du les rapprocher davantage.
5
Le bibliothécaire principal de la ville venait de mourir. C’était un poste important. Le conseil communal en délibérait et le titulaire en était désigné par le collège. Le président Halloy était prêt à faire en sorte que Pierre le remplace à titre temporaire. Il avait ses influences. Il l’avait dit à Pierre.
- Tu ne peux pas continuer de ne rien faire de tes journées. Etre face à face du matin au soir, cela deviendra un enfer pour tous les deux.
Il avait raison. Pierre voyait ce qu’ils étaient devenus, Julie et lui, depuis quelques semaines.
- Peut être que c’est mieux.
Il avait embrassé son père qui avait les larmes aux yeux. Il ne se souvenait plus du jour où son fils lui avait manifesté tant d’affection.
Il le pressentait, c’était à lui de prendre la succession de René. Quel que soit son âge, le fils reste pour son père l’enfant qu’il a été. Que devient cet homme dont la mémoire n’a plus de raison d’être parce que le fils cesse d’être le descendant de sa lignée. Il en devient le dernier maillon. Qui dira un jour qu’elle avait existé ? Qui le saura ? Il pensa qu’il avait eu tort, Pierre n’aurait pas du partir. Ni même, peut être, quitter Julie.
Lorsque Pierre l’avait annoncé à Julie, elle avait semblé soulagée. Peut-être qu’ils s’étaient retrouvés une fois de plus.
Les matins où il pensait qu’elle aurait envie de paresser au lit, Pierre faisait le moins de bruit possible. Il emmenait ses vêtements dans la salle de bain, il préparait le petit déjeuner pour elle seule puis il buvait une tasse de café dans la cuisine avant de refermer sans bruit la porte qui s’ouvrait sur la rue. Cela lui avait fait plaisir que son secrétaire l’ai salué dès le premier jour par un : Bonjour, monsieur le bibliothécaire. Un homme de près de cinquante ans !
Jamais, il n’avait imaginé qu’une vie strictement routinière lui plairait autant. Le soir, il était impatient de revoir Julie. L’impatience était d’autant plus forte qu’il s’obligeait à prendre un verre dans un café tout proche pour la contenir. Comme le font sans doute beaucoup d’autres après une journée de travail, avant de rejoindre leur foyer et leur compagne.
C’était une image un peu idyllique mais il était convaincu désormais qu’il aimait Julie toute entière et pas seulement les ressources de son corps. Si par malheur elle devait en perdre l’usage, une paralysie qui la clouerait sur une chaise roulante, il s’occuperait d’elle sans se plaindre. Qui d’autre le ferait ? Il le savait désormais : la passion, c’était ça. Assis à son bureau, il rêvait à leur vie future.
C’était une bibliothèque imposante faite de longues travées où les livres étaient rangés selon leur nature. Elle était signalée par des écriteaux de cuivre. Elle inspirait la sérénité des établissements religieux. Les visiteurs n’y parlaient qu’à voix basse.
Il avait parfois l’impression que l’un d’entre eux transmettait à son vis-à-vis des secrets capitaux. Ils étaient les adeptes de l’idéologie d’une élite.
C’est à la bibliothèque que Jean Cormier était venu le voir. Jean était apparu dans sa vie à quelques reprises seulement mais à chaque fois il en avait été bouleversé. Durant ses études secondaires, Jean avait été son condisciple. C’était un garçon très renfermé, les yeux toujours baissés lorsqu’il s’adressait aux professeurs qui l’interrogeaient. En revanche, il était vraisemblablement un des meilleurs élèves de la classe. Studieux et obstiné, il recueillait de très bonnes notes dans les matières les plus ardues.
Aujourd’hui, il était inspecteur principal de la police judiciaire.
Pierre ne savait pas s’il devait sourire ou non de la boutade de Jean Cormier.
- Tu veux vraiment être bibliothécaire ?
- Vraiment. J’espère être nommé officiellement.
- Je ne veux pas être indiscret. Vous allez vous marier, Julie et toi ?
- Tu connais Julie ?
Jean avait un livre à la main. Sa question devait être de pure politesse.
- Je connais tout le monde, Pierre. Je suis comme une voyante. De tout le monde, je connais le présent et le passé. Quant au futur, je le pressens parce que les gens n’ont pas beaucoup d’imagination.
Il avait été soulagé après le départ de Jean. Il avait dit : à bientôt mais il espérait ne plus le revoir. Jean l’avait mis mal à l’aise.
Ce fut une courte période de bonheur. Une autre vie à nouveau ou la même vie ? Il ne savait plus. Il ne voulait pas savoir. Il savait seulement qu’à proximité d’elle, il avait envie de la serrer contre lui et de la prendre. Il en aurait pleuré mais elle le ravissait.
Un après-midi, ils avaient à peine échangé quelques mots de toute la matinée, c’était de plus en plus fréquent, Liliane était venue leur rendre visite. Elle faisait semblant d’être toute émoustillée.
- Tu sais qui vient ce soir ? Laszlo.
Elle se tourna vers Pierre.
- Cela t’ennuie si Julie m’accompagne ? Il donne un récital au Métallo.
- Laszlo ici, ça m’étonne ?
- C’est un ami qui me l’a dit. Ils doivent être à Bruxelles demain, pour un récital véritable. Mais un des musiciens à des amis ici. Ils ont décidé d’y loger. Le batteur, je le connais, il est beau à mourir. Je te jure, Julie.
Julie ne disait rien. Pierre s’était levé et avait enfilé son imper.
- Vous faites ce que vous voulez. Moi, de toute manière, j’ai des choses à faire ce soir.
Laszlo et les siens étaient un groupe de musiciens dont le succès soudain remplissait les salles de concert ou ce qui pouvait en tenir lieu. De la guitare et de la trompette dont la batterie soulignait les envolées musicales.
Le Métallo était un café situé à la limite de la ville. Dans l’arrière salle, on y donnait des spectacles de variétés où venaient se produire des artistes débutants ou des vedettes qui n’en étaient plus. Certains soirs, des groupes politiques débutants y tenaient des meetings dont les dirigeants avaient conscience qu’ils n’attireraient que peu de participants. Mais elle était souvent disponible.
Pierre s’était rendu au Réjane. C’était à pleurer de rire, pensait-il, cette taverne était le cadre de nombreuses émotions qui avaient été jusqu’à modifier le cours de son existence. Alfred lavait ses verres avec des gestes précis mille fois répétés. Un jour le souvenir que Pierre garderait d’Alfred serait celui d’un barman en gilet, dont personne ne soupçonnait s’il avait ou non une autre vie, qui lavait ses verres avant de les ranger derrière lui sur une étagère de verre. Cela ne l’empêchait pas de répondre à ses clients. Mais jamais de les interroger.
Pourquoi Julie ne l’avait-elle retenu ?
Il commençait à faire sombre et la pluie s’était mise à tomber. Vers minuit, déjà ivre, il s’était dirigé vers le Métallo.
Rares étaient les fenêtres au travers desquelles on pouvait distinguer de la lumière. A cette heure-ci, la plupart des habitants, des salariés de l’usine métallurgique qui se trouvait au bout de la chaussée, dormaient. Le sol était luisant, il avait plu tout l’après-midi, les reflets de la lune au fur et à mesure qu’il avançait, se trouvaient toujours devant lui.
Il n’y avait plus grand mode au Métallo. Laszlo, un verre de bière à portée de la main, grattait les cordes de sa guitare devant quelques spectateurs qui l’accompagnaient de mouvements de la tête et des bras.
- Oh, Pierre !
Jean Sturbois lui faisait signe.
- Qu’est-ce que tu fais là ?
- Tu as oublié que nous faisions du Jazz, il n’y a pas si longtemps. Maintenant que je suis célibataire à nouveau, je ne vais pas m’en priver.
Elisabeth, la femme de Jean, l’avait quitté huit jours auparavant. Il était ivre lui aussi. A croire que ce soir était le soir de la réunion des hommes sans attaches féminines. Légèrement ivres.
Pierre s’était dirigé vers les toilettes et avait poussé la porte. Il ne s’y trouvait personne. Celle des toilettes pour hommes, puis rapidement la porte de celles réservées aux femmes. Il n’y avait personne. Il s’était assis auprès de Jean.
- Il y a peu de monde.
- La plupart sont partis. Même les musiciens.
- Liliane m’avait dit qu’elle passerait.
- Elle est passée, en effet. Je ne savais pas qu’elle les connaissait. Tu prends un verre ?
Laszlo était avec deux musiciens qui nettoyaient leur instrument sans se préoccuper des clients qui les entouraient.
- Je ne vois pas le batteur ?
- Il est sorti il y a un moment, déjà. Liliane est venue lui parler, ils sont sortis ensemble. Liliane est revenue seule. Tu n’es pas venu avec Julie ?
- Elle n’était pas bien.
Il était blême. Il ne fallait pas lui faire un dessin. Il imaginait la scène comme s’il y avait assisté. Toute la scène. Celle que Jean venait de lui décrire et les autres, toutes les autres.
Julie et Liliane étaient venues en voiture. C’était Liliane qui avait invité le batteur à sortir. Elle lui avait présenté Julie qui « se mourait » de le connaître. Julie sexy comme aux premiers jours de leurs rencontres véritables lorsqu’elle souhaitait faire de Pierre son amant. Liliane avait proposé que Julie ramène le batteur à son hôtel. Il avait accepté. Quel homme ne l’aurait pas accepté ? Les genoux découverts, Julie lui avait proposé de prendre un dernier verre. Peut être avait-elle eu les gestes que certains hommes peuvent avoir envers une femme assise à leur côté dans une voiture ? Ils n’avaient pas attendus d’être dans la chambre à coucher pour se frotter l’un contre l’autre. En poussant des cris qui multiplient les sources du plaisir.
Il n’en pouvait plus.
- Je vais rentrer.
Il n’avait pas cessé de pleuvoir. Son imperméable était ouvert, la pluie traversait sa chemise. Il était prêt à tuer mais il redoutait le moment où il pousserait la porte. Si la pluie ne s’était pas mise à tomber en trombe, il se serait éloigné. Mais il était devant la maison de Julie.
Julie avait ouvert la porte brusquement.
- Mon dieu, j’étais folle d’inquiétude. Tu as vu ton état ?
Elle était en peignoir.
- Otes tes vêtements. Je vais t’essuyer. Tu vas attraper la mort.
Elle l’entraina vers la chambre, et l’étendit sur le lit. A genoux, elle lui avait ôté ses chaussures et son pantalon. Elle le redressa pour enlever sa chemise et commença à lui frotter le dos puis le corps tout entier.
- Pourquoi es-tu parti ? Liliane est rentrée après que tu sois parti. Ou as-tu été ?
- J’ai voulu écouter Laszlo.
- Pourquoi ne pas l’avoir dit ? Nous y aurions été ensemble.