"Si l'emploi de la comédie est de corriger les vices des hommes, je ne vois pas par quelle raison il y en aura de privilégiés. [...] Les plus beaux traits d'une sérieuse morale sont moins puissants, le plus souvent, que ceux de la satire; et rien ne reprend mieux la plupart des hommes que la peinture de leurs défauts. C'est une grande atteinte aux vices que de les exposer à la risée de tout le monde. On souffre aisément des répréhensions; mais on ne souffre point la raillerie. On veut bien être méchant, mais on ne veut point être ridicule."
Le Tartuffe, Préface
D’une lecture très fine du Tartuffe de Molière - Corriger en divertissant les faux-monnayeurs en dévotion - Monique Lenoble tire une mise en scène remarquablement intelligente de sobriété et de vivacité. Le décor joue un rôle explosif. Foin des mièvreries et mobilier du grand siècle pour nous précipiter à l’intérieur d’une boîte de Pandore. Un pandémonium sûrement. Trois étages vert olive, trois rangs de portes dérobées et de judas qui claquent comme dans les vaudevilles, dans un rythme infernal. Tartuffe n’est-il pas un démon habillé de chair? Derrière chaque porte se cache le mystère de réalités sitôt entrevues, sitôt escamotées. La vie normale de la famille a été bafouée. Les personnages sont projetés dans le chaos organisé par l’imposteur, le profiteur, l’usurpateur. Le fourbe s’est imposé comme maître à penser d’Orgon et de sa mère grâce à sa fausse dévotion. Orgon est prêt à lui céder sa fille Marianne qu’il avait promise à Valère. Pire, le scélérat va tenter de séduire sa femme, Elmire. Il fait régner le verbe trompeur en maître sur le plateau entièrement vide à part une sorte de large tabouret à deux places qui servira à le démasquer. Tartuffe se comporte comme un gourou, croit tenir sa victime et sa famille entière entre ses griffes, manipule le mensonge avec le machiavélisme et l’impudence de celui que rien n’arrête. Heureusement Elmire a gardé le sens commun et prépare un piège. Las, le mécréant doucereux a assuré ses arrières et ce n’est que la clémence du Roi qui le mettra enfin en déroute.
ORGON
Mon frère, vous seriez charmé de le connaître,
Et vos ravissements ne prendraient point de fin.
C'est un homme. qui. ha!. un homme. un homme enfin.
Qui suit bien ses leçons goûte une paix profonde,
Et comme du fumier regarde tout le monde.
Oui, je deviens tout autre avec son entretien;
Il m'enseigne à n'avoir affection pour rien,
De toutes amitiés il détache mon âme;
Et je verrais mourir frère, enfants, mère et femme,
Que je m'en soucierais autant que de cela.
CLÉANTE
Les sentiments humains, mon frère, que voilà!
Le jeu de toute la troupe n’est pas moins remarquable que la mise en scène et laisse entendre la beauté soufflante des alexandrins et la sève du discours de l’honnête homme qu’est Molière. C’est Alexandre von SIVERS qui apparaît dans le rôle d’Orgon, un impeccable Angelo BISON dans le sinistre rôle du Tartuffe et une éblouissante Laurence d'AMELIO dans celui d’Elmire. Sa performance mêlée de charme et de douceur mais aussi de rage intérieure suscite à elle seule un plaisir de roi ! Taille de guêpe, bouche et regard de geisha, chacune de ses interventions est un plaisir sensuel doublé de celui d’une diction parfaite qui retire toute la sève de ce texte étincelant. Soulignons aussi le rôle particulier de Dorine. Catherine GROSJEAN joue le rôle de la servante alerte et pleine de bon sens qui n’est jamais dupe des tromperies du Tartuffe, avec brio et grande présence théâtrale. La mère d’Orgon (Nicole COLCHAT) est aussi excellente dans ce rôle qui a tout d’un personnage de Daumier par son traitement presque naturaliste.
Un document de l’époque (Relation des Plaisirs de l’Ile enchantée de 1664) souligne que la pièce, reconnue comme « fort divertissante », rencontra au soir du 12 mai, un certain succès, auprès du Roi, mais aussi une forte hostilité dans le parti dévot extrêmement
proche de la Reine mère, Anne d’Autriche. Sous cette pression, le roi fit interdire toute représentation publique de la pièce. Molière fut menacé d’excommunication. Mais en 1669, l’influence des dévots ayant décru, la pièce remaniée fut un triomphe. Un triomphe qu’a célébré le théâtre du Parc dans sa saison 2013-2014 dans une production magistrale et inoubliable.
le texte:
http://www.site-moliere.com/pieces/tartuf15.htm
Du 6 mars au 5 avril 2014 au théâtre Royal du Parc
http://www.theatreduparc.be/spectacle/spectacle_2013_2014_004
Commentaires
http://bouzouk-make-up.blogspot.be/2014/05/creation-costumes-et-maq...
http://www.lecho.be/r/t/1/id/9480870.
La scène d’ouverture fait peur. On y voit Cléante sur le dos, les jambes en l’air riant bêtement. On craint une tartufferie grossière rires gras et situations ridicules en série , du Molière saccagé comme il n’est pas rare d’en voir. Mais l’angoisse disparaît peu à peu. Elle s’efface sous la maîtrise fascinante des alexandrins par les acteurs des rôles principaux. Le débit est vif la plupart du temps, mais sait ménager des pauses parfois inattendues , des ruptures et surtout des inflexions qui donnent du naturel à cette langue alexandrine.
Tartuffe, ce "gueux qui, quand il vint, n’avait pas de souliers, Et dont l’habit entier valait bien six deniers" (dixit la servante Dorine), a subjugué Orgon par sa piété sans bornes. Au point que celui-ci ne jure et ne pense que par lui. Corps, âme et biens entièrement offerts à l’imposteur qui n’est, évidemment, intéressé que par ces derniers. Hypocrisie avec un grand H qui résonne particulièrement bien avec l’affaire du "Madoff belge" qui secoue la Belgique actuellement. Stéphane Bleus s’affichait avec l’aile la plus traditionaliste de l’Église de Belgique tout en grugeant des dizaines d’investisseurs pour 100 millions d’euros. Il avait même ouvert une librairie catholique comme façade de ses activités. Dans sa note de mise en scène, Monique Lenoble écrit: "Le Tartuffe n’est pas à actualiser, ni à moderniser, c’est actuel et moderne!". C’est le moins qu’on puisse dire.
Pour camper ce Tartuffe, elle a judicieusement choisi Angelo Bison, ténébreux, magnétique et inquiétant à souhait. Dans le jeu du chat et de la souris de l’envoûtement, c’est Laurence d’Amelio (Elmire) port de tête aristocratique, regard perçant qui lui oppose son propre sortilège façon vamp. Le rôle d’Orgon va comme un gant à Alexandre von Sivers oscillant à merveille entre naïveté et brusques emportements. Et Catherine Grosjean donne à Dorine toute la gouaille et le franc-parler qu’elle mérite sans en faire une simple effrontée.
Le décor n’est pas envoûtant, lui. Un haut cylindre gris qui donne l’impression d’être au cœur d’une cheminée nucléaire ou, hypothèse plus probable, dans la nef d’une cathédrale d’acier. On a beau ne pas le trouver séduisant, le fait est qu’il fonctionne très bien avec ses portes multiples s’ouvrant sur d’autres petits mondes comme les volets d’un calendrier de l’Avent. Pas d’imposture ici, on en a pour son plaisir.
"Tartuffe ou l'Imposteur", jusqu'au 5 avril au Théâtre royal du Parc, rue de la Loi, 3 à 1000 Bruxelles. Du mardi au samedi à 20h15, les dimanches à 15h00.
Rens.: 02.505.30.30 ou www.theatreduparc.be(1)
« Tartuffe ne fait qu'accepter ce qu'on lui offre ».
Ce procès-verbal est faux. Je défie le juge d'instruction le plus subtil
de pouvoir trouver, au début de la pièce ou même au cours de
l'action, « les sourdes menées » de l'intrus et le « triple danger » qui
va fondre sur la maison : « l'aventurier voudra épouser la fille,
séduire la femme, dépouiller le mari. » D'ailleurs, pourquoi Tartuffe
serait-il un aventurier ? Il était pauvre et mal vêtu lorsqu'il vint chez
Orgon, ainsi que le dit Dorine ? Il n'y a à cela rien d'infamant. Son
comportement à l'église est peut-être l'indice d'une grande piété.
Pourquoi Orgon ne serait-il pas séduit par un homme qui n'accepte
que la moitié de ses dons, et distribue l'autre moitié aux pauvres ?
Est-ce la puce que Tartuffe tue avec trop de colère qui vous paraît
une tartufferie ? Il y eut un saint nommé Macaire qui, lui aussi, tua
une puce en faisant sa prière, et fit neuf ans de retraite dans le
désert ; après quoi il fut canonisé. Où prend-on que Tartuffe veut
épouser Mariane ? Il le dit : ce n'est pas le bonheur après quoi il
soupire. Il est amoureux de la femme. Julien Sorel est amoureux de
Mme de Rênal. On n'en fait pas un monstre pour autant. Pourquoi
dire qu'il veut dépouiller Orgon ? C'est Orgon qui, dans un élan de
tendresse, sans que Tartuffe ait rien sollicité, veut lui faire une
donation entière : « Un bon et franc ami que pour gendre je prends, -
M'est bien plus cher que fils, que femme et que parents. » Tartuffe
ne fait qu'accepter ce qu'on lui offre.
« Les enfants luttent, guidés par la servante et l'oncle. » Il n'y a pas
de lutte ; du moins, la lutte est vite terminée. Orgon, sur le simple
soupçon que Damis a faussement accusé Tartuffe - sans que celui-ci
intervienne -, chasse son fils, avec sa malédiction, et invite sa fille à
mortifier ses sens avec son mariage. Quant à la scène « hardie et
forte » du quatrième acte, où Elmire cache son mari pour le rendre
« témoin et juge des criminelles entreprises de Tartuffe», relisez-la
avant que d'en parler : Elmire provoque Tartuffe, lui parle « d'un
coeur que l'on veut tout » et lui déclare qu'elle est prête à se rendre.
Je sais bien que c'est pour démasquer l'imposteur, mais qui ne se
laisserait prendre à ce jeu lors qu'il est amoureux ? Et que Tartuffe,
bafoué dans son amour et - ce qui est pire - dans son amour propre,
se venge d'Orgon avec les armes qu'il a, c'est humain plus que
monstrueux.
JOUVET, Témoignages sur le théâtre© éd. Flammarion.