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Auteur dramatique belge, Michel de Ghelderode (pseudonyme puis patronyme d'Adhemar Adolphe Louis Martens) ne jouit pas d'une gloire aussi grande que celle de son compatriote Crommelynck. Pourtant son oeuvre est sans doute au moins aussi importante. Ghelderode a écrit sa première pièce à vingt ans : La Mort regarde à la fenêtre (1918). Il a beaucoup écrit dans les années vingt, et ses pièces, traduites en flamand pour la circonstance, ont longtemps figuré au répertoire du Théâtre populaire flamand de Johan de Meester. Ce n'est que bien plus tard qu'il fut connu dans sa langue originale et en France même, grâce à des metteurs en scène parisiens tels que André Reybaz qui le «découvrirent » tardivement, à partir de la fin des années 1940.
Bouffonneries grimaçantes et mystères à résonances modernes, les pièces de Ghelderode acclimatent pour notre scène un XVIe siècle de convention. Certaines de ces oeuvres ont même été écrites pour un spectacle de marionnettes. Truculent, sombre, tragique, Ghelderode emploie une écriture bousculée, un rythme heurté et déconcertant. Burlesque parfois jusqu'à l'outrance, il retrempe aux sources populaires ses thèmes inspirés d'une culture classique. Parmi ses oeuvres significatives citons encore Barrabas (1928), Mademoiselle Jaïre (1949), La Mort du docteur Faust (1928), Sire Halewyn (1934), La Ballade du Grand Macabre (1934), Hop Signor ; (1936) et Sortie de l'acteur , sa dernière pièce, qui fut jouée en 1963, un an après sa mort. L'essentiel de l'oeuvre de Ghelderode a été rassemblé dans son Théâtre en cinq volumes (1950-1957). Ghelderode s'est rarement aventuré hors du genre théâtral. Il a pourtant publié un recueil de contes, Sortilèges (1941), et il a raconté ses débuts difficiles dans les Entretiens d'Ostende au cours d'un dialogue radiophonique qui a été publié en 1956.
On a parfois considéré Michel de Ghelderode comme un précurseur de Ionesco et de Beckett. C'est que son théâtre tragique et outré, trivial jusqu'à la caricature, situé au carrefour du théâtre élizabéthain et de l'expressionnisme, s'inscrit dans la même perspective et ouvre la voie au théâtre moderne.
Parmi d'autres, sur le thème du Silence, ils lisent leurs poèmes:
José Ponce Vicencio
Jacques Goyens
Isabelle Bielecki
et Jean Botquin nous lisant des extraits de son dernier recueil de poésies, La chambre noire du calligraphe
Maeterlinck entame sa carrière littéraire par la poésie avec Serres chaudes; suivront le recueil Douze Chansons (qui deviendront Quinze Chansons en 1900), puis le silence: Maeterlinck abandonne alors définitivement cette forme
d'écriture.
Ce recueil mûrit dans les serres d'Oostakker où son père, longtemps avant lui, s'interrogeait sur l'intelligence des fleurs. Dans Bulles bleues, en 1948, Maeterlinck dira de Serres chaudes qu'elles n'eurent "d'autre retentissement
qu'un coup d'épée dans l'eau". Verhaeren fit pourtant dans le Mercure de France un compte rendu élogieux du recueil, où il saluait l'auteur de "n'avoir pas eu peur de son inspiration adolescente".
La solitude, la captivité et la douleur de l'âme dominent l'ensemble du recueil: "O serres au milieu des forêts / Et vos portes à jamais closes!" Mais à travers la prison transparente de la serre, le poète perçoit parfois l'activité du monde; il lui vient alors des regrets: "O mon âme vraiment trop à l'abri", et des désirs de sentir la vie pénétrer son univers clos: "Mon Dieu, mon Dieu, quand aurons-nous la pluie, / Et la neige et le vent dans la serre." Son renoncement au monde, imparfait, ne lui apporte pas la sérénité escomptée et la serre lui est un lieu aussi inconfortable que le monde des hommes: "Seigneur, les rêves de la terre / Mourront-ils enfin dans mon coeur? / Laissez votre gloire seigneur / Éclairer la mauvaise serre."
A côté des poèmes réguliers, composés d'octosyllabes à rimes le plus souvent croisées, Serres chaudes contient également des proses poétiques et des vers libres, où des images hétéroclites renvoient une vision chaotique du monde extérieur: "On dirait une folle devant les juges, / Un navire de guerre à pleines voiles sur un canal..." Ces vers qui témoignent d'une extrême sensibilité, disent aussi la peur d'autrui, de l'homme en général: "Oh! j'ai connu d'étranges attouchements! Et voici qu'ils m'entourent à jamais." Et plus loin: "Il y avait des figures de cire dans une forêt d'été... / Oh! ces regards pauvres et las!"
De tous les recueils du symbolisme, Serres chaudes est sans doute le plus fidèle à cette école. Seule l'âme du poète habite ces pages; aucune passion forte, malgré l'expression d'une souffrance et d'une pitié pour le genre
humain, aucun homme tangible ne peuplent ces vers. Le "je" qui se plaint dans ces poèmes monotones est une âme solitaire, gagnée par la mélancolie.
Maeterlinck a la tête dans les étoiles; il est épris de comètes, de nébuleuses, de nuages, mais il s'enferme aussi dans des lieux clos dont les serres sont sans doute les plus étouffants qu'il ait jamais imaginés. Elles
symbolisent ici la captivité de l'âme, la prison transparente; elles évoquent les touffeurs et les langueurs de l'ennui. Déjà toute la mythologie du théâtre de Maeterlinck est en place: princesses évanescentes, vierges pleurant au fond
des grottes humides, petites filles solitaires dans un univers hostile.
A travers ces poèmes de l'introspection décadente, traversés d'images fulgurantes qui jouent d'une savante et délicate musicalité, Maeterlinck veut par le surnaturel appréhender la nature même de la condition humaine. Le
symbolisme chez lui est une réponse à la vie et non un simple décor.
Dans le Règne du silence (1891), Rodenbach évoquait déjà les secrètes
relations de Bruges et de son âme: " ville, toi ma soeur à qui je suis pareil
[...] Moi dont la vie aussi n'est qu'un grand canal mort." Un an plus tard il
revient sur le sujet, faisant de la Ville le "personnage essentiel" d'un roman
qui lui emprunte son titre: Bruges, ville-décor mais surtout, par-delà les
descriptions, ville-état d'âme "orientant une action".
Après avoir perdu sa jeune épouse, Hugues Viane est venu se fixer à Bruges
dont l'atmosphère de ville morte et mélancolique correspondait à son humeur
chagrine. Depuis cinq années, il vit seul avec Barbe, une vieille servante
dévote, vouant un culte quasi mystique aux souvenirs de la défunte - en
particulier à sa blonde chevelure qu'il a mise sous verre. Un soir, au sortir
de l'église Notre-Dame où il a médité sur l'union des âmes, un visage
l'arrête, qu'il suit, croyant y reconnaître les traits de la morte. Une
semaine plus tard, hypnotisé par le retour de l'apparition, il entre
mécaniquement dans un théâtre à sa suite, l'y perd, la cherche en vain dans la
salle et la retrouve sur la scène. Elle est danseuse et s'appelle Jane Scott.
Peu à peu les analogies se précisent: le visage, les cheveux, les yeux, la
voix, tout lui rappelle sa femme. Hugues installe Jane à l'orée de la ville,
se rend chez elle tous les soirs, vit avec elle ce qu'il considère comme la
poursuite de son amour marital. Mais à trop forcer les analogies, les
dissemblances apparaissent bien vite: Jane le choque par sa vulgarité, se
moque de lui, le trompe, menace de le quitter. Hugues cherche à s'éloigner de
sa maîtresse pour ne pas hypothéquer ses retrouvailles chrétiennes avec la
morte dans l'au-delà. Mais il est envoûté et Jane en profite pour tenter de
capter son héritage. Profitant de la procession du Saint-Sang, elle se fait
inviter pour la première fois chez Viane - provoquant la démission de Barbe,
que servir "une pareille femme" eût mise en état de péché mortel. Après une
anodine dispute, tandis que Viane s'abîme dans une prière, Jane profane les
souvenirs de la morte, joue avec la tresse de cheveux que Viane, fou de rage,
lui serre autour du cou comme une corde. Et Jane, morte, devient "le fantôme
de la morte ancienne".
Certes la quête d'un double de la femme aimée n'est pas nouvelle - Nerval
n'a-t-il pas construit "Sylvie" (voir les Filles du Feu) autour de
l'hypothétique "aimer une religieuse sous la forme d'une actrice... et si
c'était la même!"? - non plus que le récit d'une passion-culte d'outre-tombe -
Villiers l'a conté dans "Véra" (voir Contes cruels). Mais Rodenbach, en
superposant les deux thèmes, conduit Hugues Viane là même où le héros
nervalien s'était arrêté, c'est-à-dire à la "conclusion" d'un "drame" que la
comédienne Aurélie lui refusait: alors que le promeneur du Valois "reprenait
pied sur le réel" pour échapper à la folie, l'amoureux de Bruges "perd la
tête" (chap. 15) et s'abandonne au meurtre. Bruges-la-Morte est donc bien le
récit d'un fait divers criminel, ainsi qu'une tradition critique se plaît à le
souligner. Mais, outre qu'un tel jugement pourrait s'appliquer à nombre de
textes, depuis le Rouge et le Noir jusqu'à Madame Bovary, il ne rend pas
compte de l'extraordinaire agencement de cette "étude passionnelle"
Car le bref roman de Rodenbach procède par tout un jeu de répétitions et
d'échos qui, peu à peu, enferment le héros dans un labyrinthe qu'il a lui-même
construit à force de traquer ressemblances et analogies. "+ l'épouse morte
devait correspondre une ville morte" (chap. 2): ainsi Bruges est-elle devenue
le premier double de la défunte, épouse de pierre et d'eau qui prolonge par
son atmosphère mystique ("la Ville a surtout un visage de croyante", souligne
le narrateur au chap. 11) le deuil empreint de religiosité du veuf
(significativement, la chronologie du récit est rythmée par les fêtes
religieuses). Puis la rencontre avec Jane est venue troubler cette harmonie
métaphysique: avec elle le physique passe au premier plan, introduisant le
péché dans l'existence de Viane (et à Jane est associé un champ sémantique
hautement symbolique: elle joue dans Robert le Diable, sa voix est qualifiée
de "diabolique", etc.). Dès lors, la Ville, abandonnée et délaissée comme une
épouse trompée, n'aura de cesse de se venger: après les on-dit réprobateurs
puis moqueurs (chap. 5) et les mises en garde du béguinage (chap. 8), ce sont
les tours "qui prennent en dérision son misérable amour" (chap. 10), puis les
cloches qui "le violent et le violentent pour [le] lui ôter" (chap. 11). Veuf
de sa femme et de sa ville, Hugues connaît alors la souffrance. Mais celle-ci
procède moins d'un sentiment de culpabilité (évacuée au nom de l'analogie: "il
croirait reposséder l'autre [sa femme] en possédant celle-ci [Jane]") que d'un
effondrement de son propre mode de pensée: ce qui s'écroule, c'est le mythe de
l'identique sur lequel toute sa vie était construite. Dès lors, l'écart entre
la morte angélisée et la vivante progressivement satanisée ne cessera de
croître, minant Viane de l'intérieur en transformant sa certitude "d'une
ressemblance qui allait jusqu'à l'identité" (chap. 2) en "une figure de sexe
et de mensonge" (chap. 11). Parcours où le réel s'impose tragiquement au
rebours d'un touchant mensonge entretenu comme une vérité: d'où la place du
fantastique dans le texte, décalé dans son objet (ce qui suscite l'hésitation
de Viane, ce n'est pas la réalité du phénomène qu'il vit mais celle de son
amour pour Jane) et dans le temps (il croît jusqu'à la crise finale au lieu de
se résorber au fil des chapitres). Oui, comme le disait Mallarmé à Rodenbach
en sa prose particulière, Bruges-la-Morte est bien une "histoire humaine si
savante"!
mouvement symboliste qui a su garder son autonomie par rapport à l'école
française. Venu à Paris en 1876, il reste cependant le poète de Bruges où il
est né. Dans les recueils de vers Jeunesse blanche (1886), Le Règne du
silence (1891), Les Voies encloses (1896) apparaît la nostalgie de sa
province. Absente, elle devient le reflet du monde : les béguinages et les
canaux de la Venise du Nord vont servir de relais entre un symbolisme étayé
sur des sensations visuelles et une rêverie qui reste au contact de la
réalité. On découvre là le secret d'une poétique des correspondances que
Rodenbach a poussée plus loin que la plupart des symbolistes : à partir d'un
objet, d'un paysage (ici Bruges), le poète peut évoquer ses impressions
sensibles, en général impressions visuelles et auditives mêlées, et ainsi se
pose l'existence d'un sujet, le je du poète. Dans ce système d'oscillations,
dans ce jeu des correspondances, le monde intérieur et la réalité vont se
fondre en une sorte de rêverie mystique où l'on ne saura plus distinguer
l'émoi du poète et celui de l'objet. Alors qu'en général ce procédé restait
discret, sa mise en évidence et son exploitation systématique, ainsi que la
rigueur de la prosodie de Rodenbach, contribuent parfois à rendre ses vers un
peu affectés. Cependant, l'évocation de la Flandre mystérieuse, des petits
bourgs endormis du Nord reste encore très séduisante aujourd'hui. Le
fantastique qui se dégage de toute la poésie de Rodenbach serait peut-être
plus original, si précisément le recours incessant à des procédés de technique
poétique ne le rattachait pas toujours à la vie intérieure du poète. Mais il
s'agit là de la question de la sincérité que pose toute la poésie symboliste.
Rodenbach écrivit encore quelques romans, Bruges la Morte (1892), Le
Carillonneur (1895), sur les mêmes thèmes, en demi-teintes, du silence et de
l'obscurité.
La Belgique ne tarda pas à reconnaître en Verhaeren son plus grand poète lyrique, suivie de l'Europe, par le canal du Mercure de France. On a dit de lui qu'il était un « grand Barbare doux », et le mot est aussi joli que juste.
On l'a appelé aussi « le Victor Hugo du Nord », et c'est déjà beaucoup moins acceptable. Le rattacher à un autre poète ou même à une école (il a traversé le symbolisme comme un bateau traverse un chenal) serait injuste et absurde.
En 1907 déjà, Bazalgette, qui fut le premier à écrire sur lui, disait : «Verhaeren ne procède de personne. » Et c'est vrai, il est seul, comme le vent, comme la mer, comme l'arbre, comme ces forces de la nature auxquelles il a pour toujours donné une voix. Il a une vue juste et profondément fraternelle des êtres et des choses, et en même temps comme agrandie, infiniment, par les effets harmoniques de ses adverbes sauvages.
Le poète fermé au monde
Émile Verhaeren est né à Saint-Amand, sur les bords de l'Escaut. C'est là que, jusqu'à l'âge de douze ans, « il joue avec le vent, cause avec le nuage », entre un père retiré des affaires (il était drapier à Bruxelles), une mère douce et attentive, et le frère de celle-ci, dont l'huilerie voisine crachait ses fumées sur l'Escaut. Après deux ans passés à l'institut Saint-Louis de Bruxelles, il entre, à quatorze ans, au collège Sainte-Barbe de Gand, cette pépinière de poètes flamands d'expression française. Ses études achevées, il vint partager pendant un an le bureau de l'oncle. Puis il partit pour l'université de Louvain et, en 1881, pour Bruxelles, où il s'inscrivit comme avocat stagiaire. Edmond Picard eut tôt fait de lui indiquer la voie de la poésie dans laquelle déjà Verhaeren ne demandait qu'à s'engager. De 1883, date de parution du premier recueil Les Flamandes , jusqu'à sa mort brutale, en gare de Rouen, Verhaeren publia une trentaine de recueils parmi lesquels, alternant l'épopée et le lyrisme, ouvrant le chemin du monde moderne aux hommes les plus déshérités, mais sachant aussi dire à voix basse l'humble amour du foyer (il avait épousé Marthe Massin en 1891), se retrouve, intact, généreux et naïf, un romantisme socialiste plus pur et plus profond qu'on ne l'a dit. Sa patrie l'appréciait et, académicien, il donna des conférences en Allemagne, en Suisse, même en Russie.
Tout avait commencé dans le malentendu. L'apparition des Flamandes , en 1883, fit scandale. Devant la levée de boucliers des bonnes âmes plus éprises de confort moral que de poésie, il ne se trouva que trois défenseurs : Edmond Picard, Albert Giraud, d'une manière plus réservée, et Camille Lemonnier, qui
venait de publier Un mâle , pour plaider la défense du jeune poète. Déjà, le naturalisme se disposait à fêter un nouveau disciple. Mais, dès 1886, Verhaeren publie Les Moines . A la sensibilité lourde succède le mysticisme le plus évident. Pour comprendre cette démarche, sans doute faut-il conjuguer la
connaissance des caractères les plus secrets de la poésie et de la Flandre.
D'ailleurs, tout s'explique mieux si l'on sait que Verhaeren enfant se rendait souvent au cloître des Bernardins de Bornhem, aux portes de Saint-Amand, et qu'au moment d'écrire ses Moines il se retira pendant trois semaines au monastère de Forges, près de Chimay. Que se passa-t-il ensuite ? Le poète se ferme au monde et publie coup sur coup ses trois livres les plus noirs : Les Soirs (1887), Les Débâcles (1888) et Les Flambeaux noirs (1890). La mort rôde au long de ces recueils, et il semble que la folie, née d'un désespoir aussi vaste que vrai, veuille trouver en Verhaeren un chantre lucide. Les dates aussi jouent un rôle. L'époque moins spectaculairement révolutionnaire que la fin du XVIIIe siècle est d'une importance historique énorme. Une certaine idée de l'homme change véritablement de sens au profit d'une certaine idée de masse. Ce n'est certes pas un hasard si des hommes aussi différents que Louis II, le premier Wittelsbach régnant, et Nietzsche, et Van Gogh furent, pour ainsi dire ensemble, touchés de l'aile de la folie, et tous trois si tragiquement. Poète plus sensible que d'autres aux souffles du dehors, Verhaeren fut alors soumis à ce grand vent fou de l'époque. S'il fut préservé, c'est sans doute parce que, n'étant pas encore allé au fond de lui-même, il ne pouvait céder à ce vertige sans se trahir.
Le poète ouvert au monde
Verhaeren s'ouvre alors au monde. Il assume les changements, voit mourir les campagnes et naître non plus la cité mais la Ville. Il fait alors ce que les poètes ont fait de tout temps : il va aimer ce monde qui se forge devant lui, et il va l'aimer assez pour en extraire une beauté, redoutable sans doute mais réelle, qu'il exaltera. C'est la longue suite des grandes oeuvres : Les Apparus dans mes chemins (1891), Les Campagnes hallucinées (1893), Les Villages illusoires (1894), Les Villes tentaculaires (1895).
Il parvient même un peu plus tard à traduire ce monde nouveau devant lequel il a d'abord tremblé avec un accent de plénitude qu'il ne connaissait pas encore : Les Visages de la vie (1899), Les Forces tumultueuses (1902), Toute la Flandre (1904), La Multiple Splendeur (1906). Entre-temps, comme un repos entre deux tâches gigantesques, il a su donner à l'amour intime quelques-uns de ses plus beaux chants : Les Heures claires (1896) et Les Heures d'après-midi (1905). Il poursuit dans la voie ainsi tracée, et Les Rythmes souverains (1910) seront séparés des Blés mouvants (1912) par l'admirable musique de chambre des Heures du soir (1911). C'est curieusement dans le théâtre, un théâtre très poétique, qu'il lui arrive de traquer encore ses démons personnels : Le Cloître en 1900, Philippe II en 1904 et Hélène de Sparte en 1908. On y retrouve le climat et comme l'écho des peurs d'autrefois. Partout ailleurs, le poète, en s'ouvrant au monde, a dominé son angoisse, dit son amour et peint, en Flamand qu'il était, cet univers mouvant, changeant et volontaire.
Verhaeren, certes, fut souvent loué, parfois même compris, et quelquefois injustement méprisé. Du « grand Barbare doux » certains n'ont voulu retenir que le « Barbare ». Il n'appartient à aucune école. Enfin, ce romantisme socialiste auquel généreusement il rêvait a fait place à des réalités plus rudes. Verhaeren est l'un des rares grands poètes d'expression française à ne survivre que dans les anthologies. Les oeuvres elles-mêmes, aujourd'hui dispersées dans les bibliothèques et les greniers, ne sont plus accessibles.
De sorte que l'on assiste à l'évolution d'un monde que le poète vit naître et dont il traduisit la naissance avec une fougue et un talent comparables à ceux d'un Walt Whitman sans pouvoir s'y référer.