La Révolution belge de 1830 est un événement européen. Depuis des siècles, la question des Pays-Bas préoccupait les grands Etats. Dès qu'elles reçoivent la nouvelle de l'émeute du 25 août, les chancelleries sont alertées, car une pièce de base du système établi par le Congrès de Vienne est ébranlée. Les puissances absolutistes, la Russie, l'Autriche, la Prusse, veulent évidemment comprimer cette explosion libérale et nationale. Chacune, cependant, réagit d'une manière différente devant les événements de Belgique. Le tsar Nicolas ler, autoritaire et cassant, encourage son beau-frère, le prince d'Orange, à se montrer énergique. Il se déclare prêt à intervenir par la force et il concentre des troupes. Mais la Russie est loin en 1830! Le roi de Prusse, Frédéric-Guillaume III, beau-frère de Guillaume ler, vient de marier son fils Albert à la prjncesse Marianne, fille du même Guillaume 1er. En 1825 déjà la fille de Frédéric-Guillaume III, Louise -Augusta -Wilhelmina Amalja, avait épousé le prince Frédéric des Pays-Bas. Le roi de Prusse aimerait aider son parent, mais il craint un conflit avec la France. Quant à Metternich, il s'intéresse assez peu aux Pays-Bas, toute son attention étant retenue par l'Italie qui bouge. La Grande-Bretagne, elle, hésite. Wellington n'aime pas les libéraux. Il souhaiterait l'écrasement de la rébellion qui risque de troubler la paix européenne, car qui peut répondre de l'attitude du peuple français? Le 28 août, Guillaume 1er a averti son royal beau-frère des événements de Bruxelles et lui a demandé de pouvoir compter sur la coopération des troupes prussiennes dans le cas oùles moyens à sa disposition ne suffiraient point pour maintenir le royaume des Pays-Bas et ses droits dans l'état assuré par les traités. Immédiatement, des ordres sont donnés à Magdebourg et à Erfurt, afin que de forts détachements des deux divisions du corps d'armée n° 4, soient dirigés vers le Rhin. On compte à Berlin pouvoir mettre sur pied, en six semaines, deux cent cinquante mille hommes et la caisse militaire contient neuf millions d'écus courants, destinés à rendre cette armée mobile. Bruits de bottes à l'Est... mais ils seront vite étouffés.
Frédéric-Guillaume III est prudent. Le 9 septembre, il écrit à Guillaume 1er qu'il s'entendra avec leurs alliés communs, car l'attitude de la France, pour qui toute intervention étrangère aux Pays-Bas justifie sa propre intervention, « nous prescrit une prudence et une circonspection plus qu'ordinaire ».
Une modification de la Loi fondamentale dans le sens d'un relâchement de l'unité était en contradiction avec l'acte du 21 juillet 1814, par lequel Guillaume d'Orange avait accepté les « huit articles » fixant les conditions mises par les Puissances à la réunion de la Belgique à la Hollande. Le consentement des Puissances était dès lors nécessaire. Le 7 septembre, Verstolk, ministre des Affaires étrangères des PaysBas, demanda l'ouverture d'une conférence à La Haye. Avant que toutes les réponses ne lui soient parvenues, les Journées de septembre avaient provoqué une tension diplomatique grave, car Guillaume 1er a pris l'initiative de réclamer l'appui armé des vainqueurs de Napoléon. Le 28, Verstolk annonce aux représentants de l'Angleterre, de la Russie, de la Prusse et de l'Autriche, que Guillaume ler déclare n'être plus assez fort pour réprimer la Révolution et qu'il va, en vertu des traités existants, s'adresser à ses alliés pour solliciter leurs secours, afin qu'ils lui prêtent assistance matérielle pour étouffer l'insurrection et rétablir l'ordre légal dans le royaume. Le lendemain, Guillaume écrit à son beau-frère, le Roi de Prusse « ... la gravité du mal a rendu mes efforts infructueux. Dans cet état de chose déplorable à la fois par l'atteinte qu'il porte au bien-être de mes fidèles sujets et par les complications dont il menace le maintien de la paix en Europe, mon Envoyé accrédité auprès de Votre Majesté aura incessamment l'honneur de présenter à son ministre des Affaires étrangères un exposé de la situation de la Belgique dans lequel j'ai cru devoir demander la coopération militaire de mes alliés ».
Le 2 octobre, le ministre des Affaires étrangères envoie la demande officielle d'assistance militaire. Mais l'attitude prussienne n'a pas changé. Le 6, Bernstorff, ministre prussien des Affaires étrangères, déclara au ministre des Pays-Bas, de Perponcher, que les intentions de son maître « étaient de ne point envoyer immédiatement des troupes dans les Pays-Bas », et que Frédéric-Guillaume III se concerterait avec ses alliés avant d'adopter cette mesure. «La Prusse s'est obligée collectivement avec les Alliés à maintenir le Royaume des Pays-Bas », mais non point à agir seule. La Prusse ne peut risquer une guerre contre la France et quatre millions de Belges. Sans doute peut-elle compter sur l'appui de la Russie, mais elle n'est point encore fixée sur l'attitude de l'Autriche et d'autre part, l'Angleterre prône la conciliation. L'armée prussienne est « l'avant-garde de la Grande Coalition » et « elle ne pourrait pojnt s'aventurer... à moins de savoir les autres armées à portée comme soutien ». Des raisons proprement allemandes empêchaient en outre toute actjon extérieure : des secours en troupes sont réclamés à la Prusse de tous les côtés de l'Allemagne. On ne peut songer à envoyer des troupes hors de l'Allemagne où « l'esprit de vertjge et de révolte qui s'est répandu a pris un caractère si menaçant que pour le comprimer il a déjà fallu aviser les mesures les plus rigoureuses ». Enfin, la situation financière de la Prusse impose la prudence.
L'influence pacificatrice de Bernstorff et du général de Witzleben, chef du Cabinet militaire, l'ont emporté. Les efforts bellicistes du maréchal russe comte de Diebitsch, en mission extraordinaire à Berlin où il promettait, au nom du tsar, l'envoi d'une armée de 150.000 hommes à la frontière de la Prusse et l'embarquement immédiat de 10.000 hommes pour être débarqués en Belgique, ont échoué. Le 15 octobre, Bernstorff répondit à la demande officielle remise le 6 octobre. C'était un refus aimable. Les circonstances exigeaient la circonspection : la solution des problèmes soulevés, d'une gravité considérable pour l'avenir de l'Europe, devait être réservée aux délibérations communes et à la décision unanime des Puissances alliées. Et l'on savait déjà alors que l'Angleterre avait renoncé définitivement à une action militaire.
Quant à Metternich, le 11 octobre, sa décision est prise: la cause des Pays-Bas est entièrement perdue et la demande du roi des Pays-Bas, qui voudrait obtenir de l'Autriche un secours matériel, est irréfléchie, les efforts de l'Autriche devant se porter vers l'Italie, Le 20 octobre, l'empereur François répondra à Guillaume ler d'une manière aussi polie que décourageante pour le roi des Pays-Bas. « La position géographique de nos deux Etats m'empêche de me regarder comme placé sur la première ligne de l'action matérielle dont Votre Majesté m'a adressé la demande. C'est aux puissances les seules à portée de lui prêter un secours pareil, à peser et la position dans laquelle se trouvent placées les choses, et leurs propres facultés. Ce qui, dans le cas présent, est de mon domaine, c'est l'appui moral, que je n'hésiterai jamais à étendre jusqu'à une entière solidarité dans ce que le conseil de l'Alliance arrêtera dans sa sagesse ».
Restait la Russie. Le 2 octobre, Guillaume Ier envoya au tsar la demande de coopération militaire de ses alliés, mais les distances sont longues entre La Haye et Twer Oil se trouve Nicolas ler. Le tsar était prêt à répondre à l'appel angoissé du père de son beau-frère. Dès le ler octobre, il faisait savoir à Londres qu'il était « disposé à mettre en avant immédiatement une armée de 60.000 hommes ». Mais le vice-chancelier Nesselrode et son ambassadeur à Londres l'engagèrent à la prudence et le tsar se résigna à n'intervenir que conjointement avec ses alliés. « Toute action isolée de ma part, loin de répondre au but qu'elle se propose, y apporterait peut-être un préjudice réel ». Ainsi la clef était à Londres... Il y avait plusieurs semaines déjà que les chancelleries savaient que l'Angleterre n'interviendrait pas par les armes. L'opinion anglaise était favorable au nouveau régime français. Les radicaux avaient salué avec joie les «Trois Glorieuses », que les libéraux considéraient comme un nouveau 1688. Deux journaux seulement à Londres avaient pris la défense de Charles X et Wellington lui-même, qui passait pour l'ami des absolutistes, ne pardonnait pas à Charles X la politique d'alliance avec la Russie menée par Polignac, les visées sur le Rhin et l'expansion en Méditerranée. La prise d'Alger avait été une défaite anglaise. Wellington, chef du gouvernement tory, le vainqueur de Waterloo et le constructeur de la barrière de forteresses contre la France était fort occupé par les affaires intérieures anglaises au moment où les nouvelles de l'émeute de Bruxelles arrivèrent. Il espérait que le roi des Pays-Bas rétablirait l'ordre dans ses Etats rendant inutile toute intervention des Puissances. Le maintien de la Barrière était nécessaire à l'équilibre de l'Europe et à la sécurité de l'Angleterre. Cependant Wellington ne désirait nullement provoquer une guerre générale par une intervention armée aux Pays-Bas.
Dès le 31 août, lord Aberdeen, secrétaire d'Etat aux Affaires étrangères, dans l'ignorance de faits précis, déclara au chargé d'affaires de Prusse que l'envoi des troupes prussiennes aux Pays-Bas, ne devrait en tout cas, être adopté qu'après accord et sans précipitation. Cependant il ne pouvait pas davantage être question d'accepter la proposition française d'une démarche franco-anglaise auprès de Guillaume 1er lui recommandant de donner des satisfactions aux Belges.
Ecarter une guerre générale est le souci majeur de Wellington: une intervention armée des Puissances, en application des traités, provoquera une riposte française immédiate, Wellington en est convaincu. Il faut empêcher cette intervention chez les alliés et d'autre part encourager les bonnes dispositions françaises et y renforcer ainsi le courant non-interventionniste. Il ne faut pas exclure complètement la France du concert européen appelé à discuter les affaires des Pays-Bas. Sans doute, la France n'a pas participé à la convention des « huit articles» acceptés par Guillaume d'Orange le 21 juillet 1814 et fixant les conditions de la réunion de la Belgique à la Hollande, mais la France a, affirme Wellington, par les articles secrets du traité du 30 mai 1814, reconnu cette réunion et le traité du 31 mai 1815, fixant le sort et les limites du royaume des Pays-Bas, est inséré dans l'Acte de Vienne signé par la France et confirmé par l'article XI du traité de Paris du 20 novembre 1815 entre la France et les Alliés. La France est liée par cet acte. La question est devenue européenne, le gouvernement français peut faire valoir ses droits. Ainsi, il sera impossible aux quatre puissances alliées d'arranger seules les affaires de Belgique sans entrer en communication avec la France. L'idéal serait que les quatre Cours reconnaissent Louis-Philippe, s'entendent entre elles sur les modifications à faire et les imposent ensuite au roi des Français.
La position de Wellington entre les puissances absolutistes -soutenant avec plus ou moins d'énergie le roi des Pays-Bas -et la France de Louis-Philippe, excitée par les masses populaires et toute la gauche, à intervenir en Belgique, est fort délicate.
Cependant, le premier ministre anglais reste optimiste: « la France ne veut pas, et ne peut pas », appuyer les « messieurs » de Bruxelles, écrit-il le 14 septembre, et il continue à juger l'évolution des événements avec sérénité. Le 27 encore il écrit à Peel, ministre de l'Intérieur: « Je pense que tout fait prévoir que l'affaire des Pays-Bas est en train de s'arranger ». Vraiment il n'est pas nécessaire de convoquer le Cabinet... Mais, le 28, à la réception des nouvelles de Belgique moins rassurantes, Wellington commence à s'inquiéter. Le lendemain, Lord Aberdeen lui transmet de toute urgence, les dépêches reçues, agissant, dit-il, « selon les instructions de Bonaparte qui voulait qu'on ne perde jamais un instant dans les communications de mauvaises nouvelles, si la transmission des bonnes pouvait attendre... », car la GrandeBretagne doit s'attendre d'un moment à l'autre à recevoir l'appel au secours de Guillaume 1er. Les vainqueurs de Bruxelles sont en train d'agiter l'Europe! Heureusement, Wellington ne veut pas une guerre, que l'opinion anglaise n'admettrait pas et, le 1er octobre, sa décision est prise. Il faut informer le gouvernement français, partie au traité de 1815, que Guillaume s'apprête à réclamer l'assistance des puissances garantes. La France est intéressée, aussi bien que les autres puissances, à la fin de l'insurrection en Belgique, condition de sa propre tranquillité comme de la satisfaction des Etats européens qui veulent le maintien de la frontière sud des Pays-Bas.
Wellington a vu Talleyrand le 30, avant de se décider à cette démarche capitale. Il a confiance dans le célèbre diplomate qu'il croit attaché au respect de l'autorité dans les Pays-Bas et adversaire de toute aventure.
Conservateur-réaliste, Wellington entretient aussi les meilleures relations avec les ambassadeurs des « cours du Nord » à Londres. Une grande négociation va s'ouvrir et pour le vainqueur de Waterloo, elle doit évidemment se dérouler dans la capitale anglaise.
La solution pacifique triomphera. En effet, si le gouvernement de Louis-Philippe espère la séparation du royaume des Pays-Bas et l'instauration d'un système nouveau, riche de promesses pour l'avenir à sa frontière nord, il est toujours aussi soucieux du maintien de la paix et dès lors de la non-intervention armée. Il escompte que les quatre puissances alliées entreront en négociations avec lui sur les affaires des Pays-Bas et qu'elles n'adopteront aucune mesure qui ne serait pas le résultat de délibérations communes.
Le 3 octobre, Molé, profitant d'un courrier de M. de Rothschild, affirme à Wellington « son désir sincère de maintenir la paix » et demande l'appui de l'Angleterre pour faire triompher le principe de non-intervention armée. « Il doit rentrer dans ses principes politiques comme dans les nôtres qu'aucune force étrangère ne soit employée à imposer à la Belgique un gouvernement dont elle ne voudrait pas. Ce point d'importance une fois sauvé, la question entrerait dans les voies d'une négociation entre toutes les parties intéressées et serait conduite, je n'en doute pas, à une issue favorable », car « la guerre si elle éclatait prendrait inévitablement un caractère redoutable et qu'elle n'a peut-être jamais eu ».
Mais avant que cette missive pressante n'arrive à Londres, le Roi d'Angleterre, Guillaume IV, avait envoyé le 3 octobre une lettre personnelle à Louis-Philippe. Rappelant tous les traités que la France a signés, il affirme que la France, aussi bien que les autres Puissances, s'est associée à la formation des Pays-Bas. Devant l'insurrection, il est devenu nécessaire, pour les puissances signataires des traités, de respecter leurs engagements et de considérer mûrement l'état actuel des affaires aux Pays-Bas, d'aider le roi Guillaume, par leur coopération amicale et leurs conseils, à trouver un arrangement qui puisse mettre fin à la confusion actuelle. La Grande-Bretagne désire, en accord amical avec la France et avec les autres Alliés, mettre à l'étude cette question si intimement liée aux intérêts généraux de l'Europe. Et le même jour, Lord Aberdeen rendant visite à Talleyrand lui annonça les intentions de son gouvernement. Le lendemain, Wellington confirmait ces vues en répondant à la lettre de Molé du 3 octobre. Il est certain que Wellington a agi rapidement du côté français pour éluder plus aisément la demande d'application du casus foederis faite par le roi des Pays-Bas. Le 5 octobre, la demande officielle néerlandaise « d'envoi immédiat du nombre nécessaire de troupes dans les Provinces méridionales des Pays-Bas, dont l'arrivée retardée pourrait compromettre gravement les intérêts de ces provinces et ceux de l'Europe entière... » était remise au Foreign Office. Elle ne devait recevoir sa réponse, et une réponse négative, que douze jours plus tard...
Les relations confiantes entre la Grande-Bretagne et la France dans les premières journées d'octobre 1830 ont été capitales pour le maintien de la paix. Les puissances étaient alors à la croisée des chemins. De l'attitude des deux Etats occidentaux dépendait la paix de l'Europe et aussi l'avenir de la Belgique. Le génie de Talleyrand a sans doute contribué pour une bonne part au rapprochement franco-britannique. Mais c'est accorder à ses Mémoires -cette habileté suprême -une attention trop grande, que de tout ramener à son action à Londres dans ces journées lourdes de menaces. Dès le 3 novembre, M. Bertin de Vaux, frère du directeur du Journal des Débats et nouveau ministre de
France à La Haye, appréciait plus justement le rôle de Talleyrand au parti duquel il appartenait cependant: « Je ne suis pas, vous le savez, écrivait-il à son ministre, disposé à méconnaître la supériorité de M. de Talleyrand; si, cependant, il croyait que les dispositions pacifiques de l'Angleterre sont l'ouvrage de son habileté, il serait, du moins je le crains, dans une grande erreur. Ces dispositions préexistaient à son arrivée dans ce pays; elles sont le résultat d'une juste appréciation de l'état actuel de l'Europe et des suites, à peu près inévitables, d'une guerre continentale. En effet, cette guerre ne peut manquer d'avoir pour résultat ou la prépondérance française ou la dictature de la Russie en Europe ». Ce n'est pas Talleyrand qui a séduit Wellington et l'a entraîné à proposer une conférence compromettante pour l'Angleterre, c'est le désir invincible de paix qui, bien avant l'arrivée de Talleyrand à Londres, a amené Wellington à envisager la participation de la France à une négociation générale sur les affaires des Pays-Bas. Et s'il précipite son action à la fin du mois de septembre, c'est moins à la suite des manoeuvres du grand Roué qu'à la nouvelle de l'appel prochain, par Guillaume 1er, de l'appui armé, appel attendu après les conversations que, le 26 septembre, l'ambassadeur anglais Bagot avait eues avec le ministre de Russie à La Haye et M. de Verstolk, lorsque l'échec du prince Frédéric à Bruxelles fut connu.
D'autre part on ne peut tenir pour négligeable avant l'envoi de Talleyrand à Londres -et même après -, quels que soient les sarcasmesdont Talleyrand ait accablé Molé, quelque étroites qu'aient été, par l'intermédiaire de Madame Adélaïde, soeur du nouveau roi, les relations entre Talleyrand et Louis-Philippe, on ne peut tenir pour négligeable l'action de Louis-Philippe et de son gouvernement, particulièrement de Molé. L'histoire de la France pas plus que celle de l'Europe en septembre 1830 n'est l'histoire composée par M. de Talleyrand. Dès le 28 août, le ministre Molé écrit au ministre des Pays-Bas, baron Fagel: « Je fais des voeux bien ardents pour que ces troubles s'apaisent, sans que votre Cabinet réclame l'appui d'aucun gouvernement, cela est, croyez-moi, d'une grande importance ». Et le lendemain à son ministre à Bruxelles, le marquis de la Moussaye, il écrivait: « La France et son gouvernement n'interviendront jamais ni directement ni indirectement dans les affaires intérieures des autres Etats, aussi longtemps que ce principe sera respecté par tous les Cabinets. Vous ne pouvez assez faire comprendre combien il importe au repos général qu'aucune nation voisine n'intervienne dans la crise qui se passe sous vos yeux ».
Le 31 août, Molé reçoit le « ministre » de Prusse Werther, qui n'avait pas encore reçu ses lettres de créance et lui affirme « qu'au cas où une puissance étrangère interviendrait par les armes aux Pays-Bas, le gouvernement français ne serait pas en état de contenir le peuple et de l'empêcher de se porter au secours de la Belgique ». Le même jour, à Pozzo di Borgo, ambassadeur de Russie dans la même situation officieuse que Werther, Molé déclarait plus catégoriquement encore que si d'autres puissances voulaient se mêler des soulèvements dans les pays voisins, elles auraient la guerre avec la France.
Louis-Philippe, lui-même, affirmait quelques jours plus tard au même Pozzo: « Si les Prussiens entrent en Belgique, c'est la guerre, nous ne le souffrirons pas ». Le 6 octobre, le général Mortier, ministre à Berlin, déclare nettement au ministre des Affaires étrangères Bernstorff que la France ferait marcher des troupes en Belgique si préalablement on y voyait entrer celles des puissances étrangères... « Nous ne reculerions pas devant la perspective de la guerre, si elle ne devait être évitée qu'au prix de la dignité nationale ».
Ce n'est pas M. de Talleyrand qui a fait cette politique, mais l'opinion publique française qui ne pouvait tolérer l'écrasement des Belges. La lutte est un conflit d'une singulière ampleur entre deux grandes idéologies. La France des « Trois Glorieuses », c'est celle de la souveraineté nationale et elle a en face d'elle les défenseurs de la légitimité et de l'absolutisme. Les monarchies militaires et les monarchies constitutionnelles sont en présence. La souveraineté des peuples et celle des rois se disputent le monde. Louis-Philippe, le roi des barricades, dont le trône est bien mal affermi, est obligé de répondre aux exigences des Français. Sans doute ne veut-il pas « se croiser » pour la liberté ni pour délivrer les nationalités opprimées, mais il doit donner à l'opinion excitée des satisfactions. Au surplus, au désir d'aider les Belges à se faire une patrie, se mêle chez certains Français –et ils sont nombreux -l'espoir de voir la France retrouver les frontières de la « Grande République » et de l'Empire. Il n'y avait pas plus de seize ans que le Rhin était encore français. Ambitions stratégiques, nostalgie de la grandeur passée, passion de la liberté, sentiments et idées contradictoires se mêlent, sans hypocrisie, dans le coeur et le cerveau des bourgeois et du peuple de Paris et des provinces.
Satisfaire ces voeux ardents sans être entraîné dans une guerre où son trône risque de s' écrouler, voilà la tâche difficile de Louis-Philippe dans les semaines agitées de l'été finissant. Officiellement, avec une constance remarquable, Louis-Philippe et son gouvernement sont décidés à rester dans les limites de la neutralité la plus stricte vis-à-vis des événements des Pays-Bas. « Nous repousserons inébranlablement de la part des Belges toutes les ouvertures qui tendraient à se réunir à nous; mais s'ils étaient les plus forts dans la lutte, s'ils se rendaient indépendants, nous ne souffririons pas qu'à main armée un gouvernement leur fût imposé ». Il n'est dès lors pour la France que de reprendre son thème initial d'une négociation. Le 28 août, Molé a déjà proposé une démarche commune franco-anglaise auprès de Guillaume 1er pour l'amener à donner des satisfactions aux Belges. Le 1er octobre il est revenu à la charge, le 3 c'est lui encore qui écrit ouvertement à Wellington. Pendant les journées décisives de ce début d'octobre il négocie adroitement avec l'ambassadeur d'Angleterre, avec l'ambassadeur extraordinaire de Prusse, l'illustre explorateur Alexandre de Humboldt et avec le ministre de Prusse. Cette entente entre les trois cours inquiète et désole la diplomatie hollandaise. Molé temporise, le déroulement des événements en Belgique est favorable aux Belges. Mais il n'a pas d'ambitions démesurées: la séparation, avec le prince d'Orange à la tête d'un gouvernement belge, lui apparaît comme la solution idéale qui sauvegarde les traités et doit satisfaire l'opinion française. Il mettra un mois cependant pour s'incliner devant les exigences de l'Angleterre, soutenue par Talleyrand, prêt à dire « l'Etat c'est moi ». Wellington réclame le siège de la Conférence à Londres, car il redoute les réactions de la presse et de la foule parisiennes, pour qui l'ouverture de la Conférence à Paris serait une magnifique satisfaction d'amour-propre et une grande revanche de Vienne!
Ainsi, l'action diplomatique française a été décisive; elle a empêché l'intervention armée qui aurait écrasé les insurgés belges. Par sa prise de position catégorique, elle a forcé Wellington, que l'état de l'opinion anglaise inclinait à renoncer à la guerre, à recourir à la négociation. Mais c'est l'agitation populaire, les réclamations de la presse, l'action des partis qui ont inspiré à Louis-Philippe et au gouvernement la crainte des Chambres et de l'opinion. Si les éléments populaires français, si la presse n'avaient pas mis l'épée dans les reins du Cabinet français, la France officielle n'aurait pas montré une attitude aussi résolue et le gouvernement anglais ne se serait jamais engagé dans la voie de la conférence: car il serait insensé de croire que Wellington, le bâtisseur de forteresses, était un chaud partisan des Belges et qu'il ait renoncé à la guerre et recouru à la négociation par amour des rebelles.
Ainsi, en France comme en Angleterre, l'action de l'opinion publique sur le cours de la diplomatie dans les moments critiques a été décisive. Le régime constitutionnel et libéral, l'opinion de deux grandes monarchies occidentales ont empêché les puissances absolutistes de recourir à la guerre et d'écraser les mutins qui voulaient la liberté et l'indépendance. Dans ce sens, il convient de dire que, par cette action, les éléments avancés, les républicains, le parti du mouvement ont sauvé l'indépendance de la Belgique dans les premiers jours d'octobre 1830, beaucoup plus que par l'envoi de quelques centaines de volontaires et de quelques caisses d'armes, arrivées d'ailleurs pour la plus grande part après les journées victorieuses. On a fait beaucoup de bruit autour de ces renforts en armes et en partisans. La diplomatie hollandaise a gonflé l'importance de ces secours, car c'était pour elle le meilleur argument à présenter aux Puissances Alliées pour déclencher leur intervention. Louis-Philippe et son gouvernement ont mis en oeuvre les moyens dont ils disposaient pour appliquer en fait la politique qu'ils défendaient en droit. Armée, police, magistrature, agissent en août et septembre 1830, animées d'un même esprit de pondération et de mesure. Aux frontières, les précautions sont prises. Dès la fin d'août des agents belges ont voulu entraîner les régiments français en garnison à Lille, mais « ces tentatives ont été nulles et de nul effet et toutes ces propositions ont été considérées comme une extravagance » fait savoir l'agent secret d'Herbigny au ministre Verstolk.
Les extrémistes français, qui voulaient aider les frères insurgés, groupés dans des sociétés, certaines secrètes, disposant de fonds, ont-ils réussi à porter aux Belges un appui efficace, avant les combats victorieux de Bruxelles?
L'étude de la politique d'intervention d'un pays dans un autre pays est toujours délicate. Il y a les documents. Mais les documents disparaissent. Il y a des faits aussi qui ne laissent pas de trace. Néanmoins, un faisceau concordant de preuves permet d'affirmer que les secours français avant le 1er octobre ont été d'importance minime.
L'arrivée des exilés, de Potier, Tielemans, Bartels et J .-B. de Nève au début du mois, avait sans doute provoqué une vive curiosité à Paris. Des manifestations de sympathie, des banquets avaient été organisés en leur honneur. De nombreux Belges, des Parisiens, pour la plupart du faubourg Saint-Antoine, venaient offrir à de Potter des « milliers de combattants déterminés à vaincre ou à mourir ». A tous « ces intrépides volontaires », de Potter faisait toucher du doigt qu'il y avait pour le moment impossibilité d'accepter leurs services. dans le journal républicain, la Tribune des Départements, de Potter publiait des articles invitant les Belges à une action énergique: séparation effective, imposée par le pays au souverain, nécessité de s'emparer des revenus publics pour organiser la défense de la patrie. Il critiquait la « révolution légale », mais il attendait vainement de Bruxelles la réponse à sa proposition d'envoi de volontaires.
A ce moment, les sociétés populaires parisiennes étaient elles-mêmes aux prises avec de très sérieuses difficultés. Les principaux groupements étaient Les "Amis du Peuple et la société Aide-toi, le Ciel t'aidera. Celle-ci comptait des membres de la loge maçonnique Les Amis de la Vérité. Son comité de quinze personnes, jouissant de pleins pouvoirs, prenait les décisions essentielles. C'était des gens connus au Palais de Justice et dans le commerce, des propriétaires, des marchands de bois, le premier avocat-général à Paris Berville, les substituts Ferdinand Barrot, Lanjuinais et Dupont, l'avocat Garnier-Pagès. Les réunions étaient secrètes et on ne peut parler à son sujet d'une société populaire, car elle n'avait point de rapports directs avec le peuple. Après la victoire de juillet, elle réunit des fonds pour les réfugiés espagnols qui désiraient gagner leur frontière. Un Comité prépara pour la Belgique des secours en hommes et en argent. Le 30 septembre, Charles-Antoine Teste, frère du général et du futur ministre, écrivait à C. Rogier : « Comme membre du Comité Directeur de la Société Aide-toi etc. je suis aussi du Comité Spécial qui a pour but de vous faire parvenir des secours en hommes et en armes. Je suis en communication avec vos braves compatriotes Thielmans et Vanderling (sic) qui sont ici. Nous espérons sous peu de jours vous envoyer quelques-uns de nos braves ». Les combats de Bruxelles étaient terminés...
En septembre 1830, la plus importante des sociétés populaires était Les Amis du Peuple. Elle avait été formée, le 30 juillet 1830, par un ancien notaire et des hommes de lettres, rédacteurs de la partie du journal Le Pour et le Contre, intitulée La Révolution. Des jeunes gens du commerce, des étudiants, d'anciens militaires formaient le gros de la société qui, à partir de la mi-août tint ses séances au manège Pellier, rue Montmartre. Plus de quinze cents personnes, beaucoup de jeunes gens et de curieux s'y pressaient. Trois tendances, jacobine, saint-simonienne et constitutionnelle y étaient représentées et l'absence de principes communs l'affaiblissait. Des affiches appelant les gardes nationaux, les chefs d'ateliers et les ouvriers à renverser la Chambre furent saisies par la police et leurs auteurs poursuivis. Les bourgeois parisiens s'inquiétaient de l'activité de cette société. Ils voyaient dans ses membres « les jacobins ressuscités ». Le commerce maudissait l'existence de ce club auquel il attribuait le malaise économique général. Le soir du 25 septembre, au local des Amis du Peuple, une foule de gens fort mal disposés » se mêla aux membres habituels. Une foule, toujours plus nombreuse, encombra la cour, puis la rue Montmartre. Coups de sifflet, interpellations, cris « à bas le club! », bagarres. Le saint-simonien Buchez et le philosophe-professeur Marrast ne purent se faire entendre. A la demande de la garde nationale, la séance fut levée dans le tumulte. Le lundi 27, il n'y eut point de séance et le 2 octobre s'ouvrit le procès des auteurs des affiches. Appliquant l'article 291 du Code pénal, le tribunal prononça la dissolution de la société, déclara « bonne et valable » la saisie des registres et condamna le président Hubert à trois mois de prison. Les séances furent suspendues ou demeurèrent secrètes.
Ainsi donc, cette société avait de graves soucis au moment même où elle cherchait à venir en aide aux insurgés des pays voisins. Aussi le « bataillon » qu'elle envoya à Bruxelles, où il fit son entrée le 7 octobre, ne comptait pas cent hommes.
Au ministre des Pays-Bas à Paris, le général baron Fagel, n'avaient naturellement pas échappé les « menées qui se pratiquaient à Paris assez publiquement pour l'enrôlement des Belges », mais après une enquête minutieuse, il écrit le 25 septembre à son ministre qu'il ne considère point comme dangereuse l'action « d'un ramassis de brouillons », qui avait de vagues projets de faire une guerre de guérillas! Aussi bien, ce n'était pas tellement d'hommes qu'on manquait en Belgique, comme l'écrivait Gendebien, mais de fonds. Malheureusement, ceux-ci manquaient aussi en France. Tielemans, qui remplaça de Potter à la présidence de la commission de l'Association Belge, après son départ pour Lille le 18, s'est heurté à de sérieux obstacles pour réunir les sommes nécessaires à l'armement et aux frais de voyage. « Elle n'avait pour toutes ressources que les offrandes de quelques amis de la liberté », écrivit le 16 octobre, dans un rapport découvert par L. Leconte, Tielemans, devenu chef du Comité de l'Intérieur du Gouvernement provisoire. Heureusement, « le général La Fayette offrit de se porter caution d'un emprunt de 12.000 francs que la commission avait jugé indispensable », et le banquier Lafitte avança les 12.000 francs. A Valenciennes, le comte Frédéric de Mérode donna 3.000 francs pour l'achat d'armes destinées à des volontaires.
Ces détachements de Belges et de Français n'arrivèrent qu'après les Journées de septembre. Le détachement Seghers-Coché, comprenant 90 hommes entra à Bruxelles le 1er octobre. Ces hommes portaient sur leur chapeau l'inscription : « Légion Belge de Paris ». La « Légion belge-parisienne » de Cruyplants et le détachement « Gallo-belge » d'Auger, partis de Paris le 29 septembre arrivèrent le 2 octobre; les « Inséparables Belges-Parisiens » formèrent un corps francs à Bruxelles entre le 1er et le 5 octobre sous la direction de Black, américain de naissance, officier d'ordonnance du général Lafayette. Quant au « Régiment des Tirailleurs Parisiens» du vicomte de Pontécoulant, il quitta Paris le ler octobre et arriva à Bruxelles, le 4 à deux heures de l'après-midi. Pour ce qui est des quelques dizaines de volontaires de Roubaix, conduits par un assez triste personnage, Bowens,ils traversèrent Tournai le 29 septembre et les volontaires belges de Lille, dirigés par un Audenaerdois, F. M. Feyerick, qui avait installé à Lille une maison de commerce, n'arrivèrent eux aussi à Bruxelles qu'après les Journées.
Le National du 3 octobre a signalé le départ de volontaires le 30 septembre, acclamés par la population parisienne débordant d'enthousiasme. Trois cents Belges de Paris chantaient la Parisienne et marchaient derrière un drapeau brabançon portant ces mots « les Belges parisiens volent au secours de leurs frères ». Ils remplirent jusqu'à l'impériale les diligences des « Messageries Laffite et Caillard » et prirent le chemin du Nord. Ces divers groupements aux médiocres effectifs et fort indisciplinés arrivèrent trop tard pour prendre part aux journées décisives, mais jouèrent un rôle au cours de la campagne d'octobre.
Quelques Français se distinguèrent cependant au cours des combats de Bruxelles. Le plus marquant est assurément le « général » Mellinet. Ce fils de conventionnel, ce colonel de la République et de l'Empire, cet adjudant général des Cent Jours, proscrit par Fouché, dirigea les évolutions des artilleurs à la Place Royale. Son expérience militaire lui assura une rapide popularité. Don Juan Van Halen l'attacha à son état-major. Mais les autorités belges craignaient une déviation du mouvement et redoutaient les étrangers. Après la retraite des troupes royales, Charles Rogier, dont le père était pourtant né en France de parents belges, déclara à Mellinet qu'on n'avait plus besoin de ses services et qu'il pouvait rentrer en France. Mais plus habile que Van Halen, Mellinet remplit les fonctions de chef d'état-major sous le successeur de Van Halen, le général Nypels, et il se distingua dans la campagne d'Anvers à la tête de sa célèbre brigade.
Ernest Grégoire, né à Charleville, mais docteur en médecine de l'Université de Liège, Charles Culhat, clermontois qui se faisait appeler « vicomte Charles de Culhat » ou le strasbourgeois Ch. Niellon, tour à tour marchand de vin, littérateur, acteur, organisateur de pantomimes militaires jouées par des enfants, sont bien plus révolutionnaires que Français. D'un tempérament de rebelles, aimant la lutte, passionnés de liberté, ils avaient le goût de l'agitation et de la conspiration. C'est le même idéal qui inspire d'autres étrangers: le Rhénan Pierre-Antoine Stjeldorff, lieutenant au corps franc de Pierre Rodenbach et défenseur de la Porte de Schaerbeek le 23, J. J. Tucks, né à Bitburg, près de Trèves, ancien caporal fourrier au service des Pays-Bas, puis commis-voyageur, qui vint de Liège à Bruxelles au début de septembre et se distingua pendant les Journées. Deux Américains, Arthur et Auguste Beaumont, sont animés d'un même souffle de liberté. Ils quittent Paris le 20 septembre pour aider la révolution qui progressait à Bruxelles: « pour déposer le Roi, par la grâce de Dieu, imposé aux Belges par l'ordre des despotes de Vienne ». Ils « souhaitaient rendre à Lafayette la part de la dette que tout Américain doit à ce Patriarche de la Liberté, et que chaque ami des droits de l'homme peut seulement acquitter en faisant tout ce qu'il peut pour la même cause, bienfait de toute la race humaine ». Ces deux Américains « libertaires» ont soin d'indiquer dans l'appendice de la brochure qu'ils publièrent sur « leur aventure à Bruxelles » que « La Fayette, par son éloge récent de la Monarchie, a singulièrement réduit la dette que le monde lui doit, mais qu'il a toujours droit à la gratitude de l'Amérique ». Don Juan Van Halen, Espagnol d'ascendance belge, est aussi un représentant remarquable des chevaliers de la liberté de cette époque agitée. DeParis, dePotter assurait que « Belges, Français, Polonais, Allemands, Italiens, Espagnols, tous mettent leurs bras et leur sang à votre service ». En 1830, l'Internationale de la Liberté était une force.
Un autre caractère commun à bon nombre de ces révolutionnaires actifs, c'est leur qualité d'ancien soldat de Napoléon. Le nombre est considérable d'officiers et de sous-officiers de la Grande Armée qui se sont distingués en 1830 sur les barricades, ou qui ont pris dans leur village le commandement de petits détachements de volontaires et les ont conduits à Bruxelles. Leur expérience militaire a été d'un puissant secours pour les combattants improvisés. Niellon avait été, à dix-sept ans, en Espagne, il avait fait la campagne d'Allemagne et s'était battu à Waterloo. Jean-Joseph Charlier avait gagné une jambe de bois dans les armées de l'Empereur. Le major Kessels, tout jeune, avait servi dans la marine impériale. Maissonneuve qui arriva à Bruxelles avec des Borains, le 26 septembre, était un français de l'Ardèche, ancien major de l'Empire, retiré en Belgique en 1815. Casimir Mention, un framerisous, contrôleur de charbonnages avait servi dix ans au 82e de ligne français. C'est lui qui commanda les volontaires de Frameries le 25 et le 26 septembre. Degallais, chef des Leuzois était ancien officier de l'Empire et Isidore, dit Charles Boucher, commandant des volontaires de Fleurus était aussi « un vétéran des armées impériales ». Ce n'est peut-être pas tellement l'attachement au souvenir de l'Empereur qui est remarquable chez ces vétérans que le goût de l'action violente et de l'aventure.
Parmi les Francais accourus au début d'octobre, beaucoup aussi ont servi sous l'Empire et se sont distingués pendant les « Trois Glorieuses» de iuillet. Un des commandants de ces groupements, le vicomte Adolphe de Pontécoulant, est une figure extrêmement représentative de ces révolutionnaires de 1830. Fait prisonnier à la campagne de Russie, il fut libéré et se battit à Waterloo dans les rangs impériaux. « Républicain », ce fils de l'ancien préfet de la Dyle, pair de France sous Louis XVIII, partit pour l'Amérique du Sud où sa participation aux mouvements insurrectionnels lui valut d'être condamné à mort. Il réussit à s'évader et, fonctionnaire assagi, il resta calmement à Paris jusqu'aux journées de Juillet où il monta sur les barricades. Le 3 octobre, il arrivait à Mons et commençait une nouvelle équipée...
Il ne faut donc point exagérer l'importance de la participation française aux Journées de septembre. Ces constatations ne doivent cependant pas faire oublier l'attitude ferme et résolue du gouvernement français, sous la pression
de l'opinion publique, au cours des mois de septembre et d'octobre 1830. La décision clairement énoncée par la France de ne laisser aucune puissance étrangère envoyer des troupes en Belgique pour mater l'insurrection a sauvé l'Etat naissant.
* * *
Reste enfin à examiner l'attitude de la puissance internationale par essence, le Saint-Siège, à l'égard de notre Révolution. Le Saint-Siège, depuis le Congrès de Vienne, s'est voué à la défense des monarchies légitimes et du système de Metternich. Le Pape Pie VIII, son secrétaire d'Etat Albani, son successeur Grégoire XVI, Lambruschini, nonce à Paris au temps des « Trois Glorieuses », secrétaire d'Etat en 1836, n'ont aucune sympathie pour les « révolutionnaires », fussent-ils belges et désireux de se libérer d'un roi protestant. Hommes d'Ancien Régime, ils se défient du clergé gagné aux idées menaisiennes et ont en horreur les conquêtes libérales. L'encyclique Mirari vos, en 1832, condamnera les idées nouvelles. Déj à le ler décembre 1830, le futur secrétaire d'Etat se livrait à une charge à fond contre le projet de Constitution en discussion devant le Congrès national, en des termes sévères et extrêmement représentatifs de la mentalité de l'époque: « Pour ce qui est de la religion, je veux bien admettre que les Hollandais avaient des torts immenses envers les Belges, mais n'empêche que le projet de constitution, pour une nation entièrement catholique, est athée. La religion catholique n'est même pas nommée et ce que l'on appelle la liberté de conscience est garantie; cette liberté, au fond, n'est rien d'autre que la proclamation de l'indifférentisme religieux et l'expression de l'incrédulité. Voilà la religion que cette révolution offre aux peuples ».
Après les journées de Juillet, le nonce à Paris Lambruschini vivait dans la crainte de « la guerre civile, du terrorisme, de la spoliation des propriétés et de tous les massacres de la révolution de 1789 ». Aussi sera-t-il partisan d'une intervention des puissances responsables de l'ordre et de la légitimité contre les Belges révoltés. L'internonce Cappacini -dès le 31 août 1830 -pour éviter de se compromettre, se réfugia chez des amis à la campagne, à la «Haie Sainte» près de Waterloo, puis se rendit à La Haye. II revint avec le Prince d'Orange à Anvers le 5 octobre pour essayer de lui concilier les faveurs du clergé, ce qui indique bien les intentions de la Curie Romaine, tandis que son secrétaire, le chanoine Antonucci, sauf un bref séjour à Bruxelles dans la seconde décade du mois, résida aussi à la «Haie Sainte». Celui-ci n'aime point les rebelles et ce n'est sûrement pas lui qui aurait lancé les mots d'ordre de soulèvement au clergé belge. Quant au secrétaire d'Etat Albani, il espérait le 11 septembre que le clergé belge en restant sur la réserve, s'était conduit comme il convenait à son caractère et il ajoutait: « je le suppose d'après le silence des ,journaux à ce sujet, mais il me serait très utile de le savoir avec précision ».
Ainsi la Curie Romaine et ses représentants aux Pays-Bas en 1830, loin de contribuer au soulèvement de la population catholique contre un roi calviniste, ont regretté les événements en Belgique. C'est une erreur de croire, selon l'avis exprimé dans les pays protestants, que le Saint-Siège salua avec une joie indicible l'indépendance de la Belgique et la création d'un nouvel Etat catholique en Europe occidentale.
Mais la politique de Rome est une chose et la conduite du clergé belge en est une autre. Le clergé belge, à la fin de 1829, s'est lancé dans la mêlée politique et a soutenu les pétitionnements. La lutte entre l'Eglise et l'Etat n'avait d'ailleurs jmnais cessé depuis 1815 et la conclusion du Concordat, dont l'application était lente, n'avait pas rallié au régime le clergé belge. La formule Domine salvum fac regem Gulielmum était abrégée en 1830, les prêtres laissant tomber le nom du souverain. La lutte sourde entre les deux pouvoirs continuait. Ni le roi, ni les ministres, ni les conseillers d'Etat ne sont mieux disposés au début de 1830 à l'égard de l'Eglise romaine qu'ils ne l'étaient auparavant. Le roi réagit en calviniste, dont les prétentions sont irréductibles, en homme féru du pouvoir absolu, dont les concessions aux catholiques ne sont que pur opportunjsme et espoir de briser le bloc de l'Union des opposjtions. Les ministres, tous calvinistes et hollandais, à l'exception de deux belges qui n'aimaient pas le clergé, n'ont qu'un but: favoriser les protestants et les Hollandais. Tels étaient les jugements portés par l'internonce Cappacini le 22 février 1830, dans un rapport circonstancié envoyé à la Curie.
La suppression du Collège Philosophique, le 9 janvier, n'a donc pas calmé les « apostoliques ». Les concessions n'ont pas séparé libéraux et catholiques. L'Union était solide, sans quoi les journées de Juillet et les manifestations anticléricales qui ont eu lieu dans de nombreux endroits en France où l'on fêtait la disparition du régime du « Trône et de l'Autel» et de la domination de la « Congrégation » auraient séparé les « alliés », qui s'étaient coalisés contre le pouvoir.
Les libéraux ont salué avec joie la Révolution française. « Ils sont au septième ciel» écrit Cappacini le 2 août 1830, tandis que les incidents de France (prêtres molestés, évêques en fuite, croix brisées) relatés par la presse des Pays-Bas alarment singulièrement de nombreux catholiques. Les journalistes de l'opposition catholique sont mal à l'aise et les ministériels insistent sur la gravité de ces manifestations dans le but de séparer libéraux et « apostoliques ».
A en croire le chanoine Antonucci, secrétaire de l'Internonce, le clergé et les catholiques seraient restés indifférents devant la Révolution de Paris, parce qu'ils appréhendaient une domination libérale et ils auraient encore gardé la même attitude au début de la Révolution belge jusqu'au retour de de Potter à Bruxelles, c'est-à-dire le 28 septembre. Ce serait seulement alors qu'ils auraient cédé aux manoeuvres de de Potter qui voulait les gagner à ses vues pour stabiliser un gouvernement républicain en Belgique. Mais il est bien forcé de reconnaître que le clergé et la noblesse ne font rien pour calmer l'enthousiasme populaire et il admet qu'ils partagent, mais secrètement, le désir du peuple de voir réaliser l'indépendance de la Belgique.
Il est certain que le haut clergé, au cours des semaines difficiles de septembre est resté à l'écart. Le 23, l'archevêque Prince de Méan écrit à son vicaire général Sterckx : « Depuis hier soir, on entend ronfler le canon du côté de Bruxelles. Musique fort désagréable pour des gens pacifiques comme nous ». C'est l'époque des confirmations et l'occasion est excellente pour Mgr Van Bommel, évêque de Liège, de rester éloigné du siège épiscopal, menacé d'ailleurs par des troublions. Il passe tout le mois de septembre dans le Limbourg, de même que l'évêque de Gand, Mgr Van de Velde, parcourt la campagne flamande. Ils ne cherchent pas à exciter la population. Au contraire, ils la calment et le gouverneur du Limbourg, de Beckman, se félicite de l'action modératrice de Mgr Van Bommel auprès des populations foncièrement catholiques de cette province. A Liège, le vicaire général Barret est également absent. A la demande du gouverneur, son remplaçant Tilquin fait lire le 16 septembre au prône un appel au calme et au respect de l'ordre. A Gand, l'évêque promet une enquête à l'égard d'un vicaire qui, le 18 septembre, a fait afficher le texte d'une adresse au roi demandant la séparation.
Il y a donc des prêtres moins prudents. Le bas clergé, moins subtil et qui ne se soucie pas de diplomatie européenne ou ecclésiastique, est pour la plus grande part du côté des « patriotes ». Les idées menaisiennes ont fait leur chemin et l'idéal de liberté brûle l'âme de nombreux curés et vicaires. Les journaux de l'opposition: le Courrier de la Meuse, le Catholique des Flandres, le Vaderlander, Den Antlverpenaer, sont lus par ces hommes, qui, Belges, n'éprouvent aucune sympathie et ne s'en cachent pas, pour la Hollande calviniste.
A Anvers, en Campine, dès la fin août, des prêtres excitent le peuple. En Flandre, vers la mi-septembre, les autorités s'inquiètent de l'activité du clergé dont l'influence est immense. A Liège, les curés de Saint-Denis, de SainteVéronique et de Saint-Pholien sont suspects aux yeux des ministériels. Duvivier, curé de Saint-Jean, fut décoré de la croix de fer pour son patriotisme et son dévouement lors du combat de Sainte-Walburge. Des prêtres ont ouvertement excité les rebelles au combat, ainsi Jean Antons, à Louvain, le 23 septembre. Dans les campagnes brabançonnes, ils bénissent les volontaires et font prier pour la victoire. Un observateur français Rey, le 30 septembre, insiste sur la présence à Bruxelles de «beaucoup de curés, ce qui imprime au mouvement un caractère sérieux », car le clergé est dans ce pays une « corporation extrêmement influente ». Une fois les troupes chassées de Bruxelles, le ralliement sera général et le rôle du clergé dans les régions où son prestige est considérable et son autorité incontestée a été alors décisif.
Les grands courants internationaux d'idées ont donc profondément marqué les populations belges en 1830. Le mouvement du cathlolicme libéral a entraîné de nombreux, membres du clergé, et d'autre part, à l'idéal de liberté, des jeunes libéraux étaient prêts à sacrifier la domination intellectuelle de l'Etat. Les radicaux, les « jacobins » comme on les appelait, brûlaient de l'espoir d'une rénovation profonde de la société politique. Ils étaient animés des mêmes enthousiasmes qui soulevaient Espagnols, Grecs, Italiens, Français vers la conquête de la liberté. Certains étrangers, parmi lesquels des adhérents de sociétés secrètes, vinrent même se battre sur notre sol et y retrouvèrent des amis, ardents défenseurs des idées libérales. Don Juan Van Halen, Alexandre Gendebien, Joseph Lebeau, voilà trois noms parmi d'autres, de patriotes de 1830, qui avaient été initiés à la Franc-maçonnerie. Mais,de même que la hiérarchie catholique, attachée au conservatisme, était très prudente en 1830, de hauts dignitaires de la Franc-maçonnerie -le prince Frédéric était grand-maître de l'Ordre et son frère, vénérable de la loge bruxelloise l’Espérance -cherchaient aussi à freiner le mouvement, comme nous l'apprennent les Mémoires de Gendebien et du lieutenant général Du Monceau.
Ainsi, la Révolution belge de 1830 est inséparable de l'idéologie libérale et nationale de l'époque. Il n'y a pas que le sort diplomatique du nouvel Etat qui soit lié intimement à l'histoire générale de l'Europe.
Histoire de la révolution belge chapitre 1:
Histoire de la révolution belge de 1830: chapitre 2: Du côté de La Haye
Histoire de la révolution belge de 1830: chapitre3: Les divisions dans les camps des patriotes
Histoire de la révolution belge de 1830 -Chapitre 4: Le glas du régime
Histoire de la révolution belge de 1830 Chapitre 5: L'aube d'un Etat
Histoire de la révolution belge de 1830 Chapitre 6: Le soulèvement national
Histoire de la révolution belge de 1830 Chapitre 7: La Révolution et l'Europe
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