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Survol de l'Essai en Belgique

On a beaucoup dit que la Belgique était une terre de poètes et c’est vrai. Dans un pays dont on assure également qu’il est matérialiste, les poètes (et même les bons poètes) sont légion. Mais si l’on regarde ce qu’a été l’essai dans la littérature française de ce pays depuis cinquante ans, on doit admettre que le genre a toujours été riche. Le caractère belge aime la réflexion. Plus, d’ailleurs, que la spéculation purement intellectuelle ou le goût de l’étincelle dans les idées. L’essai, ici, va souvent vers la synthèse large, le panorama, le dossier sérieux.

Léon Thoorens a même tenté et réussi un « Panorama des littératures » qui était une gageure. L’essai va vers les faits plutôt que vers l’effet. Et vers les perspectives du passé plutôt que vers les incertitudes du présent : on préfère attendre et voir clair.
Mais il faudrait, avant de tenter un semblant d’inventaire, distinguer les domaines qu’on y ferait entrer. L’essai critique y a sa place, naturellement, mais aussi l’analyse littéraire ; les portraits d’une époque, mais aussi les biographies ; l’évocation d’une terre ou d’un peuple, mais aussi l’histoire, qui a suscité beaucoup d’ouvrages importants (sans doute parce que l’histoire de Belgique est complexe et longue…).

Il faudrait même faire une place –où la trouveraient-ils ailleurs ?- aux philologues, aux lexicologues ou aux grammairiens. La Belgique romane n’a pas toujours eu bonne réputation ; on y a des accents et l’on s’y donne souvent des facilités coupables : wallonismes ou flandricismes parsèment le langage d’un grand nombre. Est-ce pour cela que la Belgique est riche en maîtres et en correcteurs de langue ? Entre les deux guerres, un savant jésuite, le P. Deharveng, publiait tous ses volumes de ‘Corrigeons-nous » avant que ne viennent Armant Bottequin, Joseph Hanse (« Dictionnaire des difficultés grammaticales et lexicologiques »). Depuis lors, Albert Doppagne et André Goose sont aussi des références de la plus sûr qualité. Quant à Maurice Grevisse , dont « Le bon usage » a connu dix rééditions, il est un spécialiste écouté aux quatre coins du monde francophone. Gide le cite souvent et Léopold Sedar Senghor fait de lui l’oracle du gouvernement sénégalais à Dakar.

L’histoire littéraire

Ici même, il faudrait faire quelques distinctions. La réflexion historique et la critique contemporaine se partagent une activité somme toute considérable. D’éminentes personnalités universitaires se sont attachées à des « moments » de la langue ou de la littérature dans le passé. Des médiévistes aux dix-huitièmistes, l’éventail est large.
Il faudrait même reprendre les choses plus loin. Jean Capart a été un des premiers égyptologues de ce siècle. Marie Delcourt (née en 1891) est un de ces esprits riches et originaux qui connaissent et révèlent admirablement l’Antiquité. « La vie d’Euripide », « Eschyle » ou « Périclès » sont des œuvres de premier ordre, et nul n’a atteint comme elle l’âme de l’hellénisme (si ce n’est Claire Préaux et son rayonnant humanisme, comme dans « La lune et la pensée grecque »). Mais elle parle aussi bien de « Plaute et l’impartialité comique », et l’Humanisme renaissant lui a inspiré une savoureuse monographie d’ « Erasme » et une belle édition critique de l’ « Utopie » de Thomas More.
Le moyen âge a été un des grands terrains prospectés par les universitaires belges. Il est certain que Maurice Wilmotte (1861-1942) a formé à Liège des médiévistes qui ont essaimé partout. Il n’est pratiquement pas une faculté de philologie romane, en Belgique, où l’on ne retrouve son influence ou son souvenir. Trente ans après avoir étudié les « Origines du roman en France », il s’attachait, en 1939, à « L’épopée française, origine et élaboration ».
Dans sa grande foulée apparurent notamment Georges Doutrepont (1868-1941) qui ressuscita « La littérature française à la cour des ducs de Bourgogne » ; Maurice Delbouille (né en 1903) qui étudia entre autres la « Genèse de la chanson de Roland » ; Rita Lejeune-Dehouse (née en 1906) qui multiplia avec une féconde liberté ses « recherches sur le thème : les chansons de geste et l’histoire » ; Fernand Desonay (1879-1973) qui parla si bien de « Villon » et se fit l’éditeur des œuvres d’Antoine de la Sale avant de passer à la Renaissance avec son monumental « Ronsard poète de l’amour », trois volumes pleins de science, de vie et d’idées neuves. Il est vrai que Fernand Desonay était multiple et brillant. Il se passionnait aussi bien pour « Le Grand Meaulnes », d’Alain Fournier, pour l’Italie (« Air de Venise », l’Amérique (« Air de Virginie »), et l’actualité rencontrée dans des centaines d’articles.
On retrouve le moyen âge chez beaucoup de chercheurs encore. Chez Julia Bastin, spécialiste de Rutebeuf et éditrice de la tournaisienne « Vie de saint Eleuthère », comme chez Edgar de Bruyne dans ses « Etudes d’esthétique médiévale ».

Le XVIIe siècle, qui fut une période sombre pour les régions de la future Belgique, a suscité chez Marcel Paquot un essai très documenté sur « Les étrangers dans les divertissements de la cour de Beauxjoyeulx à Molière ». A qui on ajoutera Henri Liebrecht (1884-1955) et son « Histoire du théâtre français à Bruxelles aux XVIIIe et XVIIIe siècles ».

Le XVIIIe siècle a eu de véritables initiateurs comme servais Etienne (1886-1952) qui a traité « Le genre romanesque en France depuis l’apparition de La nouvelle Héloïse jusqu’aux approches de la Révolution ». Servais Etienne professait aussi que l’histoire littéraire doit résister la tentation excessive de la biographie pour garder au texte son importance essentielle.
Roland Mortier fut certainement l’un des plus importants dix-huitièmistes. Son « Diderot en Allemagne », ses « Clartés et ombres au Siècle des lumières », sa pénétrante analyse de la « Poétique des ruines en France » sont des livres essentiels, et les études publiées sur le XVIIIe sous sa direction ou avec sa participation par l’Université de Bruxelles font de lui un des maîtres contemporains, un de ceux chez qui la brillante aisance de l’expression s’ajoute à la science la plus sérieuse.
Gustave Charlier (1885-1949) avait été le disciple de Maurice Wilmotte avant de former Roland Mortier et plusieurs générations universitaires ; ses curiosités allaient « De Ronsard à Victor Hugo » ou « De Montaigne à Verlaine », mais son ouvrage majeur restera « Le mouvement romantique en Belgique ».
Le Romantisme, Raymond Pouillart l’a étudié dans « Le Romantisme de 1869 à 1896 ». D’autres l’ont inclus dans des synthèses élargies ou ont suivi ce qui est sorti de lui par mutation ou par réaction. Ainsi Gustave van Welkenhuyzen (1900-1975-, attiré par la projection des grands mouvements français en Belgique : « L’influence du naturisme français en Belgique », « J. K. Huysmans et la Belgique », sans oublier tout ce qu’il a consacré à Camille Lemonnier ou à Charles Van Lerberghe. Sur Van Lerberghe, les travaux scientifiques de Jean Guillaume sont établis avec beaucoup d’exigence.
Grand poète autant que grand critique, Robert Vivier (né en 1894) s’est révélé par « L’originalité de Baudelaire », et des recueils comme « Et la poésie fut langage » allient merveilleusement l’expérience et l’analyse poétique.
Chez Emilie Noulet (née en 1892), trois œuvres majeures de la poésie française ont trouvé une exégète incomparable. « Paul Valéry » (1938), « L’œuvre de Stéphane Mallarmé » (1940) ou « Le premier visage de Rimbaud » (1953, réédité en 1974) sont des ouvrages qu’on ne peut ignorer. Mais Emilie Noulet a étudié aussi « Le ton poétique », plus divers dans son objet, et elle s’est passionnée aussi bien pour Jean Tardieu.
Paul Champagne s’est voué à l’étude de la poésie, et surtout à un écrivain belge qui captait, dans son château d’Acoz, les feux déclinants du romantisme, Octave Pirmez. Il lui a consacré plusieurs livres fervents.
De beaux travaux ont été dédiés à Benjamin Constant par Maurice Delbouille et par Arnold de Kerchove. « Genèse, structure et destin d’Adolphe » pour le premier, « Benjamin Constant ou Le libertinage sentimental » pour le second, disent par leur titre seul la différence d’optique. Jeannine Moulin a scruté avec beaucoup de sagacité « Gérard Nerval », « Les chimères », puis « Guillaume Apollinaire ou La querelle de l’Ordre et l’Aventure », avant de vouer à la poésie féminine un labeur extrêmement fécond avec « Marcelline Desbordes-Valmore », « Christine de Pisan » et « Huit siècles de poésie féminine » qui est une somme extraordinaire.
Grand linguiste, Joseph Hanse a consacré une bonne partie de ses travaux à Charles de Coster dont il a assuré l’édition critique –et définitive- de la « Légende d’Ulenspiegel », puis à Maurice Maeterlinck dont il a établi l’édition critique des « Poésies complètes ».
On ne peut ignorer ici les comparatistes et les spécialistes de littérature étrangère. Lucien-Paul Thomas (1880-1948) a laissé son empreinte d’hispanisant sur ses étudiants et sur des poètes comme Fernand Verhesen ou Edmond Vandercammen. Etienne Vathier (1894-1968) l’a fait aussi par ses travaux sur Calderon, Unamuno ou Lorca. Paul de Reul (1871-1945) a fait connaître et aimer « L’art et la pensée de Robert Browning », ou « La poésie de Wordsworth à Keats ». Paul Remy, lui s’est voué à l’occitan : « la littérature provençale au moyen âge ». Albert Baiwir a décrit « Le déclin de l’individualisme chez les romanciers américains », mais le livre date d’une bonne trentaine d’années. L’essai d’Albert Gérard, « Les tambours du néant, va de Hawthorne à James Baldwin. Il s’impose par sa profondeur, son ouverture et son style : c’est une des meilleures œuvres traitant de la littérature américaine contemporaine. Quant à Jean Weisberger, on lui doit une excellente initiation : « Formes et domaines du roman flamand ».
Raymond Trousson, lui, choisit des thèmes qui embrassent plusieurs cultures : « Le thème de Prométhée dans la littérature européenne ou Voyages aux pays de nulle part », un essai sur le thème de l’Utopie.
Il est juste de rappeler ici un homme qui a toujours vécu en marge de l’université comme des milieux établis et qui, exceptionnel autodidacte, a révélé entre les deux guerres les auteurs du nouveau théâtre et le théâtre de pays inconnus. Camille Poupeye, avec « Dramaturges exotiques », a été un étonnant précurseur.

L’essai littéraire

Arrivés dans une zone où l’histoire littéraire et l’essai littéraire mêlent leurs courants, nous sommes aussi plus près de la littérature considérée hors de son histoire.
Des noms et des titres se présentent. Ils indiquent un élan, un choix personnel, parfois une vraie passion. Ainsi Lucien Christophe (1891-1974) qui a donné son âme à Péguy dans deux livres : « le jeune homme Péguy » et « Les grandes heures de Péguy », tout en nous laissant aussi, outre ses poèmes, un « livre de raison » émouvant et serein : « Où la chèvre est attachée ». Ainsi de Léopold Levaux (1892-1956) qui a voulu dire tout ce qui le liait à « Léon Bloy » et qui a médité « Religion et littérature ». Ainsi d’Hubert Colleye, lui aussi proche de « L’âme de Léon Bloy » et qui a rassemblé le fruit de ses lectures dans les volumes d’ « Idées du temps », tout en chantant « La poésie catholique de Paul Claudel ». Ainsi Adrien Jans (1905-1973) qui a été parmi les premiers à analyser « La pensée de Jacques Rivière », ou « Jules Supervielle », et qui a répandu sa connaissance des hommes et des livres dans des milliers d’articles. André Vandegans, lui, s’est penché sur « La jeunesse littéraire d’André Malraux », et David Scheinert sur des « Ecrivains belges devant la réalité ».
Marcel Lobet (né en 1907) est le type même de l’essayiste. Attiré un moment par l’étude de l’Islam (« L’Islam et l’Occident », « Au seuil du désert »-, il est entré ensuite dans une étude profonde de la littérature européenne vécue comme une aventure de l’âme. Il s’attacha aux « Chercheurs de Dieu », puis à « La science du bien et du mal » où il compare l’écrivain à Adam taraudé par la tentation de la connaissance. Poussant son enquête jusqu’aux écrivains qui « s’avouent » sous le détour de la fiction, il a décelé leur vérité, mais aussi leurs ruses : « Ecrivains en aveux », « La ceinture de feuillage ».
Parlerons-nous ici des biographies littéraires ? Daniel Gillès en a conçu trois qui sont excellents parce que ces trois écrivain le passionnent : « Tolstoï », « Tchékhov » et « D . Lawrence ».
Nous parlions de passion. celle d’un homme et de la vérité a sûrement inspiré Roland Beyen quand il a écrit « Michel de Ghelderode ou La hantise du masque ». c’est une biographie critique qui a bouleversé la connaissance de Ghelderode. Roland Beyen l’a complétée ensuite par un « Ghelderode » où l’œuvre est revue avec la même acuité. L’auteur de « fastes d’enfer » a d’ailleurs beaucoup inspiré la critique de ce pays. Il est nécessaire de signaler ici, par exemple, Jean Francis et « L’éternel aujourd’hui de Michel de Ghelderode », Jean Stévo et « Office des ténèbres pour Michel de Ghelderode », ou tout récemment Albert Lepage et « L’énigme Ghelderode ».
La passion de Charles de Trooz (1905-1958), c’était de trouver les secrets du talent à travers une analyse éblouissante qui se donnait un air de jeu supérieur pour masquer une connaissance scrupuleuse –puis de communiquer ce qu’il avait trouvé. Les étudiants qui ont reçu ses leçons à Louvain ne l’ont jamais oublié. Mort trop tôt, il n’a laissé, en dehors d’un souvenir exceptionnel, que deux livres, mais superbes : « Le magister et ses maîtres » et « Le concert dans la bibliothèque ».
Chez Robert Goffin (né en 1898), la poésie est une vraie respiration, mais il aime aussi à parler des poètes (« Entrer en poésie », « Rimbaud vivant », « Mallarmé vivant », et il le fait avec chaleur, comme lorsqu’il parle du jazz qui l’a conquis très tôt (« Aux frontières du jazz »).
Nelly Cormeau avait livré une intéressante « Physiologie du roman » avant de se pencher sur « L’art de François Mauriac » dans un essai que Mauriac lui-même appréciait beaucoup.
Pol Vandromme (né en 1927) a un champ d’action et un ton que nul ne pourrait lui disputer. Ennemi de la philosophie et des idées de gauche –parce qu’il les trouve souvent confuses…- il a créé vraiment cette « Droite buissonnière » qu’il a donné comme titre à un de ses livres. Il a parlé de Maurras, de Drieu La Rochelle. Il a le ton de la formule insolente, de l’emporte-pièce et d’une alacrité qui irrite certains, mais qui fait parfois du bien…
Les plus vastes desseins critiques, en dehors de Georges Poulet que nous retrouverons un peu plus loin, sont ceux de deux Belges dont l’un vit à Paris et l’autre à Rome. Installé dans les meilleurs bastions de la presse parisienne, poète et romancier, Hubert Juin souffle sa science critique aux quatre coins de l’horizon. Il sait tout, il a tout lu –très bien- et l’allégresse de son écriture donne à ses essais une vitalité fascinante. Il a écrit sur « Pouchkine » ou « Aragon », mais des livres comme « Les incertitudes du réel » ou « Les libertinages de la raison », rendent mieux justice à son étonnante mobilité. Choix des auteurs, souplesse des thèmes, virtuosité des rapprochements : c’est vraiment de la critique libre, intelligente et passionnée à la fois. On la rencontre encore dans deux ouvrages plus récents : « L’usage de la critique » et « Ecrivains de l’avant-siècle ». De Rome, où son travail se fait au Vatican, Mgr. Charles Moeller continue une énorme entreprise qu’il appelle globalement « Littérature du XXe siècle et christianisme ». Après une très belle réflexion sur « sagesse grecque et paradoxe chrétien ». Charles Moeller s’était donc lancé dans une confrontation entre une littérature et un christianisme qui paraissent se rejeter si durement depuis trente ans. Non point pour condamner ou pour « convertir » des auteurs malgré eux : pour écouter, jusqu’au plus secret de lui-même, un dialogue qui passe sans cesse de la rupture à l’appel. Personne peut-être n’a interrogé avec plus d’honnêteté, plus de scrupule, Gide, Sarte, Albert Camus ou Sagan. Charles Moeller est un lecteur exceptionnel qui ouvre les yeux de ses lecteurs. refusant tout cloisonnement, toute approche superficielle ou préconçue, il a ausculté comme personne l’âme de la littérature d’aujourd’hui.
Nous voici au seuil de ce qu’on pourrait appeler la Nouvelle Critique. Comment ne pas citer d’abord, avec la plus totale admiration Georges Poulet (1902) ? Georges Poulet a apporté à l’exercice critique une vision transfigurée et une technique dont toute la Nouvelle Critique devait faire son profit. Prenant la totalité d’une œuvre pour en casser les lignes habituelles et la réduire à ses plus infimes éléments, il la reconstruit ensuite selon les lignes que l’œuvre suggère. « L’acte critique est celui par lequel, à travers la totalité d’une œuvre relue, on découvre rétrospectivement les fréquences significatives et les obsessions révélatrices. » Les tires de Georges Poulet, d’abord énigmatiques, prennent alors leur signification insolite : « Etudes sur le temps humain », « Les métamorphoses du cercle », « Mesures de l’instant », « La conscience critique ». Ennemi des ruptures, créateur de mutations, Georges Poulet est vraiment un des plus importants essayistes de ce temps. Peu de gens savent qu’il est Belge, car il a enseigné à Edimbourg, à Zurich et à Nice. Il fallait le souligner.
L a génération qui le suit a vu s’affirmer Albert Henry attaché au langage dans « Amers" de saint-John Perse, une poésie en mouvement » ; ou Madeleine Defrenne avec « Odilon-Jean Périer ». Elle a vu naître Maurice-Jean Lefebve avec « L’image fascinante et le surréel », où le structuralisme est une étape vers l’œuvre surréelle dont l’œuvre réelle serait le reflet ; elle a vu monter Jean Terrasse avec « Le mal du siècle et l’ordre immuable » ; elle a vu s’épanouir René Micha qui cherche moins les grands ensembles que les découvertes individuelles dont il parle sans système, mais avec une précision magique : « Pierre-Jean Jouve » ou « Nathalie Sarraute » ; elle a vu apparaître, et partir trop tôt, François Van Laere qui avait pratiqué avec une généreuse maîtrise « Une lecture du temps dans La Nouvelle Héloïse ». de cette génération se détache aussi Robert Frickx qui, sous le nom de Robert Montal, a publié des études sagaces sur René Ghil, Lautréamont ou Rimbaud.
La plus jeune génération a déjà ses chefs de file : Jacques Sojcher avec « La démarche poétique », François Pire avec « La tentation du sensible chez Paul Valéry », Jean-marie Klinkenberg avec « Style et archaïsme dans la légende d’Ulenspiegel de Charles de Coster », Françoise Collin avec « Maurice Blanchot et la question de l’écriture ». L’écriture ou la littérature ? On sait que c’est le débat même de notre temps.

La morale et la pensée

Les essais de Maeterlinck (1862-1949) ont été longtemps célèbres : « La sagesse et la destinée », « Le trésor des humbles », « Le grand secret ». Ils n’ont pas engendré une continuité du genre en Belgique. L’essai religieux, lui, a connu une figure éminente et originale : dom Hilaire Duesberg (1888-1969). Attaché à la Bible, nourri d’un humanise où entraient le don de la forme et la grâce du sourire, il a transfiguré « Le roi Hérode » ou « Les scribes inspirés ». Une pensée laïque, d’une égale noblesse, habitait Maurice Lambilliotte à la recherche de « L’homme relié », tandis que Roger Bodart délaissait parfois la poésie pour des essais où dialoguent les hommes ou les civilisations : « Dialogues africains ».
Un nom nous vient ici qui aurait pu figurer à peu près partout et qui est celui d’un des plus grands écrivains d’aujourd’hui : Suzanne Lilar. Venue du théâtre à l’essai, douée d’une magnifique richesse intellectuelle et d’un style d’une souplesse prodigieuse, elle s’est penchée sur des questions essentielles où le mythe éclaire et façonne la vie concrète. Dans un livre-clé comme le « Journal de l’analogiste », elle analyse les rapports entre l’art et la vie, le cycle d’échanges et de perceptions qui devient la pulsation du monde.
Dans « Le couple », Suzanne Lilar élargit sa démarche, allant de l’altérité passionnément assumée à l’unité dans la différence. Cette réhabilitation rayonnante de la chair et de l’âme qui s’accomplissent ensemble, elle la confronte avec une sorte de contre-exemple, « A propos de Sartre et de l’amour », puis avec la revendication féminine de Simone de Beauvoir, qui nie le couple : « Le malentendu du deuxième sexe ». Quant à son plus récent ouvrage, « Une enfance gantoise », c’est une exploration que Suzanne Lilar mène de son enfance à travers quelques thèmes : le beau, le sacré, le langage, etc. Toutes ses idées essentielles se regroupent dans ce superbe retour aux origines.

L’essai sur l’art

Pays de peintres, la Belgique est aussi, tout naturellement, un pays d’historiens de l’art. Chez certains, l’humanisme regroupe art et littérature. Ainsi de Gaston Colle (« Les éternels », « Les sourires de Béatrice ») ou de Gustave Vanzype qui parle des peintres en écrivain. Ou, en plus moderne, de Jean de Beucken avec « Cézanne ».
Il en va autrement de Charles Bernard (1875-1961) qui affûtait sa plume dans le journalisme le plus vivant et se jetait dans les batailles artistiques avec un insolent humour : « Les pompiers en délire » a fait date en 1929, comme, dans un autre registre, « Esthétique et critique » en 1946. cet Anversois avait été précédé par un Liégeois Arsène Soreil, avec « Introduction à l’histoire de l’esthétique en France », plus classique, qui parut en 1930 et fut rééditée depuis lors. Paul Fierens (1895-1957) aura été pendant vingt ans, le maître de la critique d’art. de « Van Eyck » (1931) à « Van Gogh » (1947), sans oublier les synthèses admirablement mûries de « L’Art flamand » et des « Grandes étapes de l’esthétique », il a montré une connaissance devenue culture, une ouverture devenue richesse, qui lui ont donné une autorité considérable.
Chez Paul Haesaerts (1901-1955) l’allure est plus mobile, plus caracolante, mais la science et la pénétration s’allient dans de nombreuses monographies ou dans des « ensembles » comme « L’école de Laethem-Saint-Martin » ou « Constantes de la peinture en Belgique ».
Faut-il ajouter que des génies comme Bruegel ou Rubens ont suscité de nombreux ouvrages ? On pense au « Bruegel » de Franz Marijnissen ou à celui de Bob Claessens, au « Rubens » de Léo van Puyvelde, au superbe « Rubens et son temps » de Roger Avermaete.
N’oublions pas la musique dans un pays toujours riche en musicologues (Ernest Closson, Charles van den Boren), où Robert Wangermée a si largement traité « La musique flamande au XVe siècle » ; et Jacques Stehman, si joliment élaboré l’ « Histoire de la musique européenne ».

L’histoire et le monde

Si l’Histoire, en Belgique, a de glorieux ancêtres comme Froissart ou Commynes, si elle a refleuri après la naissance officielle du royaume en 1830, nul ne niera l’extraordinaire influence d’Henri Pirenne (1862-1935) qui est un peu le père de l’Histoire moderne en Belgique
Une magnifique génération d’historiens l’a escorté ou suivi dans toutes les universités et les grandes maisons d’enseignement. A Louvain, Léon Van der Essen avec un « Alexandre Farnèse » qui est un monument, et Charles Terlinden, qui a publié pendant plus d’un demi-siècle et dont l’ « Histoire militaire des belges » et « Charles-Quint empereur des deux Mondes », sont des ouvrages décisifs ; à Gand, François L. Ganshof, avec « Qu’est-ce que la féoda

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"L’origine de l'ornement correspond au besoin d'animer les surfaces"

Peintre doué -mais il renonça en 1892 à la peinture -, affichiste occasionnel, imprimeur par curiosité, architecte autodidacte et pourtant prestigieux, Henry van de Velde fut aussi un "designer" particulièrement inventif, un graphiste exigeant et un pédagogue persuasif.

Entre 1890 et 1900, il ne fut certes pas le seul en Belgique à s'adonner aux métiers d'art, et à vouloir, notamment, renouveler la présentation des livres. Peintres avant tout, ses contemporains Théo van Rysselberghe (Gand 1862 -Saint-Clair 1926) et Georges Lemmen (Bruxelles 1865-1916) -il les connaissait bien -créèrent comme lui des couvertures de livres, des ornements typographiques -lettrines, bandeaux, culs-de-lampe, fleurons -, des papiers de garde, des cartons de reliures.

Tous trois furent membres du groupe avant-gardiste Les XX à Bruxelles. Ils exposèrent aussi ensemble au premier Salon organisé à Anvers en 1892 par l'Association pour l'Art (fondée entre autres par van de Velde et son ami, le poète et illustrateur Max Elskamp); van de Velde présentait un carton de broderie, et Lemmen des" compositions ornementales et décoratives". Les trois artistes avaient adopté le "retour à l'unité de l'art...; plus de néfaste distinction entre "artistes" et "artisans", entre "Beaux-Arts" et "arts secondaires et industriels" (van de Velde, Cours d'arts d'industrie..., cat. 64).

Dès 1891, Lemmen fit paraître dans L'Art moderne (revue d'avant-garde, fondée par E. Picard, O. Maus et E. Verhaeren), un article sur Walter Crane (1845-1915), "un véritable ouvrier de l'art", et sur le mouvement d'arts appliqués Arts and Crafts né en Angleterre vers 1875. Van de Velde appréciait les théories du critique d'art John Ruskin (1819-1900), opposé au pastiche et à l'éclectisme, et de William Morris (1834-1896), créateur de formes nouvelles malgré sa volonté de retour à l'artisanat médiéval; en 1898, van de Velde fit à la Section d'art et d'enseignement populaire de la Maison du Peuple à Bruxelles une conférence sur "William Morris, artisan et socialiste" ; à propos de Walter Crane, il écrivait dans la revue La Société nouvelle, en 1895 (t. 22, p. 742): "Crane n'attend le relèvement de l'art que du relèvement matériel et moral du peuple... La Beauté est une arme et... le moyen est révolutionnaire"; à Ruskin et Morris, il reprochait cependant de s'être rejetés "aussi résolument en arrière que nous nous lançames plus tard résolument vers l'avenir" (Formules de la beauté architectonique moderne). Van de Velde, Lemmen et van Rysselberghe pensaient que les arts avaient une vocation sociale et devaient donc être utilitaires.

En 1892, le poète August Vermeylen (1872-1945), encore étudiant à l'Université de Bruxelles, proposa à van de Velde la direction artistique d'une revue littéraire néerlandophone moderniste qu'il se proposait de fonder; Van Nu en Straks parut de 1893 à 1894, et de 1896 à 1901; Lemmen et van Rysselberghe collaborèrent à la décoration de la première série de numéros. A la même époque, van de Velde "ornementa" trois livres de Max Elskamp, Dominical (1892), Salutations, dont d'angéliques (1893) et En symbole vers l'apostolat (1895) imprimés chez Buschmann à Anvers; il en imprima lui-même un quatrième, avec l'aide de l'auteur, sur une ancienne presse à bras anglaise: Six chansons de pauvre homme . Sans doute a-t-il dessiné la couverture (non signée) de Harald à la blonde chevelure. Harald roi, de Ernest Bosiers, paru chez Lacomblez en 1893, composition libre de lettres ocre en forme de croissants, peu lisibles.

Comme W. Morris, van de Velde voulait renouveler l'aspect du livre, mais il n'aura pas de presse privée comparable à la Kelmscott Press, il n'illustra réellement jamais de livres, à l'encontre de Lemmen et van Rysselberghe, et il ne conçut pas d'alphabet typographique comme le fit vers 1900 Lemmen (il se contenta de tracer au pinceau des initiales ornementales puis de les graver sur bois).
Lemmen eut une entreprise d'art décoratif à Bruxelles entre 1895 et 1897 : "Arts d'industrie et d'ornementation"; entre 1897 et 1900, H. van de Velde et son épouse Maria Sèthe (1867-1943) animèrent la "Société H. van de Velde. Arts d'industrie, de construction et d'ornementation". ("Tous les objets sont fabriqués dans les ateliers de la maison "précisait le prospectus). Mais des trois artistes, seul van de Velde sut concevoir, et dès 1895-1896, les plans, l'ameublement et l'équipement d'une maison, en l'occurence la sienne -le premier des nombreux bâtiments qu'il édifia -"Bloemenwerf" à Uccle-Bruxelles. L'antiquaire japonisant allemand Siegfried Samuel Bing (1838-1905), chargea en 1895 van de Velde et Lemmen d'aménager un fumoir et de faire la publicité de sa galerie parisienne L’Art Nouveau. Van de Velde fit aussi la connaissance du critique d'art allemand Julius Meier-Graefe (18671935) qui l'introduisit dans la revue berlinoise Pan et lui confia, ainsi qu'à Lemmen, en 1898 l'agencement de sa galerie à Paris, La Maison Moderne; Meier-Graefe consacra à van de Velde le numéro inaugural de sa revue L'Art décoratif); Lemmen collabora à la revue Dekorative Kunst de Meier-Graefe dont Théo van Rysselberghe dessina la couverture de l'année 1897. Autre rencontre, très importante, pour van de Velde, le comte germano-irlandais Harry Kessler (1868-1937), qui en 1898/1899 lui proposa ainsi qu'à Lemmen de s'associer à son projet d'une édition bibliophilique de Also sprach Zarathustra de Nietzsche (le livre ne parut qu'en 1908). Enfin Lemmen et van de Velde participèrent à l'Exposition internationale des métiers d'art à Dresde en 1897.

Contrairement à van de Velde, Lemmen et van Rysselberghe ne furent pas des théoriciens. Dès 1894, van de Velde publia à Bruxelles un véritable manifeste socialiste et anarchiste de l'Art Nouveau, Déblaiement d'art qu'il lut d'abord à Libre Esthétique (elle venait de succéder aux XX) : "A l'heure dont nous nous souvenons tous, le Bourgeois vivait dans un décor voulu de vertu apparente..., la civilisation qui a restreint tous les sentiments, hormis celui de l'égoïsme, ramena le sens de l'art... et sa fonction au sens de la propriété... Et cette tare marque toutes les oeuvres de notre époque. Car les temps sont venus [où] l'art remontera à la lumière sous une forme nouvelle... [car] il advint que les industries d'art se réveillèrent [mais] que l'objet d'art, le bibelot furent choyés... pour eux-mêmes... Dans la Société prochaine, il ne sera considéré que ce qui est utile, et profitable à tous... La foi nous est revenue en la Beauté... L’ornementalité... apparut... la matrice qui alimenta de sang toutes les oeuvres... décoratives". Van de Velde conforte ses principes dans Aperçus en vue d'une synthèse d'art, 1895. Dès lors, il multiplia ses travaux graphiques, mettant en page et décorant d'ornements évoluant rapidement vers l'abstraction totale, soit ses propres textes, soit des livres écrits par d'autres (Nietzsche, A. Solvay, K. Scheffler, S. Saenger, E. Verhaeren etc.).
Les premiers ornements que van de Velde conçut font référence à une nature schématisée: l'arbre aux racines noueuses (attribué par Cardon à Georges Morren) qui décore la couverture du catalogue de l'exposition organisée par l'Association pour l'Art en 1892 et l'affiche de celle de 1893, arbre fort proche de l'arbre fruitier imaginé par Lemmen pour la neuvième exposition des XX en 1892; le paysage maritime de Dominical, 1892 où les strates concentriques de la plage et des nuages structurés par la ligne d'horizon rectiligne, évoquent la houle et le soleil levant dessinés par Lemmen pour la couverture de la huitième exposition des XX en 1891 -Van de Velde reprend le thème en le simplifiant à l'extrême dans la couverture de Van Nu en Straks, 1893 aux formes fluides proches de celles de la couverture de Salutations...; les papillons dans la même revue; les canards et les tulipes de l'Almanach des étudiants libéraux de Gand pour 1896. Ces quelques motifs inspirés par la nature côtoient des ornements résolument abstraits aux courbes onctueuses et fermes d'une liberté en apparence spontanée. Vers 1896, l'arabesque se fait plus mince sans renoncer à la sobriété, et la composition trouve son harmonie dans la symétrie (Almanach; Van Nu en Straks, 2mo série, L'Art Décoratif).

"L'ornement, écrit van de Velde, se confond trop souvent avec l'illustration. La fleur... copiée telle quelle n'est pas un ornement. L'élimination des détails superflus a permis que la fleur devienne ornement" (Une prédication d'art, dans La Société nouvelle 22, 1895, p. 733-744). La ligne pure devint vite le maître-mot de van de Velde: "La ligne est une force dont les activités sont pareilles à celles de toutes les forces élémentaires naturelles... La ligne emprunte sa force à l'énergie de celui qui l'a tracée" (Kunstgewerbliche Laienpredigten, 1902). Vers 1898-1900, il conçut des aplats dynamiques et vigoureux, des décors linéaires où les ondulations sont brisées par de brefs traits anguleux, où leur entrelacement suggère la profondeur. Appelé en 1898 à exécuter une décoration pour la galerie d'art Cassirer à Berlin et diverses publicités pour la firme alimentaire Tropon à Mülheim, et attiré par la proposition d'aménager le Folkwang Museum à Hagen, van de Velde se résolut à s'installer en Allemagne. D'abord à Berlin (1900-1901), en 1902 à Weimar où le grand-duc Wilhelm Ernst de SaxeWeimar en fit son conseiller artistique, sur la recommandation de Harry Kessler et d'Elizabeth Forster-Nietzsche (soeur de l'écrivain).
Van de Velde eut pour mission de relever le niveau artistique de la production artisanale et industrielle de la principauté. En enseignant à l'Ecole d'Art de Weimar, et en devenant en 1908 le directeur de la nouvelle Kunstgewerbeschule, l'Ecole des Arts Décoratifs, édifiée de 1904 à1906, van de Velde prêcha le renom aux modèles du passé et la recherche de formes inédites et rationnelles: "Tu ne concevras la forme et la construction des objets... que selon ce que ta raison et la raison d'être de l'objet que tu conçois te révèleront de plus simple" (Arno, 1909). Si son premier logis, "Bloemenwerf", villa à l'anglaise, montrait des courbes discrètes, le second qu'il se fit construire, "Hohe Pappeln" à Weimar (1906-1907), se roidit, sans présenter la sévère rectitude des édifices bâtis par le viennois Josef Hoffmann, l'architecte du palais Stoclet à Bruxelles (1905-1911). Ce dernier participa, avec Henry van de Velde, à la fondation en 1907 à Munich du Deutscher Werkbund, association réunissant artistes et entreprises industrielles soucieux d'offrir beauté et qualité à la mécanisation. Renonçant aux longues arabesques déliées mais non aux volutes et aux entrelacs, van de Velde, graphiste, concentra les ornements, les fit plus statiques en associant aux lignes courbes des éléments rectilignes et en réduisant l'amplitude de leur tracé. Vers 1907, il imagina des motifs d'une rotondité dense, spiraliformes (Vom neuen Stil; Essays). Un décor à la fois monumental et mobile se déploie dans Also sprach Zarathustra et Ecce Homo, 1908 ; la ligne s'épure et s'allège dans Dionysos Dithyramben, 1914. Ces trois livres furent publiés par les Editions Insel-Verlag à Leipzig, qui contribuèrent largement au renouveau du livre allemand.

Quand la Première Guerre mondiale éclata, van de Velde offrit sa démission à la Kunstgewerbeschule, proposant comme son successeur l'architecte Walter Gropius, qui allait inaugurer en 1919 le Bauhaus de Weimar. Van de Velde accepta de diriger, à Weimar, de 1914 à 1917, la Cranach Presse fondée en 1912 par Harry Kessler, ce dernier étant mobilisé. Puis il gagna en 1917 la Suisse, où il vécut de conférences, et en 1920 les Pays-Bas, à l'invitation des Kroller-Müller qui projetaient la construction d'un musée destiné à leur collection d'art (il s'élèvera de 1937 à 1953). Van de Velde mit en page et décora d'ornements géométriques massifs d'esprit Art Déco un livre d'Hélène Kroller-Müller sur la peinture moderne (1925).
Regagnant la Belgique en 1925, van de Velde obtint une chaire d'architecture à l'Université de Gand. En 1926, Camille Huysmans, le ministre des Sciences et des Arts, l'appuya dans son désir de créer un Institut supérieur des Arts décoratifs (ce fut l'ISAD inauguré à Bruxelles dans le quartier de La Cambre en 1928). "Dans tous les pays du monde, constatait van de Velde, les académies ont failli à leur tàche"; il espérait pouvoir "susciter l'avènement d'un style qui serait celui de notre époque, conforme à notre mentalité et à notre sensibilité".
"La ligne moderne sera la ligne de l'ingénieur... qui sera un artiste... C'est une ligne de volonté et de force... qui veut atteindre... sans détour le but qu'elle s'est proposé" (La Ligne, 1933). En 1927, van de Velde bâtit sa troisième demeure, "La Nouvelle Maison", à Tervuren, d'une géométrie dépouillée. Jusqu'à sa mise à la retraite en 1936, il fit rechercher par ses élèves la "forme pure": "[Elle] se range d'emblée dans la catégorie des formes éternelles [pour susciter] un style qui sera de tous les temps" (Le Style moderne, 1925). Renonçant à tout ornement au bénéfice d'une mise en page typographique se suffisant à elle-même rehaussée de quelques initiales en couleur, il s'imposa et imposa aux élèves du cours du livre à l'ISAD une sobriété, un dépouillement qu'on rencontre dans tous les volumes imprimés sous son contrôle sur la vieille presse à bras qu'il avait maniée à Uccle en 1895 et offerte à La Cambre; l'illustration y est tolérée, mais pas l'ornement: "Aujourd'hui l'intelligence a triomphé sur le sentiment au service de la technique et de l'invention... l'abstention d'éléments décoratifs est possible" (Le Nouveau). On relève une contradiction dans ces propos: "La perfection mécanique ne sera pas d'une qualité moindre que celle du travail exécuté à la main" (Le Nouveau): van de Velde favorisa pourtant à l'ISAD le travail artisanal plutôt que l' "Industrial design", la standardisation.

Deux rapports, La Voie sacrée, Les Fondements du style moderne, La Ligne, publiés de 1929 à 1933 ont un simple titre de couverture, sans ornements. Ces textes réitèrent des théories qui concordent bien mieux avec l'Art Déco des années 1920-1930 qu'avec l'exubérant Art Nouveau florissant entre 1890 et 1900; toutefois l'ornement "structo-linéaire et dynamographique" imaginé par van de Velde était bien une "spirale conjuguée avec la ligne droite", une ligne sensible et souple. Vie et mort de la colonne, 1942 et Pages de doctrine, 1942 reprennent des écrits antérieurs, insistant sur ce sacrilège qu'est "La triple offense à la Beauté: à la nature, à la dignité humaine, à la raison humaine" . Henry van de Velde allait encore faire le point de son oeuvre multiple en rédigeant ses mémoires, qu'il entreprit en Suisse, à Oberageri, de 1947 à sa mort en 1957.
Robert L. Delevoy, directeur de La Cambre dans les années soixante, définit Henry van de Velde comme un "Autodidacte. Peintre dévoyé par Seurat et Van Gogh. Fénelon l'ayant assuré qu'il est convenable de "tourner en ornement les choses nécessaires", [il] s'est branché sur Schopenhauer pour inventer, autour de 1900 le rationalisme décoratif... [il] n'a jamais détaché l'esthétique de sa composante morale.
Homme d'ordre et d'autorité, il [eut] le génie du créateur, l'intelligence de l'action, la vocation de puissance et la volonté de convaincre". Une définition plus équitable que celle de Victor Horta: "van de Velde était artiste-peintre... en passe de faire de "l'art décoratif" à la remorque du mouvement anglais,... en passe de devenir apôtre" (Mémoires, p. 154).

Sur Henry van de Velde et Elskamp, je vous rappelle un document exceptionel téléchargeable depuis ce site:
L'Hommage de Henry van de Velde à Max Elskamp

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Témoignages d'écrivains sur la langue française

Témoignages d'écrivains sur la langue française
EUROPE

Stéphane Hessel (Berlin, 1917)
Né allemand, acquiert la nationalité française en 1937. S’engage dans les Forces françaises libres. Devient diplomate et haut représentant de la France.
« De cette France revendiquée j’adopte les institutions et les multiples aspects de l’héritage culturel et historique : non seulement la Révolution de 1789 et la Déclaration des droits de l’homme, mais encore la valorisation sans cesse renouvelée de l’intelligence et de la tolérance, de la lucidité et du respect de l’autre : Montaigne, Pascal, Voltaire, Georges Sand ; la conquête des libertés modernes : Hugo, Baudelaire, Rimbaud, Apollinaire ; la profonde clarté d’une langue analytique, articulée, précise. »
(« Danse avec le siècle », par Stéphane Hessel, Seuil, 1997, p. 39)

Rainer Maria Rilke (Prague, 1875-1926)
Poète autrichien de langue allemande. secrétaire de Rodin.
« Oui, j’aime écrire en français, quoique je ne sois jamais arrivé à écrire cette langue (qui plus que toute autre oblige à la perfection, puisqu’elle la permet) sans incorrections et même sans d’insidieuses fautes… Je me rappelle qu’une des premières raisons de me passer une poésie française fut l’absence de tout équivalent à ce délicieux mot : Verger. »
(Florilège de la langue française », par Xavier Deniau, Evreux, Editions Richelieu-Senghor, 1988, p. 102)
« Quelle joie que de pouvoir confier à une langue aussi consciente et sûre d’elle-même, une sensation vécue, et de faire en sorte qu’elle introduise en quelque manière dans le domaine d’une humanité générale… Elle académise, si j’ose m’exprimer de la sorte, la contribution frappée à sa marque et déversée en elle, et lui donne ainsi l’aspect d’une noble chose comprise. »
(Extrait de « Vergers », Gallimard, 1926)

John Brown (Angleterre)
Poète anglais et critique éminent. Auteur en français d’une remarquable histoire des lettres américaines.
« Je sais qu’au début, émerveillé, je maniais le français avec l’insouciance et l’audace d’un alpiniste débutant, qui se balance sur les abîmes sans penser aux dangers. Tout était permis : Je me trouvais dans un nouveau pays où je ne connaissais personne, où personne ne me connaissait. Les contraintes de ma langue natale disparaissaient. Je pouvais sauter, danser, marcher sur la tête, je ne craignais ni le ridicule ni l’extravagant. J’étais l’enfant qui tambourine sur un antique clavecin, le barbare qui pille joyeusement les temples millénaires. »
(Revue internationale de culture française, op. cit.)

Julia Kristeva (Bulgarie)
Professeur à Paris VII. Epouse de Philippe Sollers. Auteur de « Etrangers à nous-mêmes » (Folio, 1988).
« Ecrire en français, ce fut me libérer. Geste matricide. Quitter l’enfer : cette langue est devenue mon seul territoire. Désormais, je ne rêve plus qu’en français. »
(André Brincourt, op. cit., p. 231)

Michel del Castillo (Madrid, 1933)
A fui l’Espagne franquiste, en 1953, pour Paris. Romancier célèbre et chrétien engagé.
« C’est vrai que j’ai eu beaucoup de mal avec l’Espagne, mais maintenant cela va beaucoup mieux. Je suis en fait assez content de ma position, être un écrivain français d’origine espagnole me permet d’avoir une certaine distance vis-à-vis des deux pays. »
(Entrevue, dans Vers l’Avenir, Namur, 18 août 1997)

Jorge Semprun (Madrid, 1913)
Emigré à Paris, en 1936. Déporté à Buchenwald. Ministre en Espagne après Franco.
« Nous avions la passion que peuvent avoir des étrangers pour la langue française quand celle-ci devient une conquête spirituelle. Pour sa possible concision chatoyante, pour sa sécheresse illuminée… L’ espagnol est une langue très belle, mais qui peut devenir folle et grandiloquente, si on lui lâche la bride. Cioran parlait du français comme d’une langue de discipline. Je le crois, le français m’aide à maîtriser mon espagnol. »

Jan Baetens
Critique et poète flamand
« En choisissant librement le français, je cherche aussi à maintenir vivante la tradition de liberté du français, langue et culture des lumières dont il est nécessaire de rappeler l’héritage. J’écris en français pour me libérer de mes particularités trop partisanes, de tout ce qui me limite, des préjugés, des idées trop vite faites, des certitudes trop commodes à porter. »
(Carte blanche, extraits. Le Carnet et les Instants, novembre 1998- - janvier 1999)

Marie Gevers (Edegem, 1883-1975)
Romancière flamande intimiste de grand renom.
« J’ai reçu le français comme instrument familier et bien aimé. Je n’ai pas choisi cette langue. Je me trouve au point de jonction des deux cultures. Et ces deux routes se joignent dans mon cœur. »
(Marie Gevers et la nature, par Cynthia Skenazi, Palais des Académies, 1983, p. 81).

Emile Verhaeren (Saint Amand, 1856-1916)
Etudes au Collège jésuite de Gand (en français) avec Georges Rodenbach. Figure dominante de la littérature belge de langue française. Chantre de la Flandre.
« La plus solide gloire de la langue française, c’est d’être le meilleur outil de la pensée humaine ; c’est d’avoir été donnée au monde pour le perfectionnement de son sentiment et de son intelligence ; c’est en un mot, d’être faite pour tous avant d’appartenir à quelqu’un. Ah ! Si un jour il se pouvait faire que toute la force et tout le cœur et toute l’idée et toute la vie des Européens unis s’exprimassent en elle avec leur infinie variété d’origine et de race… »
(Revue internationale de culture française, op. cit.)

Vassilis Alexakis Grèce) 1944
Partage sa vie entre Athènes et Paris. Prix Médicis 1995 pour « La langue maternelle ».
« Nous sommes les enfants d’une langue. C’est une identité que je revendique. J’écris pour convaincre les mots de m’adopter. »
(« La langue maternelle », Fayard, 1995)

Jean Moreas (né Papadiamantapoulos, Athènes, 1856-1910
Amoureux de la France. Prince de l’école symboliste.
« Mon père voulut m’envoyer étudier en Allemagne. Je me révoltai. Je voulais voir la France. Deux fois je me sauvai de mon foyer et pus enfin gagner Paris. Le destin m’a montré la route –mon étoile me guidait- pour que je devienne le plus grand des poètes français. »
(Revue internationale de culture française, op. cit.)

Samuel Beckett (Dublin, 1906-1990)
Ecrivain de langue anglaise qui s’est imposé par son théâtre en langue française. Prix Nobel de Littérature.
« Son bilinguisme anglais-français lui permet d’assurer à sa pensée une équivalence d’expression dans chacune des langues qui lui sont également familières… Le langage ne compte pas d’abord en tant que porteur d’idées, ce sont les mots, quoique imparfaits, chacun d’eux pris séparément et en même temps dans ses rapports avec les autres, qui isolent l’idée pour la mettre en valeur, soit prononcée, soit suggérée, soit très sous-jacente. »
(Louis Perche dans « Beckett », Le Centurion, 1969, p. 118-119)

Carlo Coccioli (Livourne, 1920)
Emule de Bernanos, auteur du roman « Le Ciel et la Terre ».
« Disons que je sens en italien et que je parle en français. »
(dans « La Voix au cœur multiple », op. cit., p. 25)

Emmanuel Lévinas (Kaunas, Lituanie, 1905-1995)
Philosophe d’origine juive. A élaboré en français sa phénoménologie.
« J’ai souvent pensé que l’on fait la guerre pour défendre le français, c’est dans cette langue que je sens les sucs du sol. »
Le Monde, 19 janvier 1996)

Oscar Vladislas de Lubicz-Miloz (Czereïa, Biélorussie, 1877- Fontainebleau, 1939)
Prince balte, grand poète français. Auteur d’un chef-d’œuvre : Miguel Manara.
« Honneur à la France, pays de cristal, patrie de la pure raison. »
(dams « Milosz, par Armand Godoy, Fribourg, 1944, p. 207)

Marel Halter (Varsovie)
D’origine juive. Rescapé des camps d’extermination.
« C’est en France, plus tard, dans cette France réelle que j’ai découverte à l’âge de quatorze ans, que j’ai appris la liberté en même temps que le français. C’est pourquoi, bien que parlant plusieurs langues, je ne peux écrire, pleurer, rire ou rêver qu’en français. Seule langue dans laquelle je n’ai connu aucune oppression. »
(« Contacts », Paris, janvier 1996-décembre 1997)

Emil Michel Cioran (Raschinari-Sibiu, Roumanie, 1911-1995).
En France depuis 1937. Devenu chef de file de la pensée française.
« La langue française m’a apaisé comme une camisole de force clame un fou. Elle a agi à la façon d’une discipline imposée du dehors, ayant finalement sur moi un effet positif. En me contraignant, et en m’interdisant d’exagérer à tout bout de champ, elle m’a sauvé. Le fait de me soumettre à une telle discipline linguistique a tempéré mon délire. Il est vrai que cette langue ne s’accordait pas à ma nature, mais, sur le plan psychologique, elle m’a aidé. Le français est devenu par la suite une langue thérapeutique. Je fus en fait moi-même très surpris de pouvoir écrire correctement en français, je ne me croyais vraiment pas capable de m’imposer une telle rigueur. Quelqu’un a dit du français que c’est une langue honnête : pas moyen de tricher en français. L’escroquerie intellectuelle y est quasi impraticable. »
(« Itinéraires d’une vie », par Gabriel Lûceanu.)

Eugène Ionesco (Slatina, Roumanie, 1912-1994)
Membre de l’Académie française. Consécration mondiale au théâtre avec « La Leçon » et « La Cantatrice chauve ».
« Si je suis citoyen français, c’est que j’ai fait un choix, qu’une patrie avait la priorité. J’ai choisi le pays de la liberté. »

Romain Gary (Moscou, 1914-1980)
D’un père émigré en Pologne. Volontaire de la France libre. Amoureux de De Gaulle. Diplomate français. Deux fois Prix Goncourt avec « Les Racines du ciel » et « La Vie devant soi ». S’est suicidé.
« Je plonge mes racines littéraires dans mon métissage… La France libre est la seule communauté humaine à laquelle j’ai appartenu à part entière. »
(Dans André Brincourt, op. cit. p. 190-191)

Andreï Makine (Novgorod, 1957)
Venu de Russie aux lettres françaises. Pris Goncourt 1995 pour « Le Testament français ».
« Le français de Charlotte avait gardé une extraordinaire vigueur, dense et pure, cette transparence d’ambre qu’acquiert le vin en vieillissant. Cette langue avait survécu à des tempêtes de neige sibériennes, à la brûlure des sables dans le désert de l’Asie, et elle résonne toujours au bord de cette rivière. »
(« Le Testament français », Mercure de France)

Henry Troyat (né Lev Tarassov, Moscou, 1911)
Venu à Paris en 1920. Couvert de prix. Membre de l’Académie française (1959). Beaucoup de romans et de biographies, inspirées par la Russie.
« Je vivais la moitié du jour à Paris et la moitié du jour à Moscou. J’étais partagé entre le passé et le présent, sollicité, tour à tour, par des fantômes surannés et par des visages vrais et actuels, par une première patrie, lointaine, inaccessible, fuyante, et par une seconde patrie, qui bourdonnait autour de moi, me tirait à elle, m’emportait dans un tourbillon. Pendant longtemps, j’avançai, tant bien que mal, un pied sur les nuages russes et l’autre sur la terre ferme française. Puis, l’équilibre se fit, insensiblement, entre ces deux séductions rivales. Je devins Français, tout en conservant une tendresse particulière pour la contrée de rêve dont m’entretenaient mes parents. »
(« Revue internationale de culture française », op. cit.)

Milan Kundera (Brno, 1929)
Ecrivain français de langue tchèque. Exilé en France. A fini par écrire directement en français (par exemple « Les testaments des trahis »).
« C’était l’occupation russe, la période la plus dure de ma vie. Jamais je n’oublierai que seuls les Français me soutenaient alors. Claude Gallimard venait voir régulièrement son écrivain pragois qui ne voulait plus écrire. Dans ma boîte, pendant des années, je ne trouvais que des lettres d’amis français. C’est grâce à leur pression affectueuse et opiniâtre que je me suis enfin décidé à émigrer. En France, j’ai éprouvé l’inoubliable sensation de renaître. Après une pause de six ans, je suis revenu, timidement, à la littérature. Ma femme, alors, me répétait : La France, c’est ton deuxième pays natal. »

Elie Wiesel (Signhet, Transylvanie, 1928)
Rescapé des camps d’extermination. Parle et écrit quatre langues : yiddish, hébreu, français, anglais. A choisi le français pour langue littéraire parce que c’est la langue qui l’a réconcilié avec le monde et c’est en français qu’il a lu ses deux maîtres : Kafka et Dostoïevski.
« C’est le français qui m’a choisi. »
(Dans « Auteurs contemporains », n° 6, Bruxelles, Didier-Hatier, p., 50


AFRIQUE NOIRE ANTILLES OCEAN INDIEN

Paulin Joachim (Cotonou, Bénin, 1931)
Etudes de journalisme. Directeur de « Bingo ».
« Je me suis enraciné loin dans la langue française pour pouvoir en explorer les profondeurs… et je peux affirmer aujourd’hui que je lui dois tout ce que je suis. »
(« Florilège de la langue française », par Xavier Deniau, Evreux, Ed. Richelieu Senghor, 1998)

Sony Labou Tansi (Kimwanza, 1947-1995)
Né de père zaïrois, un des écrivains les plus créateurs de l’Afrique noire, notamment au théâtre. Mort du sida.
« On me reproche d’écrire en français, langue de l’acculturation. Une chose me fait sourire : les reproches me sont faits en français et je les comprends mieux comme cela. Cela ne veut, certes, pas dire que je balance la langue kongo par dessus bord pour épouser la belle prisonnière de Malherbe. Le monde actuel est essentiellement fait de métissage. Comment pourrait-il en être autrement ? Je suis Kongo, je parle kongo, j’écris en français. Ma kongolité ne peut pas s’exprimer en dehors de cette cruelle réalité. »

Léopold Sédar Senghor (Joal, 1906)
Père de la négritude, premier président du Sénégal indépendant. Membre de l’Académie française. Un des plus grands poètes français.
« Le français, ce sont les grandes orgues qui se prêtent à tous les timbres, à tous les effets, des douceurs les plus suaves aux fulgurances de l’orage. Il est, tour à tour et en même temps, flûte, hautbois, trompette, tam-tam et même canon. Et puis le français nous a fait don de ses mots abstraits –si rares dans nos langues maternelles- où les larmes se font pierres précieuses. Chez nous, les mots du français rayonnent de mille feux comme des diamants. Des fusées qui éclairent notre nuit. »

René Depestre (Jacmel, Haïti, 1926).
Exilé. Séjour à Cuba. Haut fonctionnaire à l’Unesco.
« De temps en temps il est bon et juste
de conduire à la rivière
la langue française
et de lui frotter le corps
avec des herbes parfumées qui poussent en amont
de mes vertiges d’ancien nègre marron.
Laissez-moi apporter les petites lampes
créoles des mots qui brûlent en aval
des fêtes et des jeux vaudou de mon enfance :
les mots qui savent coudre les blessures
au ventre de la langue française,
les mots qui ont la logique du rossignol
et qui font des bonds de dauphins
au plus haut de mon raz de marée,
les mots qui savent grimper
à la folle et douce saison de la femme,
mes mots de joie et d’enseignement :
tous les mots en moi qui se battent
pour un avenir heureux,
Oui, je chante la langue française
qui défait joyeusement sa jupe,
ses cheveux et son aventure
sous mes mains amoureuses de potier. »
« Bref éloge de la langue française », Haïti, 1980)

Léon Laleau (Port-au-Prince, 1892-1979)
Sa « Musique nègre » date de 1931.
« Ce cœur obsédant, qui ne correspond
Pas à mon langage ou à mes costumes,
Et sur lequel mordent comme un crampon,
Des sentiments d’emprunt et des coutumes
D’Europe, sentez-vous cette souffrance
Et ce désespoir à nul autre égal
D’apprivoiser, avec des mots de France,
Ce cœur qui m’est venu du Sénégal. »
(Dans « Francité », par Joseph Boly, Bruxelles Fondation Plisnier, 1984, p. 36)

Jean Métellus (Jacmel, 1937)
Eloigné de son pays. Neurologue à Paris.
« Je tiens à la francophonie non pas pour une quelconque raison esthétique mais parce que tout le passé d’Haïti a été exprimé dans cette langue. »
(Dans « Florilège », op. cit., p. 127)

Raphaël Confiant (Lorrain, Martinique, 1951)
Appartient à la nouvelle génération des Antillais décolonisateurs de la langue française, avec Patrick Chamoiseau (Prix Goncourt pour « Texaco »). Co-auteur de « Eloge de la créolité ».
« Je suis français. Césaire est français. Mais nous ne sommes pas que français. Je ne peux pas écrire comme un Hexagonal. Je ne crois pas que les canadiens Gaston Miron ou Antoine Maillet soient seulement français, et ce qui est intéressant dans leurs livres, ce n’est pas la Francité mais la Canadianité. »
(Dans André Brincourt, op. cit., p. 60)

Edouard Glissant (Bezaudin, Martinique, 1928)
Ecrivain mondialement consacré depuis longtemps. Prix Renaudot pour « La Lézarde » (Seuil, 1958)
« Je crois que la francophonie peut être un lieu de lutte pour l’explosion de toutes les langues, et c’est seulement à ce prix, selon moi, qu’elle aura mérité d’être. »
(Dans « Florilège », op. cit., p. 128)

Jean-Joseph Rabearivelo (Tananarive, 1901-1937)
Poète maudit et déchiré. Auteur des « Calepins bleus ». S’est suicidé en pensant à Baudelaire.
« J’embrasse l’album familial. J’envoie un baiser aux livres de Baudelaire que j’ai dans l’autre chambre –Je vais boire- C’est bu- Mary (sa femme). Enfants. A vous tous mes pensées les dernières –J’avale un peu de sucre –Je suffoque. Je vais m’étendre…
(Dans « La Voix au cœur multiple », op. cit. p. 106)

Jacques Rabemananjara (Maroantsera, 1913)
A grandi à Tananarive. Ecrivain majeur des lettres françaises.
« La langue française est un objet d’amour pour nous… Nous avons été tellement séduits par la langue française que c’est à travers cette langue française que nous avons réclamé notre indépendance… Débarrassée de toute connotation impérialiste et dominatrice, la langue française a été choisie par nous-mêmes pour être un instrument idéal, le véhicule qui nous permet de communiquer aisément avec des millions d’êtres humains et de lancer, de par le monde, notre propre message. »
(Dans « Florilège », op. cit., p. 104 et 127)

Raymond Chasle (Brisée-Verdière, Ile Maurice, 1930-1996)
Etudes à Londres. Diplomate de haut niveau. Métis et poète à la manière de Mallarmé et d’Apollinaire.
« La langue française m’a permis de résoudre mes tensions intérieures, de transcender mes écartèlements. Langue de toutes les succulences et de toutes les résonances, elle est, pour moi, le support privilégié de la mémoire, de la connaissance et du combat. »
(Dans « Florilège », op. cit., p. 104)


MONDE ARABE

Jean Amruche (Kabylie, 1906-1962)
Poète et essayiste. Se voulait être un pont entre les communautés algérienne et française.
« Ses rigueurs (du français) satisfont un besoin essentiel de mon esprit. Sa souple, sévère, tendre et quasi insensible mélodie, touche, éclaire, émeut mon âme jusqu’au fond. »
(Le Figaro littéraire, 13 avril 1963)

Mohamed Dib (Tlemcen, 1920)
Romancier et poète. regard lucide sur le monde et les siens.
« (Le français), c’est le véhicule idéal d’une pensée qui cherche, à travers les réalités locales, à rejoindre les préoccupations universelles de notre époque. »
(« Florilège de la langue française », par Xavier Deniau, Evreux, Ed. Richelieu-Senghor, 1988)

Tahar Djaout (Algérie, 1954-1993)
Prix Méditerranée 1991. Assassiné à Alger, le 2 juin 1993.
« L’écrivain n’use-t-il pas inévitablement d’une langue différente, d’une langue de l’étrangeté… empruntant les détours d’une langue non natale, aller plus loin dans l’exil et, partant, dans l’aventure. »
(« La Quinzaine littéraire », Paris, 15 mars 1985)

Assiaz Djebar (Cherchel, 1936)
Romancière et cinéaste.
« Il y a un pont à établir… du français conceptuel à l’arabe luxuriant, il y a quelque écho commun, mais si fragile, si secret… une fluidité, une coulée qui est à la fois française et arabe. »
(Dans « La Voix au cœur multiple », op. cit., p. 54) + Anth. Nathan (p. 376-7)

Malek Haddad (Constantine, 1927-1978)
Poète et romancier. déchiré de ne pouvoir écrire en arabe.
« Je suis en exil dans la langue française. Mais des exils peuvent ne pas être inutiles et je remercie sincèrement cette langue de m’avoir permis de servir ou d’essayer de servir mon pays bien aimé. »
(Dans « Florilège », op. cit., p. 126)

Mouloud Mammeri (Kabylie, 1917-1989)
De sa langue maternelle berbère au roman français. Auteur de « La Colline oubliée » (1952). Mort accidentelle.
« Le français n’est pas ma langue maternelle. J’ai eu bien du mal à apprendre l’imparfait du subjonctif antérieur. Or si je veux m’exprimer, je ne peux le faire que dans cette langue. On peut être nationaliste algérien et écrivain français. Je crois, d’ailleurs, qu’avec l’indépendance, la langue française prendra un nouvel essor. Elle ne sera plus l’instrument d’une coercition, la marque d’une domination. Elle sera le canal de la culture moderne. Pour moi, je n’envisage pas d’écrire jamais dans une autre langue. »
(Le Figaro littéraire », 31 décembre 1955 et « Témoignage chrétien », 24 janvier 1958)
« La langue française est pour moi un incomparable instrument de libération, de communion ensuite avec le reste du monde. Je considère qu’elle nous traduit infiniment plus qu’elle nous trahit. »
(« France Information », n° 122, Paris, 1984)

Khalida Messaoudi
Pour elle, comme pour beaucoup d’autres, la résistance au terrorisme islamique en terre d’Algérie se fait d’abord en langue française.
« Bien sûr, j’avais déjà étudié Nedjma (de Kateb Yacine) sans le comprendre vraiment. J’ai écouté cet homme (Guenzet) parler dans un français exceptionnel et nous lancer : « Le français, c’est un butin de guerre . » Pour la première fois, je me suis mise à réfléchir en français, mais plus comme à la langue donnant accès aux textes de littérature ou de philosophie. Je m’interrogeais sur son statut en Algérie. Je me suis rendu compte que Kateb –comme Mouloud Mammeri ou Mohamed Dib et d’autres- l’avait utilisé, lui, comme arme de combat contre le système colonial, comme arme de conceptualisation. Dès lors je ne trouvais plus seulement naturel de parler français, je me disais : « C’est génial, je suis en train de me l’approprier comme un instrument. Jamais je ne laisserai tomber ça. » Vois-tu, c’est cette Algérie-là pour laquelle je me bats, une Algérie où il est possible d’être en même temps berbérophone, francophone et arabophone, de défendre le meilleur des trois cultures. Le message de Guenzt se trouvait dans cette vérité, et ma mémoire l’a enregistré pour toujours. »
(« Une Algérienne debout », Flammarion, 1995, coll. J’ai lu, p. 81-82)

Kateb Yacien (Constantine, 1929-1989)
D’une renommée internationale avec « Nedjma » (1956) au théâtre en langue arabe.
« La plupart de mes souvenirs, sensations, rêveries, monologues intérieurs, se rapportent à mon pays. Il est naturel que je les ressente sous leur forme première dans ma langue maternelle. Mais je ne puis les élaborer, les exprimer qu’en français. Au fond, la chose est simple : mon pays, mon peuple sont l’immense réserve où je vais tout naturellement m’abreuver. Par ailleurs, l’étude et la pratique passionnées de la langue française ont déterminé mon destin d’écrivain. Il serait vain de reculer devant une telle contradiction car elle est précieuse. Elle consacre l’un de ces mariages entre peuples et civilisations qui n’en sont qu’à leurs premiers fruits, les plus amers. Les greffes douloureuses sont autant de promesses. Pourvu que le verger commun s’étende, s’approfondisse, et que les herbes folles franchissent, implacables, les clôtures de fer. »
(« Revue internationale de culture française », op. cit.)

Tahar Ben Jelloun (Fès, 1944)
Immense écrivain international. Poète, romancier et essayiste. Pris Goncourt (« La Nuit sacrée »). Chroniqueur au « Monde ».
« Qu’importe l’encre, la couleur des mots, le regard des mots ; et si ces mots sont de France, ils viennent de toutes les langues françaises que nous écrivons ici et ailleurs. »

Héli Béji (Tunisie, 1948)
« Une langue n’est jamais neutre, fut-elle de naissance ; elle n’est qu’une traduction étrange de l’intensité de la réalité. »
« La Quinzaine littéraire, Paris, 16 mars 1985)

Abdelwahab Meddeb (Tunisie, 1946)
« Faire pénétrer dans la langue française une respiration sémitique spécifique… décentrer la langue française, lui insuffler un expir arabe, de quoi lu donner des accents inouïs, inattendus, imprévus. »

Albert Memmi (Tunis, 1920)
Vit à Paris. Psycho-sociologue et romancier. (« La statue de sel », 1953).
« J’essayais de prononcer une langue qui n’était pas la mienne, qui, peut-être, ne la sera jamais complètement, et pourtant m’est indispensable à la conquête de toutes mes dimensions. »
(Dans « La Voix au cœur multiple », op. cit., p. 78)
Abdelaziz Kacem (Bennane, Tunisie, 1933)
Agrégé d’université, critique, écrivain bilingue.
« J’ai expliqué que l’arabe et le français étaient pour moi l’endroit et l’envers d’une même étoffe, que l’une des deux langues était ma mère et l’autre ma nourrice, ce qui fit de moi pour Villon un frère de lai. »

Hector Klat (Alexandrie, 1888-1977)
Un des précurseurs, avec Charles Corm, dans l’expression littéraire libanaise.
« Mots français mots du clair parler de doulce France ;
Mots que je n’appris tard que pour vous aimer mieux.
Tels des amis choisis au sortir de l’enfance ;
Mots qui m'êtes entrés jusqu’au cœur par les yeux. »
(« Le Cèdre et les lys », 1934, couronné par l’Académie française)

Georges Schéhadé (Beyrouth, 1910-1989)
Une des grandes voix des lettres françaises en poésie et au théâtre.
« Tout petit, j’avais le goût des mots, j’étais en dixième, je crois, quand j’ai entendu pour la première fois le mot « azur », j’ai trouvé ça « extraordinaire »… « azur »… je l’ai emporté avec moi dans mon cartable. »
(Entrevue dans « Le Monde », par Claude Sarraute, 26 novembre 1967)

Salah Stétié (Beyrouth, 1929)
Grand prix de la francophonie 1995.
« Miracle de ceux-là qui viennent au français avec leur arabité ou leur négritude, leur asiatisme ou leur insularité, leur expérience autre de l’Histoire et du monde, leurs autres mythologies, avec leurs dieux ou leur Dieu, salés par les océans qui ne sont pas les mers frileuses d’ici, mers d’Europe bordant le plus grand pourtour de l’Hexagone. Ils savent ceux-là que le français, langue des Français, n’est pas, n’est plus le trésor des seuls Français. »
(Dans André Brincourt, op. cit., p. 103)

Vénus Koury-Ghata (Beyrouth, 1937)
Inspiration poétique et expérience de femme.
« Le français est pour moi un compagnon fidèle, clef des fantasmes, gardien contre les dérapages et la solitude dans un pays qui n’est pas le mien. L’Arabe, c’est l’autre, drapé de mystère. Il emprunte ma plume… Il revient quand bon lui semble, entre les lignes, au détour des pages. Ses passages sont fugaces. »
(Dans André Brincourt, op. cit., p. 104)

Amin Maalouf (Beyrouth, 1949)
Une des voix qui montent en France et recueillent tous les suffrages. Auteur des « Identités meurtries » (Paris, Grasset, 1998)
« Le fait d’être chrétien et d’avoir pour langue maternelle l’arabe, qui est la langue sacrée de l’Islam, est l’un des paradoxes fondamentaux qui ont forgé mon identité… Je bois son eau et son vin, mes mains caressent chaque jour ses vieilles pierres, jamais plus la France (où il vit depuis l’âge de 27 ans) ne sera pour moi une terre étrangère. »

Andrée Chédid. (Le Caire, 1920)
Vit en France par choix. Y brille par sa poésie. Formée en partie à l’Université américaine. Premier poème en anglais.
« Par choix, par amour de cette cité (Paris). Sa pulsation, sa liberté, sa beauté m’ont marquée très jeune d’une manière indélébile. »
(Dans « Questions de français vivant », n° 4, Bruxelles, 1984)

Albert Cossery (Le Caire, 1913)
Vit à Paris depuis 1945. N’a jamais demandé la nationalité française. Décrit une Egypte marginale.
« Je n’ai pas besoin de vivre en Egypte ni d’écrire en arabe. L’Egypte est en moi, c’est ma mémoire. »
(Dans André Brincourt, op. cit., p. 16)

Georges Dumani (Egypte, 1882)
Fondateur de l’hebdomadaire « Goha ».
« C’est qu’ici et là on aime la fine clarté, l’intelligence compréhensive, l’ordonnance rythmée de la pensée et du style, l’enchâssement harmonieux des mots dans le tissu des phrases : c’est qu’ici et là –quelle que soit la diversité du génie et de la race- on a le goût de la vérité, le sens de l’ironie et le culte de la tendresse. »
(Dans « L’Egypte, passion française », par Robert Solé, Seuil, 1997, p. 234)

Edmond Jabès (Le Caire, 1912-1991)
Grande notoriété dans la littérature française contemporaine. Quitte l’Egypte à l’arrivée de Nasser, en 1957.
« Mon attachement à la France date de mon enfance et je ne pouvais m’imaginer habitant ailleurs. »
(Dans « Questions de français vivant », op. cit.)

Elian J. Fibert (Jaffa, 1899-1977)
A chanté les animaux et son pays, Israël. Grand Prix Princeton pour l’ensemble de son œuvre.
« Voici des Musulmans, des Arméniens, des Juifs, des Syriens et bien d’autres. Familles d’esprit aux contrastes et aux oppositions innombrables, mais qui se sont pliés à une même règle et ont accepté une discipline semblable, celle de la langue et de la culture françaises. Peut-être, cette langue et cette culture, touchent-elles en moi ce que nous avons en commun, nous autres riverains de la Méditerranée, je veux dire le goût pour les idées pures, pour la raison. »
(« Revue internationale de culture française », op. cit.)

Naïm Kattant (Bagdad, 1928)
Né dans la communauté juive de Bagdad. Emigré au Québec, en 1954. Chef de service des lettres et de l’édition des Arts du Canada.
« Si, à vingt-cinq ans, j’ai choisi Montréal comme nouvelle patrie, c’est qu’on y parle français. Aussi, à travers les civilisations, j’adopte une langue et un pays autres que les miens et je garde mon nom. Je ne subis pas mon destin et ma mémoire, je les accepte et je signe mon nom. »
« Le Repos et l’Oubli », essai, Québec, Méridiens Klincksieck, 1987, p. 121 et 196)

André Chouraqui (Aïn Temouchent, Algérie, 1917)
Résistant en France. Maire adjoint à Jérusalem. Traducteur de la Bible et du Coran en français, « une lecture décloisonnée, non confessionnelle » qui, grâce aux « libertés que permet l’éclatement actuel de la langue française, abolit les frontières et lance un pont entre des religions et des confessions fondées sur les réalités essentielles ».
« Ma langue maternelle, avant l’hébreu, était l’arabe. Nous ne parlions que cette langue, qui fut celle de nos plus grands théologiens, dans notre maison, comme dans les rues animées par nos jeux. »
Dans « Le Journal d’un mutant » par Joseph Boly, CEC, Bruxelles, 1987, p. 89)


AMERIQUE – ASIE

Julien Green (Paris, 1900)
Ecrivain américain de langue française. Un monument de notre littérature.
« Ma vraie personnalité ne peut guère s’exprimer qu’en français ; l’autre est une personnalité d’emprunt et comme imposée par la langue anglaise (et pourtant sincère, c’est le bizarre de la chose). Cette personnalité d’emprunt, je ne puis la faire passer en français que fort ma-laisément : elle ne semble pas tout à fait vraie. »
(« Journal » (1943-1945), Plon, 1949, p. 160, 16 sept. 1944)

Hector Biancotti (1930)
Argentin d’origine italienne. Venu en France, à Paris (1963) pour être écrivain français. Membre de l’Académie française. Chroniqueur au « Monde ». Premier roman en français « Sans la miséricorde du Christ » (Gallimard, 1985).
« J’entends les nuances du français, c’est une langue plate, très uniforme au point de vue de l’accent, mais il a la richesse des diphtongues et des différents « e » aigu, accent grave, et cette mystérieuse richesse qui est le « e » muet. Il faut que la phrase soit bien balancée. Pas toutes. On apprend, en écrivant beaucoup de pages, qu’il ne faut pas tomber dans la mélopée. Il faut casser le rythme. Vous avez cédé pendant vingt lignes à la phrase longue et à la mélopée, alors il faut tout à coup faire des phrases courtes. Certains appellent ça la technique. C’est comparable à la musique. »
« Le Magazine littéraire », septembre 1995)

Adolfo Costa du Rels (Corse, 1891)
Romancier et auteur dramaturge bolivien. Ecrivain bilingue.
« Je t’ai donné une culture française afin de perpétuer dans notre famille une tradition qui est une sorte de patrie mentale. Je vous passe le message de mon père. » (à son fils).
(« Revue internationale de culture française », op. cit.)

Armand Godoy (La Havane, 1880-1964)
A changé de langue à quarante ans pour devenir poète français dans la langue de Baudelaire.
« Depuis que je t’ai découvert
Ton livre jamais ne me quitte
Il vit en moi, toujours ouvert,
Comme un missel de cénobite. »
(« Stèle pour Charles Baudelaire »)

Ventura Garcia Calderon (Paris, 1887-1959)
Né péruvien, à Paris. Fut ministre du Pérou. Ecrivit dans les deux langues en cultivant un grand amour pour la France.
« Me suis-je trompé avec tant de spectateurs universels en venant ici à vingt ans, orphelin ingénu, comme le pauvre Gaspard de Verlaine, prendre place dans ce que l’ancêtre Calderon appelait « le grand théâtre du monde » ? Tout le problème de la culture française et des origines de son génie se posait naturellement à moi. pendant que des soldats nocturnes dévalisaient la France, je faisais, sans pouvoir dormir, l’inventaire de son génie. »
(« Cette France que nous aimons », Paris, Editions H. Lefèbvre, 1942)

Nguyeng tien Lang (Nord, 1909-1976)
Prisonnier du Viêt-Minh (1945-1951). « Les Chemins de la révolte » (1953).
« C’est dans nos fibres les plus profondes que cette empreinte de la France nous a marqués pour toujours, et pourtant nous restons encore et toujours nous-mêmes ; ou, pour ainsi parler, ni tout à fait nous-mêmes, ni tout à fait français ! C’est cela qu’on appelle la synthèse ! Si c’est cela, c’est bien doux à certaines minutes, mais c’est très souvent déchirant. »
(Dans « La Voix au cœur multiple », op. cit., p. 149)

Vo Long-Tê (Sud, 1927)
Ecrit en vietnamien et en français. Baptisé catholique en 1952. Interné en 1975-1977. Au Canada depuis 1991. Traducteur de Paul Claudel. Admirateur de Rimbaud et du poète lépreux Han-Mac-Tu. A servi la poésie française qui lui a permis de rester lui-même dans l’épreuve.
« Reverrai-je bientôt ma lointaine patrie ?
Elle est toujours en moi durant toute ma vie,
Attachée à jamais à la vietnamité. »
(« L’Univers sans barreau », 1991)

A ces auteurs qui se sont exprimés, il conviendrait d’ajouter tous les autres, innombrables, et de plus en plus nombreux, ces dernières années.
Laissons de côté les écrivains d’Afrique noire, des Antilles et de l’Océan Indien ainsi que ceux du Monde arabe et de l’ancienne Indochine, ils sont légion. Nous ne pouvons que renvoyer aux anthologies et histoires littéraires.
Certains pays non francophones et non colonisés par la France entretiennent une littérature presque continue en langue française. C’est le cas de :

Flandre : Charles de Coster, Michel de Ghelderode, Georges Eechoud, Max Elskamp, Franz Hellens, Werner Lambersy, Maurice Maeterlinck, Françoise Mallet-Joris, Félicien Marceau, Camille Melloy, Jean Ray, Charles Van Lerberghe, Liliane Wouters, Pau Willems .

Roumanie : Constantin Amarui, Princesse Bibesco, Adolphe Cantacuzène, Comtesse Anna de Noailles, Petru Dimitriu, Mircea Eliade, Benjamin Fondane, Virgil Gheorghiu, Luca Gherasim, Isidore Isou, Panaït Istrati, Tristan Tzara, Hélène Vacaresco, Horia Vintila, Ilarie Voronca.

Russie : Arthur Adamov, Victor Alexandrov, Nelle Bielski, Alain Bosquet, Hélène Carrère d’Encausse, Christian Dédeyan, Georges Govy, Joseph Kessel, Zoé Oldenbourg, Nathalie Sarraute, Boris Schriber, Elsa Triolet, Vladimir Volkoff, Vladimir Weidké.

Grèce : Alfred Cohen, André Kedros, Gisèle Prassinos, C.P. Rodocanouchi, Georges Spyridaki, Nikos Zazantzaki.

Italie : Louis Calaferte, Gabriele d’Annunzio, Lanza Del Vasto, Geneviève Genari.

Espagne : Arrabal, Salvador de Madiaraga, Luis de Villalonga, Picasso.

Egypte : Amouar Abdel Marek, Albert Adès, Faouzia Assad, Georges Cattauï, Georges Henein, Albert
Josipovicci, Joyce Mansour, Filippo Marinetti, Out El-Kouloub, Robert Solé, Gaston Zananiri.
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Histoire de la littérature belge
I. 1830-1880 : Le romantisme embourgeoisé

1. La Belgique sous Léopold Ier (1831-1865)


Après Waterloo, et à l’instigation de l’Angleterre, les grandes puissances victorieuses de Bonaparte décident en 1814 d’unir la Belgique à la Hollande. Il s’agit d’opposer un rempart à l’impérialisme de la France, mais aussi aux idées révolutionnaires qui y ont cours. Les quinze ans de vie commune avec les Hollandais vont d’ailleurs apporter aux Belges une remarquable prospérité matérielle, de même qu’une réduction sensible de l’analphabétisme, Guillaume Ier s’appliquant à développer l’enseignement de l’Etat. (Dossiers: 1: Histoire de la Belgique avant l'indépendance 2: Histoire de Belgique à la Révolution de 1830 3: Le Congrès de Londres de 1830 pour régler la "Question belge"
4: Art et Nation dans la Belgique du début du XIXe siècle) 5: L'influence de la Nation sur la musique
6: Histoire de la révolution belge de 1830

Toutefois, l’association est fragile. Les Hollandais sont en majorité calvinistes, les Belges catholiques. En traitant la Belgique à certains égards comme un pays conquis, par exemple dans le domaine linguistique, Guillaume Ier suscite un mécontentement grandissant, qui conduit en 1830 à l’indépendance belge. Le document essentiel retraçant ces événements reste le monumental ouvrage de Louis Bertrand, "Histoire de la démocratie et du socialisme en Belgique depuis 1830"

Ce sera principalement les milieux de presse qui joueront un grand rôledans la fondation de l’Etat belge et la création d’une « opinion publique » nationale (1830-1860)


Sous le règne de Léopold Ier, de 1831 à 1865, priorité est donnée au renforcement de l’indépendance nationale. Marquée par l’habileté et la détermination, la politique extérieure du souverain permet d’écarter du jeune état les menaces annexionnistes françaises. Par contre, une grave crise économique sévit jusqu’en 1850, soulignée par une longue famine en Flandre. Entre-temps, après une décennie d’unionisme, l’antagonisme Libéraux-Catholiques se développe, particulièrement à propos de l’enseignement ; de même, le français ayant été choisi comme seule langue officielle, la question linguistique préoccupe plusieurs intellectuels flamands, tel l’Anversois Henri Conscience, dont le célèbre « Leeuw van Vlaanderen » paraît en 1838 ?
Dans le domaine des arts, la Belgique (voir: L'Art moderne en Belgique) naissante ne produit rien d’original. L’architecture est dominée par un néo-classicisme « raisonnable », qu’illustrent par exemple les Galeries Saint-Hubert à Bruxelles, achevées en 1847. Côté musique, c’est l’âge d’or du « bel canto », comme en témoigne le triomphe de la Malibran. Quant à la peinture, elle est marquée d’abord par un romantisme souvent théâtral et déclamatoire, dont émerge cependant le nom d’Antoine Wiertz (« La belle Rosine », 1847). Le réalisme s’installe à partir de 1851, sous l’influence de Gustave Courbet ; c’est ainsi que Jean-Baptiste Madou, Charles De Groux, Joseph Stevens choisissent des thèmes plus humbles et un style plus modeste.


Quant à la littérature, elle est également envahie, surtout jusqu’en 1850, par un romantisme édulcoré. L’influence de Victor Hugo, de Lamartine, le goût pour la « petite » histoire, puis l’admiration croissante pour Balzac donnent le ton. Par ailleurs, divers milieux et personnages souhaitent que le jeune royaume se dote sans tarder d’une littérature nationale. On demande que les œuvres prennent pour thème quelque aspect de la Belgique ou de son histoire, et l’on accueille avec une bienveillance souvent injustifiée les récits ou les vers d’allure patriotique.

Parallèlement, critiques et publicistes s’emploient à définir l’esprit belge, la mentalité spécifique de ce pays qu’ils refusent de considérer comme un simple accident de l’histoire européenne. Entre le monde latin et le monde germanique, il s’agit d’exprimer les caractères de l’ « âme belge », sorte d’identité culturelle intermédiaire. Mais la méfiance envers l’impérialisme français d’une part, l’engouement romantique d’autre part font que l’on incline davantage vers le « génie du Nord » que vers celui du Sud, que l’on se sent plus proche « de la rêverie allemande que de la vivacité française » (« Revue de Belgique », 1846).

La production littéraire, cependant, ne répond pas à de tels espoirs. La poésie, très abondante, est ampoulée et affectée, comme si elle n’avait retenu du romantisme que ses défauts. Les moins mauvais sont en premier lieu André Van Hasselt (dont « Les quatre Incarnations du Christ » ne paraîtront qu’en 1867), Théodore Weustenraad (« Le Remorqueur », 1840 ; « Le Haut-Fourneau », 1844), auxquels on peut joindre, à titre documentaire, les noms d’Edouard Wacken et de Charles Potvin : leur théâtre et leurs vers connaissent à l’époque un réel succès, mais sont devenus aujourd’hui quasiment illisibles. Dans le domaine du récit s’illustrent Henri Mocke (« Gueux de mer » ; « Gueux des bois », 1828), Marcellin La Garde (« Val de l’Amblève », 1858).

Comme pour la peinture, le milieu du siècle sonne en littérature le déclin de l’esthétique romantique. Non qu’elle disparaisse complètement du jour au lendemain, bien au contraire ; mais les œuvres romantiques ultérieures dont plutôt figure de survivances, et l’intérêt du public s’atténue. En 1856 une nouvelle revue, animée par Félicien Rops, Paul Reifer, Charles De Coster : « Uylenspiegel –Journal des débats artistiques et littéraires ». C’est elle qui en 1857, à propos de « Madame Bovary » (qui vient de paraître en volume), lance le débat sur la question du réalisme. Se développe alors un genre qui se réclame de Champfleury, de Balzac, de Flaubert, et dont la fortune sera grande : le roman de mœurs, qui prend la relève du « récit historique ». Un bon exemple en est donné par « Mademoiselle Vallantin » de Paul Reider (1862) : rompant avec la respectabilité bourgeoise de sa famille, l’héroïne se livre corps et âme à son amant, ce qui en fin de compte ne lui apportera pas le bonheur si ardemment désiré.


2. Les débuts de Léopold II (1865-1880)

Monté sur le trône à la mort de son père, en 1865, Léopold II se préoccupe d’abord de consolider l’indépendance du pays, et particulièrement sa défense militaire. Avec la guerre franco-prussienne et la défaite de Sedan en 1870, Napoléon III cesse de constituer un danger pour la Belgique ; mais déjà se profile la menace allemande avec Bismarck, et le renforcement de l’armée s’avère de plus en plus indispensable.

A l’intérieur, les esprits sont occupés par le problème social, la question électorale (on parle , déjà, de suffrage universel…), l’obligation du bilinguisme dans la région flamande, mais aussi l’exploration du Congo, le développement de l’agriculture et du machinisme (en 1865, Solvay crée sa première usine de soude, à Couillet). Peu de renouvellement, par contre, dans le domaine des arts. L’architecture reste principalement d’inspiration gréco-romaine. La musique de César Franck n’est connue que d’un public réduit. Néanmoins, des peintres comme Félicien Rops (« Les sataniques ») ou Henri Evenepoel accèdent à la notoriété, sans oublier Hippolyte Boulenger qui domine l’école paysagiste de Tervuren.

La littérature se partage entre les ultimes survivances du romantisme et un réalisme sans réelle envergure. Quelques noms méritent une mention : « Heures de solitude », d’Octave Pirmez (1869), sorte de journal de voyage dont le thème central, selon l'auteur, réside dans « le Moi passager dans l’Univers éternel » ; la mélancolie du héros, qui rappelle Chateaubriand, est malheureusement évoquée dans un style souvent affecté. « Le roman d’un géologue », de Xavier De Reul (1874), est un récit largement autobiographique où l’auteur relate sa vie itinérante et sentimentale : un collectionneur de fossiles s’éprend d’une jolie Tyrolienne nommée Hulda, dont la vie s’achève avec le livre…

Plus convaincant, sans nul doute, est « Dom Placide » d’Eugène Van Bemmel (1875), présenté comme les « mémoires du dernier moine de l’Abbaye de Villers » : histoire toute romanesque d’un jeune moine pris par l’amour, et qui contient quelques passages émouvants. Par ailleurs, en 1875, Caroline Graviere publie « Mi-la-sol », sorte de plaidoyer en faveur de la jeune fille pauvre qui, après avoir été séduite, doit subir la réprobation collective : on a voulu y voir l’amorce d’une revendication féministe. Trois ans pus tard paraît « Un coin de la vie de misère », de Paul Heusy, recueil de quatre contes qui annoncent le naturalisme en prenant pour objet le malheur des humbles.

Dans cet ensemble plutôt terne, il faut réserver une place exceptionnelle à « La légende d’Ulenspiegel » que Charles De Coster publie en 1857, sorte d'épopée moderne illustrant la lutte de la Flandre et des Pays-Bas contre Philippe II : accompagné de son fidèle Lamme Goedzak, Thyl l’Espiègle devient le héros d’une révolte populaire qui aboutit à la libération de la future Hollande, au terme d’aventures où se mêlent le tragique et le facétieux. On peut reconnaître dans cette œuvre au moins quatre « antécédents » littéraires différents :
-l’élément épique, dans l’affrontement entre deux nations et la « croisade » de libération entreprise par Thyl ; dans le rôle important de l’héroïsme, des exploits guerriers ; dans le fait que les personnages sont des « types » plutôt que des individus ;
-le roman courtois, dont on sait qu’il accorde une place primordiale aux thèmes de la quête, et de l’exploit comme épreuve éliminatoire ;
-l’élément carnavalesque, illustré spécialement par Rabelais, revient ici dans le mélange intime du comique et du dramatique. Ulenspiegel est à plusieurs égards un héros-bouffon, et s’il n’oublie jamais l’essentiel, il en tempère la gravité par un sens constant de la farce ;
-le roman historique enfin, inventé par walter Scott, dont Robin des Bois annonce à certains égards le personnage de Thyl –sans oublier le goût des archaïsmes et d’un pittoresque vaguement « médiéval ».

On a dit à juste titre que « La Légende d’Ulenspiegel » est l’œuvre inaugurale, fondatrice de la littérature belge de langue française. Et il est vrai que par sa force et sa verve, par ses références discrètes à l’histoire nationale, par sa méfiance envers les dogmes et son amour de la liberté, elle va donner enfin au public belge la « référence » imaginaire qui lui manquait.

Histoire de la littérature belge

I. 1830-1880 : Le romantisme embourgeoisé

II. 1880-1914 : Un bref âge d’or.

III. 1914-1940 : Avant-gardes et inquiétude

IV. 1940-1960 : Une littérature sans histoire

V. 1960-1985 : Entre hier et demain

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L'auteur de La Légende d'Ulenspiegel , la première grande oeuvre littéraire
créée en Belgique francophone après l'indépendance du pays en 1830, est né à
Munich d'un père flamand et d'une mère wallonne. Il passa l'essentiel de sa
vie à Bruxelles, dans des conditions matérielles souvent très difficiles. A
l'exception des trois années où il fut « employé de la Commission royale
chargée de la publication des lois anciennes » (1861-1864) _ ce qui lui permit
de perfectionner sa connaissance du français du XVIe siècle dont il imitera
bien des traits dans Ulenspiegel _ et d'un poste de professeur de littérature
à l'École de guerre à partir de 1870, il n'eut, en effet, d'autre occupation
que la littérature, mais ne connut guère de son vivant le succès ni la
renommée.
Il étudia chez les Jésuites, puis à l'université de Bruxelles, où il
acquit les idées démocrates et anticléricales qu'il ne cessa de professer par
la suite. En 1847, il fonda avec quelques amis « la Société des Joyeux », au
sein de laquelle il fit connaître ses premiers essais en vers et en prose. Il
eut également, à cette époque, une longue relation amoureuse, aussi passionnée
que malheureuse, dont on trouve le témoignage dans les Lettres à Élisa
(1894), publiées après sa mort.
Collaborant régulièrement, à partir de 1856, à
la revue Uylenspiegel , qui joua un rôle important dans les lettres belges de
l'époque, De Coster y publia notamment ses Légendes flamandes , dont il fit un
volume en 1857. De style archaïque déjà _ même si ce n'est pas encore la belle
langue singulière d'Ulenspiegel _, écrites en alinéas très brefs où abondent
les répétitions, ces adaptations du patrimoine légendaire flamand détonnèrent
fortement dans le climat réaliste qui régnait alors. D'une écriture moins
recherchée, les Contes brabançons (1861) n'ont pas l'originalité du premier
recueil. Mais l'écrivain, à cette époque, travaillait déjà à son
chef-d'oeuvre qu'il publia, avec des eaux-fortes de Félicien Rops, en 1867,
sous le titre La Légende d'Ulenspiegel , puis, en 1869 sous son titre
définitif, La Légende et les Aventures héroïques, joyeuses et glorieuses
d'Ulenspiegel et de Lamme Goedzak au pays de Flandre et ailleurs .
L'accueil fut peu enthousiaste et abondantes les critiques formulées à l'égard de cette
oeuvre qui venait surprendre et déranger un milieu culturel belge habitué à
une littérature de forme beaucoup plus conventionnelle. Le jury du prix
quinquennal de littérature y vit un « capharnaüm pantagruélique » et préféra
couronner l'oeuvre d'un Potvin, écrivain aujourd'hui bien oublié, tandis que
d'autres reprochaient à Ulenspiegel qui son « obscénité », qui une difficulté
d'accès provoquée par la langue archaïsante forgée par l'auteur.
Il fallut attendre la génération des Jeune Belgique et des écrivains comme Lemonnier ou
Eckhoud pour que fût enfin proclamée, dans la dernière décade du siècle passé,
l'importance de ce livre.
Par la suite, De Coster publia encore un roman de moeurs, Le Voyage de noces (1872),
et des relations de voyage (La Zélande , 1874, et La Néerlande , 1878), mais ces textes
sont d'une qualité bien inférieure au chef-d'oeuvre qui fit sa renommée posthume. La Légende
d'Ulenspiegel fut traduite en de multiples langues et adaptée plusieurs fois
au cinéma. Quant aux plagiats divers que l'on en fit et aux adaptations pour
les enfants, on ne les compte plus.
Curieusement, ce grand livre est peut-être aujourd'hui mieux connu à
l'étranger qu'en France ou même qu'en Belgique. Faut-il en attribuer la cause
au fait qu'il s'insère mal dans les schémas traditionnels de l'histoire de la
littérature française (peu de traces de cette oeuvre par exemple, voire
souvent aucune, dans les manuels scolaires) ; D'inspiration plutôt romantique
à un moment où le romantisme est déjà passé de mode, La Légende d'Ulenspiegel
tient de l'épopée et du roman historique mais aussi du roman picaresque et de
la verve rabelaisienne, et ne manque pas non plus de traits réalistes. Si
l'oeuvre relate la lutte, au XVIe siècle, des provinces du Nord contre
l'occupant espagnol, le héros qu'elle met en scène n'apparaît jamais sous
l'aspect univoque d'un héros d'épopée valorisant une identité nationale. Car
le combattant qu'est Thyl Ulenspiegel est en même temps un esprit frondeur et
un farceur légendaire. De Coster en trouva le modèle dans des ouvrages dérivés
de vieilles compilations allemandes où étaient transcrits des récits oraux
bien plus apparentés aux fabliaux qu'à la tradition épique.
Personnage facétieux, peu scrupuleux de ses moyens, vagabond exubérant, Thyl est celui
qui, irréductible à toute institution des rôles, arrache tous les masques pour
présenter à chacun sa vérité profonde. D'où son nom Ulenspiegel, Ik ben ulen
spiegel (« je suis votre miroir »), dont on sait qu'il donna aussi en
français, dès le XVIe siècle, le mot espiègle .

Cette ambiguïté fondamentale, qui est une des grandes richesses de ce texte
mais qui le rend « inclassable », se retrouve en bien de ses aspects, comme
l'a signalé Marc Quaghebeur. D'abord si De Coster ressuscite une Flandre que
l'on dirait souvent sortie des tableaux d'un Breughel, c'est en français qu'il
écrit son Ulenspiegel . On peut également remarquer que les aventures du héros
se passent « en pays de Flandre », mais aussi, comme l'indique le titre, «
ailleurs ». Et, si le burlesque s'y mêle à l'épique, le légendaire y est sans
cesse relayé par l'évocation très concrète de certains faits historiques de
l'époque et par la mise en scène de plusieurs acteurs réels de ce siècle
sanglant (De Coster a d'ailleurs puisé abondamment dans certains ouvrages
d'historiens).
La construction du livre repose souvent sur un jeu de
contrastes et d'oppositions comme celle, sans cesse rappelée, des figures de
Thyl et de Philippe II d'Espagne, que l'auteur fait naître le même jour, l'un
grandissant « en joie et folies », l'autre croissant « chétivement en maigre
mélancolie ». Mais l'entrelacement des thèmes et la succession des épisodes
est d'une telle richesse et d'une telle complexité que jamais ces oppositions
n'apportent l'impression de répétition ou de stagnation que l'on ressent
souvent à la lecture de textes à caractère épique. D'autant plus que la langue
archaïsante inventée par l'écrivain, tout en gardant _ quoi qu'en aient dit
ses détracteurs _ un extrême degré de lisibilité, est d'une intense
expressivité et s'adapte parfaitement à l'univers très particulier que révèle
cette oeuvre. Related Posts with Thumbnails
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16ème Salon Francophone du Livre de Beyrouth

La 16ème édition du Salon Francophone du Livre de Beyrouth, qui s’inscrit dans le cadre de « Beyrouth, Capitale mondiale du livre 2009 », se déroule du 23 octobre au 1er novembre au Biel. Ce Salon accueillera plus de 150 auteurs francophones – parmi lesquels le Prix Nobel 2008 Jean-Marie Gustave Le Clézio – et proposera un programme très dense de rencontres-débats et de lectures, des animations et des expositions à destination du public scolaire, des journées professionnelles, ainsi que de nombreux autres événements, dont l’arrivée en rade de Beyrouth du bateau de l’opération « Ulysse 2009 ». L’Organisation internationale de la Francophonie et ses partenaires (la Mission culturelle française au Liban, Culturesfrance, l’Alliance internationale des éditeurs indépendants et l’Association internationale des libraires francophones) mettent en place un programme exceptionnel pour valoriser et promouvoir les écrits et les auteurs d’expression française, avec une attention particulière en faveur des pays du Sud : Un Pavillon du sud présente un fonds de 2500 titres en langue française édités dans les pays du Sud. Une quinzaine d’auteurs francophones y participeront à des animations, lectures et débats ; Trois rencontres professionnelles sur les thèmes : « Echanges et coopération entre les éditeurs au sein de l’espace francophone » et « Nouveaux visages de la librairie francophone. Présentation de la Charte de la librairie francophone » ; « La chaîne du livre, la relation éditeur - libraire eu sein de l’espace francophone » ; La remise du Prix des cinq continents de la Francophonie, qui consacre un roman d’un écrivain témoignant d’une expérience culturelle spécifique enrichissant la langue française, au lauréat 2009, l’écrivain togolais Kossi Efoui pour son roman Solo d’un revenant (Editions du Seuil); Rencontres littéraires avec le lauréat du Prix des cinq continents et des membres du jury, dont J.-M. G. Le Clézio, Vénus Khoury-Ghata, Lise Bissonnette, Pascale Kramer, René de Obaldia de l’Académie française, Paula Jacques, Lionel Trouillot. Site: http://www.salondulivrebeyrouth.org/
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Prélude aux combats

Le royaume des Pays-Bas, création des puissances victorieuses de la France napoléonienne, était miné par des maux graves. Des observateurs bienveillants, les diplomates de la Sainte-Alliance, ne cachaient pas les périls qui menaçaient cette union de deux peuples qu'opposaient les intérêts et les passions. Belges et Hollandais avaient été séparés par trop de conflits depuis le XVIe siècle pour qu'ils puissent, en quelques années, être réunis dans un ensemble barmonieux. Un génie politique n'aurait sans doute pas échoué dans cette tâche. Mais Guillaume 1er, financier avisé, certes, homme d'affaires connaissant les facteurs économiques de la vie des peuples, manquait de sens politique. Dans un monde où le libéralisme triomphait, ce despote éclairé, attardé dans le XIX. siècle, ne pouvait réussir à rapprocher les frères ennemis. A mesure que les années passaient, que la prospérité matérielle se développait, l'espoir de réaliser « l'amalgame » s'éloignait. Dans l'aisance et la puissance économique, les Belges trouvaient de nouvelles raisons de réclamer une part plus grande du pouvoir, que le roi, absolutiste étroit et obstiné, leur refusait.
La Révolution de 1830 a des causes profondes. Les rivalités commerciales, la fermeture de l'Escaut et l'exploitation systématique de nos provinces avaient laissé de l'amertume au coeur des Belges. Les catholiques et les calvinistes, depuis le XVIe siècle, ne s'étaient jamais rapprochés. Ils se haïssaient cordialement. Une évolution divergente depuis plus de deux siècles avait profondément marqué le caractère et l'esprit des populations du Nord et du Sud. Les moeurs, les traditions, le genre de vie étaient très différents dans les deux pays.
Dans les provinces du Sud, le régime français avait accentué la suprématie de la langue française au sein des milieux aristocratiques et bourgeois, classes dirigeantes de l'époque.
Même en pays flamand, le français était la langue des hommes qui avaient quelque influence dans la vie politique et sociale. Le prestige de cette langue, au XVllIe siècle, à travers toute l'Europe cultivée avait été énorme et les mesures administratives de la République et de l'Empire en avaient intensifié l'usage.
Au cours des quinze années de vie commune, aux Etats-Généraux, Belges et Hollandais s'étaient fréquemment dressés face à face. Cependant, les vieux libéraux belges, foncièrement anticléricaux, souhaitant le monopole de l'enseignement pour l'Etat, avaient à plusieurs reprises apporté au gouvernement leur appui Mais ils furent bientôt bousculés par une jeune équipe d'écrivains et d'avocats qui considéraien avec crainte les progrès de l'autoritarisme royal. Ces lecteurs du Globe. organe du néo-libéralisme français, songeaient plus à attaquer le empiètements et les conquêtes des ministériels qu'à combattre les « apostoliques ». qui réclamaient une application sincère de la Loi fondamentale et demandaient la responsabilité ministérielle, l'établissement d'un régime vraiment représentatif et l'inamovibilité des juges. Les journaux constituaient le meilleur moyen de diffusion de leurs idées. Or, la presse était toujours soumise, en fait, à un régime de contrôle très gênant. Les poursuites contre de Potter manifestaient bien le péril que courait cette liberté essentielle. Aussi la liberté de presse devint-elle une revendication formelle de ces jeunes libéraux.
Ces journalistes, ces avocats, ces bourgeois, qui étaient de langue et de culture françaises, étaient en outre menacés dans leurs habitudes et leurs intérêts par les arrêtés ministériels en matière linguistique. Aussi firent-ils valoir un autre grief: le mépris du gouvernement pour la liberté des langues.
Hommes jeunes, n'ayant pas connu l'Ancien Régime où l'Eglise détenait en fait le monopole de l'enseignement, ils se résignaient aisément à renoncer au monopole scolaire d'un pouvoir, néerlandais et autoritaire. Ils étaient prêts à un compromis avec les catholiques, qui, depuis 1815, n'avaient cessé de s'élever contre la domination gouvernementale protestante en matière d'enseignement. Dès lors, l'accord des libéraux et des catholiques devenait possible. L'union des oppositions était d'autant plus réalisable que, chez les catholiques, en Flandre surtout (fait quj prouve bien la diffusion du français dans les milieux intellectuels), les idées de Lamennais en faveur d'un catholicisme libéral, avaient fait de grands progrès.
Le rapprochement se précise de plus en plus. Le 8 novembre 1828, de Potter lance son fameux cri de ralliement: « Jusqu'ici, on a traqué les Jésuites. Bafouons, honnissons, poursuivons les ministériels! ». Le danger de cette Union est grave pour la stabilité du royaume. Sans doute, les catholiques du Brabant septentrional et du Limbourg «hollandais » se joignent à leurs coreligionnaires belges dans leurs revendications religieuses, sans doute, quelques libéraux hollandais commencent à réagir contre l'impitoyable fonctionnement du régime de Van Maanen, mais il s'agit là d'une minorité peu influente.
C'est essentiellement entre Belges et Hollandais que la lutte est ouverte. Les premiers se plaignent de l'accaparement des fonctions publiques par leurs adversaires. En 1830, n'y avaitt-il pas mille neuf cent quatre-vingts officiers hollandais, alors qu'il n'y avait que trois cent quatre-vingts belges?
Il n'est guère possible au roi de donner satisfaction aux opposants, car son Etat ne peut subsister que sous le régime rigoureux qu'il a imposé. Relâcher la pression administrative, céder aux demandes de l'opposition, c'est ruiner son oeuvre; admettre la représentation aux Etats-Généraux d'après la population, c'est provoquer l'écrasement des Hollandais qui ne sont qu'un peu plus de deux millions contre quatre millions de Belges. Aussi les Hollandais, comme par instinct, sont derrière le souverain de leur glorieuse dynastie d'Orange-Nassau.
I..e divorce idéologique entre les Hollandais immobiles et les Belges passionnés de libertés, se renforce de profondes oppositions entre les deux économies que le roi a tant fait pour amalgamer. La conciliation des intérêts divergents est délicate. En matière fiscale notamment, les Belges protestent contre les impôts de consommation sur le pain et la viande. Le roi s'est heurté à l'obstination du haut commerce hollandais et au dédain du grand capitalisme d'Amsterdam pour les Belges. Pendant que la Hollande refusait de s'adapter au monde nouveau qui naissait, les Belges développaient et modernisaient leur industrie, profitaient des créations bancaires de Guillaume 1er et Anvers, libre, renaissait magnifiquement. Aussi les Belges supportaient-ils de plus en plus difficilement de jouer un rôle secondaire dans l'Etat. Le fossé se creusait toujours davantage entre les deux parties et, au cours des années 1829 et 1830, les froissements se multiplient. Le fameux message royal du 11 décembre 1829, ouvre les yeux à de nombreux Belges sur les intentions de Guillaume. Message anachronique dans un monde porté par une puissante vague de liberté, il proclame les droits quasi absolus du souverain. Guillaume 1er cimente lui-même le bloc de ses adversaires.
De plus, les dernières mesures politiques du roi sont prises dans une conjoncture économique défavorable. L'Europe, en effet, depuis 1811-1817 est entrée dans une phase de baisse des prix et elle y restera jusqu'au milieu du siècle. Il en résulte de pénibles conséquences pour les finances publiques et pour les entreprises privées. Cette Europe, d'autre part, s'industrialise, la mécanisation fait des progrès. Sur le Continent, c'est en Belgique que ces progrès sont les plus rapides. Les crises du capitalisme industriel et financier se succèdent à un rythme régulier. Après les années difficiles de reconversion qui ont suivi la fin des guerres napoléoniennes, l'économie anglaise a été secouée en 1825 et 1829 et les répercussions en ont été sévères de ce côté de la Manche. La guérison est lente et 1830 n'est une année de prospérité, ni en Grande-Bretagne, ni en France, ni aux Pays-Bas. Dans ce dernier pays, la politique royale de soutien de l'industrie novatrice a provoqué un développement trop rapide de l'appareil de production. En mars et en juin 1830, la place de Verviers est brutalement frappée: faillite de banquiers, d'industriels. A Liège, en juin, « les nouveaux malheurs survenus dans le commerce rendant l'argent rare », le banquier de Sauvage réduit ses crédits. Cockerill, au printemps, est pressé par ses créanciers et implore l'aide du gouvernement. Les grands fabricants de tapis Overman et Cie de Tournai réclament aussi du secours et, en juillet, les fabricants de cotonnades gantois s'inquiètent de l'accumulation de leurs stocks. Enfin, la Révolution parisienne du mois de juillet a provoqué un choc néfaste au commerce et la confiance disparaît. A ce ralentissement d'activité, au cours du printemps et de l'été 1830, s'ajoute l'effet d'une hausse cyclique du coût de la vie depuis 1824. L'indice des produits végétaux indigènes est passé à Anvers de 65 en 1824 à 113 en 1829 et à 122 en 1830. L'hectolitre de froment qui valait 5,43 florins en 1824, vaut 10,93 florins en 1830. Aussi le pain a quasi doublé de prix. L'indice des prix des mercuriales est passé de 64,2 en 1824 à 97,3 en 1829 et à 107,5 en 1830. En outre, « un hiver aussi rigoureux que prolongé est venu accabler une grande partie de la population, multiplier ses besoins et naturellement occasionner une grande cherté dans les objets de première nécessité ». (Exposé de la situation de la province de Brabant méridional, juin 1830).
Dans cette économie qui n'est point encore moderne, le coût élevé des céréales est dû à la médiocrité des récoltes. Il n'entraîne pas la prospérité de l'ensemble de la classe agricole, mais des seuls gros producteurs. Les journaliers et les petits cultivateurs ne profitent guère de ce renchérissement des céréales.
En 1830, enfin, la soudure fut difficile et l'appréhension d'une production insuffisante poussait les fermiers à dissimuler leurs réserves. Les premières évaluations étaient pessimistes et, dans les tout premiers jours de septembre, les autorités en Hesbaye, dans le Limbourg et le Luxembourg, ne cachaient pas les très mauvais résultats de la récolte.
Les salaires n'ont point suivi le mouvement de hausse du coût de la vie. En 1827, le tisserand verviétois gagne le même salaire qu'en 1820, 1,48 franc par jour, et c'est un haut salaire. Sa fille gagne 42 centimes et son fils 52. Une femme se plaint amèrement, en septembre 1828, de ne recevoir que 85 centimes par jour. Si le chômage vient réduire le salaire réel, on peut aisément comprendre le malaise profond de la classe ouvrière.

* **

Telle était l'atmosphère lorsque va éclater la nouvelle des « Trois Glorieuses ». Les réactions sont diverses.
Les libéraux sont ravis de la chute de Charles X, mais certains catholiques sont effrayés par la crise d'anticléricalisme qui secoue Paris, car l'exemple est contagieux et les liens avec la France sont nombreux. Les journaux français sont lus avec avidité et les contacts personnels entre certains hommes politiques des deux pays sont fréquents. Toutefois,il n'y a point imminence de crise révolutionnaire: Gendebien partira pour Paris le 21 août, chargé d'aviser ses amis français de la remise à plus tard de toute action violente. Cependant, le 25 août au soir, la représentation de la Muette de Portici, l'opéra d'Auber, est l'occasion d'une émeute. L'air, repris de la Marseillaise « Amour sacré de la Patrie » déchaîna l'enthousiasme dans la salle, tandis que sur la place de la Monnaie, la foule se massait. Déjà avant la fin du spectacle, un groupe se dirigea vers les bureaux du National, le journal exécré, rédigé par Libry-Bagnano, un homme fort méprisé. Quelques pierres furent lancées dans les vitres. Puis, renforcé, le groupe alla piller rue de la Madeleine, la maison particulière de ce scribe, ancien forçat. Celle du directeur de la police P. de Knyff est ravagée. Vers onze heures du soir, un autre groupe d'environ deux cents hommes bien armés, composé de gens du peuple, se dirigea vers l'hôtel du ministre de la Justice, Van Maanen, au Petit Sablon. Il commença par y démolir tout, méthodiquement, puis, à deux heures du matin, mit le feu à l'immeuble.
Des fusils, des sabres, des pistolets, des munitions avaient été enlevés de force chez des armuriers, chez des marchands de poudre, de plomb et de fer. D'autres armes furent arrachées à la maréchaussée, aux pompiers ou à des bourgeois. Les policiers et les gendarmes furent impuissants à rétablir l'ordre, tandis que de faibles détachements de troupe, grenadiers et chasseurs, -1200 hommes étaient cependant disponibles -patrouillèrent à partir de minuit, mais sans intervenir sur les lieux de pillages. A cinq heures du matin, des patrouilles et des groupes d'insurgés échangèrent des coups de feu. Puis, l'armée se concentra au Sablon et le 26 à midi, elle se retira à la place des Palais, tandis que les faibles effectifs laissés à la caserne des Annonciades et à la caserne Ste-Elisabeth furent désarmés par les émeutiers. Maîtres du centre de la ville, les mutins pillèrent au Grand Sablon la maison du généraI de Wauthier, commandant la Place, et, à huit heures du matin, un groupe de quatre cents hommes, drapeau rouge en tête, saccagea
l'hôtel du gouvernement provincial, rue du Chêne.
La Régence, c'est-à-dire l'autorité communale, (hormis le bourgmestre de Wellens, absent de la ville), le gouverneur de la province Van der Fosse, le directeur de la police et le commandant de la garde communale, réunis à l'hôtel de ville, donnèrent à la police des ordres qu'elle était incapable d'exécuter.
Déjà à six heures du matin, des bourgeois n'apercevant pas l'ombre d'un garde communal -la schutterij, la garde civique régulière de l'époque, récemment organisée, fonctionnait mal -avaient demandé des armes pour créer une garde et réclamé le retrait de l'armée afin d'éviter des frictions sanglantes entre le peuple et la troupe. L'autorisation leur fut accordée et le matin les premières patrouilles furent formées. Mais les bourgeois n'étaient pas en nombre et ils durent renoncer à disperser les attroupements. A trois heures de l'après-midi, sur la Grand'Place, Ducpétiaux attacha au réverbère placé au-dessus de la porte d'entrée de l'hôtel de ville un drapeau aux trois couleurs, rouge, jaune et noire, que Mme, Abts négociante du Marché-aux-Herbes -venait de confectionner en cousant des bandes de mérinos disposées horizontalement.
Pendant l'après-midi, dans des cabarets de la rue Haute, des meneurs instiguèrent des ouvriers, surtout des fileurs, à aller détruire, à l'exemple des Anglais de Manchester, les fabriques de la banlieue qui utilisaient des machines. A huit heures du soir, les fabriques de Rey et Bosdevex-Bal, à Forest, de Wilson à Uccle, industriels novateurs qui avaient installé des mécaniques, avaient été dévastées.
Mais le peuple était fatigué de ses longues courses et déjà des bourgeois avaient réussi à lui racheter ses armes. La nuit du 26 au 27 fut calme. Huit cents bourgeois montaient la garde. Le lendemain, le peuple, massé place Royale et place des Palais, menaça la troupe. Une intervention de la garde bourgeoise se termina par une fusillade: force resta à la garde. Dès ce moment, les attroupements cessèrent. La garde bourgeoise était maîtresse de la ville. Le commandement en chef en fut assuré par le baron Emmanuel Vanderlinden d'Hooghvorst. Un état-major fut constitué, un Conseil formé. Dans la ville, tous les insignes royaux avaient été brisés, les cocardes orange foulées aux pieds. Une « mauvaise farce d'écoliers » comme l'écrivit Gendebien avait donné le pouvoir à la garde bourgeoise.
Les bourgeois devenaient ainsi maîtres de la situation, mais bourgeoisie et peuple bruxellois étaient unis quand même dans la volonté d'empêcher l'entrée de nouvelles troupes. Le 28, l'annonce que des renforts sont arrivés à Vilvorde a excité la population bruxelloise. Le 31 août, les princes royaux envoyés par leur père pour rétablir l'ordre à la tête d'une armée imposante firent connaître leur intention d'entrer dans la ville avec leurs troupes et leur exigence de l'abandon par les bourgeois des drapeaux et des cocardes brabançonnes. Cette menace déchaîna le patriotisme. Bruxelles, toutes classes mêlées, s'apprêta au combat. Des barricades furent dressées, des arbres abattus. La garde fut mise sur un véritable pied de guerre. Le prince d'Orange céda aux supplications d'une seconde députation de notables et accepta d'entrer avec son seul état-major et sans troupe. Le lendemain, ler septembre, il fit donc son entrée dans la ville. Aux cris répétés de « vive la liberté» répondirent quelques « vive le roi ». Grand'Place, le bourgmestre lui adressa quelques mots, puis, au galop, le prince se rendit à son palais...

* **

L'occasion initiale, la Révolution de Juillet à Paris, est ainsi suivie, à moins d'un mois d'intervalle, de l'émeute bruxelloise. L 'allure de celle-ci fait réfléchir. Des étrangers ont participé aux bris de vitres, aux incendies, aux destructions. De l'argent a été distribué. Il y a eu des meneurs. Sont-ce des Français, voire des Anglais? Les témoignages sont imprécis et les enquêtes de police incomplètes. Faut-il admettre la thèse d'un policier hollandais, Audoor? Pour lui, tout aurait été soigneusement préparé, machiné, monté dans le détail. Ce seraient les bourgeois de Bruxelles qui auraient excité le peuple, auraient lâché la populace, pour avoir l'occasion de s'emparer du pouvoir réel dans la cité, d'évincer l'armée et la police. Cela nous paraît une explication a posteriori, car ces bourgeois craignaient réellement le peuple et étaient trop avisés pour jouer le rôle d'apprenti sorcier.
Le bris des machines, les « luddites » d'Uccle, de Forest, d'Anderlecht, sont le meilleur indice d'un malaise social. Dès avant la crise commerciale consécutive aux troubles politiques, les ouvriers avaient déjà attaqué les ateliers, mouvement spontané en grande partie, encore qu'il faille retenir l'intervention d'agents provocateurs.
A Verviers, le caractère social du mouvement révolutionnaire est évident. Depuis longtemps les ouvriers se plaignaient de la lourdeur des impôts de consommation et de l'introduction de nouvelles machines. Le 27 août au soir, les événements de Bruxelles furent connus et le lendemain la foule se porta devant l'hôtel de ville en criant « brisons les machines! » « à bas les employés du gouvernement! ». Un drapeau tricolore français fut planté sur le perron, des cris furent poussés « vive Napoléon! à bas Guillaume! ». Après qu'elle eut désarmé la garde communale, la foule envahit l'hôtel de ville, s'empara des armes entreposées dans les greniers, puis se dirigea vers les maisons des agents des contributions et des accises qu'elle pilla. La maison du notaire Lys fut saccagée. Le lendemain, les mutins voulurent incendier le Montde-Piété et clamèrent leur intention de se rendre dans les fabriques. D'autres allèrent dans la banlieue et y pillèrent les demeures des agents du fisc et les boulangeries. Pour calmer la masse déchaînée, le président de la « Commission de sûreté », qui avait remplacé l'autorité communale débordée, promit la remise au peuple des machines à tondre, une baisse du prix du pain de dix cents et la restitution gratuite par le Mont-de-Piété, de tous les objets garantissant des prêts inférieurs à dix florins.
Le 30 août, le Pays de Herve fut sillonné de bandes de pillards qui ramenèrent triomphalement à Verviers des charrettes de blé. Partout, ces insurgés arboraient les couleurs françaises, lacéraient les couleurs hollandaises, brisaient les armes royales. A Verviers, les officiers de la garde urbaine, constituée pour rétablir l'ordre, portaient une ceinture aux couleurs françaises, les gardes une cocarde et les onze postes de garde étaient ornés d'un drapeau français.
Les Verviétois furent imités par les ouvriers d'Aix-Ia-Chapelle qui détruisirent les machines chez Nélissen, fabricant de drap et pillèrent la maison de James Cockerill. A Dusseldorf on assista aussi à une explosion de rage populaire. A Lierre encore, chez Van den Berghe de Heyder, grand imprimeur de cotonnades, les ouvriers s'agitèrent à la fin d'août. Des bruits de pillage dans des fabriques d'Eindhoven et de Tilburg, qui circulèrent à la même époque, témoignent, quoique erronés, de l'agitation sociale. Rappelons qu'à Paris, l'agitation ouvrière n'a pas cessé au cours de l'été 1830.
Il y a donc un mouvement prolétarien, qui trouve l'occasion de son déclenchement dans des faits politiques: c'est à Bruxelles, le 25 août, que l'étincelle a jailli et c'est de là que l'explosion a gagné de proche en proche. Au surplus, certains avaient sans doute quelque avantage à ces désordres. Des agents provocateurs voulaient effrayer les bourgeois et les exciter à une répression de l'élan populaire, tandis que, nous dit Gendebien, « des intrigants laissèrent faire, pour masquer une onzième ou douzième faillite; on vit des industriels indiquer à leurs propres ouvriers les pièces de leurs machines à briser afin d'arrêter momentanément leur marche et légitimer la suspension des travaux et des paiements ». Enfin, à Bruxelles comme à Paris, on accusa des agents anglais d'avoir poussé à la destruction des machines par avidité et mercantilisme.
Ce mouvement social est violent, mais sans lendemain. Car les possédants ont pris peur. « Toute la propriété était menacée, elle a dû s'armer pour se soustraire aux suites funestes de l'effervescence populaire », écrivait le journaliste Levae à son ami de Potter, le 4 septembre. A Bruxelles, la bourgeoisie a désarmé le peuple et rétabli l’ordre. A Bruges, à Verviers, elle agit de même. Partout où l'ordre est menacé, des gardes bourgeoises sont constituées. Il est frappant de constater, dans la première semaine qui a suivi l'émeute de Bruxelles, l'identitédes réactions bourgeoises dans les différentes villes. Aux mouvements populaires désordonnés, dont les buts sont immédiats (relèvement des salaires, demande de travail, suppression d'impôts sur les produits alimentaires) répondent la constitution de gardes bourgeoises et la satisfaction partielle, dans les limites du possible, des revendications de la masse par la mise en chantIer de travaux publics, la fixation d’un maximum du prix du pain et l'abolition des impôts communaux sur l'abattage. A Verviers, l'arrêt momentané de certaines machines est même ordonné.
Le comte de Mercy-Argenteau retiré dans son château, décrit bien au chef du Cabinet du roi, Hofmann, le 31 août 1830, les convulsions sociales dans les centres industriels avec leurs répercussions dans la grande banlieue: « Pour comble d'adversité, le besoin de pain se fait sentir. Une multitude d'ouvriers est sans travail à Verviers. A l'heure où je vous écris deux à trois mille gens sont sur les quais de 'Liège criant pour du pain et repoussant si bien les forces armées que la régence a dû baisser le prix de 28 à 20 cents par carte à délivrer par le comité de secours. Verviers est dans un état épouvantable, les campagnes environnantes de même. On s'arme dans cette ville pour la défense autant qu'on le peut; à Herve, à Battice, à Dison on pille. Un seul moment de confusion ou de relâche dans l'activité des gardes amènerait d'épouvantables catastrophes à Liège ».


* * *

Les événements qui ont suivi la représentation de la Muette de Portici à Bruxelles, sitôt connus dans les provinces, ont donc provoqué des remous. Dans de nombreuses villes, des gardes sont constituées. Des organismes nouveaux sont créés: des « Commissions de sûreté », corps municipaux, que les autorités régulières appellent à l'existence ou tolèrent. A Liège, Huy, Thuin, Dinant, Ciney, toutes bonnes villes de l'ancienne principauté de Liège, le drapeau
liégeois jaune et rouge est arboré. Mais l'esprit local triomphe à Verviers où ce sont le vert et le blanc qui, le 30 août, remplacent les couleurs françaises, symbole à la fois de libertépolitique, de sympathie française et d'aspirations sociales.
A Liège, le 26 et le 27 août, à Verviers, lors des troubles, la Marseillaise a été chantée par le peuple comme elle l'a été à Aix-la-Chapelle où le drapeau tricolore avait été également hissé. A Bruxelles, le drapeau français a été remplacé par le drapeau brabançon, appelé dès lors à une singulière fortune. Les couleurs des anciens Etats Belgiques sont adoptées par la garde et la population bruxelloises et imposées au prince d'Orange. Les couleurs de la ville de Bruxelles qu'on avait aussi arborées ont été abandonnées. Signe de ralliement des opposants au gouvernement de Guillaume 1er, les drapeaux brabançons rouge, jaune et noir sont hissés à Louvain, Nivelles, Namur, dans le Brabant wallon, en Hainaut, dans le Luxembourg et dans plusieurs villes des Flandres, à Ninove, Grammont, Courtrai, Wervicq, Harlebeke; mais en Flandre orientale, elles sont traquées par la police énergique du très ferme gouverneur Van Doorn.
Un drapeau, c'est un signe extérieur d'une importance capitale. Les autorité légales en sont pleinement conscientes. Pendant les entretiens qui précèdent l'entrée du prince héritier à Bruxelles le 1er septembre, la question des drapeaux et des cocardes tricolores est à la base des discussions et, au cours du mois de septembre, la chasse à ces emblèmes, organisée par les ministériels dans les centres où ils ont conservé la haute main, est aussi significative.
Un drapeau, des drapeaux plutôt, voilà le signe de ralliement de beaucoup d'habitants des provinces méridionales. Ont-ils un programme? A Liège, dès le 27 août, une députation est chargée de demander au roi le redressement des griefs, clairement exposés dans une remarquable pétition remise à la « Commission de sûreté » le 27 dans l'après-midi et que cette nouvelle autorité, créée par le gouverneur de la province, a adoptée. Le problème capital des rapports entre le roi et ses ministres préoccupe les Liégeois. « Nos réclamations en peu de mots les voici: Changement complet du système suivi jusqu'à présent; exécution franche de la loi fondamentale. Renvoi du ministère antipopulaire, dont les actes ont spécialement frappé la Belgique. Son remplacement par des hommes qui sachent enfin concilier les intérêts de toutes les provinces du royaume; qui acceptent, telle qu'elle doit l'être, sous un gouvernement représentatif, la responsabilité pleine et entière de leurs actes, seul moyen de retenir intact le principe de l'inviolabilité du Roi. L'organisation de la responsabilité ministérielle par une loi spéciale. Répudiation complète et sincère du système spécialement consacré dans le funeste message du 11 décembre 1829 ». Les Liégeois réclament en outre le jury en matières criminelles et surtout dans les procès de presse et autres procès politiques, la liberté entière de la presse et un nouveau système électoral. Mais ils veulent encore: « la liberté illimitée de l'enseignement consacrée par une loi », et une « loi consacrant la liberté du langage en toutes matières administratives et judiciaires ». Ils exigent des réformes économiques: l'abolition du million de l'industrie, la diminution des impôts et l'économie dans les traitements des fonctionnaires publics. Ils font valoir aussi des revendications nettement nationales, l'établissement de la Haute Cour dans une des villes de Belgique, la répartition égale des emplois publics entre le Nord et le Sud. La convocation immédiate des Etats-Généraux -que le roi
d'ailleurs a décidée le 28 -permettrait la réalisation de ce programme.
A Bruxelles, les bourgeois réunis et armés dans une garde qui a rétabli l'ordre et sur qui repose le maintien de la tranquillité publique, formulent eux aussi des revendications politiques. Elles sont énumérées d'une manière concise pour frapper le peuple dans un tract répandu par le Courrier des Pays-Bas que l'on trouve dans les corps de garde dès le 28 au matin. Ce document est moins complet que la pétition liégeoise. Il n'y est point question de liberté de l'enseignement, ni des langues. Mais des soucis immédiats apparaissent: soucis d'ordre politique, (cessation des poursuites intentées aux écrivains libéraux, annulation des condamnations en matière politique), et d'ordre social, (demande de suspension provisoire de l'abattage, distribution à tous les ouvriers infortunés de pain pour subvenir à leurs besoins jusqu'à ce qu'ils puissent reprendre leurs travaux). Le soir du 28, une assemblée de notables bruxellois a envoyé au roi une délégation pour lui exposer ses griefs. La pétition liégeoise, un vrai modèle, sera copiée par les bourgeoisies d'autres villes qui feront parvenir au souverain des adresses fermes et respectueuses.
Le meilleur moyen d'assurer le triomphe des libertés est évidemment de régler entre Belges seuls les problèmes politiques. La séparation apparaît vite comme le but dont la réalisation assurera les libertés essentielles. C'est de Paris, semble-t-il, que l'idée de séparation est venue. Le 29 août, Tielemans, un des exilés, parle déjà dans une lettre à son ami de Gamond « de gouvernement provisoire, de Belgique entièrement séparée, entièrement indépendante de la Hollande et gouvernée d'après une constitution qui lui convienne et qu'elle ait librement faite ou acceptée ». Deux jours plus tard, de Potter s'exprime très nettement dans une missive à ses amis de Bruxelles, Gendebien et Van de Weyer : « Pourquoi ne voulez-vous pas la séparation parlementaire et administrative de la Hollande dans laquelle se trouve nécessairement tout ce que vous demandez? » S'il faut en croire Gendebien, il aurait préconisé la séparation dans une entrevue confiante avec le prince d'Orange, le 1er septembre au soir. Mais le prince, le lendemain, ne songeait encore qu'à la démission de Van Maanen.
Le 2 septembre, quatre députés aux Etats Généraux, le comte de Celles, Charles Le Hon, François de Langhe, Charles de Brouckère, revenus de Paris où ils avaient vu les bannis et où ils avaient été électrisés au contact des vainqueurs de Juillet, en discutent avec Gendebien. Admis auprès du prince d'Orange le 3 au matin, Charles de Brouckère lui déclara que ses collègues partageaient l'idée qu'une séparation entre les parties septentrionale et méridionale du royaume était devenue nécessaire et que la démission du ministre Van Maanen n'était plus regardée comme suffisante pour calmer les esprits. Le ministre van Gobbelschroy vint confirmer ce fait au prince. La commission constituée par celui-ci le 1er septembre et présidée par le duc d'Ursel était réunie à ce moment au palais. Elle émit le voeu que pareille séparation pût être effectuée. Entretemps, le commandant et les chefs de section de la garde bourgeoise s'étaient assemblés au palais du prince d'Orange et ils manifestèrent aussi le désir de séparation, tout en acceptant la souveraineté de la dynastie des Nassau. Ils se prononcèrent en même temps avec force contre une réunion à la France.
Le prince exprima la crainte que les formes prescrites par la Loi fondamentale n'empêchassent le roi de donner à l'égard de la séparation une réponse positive, mais il se déclara prêt à appuyer sincèrement les voeux émis, en même temps qu'il acceptait la retraite en dehors de la ville des troupes qui bivouaquaient Place des Palais et dans les cours intérieures du palais depuis le 26 août.
Si la formule de la séparation « sous les rapports législatifs, administratifs et financiers» rallia beaucoup de Belges, elle eut cependant des adversaires farouches: les ministériels, magistrats, fonctionnaires et les amis du pouvoir, certains industriels et hommes d'affaires qui avaient trop reçu du régime pour ne point souhaiter qu'il durât. Dans les centres commerciaux comme Anvers, le projet de séparation est mal accueilli et une pétition se couvre de centaines de signatures de négociants, de propriétaires et de bourgeois, les 8, 9 et 10 septembre. La Chambre de commerce, le 11, proteste également contre ce voeu, tandis que la Régence appuye la requête des habitants. « Messieurs, du commerce et de l'industrie ont peur que le divorce accompli, les Hollandais ne mettent l'Escaut en bouteilles », écrivait le professeur Ph. Lesbroussart le 9 septembre. Gand proteste également et à Liège, à Bruxelles, à Mons, il y a des grands bourgeois qui verraient avec rage l'effondrement du royaume. Il en est aussi qui sans être « orangistes », le premier moment d'enthousiasme passé, réfléchissent aux inconvénients de briser une unité économique qui n'a pas été sans avantages. Et la perte du marché des Indes rend songeurs les gens pondérés. Le 5 septembre, une séparation obtenue par les voies légales satisferait la grande majorité des opposants. Mais comme ces Belges craignent une action énergique de l'armée royale, un retour brusque des troupes qui anéantirait tout espoir de voir accepter par le souverain le moindre changement, ils veulent rester armés. Ainsi la garde bourgeoise, à l'origine rempart de l'ordre, est devenue le bastion de la liberté. Cette attitude est strictement défensive. Si l'armée royale ne tente pas de rentrer dans la capitale, les chefs de la garde ne recourront pas aux armes. Cependant, il faut mettre la ville à l'abri d'un coup de main, car « la méfiance est mère de la sûreté ». Les ingénieurs Roget et Teichmann font élever des barricades. Le 8, une commission de défense, chargée de la direction des travaux militaires, est créée par l'état-major et le Conseil de la garde bourgeoise.
Puisqu'on reste sous les armes pour éviter la terrible éventualité d'une « agression » royale que font présager les articles violents de la presse hollandaise et les mouvements de troupes, car la concentration de l'armée du prince Frédéric se prépare minutieusement, ne convient-il pas de renforcer l'armature militaire de cette garde? Ainsi, insensiblement, à l'état major et au Conseil de la garde bourgeoise, certains songent à l'organisation d'une véritable petite armée. Le besoin d'hommes, de fonds, d'armes, exige l'établissement de relations avec les autres villes. La ligne Louvain-Liège est capitale pour la fourniture des armes. Liège est un des grands centres de l'armurerie en Europe; le gouverneur de la province Sandberg y évalue à cent mille les armes disponibles. Grâce au travail des ouvriers liégeois, maîtres en art de tourner les canons, les sarraus bleus ne devront point se battre avec des piques comme leurs frères polonais, quelques mois plus tard.
Le peuple de Louvain a chassé la garnison le 2 septembre et le rideau des troupes du général Cort-Heyligers, installé le 11 septembre, ne coupe pas complètement les communications. Dès le 7 septembre Charles Rogier et Florent de Bosse de Villenfagne sont entrés à Bruxelles à la tête du principal contingent de volontaires liégeois fort de 250 hommes. Des petits groupes d'hommes décidés de Namur, de Tournai, d'Alost, de Roulers (la troupe Rodenbach), des isolés de divers endroits sont aussi accourus.
Ainsi se constitue un noyau d'hommes armés. Ce sont des gens souvent démunis d'argent et la ville de Bruxelles doit les nourrir. Ils ont des chefs qui veulent parfaire l'équipement et l'armement de leurs hommes. Et où trouver les fonds nécessaires, sinon dans un renversement radical des institutions? Il faut se rendre maître des caisses publiques, ou du moins exiger la libre disposition des recettes de l'Etat, de la Province et de la Ville. Une tendance révolutionnaire se dessine donc nettement.
Le Conseil de Régence, à l'hôtel de ville, est évidemment effrayé de la tournure des choses. Mais il est impuissant et son pouvoir disparaît en fait. La « Commission de sûreté» formée le 11 septembre et où siègent Van de Weyer, Gendebien, Félix de Mérode, Rouppe et F. Meeus le remplace. Ce n'est pas un Gouvernement provisoire. Organisme bruxellois, cette Commission de sûreté n'a qu'un mandat limité: maintenir la dynastie, l'ordre public et défendre le voeu de séparation. Mais ses efforts furent médiocres et Gendebien se plaignit amèrement de son inertie.
Quant aux députés aux Etats-Généraux, convoqués à La Haye pour la session extraordinaire qui doit s'ouvrir le 13 septembre, ils ont, après hésitation, décidé de répondre à l'appel du roi. Leur absence de Belgique dans ces semaines agitées prive l'opposition de conseillers avisés. Avant leur départ, certains ont manifesté sans ambiguïté leurs sentiments patriotiques, tels le baron de Stassart, mais d'autres sont plus timides et Raikem, le 26 août, dans une lettre au gouverneur Sandberg, affirmait clairement ses sentiments parfaitement royalistes. Leur départ pour La Haye a d'ailleurs donné lieu à de très vifs débats et les extrémistes leur reprochèrent amèrement leur soumission au roi. Ces hommes mûrs, sages et prudents, décidèrent de se rendre à La Haye pour y faire triompher par les voies légales la séparation. Ils n'étaient pas du parti de l'aventure.

* * *

Parmi les leaders patriotes, on compte principalement des avocats et des journalistes, rédacteurs des feuilles de l'opposition. Lesbroussart, Van Meenen, Jottrand, P. Claes, Ducpétiaux, Van de Weyer, J.-B. Nothomb, collaborateurs du Courrier des Pays-Bas, Levae du Belge, Lebeau et les frères Rogier, du Politique, D. Stas et Kersten du Courrier de la Meuse, Van Meenen, d'Elhoungne et Roussel du Journal de Louvain, Beaucarne du Catholique des PaysBas, l'abbé Buelens de l'Antwerpenaer, Barthélemy du Mortier du Courrier de l'Escaut, Braas et Lelièvre du Courrier de la Sambre sont les adversaires intelligents et tenaces du gouvernement. Sont-ce là les hommes qui ont préparé l'émeute du 25 août? Il ne semble pas. Jean-Baptiste Nothomb, collaborateur du Courrier des Pays-Bas, est parti en vacances à la mi-août pour Pétange, après avoir écrit son bel article du 9 sur la responsabilité ministérielle, et les autres rédacteurs ont été surpris par l'événement. Le 14 et le 15 août, Gendebien et Van de Weyer avaient participé à des conversations secrètes avec des confrères, mais rien n'y avait été décidé. Cependant ces hommes ont su tout de suite tirer parti des événements. L'occasion était trop belle pour ne pas la saisir. Leurs journaux deviennent les organes du séparatisme et le ton des articles hausse singulièrement. Que surviennent, cependant, les grenadiers du roi et leur situation deviendrait périlleuse. Aussi, certains restent prudents. L'attitude de Jottrand et de Claes, les 13 et 14 septembre à Bruxelles, lors des discussions à l'hôtel de ville sur le projet de formation d'un Gouvernement provisoire, est significative: ils s'opposent à la constitution immédiate d'un tel organisme. Charles Rogier est plus avancé. Il est poussé par ses volontaires et à Bruxelles, il fait figure d'homme d'avant-garde. Quant à Van de Weyer, installé à la Commission de sûreté, il manifeste déjà ses talents de diplomate, mesuré et réservé.
On retrouve donc, parmi les chefs du mouvement, les journalistes qui n'ont pas ménagé les coups au gouvernement de Guillaume 1er depuis 1828. A eux se sont joints des avocats (à Liège, par exemple, Edouard Vercken, A. Bavet, Muller, Wauters), des notaires(Delmotte à Mons, Adolphe Jottrand à Genappe, Lefebvre à Mariembourg), des rentiers, des industriels.
D'anciens militaires qui se sont déjà signalés dans les campagnes de l'Empire ou qui ont servi sous Guillaume 1er, mais ont été découragés par un avancement trop lent, les hauts grades étant réservés aux Hollandais, sont aux postes de commande de la garde. Pletinckx, lieutenant colonel de la garde bourgeoise, est un ancien capitaine de l'armée des Pays-Bas. Dégoûté de l'accueil qu'il reçut en 1827, à son retour de la colonie, il avait démissionné. Aujourd'hui, il brûle d'une ardeur étonnante d'en découdre avec l'armée de Frédéric. Joseph Fleury-Duray, major de la garde bourgeoise, avait servi l'armée de 1819 à 1822. Le comte Van der Meere, autre major de la garde, avait été capitaine aide de camp du général Van Geen, tandis que le major Vander Smissen, commandant en second la garde bourgeoise, avait fait la campagne de Russie et commandait l'artillerie de la 3e division sous Chassé à Waterloo.
Fait remarquable, ces hommes sont jeunes: Charles Rogier a vingt-sept ans, Sylvain Van de Weyer vingt-huit, Félix de Mérode trente-neuf ans. Alexandre Gendebien a quarante et un ans mais un enthousiasme juvénile. Dans l'équipe du Politique, Firmin Rogier est l'aîné et il a trente-neuf ans, Paul Devaux vingt-neuf, Henri Lignac trente-trois. Jean-Baptiste Nothomb a vingt-cinq ans, le comte Van der Meere trente-trois ans, Joseph Pletinckx trente-trois, Joseph Fleury-Duray vingt-neuf, Bruno Renard de Tournay vingt-six et Félix Chazal vingt-deux.
En général, les patriotes investis par les circonstances de graves responsabilités ne songent pas encore à une rupture décisive, à une véritable révolution. Ils restent sur la défensive. Mais il y a aussi les partisans des solutions extrêmes. Ce sont des têtes chaudes, des aventuriers. Excités par le succès des révolutionnaires parisiens, ils désirent se battre. Ils sont sûrs de vaincre les troupes hollandaises. Par la force, ils veulent arracher l'indépendance nationale. Ce sont souvent des personnages étranges, pittoresques, quelquefois de véritables énergumènes, qui se battront bravement à l'heure du combat. Hissés sur le pavois, ils en retomberont vite. De ces « éphémères de la révolution », selon l'exacte expression de Louis Leconte, l'histoire a surtout retenu les noms de Van Halen, Stieldorff, Ernest Grégoire, Borremans, Mellinet. Ils n'ont pas peur d'exposer leur vie. Dès le début, ils sont de tous les coups durs. Ils s'affairent dans les sections de la garde, s'occupent d'armement, de formation de corps francs. Ils organisent des sorties de Bruxelles vers les avant-postes ennemis, car pour eux l'armée du roi, est une armée hollandaise, une armée ennemie. A leurs yeux la guerre a commencé. Il faut transformer Bruxelles en un camp retranché, multiplier les barricades, armer le peuple, constituer un véritable arsenal. Ils s'appuyent sur les volontaires arrivés de province, qui constitueront les cadres de vraies troupes de choc. Enfin, dans la population bruxelloise, les extrémistes trouvent une aide précieuse. Le bas peuple de Bruxelles est résolu à empêcher coûte que coûte la soumission de sa ville. Le petit bourgeois partage aussi ce sentiment. Une véritable passion animera ces hommes à l'heure de la lutte; cette masse bruxelloise s'emparera de l'hôtel de ville le 19 septembre et formera la grosse majorité des combattants des «journées ».
Il y a aussi le groupe pro-français: le comte de Celles, beau-frère du général Gérard et le baron de Stassart, anciens préfets de Napoléon, ainsi que Alexandre Gendebien, s'y distinguent. Ces hommes soulevés par la victoire bourgeoise à Paris, veulent-ils la réunion à la France? Comme Cartwright, le chargé d'affaires anglais à Bruxelles, l'écrira à son gouvernement, le 4 octobre 1830, il y a un parti français qui souhaite, sinon la réunion à la France, c'est-à-dire le retour au statut diplomatique de 1795-1815, du moins une dépendance de fait des provinces belges, une suzeraineté française par la présence sur le trône, à Bruxelles, d'un prince de la maison d'Orléans.
En août, le comte de Celles, accompagné de trois autres députés, est allé à Paris. Gendebien, le 21, s'apprêtait à s'y rendre. Mais les conseils de prudence donnés dans les milieux gouvernementaux les ont calmés. Sans doute, le parti du mouvement, les sociétés populaires parisiennes, sont décidées à porter secours aux insurgés belges, mais leur aide, nous le verrons, ne viendra qu'assez tard. Il était normal, d'ailleurs, que des Belges aient regardé avec anxiétévers Paris, tourné les yeux vers le nouveau gouvernement français, car, dans la conjoncture internationale, c'était de là que pouvait venir à l'époque le seul appui.
Les partisans de la France sont nombreux dans certains milieux industriels. A Verviers, par exemple, ils seront longtemps influents. Mais c'est après octobre seulement, en hommes d'affaires avisés, qu'ils révéleront leurs opinions. De même chez les politiques, il faut bien distinguer les véritables partisans de la France, des Belges qui se résigneraient, faute d'indépendance nationale dans l'Europe de 1830, à passer sous la coupe française plutôt que de retomber sous la domination de Guillaume 1er et de Van Maanen.
En septembre 1830, dans cette période confuse que nous cherchons à éclairer, ceux-là même qui passent pour les partisans les plus dévoués du rattachement à la France, se contentent de travailler avec leurs collègues des Etats-Généraux ou des Commissions de sûreté en vue de réaliser la séparation. Peut-être n'est elle à leurs yeux que la première étape de la fusion avec la France? En tout cas, dans le présent, ils joignent leurs efforts à ceux des Belges qui veulent se séparer des Hollandais pour obtenir dans l'ensemble des Pays-Bas les libertés nécessaires.
Les efforts des agents français en vue de déclencher un mouvement de réunion à la France n'ont pas eu grand succès. Les drapeaux français n'ont pas longtemps flotté dans les villes insurgées et les traces de souhaits de réunion ont disparu. Mais chaque fois que l'avenir redevenait incertain, la tendance française reprenait force. Ainsi, lorsque le peuple à Bruxelles a connu la proclamation royale du 5 septembre, qui ne redressait immédiatement aucun des griefs, le gouverneur du Brabant écrira: « on parle assez ouvertement d'appeler le duc de Nemours, second fils du duc d'Orléans Louis-Philippe, au trône de la Belgique. On voit, dit-on, le ruban tricolore français remplacer les couleurs brabançonnes que beaucoup de Belges commencent à abandonner », tandis qu'à Liège, au 10 septembre, le gouverneur Sandberg constate : « qu'il y a évidemment un parti qui pousse vers la France: l'insubordination de l'armée française est pour beaucoup là dedans, cela nourrit les espérances et un lieutenant en garnison à Givet écrit à son frère ici, que les soldats veulent à toute force marcher sur la Belgique ». Le 8 septembre, d'ailleurs, le Politique a fait paraître un article sur la possibilité d'une réunion à la France. C'est une menace non déguisée au gouvernement, au cas où il résisterait.
A l'action des journalistes et des extrémistes, aux manceuvres du parti français, s'opposent les forces de résistance au mouvement révolutionnaire. De plus, à la mi-septembre, la majorité des adversaires du roi ne rêve encore que de séparation et non de renversement de la dynastie. C'est le roi qui par son recours à la force va provoquer la rupture, déclencher la révolution.

Voir aussi:

Histoire de la révolution belge chapitre 1:

Histoire de la révolution belge de 1830: chapitre 2: Du côté de La Haye

Histoire de la révolution belge de 1830: chapitre3: Les divisions dans les camps des patriotes

Histoire de la révolution belge de 1830 -Chapitre 4: Le glas du régime

Histoire de la révolution belge de 1830 Chapitre 5: L'aube d'un Etat

Histoire de la révolution belge de 1830 Chapitre 6: Le soulèvement national

Histoire de la révolution belge de 1830 Chapitre 7: La Révolution et l'Europe

Histoire de la révolution blege Chapitre 8: Conculsion

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Cobalt international gallery asbl

Cobalt international gallery a.s.b.lLe concept.A pour but de promouvoir les artistes national et international dans tous les domaines de l’art,artistes peintres, sculpteurs, céramistes, photographes, graphistes.La création.La Cobalt international gallery a été fondée en Mai 2004 en a.s.b.l.Monsieur Fierlafijn Michel, Madame Vanderstucken Frieda , Monsieur Vantuykom Stephane (web master) Madame Smeets Monique,Leur ambition était de valoriser les artistes via ,notamment ,des expositions thématiques rendant compte de ‘ L’air du temps ‘ de la création ,dans la forme comme dans le fond .depuis l’ouverture de la galerie ,près d’une centaine d’artistes ont ainsi pu exposer leurs ouvres ,souvent pour la première fois.La galerie.Cobalt international gallery vous propose une salle d’exposition de charme et de caractère composée en trois zones de plus ou moins 180 m2Programme.La galerie vous proposera plusieurs expositions attractives et variées par an. Le programme de l’espace cobalt international gallery sera ponctué d’évènements artistiques de durées réduites pendant les expositionsCobalt international galleryRue Vandernoot 23 b/ 21080 BruxellesMetro SIMONISMetro BELGICALe Mercredi et le Vendredi de 16h à 19h.Le Samedi et le Dimanche de 13h à 18h.Pour plus d’informations , merci de nous contacter.Gsm / 0476/771/663 0478/ 711 097E-Mail / cobaltgallery@gmail.comSite / www.cobaltinternationalgallery.comBlogs / http://cobaltgallery.skynetblogs.behttp://cobalt.dhblogs.be
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Mon site-blog.

Je vous présente mon site-blog (plutôt site car je n'y publie pas les commentaires mais blog dans la forme). Il s'agit de mes productions récentes en peinture (huile sur bois) et peinture numérique (collages réalisés sur photoshop à partir de peintures personnelles).Voici le lien : www.ambertcec.blogspot.com
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L'art moderne en Belgique

À la césure du XIXème et du XXème siècle, l'avant-garde artistique a essaimé partout en Europe, en un foisonnement de mouvements, d'écoles, de tendances modernistes. L’art moderne belge reste marqué par cette même diversité féconde. Si la réputation de certains de ses artistes, comme Ensor, Magritte ou Delvaux, a largement dépassé les frontières, on ne connaît pas assez en France l’importance et l’intérêt de cette période en Belgique. Entre 1880 et 1885, tout un groupe de peintres va constituer une première vague impressionniste, un impressionnisme « autochtone », autour du tachisme. James Ensor est son chef de file. Autour de lui, Willy Finch, Fernand Khnopff, Guillaume Vogels, Théo Van Rysselberghe qui font partie de ces peintres progressistes travaillant, avec une touche libre et essentiellement au couteau, une matière pâteuse aux rehauts de teintes vives et pures. Ces peintres appartiennent au groupe Les Vingt. L’avant-garde européenne s’exprime alors, à Bruxelles, dans des cercles comme la Chrysalide et l’Essor. C’est après la disparition de l’Essor que se crée le groupe Les Vingt en 1883, qui va accompagner le développement de l’art moderne en Belgique durant 10 ans. Il rassemble un ensemble très hétérogène d’artistes dont le point commun est de réagir contre l’académisme et le conservatisme artistique. Ses membres, qui s’interdisent tout préjugé – outre les peintres déjà évoqués, on peut citer Georges Lemmen, Henry Van de Velde, et Toorop - choisissent en plein accord les invités aux expositions qu’ils organisent. Les premières sont consacrées à la peinture impressionniste française et anglaise, notamment de l’Américain James Mc Neill Whistler (en 1884, 86 et 88) qui va d’abord les influencer. En 1886, ils invitent Monet et Renoir, en 1887 Berthe Morisot et Pissaro puis, en 1888, notamment Caillebotte. L’influence de l’impressionnisme français devient alors notoire, la représentation de la sensation visuelle va dominer la recherche d’un groupe de peintres. C’est le cas d’Adrien-Joseph Heymans, membre de l’Ecole de Termonde, tempérament impressionniste depuis déjà plusieurs années et d’Emile Claus qui, après une période de réalisme clair, s’investit dans une technique impressionniste systématique et un chromatisme luministe. Le luminisme – dont Claus devient le chef de file dès la moitié des années 1890 - se définit comme « toute expression subissant l’ascendant de l’impressionnisme français et combinant une touche lâche et irrégulière à une gamme chromatique ensoleillée. » Il est plus traditionaliste que le néo-impressionnisme, notamment par son imprégnation réaliste. En 1904, les luministes, dont Heymans, Georges Buysse, Anna de Weert et Lemmen dès 1895, se regroupent autour de Claus au sein du cercle Vie et Lumière. Le luminisme est particulièrement apprécié dans la région de Gand et l’influence de Claus est importante. Impressionnisme, Luminisme, Néo-impressionnisme Pendant ce temps, à partir de 1886-90, une autre avant-garde se fait jour, le néo-impressionnisme. Découvertes à Paris par Emile Verhaeren, « importées » par les Vingt dans leur salon de 1887 à Bruxelles, les œuvres pointillistes de Seurat - et notamment le tableau emblématique de ce mouvement, Un dimanche à la Grande Jatte - influencent essentiellement Finch, Van de Velde et Lemmen (au moins pour un temps). Van Ruysselbergue est son principal représentant en Belgique à partir de 1887-88 et au moins jusque dans les années 90, quand il commence à s’évader de la contrainte du « pointillé ». Membre fondateur des Vingt , il vit à Paris où il est très intégré dans le milieu artistique à partir de 1898. Après 1910, il s’éloigne du néo-impressionnisme pour revenir à une touche plus libre et ensuite « à un réalisme plus conventionnel ». Le néo-impressionnisme sera pour beaucoup de ces peintres une transition vers l’expressionnisme ou le symbolisme. Parallèlement à ces avant-gardes, le symbolisme, qui a inspiré toute l’Europe, s’illustre particulièrement en Belgique, notamment grâce à La Libre Esthétique Pour ses adeptes, « peintres de l’âme », l’art doit révéler ce qui se cache sous la réalité apparente, loin de « la sensualité superficielle » des impressionnistes. Ils travaillent souvent au crayon ou à la craie, au pastel et à l’aquarelle, mieux adaptés à l’atmosphère anti-réaliste de leurs œuvres, particulièrement William Degouve de Nuncques et Léon Spilliaert. Ses principaux représentants –parmi eux Fernand Khnopff, et Ensor - ont été exposés chez les Vingt et au cercle Pour l’Art. A cette tendance, on peut rattacher Le premier groupe de Laethem-Saint-Martin, créé vers 1898, au bord de la Lys, sous l’impulsion du sculpteur Georges Minne. Retirés dans un village à l’écart de Gand en réponse à un besoin de ressourcement, ses membres viennent chercher la paix , le recueillement, « une sensation d’éternité ». Le mysticisme , la simplicité de portraits sensibles et de scènes de la vie rurale empreints de réalisme minutieux caractérisent l’art des membres de ce cercle parmi lesquels Valérius De Saedeleer et surtout, Gustave van de Woestijne, tous deux très proches des nabis, qui vont faire le lien avec l’expressionnisme flamand. Jan Toorop, symboliste hollandais le plus réputé, fait également partie des artistes exposés . Les précurseurs de l’expressionnisme Henri Evenepoel est le plus français des peintres belges, proche de Toulouse-Lautrec, élève de Gustave Moreau et, à ses débuts, admirateur de Manet, très marqué par la peinture de Goya et de Vélazquez. Sa courte carrière (il est mort à 27ans) le situe entre impressionnisme et fauvisme . George Hendrik Breitner , « Peintre du Peuple», connaît bien Van Gogh. D’abord dans la lignée de l’Ecole de la Haye, il s’en éloigne pour adopter une technique plus libre, souvent proche de celle d’Ensor. Ses peintures « sont de pures émotions faites couleur ». Léon Spilliaert est le principal représentant du symbolisme tardif en Belgique. James Ensor , fut le chef de file des Vingt jusqu’en 1885, adepte d’un tachisme sombre avant de se consacrer au dessin. C’est à partir de 87 qu’il introduit dans ses œuvres des éléments fantastiques, squelettes macabres, masques grimaçants ou grinçants proches de l’univers de Goya, qui côtoient un décor et des personnages réalistes. Son « fantastique symboliste » très caractéristique s’appuie sur un traitement expressif de la couleur . Sa réputation, définitivement assise dans les années 20, le positionne comme un des maîtres de l’avant-garde de son époque. Eugène Laermans se situe entre réalisme à dimension sociale, symbolisme auquel il s’apparente par sa vision de l’homme et expressionnisme que suggèrent le chromatisme de sa palette et la représentation déformée des corps. Le cercle des Vingt est dissous en 1893. Les expositions qu’il a organisées ont permis, avec celles de La Libre Esthétique, de découvrir en Belgique le post-impressionnisme de Gauguin, Van Gogh, Toulouse-Lautrec… La Libre Esthétique continue de promouvoir le modernisme européen, notamment grâce à sa grande rétrospective de l’impressionnisme, en 1904. Comme le cercle Doe Stil Voort et le groupe belge des Indépendants, elle va également présenter le fauvisme -notamment en 1906 et 1907- puis le cubisme et le futurisme aux artistes et amateurs d’art. Mais si, entre 1880 et 1890, l’avant-garde était au cœur des préoccupations artistiques belges, dans les débuts du XXème siècle, elles restent accrochées au néo-impressionnisme lumineux et ignorent ces nouvelles tendances. Les tendances fauves L’origine du « fauvisme brabançon » va donc se situer plutôt dans la lignée de la leçon de Paul Cézanne, James Ensor et Vincent Van Gogh, autour « de la synthèse, de la structure et de la division de la surface » et dans l’aire d’influence du post-impressionnisme. La nature est omniprésente, c’est elle qui génère l’émotion. La touche est expressive, la couleur pure, sans excès de dissonance, posée en aplats contrastés. Auguste Oleffe fait partie des fondateurs des cercles Le Labeur et l’Effort, en 1898, dans lesquels le fauvisme brabançon prend racine, dans ce milieu de luministes. Oleffe, attaché au réalisme et à l’impressionnisme d’influence française ne sera jamais un fauve authentique , mais plutôt « une figure de transition ». Rik Wouters est le plus connu des fauves brabançons. Emule de Cézanne, bruxellois, il adopte un style fauve à partir de 1910. Il privilégie la transparence des couleurs traitées en larges aplats lumineux et « cherche à traduire une réalité fugitive en un coloris franc et une technique assurée, rapide ». Jean Brusselmans , lui aussi inspiré par Cézanne, bien que proche des fauves brabançons, s’en distingue par un travail individualisé qui l’amènera à un réalisme synthétique. L’expressionnisme L’expressionnisme est un mouvement typiquement nordique, né des influences conjointes du symbolisme et du fauvisme, en réaction contre l’impressionnisme et le réalisme. Il apparaît en Allemagne, à Dresde où se crée en 1905 le groupe Die Brücke (Kirchner, Heckel, Karl Schmidt-Rottluff…) qui prône la révolte contre l’ordre établi et l’art académique, dénonce la dureté du monde moderne et incite à un retour à la nature qui en devient allégorique. Dissonances, transpositions chromatiques, outrance de la palette, dessin simplifié cerné de noir… sont quelques unes des caractéristiques de ce mouvement. En 1911, un autre groupe expressionniste Der Blaue Reiter est crée à Munich . Si l’expressionnisme allemand s’engloutit dans le désastre de la guerre de 14, il essaime dans les autres pays du Nord de l’Europe L’expressionnisme flamand n’apparaît qu’après la guerre. Il naît du « Deuxième groupe de Laethem Saint-Martin » (1905-1914), de tendance néo-impressionniste dans le sillage du luminisme de Claus, regroupant Gustave et Léon de Smet, Frits Van den Berghe, Constant Permeke. Ce n’est qu’après la guerre qui disperse chacun de ces artistes à l’étranger où ils découvrent l’expressionnisme allemand mais aussi le cubisme et le futurisme (en Angleterre pour Permeke, aux Pays-Bas pour Friz Van der Berghe et Gustave de Smet) que, de retour en Flandre, ils se rendent compte que leur évolution les a conduits dans la même direction, un expressionnisme nourri de cubisme et de futurisme. Soutenu par la revue Sélection et la galerie du Centaure, l’expressionnisme flamand atteint son apogée dans les années 20 . Floris, Oscar Jespers, Jozef Cantré, Gustave van de Woestyne, et, plus tard, Edgar Tytgat et Jean Brusselmans rejoignent le mouvement. Plus tardif , l’expressionnisme flamand est beaucoup moins révolutionnaire et agressif que son prédécesseur allemand. Une de ses caractéristiques est l’attachement à la terre, à la ruralité. Il fait « la synthèse des éléments de l’expressionnisme allemand, du cubisme et du néo-cubisme français, d’une picturalité typiquement flamande avec un goût pour une pâte riche et un lien profond avec le rythme vital de la terre ». Si le groupe s’avère extrêmement hétérogène, si l’évolution des personnalités qui le composent s’inscrit dans la diversité des courants de l’art à cette époque, il reste lié à Permeke et à la force de « son expressionnisme physique ». L’expressionnisme flamand survivra jusqu’à la guerre de 39-40. Les œuvres des peintres belges de ce mouvement côtoient, dans les collections, celles réalisées par des artistes étrangers acquises ou léguées au Musée de Gand. Ainsi, l’Autrichien Kokoschka, les Allemands Kirchner, Heckel, Christian Rohlfs, Paula Moderson-Becker, le Polonais Zadkine ou le Français Georges Rouault. Constant Permeke appartient au « Deuxième groupe de Laethem-Saint-Martin » de 1909 à 1912. Il réalise alors des œuvres impressionnistes dans la lignée du luminisme de Claus . Sa rencontre avec Albert Servaes le conduit vers un pré-expressionnisme. Blessé durant la guerre de 14, il vit isolé en Angleterre, informé des évolutions de l’art moderne par ses amis Gustave de Smet et Frits Van den Berghe. C’est là qu’il va construire un nouveau langage, à partir d’influences mêlées de Turner, Ensor, Rembrandt, du futurisme et de l’impressionnisme. De retour en Belgique, installé à côté d’Ostende, il choisit de peindre le monde paysan, des personnages monumentaux aux mains énormes dans une matière épaisse au chromatisme terreux qui expriment « la force originelle de l’existence ». Leur puissance d’évocation font de lui le principal représentant de l’expressionnisme flamand. Dans les années 30, il réalise aussi des marines et des paysages, ses premières sculptures vers 1935 et la plupart de ses dessins entre 1940 et 1945. Les œuvres de Gustave de Smet, après la période de Laethem-Saint-Martin, et lorsqu’il vit près d’Amsterdam durant la guerre, inscrites dans un paysage urbain, se situent entre expressionnisme allemand et cubisme français mêlé de futurisme. Puis, à partir de 1926, il peint des éléments urbains géométriques dans un chromatisme plus froid, et évolue dans les années 30 vers un « réalisme d’atmosphère » dans lequel intervient le monde paysan . La femme pensive est un de ses thèmes récurrents . Frits van den Berghe pose, dans ses œuvres, des questions philosophiques ou psychologiques au moyen d’images poétiques métaphoriques. Attiré depuis ses débuts par le bizarre et le fantastique, à partir de 1925, il change de thème de prédilection : le monde rural fait place à l’évocation de la difficile condition humaine, notamment la complexité des relations de couple. Après une période d’expressionnisme allemand mêlé de cubisme français, son style se rapprochera ensuite du surréalisme, autour d’évocations mélancoliques d’un monde « visionnaire et rêvé ». La première période de Gustave Van de Woestyne s’apparente à un symbolisme mystique jusqu’à son retour de la guerre où apparaissent des influences expressionnistes et post-cubistes, bien que toujours très proches des préoccupations métaphysiques de sa période symboliste. Il s’achemine ensuite vers un néo-réalisme qui s’apparente au Réalisme magique. Jean Brusselmans traduit la réalité par des éléments cubisants. À partir des années 20, il tend vers un constructivisme synthétique librement ordonné . Il deviendra ensuite une figure de proue de la modernité constructiviste et abstraite belge. Le premier style de Tytgat est réaliste et académique puis impressionniste avant d’être fauve. Mais ce qui l’intéresse, c’est l’élément narratif, la satire, le conte . Son évolution ultérieure le conduit à « un expressionnisme naïf ». Autodidacte, Ramah passe par l’impressionnisme avant de faire partie des fauves brabançons, sous influence de Cézanne qui l’amènera à simplifier ses compositions jusqu’à la géométrisation de la surface. Ce constructivisme synthétique disparaît peu à peu à partir de 1925 et , dans les années 30, il privilégie la couleur par rapport à la forme pour aboutir « à une sorte d’expressionnisme fauve, à la limite de l’abstrait ». Après une période d’influence des fauves brabançons, Prosper de Troyer s’implique dans le futurisme qui l’amène à l’abstraction dans les années 20. En 1922, il se lance dans un expressionnisme figuratif monumental, proche de la Nouvelle Objectivité, dans un univers dont l’Homme est le centre. Dans les années 20, au summum de la période expressionniste en Belgique (et notamment en Flandre) un autre courant issu du constructivisme qui balaye alors l’Europe, perce en Belgique. Cet art abstrait géométrique porte le nom de Plastique pure dont on dénombre quelque influence dans certaines œuvres de Gustave de Smet, Jean Brusselmans et même Gustave van de Woestijne.. Ce mouvement n’est pas traité dans l’exposition. Retour à l'ordre et surréalisme Comme partout en Europe à cette période de l’entre-deux-guerres, en parallèle à Dada, au surréalisme et au développement de l’abstraction, on assiste à une volonté de "retour à l’ordre", à un retour au classicisme, ... à la figuration, au réalisme. La Nouvelle Objectivité assied ce réalisme sur la sobriété objective d’un regard distancié qui pose « un constat froid, voire acerbe ou ironique de la société ». La Nouvelle Objectivité est très proche du Réalisme magique qui s’est développé dans les années 20 et qui s’attache à dépeindre un monde réaliste et apaisé, dans une atmosphère domestique et familière, sans âge, atone, incantatoire. Son réalisme méticuleux et raffiné, la particularité du traitement spatial, l’immobilisme des scènes représentées génèrent une sensation onirique de temps suspendu, de silence profond, qui transcende la banalité du sujet. Le surréalisme Parmi les courants artistiques qui fleurissent dans l’entre-deux guerres, le surréalisme se développe particulièrement en Belgique, comme à Paris. Le mouvement est préparé par Dada et le cubisme qui ont déjà battu en brèche la représentation du réel. En 1916 naît en Suisse, notamment grâce à Tristan Tzara, un mouvement rompant avec toutes les normes artistiques traditionnelles, y compris la peinture, inventant de nouvelles techniques souvent liées au hasard. Dada, qui essaime en suisse, en Allemagne, en France, et à New-York, est la matrice du surréalisme qui lui succède officiellement à partir de 1924, lors de la publication du « Premier manifeste du Surréalisme » par André Breton. Il faut aussi noter l’influence de De Chirico sur la genèse de ce mouvement. Le groupe initial, Arp, Man Ray et Max Ernst, issu de Dada, est bientôt rejoint par, notamment, Masson, Magritte, Tanguy, Dali, Miro… Le surréalisme se développe dans tous les arts, surtout la littérature mais aussi la musique, la photographie, le cinéma … C’est dans l’inconscient que l’artiste va essentiellement puiser une inspiration qui se situe dans le domaine de l’imaginaire, du rêve, de l’humour (dérision, goût des paradoxes, ironie…) Le surréalisme évolue selon deux directions : La première, -c’est le cas du surréalisme belge- promeut une figuration très réaliste, aussi précise qu’une photo, des associations d’images, d’objets, de lieux sans liens logiques apparents. La seconde s’appuie sur la recherche d’expérimentations qui font intervenir le hasard, par, notamment, l’écriture automatique, le frottage, le grattage, la « décalcomanie » … En Belgique, le mouvement, exposé dans les galeries Le Centaure et L’Epoque, est promu par la revue Sélection et le mensuel Variétés, publié par le directeur de galerie Van Hecke. Des groupes se développent notamment à Bruxelles et en Wallonie (Magritte en fait partie). En Flandre, seul Van den Berghe pourrait s’y rattacher par une inspiration onirique et l’usage de techniques d’expérimentations automatiques comme le frottage, si l’empathie qui soutient son œuvre n’en excluait une adhésion complète. René Magritte et Paul Delvaux sont les deux principaux surréalistes belges. René Magritte est le plus connu. Inspiré par De Chirico qu’il a découvert en 1922, Magritte réunit dans ses tableaux d’étranges associations d’objets, « fragments de réalité rendus avec soin et réalisme ». Ces associations ne sont pas liées à un automatisme, mais à une « perturbation consciente de la logique » et « un processus raisonné d’assemblages ». Paul Delvaux est également très célèbre. Il devient surréaliste en 1935 après une période sous influence de Permeke et De Smet, avant qu’il ne découvre de Chirico. Il n’y a pas trace chez lui de subversion, d’humour, mais plutôt création d’une atmosphère d’irréalité dans un décor réaliste dans lequel s’inversent intérieur et extérieur. Les personnages, statiques, inexpressifs, l’artificialité de la lumière, le rapprochent tout autant du réalisme magique que du surréalisme
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Terre Abandonnée

Je suis une victime volontaire de la fièvre interprétative lorsque mon regard admiratif couvre les choses qui ont fait notre histoire et dans lesquelles courent les ornières creusées par les âmes qui les ont faites. Chambre de créativité à ciel ouvert.Je ne m’inspire pas que des couleurs qui les font, de leurs formes ou de leurs parfums. Non, Elles dégagent beaucoup plus que cela. Venez les voir, peut-être comprendrez-vous ce que je tente de vous expliquer mais que je ne puis exprimer avec les mots.Il fut d’ailleurs une période pendant laquelle l’inspiration de ces lieux m’amena à situer les constructions humaines dans des déserts de sable. Faut-il y voir un symbole lié à l’abandon de nos lieux par l’humain, après avoir pressé le citron ?Début août deux mille un. Il pleuvait depuis plus d’une semaine.En été, lorsque le temps le permettait, je pratiquais des activités physiques telles que la course à pied ou la randonnée. Cela me donnait l’occasion de jouir pleinement de mon environnement. Il était très rare que l’envie de peindre me prît à ce moment.Ce jour-là, comme justement le temps était un obstacle à ma sortie jouissive habituelle, je décidai de terminer le tableau commencé à la fin de l’hiver.Quand vous viendrez à la maison, vous pourrez le voir pendu sur le mur du salon, juste devant le fauteuil que je me réserve pour pouvoir souffler un peu lorsque je rentre du travail. ( http://www.macollection.be/site/News/article.php?newsid=168) Ça me permet de le regarder sans devoir faire l’effort de déplacer mon regard dont je suis, cela dit en passant, très économe. Je ne balaye de mes yeux que ce qui m’apporte du plaisir. Comme je n’en éprouve pas beaucoup en regardant un mur, je place soigneusement ce que je dois voir dans les endroits qui me permettent de les observer sans effort de recherche.Le tableau dont il est question ici est un paysage dont les prés et les champs ont été envahis complètement par la désertification qui n’a laissé que les clôtures en mauvais état. A l’horizon se dressent les dunes qui ont porté jadis, lorsqu’elles étaient des monts couverts de verdure, un verger dont témoignent certains arbres cadavériques.Le ciel est éclairé par la lune voilée.En bas, à droite, subsiste un étang aux eaux dormantes qui reflète le ciel et son voile lunaire qui lui donne sa noblesse. Il est ceinturé par une clôture dont les irrégularités lui donnent le charme des prairies d’antan. Elle le sépare de la rue qui le longe et qui s’éloigne à perte de vue à travers le verger séché par le soleil du désert après avoir coupé un carrefour.Les quelques arbres du verger supposé semblent brûlés par un soleil d’une sévérité implacable. L’un d’eux, celui qui fut planté le long du chemin, plus près de l’étang, supporte, sur sa grosse branche, un oiseau de mauvais augure. Il a l’apparence d’un corbeau, il pose son regard sur les ruines de ce qui fut une maison qui aurait pu être l’habitation d’une ferme, du temps où le paysage qui l’entoure était encore vert.Il ne reste de la maison qu’un pan de mur dans lequel une fenêtre est mystérieusement éclairée au travers du rideau fermé.L’inspiration de ce tableau m’était venue dans un songe dans lequel mission m’avait été donnée de le peindre. A l’époque, d’ailleurs, la plupart de mes tableaux étaient réalisés sur commande.Ils m’apparaissaient en rêve. Il m’était clairement demandé de les réaliser. N’ayant pas de formation dite « artistique », je les reproduisais du mieux que je pouvais, sans respect des règles académiques.Ce jour-là, je terminais donc ce tableau. J’étais occupé à interpréter l’étang, le chemin qui l’entoure, ainsi que la clôture qui le ceint.La séance de travail en question était une reprise, fait qui empêchait une motivation positive. Comme cela m’était arrivé maintes fois au préalable, je m’attendais à un changement en cours de route.Mais, à mon grand désarroi, un sentiment mystérieux m’empêchait de me remettre au travail. De toutes mes forces, je me mis à la combattre, bravant cette perturbation que je prévoyais passagère.A cet obstacle s’ajoutait la sensation aussi étrange qu’une force incontrôlable entraînait mon bras vers le tableau. Je ne pouvais m’en dégager qu’au prix d’un effort très intense, aussi physique que psychologique. Ce phénomène était surprenant, mais surtout très perturbant.Je n’éprouvai dès lors plus le plaisir de peindre. La mission qui m’avait été donnée en songe se concrétisait à la manière d’une photo qui sort de l’appareil photographique. Mon inspiration se concrétisait à la sortie de mon esprit via les poils de mon pinceau sans que ma volonté ne soit sollicitée. C’était du moins la sensation que j’éprouvais.Je ne maîtrisais pas mon interprétation. Je la subissais !N’étais-je pas soumis à l’émanation de mon propre esprit, à moi-même ?Une réflexion sur la situation me décida toutefois à poursuivre la séance pour terminer l’œuvre qui devait être, je l’avais décidé, la première d’une série de paysages désertiques que j’allais associer à des œufs dans des situations particulières, tableaux que j’avais peints pendant la saison précédente. Cette sous-série accordait à l’œuf une place proéminente. Je les transposais dans des paysages surprenants, leur donnant une place qu’ils n’auraient jamais pu occuper sans l’intervention d’un interprète : dans la mer, dans un verger, derrière un portail de l’entrée qui aurait pu être celle d’un domaine viticole ou émergeant d’un océan sous l’apparence de poissons et d’un phare qui veillerait à la justesse de leur destination.La série de tableaux interprétant la mort de notre monde en le transformant en désert devait rejoindre la renaissance représentée sous forme d’œufs.J’avais en effet mis la charrue avant les bœufs en créant la renaissance avant la mort qui devait nécessairement la précéder ! La mort et le renouveau, rythme de la vie qui mène la danse de l’éternel recommencement ! Envol et réincarnation via l’œuf !Je terminais l’étang qui avait résisté à la sécheresse quasi générale de ce monde. L’eau, symbole de la vie. Elle précédait l’œuf, dans mon esprit. A quoi servirait donc la naissance d’une vie physique en l’absence d’eau ?J’avais clôturé symboliquement encore cet endroit sacré, le séparant du néant apparent de la mort.Quelques heures auparavant, j’avais nettoyé la palette sur laquelle avaient séché les mélanges de couleur abandonnés lâchement. J’avais gratté sa surface à l’aide de la petite truelle et terminai mon nettoyage avec un coton imbibé de térébenthine.Après un séchage rapide, j’avais pressé les tubes de peinture nécessaire pour réaliser l’interprétation. J’y ai mis une once de bleu outremer, une petite pointe de noir ivoire, un peu de terre de Sienne et énormément de blanc de zinc.Avant de m’installer devant le chevalet, je pris la décision qui m’était habituelle de placer un disque dans l’appareil de lecture. J’avais choisi d’écouter « Excalibur » de Vangelis. Je puisais une partie de mon inspiration dans la musique. Je choisissais un morceau qui correspondait à la nécessité de l’instant sans qu’un effort de réflexion ne me fût indispensable. Le choix d’écouter une interprétation musicale se faisait automatiquement. Le morceau correspondait à la nécessité du moment sans que je dusse faire une corrélation. Mon effort ne consistait qu’à laisser tomber ma main sur le disque qui serait l’élu pour assurer la bonne marche de l’évènement qui allait prendre cours.J’avais pris l’habitude d’écouter des musiciens tels Mike Oldfield, Pink Floyd et Vangelis pour stimuler mes séances de peinture.Il m’est difficile, voire impossible, de peindre ou d’écrire dans une atmosphère de calme domestique. Cela n’est pas valable en ce qui concerne le calme extérieur de la nature qui est un calme serein, élément indispensable pour l’épanouissement. Le silence, les bruits du silence d’une maison, sont déprimants par leur monotonie et leur effort inutile d’illustration de notre existence qui, sans les piaillements de la nature, est morne et obstacle à toute forme d’expression créative.La musique que j’écoute lors de mes réalisations expressives me caresse l’oreille et masse mon cœur en faussant l’atmosphère pour favoriser l’interprétation picturale de ce que m’apportent mes yeux et mon âme.D’emblée, les percussions déchirèrent cruellement l’ambiance détestable qu’avait créée l’atmosphère domestique.de la pièce que j’occupais, entraînant derrière elles les charmes puissants des chants d’Excalibur.La séance était ouverte. L’expression avait le champ libre.
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James Ensor au Musée d'Orsay à Paris

Jusqu'au 4 février 2010: Première rétrospective présentée à Paris depuis 1990, cette exposition entend montrer le jeu de rupture et de continuité perpétuellement pratiqué par Ensor. La continuité, ce sont les héritages naturaliste et symboliste qui marquent ses débuts ainsi que la tradition des masques, du travestissement, du grotesque et de la satire, du carnaval, héritée de son enfance à Ostende, ville à laquelle il est viscéralement attaché. La rupture, c'est la dramatisation de l'usage de la couleur et de la lumière. C'est également l'invention d'un nouveau langage où les mots s'imposent, à côté des images, pour signifier crûment des idées et celle d'un nouveau système narratif où pullulent les personnages et les actions. Par sa cinglante ironie, son sens de la dérision et de l'auto-dérision, sa couleur intense, son expressivité, Ensor, peintre étrange et inclassable, trouve sa place parmi les précurseurs de l'expressionnisme. Vous trouverez sur la première page de ce site la voix d'Ensor tonitruante, cocasse, faisant une déclaration fracassante.
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Histoire de la littérature belge

II. 1880-1914 : Un bref âge d’or.


1. La Belgique puissance mondiale.


Découvertes scientifiques, progrès du machinisme, développement industriel de la Wallonie à partir de 1890 entraînent un essor tel que, à la fin du siècle, la Belgique devient l’une des premières puissances économiques du monde. Sous l’impulsion de Léopold II, les Belges construisent des routes, des canaux, des installations portuaires, sans compter des chemins de fer en Chine et le métro du Caire. Il y a aussi l’exploration et la colonisation progressives du Congo. En 1885, l’Acte général de Berlin reconnaît le roi pour souverain-propriétaire du bassin congolais, promu état indépendant et neutre. S’ensuit la lutte anti-esclavagiste, l’exploitation des richesses naturelles, l’évangélisation, l’action sanitaire. C’est en 1908 que le Parlement accepte le transfert de la colonie à la Belgique.

Cependant, la prospérité masque une misère encore considérable, et la lutte des opprimés se développe. En 1885, plusieurs associations ouvrières se groupent en un Parti Ouvrier Belge, dont l’influence ira grandissante : entre 1886 et 1914, toute une législation sociale est à peu près créée, pour réglementer les conditions de travail et la protection des travailleurs. En 1893 est instauré le suffrage universel « plural ». par ailleurs, le mouvement flamand se développe. En 1898, le flamand devient langue officielle de l’Etat belge ; en 1910, une pétition circule pour la flamandisation de l’université de Gand ; et en 1912, Jules Destrée peut adresser au Roi sa célèbre lettre : « Sire, il n’y a pas de Belges »…
Il y eut cependant un "art social" bien réel avec la création de la Section d’Art du Parti Ouvrier Belge (POB) (Voir: Aperçu des thèses de Paul Aron développées dans son livre Les Écrivains belges et le socialisme (1880-1913). L’expérience de l’art social : d’Edmond Picard à Émile Verhaeren)

Enfin, devant les menaces venues de la France, mais surtout de l’Empire allemand, la militarisation du pays s’accentue : instauration du service militaire personnel en 1909, au moment où Albert Ier monte sur le trône ; en 1913, service militaire obligatoire pour tous les hommes âgés de 20 ans.

Dans le domaine artistique, c’est une période non seulement de grande activité, mais de renouvellement profond, notamment en architecture et en peinture. Certes, l’année 1883 voit s’achever le prétentieux Palais de Justice de Bruxelles (Joseph Poelaert). Mais un courant nouveau se développe à partir de 1890 : le « Style 1900 », dit aussi "Art Nouveau », représenté par des architectes audacieux comme Victor Hankar, Henry Van De Velde, et surtout Victor Horta qui construit à Bruxelles la Maison du Peuple. Notons aussi des sculpteurs de talent comme Jef Lambeaux, mais plus encore Constantin Meunier dont l’œuvre puissante glorifie le travail manuel (« Le Puddleur », 1886). Quant à la peinture, elle rompt définitivement avec les formules éculées pour se lancer avec bonheur dans des directions nouvelles :

-l’impressionnisme d’un Théo Van Rysselberghe, qui adopte une lumineuse technique pointilliste ;

-l’univers symboliste, dont le meilleur représentant reste Fernand Khnopff (« Le silence », 1890), mais où s’illustrent aussi William Degouve De Nuncques, Jean Delville, Léon Frédéric, Xavier Mellery, Constant Montald.

-l’expressionnisme, annoncé par les œuvres profondément originales d’un Léon Spilliaert ou d’un James Ensor (« Entrée du Christ à Bruxelles », 1888), et qui trouvent un accomplissement notoire dans la première « école de Laethem-Saint-Martin », avec Jacob Smits, Karel Van De Woestijne, Georges Minne, etc. Le public lui-même s’intéresse davantage à l’art, grâce entre-autres à des expositions qu’organisent des amateurs comme le « cercle des XX », fondé en 1883, et qui deviendra en 1894 « La Libre Esthétique », favorisant de nombreux échanges avec la France, et contribuant à la découverte de l’impressionnisme en Belgique.


2. Le Naturalisme

Bien qu’il ne constitue pas en Belgique un mouvement littéraire de première grandeur, le naturalisme y inspire plusieurs œuvres durables. Dès avant 1880, la misère du prolétariat et les luttes sociales intéressent les artistes. Surtout, les thèses d’Emile Zola (« L’Assommoir » paraît en 1877) et son « Ecole de Médan » apportent à l’ « art social » les assises théoriques qui lui manquaient : influence de l’hérédité et du milieu, prééminences des instincts, déterminisme des destinées humaines, exigence de vérisme dans la description.
En 1880 paraît dans « L’Europe » un feuilleton intitulé « Un Mâle » et signé Camille Lemonnier, histoire des amours libres entre le braconnier Cachaprès et une jeune fermière nommée Germaine. Le scandale qu’il déclenche réveille l’indolence coutumière du public belge en matière de littérature, tandis qu’à Paris le livre (paru en 1881) suscite l’intérêt d’Alphonse Daudet, de Joris-Karl Huysmans. C’est le début du succès –et d’une longue série de romans, parmi lesquels « L’Hystérique » (1885), « Happe-Chair » (1886), « Au cœur frais de la forêt » (1900), « Claudine Lamour » (1893).

L’œuvre abondante de Lemonnier est certes inégale, sa puissance d’évocation et l’audace de certaines scènes étant souvent affaiblies par un style ampoulé, un vocabulaire exagérément recherché. Son retentissement est pourtant considérable. En Belgique, l’écrivain est considéré comme le chef de file du renouveau littéraire, et déclaré « Maréchal des Lettres » lors d’un banquet organisé en son honneur en 1883. Il a d’ailleurs à subir les vexations de la Justice, sous prétexte d’ « outrage aux bonnes mœurs », une parti du public se montrant choquée par la crudité, sinon la violence de certaines pages.
Les autres manifestations du naturalisme en littérature ont moins d’ampleur. Il est néanmoins intéressant de noter les marques de ce courant dans les premiers recueils d’Emile Verhaeren (« Les Flamandes », 1883 ; et, dans une moindre mesure, « Les Moines », 1886), dont la sensualité et le prosaïsme lui valent à la fois le scandale et le succès.
Verhaeren est un broyeur de syntaxe, un forgeur de formules qui marquent, un cracheur de mots sonores qui disent l'écartèlement du monde, les massacres intérieurs, les paysages déchirés, les cervelles à la torture. Verhaeren de la "Trilogie noire", où s'inscrivent "Les Soirs", "La débâcle", "Les Flambeaux noirs". Verhaeren aussi des vents marins, des plaines mornes et des villages où les hommes dans leur métieur -meunier, cordier, fossoyeur, forgeron- grandissent aux dimensions du mythe.
D’autres écrivains, romanciers-conteurs, sont de stature moins imposante. On ne saurait oublier toutefois le nom de Georges Eekhoud, qui publie « Kees Doorik » en 1883, « Kermesses » en 1884, « La nouvelle Carthage » en 1888 : récits à caractère régionaliste mettant en scène des drames souvent violents, écrits avec un âpre réalisme.


3. Revues et débats d’idées.

Mars 1881 : l’avocat bruxellois Edmond Picard et son ami Octave Maus créent « L’Art Moderne », journal hebdomadaire de critique artistique (voir article: l'art moderne en Belgique"), musicale et littéraire. Militant socialiste, Picard souhaite une littérature « nationale », et engagée dans le combat politique et social. Ses thèses trouvent dans le public de nombreux échos favorables.

En décembre de la même année apparaît une autre revue, « La Jeune Belgique », dirigée par Max Waller, avec pour collaboration G. Eekhoud, J. Destrée, C. Lemonnier, Georges Rodenbach, E. Verhaeren, etc. Sa devise : « Soyons nous », c’est-à-dire oeuvrons en Belgique au développement d’une littérature originale. Quant au programme, il repose sur le principe parnassien de « l’Art pour l’Art », exclut toute préoccupation politique, se veut accueillant à l’égard de tous les genres, de toutes les écoles, y compris le naturalisme. La revue se montre surtout agressive à l’égard des Potvin et autres « retraités de la littérature »…

C’est en 1883 que débute entre les deux revues un polémique qui aura le mérite de secouer l’indifférence belge quant aux questions esthétiques. Tenant d’un « art social », Picard s’en prend à la doctrine de l’Art pour l’Art : elle a pour effet de couper les écrivains de la réalité historique contemporaine, et des les brider dans des problèmes de pure forme. Bien entendu, les « Jeune Belgique » contre-attaquent : la question d’une littérature « nationale » déclenche un débat passionné de plusieurs années.

Indifférent, lui aussi, àl’hypothèse d’un art spécifiquement belge, Albert Mockel lance en 1886 un nouveau périodique, « La Wallonie », qui sera principalement la tribune du symbolisme. C’est une voix de plus qui s’ajoute au concert, et un enjeu supplémentaire dans la polémique. En 1885, « La jeune Belgique » révèle au public belge « Les Chants de Maldoror », publie en 1887 un « Parnasse de la Jeune Belgique » où figurent plusieurs poètes de tendances symboliste, rend hommage à Verlaine en 1888… En dépit de quoi elle passe pour adversaire résolue des symbolistes, face à « L’Art Moderne » où Verhaeren, en 1887, loue la poésie de Stéphane Mallarmé.

De nombreuses autres revues surgissent à la même époque, en un foisonnement qui dénote un souffle nouveau, une volonté d’audace et d’indépendance qui auront peu d’équivalent dans l’histoire littéraire de la Belgique : « La Société Nouvelle », « Le Réveil », « La Nervie », « L’Art Jeune », « Le Coq Rouge », etc. Loin de s’enfermer dans un nationalisme étriqué, leurs collaborateurs nouent de nombreux liens avec la France. Suivant l’exemple de Max Waller, ils accueillent les textes d’écrivains français, publient eux-mêmes à Paris, se font reconnaître internationalement comme interlocuteurs et créateurs.

Par l’effervescence qu’elles suscitent, les revues littéraires de ces deux décennies instaurent en Belgique un débat peu habituel, contraignant le public et les autorités à reconnaître l’existence et l’importance de l’activité littéraire dans la vie du pays. « La Jeune Belgique » en tête, elles font naître des vocations littéraires, répandent le goût de l’art et des lettres, ébranlent les conformismes et les habitudes, attirent sur la Belgique l’attention de l’étranger. Elles contribuent donc à faire de cette période un moment privilégié de l’histoire littéraire belge, en léguant aux générations ultérieures quelques problèmes fondamentaux :

-est-il indispensable, souhaitable, impossible, nuisible de chercher à créer une littérature « nationale », douée de caractères spécifiques ?

-une donnée fondamentale de l’œuvre littéraire est sa langue. faut-il qu’elle reste parfaitement correcte, irréprochable ? Ou est-il important de se forger une langue originale, moins éloignée de la réalité locale ?

-l’art doit-il servir des causes qui lui sont extérieures ? Ou vaut-il mieux pour lui rester étranger à tout combat qui ne soit pas purement esthétique ?


4. Le Symbolisme


Dans « Les Poètes maudits » (1884), on sait que Paul Verlaine révèle entre autres Tristan Corbière et Arthur Rimbaud. C’est l’année suivante qu’apparaissent en Belgique les premiers échos de la nouvelle poésie française. De part et d’autre de la frontière, le mouvement dès lors ne fait que s’amplifier. Il faut noter toutefois que le symbolisme belge sera moins mallarméen que verlainien : la recherche de l’hermétisme (à ne pas confondre avec le sens du mystère) y tient moins de place que la musicalité du vers, la tonalité nostalgique, les thèmes du rêve et du souvenir. De plus, excepté Verhaeren, peu de ses citoyens usent d’une langue tourmentée, de néologismes ou de ruptures syntaxiques –ce qu’Albert Giraud appellera le « macaque flamboyant ».

Peut-être le premier recueil marqué par la sensibilité nouvelle est-il « Pierrot lunaire », d’Albert Giraud (1884) ; mais il reste encore fortement parnassien dans sa forme. Il faut attendre 1889 pour qu’apparaissent les premières œuvres pleinement symbolistes, dues à Maurice Maeterlinck : « Serres chaudes » d’abord, une poésie qui d’emblée donne le ton (sensibilité extrême, mélancolie, images obsédantes comme le lys, le paon, etc.).

J’entrevois d’immobiles chasses,
Sous le fouet bleu des souvenirs,
Et les chiens secrets des désirs,
Passent le long des pistes lasses.


Vient ensuite « La Princesse Maleine », drame teinté d’irréalisme de l’amour impossible entre Hjalmar et Maleine, dans une atmosphère crépusculaire où rode l’ombre de la mort. Cette pièce révèle Maeterlinck au public belge et étranger, grâce à un article très élogieux d’Octave Mirbeau dans « Le Figaro » d’août 1890 : la jeune œuvre est dite « admirable et pur chef-d’œuvre », « géniale », « supérieure en beauté à ce qu’il y a de plus beau dans Shakespeare »…
Suivent alors d’autres pièces : « L’intruse », « Les Aveugles » (1890), et surtout « Pelléas et Mélisande » (1892), sans doute l’œuvre la plus célèbre de Maeterlinck, qui sera mise en musique par Claude Debussy et par Gabriel Fauré. Reprenant le thème de « Tristan et Yseut », elle le transpose dans un climat de rêve, de fragilité, de fatalité. Elle illustre bien la conception « méditative » que Maeterlinck se fait du drame symboliste, et qu’il explicite dans « Le Trésor des Humbles » (1896) : « il m’est arrivé de croire qu’un vieillard assis dans son fauteuil, attendant simplement sous une lampe, vivait, en réalité, d’une vie plus profonde, plus humaine et plus générale que l’amant qui étrangle sa maîtresse, le capitaine qui remporte une victoire ou l’époux qui venge son honneur ». Cette vision est celle de la première période maeterlinckienne, laquelle prend fin avec le siècle et laisse place ensuite à un symbolisme moins contemplatif. « L’oiseau bleu » (1908) est l’œuvre la plus représentative de la seconde période, « féerie » selon le sous-titre, en tous cas fable poétique accessible à tous les âges.

On le constate ; l’imaginaire symboliste s’accommode mieux du théâtre et de la poésie que du roman. Une exception de taille, le célèbre roman de Georges Rodenbach « Bruges-la-Morte » (1892) : un veuf inconsolable tente de retrouver, en une jeune femme rencontrée par hasard, l’image et l’âme de la disparue. Le roman connaît à l’époque un retentissement considérable : le décor automnal de vieux quais, de mornes béguinages donne de Bruges une image mythique, celle de la ville morte qui lentement s’enfonce dans l’oubli.

La même année paraît « Dominical », premier recueil de l’Anversois Max Elskamp, qui donnera encore « Six chansons de pauvre homme » (1895), « Enluminures » (1898 », etc. Poésie touchante, faussement naïve, où se déploie une langue originale faite de tournures rares, d’ellipses, de formules insolites.

Et prime en joies, et tout béni
Gens de chez moi, voici Lundi :

Messes sonnant, cloches en tête,
Avec leurs voix qui disent fête,

Et le soleil après, et puis,
Ceux des outils tout beaux d’habits.

Dans sa vie comme dans ses livres qu’il illustrait de merveilleuses gravures naïves taillées par lui-, Elskamp se montre captivé par la tradition populaire et folklorique anversoise, la quotidienneté des artisans et des humbles, la spiritualité orientale. Tous ces éléments donnent à son œuvre une saveur reconnaissable entre toutes, douce, fraîche mais sans mièvrerie aucune. Elle lui assure dans le symbolisme belge une place unique, un peu comparable à celle de Verlaine du côté français.

Autre grand nom du symbolisme, Charles Van Lerberghe publie en 1898 « Entrevisions », poèmes en vers libres où l’influence de Maeterlinck s’avoue nettement. Puis c’est « La Chanson d’Eve » (1904), sorte re réécriture poétique de la Genèse en quatre parties (« Premières Paroles », La Tentation », La Faute », Le Crépuscule »), véritable chef-d’œuvre de la littérature symboliste : par la formulation sobre, pure de tout prosaïsme et de toute lourdeur, par les images lumineuses, la musicalité sans pompe ni maniérisme, et surtout le souffle spirituel qui traverse l’ensemble du livre. Car il ne s’agit pas d’un recueil de pièces autonomes, mais d’une sorte de légende merveilleuse faite d’une succession de petits tableaux, ce qui donne à « La Chanson d’Eve » une opportune mais discrète unité.
Bien d’autres œuvres, bien d’autres auteurs participent de près ou de loin au mouvement symboliste : « Mon cœur pleure d’autrefois » (Grégoire Le Roy, 1889), « Chantefable un peu naïve » (Albert Mockel, 1891), « La Solitude heureuse » (Fernand Severin, 1904), etc.

Quelle que soit leur valeur respective, elles témoignent toutes de l’importance de ce courant dans la Belgique de l’époque, et des mutations profondes qu’il provoque dans la définition même de la littérature, entre autres :

-rejet de la versification traditionnelle et adoption du vers libre, moins oratoire et moins pesant ;
-priorité de l’atmosphère sur l’anecdote ou la description ;
-importance du mystérieux, de l’allusif, du rêvé (qui a valu aux symbolistes le reproche de soumission aux modèles nordiques, de trahison envers la tradition classique française de la « clarté »).


5. Du symbolisme à l’expressionnisme


Une place doit être faite aux recueils d’Emile Verhaeren, difficilement classable dans l’une des rubriques précitées, et dont l’influence sera durable et forte en Belgique comme en dehors. Son premier recueil, « Les flamandes » (1883), forme une évocation exubérante qui, on l’a dit, doit être rapprochée du naturalisme notamment par la place qui y est faite aux instincts, à la recherche du plaisir physique. C’est ensuite une œuvre apparemment plus mystique, « Les Moines » (1886), où transparaît cependant le même goût des contrastes violents, des qualifications paroxystiques.
Après cette période, viennent trois recueil qui s’affranchissent définitivement de toute attache parnassienne, et qu’on a nommés quelquefois la « trilogie du désespoir » : « Les Soirs » (1887, « Les Débâcles » (1888), « Les Flambeaux noirs » (1890), œuvres marquées par l’angoisse et la folie, sans équivalent dans la poésie de l’époque. Par contre, c’est au symbolisme qu’on peut associer « Les Apparus dans mes chemins » (1891), recueil contemporain du mariage de l’auteur avec Marthe Massin, et où se déploie une confiance retrouvée dans la vie.

On regroupe fréquemment « Les Campagnes hallucinées » (1893), « Les Villages illusoires » (1895) et « Les Villes tentaculaires » (1895), comme relevant eux aussi de l’esthétique symboliste. Il faut ajouter que le premier et le deuxième de ces recueils ont également partie liée avec le régionalisme, en ce qu’ils montrent la campagne victime de la ville, alors que le troisième prend pour thème le monde ouvrier –et qu’on y trouve les germes de ce qu’on appellera plus tard l’expressionnisme. La confiance dans la modernité, la fascination de l’univers urbain s’expliciteront d’ailleurs dans des livres ultérieurs comme « Les Forces tumultueuses » (1902).

L’œuvre abondante de Verhaeren (il faudrait citer beaucoup d’autres titres) est à la fois constante et diverse. Constante par la force d’évocation, les formules percutantes, l’impression de force souvent rude qui se dégage du poème. Diverse en ce qu’elle reflète successivement, sans pour autant s’y inféoder, les principaux courants littéraires qui animent la période 1880-1914. Elle jouit, de par cette double qualité, d’un statut exceptionnel dans l’histoire de la littérature belge.


6. Essor du régionalisme


Le début du 20ème siècle est marqué, littérairement, par le développement d’un genre qui se prolongera bien au-delà de la guerre 14-18 : le récit régionaliste. Certes, celui-ci plonge ses racines dans le 19e siècle, chez les romanciers réalistes ou naturalistes, notamment dans des œuvres comme « Kermesses », de Georges Eekhoud. Mais entre 1900 et 1914, à l’heure où les autres courants s’essoufflent un tant soit peu, et où la « simplicité » défendue par Francis Jammes est relayée en Belgique par un Thomas Braun, la nostalgie du terroir devient un thème majeur. Il est certain que le développement industriel, avec la destruction progressive de paysages et de modes de vie traditionnels, a largement contribué au développement de ce courant.

Quoi qu’il en soit, c’est en 1900 que paraît « La Bruyère ardente », de Georges Virrès, suivie en 1904 par « Le pain noir » (Hubert Krains, et « Le cœur de François Remy » (Edmond Glesener). Plus tard viennent « Les Dix-Javelles » (Georges Garnir, 1910), « Le Maugré » (Maurice des Ombiaux, 1911), sans parler de Georges Rency, de Louis Delattre, etc.

En fait, aucun vrai chef-d’œuvre ne se détache de cette abondante production. La nostalgie d’un monde campagnard en voie de disparition, la peinture de mœurs frustes et de paysages ruraux, une sentimentalité souvent mièvre imposent au genre régionaliste des limites étroites, et en font une littérature qui manque singulièrement de puissance. Sans doute un public relativement important se satisfait-il de tels récits, qui le rassurent en confortant ses tendances les plus conservatrices. Ainsi le courant régionaliste révèle-t-il, en creux, l’inquiétude de toute une part de la population face à la transformation du pays, que l’industrialisation et ses séquelles accomplissent sous leurs yeux.


Histoire de la littérature belge

I. 1830-1880 : Le romantisme embourgeoisé

II. 1880-1914 : Un bref âge d’or.

III. 1914-1940 : Avant-gardes et inquiétude

IV. 1940-1960 : Une littérature sans histoire

V. 1960-1985 : Entre hier et demain

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Résidence d’artiste MAAC La MAAC, soutenue par la Ville de Bruxelles, la COCOF et la Communauté française de Belgique, propose deux résidences de travail d’une durée de 6 mois pour jeunes artistes plasticiens travaillant dans le domaine de l’art contemporain. La première résidence débutera en janvier 2010 et la deuxième en juillet 2010. Descritptif: et conditions: http://www.maac.be
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A tu ne sais pasSi tu dois t'a-B-sserEt C DOu siCa t' E disDe te dé-F-endrePour m'accomplir GSouvent pensé H-angerI as-tu réfléchi toi aussiCi J nos coeurs et nos erreursMais K tu soudain tu es blèmeL est pourtant loin notre histoireSi tu m' M encoreLaisse mourir la NO oubliettesEt que la P soit avec nousQ ne rage douce-amèreR sur nos deux viesN' S pas suffisantT pas sur de toi tu doûtesU serai-je là d'un subterfugeTant pis j'y VEt un W pour une double victoireVictoire de la m' X ité antique et décadanteMême si les gent' YDevront se passer de nos ZFrédéric Halbreichoctobre 1996
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Noir

Un hurlement à l'infiniJe ne viens de rienNulle part m'habite follementJe suis le cauchemarRéincarné dans le rêve du désirJe suis le hurlement de la vieDans sa forme visuelleJe ne suis rienCar l'éternité tout entièreNe peut me contenirLa négation de l'obscurC'est moiJe mords toujours jusqu'au sangJe suis la vieCar je rends à sa pérénité perpétuéeLe sang toujoursFrédéric Halbreich27 janvier 1997
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