Antigone est une héroïne extraordinaire d’énergie juvénile, de volonté, de fidélité aux engagements, de fidélité aux lois divines qui sont au-dessus de celles des hommes. Elle symbolise la lutte ouverte contre la dictature et la manipulation. C’est cela, l’Antigone de Sophocle, avec un chœur compatissant, ému aux larmes par le courage héroïque de la fille d’Œdipe qui voit disparaître pour toujours la lumière du jour qu'elle adore.
Jean Anouilh transforme la pièce de Sophocle. D’abord Créon superbement incarné par Bernard Sens expose un argumentaire détaillé des raisons pour lesquelles il obéit à son destin de chef d’un peuple de Thèbes ravagé par les guerres fratricides. Il a décidé d’exercer le pouvoir par esprit de service, de « faire son devoir » et de ramener un peu de paix à la cité. Le jeu de la folie d'Antigone par Wendy Piette est si efficace que l’on se met à croire à la sagesse de Créon et à ses bonnes intentions. On se met, avec lui, à taxer Antigone d’égoïste et d’orgueilleuse. L'Ubris, c'est l’offense la plus terrible chez les Grecs! Dans des duos poignants, sa sœur Ismène (Manon Hanseeuw) qu’elle aime tendrement et plus tard son oncle, finissent par la traiter plusieurs fois de folle. C’est alors que l’on est le plus dérangé, car ils n’ont pas forcément tort.
Mais… la pièce fut écrite par Jean Anouilh pour réagir à l’affichage à Paris et dans tous les villages de France des « petites affiches rouges », des affiches immondes de la Propagande fustigeant les Résistants et assimilant à des terroristes dix d’entre eux accusés d’attentats. Ils furent exécutés le 21 février 1944. Une rue porte leur nom à Paris: rue du Groupe Manouchian. On ressort donc de cette soirée, perplexe, dérangé, ouvert aux terroristes en herbe ?
Ou penchant vers le respect de la loi ? Même si c’est la loi de Créon, créée pour manipuler la foule, lui donner un bouc émissaire et surtout lui donner un cadre de vie où le bonheur existe. Créon, un despote éclairé ? « La loi est d’abord pour les filles de roi ! Tu penses que tu es au-dessus des lois? » Presque convaincue par les arguments de bon sens de Créon et l’amour qu’il éprouve pour elle, « Je t’aime bien Antigone, même avec ton sale caractère!» Antigone a failli retourner à sa chambre et taire le crime qu’elle venait de perpétrer en ensevelissant son frère, contre la volonté de Créon. Créon veut la sauver, il est prêt à faire disparaître les témoins gênants par amour pour elle et pour son fils Hémon (Nicolas d’Oultremont), le fiancé d’Antigone. Il lui a démontré l’hypocrisie des prêtres : « Tu risques la mort pour une pantomime de prêtres ? C’est absurde ! » Il lui a révélé l’indignité écœurante des frères ennemis qui valent moins que rien. Mais non, tout d’un coup, elle se ressaisit et hurle qu’elle crache sur le petit bonheur sale et sur l’espoir qu'elle trouve encore plus sale. Cynisme héroïque et orgueilleux qui sèmera la mort autour d’elle ou résistance glorieuse par amour de la liberté ?
Cette pièce est bouleversante comme son décor, sorte de centrale électrique impressionante, et sa distribution magistrale. Elle reste longtemps à flotter dans l’esprit du spectateur qui n’en finit pas de s’interroger. Le questionnement nuancé, subtil et complexe empêche de prendre parti de façon manichéenne. Il invite tout simplement à la réflexion. D’autres éléments de la mise en scène sont très interpellants. Notamment la mosaïque de films de violence urbaine ou guerrière, les tableaux inoubliables du reporter (Benoît Verhaert) qui va désabusé comme un chœur omniscient et qui filme les scènes avec délectation. De même, le tableau des foules aveugles friandes de sang et de « justice ». Et les misérables gardes auxiliaires de la « justice » … veules à souhait. Tout vous donne la nausée. Alors, tout d’un coup, d’aucuns pencheront pour Antigone!