Fresques de l’ancienne église patriarcale de Veliko Tarnovo (détail, 1981)
S’il est des mystères que l’on ne saurait percer, continuons néanmoins à livrer quelques clefs.
Bien qu’animé par le sens de la narration historique, Sokerov n’est pas un peintre d’Histoire à proprement parler. Mais nécessité de la commande fut ici sa loi, sa profession de foi.
Mais ici, la Matière, œuvre du Démon, aurait-elle transgressée l’Esprit, l’œuvre de Dieu ?
L’iconostase, qui sépare la Terre du Ciel, le fervent de l’officiant, doit-elle pour autant nous priver de l’extase ?!
Damnation éternelle, le Ciel n’est jamais loin de l’Enfer
Prédelle (et de Toi mon Dieu) de la fresque « Célébration de la Ste Vierge Marie »
Entrée centrale de l’église principale du monastère de Rila.
Et faut-il pour cela brûler Sokerov ? le soumettre à l’ordalie ?
Afin d’illustrer mon propos, je me contenterai de vous en conter un épisode oublié et spécifiquement bulgare. C’est l’histoire édifiante, triste et sanglante de l’hérésie bogomile…
En 864, l’Etat bulgare, fondé en 681, fut converti au christianisme orthodoxe sous le règne de Boris 1er, khan puis tsar de 852 à 889, qui la déclara religion officielle*1.
Le pays prospère et connait son « siècle d’or » avec Siméon 1er le Grand, qui régna de 893 à 927, abandonne la capitale païenne de Pliska, prenant pour capitale chrétienne Veliki Presla.
Siméon 1er (864-927)
« Beach’art » au bord de la Mer Noire
(digue de Primorsko ; artiste non identifié)
Mais en 1018 la Bulgarie est conquise dans le sang par Byzance. Et connait des conflits internes autour d’une nouvelle hérésie, le bogomilisme…
Les Bogomiles doivent leur nom au pope Bogomil, l’ami de Dieu, aux idées si bien arrêtées que, forcément, il ne pouvait rester en odeur de sainteté. Pour lui et ses disciples, pas de nuances, il y a le Bien (Dieu) et le Mal (Satan), point final, et le monde matériel tout entier est l’œuvre de Satan, point de salut. Plus dualiste tu meurs.
Ils prescrivaient l’ascèse totale et rejetaient la hiérarchie ecclésiastique officielle et son rituel. Ils connurent un certain écho. Voilà même que ces idées se répandirent comme oint béni sur un bas clergé prêchant contre l’autorité, les riches et les puissants. Et c’est là que le bât blessait. Mauvais Bougres (du bas latin Bulgarus, Bulgares !) pour l’autorité civile, sectaires et hérétiques pour l’autorité religieuse. Tant et si bien qu’en 1118, le prédicateur Vasili finit sur le bûcher, les traités du culte détruits, les derniers adeptes expulsés après le concile de Tarnovo en 1211.
Ils essaimèrent. On les retrouva en Bosnie, où ils adoptèrent la religion musulmane, en Italie, avec les Patarins, dans le sud de la France, chez les Albigeois, autour de Bugarach, sur le sentier cathare… Ils s’y fondirent, subirent de nouvelles persécutions, mis au ban, puis disparurent.
Et on les oublia.
Trêve de vaine casuistique, de querelles byzantines !
Le souffle de l’Histoire ne s’accorde pas toujours bien avec le rigorisme religieux. Si des mystères demeurent, point de sacrements*2.
L’œuvre de Sokerov n’est pas un brûlot (et j’en connais de ces « brûlots », brandis par certains clowns, qui ne sont pas même des escarbilles), la controverse purement théologique, et ne requière pas la restauration d’un tribunal de la Sainte Inquisition. Elle est profondément ancrée dans l’histoire tourmentée de son pays, éclairante et tournée vers son avenir européen.
Une Europe que l’on souhaite libre, fraternelle et pacifiée. L’art, quel qu’il soit, devant y contribuer et animer la réflexion historique, ouvrant la voie du progrès. Et ces fresques sont un peu pour Sokerov et la Bulgarie ce que fut La liberté guidant le peuple pour Delacroix et la patrie, une allégorie.
" L’homme porte dans son âme des sentiments innés qui ne seront jamais satisfaits par les objets réels, et c’est à de tels sentiments que l’imagination du poète et du peintre donnera forme et vie."
Eugène Delacroix (1798-1863)
Une égérie dépoitraillée que l’on jugea de mauvais goût, pire, subversive, devenue une icône, un manifeste, un drapeau national sur les tours de Notre-Dame.
Osons, et poussons le parallèle un peu plus loin.
Pour sa Liberté, avec « Cette tête sans caractère, ce corps à demi nu, ce sein déformé, dont les carnations sont flétries, ]qui[ ne répondent certainement ni à la pensée du peintre ni à l’idée que nous avons de la liberté noble et généreuse qui a triomphée le 28 juillet » selon le Moniteur universel après son accrochage au salon de 1830, Delacroix s’est inspiré du modèle grec. La Grèce libérée de l’occupant turc la même année. Il faut dire que l’émotion suscitée en Europe fut forte après le massacre de Chios de 1822 (cf. un autre tableau célèbre, Les massacres de Scio de 1824, du peintre). Et grande la soif d’indépendance. Ainsi la Bulgarie sera délivrée du joug ottoman en 1878.
« Au sein de l’Europe renaissait un peuple fameux. »
Guerrier de Dumast, 1822
Il suffit parfois d’artistes de cette détrempe-là ! Des artistes capables d’une vision, pas de produire de simples vues ou de fumeuses installations et autres performances, de fulminer une bulle !
« La peinture n’est pas faite pour décorer les appartements.
C’est un instrument de guerre offensive et défensive contre l’ennemi. »
Pablo Picasso (1881-1973)
Porteuse de lumière, gardienne de la démocratie.
Toutefois, à la fin des années soixante-dix, la République populaire de Bulgarie est toujours tenue d’une main de fer par le vieux président Todor Živkov. Mais sa fille Ludmila, indépendante, ouverte, mystique et peu appréciée du grand frère soviétique, lève un vent de libéralisation dans le monde culturel dont elle devint la grande prêtresse. Elle meurt, assez mystérieusement, à trente-neuf ans. Le parapluie s’est refermé.
« L’étymologie même de la notion de culture est un hommage à la lumière, ]…[ qui fait avancer la nature et l’homme vers les marches de l’évolution. »,
Ludmila Živkova (1942-1981)
Dans ce contexte, on remarquera dans la peinture de Sokerov, cette ambiguïté et ce savant mélange, réalisme socialiste, douceur et tradition des icônes, modulations plastiques, traitement en grisaille et larges aplats pour les épisodes dramatiques… Son chromatisme s’accorde aux méandres de l’Histoire. Il adopte tous les styles pour mieux les interpréter, tout en gardant sa personnalité, son modernisme. Sa palette semble embrasser tous les styles et toutes les époques pour mieux les traverser, les transcender.
Sortir du cadre, voir au-delà…
(Sculpture érigée en hommage à Tsanko Lavrenov, peintre bulgare, Plovdiv)
Le poète a toujours raison
Qui voit plus haut que l’horizon
Et le futur est son royaume.
Jean Ferrat (1930-2010)
Quant à Sokerov, sans angélisme ni iconoclastie, sans même un repentir, il poursuit, en quête d’équilibre, rythme et beauté.
« Un ordre est harmonieux qui ne laisse rien au hasard »
Thomas d’Aquin (1225-1274)
Mais si on pense le mettre à l’Index, on se fourre le doigt dans l’œil.
D’un coup, j’y songe… Peut-être eût-il fallu, pour trancher ce nœud gordien qui nous préoccupe depuis le début, un nouveau Daniele Ricciarelli da Volterra …?
En l’an 1564, quelques vingt ans après sa réalisation et à la veille du décès du divin Buonarroti, cet ancien collaborateur de Michel-Ange - et quand on sait qu’il fut l’élève de Sodoma - jeta, à la demande de la congrégation du concile de Trente, un voile pudique sur les parties honteuses du Jugement dernier de la Chapelle Sixtine. Pour sa peine et ses repeints il y gagna le sobriquet d’Il Braghettone, « le Culottier » ! Convenez que pour sa renommée, les trompettes sont depuis bien mal embouchées.
Alors, profane, Teofan n’en a cure.
« Oh sort inique, si le temps doit corrompre et détruire aussi ceci ! »
Le Titien (ca 1490-1576), à propos du Jugement dernier.
Pourtant, je vous le dis, Le chemin assuré de paradis passe par la renonciation de la volonté à regarder les femmes, comme l’écrivait en 1627 le capucin Alexis de Salo avec l’approbation de son supérieur Vincent de Caravage. Car, précise-t-il dans son chapitre, « L’appétit du plaisir qui est en la chair (dit le grand Saint Basile) sort comme d’une source, se dilate par tous les sens et touche les yeux comme avec certaines mains incorporelles tout ce qui est à son gré ; et ce qu’il ne peut des mains, il l’embrasse des yeux. »
Concomitamment, Jean Polman, chanoine théologal de Cambrai, on est plus à une bêtise près, surenchérit dans Le chancre ou le couvre-sein féminin, dont j’extraie ce dantesque et haletant morceau d’anthologie :
« Les mondains, les charnels, les enfants de Babylone dardent des regards lascifs vers le blanc de cette poitrine ouverte ; ils lancent des pensées charnelles entre ces deux mottes de chair ; ils logent des désirs vilains dans le creux de ce sein nu ; ils attachent leur convoitise à ces tertres bessons ; ils font reposer leur concupiscence dans ce lit et repaire des mamelles et y commettent des paillardises intérieures. »
Quelle peinture de mœurs ! Frères, serait-on dans le vestibule de l’enfer ?
Par Sainte Agathe*3, dire que je n’invente rien !
Pauvres prêcheurs… Charité, vertu théologale d’amour, figurée dans l’art par toutes les Maria Lactans et autres Galaktotrophousa*4, ne passera pas par ces prélats-là.
D’ailleurs, afin de mieux expier, je laisse le mot de la fin à l’inénarrable abbé Jacques Boileau (1635-1716) qui nous purge en égrenant son chapelet :
« Les femmes ]…[ par la nudité honteuse de leur gorge, de leurs bras, de leurs épaules ]…[ font ainsi triompher le démon dans les lieux mêmes destinés au triomphe de Jésus-Christ. », De l’abus des nudités de gorge.
Ironie de l’histoire, la Vierge pourrait bien corriger ces trois faux témoins de moralité à confesse. Un épilogue qui ferait bien rire Breton, Eluard et Ernst*5.
Bon, la peinture de Sokerov leur a pas plu, n’en parlons plus.
Enfin, moi, sous la torture, pour ne pas être cloué au pilori, ne pas être déclaré laps et relaps, j’avouerai que cette œuvre c’est quand même païen.
Quant à vous, vous pouvez retrouver mes deux premiers billets dédiés à cet artiste avant de vous prononcer :
Un monstre de la peinture moderne :
https://artsrtlettres.ning.com/profiles/blogs/teofan-sokerov-un-monstre-de-la-peinture-moderne-1-3
Une histoire contemporaine :
https://artsrtlettres.ning.com/profiles/blogs/sokerov-une-histoire-contemporaine-un-monstre-de-la-peinture
Michel Lansardière (texte et photos)
*1 Ce qui posa quand même un problème, auquel se dévouèrent les frères apôtres du verbe bulgare Cyrille et Méthode. En effet, la messe est alors dite en grec. Or, le peuple ne parle pas cette langue. Nos deux moines savants mirent donc au point un système de transcription en slavon, l’alphabet glagolitique, qui, simplifié, donna l’alphabet cyrillique, leur valant la vénération des fidèles et qui connaîtra une large diffusion puisqu’il fut adopté jusqu’en Mongolie, en 1941. « Progrès faciles grâce à la méthode à Cyrille. »
*2 Mystères et sacrements ont la même origine, les chrétiens ayant d’abord employé le mot « mystère », mysterium, puis le mot sacrement, sacramentum, « serment ». Même rapprochement pour bougres et Bulgares, qui ont la même étymologie, comme nous l’avons déjà vu. Si les sacrements sont administrés par l’église chrétienne, apostolique et romaine, pour les plus orthodoxes les mystères demeurent. Quant à boule de gomme…
*3 Agathe de Catane, vierge et martyre, se vit sur le chevalet arracher les seins pour s’être refusée au puissant proconsul Quintien. Depuis les femmes outragées s’en recommandent. Elle est abondamment représentée en peinture, notamment par Zurbarán, Bellegambe, della Francesca, del Piombo, Tiepolo… et vénérée aussi bien par les Eglises orthodoxe que romaine.
*4 Vierge allaitante que l’on trouve aussi bien dans l’iconographie chrétienne d’Occident (Van Eyck, Van der Weyden, Rembrandt, Campin, Mabuse, Michel-Ange, Crivelli, Fouquet, Baldung, Le Greco…) que d’Orient (icônes grecques, turques, russes, chypriotes…). Charité que l’on retrouve dans l’Allégorie du bon gouvernement, telle une figure de proue torse au vent dominant l’effigie centrale, cette fresque de Lorenzetti du Palazzo Publico de Sienne. Tandis que dans les Effets du mauvais gouvernement règnent vices et Division. Sienne, Commune Saenorum Civitatis Virginis, ville de la Vierge.
« Ô glorieuse Dame
Assise plus haut que les étoiles
Tu donnas à ton Créateur
Le lait de ta sainte mamelle. »,
Venance Fortunat (530-607).
Subséquemment, ces directeurs de conscience, comme le caporal casse-pompon, cagots et militaires, aussi bien que punaises de sacristie, peuvent aller se faire lanlaire !
*5 Ce dernier réussit à être excommunié par l’Eglise catholique pour sa toile de 1926 La Vierge corrigeant l’enfant Jésus devant trois témoins, cités à comparaître, et exclu du groupe surréaliste en 1954 par le pape Breton ! Messieurs les censeurs, il est libre Max !
Nota : la documentation sur Teofan Sokerov étant quasi-inexistante, son interview par Zheni Vesilinova pour Europost en 2013 m’a servi de fil rouge. Mais, prêt à en découdre, je l’ai souvent perdu ! Alors, quoique méthodique, j’ai brodé (au point de croix).