui porte bonheur. Bientôt ce rêve heureux se dissipera, sans doute, mais l’impulsion aura été donnée, l’écrivain aura pris son élan dans la bonne direction. Au même moment, au début de cette année, la fondation de l’ »Uylenspiegel » le détourne, elle aussi, des rêveries désabusées, des banalités sonores et utilitaires, et l’oriente vers une fantaisie plus joyeuse. Le 3 février 1856, avec Félicien Rops et quelques amis, De Coster lance, en effet, le journal « Uylenspiegel » . « Nous avons choisi un titre belge », déclare la rédaction. Uylenspiegel, pourtant est un héros allemand, rendu célèbre par des livrets populaires. A la fin du XVe siècle, une compilation en bas-allemand semble avoir groupé, sous le nom d’un paysan du duché de Brunswick, des tours malicieux, souvent grossiers, dirigés contre les riches, le clergé, les femmes et surtout les artisans. Transposé en haut-allemand vers 1500, traduit bientôt en flamand, à Anvers, et ensuite en plusieurs langues (c’est de là qu’est venu le mot français « espiègle »), ce recueil connaît en Flandre un vif succès au XVIe siècle et s’attire aussi les foudres de la censure à l’époque des guerres de religion. Allemand d’origine, Uylenspiegel a été adopté par la Flandre. Elle a cru que son tombeau était à Damme. Elle a conservé fidèlement son souvenir par l’image et dans les éditions gardant ou atténuant son irrévérence à l’égard du clergé. Notons-le tout de suite : c’est une version flamande publiée depuis peu à Gand chez Van Paemel, que De Coster prend pour guide quand il écrit sa « Légende d’Uylenspiegel ». Rien n’annonçait dans le premier numéro de « l’Ulenspiegel, journal des ébats artistiques et littéraires » la place que cet hebdomadaire allait occuper huit ans, dans la vie littéraire, artistique et politique. Il se présentait comme une œuvre gaie, jeune, de fantaisie pure, volontairement étrangère à toute coterie, à la politique, à la religion, aux questions sociales, franchement belge, et soucieuse d’échapper à la « réverbération de l’esprit français ». De Coster y collabore dès le troisième numéro. Il y publie quelques-uns des contes qui formeront les « Légendes flamandes » et les « Contes brabançons ». Bientôt Emile Leclercq, qui signe Pittore, y donne le branle à un mouvement de sympathie pour le réalisme pictural et littéraire. Avec une fantaisie et une verve croissantes, le journal tourne le dos au romantisme sentimental ou historique, autant qu’à l’académisme. Il accomplira en février 1860 une radicale métamorphose en se lançant dans la politique ; il deviendra la tribune des jeunes libéraux progressistes, et presque aussitôt Charles De Coster lui-même sera le porte-parole de l’équipe. Nous verrons l’importance de ces écrits. Pour l’instant, tenons-nous-en à cette année 1856, au cours de laquelle sont composées les « Légendes flamandes ». Elles sortiront de presse à la fin de 1857, avec la date de 1858. Mais c’est en 1856 que De Coster les écrit, en moins d’un an, dans une période d’euphorie. Il n’est donc pas étonnant qu’elles semblent à ce point détachées du romantisme. Accordons à celui-ci une part d’influence dans cette séduction du passé, de la couleur locale ; mais les sujets eux-mêmes n’ont rien de romantique, ni non plus la façon dont ils sont traités, sauf le fantastique dont De Coster les enrichit avec une complaisance progressive. L’étiquette « réaliste » convient moins encore, sinon à quelques détails. Ainsi apparaît tout de suite l’originalité de ce premier livre. Il mérite un examen attentif, car il est trop peu connu. Il est écrasé par « La Légende d’Uylenspiegel », dont il est le portail. Bien accueilli en 1858, il a eu la faveur exceptionnelle d’une seconde édition, en 1861, mais son succès reste un succès d’estime. A cause de l’archaïsme de son style et du caractère régionaliste de ses sujets un peu frêles, d’abord, à cause aussi d’une certaine prolixité. Chaque page a ses beautés, mais l’allure du récit est parfois lente, les développements et les dialogues trop complaisants, la broderie un peu lourde. Trompé par l’ordre où les quatre légendes se succèdent dans le recueil, on n’a pas prêté assez d’attention à leur ordre de composition et aux étapes de cette découverte que De Coster fait de son génie. Le 24 mars 1856, second jour de Pâques, il se rend en curieux et en sceptique à un centre célèbre de pèlerinage, Hakendover, près de Tirlemont. Il assiste à la procession des chevaux. Il ricane. Mais il a visité l’église, admiré le fameux retable. Il a su surtout, dans une version en français moderne, inspirée d’anciens documents et par un texte latin, le récit de la fondation miraculeuse, au VIIe siècle, de ce sanctuaire, édifié par trois vierges et treize ouvriers, dont le Christ en personne. De Coster ne croit pas aux miracles. Cette légende lui paraît « bête », c’est son mot. Cependant il a dû être intéressé, à travers la gaucherie un peu lourde du texte, par la naïveté, la poésie du thème. Il a dû se dire qu’il faudrait, pour retrouver ces grâces de vieille légende, mêler la fantaisie à la précision, la finesse et le sourire à l’émotion, et surtout (voici l’inspiration qui va transformer sa manière) adapter l’archaïsme du style à celui du sujet, vieillir légèrement sa langue et tenter un compromis entre prose et poésie, par une recherche de rythmes et une fragmentation du récit en alinéas ou versets n’excédant pas généralement trois lignes. Après tant d’essais de versification, il s’attache enfin à une forme plus originale et plus souple de poésie. Le conte paraît dans l’ Uylenspiegel du 4 mai 1856. le succès en est immédiat. On apprécie la nouveauté de ce « vieux français ». Encouragé de toutes parts, De Coster va chercher d’autres légendes, les traiter avec plus d’originalité encore dans l’invention, dans la fantaisie, dans le vieillissement de la langue, introduire dans son récit un fantastique très personnel. Il écrira à Elisa : « Cette fantaisie, si souvent attaquée par quelques-uns, me plaît. Ce monde étrange, j’aime à m’y plonger. J’aime l’espèce de folie qu’il faut pour créer dans ce genre. » Au lendemain de la publication de la légende des « trois pucelles » d’Hakendover, un jaloux a prétendu que De Coster en avait emprunté à un vieux livre les détails et la langue. Piqué au vif, notre auteur choisit une autre légende, rudimentaire et informe celle-ci, mais accrochée à une réalité plus matérielle et bien populaire, à une histoire de buveurs et de tir à l’arc, à la vie me^me d’une auberge qu’il fréquente ; il l’amplifie avec infiniment plus de liberté, il y insère du fantastique et surtout, après avoir lu Rabelais, il accentue l’archaïsme de son style. Ce second récit paraît moins de trois mois après le premier, dans l’ Ulenspiegel des 27 juillet, 3 et 10 août 1856 ; c’est l’histoire des « Frères de la Bonne Trogne », dont il fait une brochure. Deux autres légendes compléteront le volume es « Légendes flamandes ». De Coster sent qu’il s’est renouvelé : « Je voudrais tant ne marcher sur les traces de personne, me faire une spécialité. Je le ferai. » C’est d’ailleurs en partie pour cela qu’encouragé par des exemples français (il semble ignorer les belges), il a vieilli sa langue. Il faut s’entendre sur cet archaïsme qui n’a rien de scientifique ou de pédant. Et d’abord sur ses intentions. L’auteur écrit dans l’Ulenspiegel, à propos de son premier essai : « Un croyant du moyen âge a sculpté naïvement dans le chêne les personnages et les épisodes de la légende que je viens de vous raconter. Quant à moi, si j’ai essayé de la traduire en français du vieux temps, c’est tout simplement pour arriver à plus de vérité, et aussi par amour pour cette belle langue, châtrée aujourd’hui si vilainement. » Retenons ce désir d’une langue plus vigoureuse, renouvelée dans ses moyens d’expression, et cette assurance qu’une vieille histoire paraîtra plus vraie, aura un accent plus juste, si elle est écrite en une vieille langue. N’oublions pas non plus qu’en ces années d’apprentissage, De Coster s’est mis à fréquenter les artistes. Il s’est notamment lié avec Félicien Rops, Dillens, Wiertz, en attendant dix autres ; il a eu avec eux des conversations sur la peinture ; il s’est rapproché aussi des maîtres anciens ; il a visité les musées belges et hollandais. Il est impossible de lire les « Légendes flamandes » et « La Légende d’Ulenspiegel » sans penser à Bruegel l’Ancien, à Jordaens, à Teniers, à Jan Steen, à Jérôme Bosch, à d’autres encore. Non que De Coster se soit appliqué à des transpositions d’art. Mais les peintres lui ont imprimé dans l’esprit certaines images de ripailles, de diableries ou de tortures ; ils lui ont donné le sens de la couleur, ils l’ont incliné vers ce mélange de réalisme et de fantastique, dont ils lui offraient un frappant exemple. A vrai dire, l’archaïsme et le coloris n’atteindront leur pleine maîtrise qua dans « La légende d’Ulenspiegel », mais déjà ils contribuent à conférer aux « Légendes flamandes » une valeur d’art qu’on n’a guère eu l’occasion d’entrevoir dans les essais antérieurs. Se plaindra-t-on de ne pas trouver dans ce premier recueil une étude psychologique ? Ce serait, je crois, confondre les genres. Certes, ces sujets pouvaient se prêter à des analyses, à des conflits. Qu’on pense à ce qu’est devenue, chez Michel de Ghelderode ou Herman Closson, l’histoire de Sire Halewyn. Mais le halo légendaire n’est pas l’éclairage romanesque. Les caractères sont schématisés, vus à travers les gestes des personnages, saisis dans une action qui mêle à la vraisemblance et à la naïveté les arabesques de la fantaisie et un merveilleux où le surnaturel chrétien débouche sur un fantastique plus ou moins à la manière d’Hoffmann, un des auteurs préférés de Charles De Coster. Celui-ci veut cependant, il l’écrit à Elisa, « peindre de vrais caractères, de vrais hommes, avoir et montrer du bon sens ». Du moins ses héros, sont-ils vivants dans leur bonne humeur, leur tendresse, leur pudeur, leur effroi, leur pitié, leur colère, leur haine ou leur ruse. Au schéma sommaire des légendes dont il s’inspire, De Coster ajoute une observation malicieuse, des notes pittoresques, des traits savoureux, des contrastes étudiés. L’invraisemblance de certains faits se dilue dans l’atmosphère de légende et est corrigée par la précision, la vérité de nombreux détails. Parmi les circonstances heureuses qui favorisent la transformation de notre auteur, en 1856, il faut signaler la variété des quatre sujets qu’il découvre l’un après l’autre. L’histoire des trois vierges d’Hakendover, intitulée dans le recueil « Blanche, Claire et candide », est la plus simple, la plus sobre, la plus fraîche. Bien qu’elle soit la plus vieille des quatre légendes, elle se caractérise par un archaïsme plus discret de la langue et du style. On ne s’en étonnera pas si on lui restitue la première place, qu’elle a perdue dans le volume. Après ses trois expériences, quand il reprendra ce texte pour l’insérer dans son livre, De Coster amplifiera son récit et, tout en renonçant à certains vieillissements, il accentuera légèrement la teinte archaïque de l’ensemble. L’effet de « vieux français » est obtenu par la simplicité du vocabulaire, rarement désuet, et par un recours très discret à l’ancienne syntaxe. Il se confond avec une impression de poésie, avec une sensation de rythme, renforcée par une présentation très particulière de chaque idée, de chaque notation presque, en une sorte de verset. Certaines pages de ce conte sont des poèmes en prose : « Lors on était au treizième jour après la fête des Rois ; il avait neigé grandement et gelé par-dessus à cause d’une âpre bise qui soufflait. Et les trois pucelles virent devant elles, au milieu de la neige, comme une île de verdure. Et cette île était ceinte d’un fil de soie purpurine. Au delà de l’île était l’air du printemps florissant roses, violettes et jasmins, desquels l’odeur est comme baume. Au dehors étaient bises, autans et froidure horrifiques. » « Les Frères de la Bonne Trogne » sont inspirés par la vague légende des archères d’Uccle. Ce que De Coster accorde ici à un archaïsme intempérant, il l’enlève à la poésie et au rythme. Il atténuera d’ailleurs un peu cet archaïsme quand il insérera ce conte dans son livre. Mais il s’abandonne à sa fantaisie, teintée d’un humour malicieux ; il trouve, dans cette histoire de joyeux buveurs et de leurs femmes déçues, matière à un coloris plus chaud et surtout il y introduit du fantastique. Ce goût du fantastique et des diableries, d’où vient-il ? Des artistes sans doute, anciens et modernes, et d’Hoffmann. Peut-être aussi d’Aylosius Bertrand, qui offrait, en même temps qu’un échantillon de fantastique hoffmannesque, des séduisants exemples de prose rythmée, coupée en brefs alinéas. Ceux-ci, toutefois, dans « Les frères de la Bonne Trogne », sont nettement plus longs que dans le premier récit ; en 1857, plusieurs seront encore allongés ; cette variété caractérisera les deux derniers contes et s’introduira même dans « Blanche, Claire et Candide », grâce à de nouveaux développements. La troisième des « Légendes flamandes » est « Smetse Smee ». Je crois qu’elle a été composée après le voyage que De Coster a fait en Hollande, avec Dillens, en septembre 1856. Elle sera placée à la fin du volume, peut-être parce qu’aux yeux de l’auteur elle annonce « La Légende D’Ulenspiegel », déjà esquissée. De Coster, dans « Smetse Smee », exploite avec une invention très féconde le thème folklorique du forgeron qui a vendu son âme au diable, mérité les faveurs de saint Joseph et le pardon du Christ. Il mêle avec bonheur le miracle aux diableries, la satire historique au réalisme quotidien. Il installe dans son récit les mêmes préoccupations qui lui font faire d’Ulenspiegel le héros des guerres de religion ; il y rappelle avec sévérité les tortures et les bûchers de l’Inquisition, les cruautés du duc d’Albe et la sinistre figure de Philippe II. Ce fabliau s’élargit jusqu’à l’évocation d’une patrie livrée au feu et à la corde, jusqu’à la vision d’un au-delà où, joignant de vagues souvenirs de Dante à des figures grimaçantes de Jérôme Bosch et à la radieuse beauté de Lucifer. De Coster adapte à la nature des vices de l’humanité les châtiments infernaux. L’histoire est cependant plaisante, pleine de bonhomie et d’humour. Pittoresque à souhait, elle n’a pas cherché à retrouver le rythme qui va prêter à « Sire Halewyn » une sauvage poésie. Il manque à De Coster une légende pour étoffer son volume. Il lit la vieille ballade flamande d’Halewyn ; elle racontait, en de courtes strophes dont il reprendra le mouvement, la victoire d’une fille de roi sur un seigneur qui attachait au gibet les femmes charmées par sa chanson. Dépourvue de toute indication psychologique, cette ballade se bornait à évoquer une succession de dialogues et de gestes. De Coster est aussitôt plein d’enthousiasme. Il traduit le texte flamand, il porte en lui son sujet, il le laisse « bouillir », dit-il, attendant que « le métal et le moule » soient prêts pour « la fonte ». Il écrit sa légende avec fièvre en y insérant un fantastique très personnel. Puis il la reprend, tâche d’en supprimer les longueurs, de la rendre plus vivante, se reproche de ne pas être assez sévère, de se laisser aller à ‘émotion, aux larmes, comme s’il lisait l’œuvre d’un autre. Quand le livre aura paru, il s’étonnera qu’on puisse préférer « Smetse Smee » à « Sire Halewyn ». Pour la première fois, il affronte un thème pathétique. Pour la première fois aussi la nature, qui sera si souvent évoquée dans « La Légende d’Ulenspiegel », est réellement associée à la grandeur farouche du drame. L’héroïne, Matgelt, s’est retirée dans sa chambre, le soir où l’humiliation de son frère, vaincu par Halewyn, afflige et désespère toute la famille : « Et elle ouït le grand vent, précurseur de neige, s’enlevant par-dessus la forêt et grondant comme eau qui monte au temps des grandes pluies. Et il jetait contre les vitraux fenestrés, feuilles et ramules sèches, lesquelles y frappaient comme ongles de doigts de trépassés. Et il huait et sifflait en la cheminée bien tristement. » Et le lendemain, sa résolution prise, Matgelt chevauche droite et fière vers la terre d’Halewyn : « Et largement ouverts sont ses yeux assurés cherchant par la forêt le sire Halewyn. Et elle écoute si elle n’ouïra point le bruit de son coursier. Mais elle n’ouït rien, sinon emmi l’épais silence, le calme son des neigeux flocons tombant coîment comme plumes. Et elle ne voit rien, sinon l’air blanc de neige tout à fait, et blanche aussi la très-longue route et blancs aussi les arbres désenfeuillés. » Trois fois, à de brefs intervalles, ces phrases sont reprises, avec de légères variantes, scandant la chevauchée. De Coster, inspiré par la poésie populaire, tient là le procédé du refrain, qu’il utilisera aux moments les plus émouvants de « La Légende d’Ulenspiegel ». Sans renoncer aux alinéas de cinq à dix lignes, il reprend les courts versets de « Blanche, Claire et Candide ». Il les réduit parfois même à une ligne : « Matgelt, devant que de se mettre en lit, pria, mais non hautement. Et son visage était âpre et colère. Et s’étant dévêtue elle se mit en lit, fouillant aucunes fois sa poitrine de ses ongles, comme gênée d’étouffement. Et son souffle était pareil à expiration d’agonisant. Car elle était triste et marrie amèrement. Mais elle ne plourait point. » On voit comment il souligne le rythme par la répétition, au début de courtes phrases, de la même conjonction. Il lui arrive même de rompre la phrase davantage encore, pour mieux parquer les accents et les reprises (ch. XVII). Dans l’ensemble, la langue de cette légende offre une image fidèle du degré d’archaïsme des « Légendes flamandes ». On a pu remarquer, dans nos citations, la discrétion relative des emprunts à un vocabulaire périmé. De Coster pastiche-t-il le vieux ou le moyen français ou même la langue du XVIe siècle ? Non. Il essaye de se gorger une langue, de retrouver la saveur, la fraîcheur, la liberté, le pittoresque, l’allure plus souple d’un vieux style ; il se contente d’emprunter au français du XVIe siècle quelques-uns de ses caractères, surtout l’ellipse, le déplacement du pronom personnel ou de l’adverbe, l’inversion, l’abondance des participes présents. Il y a là une création plutôt qu’un pastiche et on fait tort aux « Légendes flamandes » en évoquant à leur propos les « Contes drolatiques » de Balzac. De Coster poursuivra encore pendant dix ans sa recherche d’une langue originale, au vieillissement atténué. Il a senti qu’il fallait éliminer davantage encore les mots oubliés, les anciennes formes, qui pouvaient nuire à la diffusion de son œuvre. Certes, bien que son cœur le portât vers le peuple, il ne semble pas avoir cherché un succès populaire. La présentation même de ses œuvres en belles éditions illustrées traduit le désir de toucher surtout une élite. Mais cette élite, fallait-il la heurter dans sa paresse et ses habitudes ? Emile Deschanel, dans l’élogieux article qu’il écrivit pour les « Légendes flamandes » et qui en devint la préface, approuvait l’écrivain d’avoir été plus discret que Balzac : « Il a fait tomber ainsi le plus grand épouvantail qu’il y ait pour le lecteur moderne, et a rendu son livre accessible à la majorité des lecteurs ». Il n’en déconseillait pas moins à De Coster de « persévérer dans cette voie étroite ». Il parlait, à tort, de « pastiche », « travail puéril et peut-être desséchant », et il concluait sans détours en approuvant le choix des sujets, mais en conseillant à l’auteur d’écrire « dans la langue de son propre temps ». Tout le monde ne fut pas de cet avis. Ni le journal belge « Sancho » du 7 février 1858, ni la « Revue des deux Mondes » du 1er avril ne firent pareilles réserves. Eugène Van Bemmel, lui aussi, dans la « Revue trimestrielle », refusa d’appeler pastiche cette heureuse imitation du français du XVIe siècle, mais il reprit à son compte ce mot malheureux, cinq ans plus tard, dans son rapport pour le prix décennal. Dans l’ « Ulenspiegel », qui avait d’abord protesté contre le mot « pastiche », Emile Leclercq, champion du réalisme, conseilla, le 14 mars, à Charles De Coster de peindre désormais les mœurs contemporaines et d’écrire en français du XIXe siècle, sans renoncer à sa simplicité savoureuse. A ne voir que les dates des deux livres suivants, « Contes Brabançons », 1861, et « La Légende d’Ulenspiegel », 1867, on pourrait croire que De Coster a tâché de suivre le conseil de son ami, avant de prendre finalement conscience qu’il faisait fausse route et de revenir à sa première manière. Il n’en est rien. Dès le moment où il publie les « Légendes flamandes », en 1857, il a en tête, je crois, son projet de « La légende d’Ulenspiegel » et il est en train d’écrire ses « Contes brabançons ». En décembre 1859, l’ « Uylenspiegel » annonce que « La Légende d’Ulenspiegel » est « sous presse ». Déjà, le 13 février de cette année, il en a publié un extrait où l’on voit que l’action est située au XVIe siècle. Le texte est précédé d’une note de la rédaction : « Nous nous occupons depuis plusieurs années à reconstituer cette légende altérée, annihilée presque par tant de sottes traductions. Un de nos collaborateurs, M. Charles De Coster, qui a fait ses preuves par la publication de ses Légendes flamandes, s’est chargé de ce soin. » Depuis plusieurs années ? Cela nous ramène aux premiers temps de l’ « Uylenspiegel », qui a commencé à paraître le 3 février 1856. De Coster et ses amis ont voulu revigorer l’histoire de leur patron, en y réinstallant les vivacités et les impertinences qui, depuis le XVIe siècle, avaient subi la censure d’éditeurs orthodoxes ou délicats. Revenir à Uylenspiegel, c’était revenir au début du XVIe siècle. Or, depuis quelque temps déjà, De Coster, comme beaucoup de ses contemporains, est fasciné par ce XVIe siècle. Il a été enflammé par les cours, à l’Université de Bruxelles, de son professeur Altmeyer, devenu son ami. En rendant compte d’un livre de cet historien. « Une succursale du tribunal du sang », la « Revue trimestrielle », en 1854, le compare à Michelet. Et elle évoque après lui le spectacle d’un petit peuple soulevé contre un empire, dans une lutte contre l’oppression religieuse et politique. Il y a plus. En mars 1856, Altmeyer achève à l’Université libre un cycle de conférences sur le XVIe siècle. Et le journal « Uylenspiegel », qui se défend bien à cette époque de s’occuper de politique ou de religion, écrit à ce propos, le 26 mars : cette lugubre page de nos annales où tout est meurtre, sang, pillage, où chaque phrase arrache un gémissement, une exclamation de colère ou de malédiction ». Il relate les protestations indignées de l’orateur contre ceux qui osent prétendre que le duc d’Albe avait « un cœur d’homme » : « Non ! ce n’était pas un homme, c’était une hideuse caricature de Satan ! » Altmeyer ravale Philippe II « au rang des assassins vulgaires ». Et le public lui fait une ovation : « Comme en 1854, la grande salle de l’Université était littéralement comble et l’enthousiasme indescriptible. » Voilà dans quelle atmosphère surchauffée va germer l’idée de « La Légende d’Ulenspiegel ». Quelques mois plus tard, De Coster, par un véritable coup de force, associera la farce de « Smetse « Smee » au drame lugubre du XVIe siècle. Avant cela, le 13 juillet 1856, dans l’ « Uylenspiegel » » encore, nous le verrons rêver devant un tableau de son amis Dillens, « Femmes espagnoles », qui représente un épisode de l’entrée du duc d’Albe en Belgique. Je ne dis pas que cette toile est à l’origine de la « Légende ». Mais le commentaire de Charles De Coster montre à quel point il saisit la poésie du contraste qu’offraient à ses méditations sur le XVIe siècle ce fond de massacres, d’incendies et de guerres et cette vie qui, malgré tout, joyeuse, chantante, hardie, continue au milieu des larmes. On le voit, tout nous conduit à placer en 1865 la genèse de l’œuvre, les premières rêveries sur son thème. Rappelons-nous que cette même année est celle où De Coster écrit ses « Légendes flamandes » et découvre sa voie et son style. Il lui faudra je pense, attendre 1857 ou peut-être même 1858 pour commencer à rédiger « La Légende d’Ulenspiegel », après l’avoir longtemps portée en lui, l’y avoir laissé mûrir. Or, dès 1856 encore, avant même de composer sa première légende flamande, il publie, toujours dans l’ « Uylenspiegel », un de ses « Contes brabançons ». Ceux-ci, en 1861, seront au nombre de sept. Mais trois d’entre eux ont paru avant le recueil des « Légendes flamandes », de 1854 à 1857. Un quatrième est inséré dans l’ « Uylenspiegel » en 1869. Trois donc seulement sont inédits ; encore faut-il tenir compte, pour l’un d’eux, « Ser Huygs », d’une lointaine ébauche, « Mohammed », qui remonte à 1848. Il ne faut donc pas voir dans les « Contes brabançons » une sorte de repentir de Charles De Coster tournant le dos à l’archaïsme du style comme aux vieilles légendes. Le titre même, peu adéquat au contenu de l’œuvre, atteste la volonté de passer pour un conteur national. En réalité, ces « contes » prolongent les essais tentés chez les Joyeux et à la « Revue Trimestrielle ». On y trouve, mêlés à de timides essais de réalisme, sensibles surtout dans les compositions les plus récentes, les tendances qui caractérisaient les œuvres de jeunesse. Ces médiocres essais de réalisme provoquèrent d’ailleurs la sévérité de Potvin. Dans la « Revue trimestrielle », il ne cacha pas sa déception. Si, dit-il en substance, De Coster, au terme de ces trois années où il a tenté l’abordage du roman moderne et du réalisme, a pu se convaincre qu’il a fait fausse route, il n’aura pas perdu son temps. l’Uylenspieegel lui même sembla partager cette sévérité, car il reproduisit l’article de Potvin en laissant, il est vrai, à l’auteur la responsabilité de son appréciation. Avouons que le réalisme de « Contes brabançons » est sans relief et sans âme. Mais c’est défigurer l’œuvre que d’y voir avant tout un essai réaliste. Le recueil est très disparate, il mêle les genres et les styles : romantisme grandiloquent, rêveries, morceaux de satire, récits d’un petit drame sentimental qui veut être émouvant, apologues sur les dons de l’écrivain, prose terne ou affadie, vers faciles alignés en prose. Vraiment le recueil ne nous intéresse plus que par ses confidences ou par la révélation d’une curieuse influence d’Alphonse Karr sur Charles De Coster. Et aussi parce qu’il achève de nous montrer, par contraste, à quel point fut bienfaisante la contrainte que l’auteur des « Légendes flamandes » et de « La Légende d’Ulenspiegel » s’imposa pour se forger une langue personnelle, archaïsante, simple, colorée, poétique. Seul « Ser Huys » ne nous déçoit pas. C’est qu’il a, lui aussi, un air de vieille légende. Nous retrouvons ici l’heureuse influence, sur Charles De Coster, du dépaysement dans l’espace ou dans le temps. Il aime ce sujet ; il l’a traité à une époque où il ne pensait pas à vieillir sa langue. Depuis lors il a eu l’illumination de 1856. Il reprend cette « histoire orientale », non certes dans le style des « Légendes flamandes », mais dans une sorte de compromis, tenté d’une main légère. Il n’y introduit pas de mots archaïques, mais il glisse des expressions au charme désuet, comme « madame la Vierge », « messieurs les saints », « son vouloir », « sa benoîte patronne » ; il recourt avec une extrême modération à l’ellipse, à l’inversion ; il s’en tient surtout à un vocabulaire très simple, à des images brèves, il introduit des participes présents, des rythmes sobres et nets. Et cela s’accorde parfaitement à la fraîcheur, à l’émotion naïve du récit. En cette année 1860 où, interrompant la rédaction de sa « Légende d’Ulenspiegel », De Coster assemble et complète ses « Contes brabançons », l’ « Uylenspiegel », nous l’avons vu, se jette dans la mêlée politique. Et c’est De Coster qui bientôt se charge de l’assaut hebdomadaire. Ce filleul d’archevêque a depuis bien longtemps perdu la foi. Comme Rops, autre ancien élève des Jésuites, il est devenu franc-maçon. Anticlérical sectaire, démocrate convaincu, il s’acharne, dans l’ « Uylenspiegel », contre les riches, contre les despotismes étrangers, contre le clergé, le pape, l’Espagne, Charles-Quint, Philippe II, Napoléon III et l’impérialisme français. Son idéalisme passionné, fourvoyé dans la politique, n’a d’ailleurs aucune indulgence pour les politiciens, qui sont pour lui des marionnettes. Il réserve toute sa tendresse à l’humanité qui travaille et qui souffre, il s’émeut devant toutes les oppressions et réagit avec la violence d’un anarchiste. Si l’on veut éclairer du dehors « La Légende d’Ulenspiegel », il faut la placer sous le projecteur de cette passion anticléricale et démocratique. M. Van Kalken dit, des jeunes libéraux progressistes, qu’ils « étaient avant tout férocement anticléricaux ». C’est l’époque où, en tête de son édition de Marnix de Sainte Aldegonde (1857), le français Edgar Quinet, réfugié à Bruxelles, se réjouit de voir, dans ce pamphlet, « le papisme » réfuté, extirpé, déshonoré, étouffé dans la boue ; tels sont ses termes. Et De Coster figure en tête de liste des souscripteurs. C’est aussi le moment où, à la suite de ceux qui présentent la Révolution du XVIe siècle comme une émancipation des consciences, se forment des sociétés de Gueux pour délivrer le pays « de la vermine papiste ». On voit la collusion entre les deux siècles. Reconnaître cette passion, cette haine de Charles De Coster, c’est expliquer la genèse de son œuvre et l’ardeur qui la brûle par endroits. Toutefois Romain Rolland a exagéré la place de la haine dans « La Légende d’Uilenspiegel ». De Coster entre dans la peau d’un Gueux ; dans l’élan de son fanatisme et de sa création littéraire, il ne se distingue plus de ses personnages. Mais il réserve au journal ses tirades, il sait se garder de transformer son livre en pamphlet, il n’écoute la violence que par intermittence, et sa « Légende d’Ulenspiegel » est l’image d’un monde où, à travers les orages, fleurissent les joies de la vie, les tendresses de l’amour, la poésie d’une nature généreuse, l’entrain d’un peuple ennemi de la servitude et des hypocrisies. Une heureuse décision du gouvernement a, en 1860, attaché De Coster aux Archives du Royaume, au service de la Commission royale chargée de la publication des anciennes lois et ordonnances de Belgique. Il dut sans doute cette nomination à sa connaissance apparente du vieux français. Elle lui donna l’occasion de lire d’anciens textes, de vieilles chroniques, des procès de sorcellerie, des documents historiques de toutes sortes. Il démissionne en janvier 1864. Pourquoi ? Cette position, dira-t-il, « n’était pas rentable et elle était sans avenir ». Sans doute aussi compte-t-il un peu imprudemment sur le succès de sa « Légende d’Ulenspiegel » ; il croit qu’elle va pouvoir paraître « en volume de luxe, de 500 pages, grand in-4°, illustré de 40 grandes eaux-fortes par Félicien Rops et de gravures dans le texte ». Mais l’éditeur des « Légendes flamandes » se récuse au dernier moment. Rops d’ailleurs n’est pas prêt. Il ne le sera pas en septembre 1867 et De Coster devra solliciter la collaboration d’autres artistes pour tâcher de paraître chez un autre éditeur avant la fin de l’année, afin d’être en course pour le prix quinquennal de la période 1863-1867. Vain espoir. Sans doute le livre pourra être déposé à temps, au prix d’un travail de typographie exécuté à vive allure, à Paris, en dépit des innombrables corrections faites sur épreuves et qui n’ont pas toutes été comprises. Mais le jury du prix quinquennal y verra surtout un « capharnaüm pantagruélique » et le prix sera décerné à Charles Potvin. De 1864 à 1867, De Coster attend avec impatience. Il n’ose pas bousculer Rops, qu’il admire, et dont la collaboration est gratuite. Il faut vivre cependant. Certes le malheureux a la tête pleine de projets dont le succès lui permettrait de faire patienter les créanciers. Mais il se laisse persuader qu’il faut d’abord publier sa « Légende » ; les autres livres pourront bénéficier de son succès. Pour gagner quelque argent, il se charge du secrétariat d’un journal de médecine. Il le lâche pour aller tenter sa chance à Paris, où « Candide » publie en 1865 le début de sa Légende. Mais il y étouffe. Le volume paraît enfin, sous le titre « La Légende d’Ulenspiegel », avec la moitié des illustrations prévues. Quelques exemplaires, destinés principalement au jury, portent la date de 1867 ; les autres sont datés de 1868. De Coster publie en 1868 une médiocre nouvelle, « Les Bohémiens », et en 1870 une autre, aussi peu intéressante, « Caprice de femme ». En 1869, quand toutes les illustrations sont achevées, l’éditeur lance une « seconde édition » de la « Légende » ; en réalité, c’est le même texte et le tirage, précédé d’une préface et illustré cette fois de tente deux eaux-fortes, sous le nouveau titre : « La Légende et les aventures héroïques, joyeuses et glorieuses d’Ulenspiegel et de Lamme Goedzak au pays de Flandre et ailleurs. » Le succès ne vient pas. Ni l’argent. La mère de l’écrivain veuve depuis 1833, n’a cessé de l’aider. Elle meurt. De Coster sollicite sans résultat, en 1868 et 1869, la place de bibliothécaire à l’Université de Gand. Il obtient une compensation. Il est nommé en 1870 professeur d’histoire générale et de littérature française à l’Ecole de guerre, qui vient d’être fondée, et répétiteur du cours de belles-lettres à l’Ecole militaire. En 1872, il devra renoncer au cours d’histoire générale, assumé par l’académicien Juste. Contrairement à ce qu’on affirme, il gardera jusqu’à sa mort les deux autres charges : les Annuaires officiels en font foi. En 1870, « Le Voyage de noces », roman annoncé depuis longtemps, sort de presse. La page de titre de cette édition princeps, destinée aux illustrateurs et à quelques amis, annonce sept eaux-fortes. Il faudra renoncer à ce projet et le volume sera mis en vente avec la date de 1872. De Coster ne chôme pas. Il collabore à la publication parisienne « Le Tour du Monde ». En 1855 et 1856, il est allé visiter la Hollande avec Dillens. Il retourne en Zélande avec son ami en 1873 et publie son reportage en 1874 (tome 28). Il repart en 1877, va revoir Amsterdam et la Néerlande. « Le Tour du Monde » imprimera en 1878 (tome 36) le texte que De Coster a rapporté de ce voyage et, après sa mort, en 1880 (tome 40), les notes qu’il n’avait pu mettre au point. Tout cela est très inégal d’ailleurs et d’un intérêt fort limité. Mais ces déplacements coûtent cher, plus peut-être qu’ils ne rapportent. De Coster, qui dépense largement, sans compter, est aux abois. On le voit, en 1875, lui qui est si charitable, tendre la main au gouvernement pour solliciter quatre cents francs, afin de donner un acompte à ses créanciers. Le 24 juillet 1878, quelques mois avant de mourir, il énumère les œuvres qu’il a « en préparation », notamment de nouvelles « légendes » de l’Escaut et de la Campine. En 1878, il écrit, en collaboration avec un lieutenant, un petit roman qui ne paraîtra qu’après sa mort, en 1879 : « Le Mariage de Toulet ». Traits forcés, invraisemblances, schématisations excessives rappellent, en les exagérant encore, les défauts du « Voyage de noce », dont nous allons parler. On croit reconnaître toutefois, dans la seconde partie, où se trouvent quelques pages d’un coloris plus chaud, la main de Charles De Coster. Signalons ici en passant qu’en 1865 De Coster s’était laissé tenter par une autre collaboration, avouée discrètement au verso de la page de titre d’une brochure de 32 pages, « Le Ballon Demine, Solution du problème de la navigation aérienne ». L’auteur, Edmond Deminne, inventeur du ballon, remercie « M. CH. De Coster qui s’est chargé de la partie littéraire de la brochure ». Cette collaoration se borne sans doute à une toilette du style et à quelques développements, surtout aux dernières pages. De Coster est usé par le travail, les privations, les soucis, la maladie, à bout de ressources, de talent, de vitalité. Le 7 ami 1879, il meurt à Ixelles, où ses nombreux déménagements dans le même quartier, pendant plus de trente ans, attestent ses continuels embarras d’argent en même temps que sa fidélité à ses mais et à ses habitudes. De toutes cette production, en partie alimentaire, il suffira de retenir un instant « Le Voyage de noce ». Disons-le franchement : l’œuvre est ratée. Elle a cependant été appréciée à l’étranger, surtout en Allemagne où, en 1940, un producteur l’a portée à l’écran. En Belgique, elle déçut les plus chauds admirateurs de l’écrivain. Caroline Gravière et Camille Lemonnier, entre autres, écrivirent spontanément à la « Revue de Belgique » (15 septembre 1872) pour exprimer leur opinion sur les invraisemblances et les ficelles de ce roman. De Coster, sans se libérer entièrement de son romantisme, a voulu se renouveler, s’essayer au roman réaliste et psychologique, mettre en scène avec une dureté cruelle – là où un malicieux humour aurait pu réussir- une belle-mère qui ne peut tolérer que son gendre partage avec elle la tendresse de sa fille. Mais il ne sait pas construire un roman où son caractère se dessine et s’affirme progressivement, dans une complexité vivante ; il ne sait pas, dans ce cadre, faire agir ou parler naturellement ses personnages, tout au long d’un conflit psychologique ; il ne sait pas toujours combiner heureusement la description, le récit et l’analyse. Il exagère surtout, dès l’abord, l’avarice, la bêtise, la méchanceté de la mère et ne parvient pas à rendre vraisemblable l’alliance, pourtant possible, de l’amour maternel et d’un égoïsme odieux. L’ambition tardive de cette cabaretière est enfin aussi caricaturale que son avarice ou sa jalousie. Le roman aurait pu être sauvé par le rôle des deux jeunes amoureux. Mais leur faiblesse pour cette marâtre est inexplicable. De Coster, en écrivant ce livre, a revécu son roman de jeunesse, ses rêveries, ses promenades avec Elisa, qui lui a révélé l’amour de la campagne. Cela nous vaut, dans la seconde partie, quelques pages de poésie et de fraîcheur, quelques lumineuses descriptions. Déjà la première partie contient quelques tableaux où l’auteur s’est même essayé, non sans bonheur, à de sobres transpositions. Ici, avec un sens pictural qui se donne plus libre cours, il trace de plus larges paysages. Qu’on lise par exemple la description de la campagne près de Ruysbroeck (deuxième partie, chapitre III). La composition en est d’une netteté remarquable. De Coster décrit le ciel, les nuages, les arbres, puis à grands traits les plans successifs ; il s’arrête ensuite, avec un art subtil, impressionniste, aux détails du tableau, sons, lignes et couleurs. Tout concourt à une sensation de bonheur paisible et lumineux qui fait jaillir la prière. D’autres scènes d’intérieur, sont de charmants pastels où l’amour apparaît vif, espiègle, chargé de mélancolie que de Coster associe à la profondeur. Mais en dehors de ces quelques réussites, le style est terne, lent, maladroit, déclamatoire ou encombré de fadeurs. Il nous faut mentionner encore les œuvres dramatiques de Charles De Coster. De 1850 à 1878, c’est-à-dire tout au long de sa carrière, il a été attiré par le théâtre ; il s’est par intermittence essayé à des comédies sentimentales, en vers ou en prose ; la moins mauvaise « Jeanne », a paru dans un journal, « L’Echo du Parlement », en 1863. Il n’a jamais définitivement renoncé à l’espoir de faire jouer un médiocre drame historique et romantique en vers, intitulé d’abord « Crescentius », en 1853, puis « Stéphanie » en 1878. Au soir même de sa vie, bien qu’il ait abandonné depuis longtemps la poésie, il se fait encore d’étranges illusions sur ce drame, qu’il veut remanier pour le porter à la scène. Il n’en voit ni le prosaïsme flagrant, ni la maladresse de la construction, ni la faiblesse psychologique, ni la prolixité, ni la redondance. Ce n’est pas le seul exemple d’un romancier ou d’un conteur qui n’excelle dans le dialogue que dans des conditions bien déterminées, sans pouvoir se soumettre aux cadres et aux servitudes du genre dramatique. De Coster, lui, a besoin de la souplesse et de la liberté qui lui laisse la formule inaugurée dans les « Légendes flamandes » et reprise dans « La Légende d’Ulenspiegel », mais appliquée à une matière infiniment plus vaste et plus variée. Son récit n’a pas l’allure habituelle d’un roman. Il procède par scènes détachées. Chaque chapitre contient un épisode présenté comme un tout, dans un développement d’une longueur très variable. L’écoulement des saisons est souvent évoqué avec poésie et pittoresque, mais la durée des intervalles est rarement précisée ; elle peut être, d’un chapitre à l’autre, de quelque jours ou de quelques années. La scène change brusquement de lieu, de pays, de personnages. Sous cette apparente dispersion s’établit, par un jeu subtil de correspondances, une profonde unité. Le drame historique se superpose à un drame domestique, les épreuves et la vengeance d’une famille sont associées à la douleur et à la révolte d’un peuple. L’équilibre n’est point parfait cependant. De Coster a trop sacrifié aux farces traditionnelles. Entraîné par les conséquences de l’heureuse idée qui lui fait opposer Ulenspiegel et son père, Claes le charbonnier, à Philippe II et à Charles-Quint, il doit attendre la mort des deux pères pour faire d’Ulenspiegel le champion de la révolte. Et il lui garde ainsi, jusqu’au-delà d la trentième année, une insouciance et même une méchanceté qui jurent avec la gravité des événements et le spectacle d’une patrie qui déjà souffre sous la rigueur des placards. Les farces empruntées au livret populaire ne méritaient pas toutes l’honneur que De Coster leur fait. Il aurait dû les trier plus sévèrement encore et s’en tenir à celles qui inspiraient sa verve et sa fantaisie. On regrette surtout de voir Thyl Ulenspiegel prolonger à plaisir son exil et oublier pendant dix ans son pays, ses parents, sa fiancée. Quand il revient à Damme, son père est en prison. Tenté par la loi qui assure au dénonciateur une partie des biens du condamné, un avare poissonnier a porté contre Claes l’accusation d’hérésie. Ulenspiegel assiste à l’interrogatoire et au jugement de son père, il sauve avec Nele, sa fiancée, le petit trésor convoité par l’accusateur. Claes est brûlé vif. La nuit, la mère et le fils, répondant à l’appel de la victime, vont recueillir un peu de ses cendres. Elles battront désormais sur la poitrine du héros, dans un sachet de soie rouge et noire. Soetkin, en l’attachant au cou de son fils, lui dit : « Que ces cendres, qui sont le cœur de mon homme, ce rouge qui est son sang, ce noir qui est notre deuil, soient toujours sur ta poitrine, comme le feu de vengeance contre les bourreaux. » Le voilà champion de cette nouvelle chevalerie de la haine et de la vengeance. Bientôt Soetkin et Thyl, qui ont fait entre eux « un pacte de haine et de force », supporteront la torture plutôt que de révéler l’endroit où est caché l’héritage. Malheureusement une indiscrétion de la mère de Nele, Katheline, qui croit avoir commerce avec les diables et n’est qu’une pauvre bonne sorcière affolée, permet à son séducteur de s’emparer de la somme. Soetkin, à bout de forces, meurt bientôt. Les bûchers continuent de brûler. Au cours d’une scène de sorcellerie, aux mystérieuses Pâques de la Sève, Ulenspiegel interroge les esprits sur le moyen de sauver la terre de Flandre ; il reçoit un message énigmatique : Cherche les Sept et la ceinture. Il se met en route et aussitôt rencontre Lamme Goedzak. Celui-ci cherche sa femme, qui l’a quitté sans raison apparente. On saura plus tard qu’elle a écouté un moine, Broer Cornelis. De Coster accepte sur ce fougueux prédicateur les inventions des pamphlétaires du XVIe siècle et il l’associe habilement à son intrigue. Quant à Lamme Goedzak (Agneau – Sac à bonté), il est emprunté à ce folklore flamand qui a fourni à « La Légende d’Ulenspiegel » tant de scènes et de détails. De Coster toutefois transforme le personnage ; il lui laisse son caractère de mari bonasse, mais il en fait un tendre gourmand dont la corpulence, l’humeur pacifique et la simplicité naïve forment un continuel et amusant contraste avec la vivacité d’esprit et de corps, la vaillance et l’ardeur d’Ulenspiegel. De Coster a sans doute pensé au couple Don Quichotte-Sancho, mais il n’a retenu que la suggestion opposant, dans une aventure pleine d’imprévus, le matérialisme à l’idéalisme ; pour le reste, ce serait une erreur de pousser plus loin le parallèle. Sans exagérer la transposition, il est permis de croire que De Coster a prêté à Lamme Goedzak certains traits du caractère de son ami Adolphe Dillens, et notamment « son immense amour qui pardonnait tout, tout, et était trop heureux d’être payé de franches caresses » (lettre à Elisa, n° 145). Les deux amis vont parcourir les Pays-Bas, prêcher la révolte, espionner l’ennemi, dénoncer les agents provocateurs, recruter des soldats, participer à des coups de main. Un retour opportun à Damme donne à Ulenspiegel l’occasion de venger ses parents et de libérer son pays d’un loup-garou qui le terrorisait. Puis, toujours avec Lamme, il repart vers la guerre, qui se poursuit sur la mer. De Coster dénoue le drame où Katheline est engagée depuis le début du récit. Elle meurt, accusée de sorcellerie, dans une épreuve de justice qui fait éclater son innocence. Nele, après avoir rempli jusqu’au bout ses devoirs filiaux, peut désormais rejoindre Ulenspiegel et l’épouser. Lamme bientôt retrouve sa femme et quitte la flotte des Gueux. Les Etats généraux proclament la déchéance de Philippe II, la guerre finit. Ulenspiegel et Nele s’installent dans l’île de Walcheren, la plus proche des Flandres ; gardien de la tour de Veere, le héros, qui n’a pas vieilli, pourra surveiller la côte contre un éventuel retour des Espagnols, en attendant de venir souffler « le vent de liberté sur la patrie Belgique ». Une dernière vision mystérieuse explique à Thyl et à sa femme l’énigme des Sept ; ils voient sept vertus se substituer aux sept péchés capitaux. Quant à la « ceinture », c’est une alliance entre la Hollande et la Belgique. Ulenspiegel reste engourdi sous le charme du baume e vision. On le croit mort. Un prêtre passe. Il ordonne d’enterrer le célèbre Gueux. Mais celui-ci se dresse dans sa tombe : -Est-ce qu’on enterre, dit-il, Ulenspiegel, l’esprit, Nele, le cœur de la mère Flandre ? Elle aussi peut dormir, mais mourir, non ! Viens, Nele. Et il partit avec elle en chantant sa dixième chanson, mais nul ne sait où il chanta la dernière. Ainsi l’épopée reste ouverte sur l’avenir. De Coster refuse de la clore sur la défaite des Pays-Bas méridionaux. Le héros reste disponible pour d’autres luttes, Flandre ne peut mourir. N’allons pas voir dans ce dénouement épique une vue de prophète prévoyant de nouvelles résistances à l’étranger. Ne croyons pas surtout, avec Nautet, que De Coster, en sa « rêvasserie poétique », regrettait « le pénible avortement » de la nouvelle union de la Belgique à la Hollande, entre 1815 et 1830. Il ne désirait qu’une alliance laissant à chaque peuple son indépendance. Flamand de cœur, il était Belge par-dessus tout. Son rêve d’une sorte de Benelux peut aujourd’hui nous paraître audacieux. Il n’était pas exceptionnel à l’époque chez de bons patriotes. Je viens de parler d’épopée. C’est bine à ce genre qu’il faut rattacher ce roman historique dont aucune littérature n’offre l’équivalent. Sans doute « le Légende d’Ulenspiegel » ne ressemble strictement à aucune épopée ancienne ou moderne, mais son sujet, sa composition, son style et ses procédés ne sont pas sans analogies avec nos vieilles légendes épiques. Certes l’histoire y est respectée davantage dans la maturité des faits. De Coster évoque, avec une fidélité relative les édits, les placards, les principaux épisodes du soulèvement, de grandes scènes comme l’abdication de Charles-Quint, le Compromis des nobles, la proclamation de la déchéance de Philippe II, des rencontres de conjurés, des batailles, des sièges, des massacres ; il s’inspire de documents authentiques pour imaginer procès et tortures. Il choisit, élague, développe ou transpose. Il suit dans l’ensemble le déroulement historique des faits, sans craindre d’opérer quelques décalages en vue d’effets artistiques. Son information est celle d’un érudit dont la bonne foi paraît entière, malgré son fanatisme et ses erreurs. Devant les contradictions des témoins et des historiens, il n’hésite pas, il se rallie à ceux qui lui paraissent avoir raison, c’est-à-dire à ceux qui fortifient son propre jugement. Sa vision, sa passion, son interprétation des faits sont bien d’un poète épique, dont le cœur a pris parti pour un champion, pour une armée, pour une patrie. Faut-il rappeler d’autre part, le mélange de la légende à l’histoire, du surnaturel au réel, le grossissement des traits qui dessinent un Charles-Quint, un Philippe II, un duc d’Albe, un Lamme Goedzak et combien d’autres personnages, l’éternelle jeunesse et l’immortalité d’Ulenspiegel et de Nele, les dimensions grandioses du cadre et les proportions gigantesques du conflit qui embrasse un demi-siècle ? Il n’est pas jusqu’à la présentation et au style de « La Légende d’Uylenspiegel » qui ne retrouvent d’instinct, sans aucune volonté d’imitation, qulques-uns des procédés de nos anciennes épopées : découpage si caractéristique des scènes, avec oppositions, parallélismes, refrains ; projection directe des épisodes, description animées ou parlées ; substitution de l’action à l’analyse ; brèves réflexions sentencieuses ; recours continuel au dialogue ; recherche constante de rythmes. On a l’impression d’une œuvre écrite pour la lecture à haute voix. Ceux qui l’ont entendue à la radio, dans une adaptation qui en respectait le texte, ont pu sentir à quel point ces phrases souvent brèves, scandées par leurs conjonctions et leurs adverbes, soutenues, pour peu qu’elles s’amplifient, par une cadence étonnante, portent parfois l’effet dramatique jusqu’à l’hallucination et répondent aux exigences de la diction. Les caractères des principaux personnages relèvent aussi de l’épopée. On connaît la prédiction de Katheline : « Claes est ton courage, noble peuple de Flandre, Soetkin est ta mère vaillante, Uilenspiegel est ton esprit ; une mignonne et gente fillette, compagne d’Ulenspiegel et comme lui immortelle, sera ton cœur, et une grosse bedaine, Lamme Goedzak, sera ton estomac. » Ne prenons pas à la lettre toutefois ces simplifications. Elles se bornent à mettre en évidence un trait dominant, qui n’exclut ni les nuances ni une évolution commandée par les circonstances et tellement naturelle qu’elle se produit toujours sans conflit intérieur. Sans doute, nous le savons déjà, il ne faut pas demander à De Coster un commentaire psychologique. Les sentiments se traduisent en actes. D’autre part, les caractères ne sont pas complexes. Epopée, « La Légende d’Ulenspiegel » classe les personnages en deux clans : les bons et les méchants. Mais il y a bien des façons d’être bon ou méchant, vaillant ou pleutre, cruel ou compatissant, et aucun personnage de la « Légende » ne ressemble exactement à un autre. On regrette seulement que le héros, Ulenspiegel n’atteigne pas plus vite un heureux équilibre entre la grossièreté et la malice de son modèle et le courage, la fierté, la loyauté, la passion que de Coster associe à son esprit d’indépendance et à son humeur frondeuse. Nele aussi a bien failli nous décevoir. D’après les notes consignées par de Coster dans un petit carnet, on sait qu’il prévoyait un plus grand nombre de scènes de sorcellerie. Katheline était une jeteuse de mauvais sorts. Nele elle-même devait être une vraie sorcière, qui n’aurait finalement gardé de ses expériences qu’un pouvoir bienfaisant. De Coster a bien fait de renoncer à troubler cette pure figure. N’eût-il pas dû renoncer de même à l’énigme des Sept ? Elle est formée d’éléments composites : goût progressif du fantastique, souvenirs littéraires et images de Bruegel et surtout de Jérôme Bosch, influences de l’occultisme, évangile maçonnique et rêves humanitaires, religion du Progrès, confiance dans les vertus moyennes, glorification de Lucifer, l’éternel insoumis, l’infatigable lutteur. Et surtout, foi en la Nature : aux Pâques de la Sève, après la victoire de Lucifer, le roi Printemps, sur le géant Hiver, tout bourgeonne, verdoie, fleurit, tout est force et jeunesse et les esprits de la Sève chantent la gloire de la nature. Quels que soient le sens profond, le mouvement et la richesse picturale des quelques scènes surnaturelles qui jalonnent l’œuvre, quelle que soit l’habileté avec laquelle De Coster maintient la présence de ce thème, celui-ci ne suscite aucun intérêt durable, il n’inquiète et ne soutient le héros que par intermittences. En dépit de quelques faiblesses dans son architecture, « La Légende d’Ulenspiegel » est vraiment le chef-d’œuvre d’un auteur dans la pleine maîtrise d’un art personnel. Elle palpite d’une vie intense, d’une passion âpre et haineuse, mais aussi d’une tendresse profonde ; elle ressuscite une époque et fait vivre un peuple dont tous les aspects lui sont familiers, sauf le sincère élan religieux. Elle évoque les scènes les plus variées, avec un pittoresque sobre et expressif, un coloris soucieux de lignes, des attitudes, des gestes, de la lumière autant que de la couleur proprement dite. De Coster excelle dans la description et le portrait, mais il n’abuse pas de ses dons et se contente souvent de quelques traits, de suggestives notations. Surtout il ne décrit pas pour décrire, mais pour créer une atmosphère, préciser un moment, rendre plus vivants les personnages, introduire dans le mouvement du récit plus de précision, plus d’intensité, plus d’émotion. La maîtrise de l’écrivain éclate même dans le brassage de ses emprunts. Il a lu notamment Marnix, Altmeyer, Potvin, des chroniques, des pamphlets, des procès de sorcellerie ; il s’est inspiré surtout de l’historien américain Motley et a suivi parfois pas à pas et jusque dans son plan la traduction française (1618) de l’ « Histoire des Pays-Bas » de l’Anversois Emmanuel Van Meteren. Il a lu et relu les premiers livres de ce monumental in-folio favorable aux révoltés, il s’en est inspiré pour fixer les grandes divisions de la « Légende », les limites de ses cinq livres ; il en a tiré des suggestions de toutes sortes, des précisions innombrables, des traits de couleur locale ; il s’est, à son contact, familiarisé avec un français archaïque, mais de cent ans plus jeune que celui de Rabelais ; il n’a pas craint de transcrire textuellement certaines données historiques. Toutefois, si l’on porte un jugement d’ensemble sur ces emprunts, on peut dire qu’ils n’entament as profondément l’originalité de Charles de Coster ; ils font même ressortir parfois une aptitude étonnante à tirer d’un récit assez froid de puissants effets dramatiques et pathétiques. Ne parlons point de plagiat. Ni surtout de pastiche. De Coster a poursuivi avec un art plus sûr l’expérience des « Légendes flamandes ». On peut suivre son patient travail sur une partie du manuscrit et des épreuves. Il réduit le nombre des archaïsmes lexicaux ; il s’en tient, avec une modération également progressive, à quelques vieillissements syntaxiques : inversion, ellipses, participes. Quant aux autres procédés, il les reprend aussi avec plus d’art et de mesure ; il a soin notamment de ne pas abuser des courts alinéas, mais il en tire des effets de variété, de relief et de rythme. Sa prose, à la fois simple et riche, ne ressemble à aucune autre. En fait, elle est très peu vieillie, mais elle a la saveur et, par moments, la poésie d’une vieille langue, souple, cadencée, gonflée d’images pittoresques, de comparaisons empruntées à la vie courante et souvent rajeunies. Elle a des audaces comme des délicatesses. On a reproché dès le début, on reproche encore à « La Légende d’Ulenspiegel » ses beuveries, ses trivialités, ses obscénités. On y mange et on y boit trop, a-t-on dit. Je louerais plutôt Charles de Coster d’avoir introduit ce thème dans son œuvre et d’en avoir tiré quelques scènes d’un vigoureux coloris et des images succulentes. Il a lu Rabelais, sans doute, mais surtout il a fréquenté les musées, les tavernes, les auberges, y regardant le peuple vivre, s’amuser, festoyer. A-t-il exagéré ? On peut à peine le prétendre, si l’on renonce à isoler ces éléments et si l’on n’oublie pas le rôle assigné à Lamme Goedzak dans cette évocation de la Flandre. Quant aux « obscénités », il faut les ramener, elles aussi, à leur juste mesure. Ici encore on retrouve l’influence des peintres, quelques scènes ou expressions assez crues, des détails parfois grossiers, des chairs épanouies. Mais beaucoup moins qu’on le dit. Et dans les plus grandes audaces, qui paraissent aujourd’hui toutes relatives, on ne décèle, aucune perversité, aucun érotisme. Enfin, pour un mot ou un geste un peu osé, combien de scènes délicates, où se glisse une pudeur pleine de réserve et d’émotion ! Tout l’amour d’Ulenspiegel et de Nele baigne dans une atmosphère étonnamment poétique de fraîcheur, de pureté, d’idylle. S’il est facile de mesurer l’influence de Charles de Coster sur les nombreux poètes, dramaturges, romanciers, sans même parler des artistes, qui après lui se sont intéressés à Ulenspiegel et à Lamme Goedzak, si l’on peut affirmer sans hésitation qu’il a fait de ces deux héros des « types » nouveaux, il est beaucoup plus délicat de déterminer la nature et l’importance de l’impulsion qu’il a donnée au mouvement littéraire de 1880. Comment déceler, dans bien des cas, ce qui revient à de Coster, à Lemonnier, à la personnalité vigoureuse des Jeunes Belgique ? La plupart de ceux-ci étaient trop jeunes pour avoir été tentés de lire, en 1880, une œuvre peu connue, dont l’auteur avait disparu discrètement en 1879. Lemonnier, Eeckhoud, Verhaeren admiraient cependant de Coster dès cette époque. Ils durent bientôt dissiper autour d’eux l’ignorance et les préventions. Révélée ainsi brusquement, « La Légende d’Ulenspiegel » a du produire un choc plus vif sur ces jeunes écrivains. L’influence combinée de Charles de Coster et de Lemonnier a peut-être orienté la nouvelle génération et ses successeurs vers un certain matérialisme sensuel qui n’exclut ni la poésie, ni l’émotion, ni le lyrisme. de Coster a donné à Eeckhoud et à Lemonnier, et tous trois ont certainement donné à leurs cadets l’exemple –je cite Eeckhoud –d’ « une littérature franche, colorée, vigoureuse et grasse comme le bel art flamand de nos peintres ». Mais surtout, et de leur propre aveu, les Jeunes Belgique ont été frappés, et vraisemblablement encouragés, par le souvenir de cet écrivain qui « avait choisi librement la solitude et la pauvreté » pour suivre son idéal d’artiste ; ils ont reconnu un maître et un modèle dans ce créateur qui, à une époque où cette préoccupation et ce don étaient rares en Belgique, s’était distingué par un style personnel, poétique, vigoureux, imagé, coloré, éclatant de sève.
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Fernand Khnopff par Joël Goffin

Figure de proue du symbolisme européen, Fernand Khnopff était peintre, pastelliste, sculpteur, poète et photographe. Suivons ce démiurge dans un Bruxelles qui vers 1900 brillait de tous ses fastes et qu’il a incontestablement marqué de sa personnalité mystérieuse.

Dans les années septante, pour quelques milliers de francs belges, le collectionneur trouvait encore aisément sur le marché de l’art des dessins de Fernand Khnopff (1858-1921). Le peintre connaissait en effet un long purgatoire, comme la plupart des artistes de la Belle Epoque. La destruction de la Maison du Peuple d’Horta en constitue l’exemple le plus frappant. Europalia Autriche (1987) l’a remis en selle pour longtemps. La rétrospective des Musées royaux des Beaux-Arts, qui lui est consacrée, présente des œuvres inédites du Maître symboliste.
Fernand Khnopff passe sa prime enfance à Bruges, qui selon ses propres termes est alors " une réelle ville morte ". Son père vient d’y être nommé substitut du procureur du Roi. L’Hôtel ter Reien, Langestraat 1, qui offre une vue imprenable sur le célèbre Quai Vert (Groenerei), occupe de nos jours la maison d’enfance du peintre. Marguerite, la sœur admirée, le modèle favori, est née dans la Venise du Nord. Au faîte de sa gloire, Fernand Khnopff reviendra à Bruges à une ou deux reprises, calé au fond d’un fiacre et portant des lunettes noires pour ne pas subir les changements apportés à la cité de son Graal. Pris d’une même obsession, il refusera toujours de voir les Memling de l’Hôpital Saint-Jean dont l’influence sur son œuvre est pourtant sensible. Autre lien avec la ville flamande : il exécute le frontispice de Bruges-la-Morte de Georges Rodenbach, son frère astral.
A nouveau promu, Edmond Khnopff installe sa famille dans un bel hôtel particulier de la rue Belliard, à proximité de la gare Léopold, quartier où réside une importante colonie britannique. Ceci expliquerait l’engouement du jeune artiste pour les préraphaélites anglais alors que ses compagnons ne rêvent que de Paris ! Après avoir abandonné des études de Droit décidées par son père, il ouvre son premier atelier rue du Luxembourg. Le gotha bruxellois en fait très vite son portraitiste favori. Ce qui suscite la jalousie d’un Rops vieillissant (l’on confond parfois Félicien Rops et Fernand Khnopff, alors que tout les oppose !). Avec sa plume au vitriol, Félicien fulmine : " L’exposition de la Rose+Croix du Sar Péladan s’ouvre aujourd’hui. Ah ! le joli fumiste ! Knoph, je ne sais jamais écrire ce nom, méritait comme plagiaire de faire partie de la Rose+Croix ! Comme son frère qui chipait Verlaine et les vers de tout le monde le Knoopht (ah ce nom !) chipe partout, photographie, croquis anglais, tout y passe !! Ce qui est bête, car il ne manque pas de talent ! Mais c’est un besoin, une seconde nature de ces deux animaux là ! ".
En 1888, le peintre suit ses parents à Saint-Gilles, rue Saint-Bernard 1. Ce clergyman en train de devenir dandy aménage un atelier discret parsemé de cercles, de masques et de voiles au premier étage de l’imposante demeure néo-renaissance.
" Si Fernand Khnopff est peu expansif, combien ne doit-il pas dans le seul à seul de l'étude, discuter avec lui-même : Pénétrer chez lui, c'est le diable " fait-il dire à Emile Verhaeren.
C'est là qu’il concocte le meilleur de son oeuvre et qu’il connaît la gloire internationale : expositions à Londres, Paris (salons Rose+Croix), Vienne et Berlin.
Par un fait curieux, Gottfried Benn (1886-1956), le meilleur poète expressionniste allemand, vivra durant la Grande Guerre des moments de création intense au même premier étage de la rue Saint-Bernard. En garnison chez nous, le médecin militaire soigne les prostituées belges qui contaminent " patriotiquement " les Prussiens en goguette. Extraordinaire jeu de miroirs à quinze ans de distance entre le peintre anglophile éthéré et ce poète nihiliste amateur de filles légères et de cocaïne. Gottfried Benn est le personnage central des Eblouissements de Pierre Mertens. Après la seconde guerre mondiale, l’angle de la rue Saint-Bernard et de la chaussée de Charleroi accueille un magasin de sanitaires. Plus tard, suprême dérive, ce lieu de mémoire n’est plus qu’une station service. Sauvé de la destruction, c’est devenu le " Khnopff ", un restaurant lounge-bar à la mode aux décors surprenants.
En 1900, le peintre préfère Edouard Pelseneer à Victor Horta, qu’on lui suggère, pour ériger un temple dédié à son Oeuvre, face au Bois de la Cambre. Il conçoit lui-même les plans de son nouvel atelier qui suscitera l’admiration de l’Europe entière. La mort de son père et le déménagement à Ixelles, qui le prive de la présence quotidienne de sa mère, l’ont-ils poussé à exécuter une série de vues de Bruges, déclinant des illustrations de Bruges-la-Morte ? Elles résonnent comme la profonde nostalgie d’une enfance idéalisée. Parallèlement, ce solitaire endurci s’affranchit d’un lien fusionnel avec sa famille en renonçant à une sexualité diffuse (on ne lui connaissait aucune liaison jusque-là). Dans les coulisses de la Monnaie, qui lui a commandé les costumes et les décors de plusieurs opéras, cet homme raffiné, marqué par l’humour anglais, séduit les jeunes cantatrices. Conséquence ? La veine artistique de la femme onirique, androgyne et lointaine, se tarit. Comme si les passades de la Monnaie lui avaient enfin ouvert les yeux sur d’autres " mystères féminins " que ceux dont il s’était fait le grand prêtre. Désormais, ses modèles sont plus charnels, à portée de la main. Elles décochent des oeillades, elles grillent des cigarettes, elles sont polissonnes, voire complètement dénudées…
A 51 ans, l’homme n’est pourtant pas au bout de ses paradoxes : il se marie à la maison communale d’Ixelles avec une jeune veuve qui a deux enfants. Le couple se domicilie au Boulevard Général Jacques, à une centaine de mètres de l’atelier de l’avenue des Courses mais le peintre en interdit formellement l’accès à son épouse ! " Je construis mon monde et je me promène dedans " tel est son credo. La séparation est prononcée trois ans plus tard… En réalité, le Maître privilégie le culte de sa sœur qui a quitté Bruxelles depuis longtemps. Ce " Fernand &endash; Faust ", privé de sa Marguerite mais sauvé de l’oubli pour n’avoir cessé de tendre vers l’idéal, conservera jusqu’à sa mort le magnifique portrait en pied qui la représente corsetée dans une robe quasi nuptiale et gantée de blanc pour éviter toute souillure.
Dans ce contexte, il est difficile d’imaginer le chantre du silence confronté aux 13 millions de visiteurs de l’Exposition universelle de 1910 dont l’entrée principale donne sur l’avenue Jeanne… en face de son atelier. A-t-il esquissé un sourire en contemplant le site ravagé par un incendie quelques mois après l’inauguration solennelle ?
Pendant la Grande Guerre, l’artiste signe courageusement des pétitions contre certaines décisions allemandes. Dans le même temps, le symboliste suit l’enseignement de Swedenborg à l’Eglise de la Nouvelle Jérusalem, rue Gachard. On y accorde une large place au mystère : un monde invisible d’intersignes et de correspondances, d'anges gardiens et de démons, influence sans cesse le monde visible. La vie de l'homme, dès lors, ne se borne pas à la sphère terrestre. A la connaissance scientifique, s’oppose une connaissance intuitive fondée sur l'illumination individuelle. Mais la plupart des visages féminins de Fernand Khnopff ne sont-ils pas des miroitements de l’autre monde ?
Peu avant sa mort, il donne cours à Marcel-Louis Baugniet, précurseur de l’abstraction et futur compagnon de la chorégraphe Akarova. A l’atelier libre du Labor, situé rue Veydt (l’actuel restaurant Amadeus), il conseille au jeune artiste d’approfondir la construction géométrique. Un Khnopff, qui aurait été ouvert au constructivisme et au cubisme, voilà qui sort des sentiers battus !
Au bout du compte, il n’essuiera qu’un échec dans sa carrière artistique : lui qui se croyait doué pour la peinture monumentale n’emporte pas la commande du Palais Stoclet de l’avenue de Tervuren. Il doit se contenter d’une Recluse toujours encastrée dans le Salon de Musique Plus tard, la décoration de la Salle des Mariages de Saint-Gilles l’inspire à peine. L’Administration lui versera à titre posthume des honoraires qu’il n’avait pas daigné réclamer.
Le 12 novembre 1921, Khnopff décède dans une clinique privée de la rue Marie-Thérèse (n° 98). Les obsèques se déroulent à l’église de la place Saint-Josse en présence de Jules Destrée, d’Emile Vandervelde et de l’Ambassadeur de France. Dans la nef, des visages ailés, qui font penser à L'Aile bleue ou à l’Hypnos omniprésent dans son œuvre, forment avec l’inscription latens deitas (divinité cachée) un curieux rébus. Serait-ce l’ultime clin d’œil bruxellois de Fernand ?
L’artiste est inhumé dans le caveau familial du cimetière de Laeken (division 28). Seul le nom de son grand-père magistrat figure sur la dalle funéraire.  Son maître des débuts, Xavier Mellery, qui est mort la même année, repose à quelques parcelles de lui. Moins de quarante ans après son édification, le splendide atelier du Bois de la Cambre est détruit pour une sombre affaire de succession qui oppose les neveux du peintre. Jacques Saintenoy, le fils de l’architecte de l’Old England, se charge de la triste besogne. Grandeur et décadence !
Fernand Khnopff a exercé une influence déterminante sur Gustav Klimt - celui-ci crée ses femmes mosaïques après les succès du Bruxellois à la Sécession viennoise - et sur… Magritte dont il préfigure l’univers décalé. L’homme au chapeau melon se ruait au Musée des Beaux-Arts pour admirer Une ville abandonnée qui voit Bruges, en bord de mer, dépossédée de la statue de Memling. On a découvert voici peu que l’artiste, évidemment peu loquace sur le sujet, s’adonnait avec talent à la photographie, celle-ci participant pleinement à l’alchimie de son Œuvre. Mais ce n’est sans doute pas le dernier secret transmis par le Maître du Symbole…

Joël Goffin

Le très enrichissant site de Joël Goffin:  Bruges-la-Morte

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Le surréalisme

Chronologie


1922

André Breton rompt avec le mouvement Dada en publiant des textes critiques dans sa revue Littérature, et regroupe autour de lui quelques poètes comme Robert Desnos, René Crevel ou Benjamin Peret. Ils poursuivent les recherches entreprises par André Breton et Philippe Soupault dans les Champs magnétiques, texte écrit selon la méthode de l’écriture automatique et publié en 1919. Le groupe s’auto-désigne comme le "mouvement flou" jusqu’à l’officialisation du Surréalisme en 1924.


1924

Le mouvement est officialisé à Paris par la publication du Manifeste du Surréalisme, texte qu’André Breton avait initialement conçu pour préfacer la parution d’un recueil de poèmes automatiques, Poisson soluble. Il définit le Surréalisme comme "automatisme psychique pur par lequel on se propose d’exprimer, soit verbalement, soit par écrit, soit de toute autre manière, le fonctionnement réel de la pensée". Breton tire ainsi les conséquences artistiques de la théorie psychanalytique, en particulier de l’interprétation des rêves par Freud. La Révolution surréaliste remplace Littérature et un "bureau de recherches surréalistes" est ouvert : "son but initial est de recueillir toutes les communications possibles touchant les formes qu’est susceptible de prendre l’activité inconsciente de l’esprit". Les peintres André Masson et Joan Miró rejoignent le mouvement.


1925

À la galerie Pierre de Paris, le 13 novembre à minuit, est inaugurée la première exposition de peinture surréaliste, regroupant des œuvres de Giorgio De Chirico, Hans Arp, Max Ernst, Paul Klee, Man Ray, André Masson, Joan Miró, Picasso et Pierre Roy. Max Ernst se consacre à ses premiers frottages. Les premières expériences de "cadavre exquis", expression d’une pensée à plusieurs voix, sont réalisées. Louis Aragon publie Le Paysan de Paris. À Bruxelles, un groupe réuni par les écrivains Paul Nougé et E.L.T. Mesens autour de la revue Correspondance se lie avec les surréalistes français. Le peintre belge René Magritte réalise ses premières œuvres surréalistes et devient le chef de file de ce Surréalisme belge.


1926

André Masson réalise ses premiers tableaux "presque uniquement faits de sable collé" qui mettent l’accent sur la matière et le hasard. En mars, à Paris, Jacques Trual et André Breton ouvrent la Galerie Surréaliste avec l’exposition Tableaux de Man Ray et objets des Îles (Océanie) qui établit pour la première fois un rapport entre la création surréaliste et des œuvres primitives. La presse est scandalisée par une statue océanienne, jugée indécente, choisie par Man Ray pour figurer en vitrine de l’exposition et en couverture du catalogue.


1927

En janvier, André Breton adhère au parti communiste. En juin, la première exposition personnelle du peintre Yves Tanguy est organisée à la Galerie Surréaliste. Ses peintures, héritant de l’univers de Giorgio De Chirico, présentent un monde qui semble flotter entre le milieu sous-marin et le milieu terrestre. André Breton écrit Nadja, portrait d’une jeune femme dont il a été amoureux et qui a sombré dans la folie. L’ouvrage s’achève sur l’affirmation désormais célèbre : "La beauté sera CONVULSIVE ou ne sera pas".


1928

En février, paraît Le Surréalisme et la peinture, recueil d’articles d’André Breton sur Picasso, Giorgio De Chirico, Max Ernst, Man Ray, André Masson… Salvador Dali et Luis Buñuel réalisent le film Un chien andalou grâce au mécénat de Marie-Laure et Charles de Noailles, qui financent aussi au même moment un autre film surréaliste resté célèbre, Le Sang d’un poète de Jean Cocteau.


1929

En février, André Breton adresse un courrier aux collaborateurs du Surréalisme pour mesurer "le degré de qualification morale de chacun", ce qui le brouille avec Bataille, Leiris et Masson. Cette démarche aboutit à la mise au point théorique que constitue le Second manifeste du Surréalisme publié en décembre. Max Ernst réalise son premier roman-collage : Perturbation, ma sœur, la femme 100 têtes. En utilisant des gravures anciennes issues de l’imagerie populaire, Max Ernst présente un univers de rêve soumis aux caprices de l’inconscient. Du 20 novembre au 5 décembre, à la galerie Gœmans de Paris, se tient la première exposition parisienne de Salvador Dali. Son œuvre invite à la pratique de la paranoïa-critique, méthode pour appréhender le réel en doutant de l’univocité de ses significations.


1930

En riposte au Second manifeste, George Bataille fait paraître en janvier un tract intitulé Un cadavre dans lequel il dénonce les principes qu’il juge moralisateurs d’André Breton. Le tract est co-signé notamment par Michel Leiris, Robert Desnos, Raymond Queneau et Jacques Prévert. Le premier numéro du Surréalisme au Service de la Révolution, dont le titre est suggéré par Louis Aragon, paraît en juillet et remplace La Révolution surréaliste. En décembre, le second film de Dali et Buñuel L’Âge d’or est projeté au "Studio 28", salle de cinéma montmartroise. Des membres de la Ligue des patriotes et de la Ligue Antijuive saccagent les locaux.


1931

Les artistes surréalistes sont exposés pour la première fois aux États-Unis, à Hartford (Connecticut). Cette manifestation réunit des œuvres de Salvador Dali, Giorgio De Chirico, Max Ernst, André Masson, Joan Miró, Picasso et Pierre Roy.Alberto Giacometti réalise ses premières sculptures-objets, des "objets mobiles et muets" composés de formes organiques qui peuvent être mises en mouvement.


1932

En novembre, André Breton publie les Vases communicants, ouvrage qui tente d’établir l’existence de liens étroits entre les rêves et l’état de veille, dont il envoie un exemplaire à Freud. Il y critique les objets"à fonctionnement symbolique" de Salvador Dali qu’il juge trop réducteur du désir.


1933

Albert Skira publie la revue surréaliste Minotaure (1933-1938) dont le premier numéro est consacré à Picasso.


1934

Au Musée Royal de Bruxelles, les Surréalistes belges organisent la première grande exposition d'œuvres surréalistes venant de toute l’Europe qu’ils intitulent, elle aussi, Minotaure. L’artiste allemand Hans Bellmer adhère au Surréalisme avec la publication dans le numéro 6 de la revue Minotaure (décembre 1934) de photographies présentant un de ses objets surréalistes, La Poupée.


1935

Alberto Giacometti est exclu du groupe. Il récuse son œuvre surréaliste et annonce son désir de travailler à nouveau "d'après modèle".En novembre, la première exposition parisienne de l'artiste Victor Brauner est organisée à la galerie Pierre.


1936

En mai, à Paris, une exposition d’objets surréalistes à la galerie Charles Ratton réunit pour la première fois des objets naturels, des objets trouvés et des objets composés par les artistes surréalistes. L’International Surrealist Exhibition est organisée à Londres par l’historien d’art Herbert Read, et préfacée par André Breton. En décembre, le MoMA de New York présente l’exposition Fantastic Art, Dada and Surrealism.


1937

André Breton devient rédacteur en chef de la revue Minotaure.Il fait paraître l’Amour fou.


1938

À la galerie des beaux-arts de Paris se tient une nouvelle Exposition internationale du surréalisme, avec la collaboration scénographique de Marcel Duchamp. Cette exposition réunit plus de 60 artistes de différents pays, présentant près de 300 peintures, objets, collages, photographies et installations.


1939

Salvador Dali est exclu du groupe. La guerre disperse les Surréalistes, dont une grande partie s’exile aux États-Unis : le modèle qu’ils représentent sera déterminant pour les mouvements artistiques naissants ou à venir, comme l’Expressionnisme abstrait, le Néo-dadaïsme, et le Pop Art.


Le surréalisme domine l'histoire de la sensibilité du XXème siècle. Rares sont les domaines de la vie culturelle qui aient échappé à son activisme passionné. Au point de nous faire oublier aujourd'hui le mouvement, historiquement déterminé, qu'il fut un demi-siècle durant. Pourtant, ce mouvement a peut-être moins inventé une sensibilité nouvelle - quelques-unes de ses aspirations essentielles caractérisent déjà le romantisme du XIXème siècle : affirmation de la nature essentiellement poétique de l'homme, appel aux puissances de la vie inconsciente, de l'imagination et du rêve, identification de la science avec la poésie, de la littérature avec la vie, espérance millénariste fondée sur une transformation de l'homme - qu'il n'a soumis à son ontologie inquiète les doctrines esthétiques, scientifiques et même politiques majeures de son époque. Inlassablement, il leur aura posé la question de leur sens, dans une conception globale de l'homme dont il représente sans doute - avec le marxisme et l'existentialisme - la dernière manifestation dans la pensée occidentale. Mais, en déplaçant leurs problématiques, en déjouant leur sens manifeste, le surréalisme reste peut-être avant tout pour nous un incomparable révélateur de revendications latentes : littérature soumise à l'urgence du désir, psychanalyse envisagée dans son pouvoir critique plus que thérapeutique, ésotérisme pratiqué sans transcendance, matérialisme contesté par le " hasard objectif ", communisme affronté aux exigences irréductibles de la subjectivité. C'est l'ombre portée d'un demi-siècle décisif qui, d'une guerre à l'autre, ironiquement, gravement, se projette aussi bien dans la pensée que dans la chronologie de ce mouvement.


Le surréalisme dans son histoire


La conscience malheureuse (1919-1922)


Le surréalisme est né d'une guerre, la première à remettre non seulement en cause l'existence de frontières, de biens et d'organisations sociales, mais les fondements mêmes d'une civilisation dont vainqueurs et vaincus participaient à titre égal. L'absurdité d'une telle situation ne pouvait que frapper quelques esprits déjà sensibilisés aux mutations culturelles qui avaient précédé, comme son prodrome, le cataclysme où s'enfonça l'Europe en 1914. Acteurs d'une guerre qu'ils avaient faite contre leur gré, ils ont su mesurer l'ampleur d'une crise qu'aucune euphorie victorieuse, aucun rétablissement moral ne pouvaient à leurs yeux masquer. Hormis les figures tutélaires de Rimbaud et de Lautréamont, ils ne trouvaient guère dans le paysage littéraire français de l'époque beaucoup de ces " individus pour qui l'art avait cessé d'être une fin " (André Breton). À côté des symbolistes, de Saint-Pol-Roux et d'Apollinaire dont Breton avait médité le manifeste-programme intitulé L'Esprit nouveau (1917), de Pierre Reverdy dont la revue Nord-Sud accueillera ses textes, il n'y avait guère que Pierre-Albert Birot pour prendre position dès le premier numéro de Sic , en 1916, en faveur de l'art moderne, cubiste et futuriste. Rien dans tout cela qui fût en mesure d'exprimer la radicalité d'une révolte que Breton découvrira, en 1916, à l'hôpital de Nantes, incarnée à l'état pur dans la personnalité de Jacques Vaché. Mais c'est l'amitié de Breton avec Aragon et Philippe Soupault qui allait féconder cette révolte, avec la fondation en mars 1919 de la revue Littérature. Les Lettres de guerre de Jacques Vaché et les Poésies d'Isidore Ducasse, qui figurent au sommaire des premiers numéros à côté des signatures plus sages d'un Gide ou d'un Valéry, donnent d'emblée la mesure des ambitions de ses trois directeurs que rejoindra bientôt Paul Eluard ; former un groupe qui, par-delà la révision des formes de l'art, puisse efficacement intervenir sur la question de sa destination : " Pourquoi écrivez-vous ? " L'enquête publiée dans la livraison de novembre 1919, si elle enregistre des réponses déroutantes ou absurdes, trahit déjà le désir de dépasser cette activité purement destructrice à quoi se livre hors de France le mouvement dada dont l'influence ne cesse de croître dans l'Europe de ces années.


C'est en effet à Zurich que, depuis février 1916, un petit groupe réuni autour de Tristan Tzara fait l'inventaire de l'arsenal mis au point par l'avant-garde internationale pour subvertir le replâtrage idéologique que la liquidation de la guerre commence à rendre possible. Fondamentalement nihiliste, Dada ignore les classifications esthétiques, les frontières culturelles autant que nationales. Il porte comme sa raison d'être cette inquiétude fondamentale qui avait déjà fasciné Breton dans le comportement de Vaché. Et c'est moins d'une doctrine constituée que du détonateur nécessaire à l'élan révolutionnaire du groupe de Littérature que Tzara est porteur à son arrivée à Paris, en janvier 1920. À travers une série de spectacles-provocations corrosifs et de bulletins où apparaissent désormais les noms d'Aragon, de Breton, d'Eluard aux côtés de ceux de Tzara, de Duchamp, de Picabia, de Ribemont-Dessaignes, un ton est donné qui bouscule les règles du jeu culturel, fût-il moderne. Un refus - plutôt qu'un défaut - d'organisation aussi (" Les vrais dadas sont contre Dada. Tout le monde est directeur de Dada ") dont Breton, le premier, ressent et exprime le malaise avec les " Manifestes dada " qu'il signe dans le numéro 13 de Littérature , en mai 1920, ainsi qu'à l'occasion de l'instruction simulée du procès Barrès, en mai 1921, lorsqu'il s'oppose aux interventions anarchisantes de Tzara.


Le surréalisme intuitif (1922-1924)


On peut faire coïncider avec la naissance de la nouvelle série de Littérature née de la rupture dadaïste une période transitoire pendant laquelle les futurs surréalistes s'organisent progressivement en mouvement. Nul corps de doctrine en ces années où Breton reconnaîtra plus tard " l'époque intuitive du surréalisme ", mais déjà l'ambition moins de fonder une nouvelle école artistique qu'un organe de connaissance de ces continents jusqu'ici refoulés que sont le rêve, la folie, les états hallucinatoires. Ce qu'on commence à identifier sous la notion d'inconscient. La première œuvre surréaliste que Breton et Soupault écrivent en collaboration dès 1920, Les Champs magnétiques, se présente en effet moins comme le produit d'une littérature d'avant-garde que comme une évaluation expérimentale des pouvoirs du langage exercé sans contrôle. Les textes " automatiques ", dont cette œuvre inaugure l'abondante production, vont être le terrain d'essai du surréalisme naissant, la cristallisation du projet collectif qui trouvera en 1924, dans le Manifeste du surréalisme rédigé par Breton, sa définition canonique.


Il faut ici s'arrêter au mot qui donne enfin son nom au mouvement qui, sous l'autorité d'André Breton, voit en 1924 sa fondation officielle. Il est connu depuis qu'en 1917 Apollinaire avait qualifié ses Mamelles de Tirésias de " drame surréaliste ". Mais il prend ici un sens qui dépasse largement le domaine esthétique pour qualifier l'exploration du " fonctionnement réel de la pensée ". L'aspect littéraire du premier champ d'expérience de la recherche surréaliste ne doit donc pas ici égarer. Plus révélatrice est la collaboration qui présida à l'écriture des Champs magnétiques. La fulgurance des images qu'elle inspirait trahissait moins l'expression d'une sensibilité personnelle qu'elle n'était le résultat d'une technique, d'une pratique modulée de la vitesse d'écriture notamment. Cette " pensée non dirigée " était rien moins que subjective ou complaisamment poétique. Sommeils hypnotiques, récits de rêves, simulations de délires, paranoïa-critique allaient très vite enrichir l'équipement méthodologique des surréalistes. Vers la fin de 1922, le groupe (Crevel, Desnos et Péret notamment) se laissera envahir par cette " épidémie de sommeils " que décrira Aragon dans le bilan qu'il dressera, en 1924, de deux années d'activité surréaliste (Une vague de rêves).


Mais cette activité onirique débordante ne se définit pas seulement comme une quête d'informations objectives. Son caractère volontairement impersonnel n'annule pas son pouvoir de transmutation poétique, n'interdit pas l'accès de cette région surréelle dont chacun possède la clé en soi. La poésie est l'autre nom de cette pratique qui ne nie le talent individuel que pour mieux rendre à chacun la disposition intégrale de son être. À la permanence du groupe, rue de Grenelle à Paris, un " Bureau de recherches surréalistes " ouvert à tous les anonymes porteurs de secrets, de révolte et de rêves va tenter de réaliser le vœu de Lautréamont que la poésie soit faite par tous. La " centrale surréaliste " s'alimente à la vie quotidienne et veut contribuer à en inventer le merveilleux. À partir du 1er décembre 1924, un nouvel organe de diffusion des travaux du groupe, La Révolution surréaliste, se substitue à Littérature. Pierre Naville et Benjamin Péret, ses codirecteurs, donnent le ton d'une publication à l'aspect aussi sévère que celui d'un bulletin scientifique, mais dont la charge d'expériences impose avec éclat l'orientation révolutionnaire du mouvement. L'époque intuitive du surréalisme a vécu. Son âge de raison peut commencer.


L'âge de raison (1925-1939)


Marqués par la crise des grands systèmes de représentation du monde, les surréalistes étaient en quête de nouveaux fondements. Comme leurs contemporains marxistes, comme déjà les romantiques du siècle précédent, ils recherchaient les lois sur lesquelles asseoir une nouvelle approche de l'homme. Ils ne pouvaient par conséquent se contenter d'entériner les recherches de leur temps sans les réévaluer à l'aune d'une préoccupation essentiellement ontologique. Les expérimentations auxquelles avait donné lieu chez eux la découverte du champ inconscient demeuraient bien des expériences, au sens initiatique du terme. Une seule connaissance pour eux importait, qui pût transformer le sujet autant que l'objet, une sorte de gnose qui devait les conduire à la réconciliation de l'action et du rêve. Et la poésie pouvait être cette " connaissance productive du réel " dont parlera plus tard René Char, qui explorait dans la dimension onirique un degré plus profond de réalité. Car il y a un réalisme consubstantiel à la démarche des surréalistes, et l'on en mesure les effets si l'on compare, avec leur propre définition, celle qu'un Yvan Goll donnait du surréalisme, dans le premier numéro d'une revue du même nom et publié en 1924 précisément : "La transposition de la réalité dans un plan supérieur (artistique)." De ce réel sublimé, idéalisé, à celui que recherche Breton dans le noyau dur (et pur) de ce monde, il y a le saut d'un symbolisme qui n'en finit pas de se moderniser pour survivre, à une décision proprement révolutionnaire. Car si " l'au-delà, tout l'au-delà est dans cette vie " la " libération totale de l'esprit " qu'un tract de janvier 1925 revendique, relève moins de l'invention d'un monde autre que de la transformation de celui-ci au terme d'un double constat : le surréel n'est pas donné spontanément. Il faut désirer l'imposer contre l'appareil répressif de la logique, de la morale et de la société. Étant ce monde, il a ses lois qu'il faut apprendre à reconnaître. Partagée entre désir et conscience, entre inspiration prophétique et réalisme critique, ainsi va se jouer jusqu'à la Seconde Guerre mondiale l'histoire tourmentée du surréalisme.


Le désir, voilà le " seul acte de foi du surréalisme ", ainsi que l'avoue Breton en 1934 dans Qu'est-ce que le surréalisme ? Or, répondant en 1932 à l'"Enquête sur le désir" des surréalistes yougoslaves, Breton liait déjà, contre la tradition philosophique la mieux partagée, les destinées de la connaissance à celle du désir : "C'est par ses désirs et ses exigences les plus directes que tend à s'exercer chez l'homme la faculté de connaissance." Et l'on retrouverait dans les déclarations surréalistes cette mise en lumière nietzschéenne des sources pulsionnelles de la connaissance sur quoi s'est édifiée l'ère, si durable, du soupçon. Mais les surréalistes, que le désir tourmente autant qu'il interroge, furent moins, il ne faut jamais l'oublier, des généalogistes du savoir que des artistes animés par le souci de la vérité pratique. La connaissance devait avant tout réaliser le désir, et leur position à l'égard de l'institution psychiatrique y puisa son caractère délibérément subversif. Toute l'histoire du surréalisme, de la Lettre aux médecins-chefs des asiles de fous, de 1925, à la célébration du cinquantenaire de l'hystérie, en 1928, et à la mise en place de la " paranoïa-critique " de Dalí à partir de 1929, est engagée dans la défense de l'aliéné et l'exaltation des vertus cognitives du délire. De sorte que l'identification du désir et de la connaissance finit par se calquer sur celui de l'état normal et de la folie. C'est encore en 1928 que paraît Nadja , récit qui constitue le prolongement autobiographique et poétique des positions de Breton.


Cette irruption du désir dans le lieu même de la connaissance trouvera sans doute sa forme la plus accomplie dans L'Immaculée Conception que publient ensemble Breton et Eluard en 1930. Étonnante suite de poèmes en prose dont les auteurs se livrent à des "essais de simulation" d'états démentiels, de la débilité mentale à la démence précoce. Deux poètes s'y livrent sur eux-mêmes à une expérimentation de la fragilité des critères de normalité. Observations dont Dalí, à la même époque, fixera le protocole dans sa célèbre "paranoïa-critique" qui permet une interprétation de l'œuvre d'art (celle de l'Angelus de Millet par exemple) très éloignée de l'enquête freudienne.


C'est en effet sur un malentendu historique que s'est édifiée la célébration surréaliste des découvertes de Freud. L'intérêt distant dont fit montre Freud à l'égard des surréalistes (Breton lui avait rendu visite à Vienne en 1921) situe l'opposition des projets. L'un et l'autre reconnaissaient l'importance du désir, mais le premier visait sa sublimation, et les seconds sa réalisation. C'est par une confusion de la parole troublée et de la parole élucidante que Breton pouvait confondre Freud avec Sade dans une même aspiration libératrice.


Car le désir est par essence révolutionnaire. "La vraie révolution, pour les surréalistes, c'est la victoire du désir", constatait jadis Maurice Nadeau. Et son histoire est aussi celle de son errance, de ses difficultés à trouver son objet. Issus du projet de "changer la vie", les surréalistes ne pouvaient que rencontrer un jour la réalité politique. L'histoire du surréalisme trouve là son moment de haute turbulence. En retracer les épisodes marquants, c'est le débarrasser des positions dogmatiques qu'on est trop souvent tenté de lui prêter. 1930 est en effet l'année, paradoxale, de L'Immaculée Conception autant que du premier numéro d'une nouvelle revue succédant à la Révolution surréaliste : Le Surréalisme au service de la révolution , qui manifeste, par cette modification de l'ancien titre, l'évolution du groupe vers une position politique affirmée. Mais de quel groupe s'agit-il encore, qui réunit les explorateurs des terres vierges du surréalisme que sont Breton, Eluard, Crevel, Péret que sont venus rejoindre Dalí, Buñuel, Georges Hugnet, René Char, André Thirion, et un Pierre Naville acquis depuis 1926 à la cause communiste, ou un Aragon et un Georges Sadoul qui font en U.R.S.S. un voyage aux conséquences profondes ? Pour saisir la force, mais aussi les limites de la capacité d'intégration du surréalisme, il faut revenir à cette année 1924 où La Révolution surréaliste , dès son premier numéro, commence par justifier ainsi son titre : "Il faut aboutir à une nouvelle déclaration des droits de l'homme." Mais la révolution est encore une idée pour Breton qui réfléchit sur le "droit de grève" à accorder aux intellectuels, comme pour Eluard qui oppose la valeur transcendante de la révolution au pragmatisme révolutionnaire, ou pour Aragon qui avoue dans Un cadavre - pamphlet collectif contre Anatole France qui vient de mourir - son "peu de goût" pour le régime bolchevique. "Nous avons accolé le mot de surréalisme au mot de révolution uniquement pour montrer le caractère désintéressé, détaché et même tout à fait désespéré de cette révolution", peut-on lire dans un tract de janvier 1925. S'ils ne peuvent se résoudre au choix, les surréalistes, que la question de l'engagement agite de plus en plus, se sentent unis par un "certain état de fureur". Celui qui les pousse à se livrer au scandale lors du banquet d'hommage à Saint-Pol-Roux en juillet 1925, ou dans la "Lettre ouverte à Paul Claudel, ambassadeur de France".


Ce désir erratique, le spectacle de plus en plus intolérable des injustices sociales et des menées impérialistes, va pourtant lui offrir un objet où fixer sa fureur. Un accord avec le groupe de la revue communiste Clarté - le seul à mener une action idéologiquement efficace contre la guerre du Maroc (1924-1926) - se réalisera en mars 1926, qui concrétisera le début de ce que Breton appela la "période raisonnante du surréalisme".


Mais l'adhésion aux principes du matérialisme dialectique, si elle pouvait répondre à l'ontologie historique des surréalistes, exigeait d'eux qu'ils donnent priorité à l'abolition des conditions bourgeoises de la vie matérielle sur cette liberté de l'esprit qu'ils allaient parfois chercher jusqu'en Orient, écrivant, à l'image d'Artaud, leur Adresse au Dalaï-Lama. Concrètement, le "service de la révolution", c'est celui du prolétariat. "Que peuvent faire les surréalistes ?", demande dans La Révolution et les intellectuels Pierre Naville qui va devenir codirecteur de Clarté et qui est convaincu désormais de leur inefficacité pratique. Le consensus qui se reformait toujours autour de la critique de l'individualisme, de la vanité de l'activité littéraire et de la nécessité d'une action collective se brisait sur ce point. Les déclarations de Naville, en stigmatisant la "vanité des querelles de l'intelligence", vont agiter le groupe, au point d'inquiéter Breton qui, en septembre 1926, tentera dans Légitime Défense d'exorciser le risque de désunion. Il y réaffirme son adhésion de principe au programme communiste, mais en l'envisageant comme un "programme minimum". L'adhésion au Parti communiste de Breton, d'Aragon, d'Eluard, de Péret et d'Unik en administrera la preuve. Acte symbolique dont le Parti communiste ne sera pas dupe, même si les Cinq rendent publique l'exclusion d'Artaud et de Soupault, qui refusent la nouvelle orientation mais sont officiellement rejetés pour fait d'activité littéraire. Car une rigueur semblable à celle des partis révolutionnaires s'empare du groupe fidèle à Breton. Les procès d'individualités que celui-ci veut instruire (ceux de Baron, de Leiris, de Limbour, de Prévert, de Queneau, ainsi que de Desnos accusé d'activités journalistiques moralement suicidaires) finiront par susciter des réactions de révolte (Un cadavre par exemple, pamphlet publié en janvier 1930 sur le modèle de celui qui vise Anatole France, mais dirigé cette fois contre Breton par quelques-uns des exclus récents) et des prises de conscience que l'échec de la réunion de la "rue du Château" (provoquée par Breton, Aragon et Queneau pour enquêter sur les possibilités d'une action commune avec les groupes révolutionnaires) précipite. Des clivages nouveaux s'accusent, où s'expriment toutes les nuances de la sensibilité surréaliste, de l'idéalisme mystique du Grand Jeu de R. Daumal, de R. Gilbert-Lecomte et de R. Vailland (rupture des relations en 1929) au "bas matérialisme" de Georges Bataille qui, à travers la revue Documents , va prendre en 1929 l'offensive contre le "surréalisme idéaliste" ; à ceux encore qui, comme Aragon et Sadoul, reviennent d'un voyage en U.R.S.S. (participation au IIe Congrès international des écrivains révolutionnaires de Karkhov, en octobre 1931) convertis au communisme. Pour preuve de son ralliement, Aragon compose le poème "Front rouge" qu'il publie dans Littérature de la révolution mondiale , revue éditée à Moscou. Malgré la défense que Breton décidera de lui apporter lors de son inculpation (pour appel à l'assassinat des dirigeants du régime), Aragon finira par rompre, en 1932, avec le groupe qu'il avait contribué à fonder, s'alignant sur les positions les plus étroites du Parti communiste (le rejet du freudisme et du trotskisme notamment). On est loin des positions d'un Naville proclamant sept ans plus tôt l'engagement communiste au nom même du surréalisme. Mais la situation historique a changé. L'U.R.S.S. n'est plus une précaire expérience révolutionnaire, et la répression du pouvoir se fait en France plus ouverte (interdiction de quitter la France pour Eluard, et même emprisonnement pour Sadoul, par exemple). Les conflits se durcissent, à droite comme à gauche. Breton, Eluard et Crevel seront exclus du Parti communiste en 1933. En 1935, Breton sera interdit de parole au Congrès des écrivains pour la défense de la culture.


En dénonçant les compromissions du Front populaire dont ils prophétisent la faillite, les surréalistes continueront cependant d'affirmer leur projet révolutionnaire en se ralliant, en 1935 encore, au Comité de vigilance des intellectuels antifascistes, en se rapprochant de Bataille et en fondant les cahiers de Contre-attaque qui prônent le recours à l'action immédiate. C'est avec Position politique du surréalisme, publié cette même année, que Breton confirme son opposition à Staline autant que sa capacité de "refus". La dénonciation des procès de Moscou en 1937, le resserrement des liens avec Trotski que Breton rencontrera, exilé, au Mexique pendant l'été de 1938 soulignent une indépendance que viendra appuyer la part prise dans la fondation de la Fédération internationale de l'art révolutionnaire indépendant et dans la rédaction du manifeste Pour un art révolutionnaire indépendant, en collaboration avec Trotski et le peintre Ribera.


L'indépendance du surréalisme, c'est, malgré lui, dans des œuvres et des réalisations personnelles qu'elle se réalise en ces années troublées. Loin d'être le reflet idéologique de rapports de production, l'art reste le lieu d'élection des réalisations les plus immédiates du désir. Breton s'élèvera contre un art de propagande pour "défendre la culture", et cette "faculté individuelle qui fait passer une lueur dans la grande ignorance, dans la grande obscurité collective" (Position politique du surréalisme). Breton, dont le rôle est plus que jamais - et c'est ce qui fit son autorité - de concilier les pôles antagonistes de son mouvement, cherche en fait à réaliser dans l'histoire même du surréalisme ce "point de l'esprit d'où la vie et la mort, le réel et l'imaginaire, le passé et le futur, le communicable et l'incommunicable, le haut et le bas cessent d'être perçus contradictoirement". Déclaration sur quoi se fondait le Second Manifeste surréaliste, et dont l'objet, en 1929, était déjà de reformer l'unité compromise du groupe. Dépassement dialectique des oeuvres individuelles dans une universalisation de leur propos où il faut voir la réussite majeure du surréalisme comme mouvement artistique, certes, mais dont l'audience internationale va grandissant.


Car le surréalisme tend non seulement vers les formes les plus universelles, mais aussi vers les plus rigoureuses : vers ce Style dont Aragon écrivit le Traité en 1928. Qui s'interroge aujourd'hui sur l'exceptionnelle qualité des oeuvres qu'il a fécondées doit en revenir à ce texte, l'un des classiques du mouvement, où Aragon assigne les plus strictes limites à l'expression anarchique : balisage de l'écriture automatique, condamnation de la gratuité de la pensée, de l'idolâtrie de Rimbaud, du goût du suicide et de la vaticination sans but ni raison. Ce n'est qu'à ce prix que le mouvement va imposer sa vision du monde, et jusqu'à son vocabulaire : c'est en 1938 que Breton et Eluard rédigeront un Dictionnaire abrégé du surréalisme pour servir de préface à l'Exposition internationale du surréalisme, la première qui s'ouvre à Paris, galerie des Beaux-Arts. Bientôt, les expositions fleuriront hors de France, dans les pays où le surréalisme a fait école : en Belgique, en Tchécoslovaquie, en Suisse, en Angleterre et jusqu'au Japon.


Mais le surréalisme qui triomphe après 1930 est en même temps dépossédé de son organe. Aucune revue ne succède au dernier numéro du Surréalisme au service de la révolution, en mai 1933. Minotaure, édité par Skira et d'abord dirigé par Tériade, sera la dernière revue d'avant guerre où les surréalistes s'exprimeront régulièrement. Mais l'âge de la recherche ascétique est loin avec cette livraison d'art luxueusement illustrée où s'exprime, à travers des Enquêtes , un sens du merveilleux ("Pourriez-vous dire quelle a été la rencontre capitale de votre vie ?") que l'approche de nouveaux troubles mondiaux va enrichir d'un surcroît d'inquiétude.


L'âge métaphysique (1939-1950)


L'inquiétude, c'est-à-dire la mise en question de ce monde, et le refus de chercher hors de lui le salut restent au coeur de l'aventure surréaliste, autant que la recherche d'un sens caché, d'une vision renouvelée de l'ordre du monde. Si l'exercice du langage n'a jamais cessé de préoccuper les surréalistes quelle que fût la nature de leurs engagements, c'est parce qu'ils ont tôt compris qu'il détenait autant le pouvoir de dénoncer l'absurdité du monde - ainsi l'utilisera Dada - que de redonner sens à ce qui est reçu comme contingent, notre monde le plus quotidien. Si l'écriture automatique offrit d'emblée l'espoir de découvrir une logique plus profonde - et poétique en cela - dans le désordre apparent du discours spontané, la notion plus tardive de "hasard objectif" allait jouer un rôle majeur dans la compréhension des signes que suscite notre présence au monde.


En 1937, lorsqu'il apparaît au creuset de L'Amour fou de Breton, ce souci de rendre objectif le hasard se présente comme la réponse - qu'il faut bien qualifier de métaphysique - à l'irrationalité des conduites humaines. L'échec des tentatives de transformation de l'homme (l'homme socialiste d'Union soviétique n'a pas changé), le retour de la sauvagerie sous ses formes totalitaires, la préparation d'une guerre que l'on pressent inévitable poussent les surréalistes vers des positions progressivement plus spéculatives. La Première Guerre mondiale avait libéré leur pouvoir critique ; la Seconde va accuser en eux un désir de résoudre les contradictions de l'homme et du monde sur un plan bien plus archaïque que celui des conflits sociaux. Souci de renouer avec un fonds commun de l'humanité que rend plus aiguë la montée des nationalismes. "L'art n'a pas plus de patrie que les travailleurs", peut-on lire dans le premier numéro de Clé, en 1938, l'éphémère organe français de la Fédération internationale de l'art révolutionnaire indépendant. Quand survient l'entrée en guerre, la mobilisation et la dispersion du groupe, Breton va mettre sous presse son Anthologie de l'humour noir que le régime de Vichy censurera parce qu'il incarne "la négation de l'esprit de révolution nationale". Situé entre "l'humour objectif" de Hegel et le "quelque chose de sublime et d'élevé" de Freud, l'humour noir n'était rien d'autre que la tentative de rendre sa souveraineté à l'homme dépossédé de son unité.


Les Prolégomènes à un troisième manifeste surréaliste ou non que Breton composera en 1942 à New York, où il a décidé de s'installer, sont traversés par cette inquiétude qui tranche avec la spéculation hardie du premier, autant qu'avec les mises au point résolues du second. Car, ce qui frappe ici, c'est l'appel à une prise de conscience, le retour à la condition d'homme sous la condition sociale, à son "extrême précarité". De plus, la dénonciation ne se limite pas à l'exploitation de l'homme par l'homme, mais s'étend à "l'exploitation de l'homme par le prétendu Dieu d'absurde et provocante mémoire". Tout l'espoir de Breton va désormais se fortifier d'un engagement décidé "sur les voies de la révolution intérieure" qu'il pense rencontrer chez un alchimiste comme Nicolas Flamel ou un mystique comme Eckhart.


Réconcilier l'homme avec la nature, le microcosme et le macrocosme, retrouver l'universelle analogie chère à Baudelaire, sans dédaigner le message de l'hermétisme et de l'ésotérisme, telle sera l'occupation majeure, dans l'immédiat après-guerre, de ceux qui dans le groupe reconstitué suivront l'orientation choisie par Breton dans l'Ode à Charles Fourier (1945), Signe ascendant (1947), et surtout Arcane 17. Cette dernière œuvre, qui engage dès 1945 le mouvement sur le "chemin de la gnose", développe un hymne à la femme, figure unitive des deux mondes, matériel et spirituel, Nadja initiée aux échanges de la vie et du rêve que décrivaient déjà, en 1932, Les Vases communicants . Car il ne faut pas se laisser abuser par cette prédilection du surréalisme d'après guerre pour les sciences occultes (qui aboutira à la publication en 1957, par Breton et Gérard Legrand, d'une vaste enquête sur l'Art magique). Le "surréalisme en ses œuvres vives" que défendra Breton en 1953 est bien là, qui n'a pas renoncé à son acte de foi immanentiste, même si certains le quittent, qui refusent de signer Rupture inaugurale, le manifeste qui consacre, en 1947, le renouveau du groupe et son éloignement de la politique communiste. Nulle fuite ici dans quelque transcendance suspecte, mais la tentative inlassablement reprise d'unifier la dialectique et l'analogie symbolique, de légitimer " et d'" accomplir " l'une par l'autre (Gérard Legrand). " L'occultation profonde, véritable, du surréalisme" demandée par le Second Manifeste s'accomplissait ici, dans l'approche du message ésotérique et son intériorisation.


Mort et réalisation du surréalisme (1945-1969)


Déjà exposé avant guerre aux fruits suspects d'une semaison en tous lieux, le surréalisme ne risquait-il pas de s'éteindre dans la dispersion, autrement plus dramatique, de la guerre ? Tandis qu'en France le groupe de La Main à plume (Maurice Blanchard, Noël Arnaud, Christian Dotremont, Gérard de Sède, Boris Rybak...) continue de faire entendre la voix libératrice de la poésie surréaliste, Breton, aux États-Unis, ne reste pas inactif. Il organise en 1942, avec son vieil ami Marcel Duchamp, une exposition internationale et fonde la même année la revue VVV autour de laquelle se maintient l'esprit du surréalisme. Aussi bien son retour en France, au printemps de 1946, est-il salué comme la chance d'un ressourcement. Peu de noms anciens pourtant autour de Breton pour faire face aux attaques dont le mouvement est à nouveau la cible de la part de Tzara, de Sartre surtout qui l'accuse d'inanité dans Situations II. Benjamin Péret pourtant reste fidèle à Breton et, depuis Mexico où il s'est réfugié, s'élève en février 1945, dans Le Déshonneur des poètes, contre les "litanies nationalistes et publicitaires" d'un Aragon et d'un Eluard dont l'absence au sein du mouvement ne sera d'ailleurs jamais compensé. Mais de nouveaux venus annoncent un renouvellement de ses forces : Julien Gracq, André Pieyre de Mandiargues, Jean-Pierre Duprey, Malcolm de Chazal, Joyce Mansour, Yves Bonnefoy..., voyageurs d'un Troisième Convoi (titre d'une éphémère revue fondée en octobre 1945) qui, succédant à ceux de l'époque héroïque et raisonnante, suivent la voie d'une stylisation onirique. Mais la dimension historique et culturelle du surréalisme l'emporte désormais sur l'esprit militant. Signe des temps, l'activité du mouvement s'exprime moins par la voie féconde mais discrète des revues (elles se succèdent pourtant : La Révolution, la Nuit ; Médium ; Le Surréalisme, même ; Bief ; La Brèche ; L'Archibras ) que par des expositions conçues autour d'un thème et mises en scène comme un spectacle total (exposition internationale de 1947 à la galerie Maeght, de 1957 chez Daniel Cordier sur le thème de l'érotisme, de 1965 à la galerie L'oeil et sous l'invocation de Fourier). Prédominance des arts visuels qui se manifeste aussi bien dans la réédition, en 1965, du Surréalisme et la peinture de Breton augmenté de nombreuses découvertes que dans la participation de celui-ci à la fondation de la Compagnie de l'Art brut dirigée par Dubuffet, en 1951, ou par la création de la revue L'Âge du cinéma, la même année.


Autre signe des temps, l'évolution des positions politiques. Toujours aussi attentifs aux manifestations de l'oppression, d'où qu'elle vienne - protestation en 1956 contre l'intervention soviétique à Budapest, soutien par Breton de la Déclaration des 121 sur le droit à l'insoumission dans la guerre d'Algérie en 1960 -, les surréalistes s'égareront un temps (en 1949) aux côtés de Garry Davis, fondateur d'un Mouvement des citoyens du monde, comme ils saisiront l'occasion d'une polémique avec les Chrétiens d'aujourd'hui pour réaffirmer, en 1948, leurs positions fondamentalement antireligieuses.


La mort d'André Breton, le 28 septembre 1966, précipite la fin d'un mouvement dont Jean Schuster signera dans Le Monde du 4 octobre 1969 l'acte de décès en ces termes : "Le numéro 7 de L'Archibras est la dernière manifestation du surréalisme, en tant que mouvement organisé en France." Mort de s'être pleinement réalisé, comme la philosophie selon Marx, dans les transformations qu'il a permises ; rêve à l'action aujourd'hui réconcilié moins dans les dimanches de l'histoire que dans la prose du quotidien. Une "philosophie" selon Ferdinand Alquié, un " fantôme partout présent " selon Maurice Blanchot, un "mythe nouveau" selon Breton lui-même, c'est-à-dire la fin d'une histoire.


2. Pour une philosophie du surréalisme


D'un bout à l'autre de son existence, le surréalisme fut inspiré et dominé par André Breton. C'est à partir de ses textes théoriques qu'a pu s'élaborer une doctrine dont les critères, il convient de le préciser, ne furent pas seulement esthétiques. En effet, le surréalisme a mis en jeu une conception générale de l'homme, considéré en lui-même et dans son rapport avec le monde et la société : il a débordé largement le plan de l'art, et s'est défini sans cesse par des prises de position politiques et morales. On peut même remarquer que presque toutes les exclusions prononcées ont été motivées non par des divergences esthétiques, ou, comme on l'a prétendu, par des questions de personnes, mais par des considérations relatives à la conduite et à l'éthique. Considérant les querelles passées, Breton a écrit, en 1946, dans son Avertissement pour la réédition du second manifeste : "Les questions de personnes n'ont été agitées par nous qu'a posteriori et n'ont été portées en public que dans les cas où pouvaient passer pour transgressés d'une manière flagrante et intéressant l'histoire de notre mouvement les principes fondamentaux sur lesquels notre entente avait été établie. Il y allait et il y va encore du maintien d'une plate-forme assez mobile pour faire face aux aspects changeants du problème de la vie, en même temps qu'assez stable pour attester la non-rupture d'un certain nombre d'engagements mutuels - et publics - contractés à l'époque de notre jeunesse." On ne peut que rendre hommage à la justesse de cette analyse.


La liberté de l'esprit


Phénomène collectif, le surréalisme est né d'un certain nombre de rencontres (en ses débuts, rencontre de Breton et d'Aragon, Soupault, Eluard, Ernst, Péret, Baron, Crevel, Desnos, Morise...). Mais elles n'ont eu de sens que parce qu'elles réunissaient des hommes qu'agitaient les mêmes problèmes, qu'animait une même fureur contre l'ordre établi, qu'habitait un même espoir. Il conviendrait aussi de parler de rencontre en ce qui concerne le rapport du groupe français et des groupes étrangers, qui ont spontanément retrouvé des préoccupations semblables ; ainsi, en Belgique, celui qui comprenait Paul Nougé, Mesens, René Magritte.

Il est malaisé, en étudiant les premiers textes surréalistes, de dégager, des états essentiellement émotionnels qu'ils expriment, une doctrine précise. Pourtant, on peut remarquer qu'une préoccupation commune se traduit en tous ces écrits : celle d'assurer à l'esprit une totale liberté.


Cette liberté, la guerre de 1914-1918, en dehors même des malheurs qu'elle avait entraînés, semblait l'avoir gravement mise en péril. Il s'agissait donc, avant tout, de s'interroger sur les conditions de son exercice. Tel fut le premier souci des surréalistes, et il est particulièrement remarquable que leur réflexion, trouvant son origine dans une réaction contre la guerre, où Breton ne voulait voir qu'un "cloaque de sang, de sottise et de boue", n'ait cependant pas porté sur la guerre elle-même. Ce qui, dès le départ, a intéressé les surréalistes, c'est plutôt de savoir comment l'esprit peut ne pas se laisser contaminer par de tels événements. Et leurs premières admirations semblent avoir été déterminées par cette préoccupation. En Jacques Vaché, on apprécie avant tout l'homme qui, grâce à l'humour, a pu se maintenir indemne. Chez Apollinaire, qui, pourtant, a chanté la guerre, on s'émerveille de voir l'esprit échapper à l'horreur par la poésie. Lorsque, beaucoup plus tard, dans La Clé des champs, Breton écrira que la beauté demeure "le grand refuge", il retrouvera cette pensée, et cette inspiration.


Humour et poésie seront toujours considérés par les surréalistes comme les moyens par lesquels l'esprit affirme son indépendance, se libère du déterminisme dont, d'autre part, la vie quotidienne accepte le poids. La folie elle-même semble pouvoir être utilisée en ce sens, contribuer à assurer le triomphe du principe de plaisir sur le principe de réalité. Breton signale l'influence qu'eut sur le développement de sa pensée un malade mental, rencontré au centre psychiatrique de Saint-Dizier, et qui tenait la guerre pour un simulacre, estimant que les blessures étaient seulement apparentes, etc. Dans les propos de ce malade il puisa l'idée première de son Introduction au discours sur le peu de réalité. Plus généralement, on peut y voir la source de son goût pour la philosophie idéaliste, qu'elle soit berkeleyenne ou fichtéenne, et l'origine de la notion même de surréalité.


L'espoir, la révolte et la révolution


Libérer l'esprit, c'est, d'abord, s'opposer à ce qui le détermine. On trouve donc, dans le surréalisme, un aspect de révolte et de négation. On a parlé, en ce sens, de nihilisme, de satanisme. Et il faut convenir que les surréalistes ont souvent semblé s'opposer à tout ordre : ils injurient Dieu, rejettent l'idée de patrie, font parfois l'éloge du crime, d'où le scandale que, souvent, ils ont provoqué. "Tout est à faire, tous les moyens doivent être bons, rappelle le Second Manifeste, pour ruiner les idées de famille, de patrie, de religion." Il importe pourtant de ne pas oublier, devant les innombrables défis des surréalistes, l'espoir positif qui en est la source. Le surréalisme n'est pas un pessimisme. Il est tout entier dominé par l'attente de ce que Rimbaud appelait "la vraie vie". Celle-ci "est absente". Il faut la retrouver.


Le surréalisme est riche en éléments "noirs". Ici se fait sentir l'influence de Sade, de Lautréamont et de maint auteur romantique. D'autre part, des sentiments de haine, de culpabilité subconsciente et de peur (Michel Leiris a insisté sur la présence en lui de ce dernier sentiment) sont inhérents à toute révolte. Mais les désirs qui inspirent le surréalisme demeurent positifs : ils engendrent l'espérance d'exister et d'aimer, l'émotion devant la bouleversante beauté, l'attente de signes donnant un sens à notre existence. Il est tout à fait caractéristique de voir, dès 1913, un poème mallarméen de Breton, dédié à Paul Valéry, interrompu par l'interrogation : "De qui tiens-tu l'espoir ? D'où ta foi dans la vie ?" Cette question ne cessera d'être la sienne et celle de tous les surréalistes demandant, par exemple, en une enquête fameuse : "Quelle sorte d'espoir mettez-vous dans l'amour ?"


La volonté de négation explique l'adhésion momentanée, en 1919, de plusieurs futurs surréalistes au mouvement dada, où ils rejoignirent Tristan Tzara. La positivité de l'inspiration et du projet explique leur rupture, deux ans plus tard, avec ce mouvement. Et, en 1924, le Manifeste du surréalisme s'ouvre par un appel à l'enfance ; oppose, à la décevante vie réelle, la "croyance", c'est-à-dire la confiance, vitale et innée, qui ne saurait mourir ; voit en l'homme un "rêveur définitif", dont, par la suite, l'imagination sera tenue pour force de réalisation et moyen de salut. Les textes de Poisson soluble, où domine une sorte de ravissement érotique, nous introduisent eux-mêmes en un climat fort différent de celui du négativisme dada.


Mais rêver n'est pas faire, et l'on ne peut, si l'on veut changer la vie, se contenter d'imaginer. Le premier mouvement des surréalistes fut de se désengager, d'abandonner un réel dont la guerre avait, en une expérience particulièrement significative, manifesté le scandale. Le second mouvement fut, au contraire, d'engagement. À l'idée de pure révolte se substitua alors le souci de la révolution.


Les rapports des surréalistes avec le Parti communiste furent un instant d'adhésion, puis de farouche hostilité. Mais les oscillations, les hésitations apparentes ne sont alors que le signe d'une tension intérieure, et irréductible. "Transformer le monde, a dit Marx, changer la vie, a dit Rimbaud, ces deux mots d'ordre pour nous n'en sont qu'un." Cette phrase de Breton résume le débat : il s'agissait pour les surréalistes d'affirmer, envers et contre tous, l'unité de deux impératifs fort différents. Il était impossible de le faire sans donner le pas à l'un ou à l'autre.


Adhérer au Parti communiste, travailler à la transformation de la société, c'était, les surréalistes s'en aperçurent vite, renoncer aux recherches proprement intérieures et au progrès individuel de l'esprit. Se consacrer à ces recherches, à ces progrès, c'était, au contraire, négliger l'activité proprement révolutionnaire. Entre ces deux tâches, les surréalistes ne parvinrent pas toujours à choisir nettement. Jamais, en tout cas, ils ne consentirent à abandonner leurs valeurs propres, à justifier les moyens par la fin, à louer, en peinture, le réalisme socialiste", à accepter, sur le plan moral, les verdicts de Moscou. Ce fut, pour eux, l'occasion de nouveaux et douloureux déchirements. Mais ce fut l'occasion d'affirmer qu'ils entendaient ne renoncer à rien de ce qui constitue l'espoir des hommes.


En réalité, le marxisme semble peu compatible avec le surréalisme. Aux yeux de Marx, le rapport fondamental de l'homme et de la nature est le travail. Pour Breton, ce rapport est fait de ravissement et d'amour. Selon Marx, l'esprit ne pourra se libérer que lorsque sera réalisée la société sans classes. Dès le Manifeste de 1924, Breton prend acte de la liberté intellectuelle qui nous est laissée : il estime que, dès maintenant, l'esprit peut, grâce à l'imagination, briser la plupart de ses chaînes, et entrevoir ce point sublime où toutes les contradictions seraient résolues. Il est donc permis de considérer, sans pour cela mettre en doute la sincérité et la volonté révolutionnaire des surréalistes, que les principes de la pensée marxiste et ceux de la pensée surréaliste diffèrent et s'opposent. Cette divergence a conduit Breton à se référer, plus encore qu'à Marx, à des penseurs soucieux de ne rien sacrifier de l'homme : son Ode à Charles Fourier en témoigne.


Le surréalisme dans les arts plastiques


Le surréalisme prolonge une tradition picturale où la rêverie, le fantastique, le symbolique, l'allégorique, le merveilleux, les mythes ont une part importante, éléments que l'on trouve dans les œuvres de Bosch, d'Arcimboldo, dans les anamorphoses, les grotesques, les préraphaélites anglais, dans les illustrations de William Blake et dans les tableaux de Gustave Moreau, des nabis, du Douanier Rousseau, d'Odilon Redon ou de Gustav Klimt. L'onirique, le choc visuel produit par la juxtaposition d'images ou d'objets incongrus, mais toujours agencés dans une oeuvre signifiante, sont l'un des fondements de la poétique surréaliste.


Les contemporains admirés par les surréalistes furent le peintre italien Giorgio de Chirico, les artistes français Marcel Duchamp et Francis Picabia, le peintre espagnol Pablo Picasso, bien qu'aucun d'eux ne fût jamais officiellement membre du groupe surréaliste. À partir de 1924, l'artiste allemand Max Ernst, le peintre français Jean Arp ainsi que le peintre et photographe Man Ray adhérèrent au mouvement. Ils furent rejoints par le peintre français André Masson et le peintre espagnol Joan Miró. Parmi les derniers adhérents du groupe figurent Yves Tanguy, le peintre belge René Magritte, l'artiste suisse Alberto Giacometti, ainsi que le peintre espagnol Salvador Dalí qui rejoignit le mouvement surréaliste en 1930.


Si elle emprunte parfois au cubisme ou à Dada, la peinture surréaliste innove toutefois en recourant à de nouveaux matériaux et à des techniques inédites. La plus connue et la plus pratiquée, en groupe, fut celle du "!cadavre exquis!" qui consistait à prendre une feuille de papier sur laquelle on dessinait, puis on pliait la feuille de telle sorte qu'on laissait apparaître seulement un bout du dessin, que le voisin continuait, lequel recommençait la même opération!; une fois le dessin déplié, on obtenait un montage d'images disparates formant une nouvelle image. L'automatisme de l'écriture sera repris par André Masson qui tenta de le retranscrire dans ses dessins, lorsqu'il peignit des lignes abstraites entre 1923 et 1924, ainsi que dans ses toiles au sable et à la colle. Ces expériences concernant l'automatisme inconscient seront également pratiquées par Max Ernst dans ses collages et frottages, ou encore par Miró dans ses toiles des années 1920.


Dalí, quant à lui, suit une méthode plus proche de la pensée psychanalytique lorsqu'il cherche à retranscrire ses phantasmes selon la méthode dite de "!la paranoïa critique!", laquelle se fonde sur une objectivation systématique des associations et des interprétations délirantes. La collaboration de Dalí avec Luis Buñuel pour la réalisation des films Un chien andalou (1928) et l'Âge d'or (1930) lança également le surréalisme dans l'art cinématographique. Les œuvres de Jean Arp, semi-figuratives semi-abstraites et souvent en bois peint, sont des œuvres biomorphiques situées entre le tableau et la sculpture!; dans ses Tableaux-poèmes abstraits des années 1920 et 1930, Miró traçait des formes qui semblaient être des adaptations des dessins exécutés par les enfants, y ajoutait des mots et des expressions, mêlant ainsi le verbal et le visuel. Enfin, les surréalistes créèrent des "!poèmes-objets!", où des objets étranges, souvent trouvés au marché aux Puces, étaient assemblés avec des textes poétiques ou découpés dans des journaux afin d'obtenir une beauté au premier abord fortuite mais qui se révélait être l'expression profonde du désir de son créateur.


Genèse de l'Art surréaliste


Le groupe des Surréalistes s’est formé à partir de l’esprit de révolte qui caractérise les avant-gardes européennes des années 20. Tout comme le mouvement Dada, auquel certains ont appartenu, ces poètes et ces artistes dénoncent l’arrogance rationaliste de la fin du 19e siècle mise en échec par la guerre. Constatant néanmoins l’incapacité du Dadaïsme à reconstruire des valeurs positives, les Surréalistes s’en détachent pour annoncer l’existence officielle de leur propre mouvement en 1924.


Dominé par la personnalité d’André Breton, le Surréalisme est d’abord d’essence littéraire. Son terrain d’essai est une expérimentation du langage exercé sans contrôle. Puis cet état d’esprit s’étend rapidement aux arts plastiques, à la photographie et au cinéma, non seulement grâce aux goûts de Breton, lui-même collectionneur et amateur d’art, mais aussi par l’adhésion d’artistes venus de toute l’Europe et des États-Unis pour s’installer à Paris, alors capitale mondiale des arts.


Les artistes surréalistes mettent en oeuvre la théorie de libération du désir en inventant des techniques visant à reproduire les mécanismes du rêve. S’inspirant de l’œuvre de Giorgio De Chirico, unanimement reconnue comme fondatrice de l’esthétique surréaliste, ils s’efforcent de réduire le rôle de la conscience et l’intervention de la volonté. Le frottage et le collage utilisés par Max Ernst, les dessins automatiques réalisés par André Masson, les rayographes de Man Ray, en sont les premiers exemples. Peu après, Miró, Magritte et Dali produisent des images oniriques en organisant la rencontre d’éléments disparates.


Leur première exposition collective a lieu à Paris en 1925. Puis le mouvement se diffuse à l’étranger pour atteindre une renommée internationale avec les expositions de 1936 à Londres et à New York, de 1937 à Tokyo, de 1938 à Paris, notoriété renforcée par l’immigration aux États-Unis de la majeure partie du groupe pendant la guerre. Le Surréalisme a ainsi profondément inspiré l’art américain : la pratique de l’automatisme est par exemple l’une des origines du travail de Jackson Pollock et de l’Action Painting, tandis que l’intérêt porté par les Surréalistes au thème de l’objet annonce le Pop Art.


Le Surréalisme est un mouvement qui se développe pendant plus de quarante ans, depuis les avant-gardes historiques du début du siècle jusqu’à l’émergence de nouveaux courants dans les années 60 : outre la peinture américaine et le Pop Art, l’art surréaliste a motivé l’apparition d’une seconde vague avant-gardiste en Europe dans les années 60, dont le Nouveau Réalisme est l’éminent représentant.

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Antoine Wiertz (Dinant 1806 - Ixelles 1865)

Peintre romantique excentrique de scènes religieuses, historiques et macabres, de thèmes philosophiques et allégoriques, et de portraits. Egalement sculpteur de trois scènes allégoriques (1860-62). Elève à l'Académie d'Anvers (1820-28, G. Herreyns et M. Van Brée). Se perfectionne à Paris (1829-32). Prix de Rome (1832). Séjourne en Italie, surtout à Rome (1834-37). S'installe après son retour d'abord à Liège, puis à Ixelles en 1850. A un tempérament mégalomane: il fait souvent des toiles gigantesques, ayant l'ambition d'égaler, voire de surpasser, Michel Ange et Rubens. Son art est souvent très spectaculaire par le format et une inspiration humanitaire, pseudo-philosophique, morbide parfois. Ses oeuvres de jeunesse et ses esquisses valent mieux que le reste. Son atelier à Ixelles est converti en musée. Oeuvres aux Musées d'Anvers, Bruxelles, Ixelles, Liège et Malines.
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