Des déclaration initiales de « La Jeune Belgique », le 1er décembre 1881, témoignent d’un peu plus d’assurance que celles de « La Jeune Revue littéraire » un an plus tôt. Mais on est loin encore d’un esprit révolutionnaire et même combatif. Le directeur et propriétaire Albert Grésil (c’est-à-dire Albert Bauwens), futur notaire, n’a rien d’un mousquetaire.
L’adhésion à l’Art pour l’Art et l’exclusion de la politique, ces deux points nouveaux du programme, ne sont affirmées qu’implicitement : « Nous faisons de la littérature et de l’Art avant tout. » Il faudra que Waller ait pris la direction de la revue pour qu’elle proclame une « neutralité complète ». Waller souhaite d’autre part qu’elle ne soit pas avant tout une revue de poètes, il se fait champion d’une langue correcte, d’un style original, d’une versification impeccable. Il est moderne, éclectique.
La Jeune Belgique formera un équipe, non une école. C’est voulu dès le départ : « La Jeune Belgique » ne sera d’aucune école. Nous estimons que tous les genres sont bons s’ils restent dans la modération nécessaire et s’ils ont de réels talents pour les interpréter. » On ne cache pas ses sympathies pour un naturalisme modéré : « Nous préférons le naturalisme de Daudet à celui de Zola ; celui-ci peut choquer parfois ; le premier jamais. » On invite les jeunes, « c’est-à-dire les vigoureux et les fidèles », à montrer « qu’il y a une Jeune Belgique comme il y a une Jeune France » et à prendre pour devise : « Soyons nous ».
Qu’est-ce à dire ? La Jeune Belgique rêve-t-elle d’une littérature belge, indépendante de la littérature française et ayant ses caractères propres ? Ou veut-elle surtout qu’une littérature puisse se développer en Belgique comme en France et exprimer la personnalité, belge ou non, des jeunes écrivains « vigoureux » ? On verra plus loin qu’il faut adopter cette seconde interprétation d’une devise équivoque.
Les principaux collaborateurs belges de cette première année (vingt-quatre numéros de seize pages) sont : Waller, Bauwens, Eekhoud, Mettange, Rodenbach, Maubel, Hannon, Jules Destrée, Verhaeren, Vierset, Lemonnier, Nizet, Gilkin, Nautet. Ils seront joints, au tome II, par Khnopff, Sulzberger, Van Arenbergh, Demblon, Fontainas, Picard et (sous le pseudonyme M. Mater) Maeterlinck. Plusieurs d’entre eux sont encore étudiants.
Waller est le plus actif des rédacteurs. Mais il ronge son frein ; lorsqu’il veut jouer à l’iconoclaste, il doit s’en prendre à Goethe. Même sa « Lettre à M. Luis Hymans », si elle est ferme dans sa justification d’un naturalisme en quête du vrai, ne peut franchir les bornes de la « courtoisie ». On sent néanmoins son impatience. Il s’intéresse avec prédilection à la littérature de chez nous, il réagit contre tout dénigrement systématique de nos écrivains, il porte aux nues Lemonnier, « l’artiste qui travaille pour l’art, rien que pour l’art, sans souci du public banal ». Il encourage, en poésie, l’inspiration nationale de Georges Eekhoud, mais il n’en fait pas un principe de notre littérature ; il admire Rodenbach, il loue d’un ton espiègle et vif l’originalité de Théo Hannon. Le 15 août 1882, à propos d’un malentendu qui l’oppose à Nautet, il ose écrire : Nous nous battrons contre les eunuques qui envient notre virilité, contre les vieux genoux qui convoitent nos crinières, contre les cancres qui dénigrent les Belges… »
Invitation à la gavotte
Il y a loin de ces lignes, cependant, à la fugueuse « Invitation à la gavotte » lancée par Albert Giraud en tête du dernier numéro de cette première année, le 15 novembre 1882. Le prétexte en est Ferdinand Loise, professeur à Mons et collaborateur du « Journal des Beaux-Arts » dont le directeur, Adolphe Siret, a naguère accueilli, pour peu de temps, des Jeunes Belgique, amis de son fils, Giraud attaque en Loise le représentant de « ces retraités de la littérature », ces « catarrheux et pituiteux », académiciens ou non, « congestionnés d’orgueil, ballonnés de vanité », qui font autour des jeunes « la conspiration de la grimace », au moment où « un mouvement artistique se prépare ». Il les avertit : « S’ils veulent se jeter en travers de l’effort actuel, (…) nos phrases seront un orchestre de lanières et de cravaches et nous cinglerons, cinglerons, cinglerons, si vite, si fort et si large, que dans une suprême gavotte, on les verra danser… ». La couverture annonçait en lettres grasses un changement complet de direction. Waller, avec les deniers de son père, venait de racheter la revue à Bauwens. Sans plus attendre, l’impatient Giraud, journaliste dans l’âme autant que poète, montait à l’assaut. Pendant plus de quinze ans, chaque fois que la revue devra définir sa doctrine, on retrouvera cet excellent critique dans son rôle de polémiste.
La Jeune Belgique est rajeunie, dans son équipe et sa typographie. Elle est plus copieuse et paraît désormais en fascicules mensuels de quarante pages, où la critique tient une place plus importante. A propos d’un ouvrage de Potvin, Waller, au nom des « crinières » qui sont l’avenir, lance un défi aux « perruques » de l’Académie royale. Il dénonce les écrivains qui font de la politique, « cette lèpre de la littérature ». Il inaugure des « Dialogues des morts », qui lui permettent d’aiguiser davantage une critique joyeuse, insolente et fantaisiste.
La Jeune Belgique peut désormais brandir sa nouvelle devise : Ne crains. A chaque occasion, elle va manifester un esprit jeune, celui de son directeur, espiègle, impertinent et agressif, éminemment constructif cependant.
On vit une aventure exaltante ; on se réunit chez Lemonnier, chez Picard et au café ; on a le bonheur de suivre une vocation, d’attaquer les bonzes de la littérature, de porter crinière et costumes extravagants, de scandaliser le public, de conspirer, de s’affirmer chaque jour davantage.
Ce foudroyant succès, Picard l’enregistre avec une joie étonnée, des conseils dédaigneux, de mars à juin 1883, dans « L’Art moderne » : les œuvres de ces jeunes gens ne lui paraissent pas supérieures à celles des aînés ; toutefois ils retiennent l’attention de tous, ils ont « une presse », favorable ou hostile, comme on n’en a guère vu jusqu’ici et cela au moment même où, « dans d’autres domaines, il y a un véritable affaissement ».
C’est que le zèle des jeunes est infatigable : ils ne se contentent pas de leur revue, ils commencent à lancer des volumes, ils s’introduisent dans d’autres périodiques et même dans la presse quotidienne (Lemonnier leur a ouvert notamment « L’Europe du dimanche », ils organisent des conférences à travers tout le pays. Ils s’intéressent d’ailleurs pas seulement à la littérature, ils font écho, de plus en plus, aux expositions et au mouvement musical.
En avril 1883, ils saisissent avec opportunité une occasion exceptionnelle de s’affirmer davantage encore, de se faire les champions de « notre renouveau littéraire ». Le jury officiel chargé d’attribuer le prix quinquennal de littérature s’est trouvé tellement divisé qu’aucune majorité n’a pu ses faire sur un nom, même sur celui de Lemonnier. Le prix n’a donc pas été décerné.
La Jeune Belgique interprète cette décision comme une insulte à la littérature. Elle proclame son attachement au « maréchal des lettres » et annonce bruyamment un banquet de protestation. Plus de deux cents convives, écrivains, peintres, musiciens, avocats, éditeurs, journalistes, étudiants et même députés, répondent à son appel, le 27 mai. C’est une « veillée d’armes », c’est « la Pâque publique de notre renaissante littérature ».
Conflits avec « L’Art moderne »
Ce triomphe de « La Jeune Belgique », Picard y contribue, mais il ne peut supporter que l’Art pour l’Art éloigne de la politique et de l’art social cette jeunesse vigoureuse et pleine de talent.
Edmond Picard était alors un personnage déjà considérable. Né en 1836, il avait plus de quarante-cinq ans ; réputé comme juriste, avocat et mécène, il tentait depuis peu de se faire un nom dans le monde littéraire. Il avait fondé avec Octave Maus, en mars 1881, « L’Art moderne ».
Ce journal hebdomadaire n’avait pas d’a bord un programme bien défini, sauf son modernisme. Entièrement consacré à la critique, il s’intéressait à tous les arts, littérature, peinture, sculpture, architecture, musique, etc. Picard, militant socialiste, laissa entendre dès le début qu’il rêvait de voir la littérature belge s’orienter vers une inspiration nationale et une action politique et sociale. Mais il ne déclencha qu’en 1883 l’offensive qui devait, sur ces deux points, l’opposer à « La Jeune Belgique ».
Avant cela, en décembre 1882, séduit par le talent de Waller et de ses amis, flatté par leur déférence, il patronne, avec Camille Lemonnier, Victor Arnould, Léon Cladel et Edmond de Goncourt, la fondation de « La Revue Moderne », confiée à Max Waller. On y retrouve, dans un climat plus tempéré, les principaux collaborateurs de « La Jeune Belgique ». Le jeune rédacteur en chef, après avoir fait écho à « une tendance à sortir du provincialisme, de la littérature de clocher, de la vulgarité des livres terre-à-terre », définit ce qui lui paraît essentiel : l’épanouissement de la personnalité, « l’effort du vrai » et « le désir d’approfondir la pensée en ciselant la forme ». La revue s’intéresse aussi à la science, à la peinture et surtout à la musique et à Wagner. Picard, dès le second numéro, y fait de la politique. Mais en tête du tome II, en juillet 1883, il ne se contente plus de parler en son nom : au moment où « La Jeune Belgique » refuse de s’engager dans la littérature politique et l’art social, il annonce que « La Revue moderne » devient « l’organe mensuel de la politique avancée ».
On ne s’étonne pas qu’elle perde dès lors beaucoup de son intérêt et qu’elle ne vive plus que deux mois, le temps nécessaire à la liquidation !
Nous n’allons pas retracer dans ses détails l’histoire des polémiques entre « La Jeune Belgique » et « L’Art Moderne ». L’initiative en est imputable à Picard, dont les maladresses égalent la sincérité. En 1883, il bataille pour l’art social contre l’Art pour l’Art : cette jeunesse qui se déclare, avec Rodenbach, « écoeurée des platitudes politiques », il veut qu’elle renonce à un art de distraction et qu’elle se porte au secours des « réformes que la politique doit réaliser », qu’elle prépare le raz de marée qui submergera la bourgeoisie sous le peuple. Cet appel s’accompagne de réflexions extrêmement désobligeantes sur la sévérité des jeunes à l’égard de Potvin, sur leur excessive préoccupation de la forme, sur les « contorsions » de leur style, sur leur vanité, leur soif de réclame, leur publicité tapageuse.
La Jeune Belgique se raidit, repousse « l’art social, « vulgaire nécessairement », « la négation même de l’art » ; elle tâche toutefois d’éviter la rupture avec ce grand aîné, dont elle supporte les brimades avec une patience exceptionnelle. L’année 1884 est assez clame apparemment ; l’armistice se prolonge, rompu par quelques coups de feu ; l’équipe de « La Jeune Belgique » perd un peu de sa cohésion ; la « dictature » de Waller agace quelques-uns de ses collaborateurs. Une nouvelle maladresse de Picard, en novembre 1884, va rapprocher les chefs de file du jeune mouvement.
Picard met cette fois l’accent sur un autre idéal, associé d’ailleurs à celui de l’art social. De nouveau, il mêle à ses objurgations des jugements déplaisants : les Jeunes Belgique manquent d’originalité, ils ne sont que les pasticheurs des Jeunes France et des Parnassiens ; s’ils veulent faire œuvre originale, leur art doit être non seulement social, mais national ; la littérature belge doit chercher dans le pays toutes les inspirations, « voir le milieu belge, penser en Belge ».
Picard rejoignait ainsi par un biais l’art social, inspiré par l’actualité, par la vie nationale : mais il rejoignait aussi l’idéal qui n’avait cessé de s’affirmer depuis plus d’un demi-siècle : celui d’une littérature belge, indépendante de la littérature française et vivifiée par l’inspiration nationale ou le régionalisme.
Littérature nationale ?
On croit trop communément que « le premier point du programme » de « La Jeune Belgique » était une « littérature originale et indépendante », « essentiellement autochtone », affranchie du « joug étranger », « une littérature qui veut se donner une physionomie propre ». J’emprunte ces termes à cinq bons travaux d’histoire littéraire ; je pourrais en choisir d’autres, exprimant la même conviction, la même erreur.
D’où provient cette méprise ? Le nom même de « La Jeune Belgique » dont on a vu l’origine, est trompeur à distance. Ambiguë aussi l’expression « littérature nationale ». Quand Rodenbach s’écrie, dans son toast à Lemonnier : « Nous tous qui travaillons pour créer une littérature nationale », il veut dire : Jusqu’à ce jour, la littérature belge a été inexistante, parce qu’elle a été surtout l’œuvre d’amateurs et de trop rares écrivains dignes de ce nom, que ne soutenait aucune solidarité dans l’effort, aucune sympathie du public. Nous voulons créer cette cohésion et cet intérêt, susciter des vocations et une large mouvement littéraire qui, par son ampleur et son écho, méritera enfin le nom de « national ».
Si telle était d’abord la pensée des Jeunes Belgique, on comprend, toutefois que, dans la suite, l’expression « littérature nationale » ait pris un autre sens, pour plusieurs raisons : la consécration officielle du mouvement et de son nom, la conscience d’une solidarité effective, l’existence de tendances communes à un certain nombre d’écrivains, l’adhésion incontestable d’une partie d’entre eux à l’idée d’une littérature autochtone et surtout à un régionalisme qui fera bientôt fureur mais qui, répétons-le, est étranger aux intentions du début. L’histoire littéraire elle-même n’a pas manqué d’accréditer cette interprétation en cherchant à mettre en évidence tout ce qui semblait traduire, dans les lettres comme dans l’art pictural, une originalité flamande ou belge.
Autre équivoque : la première devise, « Soyons nous », de « La Jeune Belgique ». Elle ne signifie pas : « Soyons Belges, systématiquement, dans notre inspiration ou notre écriture », comme on le pense généralement aujourd’hui. On y voit l’écho d’une déclaration mise par Lemonnier en tête de « Nos Flamands », avant 1870, à une époque où l’on était d’accord pour rêver d’une littérature belge libérée de l’imitation des Français : « La pire annexion n’est pas celle d’un coin de terre. C’est celle des esprits. Nous-mêmes ou périr. »
Mais « Soyons nous » n’a ni cette origine ni ce sens. Cette devise répond à l’invitation lancée par Georges Eekhoud, en Mai 1880, dans la « Revue Artistique » d’Anvers, au terme d’une série d’études sur Zola. Eekhoud a pris la défense du romancier naturaliste, mais il s’inquiète de son influence et de l’engouement et des « calques » qu’il suscite. Imiter est signe d’impuissance ; imiter Zola n’est pas littérairement plus défendable qu’imiter Boileau, Lamartine, Musset ou Victor Hugo. « Etre soi-même » (c’est lui qui le souligne) : telle devrait être la devise de quiconque veut entrer dans la carrière artistique et surtout y demeurer. »
En répondant à l’invitation de son aîné, devenu son collaborateur, « La Jeune Belgique » proclame : Ne soyons d’aucune école ; ne nous mettons à la remorque de personne ; soyons personnels.
Son adhésion au Parnasse est nuancée, réservée, hostile aux formules toutes faites. Elle se refuse à le considérer comme impersonnel et impassible. Elle est loin de renier le romantisme, qui lui paraît se prolonger jusque dans le vrai naturalisme, dans celui qui ne fait pas disparaître l’écrivain et son émotion « derrière l’action qu’il raconte ».
L’exégèse de « Soyons nous », Waller la donne sans détour en tête de « La Revue moderne », au moment où il devient directeur de « La Jeune Belgique » : « Celui qui dans une forme originale s’incarne « lui-même », celui-là est « l’écrivain » et l’on peut dire qu’il n’y a plus aujourd’hui qu’une école : celle de la personnalité. »
C’est bien ainsi que Bauwens, en évoquant ces années, interprète également la devise de la revue qu’il a fondée : « Soyons nous », pour lui, marquait le refus d’adhérer à une école, à une formule littéraire : « Soyons nous » et ne soyons d’aucune école ».
Lemonnier, dans la préface qu’il donne à « La Vie bête » de Waller, en 1883, ne se trompe point sur le sens de cette devise ; il félicite son jeune ami d’avoir écouté son cœur et exprimé ses propres émotions : « Votre livre est bien vous-même, avec la nostalgie des bonheurs impossibles (…). Mettons le plus possible de nous-mêmes dans nos ouvrages, sans se soucier des formules et des canons. »
C’est aussi l’interprétation d’un adversaire des Jeunes Belgique, Charles Tilman, qui avait été à l’Athénée de Louvain le professeur d’Albert Giraud. Dans la quatrième de ses « Lettres sur la Jeune Belgique » (1887), on peut voir que « Soyons nous » lui paraît exprimer la volonté de livrer sa personnalité, de « faire tomber les poncifs, les banalités », comme l’a dit Rodenbach au banquet Lemonnier. « Livrer au public ses entrailles pantelantes : tel est le rêve des Jeunes », écrit Tilman. Il exagère, mais le sens même de son exagération est significatif.
Il se méprend toutefois sur les ambitions patriotiques de la Jeune Belgique. Il prétend qu’elle veut « donner naissance à une littérature nationale, faire éclore une langue belge et une littérature belge, penser en belge et écrire en belge », « secouer les langues dans lesquels aime à nous emmailloter un pays voisin ».
Que ce critique à la fois incompréhensif et consciencieux, qui fait le procès des Jeunes Belgique et de leur réalisme en accumulant des milliers de citations, ait pu se tromper sur un point aussi important, c’est une preuve, après d’autres, que l’erreur s’était bientôt répandue. On imputait à « La Jeune Belgique » une des revendication de « L’Art moderne ». Mais il est remarquable que l’exposé de Tilman, ailleurs truffé d’expressions empruntées à « La Jeune Belgique », n’en renferme pas une seule dans cette partie. Sans doute Tilman note le caractère national de l’inspiration de Camille Lemonnier, d’Emile Verhaeren, de Georges Eekhoud, mais il ne reproduit aucune déclaration de principe. Bien plus, il doit reconnaître que tous ces « Jeunes » sont « infectés » de l’influence parisienne et il déclare : « Il n’est point de littérature nationale possible en Belgique ». Aussi, lorsqu’il fonde, en 1888, « La revue belge », se garde-t-il, en définissant son programme, de parler de littérature belge.
Sur ce point, on peut dire qu’il était d’accord avec « La Jeune Belgique ». Max Waller et ses amis n’ont aucune envie de s’opposer aux Français, de « secouer un joug » dont ils ne sentent pas le poids, ils sont heureux et fiers d’accueillir des collaborateurs français de se chercher des maîtres en France plus encore qu’en Belgique. Ils veulent que leur patrie ait une vie littéraire, soit fière de ses écrivains ; ils bataillent pour que ceux-ci trouvent dans leur pays une critique et des lectures qui permettent l’épanouissement des personnalités ; si quelques-uns d’entre eux, par une inclinaison naturelle, exploitent des thèmes nationaux, c’est fort bien ; mais il ne faut pas ériger « l’exception » en règle et assigner un tel choix à nos prosateurs et à nos poètes.
Cette doctrine, « La Jeune Belgique » l’énonce en 1883, puis en 1884, et surtout en 1885. A aucun moment elle n’a été hostile à l’inspiration nationale, ou plutôt flamande ; elle y a même été favorable, mais elle n’en a pas fait une loi ou un point de son programme.
Elle s’en serait tenue, je pense, à cette attitude réservée, si Picard ne l’avait mise en cause brutalement. Giraud, mandaté ou approuvé par Waller, va préciser la position de la revue.
Ce qu’elle rejette et rejettera toujours, c’est « l’absurdité où l’Art moderne a été conduit, les yeux fermés, par sa manie généralisante. Il nous fait penser à un jardinier qui, se promenant dans une plantureux verger, reprocherait avec véhémence au pommier de ne pas porter des poires, au poirier de ne pas porter des pommes, qui chercherait des melons sur une vigne et des pommes de terre sur un rosier ! »
Pour le reste, les idées de Giraud seront moins constantes. En 1885, il croit à un esprit wallon ou flamand, mais non belge. Il concède d’ailleurs qu’on exprime nécessairement cet esprit : « Il est aussi impossible de ne pas être de son pays ou de son temps qu’il est impossible de se soustraire à l’atmosphère ambiante. Elle nous enveloppe, nous pénètre. Elle est en nous. » Inutile donc de la chercher.
En octobre 1891, dans « La Société nouvelle », il affirme que notre mouvement littéraire, sans être français, n’est pas « un mouvement étroitement national, c’est-à-dire belge » ; mais il n’est pas non plus ni flamand ni wallon. Il est, même en ce qui concerne les écrivains français qui ressentent le plus les sympathies flamandes, inscrit dans le courant littéraire français, mais avec des caractères propres, communs aux Wallons et aux Flamands et dus à une influence « de l’imagination et de la culture septentrionales ».
Mockel, dans un article de « La Wallonie » (juillet-août 1892), rejette cette thèse, bien proche de « l’hypothèse d’un art belge » : « Je ne pense pas, comme M. Giraud, qu’il y ait des différences plus tangibles entre la littérature française pure et la littérature éclose en terre wallonne, qu’entre celle-ci et la littérature française des Flamands ; bien au contraire… » Sur quoi Giraud, dans une lettre que publie le dernier fascicule de « La Wallonie », précise sa pensée : « Pas plus que vous, je ne crois à une littérature belge. je pense que nous avons un
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