Une œuvre m’a frappé par sa monumentalité, mais aussi par sa cohésion, son expressivité, sa sensibilité. Elle est le résultat colossal de Teofan Sokerov, un artiste bulgare inconnu chez nous. Et pourtant… Aussi ai-je voulu en savoir davantage. Mais je dois avouer que l’écriture cyrillique m’échappe complétement et que l’information en français manque cruellement. Qu’il me soit pardonné…
Teofan Sokerov est né en 1943 à Lovech, une ville tranquille du massif du Balkan qui traverse la Bulgarie. Il a étudié à HXA Université de Sofia et à la National Academy of Art, où il enseigna par la suite. Formation classique, qui pourrait donc le qualifier de peintre issu du sérail, officiel presque, ce qui aux yeux des beaux esprits d’aujourd’hui n’est pas la meilleure carte de visite pour ceux qui prétendent bousculer l’art de leurs concepts ravageurs.
D’ailleurs son œuvre majeure vient d’une commande qui devait lui assurer gloire et notoriété. Une œuvre qui, d’une certaine façon, fut conspuée comme nous le verrons, mais pas suffisamment scandaleuse pour attirer l’œil et le soutien de la critique, le feu des projecteurs.
Il vit aujourd’hui paisiblement au pied des monts du Vitocha, paradis des randonneurs, à un jet de pierre de la capitale. Randonnons donc et poursuivons notre enquête.
Ces fresques magistrales, puisqu’il s’agit de cela, se trouvent à Veliko Tarnovo, Tarnovgrad, capitale du Second Royaume bulgare de 1185 à 1393, rivale à l’époque de Constantinople sur le plan politique ou de Rome. Plus exactement dans l’enceinte de la forteresse de Carevec, dans l’église patriarcale située au sommet de cette butte qui domine la ville et la rivière Jantra. Le tsarevets, « le lieu des rois », abritait la cour, les boyards et le patriarche, jusqu’à sa prise par les troupes ottomanes en 1393.
La citadelle de Carevec
et l’ancienne église patriarcale de la Résurrection du Christ
L’ensemble patriarcal, avec l’Eglise de la Résurrection, de Carevec fut rénové en 1981, pour le mille-trois-centième anniversaire du Premier Royaume bulgare (681 ==> 1018), qui fut reconnu par le traité signé par le khan Asparux avec l’empereur byzantin Constantin IV Pogonat, le Barbu, s’affranchissant ainsi de la tutelle de Constantinople. Pliska en devint alors la capitale.
Les fresques modernes sont confiées au pinceau de Sokenov afin qu’il déploie l’histoire politique et culturelle de la Bulgarie médiévale. Et cela tombe bien car cet artiste considère que la peinture doit raconter une histoire que le peintre traduit par le cœur et par l’esprit. Mais l’histoire de la Bulgarie est complexe, l’histoire d’un peuple que rien n’a pu plier mais qui s’est souvent perdu et retrouvé. Aussi ne vous en raconterai-je que quelques épisodes, afin d’illustrer mon propos de faits marquants aussi bien que d’anecdotes.
La commande est importante et brillamment honorée, mais l’église ne sera pas consacrée. En effet l’église orthodoxe considère que l’œuvre est par trop impie. La Vierge est fardée et arbore un décolleté provocateur. Avec un modelé… Une perspective que le patriarcat a toujours récusée, s’en tenant à la stricte planéité de l’icône.
Par ailleurs, les motifs païens y abonderaient, comme ce soleil thrace que l’on ne saurait voir ou cette croix discoïdale de l’hérésie bogomile…
« Par de pareils objets, les âmes sont blessées,
Et cela fait venir de coupables pensées. »,
Molière
Quoi qu’il en soit, par une sorte d’accord sous seing privé, l’église désaffectée est devenue un musée peu fréquenté, mais gardé par une dame qui s’est mise à chanter en ma présence d’une voix céleste, habitée. Il y a vraiment des moments de grâce.
Vierge à l’Enfant, détail
Choquante ? cette nudité qui lui va comme à Gand
dans une soyeuse peau de Florence…
Qu’en est-il des vierges allaitantes, des vierges souriantes, des vierges au sensuel déhanché, au subtil modelé comme la Vierge en majesté ou Adam et Eve du retable de L’Agneau mystique de Van Eyck (ca 1395-1441) par exemple ? Et que dire de Masacchio (1401-ca 1428) et d’Adam et Eve chassés du Paradis de la chapelle Brancacci de l’Eglise Santa Maria del Carmine de Florence, ou du même thème héroïquement traité par Michel-Ange (1475-1564) pour la chapelle Sixtine, le saint des saints de l’Eglise romaine ?
Savonarole, l’imprécateur fou de Dieu, accusa Botticelli de peindre la Vierge comme une prostituée. S’en suivi le bûcher des vanités.
Van Eyck qui à Gand, pour la peinture de l’Europe septentrionale, et Masacchio, à Florence pour l’Europe méridionale, ont su rompre avec le style byzantin hiératique et millénaire, préparant l’entrée dans la Renaissance, installant la modernité.
Pourtant la Bulgarie est le berceau de la civilisation européenne, mais n’a peut-être pas encore su élever l’homme dans sa maturité, y compris dans la représentation de sa pure nudité.
« Qu’est-ce que la sainteté ?
Rien d’autre que la résurrection dans l’homme pêcheur de
l’état d’innocence du premier homme »,
Récits d’un pèlerin russe
Michel-Ange, Adam et Eve
Chapelle Sixtine, Rome
Bref, je vous en laisse juger. Quoi qu’il en soit il reçut pour cela les félicitations du pape Jean Paul II. Mais le pape de Rome n’est pas le patriarche de l’Eglise orthodoxe bulgare. Et s’il n’est pas prophète en son pays, Sokerov considère que l’artiste développe un sixième sens. Un visionnaire comme le fut un Breughel l’Ancien et son laboureur continuant à creuser son sillon, quand bien même ce dernier reste indifférent à la chute d’Icare.
Nus d’anges déchus ?
ou nues d’anges de la terre dont
« La chasteté rend aptes à agir en toute chose
comme s’ils n’avaient point de corps,
comme si le Ciel leur était échu »,
Jean Chrysostome
(Saint Jean Bouche d'or)
Il ne m’est pas donné de distinguer le sacré du profane, de ramener la brebis égarée dans de droits dessins. Il suffirait toutefois que Sophia*, la Sagesse divine, l’« éternel féminin », la « transfiguration de la matière » pour Soloviev (1853-1900), permette un rapprochement des différentes écoles spirituelles pour tendre vers la réunification universelle. Sophia, emblème d’Athéna, déesse grecque de la Sagesse, protectrice des Arts et Lettres, d’où dérive le nom actuel de la capitale, et celui de la basilique Sofija, qui fut le siège de l’Eglise orthodoxe bulgare jusqu’à la construction de la cathédrale Alexandre Nevski.
L’art peut-il « éclairer et transfigurer le monde »
comme le concevait Soloviev ?
A suivre…
Michel Lansardière (texte et photos)
* Le hibou est aussi le symbole de la mort qu’il annonce, du triomphe de la nuit sur le jour. Superstition ! Ce n’est pas mon option. La mienne est plus chouette, non ? (De fait, le peintre a représenté un hibou, reconnaissable à son aigrette, et non la chevêche d’Athéna qui en est dépourvue. « La chouette de Minerve ne prend son envol qu’au crépuscule », Hegel, et protège la cité qui connut tant de temps troublés).
Commentaires
Merci pour votre sympathique commentaire Zoé, c'est que le but est atteint.
Merci Stefan pour la visite et l'appréciation. A l'amitié et au partage !
Un grand merci Danielle pour ton esprit d'ouverture.
L’art peut-il « éclairer et transfigurer le monde »
Yes!
Un commentaire fort réconfortant pour lequel je te remercie Sonia.
C'est un véritable carnet de voyage avec vous Michel. La diversité des images, des textes nous lancent dans une lecture extraordinaire où chaque moment d'histoire, emporte l'esprit.
Bien cordialement, Sonia.G
C'est gentil Françoise, à bientôt donc pour de nouvelles découvertes.
Une oeuvre méconnue. C'est magnifique. Merci pour ces découvertes.
Effectivement Liliane, Sokerov est un grand "digérateur" qui a su puiser à toutes les sources de l'histoire de l'art pour en livrer sa vision personelle, un peu comme le fit Picasso notamment.
Toute l'histoire de la Bulgarie est un puzzle dont j'ai eu bien du mal a assembler les pièces pour présenter un article que j'espère cohérent. Merci Antonia, j'espère te retrouver pour la suite de ce billet.