Statistiques google analytics du réseau arts et lettres: 8 403 746 pages vues depuis Le 10 octobre 2009

Le roi attendait que la victoire lui vienne de la désunion des révoltés. Il espérait que les factions se déchireraient et que la lutte des intérêts et des idées briserait l'opposition. Le 22 septembre, les événements semblaient lui donner raison. L'anarchie régnait à Bruxelles. Entre les modérés et les avancés, les moderates et les liberals, comme les appelle le diplomate anglais Cartwright, la querelle s'est envenimée. Des raisons de tactique politique divisent d'abord les adversaires de Guillaume 1er. Les partisans des solutions extrémistes, d'une rupture ouverte avec La Haye, se sont ralliés aux vues conciliatrices de la majorité des séparatistes, soucieux de respecter les voies constitutionnelles. De la séparation, ils espèrent tous des libertés politiques plus larges: dans une Belgique autonome, la presse serait libre, le jury rétabli, la liberté de langue une réalité, le pouvoir royal serajt bridé par la responsabilité ministérielle. Mais à mesure que les jours passent, que le roi tergiverse, n'applique pas immédiatement les voeux remis au prince d'Orange, les radicaux s'énervent. Les mouvements de troupes les inquiètent. La lente descente des divisions hollandaises vers le Sud, le renforcement des places fortes, l'occupation des points stratégiques se sont en effet déroulés méthodiquement dans la première quinzaine de septembre. Ainsi, une intervention des troupes est à craindre. Il faut constituer une armée nationale, rassembler des fonds, exciter les populations des campagnes et des petites villes, diffuser partout des mots d'ordre, organiser à travers le pays un véritable « réseau » d'hommes sûrs qui, au signal donné, dirigeront sur Bruxelles les volontaires et les armes. Pour organiser une force nationale, il faut des fonds et ainsi les problèmes ne sont pas seulement militaires, mais financiers et politiques. Les caisses publiques, le produit des impôts levés pour l'administration et pour le gouvernement royal, voilà une source de richesses qu'il faudrait se réserver. Mais, où est l'organisme qui donnerait aux fonctionnaires fiscaux des ordres qui seraient suivis? La Commission de sûreté formée à Bruxelles le 11 septembre n'a pas répondu à l'attente des patriotes. En fait, s'emparer des caisses publiques, organiser une armée, c'est se mettre en révolte ouverte. Or, depuis que les députés sont partis pour La Haye afin d'y discuter la séparation par les voies légales, ce sont là des initiatives dangereuses, c'est fournir à l'adversaire des prétextes d'intervention armée. Aussi bien, le courant modéré se renforce, le gouverneur du Brabant, Van der Fosse, tient toujours en main la perception des impôts de l'Etat et il assure le versement des caisses des receveurs dans celle du caissier général. La résistance à la révolte est nettement perceptible entre le 8 et le 15 septembre. A Bruxelles, l'effort des extrémistes pour créer un corps auxiliaire armé aboutit tout juste au recrutement de quarante hommes le 9 septembre. Et le 14, cette compagnie compte à peine une centaine d'hommes. Fait remarquable, la Régence de Bruxelles veut bien leur donner la nourriture pour les empêcher de piller, mais elle leur refuse l'équipement.

Le 8 septembre, le commandant de la garde bourgeoise, Vanderlinden d'Hooghvorst, engage ses compatriotes à suspendre momentanément leur marche vers Bruxelles. Les Liégeois, accourus à l'appel de Ducpétiaux et de Chazal, qui se chargera de les nourrir. Pour les bourgeois paisibles et craignant tout éclat, ils constituent d'ailleurs un groupement dangereux. Le Conseil de la garde bourgeoise ordonne au chevalier de Saint-Roch de dissoudre la compagnie qu'il a formée. Le 11 septembre, la moitié des Liégeois a été renvoyée « moyennant trois florins par tête et l'assurance des journées d'étape ». Le 13, il en reste cent cinquante « dont il paraît que l'on ne peut se défaire », se lamente le gouverneur Van der Fosse, mais le lendemain, il se félicite d'un nouveau départ de quarante-trois de ces Liégeois. Le manque de ressources force une partie des volontaires à rentrer à Liège. Charles Rogier s'est adressé à la Régence de la ville de Liège et a réclamé le paiement, à charge de la ville, de la solde des soixante-dix hommes qui l'ont accompagné à Bruxelles. Mais le 16 septembre, le Conseil de Régence « attendu que l'objet de cette demande ne rentre pas dans ses attributions, décide qu'il n'y a pas lieu de délibérer sur la demande de Monsieur Charles Rogier ».

Pour les exaltés, la constitution d'un Gouvernement provisoire résoudrait tous les problèmes politiques et financiers. Les modérés n'en veulent pas. La lutte entre ces deux groupes ne pouvait s'éterniser. Si le souverain, le 13 septembre, avait annoncé qu'il était prêt à redresser les griefs essentiels et avait manifesté à l'égard de la séparation moins de réserve hostile, il aurait assuré la victoire des modérés. Mais le discours du trône est le meilleur argument pour les extrémistes. Ceux-ci insistent notamment sur la menace d'action militaire que renferme la décision de maintenir la milice sous les armes au-delà du terme normal.
Le 14, à Bruxelles, des rassemblements se forment à la Grand'Place et Place de la Monnaie. « Vive la Liberté! vive de Potter! vive Napoléon! » crie-t-on, et l'on brûle le discours du roi. Au banquet offert ce soir-là par les sections de la garde aux officiers liégeois, Charles Rogier, monté sur une table, avait lu le discours roval avec habileté et les cris « aux armes! vive la liberté! à bas le roi! » s'étaient élevés de toute part. Les épées furent dégainées, le discours brûlé.

Devant la lenteur calculée du roi, une réaction était inévitable. L'état-major général de la garde bourgeoise convoqua à l'hôtel de ville, pour la matinée du 15, les représentants des sections: les commandants, ainsi qu'un capitaine, un sous-officier et un garde choisis par élection dans chaque section. La Commission de sûreté, l'état-major et ces représentants délibérèrent dans la salle gothique sur un projet d'adresse aux députés belges demandant une prompte et favorable décision quant à la séparation.

C'est à cette séance orageuse qu'éclata la rupture entre les deux groupes: les modérés et les extrémistes. La réunion fut rendue publique et des provinciaux y participèrent. Un membre posa la question préalable: « Ne convenait-il pas d'insérer dans l'adresse la mention de l'établissement prochain d'un gouvernement provisoire à défaut d'obtenir promptement justice? » Les Liégeois se montrèrent particulièrement ardents. Charles Rogier eut une vive discussion avec l'avocat Spinnael et le marquis du Chasteler. Il trouvait l'adresse rédigée par le comte de Mérode, « molle et trop historique ». Il réclama des mesures énergiques, la fin des négociations et des tergiversations, une attitude plus ferme. Les patriotes bruxellois, parmi lesquels les rédacteurs du Courrier des Pays-Bas, Claes et Jottrand, firent entendre des paroles de sagesse: « vous n'avez pas d'argent ». Les Liégeois soutenus par les étrangers à la capitale menacèrent: « on fera marcher le Borinage, les volontaires accourus ici vous forceront à sortir de la légalité ». Mais les Bruxellois restèrent inébranlables. Les Liégeois et leurs partisans, devant leur échec, quittèrent la salle. Un seul député des sections de Bruxelles, Edouard Ducpétiaux, ami de de Potter, les suivit...

Le soir, à l'hôtel de ville le projet d'adresse du comte Félix de Mérode, remanié par un comité de rédaction désigné le matin en fin de séance, fut adopté à l'unanimité par les représentants de la garde bourgeoise et signé par de nombreux notables bruxellois. Le document restait vague sur l'objet essentiel: la consécration du principe de la séparation du Nord et du Sud. Les Bruxellois apercevaient d'ailleurs si bien la difficulté d'accélérer les formalités constitutionnelles, qu'i1s se contentèrent sans préciser, de prier les députés « d'obtenir immédiatement du trône une mesure rassurante et décisive », et le retrait des troupes venues du Nord.
Retirés à l'Hôtel de la Paix, tenu par Pletinckx et lieu de ralliement des patriotes, où, la veille, les Liégeois avaient été reçus, les extrémistes rédigèrent également une adresse aux députés. Ed. Ducpétiaux, Ch. Rogier, B. Renard, Ernest Grégoire, Ed. Berten, F. Chazal, P. Rodenbach, Niellon, Vandersmissen et d'autres signèrent ce document.
Ces extrémistes sous la présidence de Charles Rogier, le tournaisien Renard étant secrétaire, décidèrent de faire sortir la Commission de sûreté des voies diplomatiques. Ils lui proposèrent une série de mesures impressionnantes qui sont toutes révolutionnaires: l'organisation et l'armement complet de la garde bourgeoise, l'élargissement de ses cadres, l'organisation de compagnies franches dans les campagnes, le choix d'un chef pour commander les forces nationales, l'appel sous les drapeaux nationaux des militaires belges. Toutes ces mesures en venaient à former l'armée de la nation. Comment se procurer les fonds? La surveillance de la rentrée des deniers publics et leur destination à la cause nationale y pourvoiraient. Il faudrait encore surveiller rigoureusement le service des postes et des administrations dont les agents pourraient se mettre en opposition avec la cause nationale. Ce sont là des moyens d'action que la grande majorité de la garde bourgeoise et de la Commission de sûreté ne veulent pas mettre à exécution. Mais ce qui frappe, dès cette date du 15 septembre chez les modérés comme chez les extrémistes, c'est le caractère national des revendications. L'adresse des bourgeois bruxellois aux députés est d'une grande fierté patriotique: rappel du drapeau cher au souvenir des Belges, en tous temps jaloux de leurs droits, allusion à l'incurie d'un ministère an tibelge, opposition formelle à la Hollande.

Quatre fois le terme « national» revient sous la plume des hommes réunis à l'Hôtel de la Paix le 15 septembre « à l'effet de prendre les mesures que leur inspirera leur patriotisme pour le salut de la patrie ». L'opposition, politique d'abord, est devenue nationale. Les chants patriotiques excitent les creurs. Le 12 septembre, à la Monnaie, La Feuillade a chanté la Brabançonne, composée par Jenneval qui devait être tué en combattant le 18 octobre. Le dernier couplet était une menace au Roi:

«Mais malheur, si de l'arbitraire
Protégeant les affreux projets
Sur nous du canon sanguinaire
Tu venais pointer les boulets!
Alors tout est fini, tout change;
Plus de pacte, plus de traité
Et tu verrais tomber l'Orange
De l'arbre de la Liberté. »

La Marseillaise des Belges, la Bruxelloise, la Liberté belge, la Garde bourgeoise de Bruxelles, hymnes vibrants de ferveur patriotique sont chantés au théâtre et dans les cafés.
Mais les divergences sur les procédés deviennent capitales et le fossé se creuse entre les deux tendances. Un jeune docteur en droit, Gustave du Roy de Blicquy, garde bourgeois et excellent patriote, mais fort bien renseigné sur la mentalité des officiers belges de l'armée royale -son frère est lieutenant au 36 régiment de cuirassiers -s'effraye de l'audace des extrémistes. Il écrit le 16 septembre à un autre frère qui se trouvait en province: « Pourvu que l'exaltation de nombre de jeunes gens et des Liégeois, qui sont tous un peu boute-feu, n'entraîne pas la cause dans le précipice en marchant sans prévoyance et surtout en s'abandonnant à des coups hardis qui forceraient l'armée à se défendre et ne donneraient pas le temps aux Belges de quitter [c'est-à-dire de déserter], si la chose prend ici de la consistance et leur offre des garanties ». La voie de la sagesse et de la prudence ne sera pas suivie. Un centre permanent réunit les hommes décidés à tenter l'aventure. Après avoir rédigé leur adresse à l'Hôtel de la Paix, les patriotes se sont donné rendez-vous le soir à la salle des Beaux-Arts, rue de Bavière. Ils y décidèrent la formation d'un club, à l'instar de Paris, la Réunion centrale dont le but « est de favoriser l'émission libre et la discussion calme de toute mesure jugée utile au triomphe des intérêts moraux et matériels des provinces méridionales ». Un règlement fut rédigé, un comité constitué. La présidence pour la première séance fut offerte à Charles Rogier qui la refusa en sa qualitéd'étranger à la ville. II recommanda Ducpétiaux au suffrage des membres et accepta la vice-présidence. Le 16, le club s'installa à la salle SaintGeorges, rue des Alexiens.

La Réunion centrale groupe des éléments jeunes et enthousiastes, Bruxellois, provinciaux, étrangers, tous partisans résolus d'une véritable révolution. Ce sont les « Jacobins », comme les appelle Cartwright. Les statuts et la procédure du club éveillent, en effet, le souvenir de la célèbre société du cloître de la rue Saint-Honoré. Les hommes de 1830 vivaient réellement en pensée avec les révolutionnaires de 1789 ou de 1793, selon leurs tendances. Jean-Baptiste Nothomb, froid et réfléchi, était passionné de curiosité pour les événements de l'an II. Sylvain Van de Weyer, le 28 août, à l'assemblée des notables à l'hôtel de ville de Bruxelles, ne tira-t-il pas un des orateurs par le pan de l'habit en lui disant: « 89, oui, 93, non » ?
La Réunion centrale n'agit d'abord, comme les clubs de la grande Révolution, que par voie indirecte: elle envoya à la Commission de sûretédes députations et des requêtes. Elle la pressa de s'emparer de l'autorité, de mettre la main sur les fonds publics, de surveiller les opérations de la Société Générale et de prendre des mesures radicales pour repousser l'agression du gouvernement qui se préparait. Puis, devant l'inertie de cet organisme, elle passa à l'action. Le 18, un membre proposa de faire élever des barricades; le club décida que, si le lendemain la Commission n'avait pas ordonné ces travaux, il les ordonnerait lui-même. Et devant les bruits d'une attaque imminente, il fit placer des sentinelles en dehors des portes de la ville. Ainsi, 'Gendebien, membre de la Commission de sûreté, a parfaitement défini les visées de ce club: « forcer la main à la commission de sûreté, la déborder au besoin... Le but du plus grand nombre de ses membres est l'affranchissement de la Belgique sous une même dynastie; mais d'autres désirentlever l'étendard français ». Ces exaltés souhaitent ardemment la formation d'un Gouvernement provisoire, seule autorité vraiment révolutionnaire, capable d'organiser la résistance à l'invasion armée, de discuter avec le souverain les conditions d'un accord satisfaisant pour la Belgique. Ils ont cependant peu de moyens à leur disposition. Ils sont pauvres : les cotisations du club fixées à un florin et les dons patriotiques sont modestes. Mais ils sont en étroit contact avec le peuple. Charles Rogier est très écouté par les volontaires liégeois, casernés à Sainte-Elisabeth, Pierre Rodenbach a autour de lui des volontaires flamands, Renard des Tournaisiens. Pourtant c'est le peuple bruxellois qui constitue la masse qu'il faut manoeuvrer. Un des procédés les plus efficaces pour entretenir la tension des esprits fut la diffusion de nouvelles, vraies, fausses ou exagérées. La peur d'une attaque des troupes royales a été au cours des mois d'août et de septembre le meilleur excitant. C'est elle qui soulève le peuple le 31 août, à la veille de l'entrée du prince, c'est l'annonce de la concentration des troupes hollandaises qui indigne la population, c'est la lecture des extraits de la presse hollandaise réclamant l'écrasement des rebelles qui déchaîne le patriotisme. De « faux bruits » sont répandus: quarante mille gardes nationaux français sont prêts à marcher au secours de Bruxelles, dit-on le 14 septembre. La veille, on racontait qu'Exelmans avait passé la frontière française avec douze mille hommes! Autre « bobard » : quinze mille Borains sont prèts à marcher!

Voilà une arme facile à manier pour énerver la population! Mais les difficultés économiques dans lesquelles se débattent la classe ouvrière et le petit peuple de Bruxelles sont pour les meneurs le meilleur atout. L'émeute du 25 août a accentué singulièrement les embarras de l'industrie et augmenté le chômage. Des fabriques ont été pillées; les transactions commerciales sont paralysées par l'incertitude de l'avenir politique. Des petits fabricants et des manufacturiers suspendent leurs travaux, renvoient leurs ouvriers en tout ou en partie. La Banque est atteinte. Les effets escomptés par la Société Générale ne sont pas acquittés à mesure de leur échéance. La direction ne paie qu'un cinquième en numéraire et quatre cinquièmes en billets. Le besoin d'espèces devient grave et le 17 septembre, la Société Générale supplie le ministre des Finances d'intervenir auprès du Syndicat d'Amortissement afin d'obtenir un emprunt de 3 millions de florins. Elle aide la ville, cependant, en lui avançant cent mille florins pour régler les salaires des ouvriers que l'on fait travailler au canal et aux boulevards. Sans doute ces salaires sont médiocres: celui des ouvriers, âgés de plus de dix-huit ans, « sera provisoirement de 50 cents par jour et de 25 cents pour ceux de quatorze à dix-huit ans ». Mais c'était le salaire que reçurent pendant toute la première moitié du XIXesiècle les ouvriers manreuvresterrassiers de l'industrie du bâtiment à Bruxelles. Aussi la réclamation d'une augmentation de 25 cents fait réfléchir. Armés de pioches et de pelles, ces ouvriers se présentent le 16 devant l'hôtel de ville. On leur accorde 10 cents. Ils se dispersent peu satisfaits et déclarent qu'ils sont bien décidés à revenir bientôt pour obtenir le reste. Ils sont sûrement victimes d'agents provocateurs. « Un pouvoir occulte excite les ouvriers à élever des prétentions insoutenables ou ridicules » écrit Levae à de Potter le 18 septembre. En outre, la vie est chère. Aussi la charité privée s'efforce de calmer les maux les plus tristes. Des collectes sont organisées par l'état-major de la garde bourgeoise, mais leur produit, quoique appréciable, -plusieurs milliers de florins -est insuffisant. « Une foule de pauvres ne discontinue pas d'assiéger la porte de l'hôtel. Dans plusieurs maisons des rues Royale et Ducale, on a fait cuire du pain que l'on distribue jour par jour. Monsieur le Comte de Mercy a mis à cet effet à la disposition de son portier une somme de soixante florins. Comme c'est une prudence nécessaire en ce moment de ne pas indisposer trop les basses classes, je prie votre Altesse de m'autoriser à employer une certaine somme de la même manière. J'en tiendroi compte à la fin du mois », manda le 16 septembre J.-F. Staedtler, intendant, au prince Auguste d'Arenberg.

Les bourgeois, placides et qui n'ont pris les armes que pour protéger la propriété, sans intention politique, sont inquiets devant l'agitation ouvrière. De plus, ils sont fatigués de monter une garde monotone. Leur lassitude est dangereuse pour la cause nationale, car la garde de Bruxelles constitue la force la mieux organisée à Opposer à une attaque de l'armée. Cette garde se désagrège. Des bourgeois se font remplacer. Les nobles s'éloignent de la ville. A mesure que les revendications sont devenues plus radicales, beaucoup de négociants, d'industriels, de proprriétaires, de paisibles bourgeois, loin de désirer une rupture brutale, en viennent à souhaiter ardemment des mesures d'apaisement, une solution de compromis. Même chez les partisans résolus des libertés nationales, le désarroi dans la pensée apparaît. La question essentielle, la séparation, divise les esprits. Le Courrier des PaysBas publie le 18 septembre un article symptômatique. Les inconvénients graves de la séparation pour les intérêts matériels font souhaiter un aménagement du système représentatif qui assurerait dans un Etat unifié, la domination effective des Belges qui sont les plus nombreux. Van de Weyer, le 18, ne voyait pas d'issue à la situation, et son confrère Jottrand, du Courrier des Pays-Bas, reconnaissait qu'une amnistie politique rendrait facile un accommodement. Le 18 septembre au soir, les deux émissaires Nicolaï et Vleminckx, chargés de remettre à La Haye les adresses aux députés belges, sont rentrés à Bruxelles, désespérés par l'accueil reçu, impressionnés par les déclarations des députés hollandais qui veulent que l'ordre soit d'abord rétabli, effrayés surtout par les préparatifs militaires qu'ils ont vus déployés depuis Anvers.

A l'hôtel de ville, la Commission de sûreté, l'état-major de la garde, des délégués des sections discutèrent sur l'attitude à suivre. Gendebien proposa de « repousser la force par la force », mais i.l n'était nullement question d'attaquer avec témérité les troupes royales. La discussion porta aussi sur la constitution d'un Gouvernement provisoire. Le projet fut encore une fois ajourné.
Pendant que ces notables discutaient, une patrouille envoyée par la Réunion centrale se dirigeait vers Tervueren où elle s'empara de quatre chevaux de la maréchaussée et les ramena en ville, tandis qu'une autre patrouille arrêtait la diligence qui se rendait à Amsterdam. La Commission de sûreté, où la tendance radicale est affaiblie par le départ de Gendebien, parti la veille au soir pour Mons et la France où il doit rencontrer de Potter, réagit maladroitement devant les manifestations indisciplinées des volontaires. Elle condamne les deux incartades de la nuit. Elle y voit une « violation expresse du droit des gens comme des engagements contractés ». Elle a peur d'une agression militaire « que les habitants de cette ville ne cherchent pas à provoquer ». Aussi, ordonne-t-elle le renvoi sans délai des chevaux enlevés et décide-t-elle d'écrire au prince Frédéric « pour désavouer cette infraction et en annoncer la réparation ». Enfin, .la Commission institue un conseil de discipline chargé d'appliquer la rigueur des lois militaires aux individus qui à l'avenir se rendraient coupables de pareils délits.
Ces décisions sévères furent portées à la connaissance de la population dans une proclamation affichée partout le 19 septembre dans l'après-midi. C'était une déclaration de guerre au parti extrémiste. La réaction rapide de celui-ci appuyée sur le peuple triompha complètement des modérés, balaya la Commission de sûreté, désarma la bourgeoisie, livra finalement Bruxelles à une quasi-anarchie.

La Réunion centrale, en effet, a saisi l'occasion offerte pour déborder l'autorité municipale. Elle s'est indignée, dans sa séance du 19, de l'attitude de la Commission de sûreté. A dix-huit heures trente, l'h-Jtel de ville fut envahi par une trentaine de Liégeois, tambour battant, drapeau déployé. Ils exigèrent qu'on leur livrât les signataires de la proclamation et qu'on leur donnât des armes. Le commandant de la garde bourgeoise, E. d'Hooghvorst s'empara de leur drapeau, stigmatisa leur attitude. Les Liégeois n'étaient pas en nombre et Rogier fit retirer ses hommes dans leur quartier. Pendant ce temps, la foule resta massée Grand'Place invectivant la Commission de sûreté, criant à la trahison des chefs de la bourgeoisie, exigeant la déchéance de la dynastie, réclamant du travail, du pain et des armes pour aller attaquer l'armée. Le tumulte dura toute la nuit. Les frictions se multiplièrent entre les gardes bourgeois et cette foule d'ouvriers, parmi lesquels d'anciens militaires étaient les plus énergiques. Les Liégeois et des meneurs excitèrent la cohue. A une heure du matin, l'inévitable se produisit. Une patrouille bourgeoise insultée et attaquée fit feu. Un homme fut tué, trois autres furent grièvement blessés.
Irrité, le peuple se répandit dans plusieurs directions et désarma sans beaucoup de résistance quelques corps de garde bourgeoise. A sept heures du matin, les hommes armés se dirigèrent vers la caserne Sainte-Elisabeth. Renforcés par les Liégeois, ils entreprirent un désarmement systématique des bourgeois. Ils commencèrent par le poste de l'Amigo à neuf heures du matin. Deux heures plus tard, quinze cents fusils avaient changé de mains.
A dix heures, l'hôtel de ville avait été forcé par le peuple armé et hurlant: « liberté! des armes! » Dans les greniers, des caisses de fusils et de pistolets furent découvertes. Le gouverneur de la province, Van der Fosse, qui se trouvait à ce moment à l'hôtel de ville, s'enfuit vers le haut de la ville et quitta Bruxelles le soir même. Des membres de la Commission de sûreté, de l'état-major et les députés des sections réunis en séance, se dispersèrent. C'était la fin de la Commission de sûreté dont Van de Weyer ne signera cependant l'acte de décès que le lendemain à l'aube. Le Conseil de la garde disparut aussi. Le désarmement se poursuivit. Cependant le peuple lajssa des armes à ceux qui se joignirent à lui ou affirmèrent être prêts à se battre contre les Hollandais.

L'état-major ne siégeait plus à l'hôtel de ville, mais les cadres n'étaient pas tous brisés. Toute autorité n'était pas annihilée: des chefs de section réussirent à se faire écouter, à réunir quelques centaines de gardes et les conflits furent ainsi évités avec les groupes populaires, groupes qui étaient d'ailleurs en train de prendre une forme militaire. Les premiers corps francs apparurent. Le docteur en médecine, devenu commerçant, Ernest Grégoire, le liégeois Léonard Joseph Lambinon, le namurois Isidore Gillain, Jean-Baptiste 'Tanden Elskens dit « Borremans » se mirent à leur tête. Vanderlinden d'Hooghvorst réussit même à convoquer pour le lendemain une revue générale. En fait, le pouvoir était uniquement entre les mains des hommes en armes, qu'ils fussent du peuple ou de la bour geoisie. Les armes ne devaient pas servir à une révolution sociale, mais le peuple organisé voulait se défendre, repousser l'envahisseur étranger, l'attaquer même. Le secrétaire d'ambassade Cartwright fut frappé de cette attitude des insurgés : point de pillage, point d'effraction pour s'emparer des biens, mais des recherches systématiques pour trouver des fusils. Point de luttes contre le bourgeois, parce que bourgeois, mais de la haine manifestée contre les défaitistes et les attentistes.
Cette révolte fut-elle une action spontanée? En partie seulement. Il y eut des agents provocateurs, dont l'activité, en opposant peuple et garde bourgeoise, fit le jeu de Guillaume 1er. Elle justifiait,en effet, l'appel des bourgeois au prince Frédéric: les dangers de pillage légitimaient en quelque sorte l'entrée des troupes. II y eut aussi des meneurs français, mais ce furent surtout les Liégeois et les radicaux de la Réunion centrale qui poussèrent à l'action violente.

Le 20 vers midi, la Réunion centrale décida la création d'un Gouvernement provisoire. Rogier y présenta et y défendit trois noms: de Potter, l'homme du peuple, Gendebien, celui des classes moyennes et le comte d'Oultremont, véritable puissance dans le pays de Liège. Dans l'après-midi, le corps liégeois renforcé sortit en groupe imposant de la caserne et promena dans Bruxelles, sous le commandement de Charles Rogier, sabre au clair, un drapeau liégeois, jaune et rouge, sur lequel en lettres de drap noir, ont été inscrits les noms des trois hommes choisis par le club. D'autres noms écrits à la main ont été attachés au drapeau: Van Mleenen, Mérode, Raikem, Van de Weyer, Stassart. Exactement les noms que la Réunion centrale avait adjoints à la première liste lors d'une nouvelle réunion. Une affiche portant tous ces noms était placardée dans Bruxelles.
Mais cette Réunion centrale qui groupe cependant des radicaux, de vrais démocrates, de futurs républicains, n'entend nullement faire une révolution sociale. Elle a bousculé la Commission de sûreté parce qu'elle était trop tiède. Le soir du 20, elle décida, pour détourner le peuple de se livrer au désordre dans l'intérieur de la ville, de l'occuper militairement en organisant des corps francs et en cherchant à faire tomber les places fortes les plus proches de la capitale. Dans les campagnes, on sonnera le tocsin et l'on tentera de provoquer une insurrection générale. Une proclamation fut lancée, appelant la Belgique à un armement général contre la Hollande dont on fit entrevoir la conquête!

La nuit du 20 au 21 se passa sans excès. Des bourgeois atterrés aux premiers moments, reprirent confiance. D'Hooghvorst exerça à nouveau le commandement de la garde transformée, dont la mission se limitait maintenant à la défense de l'ordre à l'intérieur de la ville. Pour les opérations extra muras, des corps francs étaient en formation. Tous les yeux se tournèrent vers la banlieue. Le 21, au début de l'après-midi, un détachement de dragons fut signalé sur la route de Schaerbeek. L'alarme fut donnée, le tocsin sonna à Sainte-Gudule. Le peuple courut aux barricades, des petits groupes de volontaires, des Liégeois notamment, allèrent faire le coup de feu à Zellick, d'autres à Dilbeek, tandis que par la porte de Hal quittaient la ville ceux qui désespéraient de la victoire. Le comte Van der Meere chargé, le 21, du commandement des forces mobiles de la garde bourgeoise créées pour participer aux opérations militaires, s'éclipsa le soir même. Van de W eyer, de la Commission de sûreté, Moyard et le comte L. van der Burch, de l'état-major de la garde, étaient à Valenciennes le 22. Dans la nuit du 21 au 22, une fausse alerte fatigua les défenseurs, et la journée du 22 se passa en escarmouches aux abords de la ville. Le petit peuple restait prêt au combat. Il a multiplié les barricades, accumulé dans les greniers pierres et plâtras. Dans les quartiers populaires, l'avance des troupes royales rencontrera sûrement de sérieux obstacles.

La proclamation du prince annonçant l'entrée des troupes fut connue à Bruxelles le 22 dans l'après-midi. Elle alarma les tièdes. Le baron van der Smissen, commandant en second la garde, le chevalier Hotton, colonel commandant la garde à cheval, Fleury-Duray, major attaché, à l'état-major général de la garde, abandonnèrent à leur tour Bruxelles et ils retrouveront leurs amis le soir du 23, à Valenciennes, à l'Hôtel de la Poste aux Chevaux. Félix de Mérode était à Rixensart le 22, puis il se retira dans sa propriété de Trélon, dans le nord de la France. Des exaltés de la Réunion centrale prirent peur aussi. Niellon et Chazal quittèrent la capitale la veille des combats pour chercher également refuge en France. La cause semblait perdue. Ducpétiaux tenta une démarche de conciliation auprès du prince Frédéric. Il fut arrêté et envoyé à Anvers. Sa tentative prouvait bien le désarroi dans les rangs des extrémistes. Il restait cependant des fanatiques qui ne cédaient pas. Ils seront peu nombreux le 23 septembre, aux premières heures du jour, pour s'opposer à l'entrée des troupes dans la ville.

N. - B.: Vous pouvez retrouver les chapitres 1 et 2 en tapant simplement 1830 dans le moteur de recherche en haut à droite sur la première page du site

Histoire de la révolution belge chapitre 1:

Histoire de la révolution belge de 1830: chapitre 2: Du côté de La Haye

Histoire de la révolution belge de 1830: chapitre3: Les divisions dans les camps des patriotes

Histoire de la révolution belge de 1830 -Chapitre 4: Le glas du régime

Histoire de la révolution belge de 1830 Chapitre 5: L'aube d'un Etat

Histoire de la révolution belge de 1830 Chapitre 6: Le soulèvement national

Histoire de la révolution belge de 1830 Chapitre 7: La Révolution et l'Europe

Histoire de la révolution blege Chapitre 8: Conculsion

Envoyez-moi un e-mail lorsque des commentaires sont laissés –

Vous devez être membre de Arts et Lettres pour ajouter des commentaires !

Join Arts et Lettres

Sujets de blog par étiquettes

  • de (143)

Archives mensuelles