Deuxième chapitre
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Les premiers jours, Pierre avait logé dans un hôtel situé à proximité de l’Université. Il y avait là les petits restos et les cafés qu’il fréquentait lorsqu’il était étudiant. Personne ne l’y reconnaissait plus. L’Université, c’est comme un bus qui vous aide à parcourir quelques années de la vie, puis c’est comme s’il n’y avait jamais eu de bus et, pour certains, comme s’il n’y avait jamais eu d’Université.
Il allait s’efforcer d’effacer le temps qui s’était écoulé depuis la fin de ses études jusqu’à ce jour. Il se voulait un autre homme. Il n’y croyait pas réellement mais c’était un cadre mental qu’il voulait s’imposer. Et qui l’apaisait. Une seconde vie commençait.
Les premiers jours, il n’avait téléphoné ni à son père ni à son parrain. C’est à eux qu’il attribuait le motif de son départ. Ce sont eux qui avaient bouleversé sa vie. A raison peut-être, avait-il pensé parfois au début de ce qu’il avait nommé pompeusement son exil.
Après quelques jours cependant, il appela son parrain.
René n’avait pas eu l’air surpris. Pierre avait le sentiment qu’il était assis en face de lui.
- J’ai une proposition à te faire. Un de mes amis qui dirige une boite de matériel médical à besoin d’un délégué médical. Je lui ai parlé de toi.
René n’avait ignoré où se trouvait Pierre qu’un seul jour seulement. Dès le lendemain de son départ, il savait où il se trouvait et ce qu’il faisait. La police est bien faite lorsqu’elle le veut. Jean Cormier ne manquait pas d’amis dans la capitale. Jean était un fidèle du président Halloy et de René Daumier dont il connaissait le pouvoir d’influence. Certains, même dans son service, disaient qu’il était à lui seul les yeux et parfois le bras du Président avec un grand P.
-Je connais deux fois plus de monde que la plupart des gens. De chacun, je connais la face qu’il s’efforce de montrer, et de chacun la face cachée.
La police a toujours été friande de renseignements qu’elle entrepose soigneusement dans les rayons d’une immense bibliothèque à elle.
La firme dont René avait parlé à Pierre vendait du matériel médical à des hôpitaux. Pierre fut engagé le jour même où il s’était présenté. Le directeur, André Baligand, lui avait demandé des nouvelles de son parrain, ils avaient fait leurs études ensemble ; dit-il. Il lui avait proposé à boire, puis lui avait parlé de ce qu’on attendait de lui.
- Si ça vous convient, vous pouvez commencer dès demain.
On lui fit imprimer des cartes de visite à son nom avec la mention de directeur-adjoint. Sa vanité en fut touchée, et il se mit en route dès qu’il fut mis au courant du matériel à vendre et des usages du milieu hospitalier.
Il visitait les hôpitaux, il s’entretenait avec les médecins des différents départements, les techniciens des laboratoires, et il leur exposait les qualités du matériel de la firme. C’était plus valorisant que la vente de conserves et autres produits alimentaires. Même la vente de cornichons au vinaigre à la marque des établissements Leroy ne procurait pas de fierté équivalente à celle de la vente d’un scanner de la dernière génération.
Il était le représentant d’une maison qui elle-même était une filiale d’une entreprise américaine. Le prestige de la firme rejaillissait sur chaque membre de son personnel. Nombreux, on le sait, sont ceux qui préfèrent le prestige à la hauteur de leur salaire.
Les infirmières disaient : docteur. Peu de vendeurs de produits médicaux, d’anciens étudiants qui n’avaient pas achevé leurs études médicales, rectifiaient.
Pierre travaillait sans ménager son temps. Au contraire, plus cela prenait du temps, mieux c’était. Il pouvait retarder son retour et le moment où il se retrouvait seul dans sa chambre.
Bel homme, et conscient de l’attrait qu’il exerçait, il avait parfois une aventure avec une infirmière ou l’interlocutrice qu’il avait invitée à dîner, et ne rentrait chez lui que le jour suivant.
Le soir, pour éviter la solitude de sa chambre, il allait prendre un verre dans un bar qu’il fréquentait lorsqu’il était encore étudiant. Situé dans une impasse, « La jambe de bois » avait une clientèle limitée à d’anciens étudiants nostalgiques et à des jeunes qui se faisaient offrir à boire par les anciens. A une certaine heure du soir, Pierre s’asseyait au piano après avoir offert un verre au pianiste habituel.
- C’est bon ce que tu fais. Pourquoi t’as pas continué ?
- On croit qu’on choisit. On ne choisit pas.
- Tu parles comme un vieux.
Il ne vivait pas encore avec Clotilde. Il ne l’avait rencontrée qu’un an plus tard. Ce n’était pas une liaison. Comme beaucoup d’autres hommes sans doute, et peut être de femmes, il avait une mémoire bien compartimentée. Celle qui permet de vivre sans regarder derrière soi.
Il n’est pas nécessaire de détruire le moindre souvenir. Il suffit de l’abandonner dans un coin de ce vaste fourre-tout qu’est la mémoire. On peut ainsi mener deux vies en parallèle, et prétendre qu’il ne s’agit que d’une aventure sans lendemain lorsqu’on est le sujet d’une rencontre inattendue. Le plus dur néanmoins, c’était de vivre sans Julie dont il ressentait l’éloignement tellement fort que parfois il brûlait de l’envie de la rejoindre sans attendre. Alors, il allait se saouler. Et la mémoire se refermait.
Clotilde, il l’avait rencontrée à l’Archiduc, un bar à la mode, où se pressaient les amateurs de musique de jazz. A partir de onze heures du soir, il était impossible d’y circuler. Pour se déplacer, il fallait se creuser un chemin parmi les consommateurs collés les uns aux autres en s’excusant pour la forme et en levant son verre au dessus de la tête. Autant de balises liquides qui indiquaient que quelqu’un, homme ou femme, se trouvait en dessous. Face à face, corps contre corps. Ce soir là c’était Clotilde et lui.
- Je vous offre un verre ?
- Si nous parvenons au comptoir, avec plaisir.
Quelques heures plus tard, ce fut Clotilde qui demanda :
- On va chez toi ou chez moi ?
Clotilde était divorcée. Elles sont nombreuses les femmes divorcées. Il arrive que les maris se séparent de leur épouse durant leur mariage sans qu’elles en soient averties. Lorsqu’elles le sont, à moins d’un arrangement de convenance, le couple divorce pour de vrai. Parfois, il le regrette.
Clotilde et son mari n’étaient mariés que depuis deux ans lorsqu’elle avait appris qu’il la trompait avec sa secrétaire. Il avait dit :
- Ce n’est pas ma faute. Je pensais bien que je lui plaisais, je le lui avais répété : ne vous penchez pas comme ça lorsque vous êtes derrière mon dos pour lire un rapport en même temps que moi. Tu sais la poitrine qu’elle a, elle la met pratiquement sous mon nez, le corsage entr’ouvert.
C’était un homme fat et suffisant. Il semblait jouir en se confessant, avait dit Clotilde.
- C’est un accident. Je ne suis qu’un homme, après tout.
Il avait juré qu’il quitterait sa secrétaire sur le champ, c’est Clotilde qu’il avait quittée.
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