Grégoire, né à Arianze, près de Nazianze, en Cappadoce, est, avec Basile de Césarée et Grégoire de Nysse, l'un des trois Cappadociens qui ont donné à la théologie orthodoxe, aussi bien orientale qu'occidentale, sa première systématisation et sa première formulation classique. Par rapport aux deux autres, et par rapport à tout son siècle, il se distingue par une sensibilité délicate, une finesse, un sens de l'intériorité qui l'apparente à certains modernes, comme Fénelon et Newman. Ses hésitations, ses repentirs, son goût de la solitude, ses épanchements lyriques, son besoin d'autojustification font de lui un romantique avant la lettre. Avec Grégoire de Nazianze, un certain type de vie chrétienne acquiert droit de cité dans la tradition religieuse : l'entretien secret de l'âme avec elle-même et avec Dieu.
La rhétorique ou l'idéal du « bien dire »
Le siècle de Grégoire de Nazianze est marqué par une nouvelle floraison de la grande tradition rhétorique grecque. Presque toutes les grandes oeuvres littéraires portent la trace de renouveau et, dans la vie sociale et politique, le rhéteur joue un rôle de premier plan, qui lui permet d'accéder aux plus hautes fonctions. Grégoire de Nazianze est un représentant remarquable de ce mouvement historique. Il reçoit, à Nazianze, les premiers éléments de l'éducation et entreprend ensuite un long périple studieux qui le fait passer par Césarée de Cappadoce, puis Césarée de Palestine (où demeure vivant le souvenir d'Origène, de Pamphile et d'Eusèbe) et Alexandrie, pour le conduire en dernier lieu à Athènes, la « ville d'or », la « mère des belles choses », comme il dira lui-même. Il y reste plusieurs années, y écoute les leçons des rhéteurs Himérius et Prohérésius, y fait la rencontre de Basile de Césarée, avec qui il restera en relations amicales toute sa vie, malgré quelques nuages passagers. Poussé par la nostalgie de sa petite patrie, il revient finalement à Nazianze et commence à y enseigner la rhétorique. Mais bientôt les circonstances et ses exigences intérieures l'engagent dans la carrière ecclésiastique. Toute son oeuvre n'en restera pas moins marquée profondément par les techniques acquises pendant ces années d'études. Il restera toujours fidèle à l'idéal du « bien dire ». En vérité, la rhétorique de Grégoire de Nazianze est loin d'être une technique purement scolaire. Son esprit fin, délicat, original, avec une pointe d'ironie et de tendresse, se joue des procédés, les domine, avec un réel génie artistique. Il se manifeste souverainement dans ses deux cent quarante-cinq lettres, adressées pour la plupart à des amis, notamment à Basile de Césarée, et écrites dans un style extrêmement soigné selon les règles du genre, que la Lettre 51 , à Nicobule, énonce d'une manière fort intéressante. Grégoire s'y révèle notamment un maître de l'ironie, mais sa caractéristique la plus profonde réside dans la délicatesse de sentiments d'une âme qui mêle harmonieusement l'idéal chrétien de l'amour mutuel et l'idéal antique de l'amitié partagée. Il est également fidèle, avec originalité, aux règles des genres littéraires dans sa production oratoire qui comprend des discours panégyriques, des discours funèbres (sur la mort de son père, de son frère, de sa soeur), des discours d'invective contre l'empereur Julien, d'apologie personnelle, des discours théologiques enfin, tenus à Constantinople pour défendre l'orthodoxie trinitaire. L'enchaînement des thèmes correspond souvent aux lieux communs que les lois de la rhétorique prescrivaient de développer selon le genre de discours à prononcer. Mais cette facture classique s'allie chez lui avec bonheur aux modes de pensée et d'expression puisés dans la Bible.
Le théologien du paradoxe trinitaire
La pensée théologique de Grégoire de Nazianze s'exprime, dans ses discours, sous une forme plus hymnique que dialectique ; ici encore, on peut reconnaître l'influence du genre littéraire du « discours sacré », en même temps que le reflet d'un tempérament foncièrement poétique. Si la part du raisonnement y est réduite, du moins les formules bien frappées et lourdes de sens y abondent et elles serviront de normes à toute la réflexion théologique postérieure.
Avec Grégoire, le paradoxe trinitaire devient le fait primordial et le point de départ de toute pensée théologique, l'objet privilégié de sa contemplation. La notion de Trinité transcende l'opposition entre l'unité et la multiplicité, comme celle qui existe entre les deux erreurs du judaïsme et du paganisme : Dieu est un, par le fait même qu'il subsiste en trois hypostases, hypostases qui correspondent aux relations intérieures et aux caractéristiques personnelles qui diversifient sans la diviser l'essence divine. Grégoire est le premier à définir les hypostases par les expressions d'innascibilité, de génération et de procession, qui conviennent respectivement au Père, au Fils et à l'Esprit-Saint. Il affirme, avec beaucoup plus de fermeté et de clarté que Basile de Césarée, la divinité de l'Esprit-Saint et, d'une manière générale, il insiste avec vigueur sur l'égalité absolue des personnes divines. Ce qui fera le fond de la doctrine augustinienne de la Trinité est déjà présent chez Grégoire. Il s'ensuit d'ailleurs une transformation radicale de la cosmologie chrétienne : jusque-là, on avait lié, plus ou moins consciemment, la création du monde à la génération du Fils, le Verbe créateur, « émis » pour produire les choses ; cette fois, c'est toute la Trinité qui est indivisiblement créatrice, et son acte créateur est totalement gratuit. Grégoire de Nazianze est également intervenu dans le conflit christologique suscité par Apollinaire de Laodicée, dans deux lettres adressées à Clédonius (Lettres 101 et 102 ). Là encore, il a eu l'art de choisir les formules nettes qui serviront de canon à l'orthodoxie : « Deux natures : le Dieu et l'Homme, mais pas deux Fils » ; « Les réalités qui composent le Sauveur sont différentes, mais il ne s'ensuit pas qu'il y ait deux Sauveurs différents ; car les deux choses sont unes par le mélange qui les unit, Dieu s'humanifiant, l'Homme se divinisant. »
Un romantisme de la solitude
Au-delà du rhéteur et du théologien, qui, tous deux, sont bien de leur époque, le lecteur moderne trouvera en Grégoire de Nazianze une âme en quelque sorte romantique qui ne surmonta jamais tout à fait ses émotions. La vie même de Grégoire reflète cette complexité de sa personnalité. On y discerne d'un bout à l'autre une perpétuelle hésitation entre la vie solitaire et la vie active, un manque de fermeté dans les décisions, un manque d'adaptation aux relations sociales. Ordonné prêtre, puis évêque, contre sa volonté, il réagira à ces actes de « tyrannie », comme il dit lui-même, par des fuites dans la solitude. Pris de repentir, il reviendra ensuite se consacrer au ministère sacerdotal, puis épiscopal. Mais, lorsque la population de Nazianze voudra le choisir comme successeur de Grégoire l'Ancien, qui était son propre père, il se réfugiera quatre ans dans la solitude. Il n'en sortira que pour accepter la direction de la communauté orthodoxe de Constantinople. Ce seront les trois années les plus glorieuses et les plus tumultueuses de sa vie. Devant les intrigues ecclésiastiques, il démissionne rapidement, rendre à Nazianze en 381, trouve enfin un successeur pour ce siège épiscopal et se retire dans le domaine de son enfance, à Arianze, où il passe les cinq dernières années de sa vie.
L'écho de ses hésitations, de ses souffrances, de ses colères se retrouve dans ses poèmes, notamment dans la longue autobiographie connue sous le nom de Carmen de vita sua (1949 vers). Grégoire n'hésite pas à parler inlassablement de lui-même. C'est un des rares auteurs de l'Antiquité qui, peut-être même plus qu'Augustin, ait fait tant de place à son « moi » dans sa production littéraire. L'épitaphe qu'il s'est consacrée à lui-même résume bien un certain désenchantement de l'existence terrestre et une certaine compassion pour ses propres souffrances : « O Christ-Roi, pourquoi m'as-tu pris à ce filet de chair ? Pourquoi m'as-tu soumis à cette vie hostile ? J'ai été agité sur les flots, je fus en butte à des gens avides, je vis mon corps brisé, j'eus à lutter contre des pasteurs en qui hélas ! je ne trouvai pas d'amis, je rencontrai l'infidélité, en m'éloignant des maux, je perdis mes enfants. » A cette âme délicate, un peu faible, blessée par la vie, le recueillement apporte le salut. Grégoire se compare au nautile qui, à l'approche de la tempête, se resserre et se recueille sur lui-même : « Rien ne me paraît aussi enviable, dit-il, que l'entretien secret de l'âme avec elle-même et avec Dieu. » Tel est le sens de cette nostalgie de la solitude qui sera la grande passion de sa vie.