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Pierre et elle s’étaient revus les jours suivants. Elle avait demandé le premier jour :

- Tu veux revenir ce soir ?

Il ne savait pas ce qu’il devait répondre. Elle avait été ardente. Durant la nuit, il avait pensé à Béatrice qui lui avait appris à caresser le corps d’une femme. Il avait pensé à Julie aussi. Il avait pensé à la chambre qu’il occupait.

Elle avait fixé les règles.

- On couche mais on ne s’est rien promis.

Acheteuse de lingerie féminine pour une chaine de grands magasins, un tiers de son temps se déroulait à l’étranger. Elle achetait non seulement de ces parures qui excitent l’imagination des maris mais des culottes de coton, des combinaisons et autres sous-vêtements destinés à la majeure partie des femmes. Davantage de tailles X, XL et E.L que de S. et Médium. Les médecins le confirment d’ailleurs, si le bedon menace les messieurs, c’est sur les fesses que se porte d’abord l’embonpoint des femmes.

- Cela permet d’occuper les mains des messieurs lorsque la conversation commence à languir.

Sans s’être rendu compte du temps qui passait, Pierre et elle vivaient pratiquement ensemble depuis trois ans. Parfois, lorsqu’il se taisait, elle craignait qu’il ne s’ennuie. Le temps des confidences à cœur ouvert n’était pas encore venu. Quand les gens voyagent, ils veulent se créer des souvenirs qu’ils évoqueront plus tard. Les voyages, c’est la matière première des conversations à venir.

Il y avait à Milan, deux fois par an, une foire de la lingerie.

-Tu connais Milan ? Tu connais l’Italie ?

- Non.

- Je t’invite.

Les foires commerciales avaient une curieuse influence sur la vie de Pierre. Il en aurait ri si ces pensées douces-amères ne lui avaient pas évoqué la Foire alimentaire de Francfort. Les odeurs étaient différentes. Mais pas seulement les odeurs.

L’hôtel de la Place, à proximité de la Cathédrale et des rues étroites où se trouvent les bars à filles, était un hôtel de grand luxe. Au sous sol, un bar permettait d’y passer la soirée en écoutant un pianiste. C’était un hôtel très cher. Clotilde s’en moquait. Elle disait :

- Ils ne me payent pas pour mes beaux yeux mais pour l’argent que je leur rapporte. Je veux bien travailler comme un nègre mais je veux vivre comme un prince.

Ils formaient, croyait-elle, une sorte de ménage incertain mais installé. Elle avait été séduite par ce garçon un peu plus jeune qu’elle qui ne demandait qu’à apprendre ces gestes que beaucoup de jeunes gens prétendaient connaitre de façon innée mais dont ils usaient maladroitement face à des jeunes femmes prêtes à toutes les découvertes.

Aux gestes mécaniques de l’amour, elle donnait un rythme qui les rendait différents en fonction d’une dramaturgie imperceptible qui variait selon l’heure ou les endroits. Clotilde faisait l’amour comme un violoniste se sert de son violon. Sans abandon véritable mais soucieuse du plaisir partagé. Elle préservait sa liberté en n’appartenant à personne.

- Le jour où moi ou toi, on a envie d’être seul, il suffit de le dire.

C’était sa façon à elle, sans blesser son partenaire, de dire qu’ils n’étaient pas unis pour la vie. Ou que de temps à autre, une rencontre inattendue pouvait se produire sans qu’il s’agisse d’une rupture définitive. C’est ce qu’elle appelait : être de bons amis. Quant à Pierre, il restait fidèle à Julie. Il faut bien le reconnaitre, il est souvent plus ardu de rompre que d’être amoureux.

Clotilde avait quarante-trois ans, l’âge des premières déchirures. De celles qui commencent à corroder la texture des chairs.

Depuis quelques années, chaque matin elle contemplait son visage avec une attention douloureuse. Une femme n’a que sa beauté, pensait-elle. Le jour où elle cesse de plaire, elle cesse d’exister.

Lorsque son mari avait quitté Clotilde, elle était restée prostrée de nombreux mois, incapable de mettre quelques idées en place : elles lui paraissaient aussi incongrues les unes que les autres, sans rapport aucun avec la réalité. C’étaient à peine des bouts de pensée aussi inconsistants que les cercles que font dans l’eau les galets jetés par des enfants.

Puis elle s’était efforcée de se reprendre, comme on dit. Ses déplacements à l’étranger, elle les prolongeait sans nécessité, rien que pour remplir un temps dont elle se rendait compte combien il était vide depuis qu’elle était seule à l’affronter.

Elle eut quelques aventures. De celles qui naissent, et se défont tout aussi vite, à partir d’un regard plus appuyé, presque par lassitude, pour ne pas dire non ou parce qu’on a envie de dire oui à quelqu’un. Et parce que son corps, elle voulait s’en persuader comme si c’était le signe du début de sa délivrance, avait à nouveau ses exigences. Elle en avait éprouvé un bien-être ambigu.

Pierre était arrivé à un moment décisif mais elle doutait déjà du pouvoir qu’elle pouvait exercer sur un homme. Parfois, elle souhaitait que son visage soit le seul objet de son regard pour le détourner d’autres femmes. Mais parfois, elle souhaitait qu’il regarde d’autres femmes pour le détourner du sien dont elle était devenue moins sûre.

Un jour, ils s’étaient rendus à Paris. Elle devait s’y rendre pour ses affaires et elle lui avait demandé de l’accompagner. C’était en septembre, les jours étaient encore beaux. Elle avait rêvé pour elle et pour lui que ce soit comme le jour d’une première rencontre. De celles qui surviennent par hasard sans en connaitre la fin. Un instant épargné du temps.

C’était un week-end de Foires. A Paris comme dans un grand nombre de capitales les week-ends  sont destinés à des Foires commerciales. Ce sont plus que les musées des vecteurs du tourisme. La plupart des hôtels affichaient complet. Celui qu’elle avait retenu n’était pas très luxueux mais il était situé à proximité du Boulevard Saint-Germain et des brasseries aux terrasses illuminées. De plus en plus souvent elle cherchait des endroits animés. Elle avait parfois le sentiment que le silence risquait de les séparer.

- C’est tout ce que j’ai pu trouver. Tu n’es pas trop déçu ?

La chambre était petite, le lit en occupait la plus grande partie. Elle avait ôté sa blouse et sa jupe avant de défaire les valises. Elle se savait attirante. Ils étaient si proches l’un de l’autre qu’à chaque fois qu’elle passait près de lui, il sentait l’odeur de sa peau mêlée à celle de son parfum. Un parfum qui était celui qu’il avait offert à Julie et qu’il avait offert à Clotilde. Une odeur qu’il commençait à bien connaître et qu’il  retrouvait sur lui lorsqu’elle était absente. Dieu sait à qui cette odeur le faisait penser.

Il avait le ventre contracté. Peut-être était-ce l’atmosphère de cette chambre ? Les hôtels pour beaucoup, hommes ou femmes, suscitent la même sensation que celle que leur procure le sentiment de commettre un adultère.

Elle s’était tournée vers lui. Il la trouvait belle.

- Tu veux faire l’amour ?

Sa voix était claire. Elle posait la question de la même manière que si elle avait demandé s’il voulait un verre d’eau.

- Je crois que j’ai envie de toi.

- Tu crois que tu en as envie ou tu en as envie ?

Elle riait.

- Si nous voulons aller au restaurant, nous n’avons pas de temps à perdre, je vais prendre un bain.

Elle avait ouvert le robinet de la baignoire, et elle avait ôté sa culotte et son soutien-gorge. Elle était entrée dans l’eau pendant qu’il la regardait, troublé par ce corps si tranquille. Elle avait tendu la main.

- Tu veux prendre un bain avec moi ?

Lorsqu’ils étaient sortis de l’hôtel, il faisait déjà nuit.

Clotilde s’était accrochée à son bras, sa cuisse touchait la sienne comme si leurs corps se cherchaient encore. Ce sont ces attouchements là, si vite oubliés, qui marquent le corps des amants véritables.

- Est-ce que ce que tu connais le Harry’s bar ? C’est un endroit fantastique. Au sous-sol il y a un piano, et si tu le lui demandes, le pianiste te joue des airs d’autrefois.

- Non, je ne connais de bar que l’Archiduc.

Le bar était pratiquement vide. Toutes les lampes n’étaient pas encore allumées. Il était trop tôt.

Elle eut peur soudain de ces souvenirs qui appartenaient à Pierre. Certains d’entre eux probablement appartenaient aussi à une autre.

Elle  n’avait plus repris son bras de la soirée. Cette nuit-là, recrus de fatigue, mouillés de sueur, ils avaient fait l’amour avec la rage de deux lutteurs épuisés mais incapables de se vaincre.

C’est à cette époque que Clotilde devint amoureuse de Pierre alors que le souvenir de Julie revenait à Pierre plus souvent. A quoi reconnait-on qu’on devient amoureuse ? Clotilde s’efforçait de le savoir en femme rationnelle qu’elle était. Elle pensait que ce n’était pas lié au plaisir que lui procuraient ses caresses. Elle n’était pas amoureuse des cuisiniers de restaurants étoilés; disait-elle.

Chacun d’eux vivait dans l’appartement qu’il occupait avant qu’ils ne fassent connaissance. C’était un refuge éventuel. Elle pensait que parce que leur union leur paraîtrait plus fragile, elle leur serait plus précieuse. Elle se trompait. Il y en a toujours un qui aime plus que l’autre.

La présence de Pierre lui devenait indispensable. Pour qu’il ne s’en rende pas compte, à quelques reprises elle lui avait demandé de ne pas venir la voir. L’absence, se disait-elle, est un adjuvent à l’amour. L’absence ?

Ce jour-là, au téléphone, elle avait prétexté la venue inopinée d’un ami.

- Tu ne m’en veux pas ? C’est ce dont nous étions convenus. Un ami étranger vient me voir.

- Tu ne me dois pas d’explications, Clotilde. Nous sommes d’abord de bons amis, non ?  Tu me donneras un coup de fil après qu’il soit parti.

En revanche, une autre fois, toujours au téléphone cet intermédiaire sans visage, elle lui avait reproché de ne pas l’avoir prévenue.

- Tu ne m’as pas prévenue que tu ne viendrais pas.

- Je t’ai appelée cet après-midi.

- Tu aurais pu appeler hier soir. Je ne t’aurais pas attendu de toute la soirée. Peu importe avec qui tu étais, ne serait ce que par courtoisie.

Elle faisait preuve de mauvaise foi mais c’était par amour. Clotilde se demandait avec qui elle vivait. Elle pensait qu’elle devrait rompre avant qu’il ne soit trop tard. Ses relations avec Pierre devenaient ridicules. Un soir, quelques mois auparavant, alors qu’elle ne lui demandait rien, il avait dit, dieu sait pour quelle raison, qu’elle ne devait rien attendre de lui.

- Je ne suis pas un homme équilibré. Je n’ai rien à offrir à une femme.

C’était une forme de dépression sans doute. De rejet de soi-même. Elle connaissait cette sensation de ne pas être. Il avait parlé de ce qu’il appelait sa vie antérieure, de son père le président, de René, de Gérard, et enfin de Julie. C’est d’elle qu’il brûlait de parler.

- Tu es fâchée. J’ai envie que tu connaisses tout de moi.

Il avait dit que c’était une marque de confiance et d’abandon. Il parlait de Julie à une femme libre qui de plus était sa meilleure amie.

Clotilde le consolait à force de caresses partagées. Jusqu’au sel de quelques larmes qui ajoutait du piment à leurs baisers.

Ils étaient devenus quatre : Cécile et lui tels qu’ils étaient aujourd’hui. Et un homme incapable de se définir qu’accompagnait de plus en plus souvent la Julie nichée dans sa mémoire. Parfois, il en perdait l’équilibre et portait la main contre un mur pour se soutenir.

Clotilde avait besoin d’une rencontre. Ne serait-ce que pour son équilibre, pensait-elle. Et pour celui de Pierre en fin de compte. C’était en Italie qu’elle se produisit. Elle se trouvait dans une tout petite ville proche de  Florence. L’hôtel dans lequel elle logeait près de la Grand-Place ouvrait sous les arcades. Hôtel des Arcades. Elle devait rencontrer son fournisseur le lendemain.

D’habitude, elle logeait à Florence  mais ce jour là, moite de chaleur, elle n’avait pas eu le courage de prendre un bain, de se changer et de s’y rendre.

Elle décida de diner à l’hôtel dans une petite salle généralement vide qui donnait sur la cour arrière. La carte n’était pas fort riche mais ce n’est pas de manger dont elle avait envie.

Elle prit un bain et les cheveux encore humides serrés autour de son visage, elle s’installa au restaurant. La salle était vide. Le patron qui avait noué un tablier autour du ventre la servit en souriant.

- C’est pour moi, je vous l’offre.

Il avait apporté une carafe de Chianti qu’elle vida en attendant le repas. Le vin était bon, elle avait envie de boire.

Un peu plus tard, un homme était entré. Un client de l’hôtel, lui aussi probablement. Il avait scruté la salle. Il avait regardé Clotilde. Ils étaient deux désormais. Il eut un sourire et s’approcha de la table de Clotilde.

- Vous ne pensez pas que ce serait sinistre si nous mangions, seuls, chacun à un bout de la salle ?

- C’est vrai.

- Mon nom est Pierre Louvier.

Il s’assit en face d’elle. Il commanda une bouteille de vin florentin. Pétillant. Du Lambrusco.

- Vous verrez, il surprend au début.

Elle n’en avait jamais bu.

Il était français et comme elle, il achetait. Pour une chaine française.

- Moi ce sont des pulls.

Après le repas, elle était un peu ivre, elle dit qu’elle allait se coucher. Elle avait mis une chemise de nuit et rejeté les draps. Mais elle n’avait pas fermé la porte. Elle entendit frapper à la porte et elle alla ouvrir. C’était Pierre Louvier.

Le lendemain, Pierre Louvier avait quitté l’hôtel avant même qu’elle ne descende. Peut-être qu’elle avait rêvé ?

Etrange phénomène que l’amour. Les peaux se conviennent, parfois les sentiments se conviennent également. On se sépare parce qu’on craint celui ou celle qu’on  deviendra. On se fuit. On fuit encore et on regrette le premier amour. Il rassure. C’est ça l’amour ? Une anxiété qui apaise

Un jour qu’il rentrait chez lui, Pierre avait entendu une voix derrière lui.

- Pierre !

Il avait failli croiser Jean Cormier sans le voir. Sans savoir pourquoi, il était devenu heureux.

- Tout compte fait, la vie est plus agréable dans une grande ville.

Jean était le seul avec lequel il aurait pu parler de ce qu’il n’avait jamais évoqué avec son père lorsqu’ils dinaient ensemble dans un café du centre. Mais Jean était pressé ; avait-il dit.

Avant de partir, il avait dit :

- Je suppose que tu sais que ton parrain est malade. Il n’aime pas qu’on en parle, tu le connais.

Il savait que René était malade mais pas au point que Jean lui en parle. Il en parla à Clotilde. Elle s’était inquiétée pour René. En réalité, c’est de Pierre qu’elle s’inquiétait.

Lorsque Pierre avait appris que René était mort, et qu’il avait décidé de se rendre à ses funérailles, elle avait eu peur de ce passé qui allait se matérialiser d’autant plus fort qu’il avait été effacé d’un geste brutal

- Tu reviendras ?

Il n’avait jamais pensé que Clotilde lui poserait la question. C’est au lit, souvent, que les hommes ou les femmes posent les questions auxquelles il est difficile de répondre. Est-ce ce qu’elle continuerait d’exister lorsqu’il aurait franchi sa porte ? Vraisemblablement pour ne plus revenir. Est-ce qu’il continuerait d’exister dans la sienne ? Les ruptures ont cet avantage : ni les traits de l’un ni ceux de l’autre ne se modifient plus.

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Commentaires

  • Pierre devient vraiment vivant et attachant au fil de son histoire.

    Comment tout cela finira-t-il ? Comme pour nous tous sans doute .... "en quittant ce monde pourri" comme m'a dit un jour une personne que j'appréciais beaucoup. Ayant appris qu'elle avait une maladie à l'issue fatale, c'est ce qu'elle m'avait dit : "Je quitterai ce monde pourri, sans regret".

    Il m'arrive également de le penser. Surtout en ce moment où des bruits de botte risquent une fois de plus de se faire entendre.

    Merci pour votre appréciation à propos des "Vieux". Bon dimanche.

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