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Royauté (1)

12272749674?profile=original"Le roi se meurt" est une pièce en prose d'Eugène Ionesco (1909-1994), créée dans une mise en scène de Jacques Mauclair à Paris au théâtre de l'Alliance française le 15 décembre 1962, et publiée à Paris chez Gallimard en 1966.

 

Écrite au cours d'une hospitalisation, cette pièce fut conçue, s'il faut en croire le Journal en miettes d'Ionesco, comme un «exercice spirituel», dicté par la maladie. En fait, le thème de la mort, qui parcourt l'oeuvre du dramaturge, de la Leçon à Voyage chez les morts en passant par les Chaises,

Amédée ou Comment s'en débarrasser et Tueur sans gages, trouvait déjà dans Argument pour un ballet (1961) un développement comparable à celui qu'il occupe dans Le roi se meurt.

 

Dans une salle du trône «vaguement gothique», chacun, du garde au «médecin-chirurgien-bourreau-bactériologue-astrologue», peut observer des «signes» d'une récente décrépitude - panne de chauffage, fissure dans le mur... - qui participe d'un délabrement général: vieillissement anormal d'une population dégénérée, effondrement du royaume dans un précipice, perturbation du cours des astres. Ces phénomènes apocalyptiques annoncent la mort prochaine du roi Bérenger que ses deux épouses, Marguerite et Marie, son médecin et sa «femme de ménage et infirmière», Juliette, tentent, chacun à sa manière, de préparer à l'échéance fatale. Après une longue rébellion, le Roi «abdique» progressivement en une insolite «cérémonie» initiatique dont Marguerite se fait la grande ordonnatrice.

 

Quand il écrit Le roi se meurt, Ionesco a renoncé aux classifications génériques paradoxales et volontiers provocatrices de la décennie précédente (voir, par exemple, la Cantatrice chauve ou la Leçon). Or cette pièce, de facture plus classique, tient davantage de la tragédie et de la farce qu'aucune autre. Ses «héros» y jouissent tous d'une «noblesse» exceptionnelle dans le théâtre de l'absurde: ainsi, le roi Bérenger, précédé d'une musique inspirée de Lully, annoncé selon le protocole de l'étiquette («Sa Majesté, le Roi Bérenger Ier. Vive le Roi!»), doué d'une extraordinaire longévité («Tu as eu soixante ans, quatre-vingt-dix ans, cent vingt-cinq ans, deux cents ans, quatre cents ans»), évoque les fastes de la royauté française («L'État c'est moi», «Après moi le déluge»). Surhomme (on lui attribue toutes les inventions humaines), Prométhée impuni («Il a volé le feu aux dieux puis il a mis le feu aux poudres. Tout a failli sauter. Il a tout retenu dans ses mains, il a tout reficelé»), il l'emporte même sur Yahvé («Dès le premier jour de sa naissance, il avait créé le Soleil»). Pourtant, quand son sceptre ne lui sert plus que de canne dérisoire, son agonie devient celle d'un «petit bourgeois» égoïste et veule qui se débat misérablement, pièce d'échecs que deux reines antinomiques se disputent et qu'on met mat en une heure trente.

 

En effet, comme dans les tragédies, le temps, affidé du destin, est mesuré: l'histoire débute, selon Bérenger, «dès le lever du soleil» et s'achève dans une lumière grise qui «n'est plus le jour [ni] la nuit». Dans l'intervalle, de nombreuses interventions rappellent avec une précision sadique le compte à rebours fatal («Il nous reste trente-deux minutes trente secondes», «Il te reste un quart d'heure») et transforme Bérenger en mécanisme d'horlogerie («Il retarde»). Mais, contrairement à toute règle de bienséance, cet inexorable flux linéaire clame son rapport à la représentation: «Tu vas mourir à la fin du spectacle», assène Marguerite à son époux en un jeu baroque, qui inverse les rapports (c'est en fait le spectacle qui s'achève à la mort du personnage) et érige l'arbitraire de l'auteur en nécessité tragique.

 

Cette conscience de tenir un «rôle» dans un spectacle se double d'une représentation en abyme: la «cérémonie» de l'agonie, terme initialement prévu comme titre et employé par les personnages. Or l'auteur emprunte l'apparat et les annonces rituelles («Le Roi se meurt. [...] Le Roi est mort. [...] Vive le Roi!»), à la tradition royale pour mieux les subvertir. Sous couvert d'une initiation formelle, avec ses formules incantatoires - «Temps retourne, temps retourne; temps arrête-toi» - et son parcours rituel, c'est, encore une fois, de théâtre que nous parle Ionesco. Face à la mort, Bérenger se sent «un comédien qui ne connaît pas son rôle le soir de la première» et refuse de s'adresser au public, ses gesticulations tiennent de la comédie, sa rébellion figure dans un programme. Le monde qui meurt avec son souverain n'est qu'un décor que Marguerite suscite et renvoie au néant d'une même phrase («Ne crains pas ce vieux loup qui hurle... ses crocs sont en carton»), tandis que se disloque sous le regard du spectateur un lieu que les personnages nomment tantôt «salle du trône» tantôt «living-room» et qui se révèle être une scène.

 

Reste la littérature. D'un personnage qui, sous les pseudonymes d'Homère et de Shakespeare, a composé les plus belles oeuvres de l'humanité, Marguerite attendait «de belles phrases exemplaires» pour la «chronique» mais, à l'heure décisive, Bérenger, double dramatique d'Ionesco, se heurte à l'indicible: «Je meurs, vous entendez, je veux dire que je meurs, je n'arrive pas à le dire, je ne fais que de la littérature.» Or le théâtre de l'absurde fait fi du mythe de l'écrivain et du «monument» qui jadis conférait l'éternité; à l'impossible salut répond la banalisation: «Il sera une page dans un livre de dix mille pages que l'on mettra dans une bibliothèque qui aura un million de livres.»

Paradoxalement, c'est dans cette impuissance des mots à traduire la mort, et plus encore à la vaincre, que réside la force de cette pièce, souvent regardée comme le chef-d'oeuvre d'Ionesco.

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