Statistiques google analytics du réseau arts et lettres: 8 403 746 pages vues depuis Le 10 octobre 2009

Depuis deux jours, lentement l'armée du prince Frédéric s'est rapprochée de Bruxelles. Le 21, le quartier général est à Malines, le lendemain à Vilvorde. Le prince y appelle les généraux de brigade et donne ses ordres pour l'entrée dans la capitale, fixée au matin du 23. Dix mille hommes environ participent aux opérations. Ce sont les meilleures troupes royales: les grerradiers et les chasseurs, deux régiments d'élite, comprenant des Suisses restés aux PaysBas après le licenciement de leurs unités, en 1828, des Hollandais et des Belges, spécialement choisis et recevant une solde particulière, le bataillon d'instruction, corps mixte aussi, mais de qualité. Les trois régiments d'infanterie n° 5, 9 et 10, qui participent à l'opération, sont entièrement composés de soldats des deux provinces de Hollande.
Le général en chef du corps d'armée mobile est le prince Frédéric, âgé de trente-trois ans. En 1825, il avait épousé sa cousine, Louise de Prusse, fille de Frédéric-Guillaume III. Il était très différent de son frère, le séduisant et fantasque prince d'Orange, favori des Belges par périodes. Ayant reçu son éducation en Prusse où il avait vécu de nombreuses années, il avait le culte de l'autorité Clausewitz et Scharnhorst avaicnt été ses maitres militaires, Delbruck, Niebuhr et Ancillon see professeurs civil. Il était conseillé par le lieutenant général baron de Conntant Rebecque, chef d'état-major. Remarquable officier, ce Genevois, d'une vieille famille française émigrée après la révocation de l'édit de Nantes, avait été au service du roi de France cn 1789 Ainsi s'était il trouvé à Paris au Champ de Mars, le 14 juillet et à Nancy, en août 89, lors des rébelliuons. Devenu officier au régiment des gardes suisses, il s'était battu aux Tuileries le 10 août. Officier de l'armée hollandaise, puis dc l'armée prussienne, ensuite gouverneur du jeune prince d'Orange en, en cette qualilé, attaché il l'état-major de Wellington en Espagne, quartier-maître général de l'armée des Pays-Bas à Waterloo, cet homme n'aimait pas « le peuple », et avait le goût de la discpline. Quant aux officiers généraux, Henri de Favauge, Schuurman et Post, ils avaient participé aux campagnes du début du siècle et ne manqnaient pas d'expérience. Le cadre des régiments d'élite était bon, mais celui des unités d'infanterie ne parvint jamais à galvaniser ses hommes.
Le plan d'attaque est simple : quatre colonnes par les porles de Flandre, de Laeken, de Schaerbeek et de Louvain, pénétreront dans la ville. Les forces de ces gronpemcnts sont proportionnées aux obstacles que l'on croit rencontrer et aux tâches ultérieures à remplir une fois les troupes à l'intérieur de la ville Le prince Frédéric suit de près la masse principale qui doit pénétrer par la porte de Schaerbeek, atteindre la place Royale, occuper les palais, dominer tout le haut de la ville. Les assaillants pénétrant par les portes de Flandre et de Laeken ont pour objectif final l'hôtel de ville, où les rejoindront les troupes descendues de la place Royale. On s'étonne que le plan n'ait pas prévu un large mouvement tournant pour occuper sans coup férir la porte de Hal par où arrivèrent tant de renforts. Mais dans l'esprit des militaires, renseignés par leurs agents, l'anarchie divisait les insurgés et il fallait laisser une issue à ceux qui se jugeaient irrémédiablement compromis. Les escarmouches de Dilbeek et de Zellick auraient pu inquiéter le haut commandement, mais comme les pertes se bornaient à quelques hommes et que la lutte n'avait pas eu un caractère très sérieux, l'état-major ne modifia pas ses plans. Des bourgeois avaient d'ailleurs fait savoir que les troupes seraient reçues à bras ouverts. Ainsi la confiance régnait. Elle disparut rapidement. A peine arrivés à la porte de Schaerbeek, les pièces mises en batterie pour bousculer les barricades, essuyent un feu assez nourri. Stieldorff et une cinquantaine d'insurgés retranchés derrière une barricade faite de pavés, de meubles et de sable, tiraillent. L'assaut est donné, la barricade emportée, et les grenadiers s'engagent dans la rue Royale. Embusqués dans les maisons, les rebelles font pleuvoir sur les soldats une grêle de plomb. Cependant, la troupe atteint le Parc. Les soldats se précipitent dans les bosquets et les vallonnements. Les officiers qui dirigeaient les divers détachements ont commis une erreur capitale. Ils ont voulu laisser souffler leurs troupes avant de pousser plus avant vers la place Royale. La barricade entre l'Hôlel de Belle Vue et le Palais n'était pas défendue à dix heures du matin, mais des insurgés étaient aux fenêtres des maisons de la place Royale, et ils tenaient la Montagne de la Cour. Si cette piètre défense avait été bousculée et si les troupes avaient dévalé vers la Madeleine et l'hôtel de ville, la résistance de la population aurait été ébranlée. La réflexion de Trotsky : « il n'y a pas de doute que le sort de toute révolution à un certain point est décidé par une rupture dans la disposition de l'armée », se justifie bien ici. Si les grenadiers et les chasseurs, troupes d'élite, avaient eu assez de cran, leurs officiers assez de clairvoyance et d'initiative, le 23 septembre en fin de matinée, le centre de Bruxelles eût été occupé et la résistance dans le bas de la ville dangereusement compromise.
Dans la ville basse, l'échec est plus net. L'avance des troupes a été plus rapidement brisée. La rue de Flandre, fort étroite, favorisait la défense. Des étages supérieurs tombaient sur les soldats les objets les plus hétéroclites, tandis que retranchés derrière les barricades, embusqués dans les encoignures des portes, protégés par les rebords des fenêtres, les habitants des quartiers populaires faisaient subir de lourdes pertes à l'assaillant. Les jeunes miliciens hollandais s'effrayèrent. Ils furent pris de panique lorsque leurs propres hussards, envoyés en renfort, se mirent à charger. Devant les barricades, les chevaux cabrés sont foudroyés à bout portant. Ce fut une mêlée affreuse et un échec total pour l'armée.
Rue de Laeken, l'insuccès est aussi grave. La manoeuvre du général Favauge est mal conçue. L'obstacle est le même que rue de Flandre; le déploiement des troupes est malaisé, voire impossible. Le combat de rue est tout de suite meurtrier et les troupes ne sont pas de qualité pour mener une lutte sévère qui exige d'ailleurs un entraînement spécial au combat rapproché. La situation à midi, le 23 septembre, est la suivante: l'armée occupe la rue Royale, le Parc, les portes de Iouvain et de Namur. Elle s'est heurtée à une défense désespérée des hommes résolus, qui, malgré les chances médiocres de succès, avaient décroché leur fusil et s'étaient embusqués un peu au hasard. Il y a cependant des chefs improvisés qui ont de l'ascendant sur leurs camarades: Pierre-Joseph Parent, Kessels, Stieldorff, par exemple. Ce sont souvent d'anciens soldats de Napoléon. Ils ont l'habitude du commandement et les petits groupes qui s'agglomèrent autour d'eux sont séduits par l'allure et le prestige de ces entraîneurs d'hommes. Les Liégeois sont parmi les plus hardis. Charlier à la Jambe de Bois est avec son canon au-dessus du Coudenberg d'où il ajuste son tir vers le Parc.
Mais la discipline est rare. Un général français, Valazé, au retour d'une mission diplomatique auprès de Guillaume 1er, et qui assistait aux combats, est choqué par l'état lamentable de ces pauvres hères qui se font trouer la peau. L'après-midi on tiraille sur la ligne de feu et le Parc devient le centre des combats. Le nombre des insurgés augmente, car la résistance a réussi aux portes de Flandre et de Laeken et dans le haut de la ville l'avance de l'armée a été contenue. Des bourgeois, désespérés aux premières heures du 23, ont repris confiance. Déjà on songe à appeler les gens du dehors. Des estafettes sont envoyées par la porte de Hal restée libre. Le bruit du canon, d'ailleurs, avertit les paysans de Saint-Gilles, d'Uccle, de Boitsfort et des communes voisines. La nouvelle des combats et de la résistance valeureuse et efficace se répand dans le Brabant wallon, gagne le pays de Charleroi. Des hommes partent pour la capitale et ceux des villages les plus proches y arriveront dès le 23. Ce sont des renforts appréciables surtout pour le moral des insurgés qui perdent peu à peu le sentimeut de leur isolement.
Le soir tombe sur Bruxelles, la fusillade se ralentit, cesse. Les hommes quittent le lieu des combats et cherchent le repos dans les cabarets ou les plus hâbleurs raconteut sans arrèt leurs exploits. Femmes, vieillards, appliquant l'ordre fameux du Comité de salut public, passent la nuit à faire des cartouches. On recueille, comme en l'an II, le salpètre dans les caves. Engelspach-Larivière, un personnage étonnant, s'est dévoué sans compter à approvisionner les combattants en munitions.
Les autorités militaires ne sont pas restées inertes devant l'échec initial. La fusillade en de nombreux endroits, la débâcle rue de Flandre, la piteuse attaque rue de Laeken ont révélé à l'état-major le côté tragique de l'opération. Ce n'est point la parade qui devait se faire sous les yeux des élégantes bruxelloises, mais un véritable siège de ville qui commence. Les plans sont bouleversés. Cependant le prince Frédéric s'obstine dans la voie de la conciliation. Il cherche à manroeuvrer. Il souhaite obtenir par des négociations ce que la force lui a refusé. Il envoie le lieutenant-colonel de Gumöens en émissaire chargé d'entrer en contact avec une autorité quelconque en vue de conclure une trève. Gumöens, parti de la porte de Schaerbeek, « muni d'un linge blanc en signe de parlementaire », accompagné d'un insurgé fait prisonnier et libéré à cette occasion est bousculé, traîné vers l'Amigo. Cette mission nous éclaire sur les intentions du prince, qui comprend bien le risque grave pour l'avenir d'une soumission de Bruxelles obteuue par un extraordinaire déploiement de forces et par des bombardements. La rupture définitive entre le Nord et le Sud serait consommée. Cependant, Constant Rebccque ne néglige pas de renforcer les effectifs et de donner des ordres sévères pour le lendemain.
La lutte repreud le 24, vers six heures du matin Le Parc est devenu le ceutre des combats. Les iusurgés, solidement installés dans certaines maisons qui le dominent, percent les murailles et gagnent de proche en proche. Des corps à corps s'engagent. D'autre part, les troupes qui sont à la porte de Namur tentent de descendre vers la place Royale. Elles sont repoussées Dans les deux camps, des coups de mains sont préparés, mais ils échouent dans la confusion.
Le 25, les rangs des insurgés se sont renforcés par l'arrivée des volontaires provinciaux. Des bourgeois de Bruxelles ont pris place aux barricades et dans les maisons. Une organisation centrale s'efforce de coordonner les efforts, mais les chefs ont plus d'ambition que de pouvoir réel sur les groupes de combattants qui se plient mal à la discipline et luttent à la diable. Depuis le 24 au soir, un chef militaire, don Juan van Halen, est choisi par une autorité qui s'est installée à l'bôtel de ville où la place était libre et qui a pris modestement le nom de « Commission administrative ». Van Halen, de la branche espagnole d'une noble famille limbourgeoise originaire de Weert, beau-frère du général patriote Quiroga, est un personnage romanesque. Il a connu les prisons de l'Inquisition et de la Réaction espagnole, puis il est allé se battre au service du tsar dans les campagnes du Caucase. Farouchement espagnol, il a pris part aux guerres civiles qui ont déchiré sa patrie et s'est distingué en 1822 et 1823 dans l'armée du célèbre Mina. Son nom est connu dans les milieux des révoltés. Charles Rogier a collaboré à la rédaction de ses Mémoires, publiés à Liège et à Bruxellcs en 1827.
La famille de Rogier a aidé l'exilé qui, en 1828, est venu se fixer à Bruxelles où il retrouve des parents appartenant à la bourgeoisie maestriechtoise. Ce béros des révolutions espagnoles, cet expert en combats de rues s'est distingué le 24 au matin dans une lutte acharnée pour la prise de maisons rue de Louvain. Convoqué à l'hôtel de ville, il s'y présenta le 24 au soir et se vit offrir le « Commandement eu chef des forees actives de la Belgique ».
L'ordre du jour par lequel Juan Vau Halen fil connaître le 25 septembre son acceptation nous éclaire sur les seutiments d'amour du peuple et d'attachement profond et sincère de ces insurgés à la cause de la liberté. « L'amour de la liberté, le devoir de défendre tant de familles dans la consternation, l'irritation dont mon âme est animée en voyaut assassnuer les habitants et brûler leur foyers, m'ont fait sortir de l'obscurité dans laquelle je m'étais placé. J'accepte avec l'orgueil d'un admirateur de la victoire du peuple contre des incendiaires et des dévastateurs, j'acepte, fier aujourd'hui du nom belge, allié à celui d'un Espagnol libre, un commandement dont je suis loin de me croire digne ". On croirait entendre un héros de Stendhal s'écrier « Jc suis un homme libre! ».
A la Commission, Rogier a imposé ce choix. C'est une habileté de sa part pour calmer le mécontentement des purs. Les bourgeois qui se sont installés dans les bureaux de l'hôtel de ville au grand courroux des radicaux ont à se faire pardonner leur découragement et leur éloignement de la capitale aux heures incertaines. Les étrangers sont aussi satisfaits, car Van Halen attache spécialement à sa personne deux amis espagnols Urculo et Verloe. Ernest Grégoire, chef de partisans, devient son aide de camp, tandis que Kessels, « montreur de baleine » dans les foires et ancien marin de l'Empire, est chargé du commandement de l'artillerie. Le chef d'état-major est un Belge: Pletinckx, ancien officier de l'armée des Indes, devenu propriétaire de l'Hôtel de la Paix, ce rendez-vous général des vrais révolutionnaires et le premier siège de la Réunion centrale.
C'est là d'ailleurs que Juan Van Halen se retire le 24 pour préparer ses plans de bataille. Mais il ne dispose que d'un « misérable petit avorton de plan de Bruxelles et des environs, arraché à un livre de deux sous, décrivant Manneken Pis et les autres beautés de la ville ». Il reste plusieurs heures à établir un plan d'opération pour chasser les Hollandais du Parc. Autour de lui règne le plus bel enthousiasme. Pletinckx verse à boire, les toasts succèdent aux toasts. Ces gens « qui avaient tous l'aspect de brigands », sont sûrs maintenant de la victoire. Vers minuit, Van Halen flanqué de son état-major, va sur la Grand'Place haranguer les « soldats-citoyens », mais ceux-ci déclarent qu'ils n'iront pas à la boucherie. Van Halen remet l'attaque au lendemain et visite différents postes qu'il trouve sérieusement dégarnis.
Cette attaque échouera. Soigneusement préparé, le plan d'assaut par trois colonnes qui devaient déboucher de la Place Royale, de la Montagne du Parc et de la Place de Louvain, était une idée irréalisable. La coordination des mouvements était impossible avec des éléments aussi divers, aussi turbulents, aussi indisciplinés, vaolontaires hardis, sans doute, mais médiocres soldats. Pletinckx ne réussit pas à s'emparer du Palais des Etats-Généraux (à l'emplacement de l'actuel Parlement), et la sortie de Kessels, s'élançant de la barricade du Calé de 1'Amitié, fut vite repoussée. Les soldats royaux cachés derrière les arbres et les artilleurs pointant leurs canons sur les issues principales avaient une énorme supériorité sur les assaillants.
Il était plus sage de s'emparer des hôtels en tourant le Parc. Les communications intérieures que les insurgés pratiquaient de maison à maison causaient de graves soucis à l'état-major royal. Le 25 au soir, le long de la rue Royale, face au Parc, la plupart des immeubles sont occupés par les patriotes. Seuls les escaliers de la Bibliothèque sont encore aux mains de l'armée. Le 26, celle-ci en sera chassée. Rue de Brabant, l'actuelle rue de la Loi, des Belges s'infiltrent aussi. L'hôtel de Galles est atteint au coin de la rue Royale.
Le général Van Halen a consacré la soirée du 25 à préparer un nouveau plan d'attaque. Installé dans une chambre de l'hôtel de Chimay, Montagne du Parc, il songeait à un assaut au débouché des mêmes endroits. Mais il se plaignait de l'insubordination de ses combattants « autant de généraux que de soldats ». Le 26, ce furent les troupes royales, qui prirent l'initiative des opérations. Les grenadiers s'élancèrent vers la Place Royale, mais le tir des canons de Mellinet et de Charlier à la Jambe de Bois, le feu nourri des hommes massés derrière les barricades, retranchés dans l'Hôtel de Belle-Vue et le Café de 1'Amitié, brisèrent l'ultime effort de ces troupes d'élite. Bien mieux, Kessels réussira avec une poignée de braves à s'emparer de deux caissons. Mais les tentatives de ce même Kessels et d'autres volontaires pour s'installer solidement dans le Parc échouèrent encore toutes, ce jour-là.
La nuit du 26 au 27 se passa à renforcer les barricades et à préparer un assaut mieux ordonné pour le lendemain. Mais il ne devait plus y avoir de combat autour du Parc: l'ennemi, entre minuit et trois heures du matin, dans un remarquable silence, avait vidé les lieux.

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L'échec de la stratégie hollandaise est manifeste. Comment expliquer que dix mille hommes de troupe lancés sur Bruxelles aient si lamentablement conduit une opération dont le succès paraissait aisé? Dans la première moitié du XIX. siècle, les tentatives militaires pour briser la résistance d'insurgés n'ont pas toutes réussi. Les victorieuses journées de Bruxelles succèdent aux « Trois Glorieuses » de Paris. A Vienne, en 1848, à Berlin la même année, les révolutionnaires l'ont emporté, du moins initialement. Mais les journées de juin 1848 à Paris ont marqué un tournant. Sans doute, l'unité révolutionnaire était brisée avant que les troupes de Cavaignac entrent en action, mais c'est le recours à la répression brutale qui a écrasé les espoirs des rebelles. Par contre, à Varsovie, la force a toujours fini par mater les révoltes, en 1831 comme en 1863. En Italie aussi les armées de Metternich ont longtemps triomphé.
L'explication première de la victoire de l'autorité sur un soulèvement populaire est d'abord et avant tout dans le recours délibéré à la force brutale, employée sans considération humanitaire quelconque. En Europe occidentale, au cours de la première moitié du XIXe siècle, contre des insurgés comptant des bourgeois dans leurs rangs et des bourgeois que l'autorité répressive, avec plus ou moins d'illusions, considère comme appartenant au même groupe national, l'autorité a agi parfois avec prudence. Ces précautions ont épargné le sang, mais elles lui ont coûté le pouvoir. Ce souci de la vie humaine explique, en partie, la défaite du pouvoir établi dans cette lutte de forces qu'est d'abord une révolution. Une des causes de cette prudence est peut-être sentimentale. Le XVIIIe siècle sensible et aimable n'est pas loin et la fatjgue des guerres de la Révolution et de l'Empire pèse lourdement sur les épaules des hommes politiques responsables, des chefs d'Etats. Le prince Frédéric est un philanthrope. Grand-maître de la Franc-maçonnerie, il a toujours été considéré comme un homme foncièrement bon et il ne semble pas que son éducation Prussienne ait trop altéré ses qualités natives. Mais la prudence vient aussi de la réflexion et de la soumission aux faits. Les rois du temps savent que l'époque est révolue de la répression brutale. Le courant libéral est tout-puissant. Il ne sert à rien de vouloir le briser. Mieux vaut tenter de le dévier. La bourgeoisie aidée par le peuple, car les deux classes, si elles ne sont pas amies, sont sûrement alliées, est décidée coûte que coûte à faire triompher ses idéaux. C'est folie de vouloir refuser au peuple la souveraineté qu'il réclame. Les aspirations libérales et nationa]es de certains éléments des troupes lancées contre des insurgés obligent souvent le pouvoir à composer. Après 1848 l'atmosphère sera toute différente, le vent soufflera à la réaction, les classes alljées, bourgeoisie et peuple, seront devenues ennemies.
Dans l'esprit des chefs de l'expédition, le recours à des mesures d'exécution brutale est sans doute froidement envisagé. Mais, l'arrêté secret de Guillaume 1er du 17 septembre 1830 décidant la marche des troupes sur Bruxelles, prescrit de verser le moins possible de sang et de limiter les dégâts au minimum. Il va sans dire que la proclamation du prince Frédéric du 21 à la population bruxelloise insiste sur ce rôle pacificateur. « Les légions nationales vont entrer dans vos murs, au nom des lois, et à la demande des meilleurs citoyens, pour les soulager tous d'un service pénible et leur prêter aide et protection. Ces officiers, ces soldats, unis sous les drapeaux de l'honneur et de la patrie, sont vos concitoyens, vos amis, vos frères. Ils ne vous apportent point de réactions, ni de vengeances, mais l'ordre et le repos. Un généreux oubli s'étendra sur .les fautes et les démarches irrégulières que les circonstances ont produites. »
La résistance inattendue aux portes de la ville, le confinement dans le Parc obligent les chefs militaires à reconsidérer tout le problème. Le chef de l'état-major, Constant Rebecque, le 23 septembre, écrit dans son journal: « L'affaire était manquée. La réaction tant promise en notre faveur n'a pas eu lieu... Nous n'occupons les hauts de la ville que d'une manière imparfaite, et nos troupes sont trop peu nombreuses et trop inexpérimentées pour des opérations de vive force et pour se retrancher ». Un seul espoir subsiste: « lasser les assaillants par notre persévérance et obtenir par des négociations la cessation des hostilités et l'occupation du reste de la ville ». Ainsi on ne recourra pas à des armes destructives singulièrement efficaces, il n'y aura pas de bombardement de la « ville rebelle », mais des négociations.
Celles-ci ne pouvajent aboutir. Les insurgés voulaient le retrait des troupes. Le prince Frédéric, exigeait l'occupation pacifique de la ville par l'armée. Les points de vue étaient inconciliables. Mais ce désir de négocier éclaire singulièrement la psychologie des chefs militaires. La première mission du lieutenant-colonel de Gumöens, envoyé par le prince Frédéric dans l'après-midi du 23 septembre auprès d'une autorité révolutionnaire quelconque, aboutira à une proclamation très significative du prince Frédéric : « J'étais venu, par l'ordre du roi, vous apporter les nouvelles de paix et pour rendre à cette résidence l'ordre légal, qui seul peut arrêter le torrent des maux auxquels elle est en proie ». Et il affirme être prêt à l'oubli, pourvu que la garde urbaine, réorganisée, reprenne son service « de concert avec les troupes nationales », et que « les autorités légales ressaisissent le pouvoir nécessaire à l'exécution des lois ». Mais le président et les membres de la « Commission provisoire d'ordre public », réunis à l'hôtel de ville le soir du 23 à dix heures, fixèrent trois conditions à la cessation du combat, dont la première est décisive: « Les troupes se retireront immédiatement à six lieues de Bruxelles et cesseront toute hostilité tant avec cette dernière ville qu'avec les autres villes du Royaume ». Ils y ajoutèrent « l'oubli général du passé sans restriction aucune » et « la réunion ordinaire des Etats-Généraux dans une ville des provinces méridionales autre que Gand et Anvers ». Trois notables, le baron E. Vanderlinden d'Hooghvorst, le baron de Coppin, l'avocat Delfosse, accompagnés de deux aides de camp, allèrent porter cette réponse au Quartier Général du prince, chez le notaire Hermans à Schaerbeek. Le prince fut sur le point de céder. L'aide de camp Debremaker fut même envoyé à l'hôtel de ville par le baron d'Hooghvorst « pour faire connaître l'accueil favorable que le prince avait fait à la députation et la vive émotion qu'il avait paru ressentir au récit qui lui fut fait des événements de la journée ». Il apportait l'ordre verbal d'empêcher autant que possible un nouvel engagement, « dans la crainte de troubler la transaction qui paraissait s'entamer ». Mais après en avoir discuté pendant deux heures avec son conseil, le prince déclara qu'après avoir revu les instructions du roi, il ne pouvait céder aux exigences des « parlementaires ».
Une nouvelle démarche princière fut tentée le 24 dans l'après-midi. Le prince Frédéric envoya le curé de Laeken demander la fin des combats. Elle n'eut pas plus de succès que la précédente. Dans la nuit du 24 au 25, des négociations se nouèrent à nouveau. Emmanuel d'Hooghvorst, Delfosse, Pourbaix et deux autres bourgeois arrivèrent en députation au Quartier Général. Cette fois, le prince céda sur des points essentiels. Il accorda une amnistie pleine et entière, alors que la proclamation du 21 en excluait les « auteurs principaux d'actes trop criminels pour espérer d'échapper à la sévérité des lois » ainsi que les étrangers (ceux-ci, cependant, devaient quitter la ville). Il promettait d'employer toute son influence auprès de son père pour que la session ordinaire des Etats-Généraux se tienne à Bruxelles, il confiait aux chefs de section la mission d'organiser une Régence provisoire, enfin, il acceptait un échange immédiat des prisonniers et des otages. Ce recul du prince accusait son découragement dont témoignèrent les minutes d'un ordre de retraite pour le 25 au matin, ordre qui ne fut pas mis à exécution. Mais les négociateurs belges avaient dû accepter l'occupation par les troupes royales des positions qu'elles détenaient dans le haut de la ville et le renvoi des bandes liégeoises. Cela suffit à faire rejeter par les insurgés les engagements souscrits de cesser le combat.
Le prince, cependant, ne se découragea pas. Le 25 septembre, à deux reprises encore, il s'efforça d'obtenir la cessation des combats par des voies de conciliation. Il envoya le lieutenant en second du 10e lanciers, l'adjudant-major H. de Ravenne, inviter le baron d'Hooghvorst à se rendre auprès de lui, « afin d'aviser ensemble aux moyens de rétablir la paix et la tranquillité dans la ville». A la« Commission administrative», Rogier s'opposa au départ de l'ancien chef de la garde bourgeoise, et il fut répondu à la proposition princière par l'exigence du retrait immédiat des troupes « à un rayon de huit lieues. Telles seraient les premières bases de tout arrangement ultérieur ». Le prince Frédéric s'inclina. « Son Altesse Royale le Prince Frédéric des Pays-Bas consent à retirer les troupes hors de la ville, à condition que les hostilités cessent de suite et que l'on s'adresse à son Altesse Royale pour concerter avec elle sur les moyens àprendre pour rétablir l'ordre et la tranquillité ». Mais cette fois, ce furent les membres de la « Commission administrative» où Rogier joue un rôle prépondérant qui ne se satisfirent plus du seul éloignement des troupes et qui manifestèrent une superbe audace. La réponse est remarquable. Elle est de Rogier, croyons-nous, car elle sent son juriste de droit public, l'étudiant de Liège, l'élève de Destrivaux qui se souvient de Jean-Jacques. « Prince! le sang du peuple versé et l'incendie d'une partie de la ville ont rendu aujourd'hui tout traité bien difficile. L 'exaspéra tion de tous les esprits est telle en ce moment que nous ne pouvons répondre que ce qui serait convenu par nous, serait l'expression de la Volonté générale (c'est nous qui soulignons). Toutefois, l'éloignement immédiat des troupes parviendrait peut-être à arrêter le massacre des soldats et à sauver la dynastie ».

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Ainsi, le prince, chef militaire sans doute, mais personnage royal d'abord, incline constamment au recours à la négociation et à des solutions pacifiques du conflit. Cependant, tous ne partageaient pas ses vues au Grand Quartier Général. Certains militaires étaient partisans d'une répression draconienne de l'insurrection. Le 26, il sembla pendant quelques heures que cette solution allait triompher. Constant Rebecque ne voulait à aucun prix « céder à cette canaille ». « Il faut l'écraser », déclare-t-il au major von Gagern qu'il envoyait à Gand auprès du général duc Bernard de Saxe-Weimar, dont la violence de caractère était connue, pour l'appeler au commandement de l'Infanterie. En même temps, il avait fait venir le général Cort-Heyligers qui tenait les communications entre Bruxelles et Liège, avec un solide renfort de sept bataillons d'infanterie, un régiment de dragons et une batterie de canon. Enfin, il avait chargé le colonel Van Balveren, oublié à Assche depuis l'affaire de la rue de Flandre, de couper la route de Bruxelles à Ath. Pour redresser le moral des troupes, il leur adressa un ordre du jour énergique.
Mais ce revirement ne plut pas à tout le monde. L'énergie de Constant Rebecque se heurta à la mollesse et au découragement de plusieurs officiers supérieurs. Le général d'infanterie Trip, le major Nepveu étaient partisans de traiter. Cette tendance l'emporta finalement. Le prince éloigna Constant Rebecque. La blessure que le général avait reçue le premier jour des combats fut le prétexte de son éloignement. Le major Nepveu qui le remplaça comme chef d'état-major du corps d'armée mobile était rallié àl'idée de la retraite... A deux heures de l'après-midi, au moment où le prince, les larmes aux yeux, embrassait Constant, envoyé à La Haye pour faire rapport au roi et soigner sa blessure, l'abandon de la ville par les troupes royales n'était plus une éventualité, c'était une certitude. Ainsi le pouvoir politique et même le pouvoir militaire n'ont pas voulu recourir à des procédés violents pour mater l'insurrection. Le bombardement de la ville de Bruxelles n'a pas été tenté. Les pièces d'artillerie dont le commandement disposait ne permettaient d'ailleurs pas une opération d'envergure. Lorsque dans le feu du combat et dans l'âpreté de la lutte, quelques-uns songèrent à des représailles que la rage commandait plus que la raison, des officiers belges au service du Roi manifestèrent clairement leur intention de déserter en cas de bombardement de leur capitale.
Les troupes choisies pour l'opération étaient sans doute les meilleures du roi des Pays-Bas, majs leur valeur était, dans l'ensemble, médiocre. Quelques unités étaient de qualité, toutefois la ljgne était composée d'hommes jeunes, inexpérimentés. Or les combats de rue, pleins de surprises, réclamaient précisément un courage et une adresse particulières. Derrière leurs barricades, les insurgés postés aux fenêtres, occupaient des positions quasi inexpugnables. Le fanatisme national qui excitait les rebelles n'animait pas ces unités. Sans doute, elles étaient composées en majeure partie de Hollandais; ceux-ci n'aimaient assurément pas les Belges, cependant ils n'éprouvaient pas encore à leur égard les sentiments profonds de haine qu'ils ressentiront à la suite d'une propagande nécessaire à la réalisation des desseins royaux ou simplement par le fait des combats, puis des luttes diplomatiques de toute une décade. Au surplus, la présence de quelques Belges dans le cadre de ces troupes en brisait l'unité. Les officiers belges s'émurent vite de l'âpreté de la lutte et souffrirent douloureusement de l'équivoque de leur situation. Entre le loyalisme monarchique et l'amour de la patrie, ils choisiront la patrie.
L'explication fondamentale de l'échec du prince Frédéric est donc dans la répulsion à recourir à des moyens radicaux pour briser le soulèvement populaire. Le siècle est passé où l'on écrase la « canaille », et le siècle n'est pas encore venu où la puissance des moyens de destruction annihile toute insurrection.
Des causes secondaires expliquent néanmoins le désastre. Même avec de telles préoccupations humanitaires, l'attaque de Bruxelles aurait pu réussir si des erreurs de tactique n'avaient pas été accumulées lors des premières heures de la lutte. Avec de la clairvoyance et de la décision, la place Royale pouvait être occupée et la rue Royale serait restée entièrement aux mains de la troupe. La cavalerie a été oubliée sur les boulevards alors qu'elle aurait pu gêner l'arrivée des renforts du pays wallon. On comprend que le 23 au matin, on n'ait point voulu intercepter ces routes, pour permettre précisément l'exode des étrangers. Mais, dès le 23 à midi, il fallait occuper ce qui était des voies d'accès et non plus les chemins de la fuite. L'utilisation plus rationnelle de l'artillerie aurait permis de détruire les barricades et d'ouvrir le passage à des hommes intrépides. Mais il n'yen avait guère parmi les assaillants...
Le 27 septembre, à quatre heures du matin, « hors la porte de Scarrebecke », le prince Frédéric envoyait à son frère une lettre découragée : « Hélas, je ne peux que vous donner de mauvaises nouvelles, car depuis le départ de Constant, notre situation s'est empirée au point que j'ai cru devoir donner l'ordre de retirer ce matin les troupes hors de Bruxelles pour prendre la position de Dieghem. Hier, vers le soir les révoltés se sont portés en masse vers le parc, et y ont fait un feu si terrible que les troupes ne pouvaient plus tenir à l'intérieur, en même temps ils ont mis le feu au palais du Roi, dans la partie que j'occupe, en jettant des petites balles enflammées depuis la maison d'accôté dont ils s'étaient rendus maître... »(R. Demoulin, Les Journées de Septembre, p. 275, Liège, 1934.) Une heure et demie plus tard, de son Quartier Général, Van Halen adressait aux membres du Gouvernement provisoire un grand bulletin de victoire. « Messieurs, l'ennemi dont sans doute la chaude journée d'hier a complété le déplorable état de démoralisation a senti l'impossibilitéd'une plus longue résistance et vient d'abandonner nos murs. L'héroïque Bruxelles est libre... »
Il y avait, en effet, depuis la veille, un Gouvernement provisoire de la Belgique.

Histoire de la révolution belge chapitre 1:

Histoire de la révolution belge de 1830: chapitre 2: Du côté de La Haye

Histoire de la révolution belge de 1830: chapitre3: Les divisions dans les camps des patriotes

Histoire de la révolution belge de 1830 -Chapitre 4: Le glas du régime

Histoire de la révolution belge de 1830 Chapitre 5: L'aube d'un Etat

Histoire de la révolution belge de 1830 Chapitre 6: Le soulèvement national

Histoire de la révolution belge de 1830 Chapitre 7: La Révolution et l'Europe

Histoire de la révolution blege Chapitre 8: Conculsion

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