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"L’origine de l'ornement correspond au besoin d'animer les surfaces"

Peintre doué -mais il renonça en 1892 à la peinture -, affichiste occasionnel, imprimeur par curiosité, architecte autodidacte et pourtant prestigieux, Henry van de Velde fut aussi un "designer" particulièrement inventif, un graphiste exigeant et un pédagogue persuasif.

Entre 1890 et 1900, il ne fut certes pas le seul en Belgique à s'adonner aux métiers d'art, et à vouloir, notamment, renouveler la présentation des livres. Peintres avant tout, ses contemporains Théo van Rysselberghe (Gand 1862 -Saint-Clair 1926) et Georges Lemmen (Bruxelles 1865-1916) -il les connaissait bien -créèrent comme lui des couvertures de livres, des ornements typographiques -lettrines, bandeaux, culs-de-lampe, fleurons -, des papiers de garde, des cartons de reliures.

Tous trois furent membres du groupe avant-gardiste Les XX à Bruxelles. Ils exposèrent aussi ensemble au premier Salon organisé à Anvers en 1892 par l'Association pour l'Art (fondée entre autres par van de Velde et son ami, le poète et illustrateur Max Elskamp); van de Velde présentait un carton de broderie, et Lemmen des" compositions ornementales et décoratives". Les trois artistes avaient adopté le "retour à l'unité de l'art...; plus de néfaste distinction entre "artistes" et "artisans", entre "Beaux-Arts" et "arts secondaires et industriels" (van de Velde, Cours d'arts d'industrie..., cat. 64).

Dès 1891, Lemmen fit paraître dans L'Art moderne (revue d'avant-garde, fondée par E. Picard, O. Maus et E. Verhaeren), un article sur Walter Crane (1845-1915), "un véritable ouvrier de l'art", et sur le mouvement d'arts appliqués Arts and Crafts né en Angleterre vers 1875. Van de Velde appréciait les théories du critique d'art John Ruskin (1819-1900), opposé au pastiche et à l'éclectisme, et de William Morris (1834-1896), créateur de formes nouvelles malgré sa volonté de retour à l'artisanat médiéval; en 1898, van de Velde fit à la Section d'art et d'enseignement populaire de la Maison du Peuple à Bruxelles une conférence sur "William Morris, artisan et socialiste" ; à propos de Walter Crane, il écrivait dans la revue La Société nouvelle, en 1895 (t. 22, p. 742): "Crane n'attend le relèvement de l'art que du relèvement matériel et moral du peuple... La Beauté est une arme et... le moyen est révolutionnaire"; à Ruskin et Morris, il reprochait cependant de s'être rejetés "aussi résolument en arrière que nous nous lançames plus tard résolument vers l'avenir" (Formules de la beauté architectonique moderne). Van de Velde, Lemmen et van Rysselberghe pensaient que les arts avaient une vocation sociale et devaient donc être utilitaires.

En 1892, le poète August Vermeylen (1872-1945), encore étudiant à l'Université de Bruxelles, proposa à van de Velde la direction artistique d'une revue littéraire néerlandophone moderniste qu'il se proposait de fonder; Van Nu en Straks parut de 1893 à 1894, et de 1896 à 1901; Lemmen et van Rysselberghe collaborèrent à la décoration de la première série de numéros. A la même époque, van de Velde "ornementa" trois livres de Max Elskamp, Dominical (1892), Salutations, dont d'angéliques (1893) et En symbole vers l'apostolat (1895) imprimés chez Buschmann à Anvers; il en imprima lui-même un quatrième, avec l'aide de l'auteur, sur une ancienne presse à bras anglaise: Six chansons de pauvre homme . Sans doute a-t-il dessiné la couverture (non signée) de Harald à la blonde chevelure. Harald roi, de Ernest Bosiers, paru chez Lacomblez en 1893, composition libre de lettres ocre en forme de croissants, peu lisibles.

Comme W. Morris, van de Velde voulait renouveler l'aspect du livre, mais il n'aura pas de presse privée comparable à la Kelmscott Press, il n'illustra réellement jamais de livres, à l'encontre de Lemmen et van Rysselberghe, et il ne conçut pas d'alphabet typographique comme le fit vers 1900 Lemmen (il se contenta de tracer au pinceau des initiales ornementales puis de les graver sur bois).
Lemmen eut une entreprise d'art décoratif à Bruxelles entre 1895 et 1897 : "Arts d'industrie et d'ornementation"; entre 1897 et 1900, H. van de Velde et son épouse Maria Sèthe (1867-1943) animèrent la "Société H. van de Velde. Arts d'industrie, de construction et d'ornementation". ("Tous les objets sont fabriqués dans les ateliers de la maison "précisait le prospectus). Mais des trois artistes, seul van de Velde sut concevoir, et dès 1895-1896, les plans, l'ameublement et l'équipement d'une maison, en l'occurence la sienne -le premier des nombreux bâtiments qu'il édifia -"Bloemenwerf" à Uccle-Bruxelles. L'antiquaire japonisant allemand Siegfried Samuel Bing (1838-1905), chargea en 1895 van de Velde et Lemmen d'aménager un fumoir et de faire la publicité de sa galerie parisienne L’Art Nouveau. Van de Velde fit aussi la connaissance du critique d'art allemand Julius Meier-Graefe (18671935) qui l'introduisit dans la revue berlinoise Pan et lui confia, ainsi qu'à Lemmen, en 1898 l'agencement de sa galerie à Paris, La Maison Moderne; Meier-Graefe consacra à van de Velde le numéro inaugural de sa revue L'Art décoratif); Lemmen collabora à la revue Dekorative Kunst de Meier-Graefe dont Théo van Rysselberghe dessina la couverture de l'année 1897. Autre rencontre, très importante, pour van de Velde, le comte germano-irlandais Harry Kessler (1868-1937), qui en 1898/1899 lui proposa ainsi qu'à Lemmen de s'associer à son projet d'une édition bibliophilique de Also sprach Zarathustra de Nietzsche (le livre ne parut qu'en 1908). Enfin Lemmen et van de Velde participèrent à l'Exposition internationale des métiers d'art à Dresde en 1897.

Contrairement à van de Velde, Lemmen et van Rysselberghe ne furent pas des théoriciens. Dès 1894, van de Velde publia à Bruxelles un véritable manifeste socialiste et anarchiste de l'Art Nouveau, Déblaiement d'art qu'il lut d'abord à Libre Esthétique (elle venait de succéder aux XX) : "A l'heure dont nous nous souvenons tous, le Bourgeois vivait dans un décor voulu de vertu apparente..., la civilisation qui a restreint tous les sentiments, hormis celui de l'égoïsme, ramena le sens de l'art... et sa fonction au sens de la propriété... Et cette tare marque toutes les oeuvres de notre époque. Car les temps sont venus [où] l'art remontera à la lumière sous une forme nouvelle... [car] il advint que les industries d'art se réveillèrent [mais] que l'objet d'art, le bibelot furent choyés... pour eux-mêmes... Dans la Société prochaine, il ne sera considéré que ce qui est utile, et profitable à tous... La foi nous est revenue en la Beauté... L’ornementalité... apparut... la matrice qui alimenta de sang toutes les oeuvres... décoratives". Van de Velde conforte ses principes dans Aperçus en vue d'une synthèse d'art, 1895. Dès lors, il multiplia ses travaux graphiques, mettant en page et décorant d'ornements évoluant rapidement vers l'abstraction totale, soit ses propres textes, soit des livres écrits par d'autres (Nietzsche, A. Solvay, K. Scheffler, S. Saenger, E. Verhaeren etc.).
Les premiers ornements que van de Velde conçut font référence à une nature schématisée: l'arbre aux racines noueuses (attribué par Cardon à Georges Morren) qui décore la couverture du catalogue de l'exposition organisée par l'Association pour l'Art en 1892 et l'affiche de celle de 1893, arbre fort proche de l'arbre fruitier imaginé par Lemmen pour la neuvième exposition des XX en 1892; le paysage maritime de Dominical, 1892 où les strates concentriques de la plage et des nuages structurés par la ligne d'horizon rectiligne, évoquent la houle et le soleil levant dessinés par Lemmen pour la couverture de la huitième exposition des XX en 1891 -Van de Velde reprend le thème en le simplifiant à l'extrême dans la couverture de Van Nu en Straks, 1893 aux formes fluides proches de celles de la couverture de Salutations...; les papillons dans la même revue; les canards et les tulipes de l'Almanach des étudiants libéraux de Gand pour 1896. Ces quelques motifs inspirés par la nature côtoient des ornements résolument abstraits aux courbes onctueuses et fermes d'une liberté en apparence spontanée. Vers 1896, l'arabesque se fait plus mince sans renoncer à la sobriété, et la composition trouve son harmonie dans la symétrie (Almanach; Van Nu en Straks, 2mo série, L'Art Décoratif).

"L'ornement, écrit van de Velde, se confond trop souvent avec l'illustration. La fleur... copiée telle quelle n'est pas un ornement. L'élimination des détails superflus a permis que la fleur devienne ornement" (Une prédication d'art, dans La Société nouvelle 22, 1895, p. 733-744). La ligne pure devint vite le maître-mot de van de Velde: "La ligne est une force dont les activités sont pareilles à celles de toutes les forces élémentaires naturelles... La ligne emprunte sa force à l'énergie de celui qui l'a tracée" (Kunstgewerbliche Laienpredigten, 1902). Vers 1898-1900, il conçut des aplats dynamiques et vigoureux, des décors linéaires où les ondulations sont brisées par de brefs traits anguleux, où leur entrelacement suggère la profondeur. Appelé en 1898 à exécuter une décoration pour la galerie d'art Cassirer à Berlin et diverses publicités pour la firme alimentaire Tropon à Mülheim, et attiré par la proposition d'aménager le Folkwang Museum à Hagen, van de Velde se résolut à s'installer en Allemagne. D'abord à Berlin (1900-1901), en 1902 à Weimar où le grand-duc Wilhelm Ernst de SaxeWeimar en fit son conseiller artistique, sur la recommandation de Harry Kessler et d'Elizabeth Forster-Nietzsche (soeur de l'écrivain).
Van de Velde eut pour mission de relever le niveau artistique de la production artisanale et industrielle de la principauté. En enseignant à l'Ecole d'Art de Weimar, et en devenant en 1908 le directeur de la nouvelle Kunstgewerbeschule, l'Ecole des Arts Décoratifs, édifiée de 1904 à1906, van de Velde prêcha le renom aux modèles du passé et la recherche de formes inédites et rationnelles: "Tu ne concevras la forme et la construction des objets... que selon ce que ta raison et la raison d'être de l'objet que tu conçois te révèleront de plus simple" (Arno, 1909). Si son premier logis, "Bloemenwerf", villa à l'anglaise, montrait des courbes discrètes, le second qu'il se fit construire, "Hohe Pappeln" à Weimar (1906-1907), se roidit, sans présenter la sévère rectitude des édifices bâtis par le viennois Josef Hoffmann, l'architecte du palais Stoclet à Bruxelles (1905-1911). Ce dernier participa, avec Henry van de Velde, à la fondation en 1907 à Munich du Deutscher Werkbund, association réunissant artistes et entreprises industrielles soucieux d'offrir beauté et qualité à la mécanisation. Renonçant aux longues arabesques déliées mais non aux volutes et aux entrelacs, van de Velde, graphiste, concentra les ornements, les fit plus statiques en associant aux lignes courbes des éléments rectilignes et en réduisant l'amplitude de leur tracé. Vers 1907, il imagina des motifs d'une rotondité dense, spiraliformes (Vom neuen Stil; Essays). Un décor à la fois monumental et mobile se déploie dans Also sprach Zarathustra et Ecce Homo, 1908 ; la ligne s'épure et s'allège dans Dionysos Dithyramben, 1914. Ces trois livres furent publiés par les Editions Insel-Verlag à Leipzig, qui contribuèrent largement au renouveau du livre allemand.

Quand la Première Guerre mondiale éclata, van de Velde offrit sa démission à la Kunstgewerbeschule, proposant comme son successeur l'architecte Walter Gropius, qui allait inaugurer en 1919 le Bauhaus de Weimar. Van de Velde accepta de diriger, à Weimar, de 1914 à 1917, la Cranach Presse fondée en 1912 par Harry Kessler, ce dernier étant mobilisé. Puis il gagna en 1917 la Suisse, où il vécut de conférences, et en 1920 les Pays-Bas, à l'invitation des Kroller-Müller qui projetaient la construction d'un musée destiné à leur collection d'art (il s'élèvera de 1937 à 1953). Van de Velde mit en page et décora d'ornements géométriques massifs d'esprit Art Déco un livre d'Hélène Kroller-Müller sur la peinture moderne (1925).
Regagnant la Belgique en 1925, van de Velde obtint une chaire d'architecture à l'Université de Gand. En 1926, Camille Huysmans, le ministre des Sciences et des Arts, l'appuya dans son désir de créer un Institut supérieur des Arts décoratifs (ce fut l'ISAD inauguré à Bruxelles dans le quartier de La Cambre en 1928). "Dans tous les pays du monde, constatait van de Velde, les académies ont failli à leur tàche"; il espérait pouvoir "susciter l'avènement d'un style qui serait celui de notre époque, conforme à notre mentalité et à notre sensibilité".
"La ligne moderne sera la ligne de l'ingénieur... qui sera un artiste... C'est une ligne de volonté et de force... qui veut atteindre... sans détour le but qu'elle s'est proposé" (La Ligne, 1933). En 1927, van de Velde bâtit sa troisième demeure, "La Nouvelle Maison", à Tervuren, d'une géométrie dépouillée. Jusqu'à sa mise à la retraite en 1936, il fit rechercher par ses élèves la "forme pure": "[Elle] se range d'emblée dans la catégorie des formes éternelles [pour susciter] un style qui sera de tous les temps" (Le Style moderne, 1925). Renonçant à tout ornement au bénéfice d'une mise en page typographique se suffisant à elle-même rehaussée de quelques initiales en couleur, il s'imposa et imposa aux élèves du cours du livre à l'ISAD une sobriété, un dépouillement qu'on rencontre dans tous les volumes imprimés sous son contrôle sur la vieille presse à bras qu'il avait maniée à Uccle en 1895 et offerte à La Cambre; l'illustration y est tolérée, mais pas l'ornement: "Aujourd'hui l'intelligence a triomphé sur le sentiment au service de la technique et de l'invention... l'abstention d'éléments décoratifs est possible" (Le Nouveau). On relève une contradiction dans ces propos: "La perfection mécanique ne sera pas d'une qualité moindre que celle du travail exécuté à la main" (Le Nouveau): van de Velde favorisa pourtant à l'ISAD le travail artisanal plutôt que l' "Industrial design", la standardisation.

Deux rapports, La Voie sacrée, Les Fondements du style moderne, La Ligne, publiés de 1929 à 1933 ont un simple titre de couverture, sans ornements. Ces textes réitèrent des théories qui concordent bien mieux avec l'Art Déco des années 1920-1930 qu'avec l'exubérant Art Nouveau florissant entre 1890 et 1900; toutefois l'ornement "structo-linéaire et dynamographique" imaginé par van de Velde était bien une "spirale conjuguée avec la ligne droite", une ligne sensible et souple. Vie et mort de la colonne, 1942 et Pages de doctrine, 1942 reprennent des écrits antérieurs, insistant sur ce sacrilège qu'est "La triple offense à la Beauté: à la nature, à la dignité humaine, à la raison humaine" . Henry van de Velde allait encore faire le point de son oeuvre multiple en rédigeant ses mémoires, qu'il entreprit en Suisse, à Oberageri, de 1947 à sa mort en 1957.
Robert L. Delevoy, directeur de La Cambre dans les années soixante, définit Henry van de Velde comme un "Autodidacte. Peintre dévoyé par Seurat et Van Gogh. Fénelon l'ayant assuré qu'il est convenable de "tourner en ornement les choses nécessaires", [il] s'est branché sur Schopenhauer pour inventer, autour de 1900 le rationalisme décoratif... [il] n'a jamais détaché l'esthétique de sa composante morale.
Homme d'ordre et d'autorité, il [eut] le génie du créateur, l'intelligence de l'action, la vocation de puissance et la volonté de convaincre". Une définition plus équitable que celle de Victor Horta: "van de Velde était artiste-peintre... en passe de faire de "l'art décoratif" à la remorque du mouvement anglais,... en passe de devenir apôtre" (Mémoires, p. 154).

Sur Henry van de Velde et Elskamp, je vous rappelle un document exceptionel téléchargeable depuis ce site:
L'Hommage de Henry van de Velde à Max Elskamp

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