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L'expression "bouc émissaire" est empruntée à un rite biblique, par lequel le peuple juif se débarrassait de toutes ses tensions internes en sacrifiant un bouc, chargé symboliquement des péchés de la communauté. Elle désigne aujourd'hui la victime innocente d'une persécution collective. Pour René Girard, toutes les cultures apparues au cours de l'Histoire ont eu pour fondement un même événement réel: la mise à mort d'un individu par une collectivité en crise; et c'est ce événement (travesti) que racontent les récits mythologiques. A cette thèse, un corollaire: parmi tous les récits sacrés, un seul texte -Les Evangiles- dénonce expressément le "mécanisme du bouc émissaire". D'où l'accusation d' ethnocentrisme" dont René Girard a été fréquemment l'objet, et dont il se défend ici.

Un mécanisme caché depuis la fondation du monde.

A l'origine de toute violence humaine, selon René Girard, se trouve le "désir mimétique", qui peut se définir ainsi: je ne peux désirer qu'à travers le désir d' autrui, lequel m'indique par son désir ce que je dois désirer. Tout désir est donc imitation plus ou moins consciente. Or, inévitablement, dès que deux ou plusieurs personnes polarisent leur désir sur un même objet, se constitue une "rivalité mimétique". Pour des rivaux que leur désir commun a rendus identiques, c'est la "crise d'indifférenciation".

Or, un ordre social se fonde sur des différences: de sexe, d'âge, de rang, etc. Si les rivalités mimétiques les abolissent (quand tous se mettent à désirer la même chose), le corps social est menacé de dissolution. Toutes ces tensions se cristallisent alors sur un "bouc émissaire", qui symbolise à la fois l'objet du désir commun et l'impossibilité de l'assouvir, et ce que l'on accuse d'avoir provoqué la crise. C'est "l' illusion persécutrice", à laquelle adhère parfois la victime elle-même, telle la sorcière qui réclame le bûcher. La foule, toutes catégories sociales confondues, déchaîne alors sa violence jusqu'au "meurtre collectif", par lequel tout le monde se trouve réconcilié: un ordre nouveau peut alors naître. Voilà comment joue, dans un premier temps, le mécanisme du bouc émissaire.

Et voici le second temps: la "sacralisation". Celui qu'on vient de massacrer devait, pour être responsable de tant de maux, posséder de bien grands pouvoirs. De plus c'est lui, qui, par sa mort, met un terme à la crise: "Tous les persécuteurs attribuent à leurs victimes une nocivité susceptible de se tranformer en positivité et vice versa." Les restes du lynché deviennent reliques; et la victime, ainsi investie d'une "fausse transcendance", devient héros, législateur mythique, ou même Dieu. De fait, il existe des "traditions parallèles" selon lesquelles Moïse, Romulus ou Zarathoustra auraient été lynchés par leur propre peuple. A ces victimes, le groupe reconnaissant sacrifiera d'autres victimes, parfois humaines, mais plus souvent animales ou purement symboliques, pour alimenter le sacré ainsi fondé, c'est-à-dire pour reproduire mimétiquement le meurtre originel. Telle est l'origine du rite sacrificiel. Le mythe officiel, lui, va se charger au contraire de faire disparaître toute trace de l'acte réel: "La culture humaine est vouée à la dissimulation perpétuelle de ses propres origines dans la violence collective." "Lire" la mythologie revient dès lors, pour René Girard, à mettre en lumière ce qui a été caché.

Comment lire les mythes.

Aucun document "historique", pas de problème: soit un poème de Guillaume de Machaut évoquant, au XIVe siècle, une épidémie et des Juifs empoisonneurs de rivières. N'importe quel individu sensé repère dans ce texte les traces d'une violence collective réelle (ici un massacre de Juifs), grâce à la présence de quatre "stéréotypes persécuteurs". D'abord l' "éclipse du culturel", c'est-à-dire la disparition momentanée des différences: on est tous égaux devant l' épidémie. Ensuite l'invocation d'une cause non naturelle à la crise: un crime (l'empoisonnement) qui remet en jeu les fondements du social: c'est le "stéréotype accusateur". Puis les critères pour choisir les futures victimes: leurs "signes victimaires"; ces signes sont les différences que le groupe social n'admet pas (contrairement à celles sur lesquelles il repose): ici, l'appartenance à une autre religion. Enfin "la violence elle-même" qui, déchaînée, aboutit au meurtre collectif.

Que se passe-t-il maintenant, si l'on applique cette grille de lecture à la mythologie? Et Girard de proposer une lecture à plat du mythe d' Oedipe: la crise indifférenciatrice, c'est la peste; l'accusation, celle d' inceste et de parricide; les victimaires sont la claudication et la provenance apparemment étrangère du personnage; reste la violence: Oedipe se crève les yeux avant de déguerpir. Dans de nombreux cas, le repérage des stéréotypes est plus délicat: le mythe peut transformer un lynchage en sacrifice volontaire de la victime, ou en meurtre involontaire commis par un seul personnage, voire en opération de sauvetage de la victime. La victime originelle peut se trouver scindée en deux personnages: le monstre (sphinge, dragon), qui prend sur lui l'indifférenciation, le crime et les signes victimaires; et le héros, meurtrier du monstre, qui délivre la communauté. Mais en dépit de ces variantes, le schéma reste applicable à tous les mythes de toutes les mythologies.

Le meurtre caché puis révélé.

Toutefois, c'est dans le sens d'une distorsion, d'un adoucissement croissants de la réalité originelle que va "l'histoire des mythes". Là où Homère narrait les "crimes des dieux", les mythes ultérieurs parleront à la limite d'une colère divine, voire d'un caprice divin. Platon ira jusqu'à prétendre imposer l'image d'un Dieu forcément bon. Quant à la critique moderne, structuraliste notamment, elle poursuit l'oeuvre de Platon en refusant, dans sa lecture des cultures "différentes", de voir la même insupportable violence originelle. Attitude que Girard qualifie d' "aveuglement schizophrénique".

A contre-courant de toutes ces falsifications se situent, selon Girard, les Evangiles. D'après lui, le texte biblique contient explicitement la "science des mythes". Le mécanisme du bouc émissaire (caché dans les autres textes fondateurs) s'y trouve révélé, par exemple lorsque Caïphe déclare devant l'assemblée des rabbins, afin de les décider à laisser sacrifier le Christ: "Qu'un seul homme meure pour que le peuple et la nation ne périssent pas tout entiers." Autre spécificité biblique: dans la conduite de Jésus, aucun mimétisme vis-à-vis de ses bourreaux. Ni rivalité (c'est-à-dire désir de vengeance), ni collaboration. Par contre, des mises en garde réitérées à Pierre. Car l'enthousiasme trop fervent de l' apôtre, comme son "Reniement", n'ont qu'une seule et même cause: un désir mimétique exacerbé, tantôt à l'égard du Christ, tantôt à celui des Juifs qui menacent de rejeter l'ancien disciple désormais sans maître.

Ce mimétisme, si l'on en croit Girard, détermine l'attitude de tous les autres personnages du récit évangélique, de Salomé à Pilate, en passant par les habitants de Gérasa. C'est pourquoi Girard assimile la violence mimétique à la figure de Satan, et rappelle que le mot "diable" signifie "accusateur" en grec, tandis que la traduction grecque du mot "avocat" est "paraclet", autre nom du Messie...

L'heure de pardonner.

Certes, précise Girard, l'histoire du christianisme n'est pas exempte de persécutions commises au nom du Christ. Mais les Evangiles ont conscience d'être une révélation à effet retardé. D'ailleurs, "l'action concrète des Evangiles" a déjà commencé: désormais, dans nos sociétés en tout cas, quand on persécute des martyrs, "La perspective des persécuteurs ne prévaut pas". Leur logique est de plus en plus démystifiée. Or, "les hommes n'ont appris à identifier leurs victimes innocentes qu'en les mettant à la place du Christ". Le texte évangélique se charge ainsi d'une grande actualité. Si l'humanité traverse aujourd'hui une de ses crises aiguës, "l'heure est venue de nous pardonner les uns aux autres". 

                  

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