Les éditions du Centre d’Art d’Ixelles
présentent
OGLALA
Gus Rongy
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Né à Liège, Gus Rongy est un auteur belge, qui a attendu l’âge de la retraite pour se lancer en littérature. De 1990 à nos jours, Gus a écrit une bonne soixantaine de nouvelles, publiées pour la plupart au Centre d’Art d’Ixelles et chez Publibook. Par ailleurs, mettant à profit son expérience de musicien de jazz, – il a fait partie de divers orchestres Dixieland de la capitale dans les années soixante –, il a publié deux romans, La boue du delta (1995), dont l’action se passe dans le sud des États-Unis à l’aube du vingtième siècle, et Les chemins interdits (1997), roman plutôt autobiographique, en tout cas tissé de souvenirs personnels. Dans ces deux cas romanesques, l’écrivain prouve qu’il est capable de longs métrages, qu’il a du souffle, qu’il a un sens aguerri de la fresque et que le romancier n’a en rien à rougir auprès du nouvelliste.
Chez le même éditeur :
- Thanatos : Jean Lhassa
- Le goût du malheur : Henri Vernes
- Les jours renoués : Robert Vandamme
- Fantasmagorie crétoise : Mikis Theodorakis
- Furya : Mythic
- Je ne suis pas une Lolita : Daniel Bastié
- Cosmopolyton : Jean Lhassa
- Zones d’ombres : Patrick Verlinden
- Douze ans, onze mois : Jean Lhassa
- Le journal de Morgane : Daniel Bastié
Extrait de l’ouvrage :
Le jobard
Tout a commencé à ma naissance. Il y a très longtemps.
Je suis né dans un chou. C'est une belle entrée en matière.
Ma sœur aînée, elle, était née dans une rose. Vous, les jeunes qui me lisez, vous vous dites que c'est le début d'un conte de fées, ce qui n'est plus tellement d'actualité, et vous vous désintéressez probablement de mon récit. Pas si vite ! Vous allez voir que c'était courant à mon époque, aussi absurde que cela puisse paraître.
J'y ai cru jusqu'à mes dix ans, ce qui était moins courant, même à mon époque. Mes parents n'ont rien fait pour me donner une autre explication. En ces temps reculés, il n'y avait pas de cours d'éducation sexuelle. Il n'y avait pas Internet et ses sites particuliers. Les brochures spécialisées circulaient sous le manteau. Je n'avais même jamais vu une femme enceinte.
Si, tout de même. Un jour − j'étais en troisième primaire −, ma mère et moi avions croisé une voisine qui projetait en avant un ventre monstrueux. Cette femme semblait souffrir d'une grave maladie qui la faisait enfler dans des proportions inhabituelles.
J'ai interrogé ma mère, qui a paru gênée tout à coup, comme si la maladie de cette pauvre femme était tellement effroyable qu'on ne pouvait pas en parler aux enfants. Elle a répondu avec réticence que cette dame attendait un bébé. Et comme j'ouvrais la bouche pour solliciter quelques explications complémentaires, elle m'a dit très vite : « Tu comprendras plus tard. » Et le chapitre fut clos.
Mais je n'arrêtais pas de m'interroger. Comment cette femme avait-elle attrapé un enfant dans son corps ? Par où était-il venu ? Et par où sortirait-il ? Allait-on devoir ouvrir le ventre de cette malheureuse pour en extraire le bébé ? Heureusement, ma maman n'avait pas eu à subir une telle déformation. Il lui avait suffi de m'acheter au marché, rayon des fruits et légumes.
Tout ce qui se passait au sud du nombril, des hommes comme des femmes, était tabou dans la famille. Toutefois, je n'ignorais pas que les filles étaient bâties différemment des garçons : quand j'avais six ans, j'avais obtenu de ma petite voisine Antoinette qu'elle me montre par où elle faisait pipi, en échange d'un bâton de chocolat et d'un grand sac de bonbons au miel.
En ce qui concernait la procréation, mon père n'était pas plus loquace que ma mère. Ce sont les petits condisciples plus au fait de la biologie qui m'ont dessillé les yeux en se moquant de ma naissance potagère. A les entendre parler de ces choses avec des rires sous cape, je me suis douté que l'histoire du chou et de la rose était une invention.
Quand on pense que les autorités pédagogiques projettent actuellement un programme d'initiation sexuelle dès la première année primaire... Ces bambins en connaîtront plus sur la question que moi à quinze ans, âge auquel j'ai entrepris une démarche qui m'a conduit à passer outre au respect humain, à la pudeur et à la honte.
Depuis quelque temps, j'étais très troublé par les transformations étranges dont mon corps était l'objet. Des phénomènes physiologiques nouveaux étaient apparus, qui m'inquiétaient profondément. Ce n'étaient pas seulement leurs manifestations qui me tourmentaient, mais aussi leur répétition. Qu'est-ce qui m'arrivait ? Assurément, ce n'était pas normal. Je devais être atteint d'une affection grave qui allait altérer ma santé. Une maladie honteuse, à n'en pas douter. Pas question d'en parler à papa et maman : la région concernée était zone interdite.
Après m'être torturé moralement pendant des semaines − tout bien considéré, n'étais-je pas un vicieux ? − et alarmé pour le fonctionnement de mon corps, je me résolus, la mort dans l'âme, à aller consulter le docteur Delforge, médecin de notre famille.
Comme un grand, je pris un rendez-vous pour une consultation, où j'allais enfin pouvoir exposer mon cas à une personne compétente.
Le médecin fut bien surpris de me voir arriver seul. C'était la première fois que j'entrais dans son cabinet sans ma mère. Il dut se douter que quelque chose de grave était en train de se passer, dont je ne désirais pas informer mes parents.
Avec beaucoup d'hésitations, je me décidai à confier au médecin mes anomalies physiques. Tout en parlant, je sentais le rouge de la honte me monter au front.
Le docteur Delforge m'écouta patiemment pendant un bon quart d'heure sans m'interrompre. A la fin, il me fit un grand sourire qui me rassura. Non, je ne devais pas me faire du souci. Non, je n'avais pas de maladie. Non, je n'étais pas un anormal ou un vicieux. Ce qui m'arrivait était on ne peut plus naturel. Cela s'appelait la puberté. Tous les garçons de mon âge étaient logés à la même enseigne, et c'était bien heureux d'ailleurs s'ils voulaient avoir des enfants plus tard. Il n'avait pas le temps d'entrer dans les détails mais il m'expliqua néanmoins que les filles aussi étaient l'objet de transformations sexuelles, accompagnées de phénomènes différents, bien entendu. Pour terminer, il m'appliqua une grande tape sur l'épaule.
« Sacré Antoine, me dit-il, tu es un fameux jobard ! »
Quand je suis sorti du cabinet, je me sentais soulagé, mais j'étais loin d'avoir tout compris. Le docteur Delforge avait notamment parlé de faire l'amour, comme d'une chose tout à fait naturelle, alors qu'autour de moi, cette expression était toujours accompagnée de sous-entendus ou de gestes obscènes.
Et puis, il y avait ce mot « jobard », que j'entendais pour la première fois et qui m'intriguait. Le Petit Robert me renseigna. Ce n'était guère flatteur. Jobard, adj. et n. : crédule jusqu'à la bêtise, naïf, niais. Merci, docteur Delforge...
Aussi loin que je remonte dans mes souvenirs, je ne peux que me féliciter d'avoir eu des parents comme les miens, même s'ils n'étaient pas prompts à m'éclairer sur certains sujets. Leur intention était louable : ils ne songeaient qu'à me préserver du mal. J'ai souvent pensé que s'il m'avait été accordé de choisir mes parents, ce sont ceux-là mêmes que j'aurais élus.
Cela dit, il me semble que j'avais déjà assez tôt des dispositions naturelles à la jobardise. J'avais de qui tenir : mon père m'avait un jour raconté que dans son village, lorsqu'il était enfant, les petits paysans lui avaient fait un jour avaler des crottes de lapin, lui faisant croire que c'étaient des boules de gomme. On peut être naïf par hérédité paternelle.
Pour mon septième anniversaire, j'avais reçu une panoplie de bricoleur : un marteau, des tenailles, un burin, un vilebrequin, une pince et d'autres outils, dont la qualité primordiale était d'être incassables. J'en étais très fier et je me vantais de mon matériel auprès de Charles, un petit copain de mon âge qui venait jouer à la maison. Celui-ci s'était plutôt montré sceptique : avant que j'aie pu l'en empêcher, il s'était aussitôt saisi de la pince et avait projeté froidement l'outil sur le sol, le brisant en trois morceaux. Il me démontra ainsi que j'étais déjà un fameux jobard.
L'histoire peut paraître drôle. Je peux vous assurer qu'elle ne m'a pas fait rire, moi, le petit moutard de sept ans. D'abord je découvrais qu'on ne pouvait pas se fier aux affirmations des grandes personnes ; ensuite, que la cruauté des autres enfants était sans limite. J'étais inconsolable et il fallut que mon père me fasse la promesse de m'acheter une nouvelle pince pour me calmer. Je m'en suis remis mais Charles n'a plus jamais été invité.
Je gobais tout ce qu'on me racontait : que pour attraper une pie, il suffisait de lui mettre du sel sur la queue ; que des ouvriers spécialisés foraient les trous du fromage de gruyère ; que le boulanger devait introduire la mie à l'intérieur de la croûte.
Lorsque je fréquentais l'école secondaire, combien de fois n'ai-je pas été la victime des plaisanteries de mes condisciples, voire de mes professeurs ? Je cite pour mémoire la table de Pythagore qu'on m'envoya un jour chercher chez le concierge. A moins qu'il s'agisse de la table de décompression, je ne sais plus très bien, ou de celle de Mendeleïev, dont on m'avait écrit le nom sur un bout de papier... Je n'oublie pas non plus la bouteille d'orangeade que je tenais à la main et que je renversai spontanément sur ma culotte en voulant consulter ma montre quand un malin me demanda l'heure. J'étais d'ailleurs souvent l'artisan de ma propre infortune. Quand notre professeur de langues germaniques, pour expliquer sa sévérité, répétait souvent la même astuce : « Dura lex sed lex, mon ami, comme on dit en anglais », j'étais toujours le premier à montrer mon érudition : « Ce n'est pas de l'anglais, m'sieu, c'est du latin. » Et toute la classe de rire... Toujours aussi jobard, non ?
Mais ce que j'ai vécu longtemps comme une humiliation fut mon intervention remarquée dans une pièce célèbre dont j'ai oublié le nom.
J’étais en fin de rhéto, officiellement appelée première gréco-latine à une époque où l’on comptait encore à rebours. Depuis le début de l’année, l’abbé Poitroux, notre professeur de français et de latin, nous faisait répéter inlassablement la pièce, qui devait, lors de la distribution des prix, assurer devant la foule des élèves et des parents la gloire du collège Saint-Barnabé.
Comme l'enseignement n'était pas mixte, pendant des mois, l’abbé avait tenu les rôles féminins, dont il nous disait les répliques. Pour la représentation, on ne pouvait plus se contenter de cet expédient. A force de persuasion, il avait convaincu la mère supérieure de Sainte-Blandine de nous « prêter » les quelques rhétoriciennes qu’exigeait la vraisemblance.
J'étais très fier de mon rôle. Je jouais un gommeux qui faisait des ronds de jambe auprès d'une belle. On dirait maintenant un dragueur. Je m'approchais d'elle, m'inclinais profondément, lui prenais la main et en approchais mes lèvres. A ce moment, je devais dire, avec un air admiratif : « Cette main, madame, il faut que je la baise. » La réplique me paraissant un peu empruntée, je jugeai nécessaire d'en rajouter. Je marquai un temps d'arrêt après « Cette main, madame », puis je me tournai vers le public comme je l'avais vu faire dans une pièce de Feydeau et, avec un clin d'œil de connivence, j'ajoutai : « Il faut que je la baise ! »
Comme piqués par le dard d’une abeille, quelques spectateurs somnolents dressèrent la tête. Au balcon, plusieurs élèves, qui s’ennuyaient ferme en attendant le baisser de rideau, laissèrent fuser quelques rires épars, n’osant en croire leurs oreilles. Les surveillants essayèrent à grand-peine de maintenir l’ordre, de réprimer le chahut en puissance qu’ils sentaient monter inexorablement.
Sur la scène, la jeune fille, qui n’avait qu’une réplique, s’était détournée, mais les secousses qui agitaient ses épaules en disaient long sur ses réactions à l'initiative de son partenaire. En quelques secondes, toutes les rangées furent agitées d’une houle d’hilarité.
L'effet obtenu dépassait de loin mes prévisions. Etait-ce vraiment si drôle ? Pour obtenir un tel résultat, il fallait que j'aie un don spécial. Le feeling, comme on dit. Je me rengorgeais déjà.
Un personnage ne partageait pas l’euphorie générale. L’abbé Poitroux, dont les prunelles exorbitées et le teint cramoisi trahissaient la colère, se mordait les poings de rage. Mais qu'est-ce qui pouvait ainsi l'irriter dans ma réplique ?
En un clin d’œil, ce fut le délire. Des spectateurs s’interpellaient, se retournaient vers le balcon, où les étudiants, ravis de l’aubaine, chahutaient consciencieusement. Il fallut baisser le rideau. L’abbé Poitroux, confus, pâle de rage contenue, dut se résigner à suspendre la pièce. Il s’excusa de manière brouillonne auprès d’une assistance complaisante, pas fâchée tout compte fait de couper à la corvée.
Une fois la salle évacuée, j'eus à subir les foudres de mon professeur, qui ne put s’empêcher, à l’encontre de la plus élémentaire charité chrétienne, d’accabler son malheureux élève. Tout était de ma faute, n’est-ce pas ? Ah! comme il regrettait d’avoir confié le rôle à un misérable obsédé sexuel, qui transposait ses fantasmes en délire verbal !
Moins je comprenais, plus il s'emportait. Comme je tentais de me justifier, il me chassa de sa vue avec un grand geste théâtral. Il se laissa même aller à un écart de langage peu compatible avec son statut d'homme d'Eglise :
« En plus, vous vous foutez de ma gueule ! »
Mais non, père Poitroux, vous vous mépreniez tout à fait. Vous m'attribuiez des intentions que je n'avais certes pas. Pour moi, le verbe baiser n'avait qu'un sens. Malgré mes dix-sept ans, j'ignorais sa signification scabreuse, qu'un condisciple m'expliqua le lendemain, pris de pitié devant mon état de prostration et ayant peine à croire qu'on pouvait être jobard à ce point.
C'était le temps de mes premiers émois. Comme j'avais maintenant l'autorisation de sortir, j'avais envie de rencontrer des filles. Et pour rencontrer des filles, rien de tel que le dancing. On ne disait pas encore boîte, ni discothèque, ni même night club. Tout seul, je n'aurais pas osé m'aventurer dans ces endroits. Accompagné de quelques copains, j'acquérais de l'audace. J'invitais même des filles à danser. En général, elles n'avaient pas l'air de vraiment s'amuser en ma compagnie. Il était rare qu'elles acceptent une deuxième fois. Pourtant je ne me trouvais pas laid quand je me regardais dans le miroir en me rasant. L'une d'elles me dit un jour qu'elle me trouvait gentil mais nunuche. Malheureusement, ce mot, je ne l'ai pas trouvé dans le dictionnaire.
Tout allait s'arranger, croyais-je, avec le service militaire, cette école de virilité. Tout le monde disait que la discipline aguerrissait les recrues et que l'on sortait de cette période de dix-huit mois plus mûr et plus sûr de soi. De plus, j'étais persuadé que le costume allait me donner plus de personnalité. Le prestige de l'uniforme, n'est-ce pas ?
Je dus assez vite déchanter. D'abord, les gradés nous faisaient faire des exercices humiliants, où l'initiative n'intervenait guère. Lors des attaques de section, par exemple. Imaginez de pauvres diables, par groupes de neuf, déguisés en soldats, l’air farouche, la gueule noircie au bouchon brûlé, le casque surmonté de végétaux, le fusil braqué, courant en tirailleurs sur un terrain de préférence boueux, sous les ordres d’un sergent sadique, qui prenait un malin plaisir à crier « Couché ! » quand nous passions dans une flaque. Quand je dis nous, il me semble que j'étais particulièrement visé, objet d'une attention particulière. Je pouvais être sûr que les plus sales trous étaient pour moi.
Heureusement, il y avait les leçons théoriques, où l'on pouvait souffler. Le sergent nous apprenait à démonter une mitraillette ou un fusil. Il nous montra l'éjecteur et le trou d'évent. Je ne sais trop pourquoi, à ce moment, je ris bruyamment, ce qui ne fut pas du goût de l'instructeur.
« Pourquoi ce rire bête, Lécuyer ?
− Ben, le trou des vents, sergent, c'est drôle.
− Vous êtes un imbécile, Lécuyer. Le trou d'évent ! Event, en un mot, comme dans éventualité, éventration, évangile. »
Je me le tins pour dit.
Le lendemain, il nous expliqua la fonction des rayures dans le canon, « imprimant à la balle un mouvement hélicoïdal ». Alors que tout le monde s'en fichait, je crus malin, pour me racheter, de montrer mon intérêt : « Sergent, ça veut dire quoi, hélicoïdal ? »
La gaffe ! J'étais loin de m'imaginer que cette question innocente allait plonger mon supérieur dans un profond embarras, dont je ferais les frais plus tard.
« Hélicoïdal, bégaya le sergent, hélicoïdal, bon, ben, ça veut dire... » Soudain, il parut saisi d'une inspiration :
« Ça vient du latin hélico, qui veut dire très vite, puisqu'on dit hélico presto. »
Personne n'osa broncher dans l'assemblée mais il se rendit bien compte que son explication était plus qu'approximative et qu'il avait dit une connerie. Cette connerie, j'allais la payer. Pendant les six semaines d'instruction, je fus sa bête noire et il ne manqua pas une occasion de me rabaisser. Puis, n'étant plus directement sous ses ordres, je respirai un peu par la suite, mais d'autres tourmenteurs allaient se révéler : mes égaux, les troufions de ma compagnie.
Un soir, une demi-douzaine d'entre eux firent irruption dans la chambrée.
J'étais assis sur mon lit, en train de lire, profitant d'un calme inhabituel. De toute façon je préférais rester seul plutôt qu'aller dépenser mon argent dans un café lors des sorties arrosées de mes congénères.
Un certain Bob m'adressa la parole d'un ton qui n'admettait pas de réplique :
« Aujourd'hui, sortie obligatoire. Soirée d'initiation.
− De quoi s'agit-il ? demandai-je timidement.
− Je parie que tu n'as jamais couché avec une femme, reprit Bob. Eh bien, ce soir, nous allons te rendre service. »
Il avait bien deviné, certes, mais je n'aimais pas beaucoup qu'on décide pour moi. D'autant que la perspective d'un contact intime avec une fille m'intimidait passablement. Bob ne me laissa pas le temps d'exprimer mon opinion.
« Vous vous rendez bien compte, railla-t-il en s'adressant à ses compagnons, que le soldat Antoine Lécuyer, à vingt ans, est toujours puceau ! On ne peut pas le laisser dans cet état ! Il faut agir ! C'est une mission de salubrité publique ! Qu'est-ce que vous en pensez, vous autres ? »
En chœur, ils approuvèrent bruyamment.
Je ne pus faire autrement que de me laisser entraîner. C'est ainsi que nous nous retrouvâmes tous au Chat musqué, un bar enfumé à l'éclairage tamisé, où quelques couples étaient vautrés sur des divans de peluche cramoisie.
Le dénommé Bob, qui semblait avoir ses habitudes, se dirigea vers le comptoir et commanda de la bière pour tout le monde, puis il s'adressa à une jeune femme aux longs cheveux noirs qui, dans la pénombre, me parut assez jolie. Elle était assise à une table dans un coin du bar, devant un verre de gin qu'elle sirotait à petites gorgées.
« Rosalinde, je te présente Antoine, dont je t'ai parlé. Sois gentille avec lui, qu'il garde une bonne impression de sa première fois. On s'arrangera plus tard », ajouta-t-il avec une œillade enjouée.
Je n'en menais pas large. Mais comment résister sans encaisser toute la troupe sur le dos ?
La femme m'emmena dans une chambre contiguë où régnait une odeur de renfermé. A y regarder de plus près, la reine de la nuit perdait nettement de son charme : la bouche était vulgaire, les yeux charbonneux, le visage outrageusement maquillé.
Comme je restais là, debout, sans rien dire, Rosalinde déboutonna son corsage et dégrafa son soutien-gorge.
« N'aie pas peur, mon lapin, m'encouragea-t-elle, je ne vais pas te manger. Déshabille-toi. » Elle fit tomber sa jupe en rond à ses pieds, se débarrassa de sa petite culotte et s'étendit sur le lit après avoir envoyé promener ses escarpins à l'autre bout de la pièce.
C'était la première fois que je voyais une femme nue. Elle avait de gros seins ballants, le ventre flasque, les jambes grasses. Le pubis broussailleux me faisait penser à un énorme insecte. Araignée du soir, espoir, me dis-je pour me donner du courage. Je me déshabillai très vite avec un sentiment de gêne, ce qui me rappela le conseil de révision. Alors le désir m'empoigna d'un coup et je me jetai sur le lit.
A peine avais-je commencé que c'était déjà fini.
« Eh bien ! toi, on peut dire que t'es un rapide », constata la femme avec un sourire. Sourire approbateur ou narquois ? Quoi qu'il en soit, j'étais assez fier de ma performance.
Quand quelques minutes plus tard je réintégrai le bar, j'eus l'impression que tous les clients avaient les yeux dardés sur moi. Je crus déceler dans leur regard un éclair de malice. Mes six compagnons avaient disparu, ce qui me parut étrange. L'explication ne tarda pas. La patronne me présenta l'addition : une trentaine de consommations à régler.
Les salauds ! Ils avaient commandé plusieurs tournées générales sur mon compte ! Je n'avais pas le choix, je m'étais fait rouler, je n'avais plus qu'à payer.
Je n'étais pas au bout de mes surprises. J'ouvris mon portefeuille. A part quelques photos et ma carte d'identité, il était vide. J'étais sûr pourtant d'avoir emporté un billet de mille francs, persuadé que je devrais payer mon écot pendant la soirée. L'avais-je perdu pendant le trajet ou me l'avait-on volé ? Par acquit de conscience, je retournai fébrilement toutes mes poches. Soudain me vint à l'esprit une explication, claire, lumineuse, éclatante. Rosalinde, la putain qui m'avait dépucelé, m'avait aussi pigeonné. Comment s'y était-elle prise ? Ces femmes-là doivent avoir l'habitude. Mon inexpérience venait de me jouer un tour.
Que pouvais-je dire ? Accuser mon initiatrice ? Je n'avais aucune preuve. J'eus beau protester de ma bonne foi, la patronne appela la gendarmerie, qui me ramena à la caserne. Je passai deux jours en salle de police pour grivèlerie. J'avais battu ce soir-là tous les records de jobardise.
Par la suite, je me tins éloigné de mes compagnons d'un soir. Je dois à la vérité de dire qu'ils eurent l'honnêteté de payer leur dette intégralement au Chat musqué. Si on excepte mon amour-propre piétiné et la sanction militaire imméritée, cette aventure ne me coûta rien.
Dix mois plus tard, la délivrance arriva. Finies l'armée, la discipline, les corvées, les brimades. Mon père tint à m'accueillir à la gare. Après les embrassades, il me mit la main sur l'épaule. Il affichait l'air solennel des grandes occasions.
« Fils, me dit-il avec embarras, j'ai un aveu à te faire, qui implique aussi ta mère. »
Je craignais le pire. Mes parents avaient-ils l'intention de se séparer ? Ça me paraissait inconcevable. Je m'alarmais en vain cependant.
« J'aurais dû t'en parler plus tôt, reprit-il. Mais maintenant que tu es un homme, il est plus que temps. Eh bien voilà... Euh !... Saint Nicolas, c'était ta maman et moi. »
Pauvre papa... Il me prenait vraiment pour plus naïf que je n'étais. Je n'ai pas osé lui dire que je l'avais deviné depuis bientôt trois ans.
*
Maintenant que les années ont passé, j'ai attrapé du plomb dans la cervelle. Je ne m'en laisse plus conter. Plus question de prendre des vessies pour des lanternes, de tomber dans tous les panneaux, d'être le dindon de la farce, de me laisser éblouir par les miroirs aux alouettes. Je ne suis plus un jobard. Je vote socialiste.