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La littérature belge d'expression française.

Comment se présente le problème même d'une littérature française en Belgique?
Si des éléments comme l'appartenance régionale, le peuple, le climat ou le décor de la vie ont leur importance dans la formation de l'esprit des écrivains et, par là, dans l'aspect de leurs produits, il n'en reste pas moins que ce qui les crée écrivains, ce qui les fait entrer en littérature, c'est le fait que cet esprit se donne un moule de langage. En se coulant dans ce moule l'esprit s'achève, et surtout il cesse de n'être qu'une chose intérieure pour devenir esprit formulé, exprimé, et naît ainsi à l'existence littéraire. Voilà pourquoi, au-delà de l'infinie diversité individuelle, il existe des patries d'esprits en tant que manifestés par le langage. L'une de ces patries est la littérature française, et le Belge qui use du français, sa langue naturelle, en fait encore plus irrécusablement partie qu'un Panaït Istrati ou un Julien Green par exemple, puisque le français est pour lui cette chose qu'on n'a pas eu à choisir, chose profonde, portée en soi dès l'enfance, qui est vous-même et par quoi l'on se projette hors de soi pour les autres - et d'abord pour d'autres qui pratiquent le même idiome. Même des Flamands de souche - un Maeterlinck ou un Hellens - s'ils sont venus à la patrie littéraire française, c'est parce que la langue française, parlée par eux dès l'enfance, était celle qui leur permettait de se dire le plus véridiquement: eux non plus n'ont pas choisi. Cette littérature - qu'on l'appelle «connexe et marginale» (G. Picon) ou «seconde» (G. Charlier) - est et ne peut être (par nature et non par choix, mais ayant été forcée à cause de sa situation périphérique de confirmer cette nature par la constance d'une volonté) qu'une littérature française.
C'est bien là son identité. Mais une fiche d'identité ne dit pas le caractère. Ces oeuvres, littérairement françaises mais qui ont germé et pris visage dans le milieu particulier des anciens Pays-Bas ou de la principauté de Liège, n'y aurait-il pas certains traits de sensibilité, d'orientation mentale ou de style que l'on pourrait déceler à des degrés divers, sinon dans toutes, du moins dans un grand nombre d'entre elles? Il ne faut pas oublier qu'en dépit du voisinage de la France ce milieu continue à vivre un peu à sa manière et selon des habitudes et une conscience de soi qui sont assez différentes de celles de Paris et, à plus forte raison, de la Suisse, du Québec ou du Liban. La littérature belge, c'est la sorte de littérature française qui pouvait naître dans un pays comme la Belgique, et elle aura tout de même plus de particularité qu'une littérature de Provence ou de Bretagne, parce que l'existence d'une frontière politique signale et entraîne bien des raisons d'être sui generis.


1. La vie littéraire en petit pays

Dans une première phase d'éclat de la littérature francophone de Belgique, vers 1890, les projecteurs se sont braqués sur Rodenbach, Verhaeren et Maeterlinck, moins déjà sur Lemonnier, et ont encore beaucoup moins touché des auteurs comme Van Lerberghe, Elskamp ou Mockel. Assurément, la phase plus récente n'est pas demeurée tout à fait dans l'obscurité: l'on n'ignore ni un Simenon, ni un Henri Michaux ni un Ghelderode. Cependant, beaucoup de leurs concitoyens qui paraissent les valoir n'ont aucunement éveillé l'attention de Paris. C'est là le drame de la plupart des écrivains belges d'aujourd'hui: pour eux, pas d'audience française veut dire pas d'audience du tout - et même, jusqu'à un certain point, pas d'audience chez eux.
Or, vers 1890, certains facteurs permirent à quelques Belges d'être découverts par la France, dont l'évolution littéraire du moment privilégiait des traits propres à ces écrivains: «Il y avait eu dans le symbolisme un génie qui correspondait à celui de nos marches nordiques» (M. Thiry). Répondant à cet appel, une Belgique un peu embrumée de germanisme a eu son «tour de chant» sur la scène française: l'enfant Septentrion dansa et plut. La raison principale de ce succès fut donc la rencontre d'une demande et d'une offre, mais il ne faudrait pas négliger certaines circonstances d'un ordre plus personnel. Quelques années auparavant, des écrivains parisiens d'avant-garde avaient été accueillis en Belgique par des revues, des cercles de conférences, des groupes de jeunes poètes: le reflux fut la gratitude efficace de ces écrivains devenus influents.
Ensuite, la marche du Nord n'eut plus de produits de choc à présenter. Or, c'était de plus en plus cela qu'il fallait: on voulait du poète maudit! Ce n'est pas que la Belgique en manquât tout à fait, mais l'expérience montre que pour qu'un Corbière ou un Rimbaud sorte de la coulisse, il est bon qu'il soit déjà connu de quelqu'un qui appartient à la littérature en vue. Et, d'ailleurs, les valeurs littéraires belges de ce siècle-ci sont en général de l'ordre du sage, du sensible, de l'intime. Après 1918, les Vikings ont disparu et l'on assiste en Belgique à la «relève wallonne». Tout change alors, et peut-être ce qui commence est-il un temps de vérité. Dangereuse la vérité, dans un monde de plus en plus amoureux du spectacle... Et, sans doute, cette Flandre si avantageusement déployée avait dû beaucoup de son succès au fait de n'être en grande partie que phantasme. Même chez les conteurs ou les poètes (on songera au Thyl Ulenspiegel, à la Bruges de Georges Rodenbach, au Verhaeren de Toute la Flandre, des Campagnes hallucinées et des Villages illusoires), et à plus forte raison chez Maeterlinck, Crommelynck ou Ghelderode, l'on a affaire à du théâtre.
C'est finalement sur les tréteaux que l'exotisme belge a le mieux révélé sa nature irréaliste. Moins historique et paysagère que dans le pittoresque de De Coster ou dans le lyrisme épique de Verhaeren, pas du tout idyllique et naïve comme dans les vers de Max Elskamp, la Flandre (pas toujours nommée d'ailleurs) du premier théâtre de Maeterlinck, du Cocu magnifique ou de Hop signor est évidemment toute imaginée à partir des données, déjà elles-mêmes fort élaborées, des peintres des XVIe et XVIIe siècles. De cette Flandre des musées qu'interprétait un délire, Michel De Ghelderode a pu dire dans un moment de sincérité bien éclairante: «De nos jours, Flandre n'est plus rien qu'un songe.» Songe très «littéraire», et qui ne se rencontre d'ailleurs guère chez les auteurs de langue flamande: la Flandre de Guido Gezelle ou de Stijn Streuvels est beaucoup plus modérée, plus authentique. Le fait qu'un Verhaeren ou un Ghelderode parlaient d'elle en français leur accordait beaucoup de liberté, le décalage linguistique permettait le mirage. Flandre étant un mot talisman qui donnait le départ à la fantaisie créatrice. Aussi y a-t-il une Flandre personnelle de chacun de ceux qui l'ont évoquée et n'est-ce à coup sûr pas dans leurs oeuvres qu'il conviendrait de chercher une image de la Belgique d'aujourd'hui, ni même de ce que purent être la Flandre des comtes et des communes, ou la Lotharingie des ducs de Bourgogne, ou même les Pays-Bas de Charles Quint et de PhilippeII. Mais, de l'histoire littéraire les mythes des poètes font légitimement partie. Ce fut indubitablement un rêve esthétique valable que ce curieux forçage de couleurs et son exploitation aux fins de l'expression à demi factice de tempéraments et de sentiments eux-mêmes un peu sollicités. Pièce importante à conserver dans le dossier «écrivains français de Belgique», et, après tout, dans le dossier d'ensemble de la littérature française. Les comparatistes pourront y observer une floraison un peu folle et tardive du vieil arbre d'illusion dont Herder et Walter Scott sont les racines, et dont le tronc porta notamment certaines pages de Michelet et Notre-Dame de Paris.
Avec la relève wallonne, on sort indubitablement de ce romantisme symbolico-expressionniste si bien fait pour attirer l'attention. Quelles qu'en soient les raisons, les Wallons s'étaient peu montrés jusque-là (à peine pourrait-on citer un Octave Pirmez, ce sous-Amiel), ou bien ils se confinaient dans le lyrisme intime et l'étude régionaliste. Après 1918 ils se manifesteront davantage, en même temps que l'évolution politique détournera de plus en plus les écrivains de naissance flamande de s'exprimer en français. Qu'apportent les Wallons? Plus de mesure assurément, une introspection plus exacte et partant moins dramatique, le goût des réalités quotidiennes, la sobriété du style, en poésie le retour fréquent au mètre classique et à un vocabulaire moins excessif, un lyrisme d'écoute et de notation plutôt que de proclamation et de grands décors. Une telle littérature a certes les moyens de retenir, encore faut-il qu'on veuille bien lui porter attention. De tels écrivains ne vont pas vers le public, mais l'attendent. En partie parce que leur situation effacée par rapport à la littérature venant de Paris les décourage de rivaliser avec elle, ils créent de plus en plus pour eux-mêmes et pour quelques amis. C'est sans doute la raison pour laquelle, dans ce milieu de siècle, la littérature française de Belgique s'est vouée surtout à une poésie qui reste assez loin des hermétismes nouveaux, ou à un genre de narration qui a peu de rapports avec les formes sur lesquelles se porte aujourd'hui en France la dilection de la critique. Comment s'étonner que reste dans sa pénombre un peu déçue une littérature qui se fait selon son goût à elle et ses nécessités internes sans se mouler sur l'attente qu'on pourrait avoir d'elle et sans fournir de matière facile à la publicité, cette reine contemporaine? Tout cela maintient certes une particularité belge, mais une particularité qui peut être perçue comme celle du démodé.
Provinciale donc, cette littérature? Il convient de voir dans la Belgique actuelle une réserve plutôt qu'une province.


2. Une littérature sans écoles

Le «Thyl Ulenspiegel» de Charles De Coster

La première oeuvre qui ait vraiment compté est le roman-poème de Charles De Coster (1827-1879). Curieuse épopée en prose qui, dans le troisième quart du XIXe siècle, a tenté une synthèse tout à fait personnelle du réalisme et du romantisme. Énergique et frais, le «rêve flamand», coulé en un français savoureux, y a plutôt couleur que truculence. La gravité et la vigueur y restent pures, et le tragique y alterne avec l'humour dans un contrepoint équilibré. Il n'est peut-être pas inutile d'indiquer que l'ascendance de l'écrivain était mi-flamande, mi-wallonne, et qu'il ne vécut jamais en Flandre. Ami des peintres, grand lecteur de Rabelais, il s'était intéressé au folklore flamand, qui lui avait donné la matière d'un recueil de style réaliste et archaïsant, les Légendes flamandes (1858). Dans les années qui suivirent il écrivit ses Aventures héroïques, joyeuses et glorieuses d'Ulenspiegel et de Lamme Goedzak au pays de Flandre et ailleurs. Le livre parut en 1867, puis fut de nouveau publié deux ans plus tard avec une préface fantaisiste, la «préface du hibou».
Le sujet est double: cela démarre comme l'histoire anecdotique d'un joyeux drille, mais bientôt, sans quitter celui-ci, on bifurque vers les bûchers et les combats d'un siècle tragique et Walter Scott se tresse à Rabelais sans que cela fasse tort à une complexe et attachante unité de ton, de coloris et de sentiment.
D'où venait ce Thyl Ulenspiegel (dont De Coster a quelque peu euphonisé le patronyme)? Au début du XVIe siècle, la traduction flamande d'une compilation d'origine rhénane avait introduit et popularisé dans les Pays-Bas le type et le caractère de ce farceur allemand. On lui invente un tombeau à Damme, près de Bruges, et c'est là que De Coster fera naître son héros, dont il placera l'existence au temps des persécutions religieuses et de la révolte des «gueux» contre le pouvoir espagnol. Car il y a dans le récit tout un aspect historique que passionne d'ailleurs une perspective d'anticléricalisme moderne, et le germe fécond de l'ouvrage a été la rencontre de ces deux sources: un recueil de farces populaires et les ouvrages des historiens. Greffer ainsi l'histoire et la passion politique, choses tragiques, sur un fond de facétie et de vitalité rustique, et envelopper le tout dans la poésie d'un paysage et d'un climat, voilà qui ne pouvait être le fait que d'un écrivain doué d'une imagination extrêmement vivante et d'un remarquable doigté d'artiste. Une de ses réussites a été de servir son plat flamand à la sauce d'un français du vieux temps, poivré çà et là de quelque terme germanique qui donne l'exotisme.
Ulenspiegel est un ouvrage que la sympathie inspire mais qui mise de toute évidence sur un style. Style très consciemment conçu et travaillé, qui fait reluire sans la trahir la simplicité populaire, et qui sera assez souple pour passer sans accroc, quand le sujet le demandera, d'un verset de ballade à une prose plus abondante et plus dramatique, quitte à revenir ensuite au verset bref et serré qui reste la trame rythmique, le pas de route du récit-poème. Le mouvement des aventures s'entrelace à la succession tranquille des saisons, car ce livre est une image de la vie humaine dans ce qu'elle a d'instable à cause des hommes, de stable à cause de la nature. Contrepoint aussi de la vie quotidienne et de l'histoire, puisque les personnages s'appellent aussi bien PhilippeII et le Taciturne que Lamme, Nele ou Katheline. De Coster a fait de ce Thyl emprunté une véritable création, unissant en lui l'espiègle tricheur au héros généreux et conscient, en en faisant aussi un amoureux et un poète. Bien qu'il ne soit à aucun degré un don Quichotte, il voyagera accompagné d'un Sancho, ce bon Lamme Goedzak qui est la figure replète et douillette du peuple de Flandre, alors que Thyl en est la figure aiguë, enthousiaste et sarcastique.

Le groupe de la Jeune Belgique

De Coster mourra sans avoir connu le mouvement d'éveil littéraire des années quatre-vingt, représenté principalement par le groupe et la revue La Jeune Belgique. Les manuels belges ne tarissent pas sur cette glorieuse épiphanie, et surtout sur Georges Rodenbach (1855-1898) et Albert Giraud (1860-1929). On connaît la grâce élégiaque du premier. Son roman Bruges-la-Morte fut célèbre, et l'on retrouvera des échos de sa mélancolie aussi bien chez les crépusculaires italiens que chez les symbolistes russes ou chez un postsymboliste de France comme Samain. Vaporeux comme Verlaine, il a dans ses meilleures pièces une lucidité cristalline qui doit quelque chose à Mallarmé, et en cela, il annonce les Clartés un peu mystérieuses du Wallon Albert Mockel. Quant à Albert Giraud, très admiré en son temps, ce fut un parnassien solide et le chef de file du groupe. On peut rapprocher de lui Fernand Severin, plus sensible cependant, touche de préraphaélisme, et dont le vers musical et pur a la fermeté des stances de Moréas. Mais l'époque avait été envahie par deux grandes oeuvres et deux grands noms: Émile Verhaeren, Maurice Maeterlinck. Serres chaudes et les recueils de la première phase verhaerénienne ont opposé au parnassisme de Giraud et de ses amis l'apparition d'un symbolisme belge qui ne manquait ni de suggestivité ni de vie. Or le symbolisme belge est fort riche, et les noms moins connus d'Albert Mockel, de Charles Van Lerberghe et de Max Elskamp méritent qu'on s'arrête à eux.

Albert Mockel

Avec Mockel (1866-1945) apparaît Liège, et avec Liège l'Ardenne, les bois, la sensibilité musicale du Wallon. Wallonie est le nom qu'il donna à une revue où collaborèrent tous les symbolistes de Paris et qui est devenu aujourd'hui celui de la Belgique francophone. Lui-même, Rhénan aéré par l'Ardenne et tenté par le Midi, se situe à une limite très délicate, et c'est sans doute cette délicatesse qui, le rendant compréhensif aux nuances diverses de la nouvelle école, l'ouvrant à ses courants et l'invitant à fixer les points communs de son effervescence, a assuré le succès assez extraordinaire de ces cahiers du Nord dont la place reste marquée dans l'histoire de la grande mutation moderne du lyrisme.
Le symbolisme, à certains égards, est né d'une analyse du fait poétique. Mockel en a pris sa part dans ses Propos de littérature où il parle de Régnier et de Vielé-Griffin, dans ses études sur Mallarmé et sur Van Lerbergh. À le lire, le symbolisme devient une chose presque précise, en tout cas soigneusement fondée sur une méditation dont on dira qu'elle était philosophie esthétisante plutôt qu'esthétique de philosophe. Dans la pratique de sa propre poésie il a suivi sa spontanéité sensible, et en cela il se révélait bien wallon. Sa sonorité ne cherche pas à être imitative des choses mais suggestive des climats intérieurs. Voulant traduire le flux de l'âme, il a fait confiance aux frémissantes souplesses du vers libre. Après Chantefable un peu naïve et Clartés, il a évolué vers une technique qui, sans abandonner la finesse sonore et l'émotivité du rythme, se rapprochait peu à peu des régularités traditionnelles. Dans La Flamme immortelle (1924), cette intelligente symphonie dédiée à l'amour, l'ancien animateur de la Wallonie était presque entièrement sorti du symbolisme.

Charles Van Lerberghe

C'est aussi dans le pays wallon que le Gantois Charles Van Lerberghe (1861-1907), après avoir fait le tour de l'Europe, rencontra le décor prédestiné de son lyrisme: sa Chanson d'Ève, qui fut en son temps un événement de la poésie française, avait été achevée en 1904 dans la vallée de la Semois. Avant cela Van Lerberghe avait ouvert la voie au théâtre symboliste par son acte Les Flaireurs et publié en 1898 un volume de poèmes diaphanes et tremblants qui porte le titre significatif d'Entrevisions. Un poème, disait-il, «ne me plaît tout à fait que lorsqu'il est à la fois d'une beauté pure, intense et mystérieuse», et il ajoutait avec sa merveilleuse modestie: «C'est dans ce domaine que je tâtonne.» C'est que la vie, pour la sensibilité de ce poète, est un rapport ondoyant entre une subjectivité en attente et un monde qui à demi-mot lui répond, tangence effleurante du moi plein de ferveur timide et d'un dehors prêt à perdre sa nature étrangère. Le recueil des Entrevisions contient quelques merveilles de poésie toute pure, à peine palpable. On y voit poindre plus d'un des thèmes que rassemblera l'oeuvre de maturité. En même temps le vers lerberghien y avait fait ses gammes, et le poète pouvait déjà se définir à lui-même sa poésie: «un brouillard de lumière». Mais ce qui permettra la cristallisation en un seul symbole de toute la sensible spéculation en suspens sera une certaine image de femme. Cette image, il en a cherché longtemps le modèle chez telles jeunes filles rencontrées au fil de ses voyages, mais le critique Henri Davignon a pu dire: «À la fin, il fait de méprises successives la gloire de la seule Ève à laquelle il a cru, pour l'avoir inventée.» Quant à son paradis, nous avons vu que c'est un val d'Ardenne qui lui en a donné, non assurément le détail, mais le vaporeux rayonnement: «Souvent, dit-il, il me faut coudre avec du fil blanc un peu d'eau à un bout d'aube ou une flamme à un pan de vent.» Car Van Lerberghe est un Ariel.
La Chanson d'Ève, c'est musical, chatoyant d'une richesse d'images dont chacune reste sobre, le monologue de l'âme humaine devant le monde. À travers l'émerveillement un peu perdu du faune mallarméen y passent les questions et les alarmes, la dialectique dedans-dehors de la Jeune Parque; mais dans cette modulation qui va de l'émerveillement au désespoir, rien n'est violent et le pessimisme même a sa grâce de joie. En vérité c'est là un poème philosophique qui en même temps exprimerait la tonalité sensible d'un être. Et la symphonie aux mouvements admirablement conduits se résoudra en une cadence des plus classiques dans le miraculeux diminuendo de la mort d'Ève.

Max Elskamp

L'âme de Max Elskamp (1862-1931) ressemblait certes un peu à celle de Van Lerberghe, elle aussi était fraîche et sensible, mais la nature artistique du poète anversois le poussait plutôt à s'exprimer non en pureté mais en naïveté. Il n'a pas la profondeur spéculative du penseur de La Chanson d'Ève, mais il a vécu un drame intérieur qui se révélera surtout dans sa deuxième période de création. Sa poésie est une longue chanson à petite voix, et chez lui plus que chez tout autre on peut dire que c'est le ton qui fait la chanson. Dès Dominical (1890), le poète dit la couleur de ce qui peut le rendre heureux: les dimanches, les cloches, les joies humbles, l'amour; c'est un Francis Jammes plus nerveux, subtil dans sa simplicité apparente, et qui demanderait à l'ellipse, au rythme populaire, à une oralité délicieusement archaïsante la transposition de l'aveu en une poésie. Pourtant la mélancolie s'insinue bientôt dans l'élan joyeux. Elskamp voit la vie comme une suite de jours, de semaines et de saisons, pans de joie et de peine commençant, finissant et recommençant sans trêve. Le temps, le lieu, la bonté, voilà des thèmes de ce «moi» qui tout naturellement s'identifie au «nous» pour chanter l'almanach intime des gens de son pays. Verhaeren a dit, de En symbole vers l'apostolat, que c'était un livre que François d'Assise aurait oublié d'écrire. Tout cela donnera son ultime et tendre flambée dans La Chanson de la rue Saint-Paul. Cette première phase évoquait un monde en rond, «un pays comme Dieu le veut», et en même temps faisait à petites touches le portrait d'une âme. Mais que va-t-il arriver à cette âme? Dans la seconde suite de ses recueils, le poète ne dira plus ce qu'il souhaitait de la vie, mais ce que la vie a fait de lui. Elle en a fait d'abord en 1914 un exilé, dont la plainte amère et douce, encore liée à l'aventure de son peuple, inspire Sous les tentes de l'exode (1921). Ensuite, Chansons désabusées et Aegri somnia (posthume, 1933), d'autres recueils encore, feront entendre l'élégie d'un destin personnel fait de déréliction, de tête-à-tête avec soi-même et d'une longue nostalgie. La confiance a été trompée, mais le désabusement va se chanter sur les mêmes rythmes et selon le même intimisme sincère que jadis la foi ingénue. Dépouillement, nudité, jaillissement direct continuent à donner un son très humain à ces récapitulations désolées, à cette comptabilité de l'âme, à ces «regrets Villon» qui n'en finissent plus. Il y a sans doute dans la littérature universelle des poésies plus serrées, plus ornées, plus riches de sens comme de son, mais sans doute n'existe-t-il pas une oeuvre où l'auteur soit plus présent à chaque mot, entre les mots, dans la lancée même du rythme.

Poètes et prosateurs d'aujourd'hui

Le courant lyrique

Parmi les poètes apparus dans l'entre-deux-guerres, il faudrait distinguer d'Odilon-Jean Périer (1901-1928), mais aussi de René Verboom, Pierre Nothomb, Roger Bodart, Maurice Carême, Géo Norge, Jean Tordeur... Mais il ne s'agit pas de glisser au palmarès, et nous nous limiterons à deux figures, fort différentes l'une de l'autre mais que recommande également leur valeur d'authenticité: Armand Bernier et Marcel Thiry.
Le charme de l'oeuvre d'Armand Bernier, dont l'essentiel a été réuni sous le titre Le Monde transparent (1956), réside dans la continuité et la cohérence sensible de sa coulée. Une émotion méditante n'a cessé de la conduire dans une nudité d'expression tout à fait remarquable. «Je ne puis lire une oeuvre d'Armand Bernier, a dit Marcel Arland, sans être frappé tout ensemble par la pureté harmonieuse de sa voix et par sa ferveur.» Jules Supervielle lui aussi a beaucoup aimé ce poète en qui il pouvait reconnaître quelque chose de fraternel. À travers de multiples étapes, une âme a cherché l'équilibre et s'est construit peu à peu une vue d'univers. Aux «quatre songes pour détruire le monde» succèdent et répondent «les vergers de Dieu» puis «la famille humaine», et enfin tout se c
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1. Le choc de la guerre

Le 4 août 1914, les Allemands envahissent la Belgique pour atteindre plus sûrement la France. Ils ne réussiront jamais à forcer la capitulation de l’armée belge, qui tient quatre longues années dans les tranchées de l’Yser. Dès la libération, la reconstruction du pays recommence, inaugurant paradoxalement une décennie de prospérité économique (les « années folles ») que vient interrompre la crise mondiale de 1929. La réduction de l’activité industrielle engendre alors un chômage qui s’accroît de façon inquiétante jusqu’en 1934. C’est l’année suivante seulement que l’économie du pays commence à se redresser, ce que symbolise l’Exposition de Bruxelles de 1935. Entre-temps, l’Europe assiste impuissante à la montée des fascismes : l’Allemagne quitte la Société des Nations en 1933, la Belgique elle-même connaît l’inquiétant succès d’un Léon Degrelle. Redoutée ou déniée, l’approche d’une nouvelle guerre est de plus en plus inéluctable.
La Belgique de l’entre-deux guerres se retrouve devant plusieurs problèmes non résolus en 1914. Le suffrage universel sans restriction (sauf pour les femmes) est instauré en 1919. Grâce à une égalité politique enfin complète, les socialistes envoient à la Chambre de nombreux députés, et participent à plusieurs gouvernements, ce qui permet d’améliorer considérablement le sort du prolétariat. Quant à la question linguistique, elle entre dans une phase décisive, grâce à la majorité flamande du Parlement : ainsi la flamandisation de l’université de Gand est-elle votée en 1930.

Sur le plan culturel, le choc moral provoqué par la guerre ébranle les modèles et les convictions qui dominaient l’avant-guerre. Deux phénomènes se sont produits durant le conflit : le pacifisme internationaliste (avec en France Romain Rolland, René Arcos, etc. Et en Belgique Clément Pansaers, Frans Masereel, etc.) qui contrarie le patriotisme officiel ; et surtout le communisme, victorieux en Russie avec la Révolution d’Octobre 1917. C’est pourquoi, de 1918 à 1939, deux grands tendances intellectuelles dominent :

-le rejet du monde d’avant-guerre et de ses valeurs, puisque c’est lui qui a « produit » le conflit et son cortège d’horreurs. La volonté d’instaurer une culture nouvelle prend deux directions distinctes, qui parfois se combinent entre elles :
a) esthétique (modernisme et surréalisme inspirent des formes radicalement neuves) ;
b) b) idéologique et politique (développement de la littérature engagée, du courant prolétarien).
-la reprise de formules « traditionnelles » (surtout dans le roman), mais au service de thèmes qui manifestent une profonde inquiétude quant à l’homme, à son identité, à son avenir : hantise de l’enfance, expérience de la folie, etc.


2. Esprit Dada et modernisme

De décembre 1917 à mai 1918 (soit encore en pleine guerre), à La Hulpe, Clément Pansaers édite un mensuel appelé « Résurrection », à teneur à la fois expressionniste, antimilitariste et internationaliste. On y trouve mêlés des textes d’écrivains allemands, belges et français, une étude de Pansaers sur « la littérature jeune allemande », etc. Après le n° 6, l’occupant interdit d’ailleurs la revue, tandis qu’à l’Armistice, son animateur est inquiété par des compatriotes zélés. Bien que son audience soit restée très limitée, « Résurrection » inaugure en Belgique la profonde mutation littéraire et artistique des années 20. Dès 1919, Pansaers écrit à Tristan Tzara pour lu signifier son adhésion au mouvement Dada.

La guerre finie, se développe à Anvers une intense activité intellectuelle qui se concrétise en 1920 par la naissance des revues « Lumière » (Roger Avermaete) et surtout « Ca ira » (sous l’impulsion de Paul Neuhuys). Sous ce titre « révolutionnaire » s’affaire une avant-garde quelque peu disparate, unie davantage par ce qu’elle rejette que par ce qu’elle poursuit. Le n° 16 (novembre 1921) est resté le plus célèbre : mené par Pansaers, intitulé « Dada - Sa naissance -sa Vie – sa mort », il fait le bilan du mouvement. « A plusieurs dadaïstes manquait certainement un critérium clair et net. Ne sachant pas très bien ce qu’ils voulaient, ils étaient entraînés dans le courant, qui essaya de rétablir l’ancien équilibre de 1914. Ils proclamaient la négation et passant à l’affirmation pour eux-mêmes, ils le faisaient à la remorque de Gide ou vaguement de Stéphane Mallarmé. Dada n’était plus, en dernière analyse, que Tam-Tam-Réclame » (p. 15).
Au même moment, Franz Hellens lance à Bruxelles les « Signaux de France et de Belgique », qui en 1925 prend le titre célèbre « Le Disque vert ». De tendance moins subversive que les prédécesseurs, ce périodique d’un excellent niveau se montre attentif à des phénomènes typiquement modernes, consacrant par exemple des numéros spéciaux à Charlot, à Freud, au suicide. Il constitue d’autre part un important trait d’union entre la France et la Belgique (on y trouve les noms d’André Malraux, de Jean Paulhan, de Jean Cocteau, de Blaise Cendrars, etc.), activant ainsi les indispensables échanges entre écrivains également soucieux de renouvellement. En 1923, Michaux en devient co-directeur.
Plusieurs autres publication littéraires et/ou artistiques voient le jour en cette période, lui assurant un dynamisme qui rappelle –le contenu excepté- celui des années 1880-1890. Toujours en 1921, Paul Vanderborght lance « La Lanterne sourde ». De 1922 à 1929, les frères Bourgeois dirigent avec Pierre-Louis Flouquet « 7 Arts », d’inspiration constructiviste, mais dépourvu de toute volonté d’engagement. Son titre le suggère, la revue milite seulement pour l’interpénétration des différentes pratiques artistiques et littéraires, et défend une conception de la poésie qui allie la rigueur et la sensibilité.
Bien entendu, les revues ne sont pas les seules en ces années 20 à proclamer le désir de renouveau né de la guerre. Il y a des récits provocants de Clément Pansaers « Pan Pan au Cul Nu du Nègre » (1920), « Bar Nicanor » et « Apologie de la paresse » (1921), le recueil « Salopes » et les collages de Paul Jostens, fortement marqué par le dadaïsme. Il y a d’autre part une série de plaquettes poétiques qui ne relèvent pas d’un courant particulier, mais témoignent d’une volonté commune de modernité –et qui, pour ce motif, peuvent se regrouper sous le terme générique de « Modernisme ». Ainsi « Le canari et la cerise » (1921° et « Le Zèbre handicapé » (1923) de Paul Neuhuys. « Des fragments du monde vivement colorés s’y trouvent (…) évoqués au gré de la fantaisie de l’écrivain, de même que des personnages aimés ou moqués, ou encore des bribes qui semblent toujours prêtes à dériver on ne sait quel inattendu » (Paul Emond) ». Plus classiques de facture, les poèmes de Norge ou d’Odilon-Jean Perier reflètent bien l’esprit du temps : poursuite vaine d’un idéal de pureté, rejet de ce qui est vil, étriqué, hypocrite. Mais là où Périer chante le décor citadin, avec ses toits et sa luie (« Notre Mère la ville », Norge évoque un désir d’évasion et de vérité inextinguible (27 poèmes incertains », 1923 ; « Plusieurs Malentendus », 1926.
Autre recueil caractéristique de l’époque : « Jazz-band », de Robert Goffin (1922), où perce nettement l’influence d’Apollinaire, de Cendrars.

Je me souvins jadis de chants d’église
Et ce soir j’écoute le jazz-band
Qui est le plus beau Te Deum du monde
Des nègres hurlent de tous leurs instruments
Et le jazz-drummer derrière son tambour
Est simple ainsi que Diogène.

Sans doute beaucoup d’autres titres pourraient-ils encore être cités, tels « La Courbe ardente », de René Verboom (1922). Il en est au moins un dont il faut souligner l’importance, notamment parce qu’il inaugure une carrière littéraire exceptionnelle : « Les rêves et la jambe », d’Henri Michaux (1923). Beaucoup des œuvres que nous avons qualifiées de « modernistes », il faut le souligner, sont éditées par « Ca Ira » ou « Le Disque vert », qui ne se contentent pas d’être des revues, mais construisent des foyers d’intense activité, où les rencontres et les discussions contribuent à former ce qui a manqué si souvent en Belgique : un milieu littéraire.



3. A l’enseigne du surréalisme

C’est dans le mouvement surréaliste que va, comme en France, se manifester de la manière la plus « organisée » le rejet de la culture et de l’esthétique traditionnelles. Il apporte sur la scène artistique et littéraire une cohérence théorique, une « logique » que les autres tendances novatrices, plus anarchiques, ne possèdent pas ou ne souhaitent pas. En 1919, André Breton, Louis Aragon et Philippe Soupault créent la revue « Littérature » où paraît le premier texte surréaliste, « Les Champs magnétiques ». Quant à la Belgique, il faut mettre en évidence une œuvre de Frans Hellens qui paraît en 1921 : « Mélusine ».

Sans être véritablement surréaliste, ce roman surprenant (seul antécédent peut-être qu’on puisse lui donner : « Impressions d’Afrique », publié en 1910 par Raymond Roussel) introduit dans le récit des éléments prémonitoires : le discontinu, la prédominance du rêve, l’image incongrue. Ainsi le tableau célèbre :

Après quelques heures de marche, nous aperçûmes une chose inattendue dans le vide accoutumé du désert. Devant nous se dressait une imposante cathédrale à deux tours carrées, sombres, presque noires. de loin, on pouvait la croire toute entière en bronze massif. Les rayons du soleil africain, avant de disparaître, embrasèrent un moment l’édifice.

Il faut attendre 1924-1925 pour qu’apparaissent les premières (et discrètes) manifestations surréalistes : une série de tracts intitulés « Correspondance », œuvre conjointe de Paul Nougé, de Camille Goemans et de Marcel Lecomte. Ce trio bruxellois est dominé par la forte personnalité de Nougé, communiste de la première heure, ami de René Magritte, esprit d’une rigueur et d’une profondeur remarquables, et dont le style à la fois lapidaire et légèrement énigmatique donne à ses textes polémiques un intérêt littéraire quasi supérieur à ses autres écrits.

Regarder jouer aux échecs, à la balle, aux sept arts nous amuse quelque peu, mais l’avènement d’un art nouveau ne nous préoccupe guère.
L’art est démobilisé par ailleurs, il s’agit de vivre. Plutôt la vie, dit la voix d’en face.
Nous poursuivions notre promenade, au passage délivrant de nos propres pièges quelques différences.
(« Correspondance », 22 novembre 1924).

Dispersés dans des publications confidentielles et devenus introuvables, les textes de P. Nougé sont restés longtemps inaccessibles. Grâce à Marcel Marien, ils ont été rassemblés et publiés, principalement dans deux volumes intitulés « L’expérience continue » et « Histoire de ne pas rire », où se traduisent les grandes préoccupations de l’écrivain : volonté de l’effacement de l’auteur, attention extrêmement perspicace au langage et à ses pouvoirs, refus de faire œuvre de « littérature », goût pour les aphorismes et les jeux de mots.
De telles options le montrent, les surréalistes bruxellois gardent leurs distances à l’égard de leurs homologues parisiens. Jamais ils n’adopteront les dogmes « bretonniens » de l’écriture automatique ou des hasards objectifs. Ainsi Camille Goemans, dont le recueil « Périples » paraît au Disque Vert en 1924, « La Lecture élémentaire » en 1929, etc.

Paysage fuyant
mobile comme l’eau
un arbre sous un arbre a fait un bond d’écume
les feuilles ont découvert les barques
et l’abîme l’abîme.
(La lecture élémentaire ».

Ainsi encore Marcel Lecteur, écrivain plus marginal qui ne se considère pas vraiment comme surréaliste, et dont les récits insolites en effet ne relèvent pas de cette école : « Applications » (1925), « L’homme au complet gris clair » (1931, « Les minutes insolites » (1936), « Le vertige du réel » (1936). Dans toutes ces nouvelles se joue un scénario privilégié : à force d’une attention extrêmement minutieuse aux détails les plus infimes de son environnement, le héros en arrive à découvrir une face cachée de la réalité ordinaire et bascule irrésistiblement dans cet « autre monde ».

C’est en 1932, au moment où des grèves violentes agitent la région de Mons et de Charleroi, que se constitue à La Louvière un deuxième foyer surréaliste : le groupe « Rupture », mené par Achille Chavée, et dont l’engagement politique est le souci principal. Il connaît en 1935 une année particulièrement féconde : premier recueil d’Achille Chavée (« Pour cause déterminée ), premier (et unique) numéro de la revue « Mauvais temps », où l’on trouve parmi d’autres les noms d’André Lorent, De Fernand Dumont, de Constant Malva. L’année suivante, Chavée s’engage dans les Brigades Rouges Internationales, tandis que deux recueils de lui paraissent aux éditions « Rupture » : « Le Cendrier de chair » et « Une fois pour toutes » (1937). Bien que moins connu, F. Dumont reste l’écrivain le plus attachant du surréalisme hennuyer, avec notamment « La région du cœur » (ensemble de tris contes paru en 1939). Il est en tous cas celui qui a le mieux assimilé et appliqué le « programme » littéraire défini par Breton, sans abdiquer toutefois sa sensibilité personnelle.


4. L’engagement de gauche

On l’a vu, l’engagement politique préoccupe beaucoup des écrivains qui se rattachent au dadaïsme, au modernisme et au surréalisme; pour être complet, il faut signaler dans les années 30 un certain nombre de groupes, de revues et d’œuvres qui, sans s’intégrer à l’un des courants précités, témoignent de l’aspiration à une littérature engagée, d’inspiration prolétarienne. C’est le cas pour la revue « Prospections », fondée en 1929 par Charles Plisnier et Albert Ayguesparse ; pour le « Front Littéraire de Gauche », instauré à Bruxelles le 24 juin 1934, où figurent les mêmes, Constant Malva, etc. Bien que relativement éphémères, ces créations manifestent une inquiétude partagée, qui sans doute doit être mise en relation avec la montée du fascisme dans l’Europe de l’époque.
Les œuvres les plus durables de ce courant sont sans conteste les romans de Charles Plisnier. Et d’abord « Mariages » (1936), tableau d’une société bourgeoise où la loi du profit aboutit à écraser les aspirations profondes de l’individu. Maus aussi « Faux passeports » (1937, recueil de nouvelles où sont évoquées diverses figures de révolutionnaires, et pour lequel la presse est encore plus élogieuse que pour « Mariages ». Plisnier reçoit à cette occasion le prix Goncourt.

Dans le même ordre de préoccupations, mais avec beaucoup moins de netteté idéologique, «Ma nuit au jour le jour », de Constant Malva (1938). Saisissant dans sa simplicité, ce « journal » décrit le travail au fond de la mine –accompli dans des conditions telles que, même dépeintes sans acrimonie particulière, elles constituent une sévère dénonciation de l’exploitation capitaliste.

En politique, parut en 1933 l'important ouvrage de Henri de Man "L'idée socialiste", un exposé sur la philosophie de l'histoire et du socialisme.



5. L’avant-garde dans l’isolement

De même qu’ Emile Verhaeren fut un « inclassable » pour son époque, l’entre-deux guerres voit s’accomplir une œuvre qui ne peut être rattachée à aucune autre : celle d’Henri Michaux. Ecrivain d’une originalité irréductible, comme en témoignent « Fable des origines » (1923), et surtout les premiers grands recueils édités à Paris : « Qui je fus » (1927), « Ecuador » (1929), « Mes propriétés » (1929), « Un barbare en Asie » (1933).

Sous-titré « Journal de voyage », « Ecuador » témoigne tout particulièrement des choix qui caractérisent, dès ce moment, le travail de Michaux : une exigence d’absolu, poursuivie au travers des aventures les plus risquées (en l’occurrence, une épuisante traversée de l’Amérique du Sud, des Andes à l’embouchure de l’Amazone) ; un mépris pour l’indigente « réalité » des choses, à quoi le narrateur préfère les pouvoirs mal explorés de l’univers mental ; l’image inquiétante du corps morcelé ; la diversité des registres stylistiques, qui alternent dans le texte, le poétique prenant le relais du narratif.

Ce n’est qu’un petit trou dans ma poitrine,
Mais il y souffle un vent terrible,
Dans le trou il y a haine (toujours), effroi aussi et impuissance,
Il y a impuissance et le vent en est dense,
Fort comme les tourbillons.



6. Le populisme et alentour

Le populisme, qui cherche à décrire de façon réaliste la vie quotidienne des gens du peuple, est un courant littéraire et artistique sans frontières très nettes. Pour nous en tenir à la Belgique, il est certain qu’il a partie liée avec le régionalisme et avec la littérature prolétarienne, auquel on l’assimile quelquefois. Ce qui caractérise les récits populistes, c’est bien entendu l’évocation des humbles et même de la misère (son expression extrême : le « misérabilisme »), mais en l’absence de tout réquisitoire, de toute revendication. Là où le courant prolétarien implique l’insertion dans un combat essentiellement collectif, le populisme n’envisage que des destinées individuelles, et se complaît souvent dans un fatalisme qu’éclairent quelquefois l’une ou l’autre lueur d’espoir.
En premier lieu, il faut citer les livres attachants de Neel Doff, romancière dont l’enfance s’est déroulée à Amsterdam dans une misère noire ; dès avant la guerre, elle l’avait racontée dans « Jours de famine et de détresse » (1911). « Keetje » paraît en 1919, « Keetje trottin » en 1921- sans doute ses meilleures œuvres, scandées par les images de la faim, de la prostitution, de la cruelle dureté des nantis à l’égard des miséreux, mais aussi par une indomptable confiance dans la vie. Paru en 1926, « Campine » évoque la période où, ayant trouvé l’aisance, elle vient en aide aux frustes paysans d’une Campine arriérée.

Bien que le ton y soit plus caustique et l’univers plus égocentrique, ce sont un peu les mêmes thèmes que l’on découvre dans deux romans d’André Baillon : « Histoire d’une Marie » (1921) et « En sabots » (1922). Largement autobiographiques, ces deux récits évoquent la vie de la prostituée un peu naïve mais généreuse que Baillon épouse en 1902 ; puis leur existence campagnarde en Campine, où l’écrivain s’était passagèrement essayé à l’élevage des poules. Ce qui retient particulièrement l’attention, c’est le mélange d’extrême simplicité et d’humour parfois grinçant avec lesquels sont relatés les péripéties les plus quotidiennes, comme si l’auteur se tenait constamment à distance de sa propre histoire.

Plus dur est « La Bêtise », de Constant Burniaux (1925), où sont mis en scène avec un vérisme quelque peu expressionniste les enfants des quartiers misérables d’une grande ville –souvenir de l’époque où l’écrivain était instituteur dans les Marolles bruxelloises. On retrouve dans « Une petite vie » (1929) l’alternance imprévisible du narrateur entre une ironie cruelle et une compassion attendrie pour les déshérités, dont tout l’universel moral se ramène en une sentimentalité « bête ».

Mais le monde de la ville (le côté pauvre et âpre de la ville), s’il est en effet le thème préféré des romans populistes, cède parfois la place à celui du travail manuel. Témoin « Le village gris » de Jean Tousseul (1927), croquis de la vie campagnarde au pays des carrières, avec ses bonheurs et ses petits drames, mais qui frôle souvent la sensiblerie. Ce défaut est absent des deux livres de Constant Malva « Histoire de ma mère et de mon oncle Fernand » (1932), et « Borins » (1935), témoignages d’un ton sobre et d’autant plus saisissant sur les conditions d’existence dans le Borinage.

Beaucoup d’autres titres pourraient trouver place dans cette rubrique. Mais il faut bien reconnaître que, comme pour le régionalisme, il s’agit d’un genre dont les potentialités littéraires ne sont pas renouvelables à l’infini. Et qui, lui aussi, offre une fâcheuse propension au pitoyable et au larmoyant. Comme les chansons de la même eau, les récits populistes se contentent souvent d’émouvoir à peu de frais, et seules méritent d’être retenues les œuvres qui comportent autre chose que des clichés factices. A cet égard, il faut mentionner les premiers romans de Georges Simenon, tels « Pietr-le-letton » (1929, première apparitions du commissaire Maigret, ou « Le testament Donadieu » (1936). Certes, l’intrigue est ici pour l’essentiel de nature « policière ». Mais les décors et les personnages de Simenon sont le plus souvent tirés des quartiers et des milieux populaires imprégnés de grisaille et de malchance.

En 1933, Robert Vivier publie « Folle qui s’ennuie », où il chante la vie modeste et tranquille des petites gens, mais sans atteindre la force des romans de Marie Gevers « La ligne de vie » (1937) et « Paix sur les champs » (1941. Ces récits dépeignent avec finesse et exactitude la fruste existence des paysans campinois au début du siècle, avec leur âpreté au travail et au gains, les mœurs brutales sinon primitives, l’importance des superstitions ; mais aussi, en dépit des obstacles, la victoire de l’amour et de la vie sur le passé maudit.


7. Naissance d’un théâtre

L’entre-deux guerres est aussi une période qui voit apparaître en Belgique un théâtre nouveau. Au début des années 20, pourtant, la situation n’est guère propice : divertissement mondain réservé à la bourgeoisie aisée d’une part, salles subventionnées pour les pièces à vocation « littéraire » d’autre part. Ce divorce se double d’un problème de création : les œuvres symbolistes d’un Maurice Maeterlinck sont déjà loin, le renouvellement de l’imaginaire et de l’écriture dramatiques paraît malaisé.

C’est dans cette ambiance que surgissent deux des plus grands dramaturges belges : Fernand Cromelynck et Michel de Ghelderode. Le premier se fait connaître avec « Le cocu magnifique », farce grinçante créée à Paris en 1920 : torturé par la jalousie, le héros préfère tout plutôt que l’incertitude, et offre sa femme à qui la veut, ce qui bien entendu a pour effet d’accroître son désespoir. Viendront ensuite « Les amants puérils » (créé en 1921), « Tripes d’or » (1925), « Une femme qu’a le cœur trop petit » (1934), etc. Ce qui caractérise le théâtre de Crommelynck, outre un sens aigu de la scène et du dialogue qui lui donne une vivacité hors-pair, c’est le mélange intime de comique et de gravité : les ressorts les plus secrets de l’âme humaine s’y révèlent d’une façon d’autant plus frappante au « sérieux » encombrant du drame psychologique –ce qui justifie la comparaison souvent faite avec Molière.

Tout autre est l’atmosphère qui se dégage des pièces de Michel De Ghelderode, dont les premières « grandes » apparaissent à la fin des années 20 : « Escurial » (publié en 1928, créé en 1929), « Barabbas » (créé en 1929, publié en 1931). S’y trouvent déjà les caractères spécifiques de l’univers ghelderodien : irréalisme carnavalesque, figures grotesques ou masquées qui sont autant de « types » et non de « personnages », présence constante de la mort allié à la bouffonnerie, mise en relief des instincts les plus élémentaires. La démesure est ici plus accentuée encore que chez Crommelynck, et rappelle quelquefois la farce moyenâgeuse. La faconde s’accroît encore dans ces chefs-d’œuvre que sont « Sire Halewyn » (1934), « Pantagleize » (1934), « La ballade du grand macabre » (1934), « Magie rouge » (1935), pièces qui feront scandale à Paris après 1945.

D’autres dramaturges, bien que d’une puissance et d’une originalité moindres, méritent d’être mentionnés : Henri Soumagne, avec notamment « L’autre Messie » (1924) et « Bas-Noyard », pièces à coloration étonnamment expressionniste. Et Herman Closson, dont le « Godefroid de Bouillon » (1933), au-delà de l’argument « historique, s’attache à dévoiler les motivations les plus secrètes des personnages.


8. A la recherche du « moi »

Cette période littéraire se constitue aussi, et à un titre nullement accessoire, d’une série de romans « psychologiques » : récits à base le plus souvent autobiographique, où le narrateur se livre à une difficile investigation autour de son « moi », et plus généralement à une quête de l’identité personnelle. De facture généralement plus traditionnelle, ces œuvres insistent notamment sur le rôle primordial et subconscient de l’enfance dans la formation de la personnalité, explicitant avec plus ou moins de netteté ce que les psychologues appellent le « roman familial ».

A cette tendance se rattachent plusieurs romans de Franz Hellens, surtout « Le Naïf » (1926), « Frédéric » (1935), « Les filles du désir » (1930). Ils manifestent plusieurs constantes caractéristiques de l’écrivain : la volonté de reconstituer les peurs, les rêveries, les fantasmes dont se nourrit et se construit l’imaginaire enfantin ; l’importance donnée à l’image (bienveillante ou non) de la mère, qu’il s’agira de retrouver en d’autres femmes, ; l’élargissement de la « réalité » pure et simple par le rêve, qui ouvre à la vie mentale son territoire illimité, à la fois exaltant et inquiétant.

Une place un peu latérale doit être faite à certaines œuvres d’André Baillon. Non tant aux écrits franchement autobiographiques de la fin de sa vie, comme « Le neveu de Mademoiselle Autorité » (1930) ou « Roseau » (1932), où la relation anecdotique nuit souvent au drame de l’aventure intérieure. Mais surtout aux œuvres qu’on pourrait dire « de la folie » : « Un homme si simple » (1925), « Délires » (1927), « Le perce-oreille du Luxembourg » (1928) : ici se révèle de la façon la plus nue l’intransigeance névrotique d’un héros pour qui le simple fait de vivre constitue une épreuve quasi insurmontable, et dont la seule défense réside dans cet humour grinçant qu’il dirige autant vers lui-même que vers on entourage.

Figure un peu comparable, Jean de Bosschère publie « Marthe et l’enragé » en 1927, « Satan l’Obscur » en 1933 : thèmes de l’adolescence révoltée dans une petite ville de province, du rejet dont souffre la jeunes infirme, de l’individualisme forcené qui répugne à toute forme d’hypocrisie sociale… Certes, il n’y a rien d’aussi amer dans « Madame Orpha », publié par Marie Gevers en 1933. Mais ce roman n’est pas aussi innocent qu’on le croit généralement. L’idylle entre Orpha (par ailleurs épouse d’un respectable fonctionnaire) et le jardinier Louis est vue par les yeux d’une fillette au seuil de l’adolescence : de par la personnalité du témoin, cette aventure banale est revêtue d’une dimension discrètement initiatique, la découverte par l’enfant de la réalité terrible et douce de la passion amoureuse.


Histoire de la littérature belge

I. 1830-1880 : Le romantisme embourgeoisé

II. 1880-1914 : Un bref âge d’or.

III. 1914-1940 : Avant-gardes et inquiétude

IV. 1940-1960 : Une littérature sans histoire

V. 1960-1985 : Entre hier et demain

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