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L'imprésario de Smyrne au Théâtre Royal du Parc

« Scènes de la vie d'opéra »

de Carlo Goldoni , L’imprésario de Smyrne 1759 :

 

19.01 > 17.02.2024

 

Avec une distribution éblouissante de vitalité et de férocité devant une salle comble au théâtre du Parc, cette pièce sans concessions de Carlo Goldoni jouée à L'Aula Magna de Louvain-la-Neuve en septembre dernier a recueilli des applaudissements   passionnés.  Dans cette pièce du 18e siècle, Goldoni déterre les racines du théâtre comique et met à jour les travers de l’homme et de la société.  Il faut saluer l’adresse et l’intelligence de ce dramaturge subversif qui continue à plaire jusqu’à nos jours, dans son jeu fatal et splendide d’inexorables touchés-coulés.

 

C’est que le Molière italien se moque du tout Venise, des grands, des puissants, des hypocrites et des gens sans cœur.  Ainsi le metteur en scène travaille à coups de masques blancs brossés au plâtre sur des visages aux bouches de clowns. Comédiens, chanteuses lyriques et ensemble baroque sont tous, de noir habillé pour faire une fois pour toutes le deuil du bon, du beau et du vrai en Majuscules. Ni couleurs, ni nuances, l’image que nous recevons du monde des grands interprètes de l’opéra est celle d’une bande de fausses divas insatiables, qu’ils soient hommes ou femmes, tous, gredins avides et sans conscience. Peu importe le genre ou le sexe, orgueilleux en diable, ils sont pris d’une incroyable frénésie de survie dans leur course au cachet. Car c'est par-dessus tout, l'argent qu'ils convoitent et accessoirement, la renommée. S'ils avaient du cœur, le voilà désormais fibre inutile et desséchée.

 

Goldoni mène dans un rythme affolant une descente aux enfers où l’autre n’existe pas. C’est intense et - en version comique - aussi dur que celle de l’auteur américain… dans « They shoot horses, don’t they ? » Le marathon est désespéré et iconoclaste. Furieusement théâtral.

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Laurent Pelly, metteur en scène de théâtre et d’opéra sert au public interloqué, un chef-d’œuvre d’hypocrisie, de trahisons, d’égoïsmes suraigus, bref, une entretuerie sans merci, dans un monde qui chavire avec ce plateau désertique et son cadre doré de guingois. On est bien sûr aux antipodes de la solidarité, plongés dans l’horreur du sauve qui peut. Les bêtes d’opéra sont prises comme dans un laboratoire qui semble dire que tous les milieux se prêteraient bien à l’exercice ! C’est brillant, incisif, divertissant et amer. Parfait pour les amateurs de roquette : vivifiant et vitaminé, question de réveiller les esprits endormis par la routine et le confort.

 

Bien sûr dans cette course haletante pas la moindre paillette de bonheur, ni de rêves poétiques, encore moins d’amour, mais une vision du monde acéré de Darwin : « Eat or be eaten » Mensonge, perfidie, tout est bon aux arrivistes qui veulent percer dans ce monde travesti. On assiste à une amplification particulièrement satirique et grinçante de la phrase de Shakespeare : « the world is a stage ». Et c’est tellement drôle !

 Par ailleurs, on pourrait se demander si les dieux s’amusent là-haut des travers humains ou si c’est le Dieu Argent lui-même qui est descendu sur le plateau blanc, glissant et bancal pour procéder à son savant jeu de massacres. Dans cette Venise fière, riche et tourbillonnante mais en perdition, chaque humain semble perdre pied pour être pris inexorablement dans la plus dangereuse des danses macabres.

 

Alors, on se laisse très vite gagner par la magie théâtrale du grand guignol mondain si bien mené. C’est la jubilation devant le jeu impeccable des comédiens, le mystère des gondoles invisibles qui débarquent un à un les protagonistes dans l’enfer blanc du plateau, et ces les voix admirables des chanteurs lyriques. Bref, la communion avec les artistes vivants s’installe, et le rire, baume universel des plaies du monde. Et puis la grâce est là, avec ce magnifique trio de musiciens, presque caché aux yeux du public , qui soutient sans relâche les pages du drame cruel avec une ferveur obstinée. Avec la célèbre soprano Natalie Dessay, on gardait ceci pour la fin.

 L’harmonie retrouvée ? Un ressourcement infini : la Musique.

 

Dominique-Hélène Lemaire,Deashelle pour Arts et Lettres

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Au Théâtre Royal du Parc
Rue de la Loi 3,
1000 Bruxelles
+32 2 505 30 30

 

*crédit photos: Dominique Breda

A partir de L’Impresario de Smyrne (1759) et du Théâtre Comique (1750) de Carlo GOLDONI.


Par l’un des plus talentueux metteurs en scène de sa génération, Laurent Pelly.

Avec la grande chanteuse d’opéra et comédienne Natalie Dessay

Distribution :
Natalie Dessay : Tognina, chanteuse vénitienne
Julie Mossay : Annina, chanteuse bolognaise
Eddy Letexier : Ali, marchand de Smyrne et Nibio, impresario
Thomas Condemine : Carluccio, ténor
Cyril Collet : Le Comte Lasca, ami des chanteuses
Antoine Minne : Maccario, pauvre et mauvais poète dramatique
Jeanne Piponnier : Lucrezia, chanteuse bolognaise
En alternance Raphaël Bremard et Damien Bigourdan : Pasqualino, ténor
Musiciens : Louise Acabo (clavecin), Octavie Dostaler-Lalonde et Arthur Cambreling en alternance (violoncelle), Ugo Gianotti et Paul Monteiro en alternance (violon)

Mise en scène et costumes Laurent Pelly
Traduction et adaptation Agathe Mélinand
Scénographie Laurent Pelly et Matthieu Delcourt
Création lumière Michel Le Borgne
Assistanat à la mise en scène Laurie Degand
Création sonore Aline Loustalot
Réalisation costumes Julie Nowak, assistée de Manon Bruffaerts, Jeanne Dussenne et de l’atelier du Théâtre de Liège
La pièce est publiée dans la traduction française d’Agathe Mélinand par L’Avant-scène théâtre.

 

 

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« Faust » de Gounod à la cité ardente (ORWL) jusqu’au 2 février 2019

Pertinent et spectaculaire: « Lasciate ogne speranza, voi ch’intrate » Comme dans l’Enfer de Dante, le vieux docteur Faust a tout perdu : amour, espoir et foi.  Sa vie consacrée à l’étude et à la recherche n’a pas réussi à révéler le sens profond de l’existence humaine et il est sur le point de boire une  coupe de poison, appelant la mort à l’aide. « Maudit soit tout ce qui nous leurre ! » Là-dessus, Méphistophélès apparaît « Me voici ! »


On découvre les gémissements de l’alchimiste au pied d’un tas de décombres, une montagne de livres et de documents sertis comme dans un bijou brisé, un immense anneau domine la scène et  nous rappelle l’histoire terrifiante du pendule d’Edgar Poe. Le cercle de fer est gigantesque et se  meut sur lui-même comme une malédiction, il s’ouvre comme une gueule béante,  se relève et redescend changeant de perspective tout au long du spectacle. Est-ce l’un des cercles de l’enfer de Dante ? Le décor est tout sauf de la bouffonnerie. Ceux qui considèrent le Faust de Gounod comme une histoire d’amour bourgeoise inintéressante ou un divertissement comique auront tort. L’ensemble de la production est conçu comme une puissante peinture des vanités.

Accueillir Stefano Poda dans la maison liégeoise  avec sa mise en scène totalement polysémique a été un pari réussi. C’est un alchimiste ! Tout est synonyme de recherche esthétique. Poda recherche la perfection et la pureté comme dans une  fabrication d’Ikebana.

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Surtout quand l’anneau est rempli de deux structures arborescentes blanches qui ne se touchent jamais.  Son art de la mise en scène est  abstrait, philosophique et transcendantal.  Poda déborde d’un symbolisme visuel saisissant. L’image du cercle peut nous rappeler le cercle de la vie,  la notion circulaire du temps, les saisons, le mouvement des étoiles et des planètes, mais aussi l’esclavage humain ou les prisonniers enchaînés avec les fers au col et aux jambes, ou un anneau qui scelle entre deux êtres un pacte comme  les  liens du mariage, préfiguration de celui avec Dieu. A tout prendre, on choisit plutôt le Créateur pour l'alliance,  que  le Diable.

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 La mise en scène, l’interprétation et l’implication du public sont fortes. Le Faust de Gounod désire par dessous tout la jeunesse car  elle englobe tout : la richesse, la gloire, le pouvoir.  « Je veux un trésor qui les contient tous ! » Méphistophélès convainc Faust de signer son contrat en ne lui montrant qu’un mirage de beauté, de grâce et de jeunesse : Marguerite. La fleur même qui symbolise les « Je t’aime »  que l’on effeuille légèrement.

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D’abord séduite par les fleurs de  Siébel, l’attention de Marguerite sera vite  détournée par le coffret à bijoux.  L’humble et naïve jeune femme sera séduite, abandonnée et tuera ensuite  l’enfant à qui elle a donné naissance faisant d’elle une infanticide condamnable à l’échafaud. La société bourgeoise de l’époque de Gounod méprisait les enfants nés  hors  du mariage, et un terrible opprobre pesait sur toutes les filles-mères, qui ne pouvaient  continuer à vivre avec leur famille, ce qui signifie qu’elles  finissaient par se prostituer.  « Ne donne un baiser, ma mie, Que la bague au doigt !…. » Aujourd’hui, nous ne sommes plus d’accord avec des approches aussi sombres et malveillantes, mais  nous connaissons  des endroits dans le monde  où l’on condamne  les filles  apparaissant en public non voilées…

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Stefano Poda dirige tout : la mise en scène, les décors, les costumes, la chorégraphie et l’éclairage, ce qui donne un sentiment d’unité captivante.  Les mouvements de masse  sont construits en lignes d’une fluidité extraordinaire, même si chaque individu dansant est pris de mouvements saccadés, presque  névrotiques, articulés  en  gestes déconnectés qui  rendent palpable  l’image  d’une  société robotisée. On croit voir à travers tout cela, les anneaux d’un immense serpent, ce lui qui présidait à la tentation originelle.


  L’orchestration fougueuse et romantique de Patrick Davin  s’avère  très pittoresque et efficace, menée avec beaucoup d’assurance et d’attention aux détails, avec une vivacité frénétique pour correspondre aux mouvements de masse et aux scènes chorales comme la Kermesse ou la Valse du second acte. Il dépeint avec flamboyance les démons déchaînés  qui assaillent Marguerite alors qu’elle va prier dans l’acte IV, et cisèle comme un orfèvre le magnifique ballet de la Nuit Walpurgis.


Le chant guerrier « Gloire immortelle de nos aïeux »  est franchement  cynique, avec des soldats lourds de souvenirs sanglants,  revenant de la guerre mais disparaissant les uns après les autres! Et puis la musique devient une déferlante  sarcastique qui accompagne un cercle de femmes enceintes tenant des ballons noirs flottants pendant que Méphistophélès leur rend  une diabolique visite ! Mais il met aussi très  habilement en valeur les magnifiques voix  qui soutiennent le chef-d’œuvre.


Le  Faust de Marc Laho, est une voix forte et déterminée avec un timbre clair  et sonore surtout lorsque le diable l’a « rajeuni !». Il chante avec une aisance et un style parfaits et une diction impeccable. A ses côtés,  Anne-Catherine Gillet chante d’abord  comme une sylphide évanescente. Elle rayonne de jeunesse, de joie, d’amour, de passion  mais  devient redoutable de puissance quand elle est cernée par le  désespoir. Ce n’est plus Faust, mais Marguerite qui est devenue le personnage bouleversant de cet opéra. Son dernier souffle la conduit par  escalades vocales vertigineuses  vers le ciel où elle est accueillie en héroïne tragique par les anges et les séraphins dans des sonorités d’orgues de cathédrale La diction de Méphistophélès n’est certainement pas parfaite, mais le très apprécié et brillant  Ildebrando D’Arcangelo   puise sa  force  au  cœur des ténèbres, et de sa superbe voix de basse, il projette de façon stupéfiante  l’aridité d’un esprit manipulateur passionné.  Il joue de l’ironie: «  Si le bouquet l’emporte sur l’écrin, je consens à perdre mon pouvoir ! » Et Marguerite revêtira donc le manteau de diamants et de miroirs!   Valentin s’avère être un autre rôle intense. Il est chanté par Lionel Lhote, qui,  parti à la guerre, laisse sa sœur sous  la garde de l’adorable Siébel, chanté avec ferveur amoureuse, presque angélique  par Na’ama Goldman. A son retour,  pris d’une rage aveugle inspirée par le Démon, il défiera Faust en duel, pour avoir mis sa sœur enceinte et mourra au premier coup de pistolet.


La  truculente femme fatale,  Dame Marthe est endossée par Angélique Noldus, qui joue désespérément les coquettes avec le diable qui la rejette, mais nous ramène par petites touches à la vie nocturne illicite  des bourgeois du  temps de Gounod. Kamil Ben Hsaïn Lachiri dans le rôle de Wagner. Pierre Iodice: chef des Choeurs de l'Opéra royal de Liège. 


Dominique-Hélène Lemaire 

Du 23 janvier au 02 février 2019 à l’ Opéra Royal de Wallonie-Liège, et  le 8 février à Charleroi

Durée 210 minutes (entractes compris)

Opéra en cinq actes
Musique de Charles Gounod (1818-1893)
Livret de Jules Barbier & Michel Carré
D’après le poème de Goethe
Créé à Paris, Théâtre Lyrique, le 19 mars 1859

Direction musicale: Patrick Davin
Chef des choeurs: Pierre Iodice
Mise en scène, Décors, Costumes, Chorégraphie et Lumières: Stefano Poda
Assistant Mise en scène, Décors, Costumes, Chorégraphie et Lumières Paolo GianiCei

Avec
Anne-Catherine Gillet/ Marguerite
Na’ama Goldman / Siébel
 Angélique Noldus/ Marthe
Marc Laho/ Faust
Ildebrando D’Arcangelo/ Méphistophélès
Lionel Lhote / Valentin
Kamil Ben Hsain Lachiri / Wagner

Production :
Fondazione Teatro Regio de Turin
Opéra de Lausanne
New Israeli Opera de Tel Aviv 

Photos offocielles

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La Gioconda à la Monnaie jusqu'au 12 février 2019

Une prodigieuse « Cloaca Maxima » vénitienne à la Monnaie!

 Février 9, 2019 


Olivier Py qui revient pour la cinquième fois à la Monnaie, aime travailler à contre-courant.   Les   merveilleuses scènes et effets de lumière de Canaletto sur les rives du Grand Canal bordées de palais Renaissance et gothiques ? On oublie ! Adieu même à « Mort à Venise» et  l’impressionnant sens de la beauté de Thomas Mann traduit par l’inoubliable réalisateur Luchino Visconti (1971) dans son film éponyme. Voici le Crépuscule des Êtres Humains dans un opéra en forme de polar, où le Mal l’emportera définitivement. Du début à la fin, le désir brutal, le pouvoir phallocratique et la luxure  étouffent la scène dans  un monde souterrain et  sinistre.

 L’enfer à petite échelle : le sexe et la mort dansés, mimés, chantés  comme s’il fallait en faire un mode de vie ! Le carnaval se traduit par danse macabre.   Des actes plats, sans préliminaires ni réflexions posthumes, exposant  leur  urgence brute et  définitive. Le décor choisi est  le grand égout de Venise, avec ses murs sombres et sans fin et le bord glissant et dangereux de choses qui transpire de partout. Les gondoles se sont transformées en cercueils.


Roberto Covatta, Scott Hendricks & Ning Liang – La Joconde par Olivier Py (© Baus)

Finalement, deux gigantesques bateaux de croisière, ruisselants de lumière  seront de passage  à travers le cloaque rempli d’eau où pataugent les artistes,  question de  rappeler brutalement que Venise, pendant des siècles, le cœur même de notre culture occidentale, a toujours été  menacée par de  perfides appétits. Ou est-ce Venise elle-même qui est le mal? Olivier Py et Pierre-André Weitz (scénographie et costumes) ne mâchent pas leurs mots et  avancent que « La beauté de Venise, c’est la mort, la grandeur de Venise, c’est le déclin, la puissance de Venise, c’est le Mal ».  Le déclin inexorable  de l’Europe des Lumières qui a créé l’esprit  du progrès et le rejet de l’obscurantisme   les conduit apparemment à cette triste déclaration. Une déclaration encore plus évidente  se fait   dès  l’ouverture de l’œuvre, sous la forme d’une  baignoire (de l’époque nazie?) dans laquelle un gnome,  un joker, ou un clown  subit le supplice de l’eau  mais que sarcastiquement cela ne dérange même pas! Ce personnage muet, le Mal ex machina,  prendra de la puissance, grandira en taille et en nombre tout au long de l’action. Image de choc: entre de mauvaises mains, l’eau que l’on pense naturellement être  source de vie,  peut provoquer la mort de toute personne  soumise à son pouvoir meurtrier.  « Du pain et des jeux »  réclame la foule: «Viva il doge e la republica!». Que le doge soit ogre ou pantin, la boucle du Mal est refermée.

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À  l’époque, Amilcare Ponchielli était considéré comme le plus important compositeur italien de la génération après Verdi, mais nous le connaissons aujourd’hui principalement pour La Gioconda, et en particulier pour son célèbre ballet, «La danza delle ore». L’histoire, basée sur «Angelo, le tyran de Padoue» de Victor Hugo, se déroule dans une Venise du XVIIe siècle, où complots et régates forment la toile de fond des heurs et malheurs  de la belle chanteuse La Gioconda (l’immense soprano Béatrice Uria-Monzon). Harcelée par Barnaba (le puissant baryton Franco Vassallo),  noir espion de l’Inquisition, la jeune femme a tout sacrifié pour sauver Enzo (Stefano La Colla), l’homme qu’elle aime et  va jusqu’à sauver  sa rivale, Laura, la femme dont  lui  est  amoureux. Elle est mariée à Alvise Baldoèro, un des chefs de l’Inquisition vénitienne.  Sa complainte dans l’Acte III, scène 5 explique son désarroi et son courage «  O madre mia, nell’isola fatale frenai per te la  sanguinaria brama di reietta riva. Or più tremendo è il sacrifizio mio .. o madre mia, io la salva per lui, per lui che l’ama!»  Gioconda  parle de l’indicible  à l’acte IV, scène 2,  dans  l’air déchirant «Suicidio», dont elle donne une  version échevelée et bouleversante.  » Sa seule issue pour tenir parole.
« La Gioconda en un seul mot, ce serait « agapè », en grec. Elle possède ce grand amour inconditionnel qui n’attend rien en retour, entièrement dévoué à l’autre. » explique Béatrice Uria Monzon.

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Pendant ce temps, le tout puissant et pervers Barnaba  utilise La Cieca, sa  pauvre mère aveugle, pour faire chanter La Gioconda, qu’il souhaite soumettre à son désir. Ne parlons pas d’amour !  Il a même  l’idée de la faire juger comme une sorcière méritant d’être brûlée. … Mais « Ne sommes-nous pas toutes des filles de sorcières que vous avez brûlées ? »  Quoi qu’il en soit, Barnaba est déterminée à la détruire car elle incarne  l’amour maternel inconditionnel le plus pur  et  ose entretenir des relations des plus pieuses avec Dieu. On la voit comme  une créature divine délicate, ressemblant à une  statuette de femme de la dynastie Tang, chantée par la contralto angélique Ning Liang. Son air céleste dans le premier acte «Voce di donna o d’angelo» résonne  comme  un élixir d’innocence et de bienveillance et de sagesse. C’est ainsi que  le metteur en scène Olivier Py nous propose un opéra noir de bout en bout.

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En outre, la scène 2 de l’acte III n’est pas sans rappeler des visions affreuses d’un Othello en furie. Nous savons que Victor Hugo aimait Shakespeare. “Invan tu piangi, invan tu speri, Dio non ti puo esaudir no! in lui raccogli in tuoi pensierei preparati a morir! » chanté par Alvise Badoèro, le mari de Laura. Superbes graves de la basse Jean Teitgen. Mais la pauvre épouse est cyniquement contrainte d’avaler elle-même le poison sur fond de chœurs d’enfants en voix off!  Heureusement cette invention de  Victor Hugo dans la célèbre scène de jalousie,  sauvera celle que le mari en colère n’a pas étranglée de ses mains  fumantes de haine et de vengeance.   

La musique enfin, s’offre comme un immense soulagement…  Elle  forme un contraste saisissant et magnifique avec l’atmosphère  délétère de l’action,  produisant  des grappes juteuses  de passion et de vie. Une  beauté torrentielle et puissante, bouffée d’air dans l’environnement toxique. Un tour de force grandiose pour supporter toute cette noirceur. Ou alors lisez un thriller style la trilogie mongole  Yeruldelgger avant de venir, pour amortir le choc.   Le flamboyant « grand opera all’italiana » est dirigé par Paolo Carignani avec une double distribution  exceptionnelle pour les six rôles principaux, tous  terriblement exigeants, la partition étant redoutable.

 Le public est complètement  emporté  par la qualité de l’orchestre, ses textures Verdiennes élaborées et ses harmonies véhiculant une gamme stupéfiante de sentiments, allant de la peur viscérale  à la mort, en passant par le suicide, mais décrivant également les différentes affres d’amour ressenties par tous, à l’exception de  Barnaba. Les performances répétées des choeurs (Martino Faggiani) sont à couper le souffle, de même que celles des danseurs de ballet, tandis que les six solistes sont tous  également  resplendissants dans leur interprétation parfaite des sentiments romantiques fracassants.  Une  galerie  étincelante a pris vie  au cœur de la Cloaca Maxima vénitienne!

 IL FAUT QUE LE DRAME SOIT GRAND, IL FAUT QUE LE DRAME SOIT VRAI.— VICTOR HUGO


Dominique-Hélène Lemaire

Du 29 janvier au 12 février 2019

crédit photos © Baus

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C’est une légende dramatique en quatre tableaux à propos d’un personnage qui a réellement existé. Mais nul ne peut dire avec certitude ce que son âme est devenue! Encore moins si Berlioz, le compositeur torturé par les échecs de la vie, le poète maudit, l’artiste romantique a souffert des mêmes affres que le célèbre médecin astrologue du XVe siècle. Nul ne peut dire si,  malgré l’aspect positif de l’appétit de Faust insatiable de connaissances et de jouissance, Berlioz ne le condamne pas au feu éternel, par pur dépit.

Premier tableau. Le ténor Paul Groves embrasse avec ardeur et immense talent le rôle de Faust dans une superbe diction. L’hiver a fait place au printemps…Faust est perdu dans la contemplation d’un paysage de campagne, jouissant pleinement de sa solitude, il assiste au lever du soleil sur les champs. Il se laisse envahir par les chants d’oiseaux que prolongent des chansons joyeuses de paysans. « De leurs plaisirs, ma misère et jalouse ! »  Une armée passe, au son d’une marche hongroise devenue très célèbre  grâce à  l’art cinématographique français. Se déploie une fresque d’images du feu et des atrocités de  la guerre. « Son cœur reste froid, insensible à la gloire ! »   

Deuxième tableau « Sans regrets, j’ai quitté les riantes campagnes où m’a suivi l’ennui ! »  Faust est  seul dans son cabinet de travail et donne  libre cours à sa souffrance  profonde. « La nuit sans étoiles ajoute encore à ses sombres douleurs. » Dans sa sensibilité exacerbée, il est envahi de désirs inassouvis et sombres et le  spleen du poète maudit l’incite à vouloir boire une coupe de poison. Il perçoit, venant d’une église voisine, un  chant de Pâques entonné par le chœur des fidèles. Il se sent touché par une foi ancienne. C’est le moment que choisit Méphisto, « l’esprit qui console »,  pour l’inviter à le suivre vers d’autres plaisirs. Le baryton-basse italien Ildebrabdo D’arcangelo  incarnera tous ses maléfices. Première station dans un cabaret de Leipzig où un groupe de buveurs entonne l’éloge du vin. L’un d’entre eux, Brander, complètement bituré, raconte l’histoire  délirante d’un rat brûlé par l’amour. C’est notre délicieux Laurent Kubla.

Requiescat in pace, Méphisto raille l’Amen parodique chanté par les buveurs et se pique d’une histoire de puce. Faust est peu enthousiaste devant les scènes de beuverie et se retrouve emmené sur les rives de l’Elbe et ses flots d’argent. Il sombre dans un sommeil envahi par les gnomes et les sylphes. Ceux-ci lui font apparaître en songe Marguerite, image parfaite de l’amour. A son réveil, Faust n’a plus qu’une pensée : la retrouver. Il entre dans la ville en même temps que des étudiants et une bruyante soldatesque. Il est au pied d’une demeure entourée d’hortensias.

Troisième tableau. « Merci, doux crépuscule, c’est l’amour que j’espère ! » Faust, seul, découvre la chambre de Marguerite et  sent naître son bonheur. « Seigneur, après ce long martyre, que de bonheur ! » Méphisto le poste en observation,  derrière un rideau. Amoureuse de l’amour, Marguerite est songeuse et envahie par les images d’un rêve où  lui apparaît son futur amant. Pendant qu’elle tresse ses cheveux, elle chante, mélancolique, une chanson gothique, celle  d’un roi, Theulé, qui,  sentant sa mort prochaine,  distribua toutes ses richesses,  sauf une coupe lui rappelant sa défunte femme. Cette coupe se brise. C’est la voix magnifique  de la divine soprano géorgienne Nino Surguladze qui symbolise toutes les langueurs, les attentes et les élans de l’amour.

« Mes follets et moi allons lui chanter un bel épithalame ! »  Méphisto va  souffler son plan d’action à l’oreille de la belle alanguie. Pour mieux l’étourdir, la sérénade ensorcelante est accompagnée du chœur et des danses des follets. Mais voilà que Marguerite aperçoit Faust, l’amant de son rêve. Faust lui avoue sa passion, les deux amants s’étreignent sur l’amoncellement de coussins apportés par les follets et le regard voyeur du maître du jeu. Soudain, Méphisto interrompt leurs ébats et ébruite que les voisins sont en train de prévenir la mère de Marguerite qu’un homme est chez  sa fille. Les deux amants se séparent, espérant se retrouver le lendemain. Méphisto tient maintenant en son pouvoir l’âme de sa victime.

Quatrième  tableau. Marguerite se lamente, possédée par l’amour de celui qui n’est jamais revenu. Elle entend des bribes de  chants de soldats et d’étudiants qui lui rappellent cette première nuit si courte et si fragile. Seul aussi, face à une nature avec laquelle il souhaiterait  se fondre, Faust ne pense plus qu’à Marguerite. Il erre, prisonnier de sa tour d’enfer. Méphisto surgit et  lui apprend que Marguerite est condamnée à mort pour  matricide, car chaque nuit où elle attendait son amant, elle l’endormait avec un  poison qui a finalement eu raison  de sa santé. Ainsi l’heure fatidique du pacte est arrivée : Méphisto est prêt à sauver Marguerite si Faust s’engage à le servir « à l’avenir ». Le parchemin est signé par-dessus le vide. Sancta Maria ora pro nobis ! Sancta Marguerita… Sur deux chevaux noirs, Faust et Méphisto s’engagent dans une cavalcade infernale vers ce  que Faust  croit être la  maison de Marguerite. Rythmée par le chœur des paysans et les angoisses de Faust, la course à l’abîme, s’achève en enfer. Le Prince des ténèbres se vante de sa victoire. Faust, sans jamais perdre sa prestance,  est  enfin précipité dans les flammes sous  les hurlements infernaux du chœur des damné(e)s, des démons et des macabres squelettes. Puis, le calme revenu sur terre, c’est une véritable apothéose: le chœur des esprits célestes appelle la vertueuse Marguerite - sauvée par l’amour inconditionnel de son amant - à monter au ciel.

Quel écho peut donc avoir une telle œuvre  avec notre perception moderne?  L’histoire nous touche-t-elle vraiment? Sombrera-t-on avec ce Faust désespéré  dans l’inanité de l’existence de l’esprit positif ? Ou simplement, nous laisserons nous emporter par le vertige de la découverte de l’œuvre de Berlioz ?  Allons-nous nous laisser devenir  captifs de l’esprit insatiable qu’il symbolise ?  Serons-nous séduits par le génie d’un compositeur qui osa faire tabula rasa  de toutes les tendances de son époque et des précédentes? Certes, la magie musicale opère grâce à la qualité et la perfection d’interprétation musicale du chef d’orchestre,  Patrick Davin. Véritable maître du jeu, il s’emploie avec passion à  ressusciter une œuvre totalement innovante. Il déclenche notre admiration pour une partition  constituée d’immenses pages orchestrales d’une richesse inouïe,   dont on se demande parfois si on ne préférerait pas les écouter les yeux fermés pour en retirer toute  leur saveur. On sait  que dans sa nouvelle création, en 1846, Berlioz ne prend  même pas la peine de composer une ouverture, qu’il juge inutile, car il démontre que la musique peut tout exprimer et sait jouer le parfait mimétisme, fond/ forme! Ainsi, à quoi d’ailleurs pourraient bien servir des décors? Même les plus précieux, comme ceux élaborés par Eugène Frey (1860-1930), ces fameux tableaux transparents avec rétroprojection dont s’est inspiré le metteur en scène de cette production,  Ruggero Raimondi. Derrière les voiles reproduisant les tableaux successifs, a-t-il conçu  la carcasse  de fer comme une  sorte de tour de Babel  qui rappellerait celle de Breughel ? Ou pensait-il à la tour d’ivoire du poète? Une vision de  gazomètre en déshérence ?  Cette structure évoque une prison de fer et d’enfer pour la condition humaine dont l’homme ne peut s’échapper que par le ciel ou la géhenne.

L’enfermement est donc omniprésent : même lorsque les voiles sont supposés cacher cette tour,  ou du moins en partie, elle reste perceptible à tout moment. Le regard, lui-même est prisonnier. Au travers de lumières soit  trop tamisées soit trop distrayantes,  on perce  parfois difficilement les visages. La texture et les formes des costumes du peuple  infernal sont  très originales pourtant, et les évolutions ou les chants des nombreux figurants gagneraient à être mieux mis en lumière. L’enfermement circulaire, fait d’échafaudages est certainement très pratique pour une mise en scène verticale des protagonistes, mais tout le monde ne sera pas sensible à cette vision esthétique plutôt accablante pour ceux qui ne rêvent que de liberté !

Du mercredi, 25/01/2017 au dimanche, 05/02/2017

DIRECTION MUSICALE : Patrick Davin MISE EN SCÈNE : Ruggero Raimondi CHEF DES CHŒURS : Pierre Iodice ARTISTES : Paul GrovesNino SurguladzeIldebrando D’ArcangeloLaurent Kubla 

https://www.operaliege.be/en/shows/season/2016-2017/

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Le mariage du ciel et de l' enfer

William Blake: Le grand Dragon Rouge et la Femme vêtue de soleil

« Le mariage du ciel et de l' enfer » est un des "Livres prophétiques" de William Blake (1757-1827), publié en 1790. Ce texte en prose se ressent de la majesté des versets bibliques. Il veut être une contre-partie à "La sagesse des Anges" d'Emmanuel Swedenborg (1688-1772). Parmi les notes que Blake écrivit en marge de la traduction anglaise de l'oeuvre de Swedenborg (publiée en 1787), on peut trouver la trace du titre du "Mariage" dans ce commentaire: "Ici, le Bien et le Mal sont tous deux le Bien et ces deux contraires s'épousent". Ce titre rappelle aussi "Le ciel et l' enfer" du même Swedenborg.

L'argument central de ce poème est que, "sans les Contraires, il n'y a pas de Progression. L' attraction et la répulsion, la raison et l' énergie, l' amour et la haine sont nécessaires à l'existence humaine". Mais, de ce choc des contraires, ne naît pas chez Blake l' unité intermédiaire, véritable force créatrice de tout progrès réel; le poète s'enferme dans son dualisme et professe que "de ces contraires naissent ce que les hommes religieux appellent le Bien et le Mal. Le Bien, c'est l'élément passif qui obéit à la raison. Le Mal, c'est l'élément actif qui est produit par l' énergie. Le Bien, c'est le Ciel; le Mal, c'est l' enfer. Mais "l' énergie (donc: le mal) est la Joie éternelle", et c'est là qu'est tout le drame du prophète révolté.

Le poète chante la vertu créatrice du désir, qui ne doit jamais être freiné, sous peine de devenir passif et improductif. Et il ne s'agit pas en l'occurence d'un désir quelconque: ainsi que le proclame un des aphorismes de "Il n'y a pas de religion naturelle": "Le désir de l'homme étant infini, la possession est infinie et lui-même est l' infini." Le refus de Blake d'accepter la primauté de la raison humaine semble, à première vue, d'autant plus étrange que "Le mariage du Ciel et de l' enfer" fut composé à une époque où la raison était le mot-cléf de toute philosophie. En était-il venu à penser que ce "royaume de la raison" est essentiellement instable? Ou, tout simplement, s'était-il insurgé -une fois de plus- contre les opinions reçues, comme il se révoltait contre les Eglises établies, gardiennes des lois et des principes, et contre l'organisation sociale qui les sanctionne? On ne saurait rien affirmer.

Toujours est-il que les "Proverbes de l' enfer", qui forment le 5ème chapitre du "Mariage", ont été considérés par les contemporains du poète (et le sont encore de nos jours, par Daniel-Rops, par exemple) comme de véritables axiomes d' anarchie. "Damner fortifie, bénir affaiblit", ou "Les prières ne labourent pas"; ou encore "Les prisons sont bâties des pierres de la Loi; les maisons de prostitution des briques de la Religion". Il est évident que ce sont là des propositions difficiles à accepter pour quiconque reste conformiste; mais pour celui qui juge Blake sans s'arrêter à certaines phrases qui n'ont plus le même sens quand on les sépare de leur contexte, il apparaîtra que, contrairement à Rimbaud qui finit par nier toute possibilité de morale, le but de l'oeuvre de Blake restera strictement moral dans son ensemble.

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