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Vie revenue.

 

Tristesse soudaine, violente ;

désir d'être auprès de vous.

Impermanent et rare

 enlacement, si fort.

La vie hier m'est réapparue,

cette grande blagueuse,

car elle me faisait croire

 qu'elle s'en  irait de moi.

Moi qui l'aime tant, en raffole !

Je m'en suis voulue de la croire à ce point,

d'avoir semé du noir tout autour de moi,

d'avoir presque fermé les yeux,

alors que la clarté de ma fille exprimait le contraire.

La vie ce soir sur moi

est bien plus coupante que le verre,

trop puissante, trop là.

Insuffisante respiration pour recevoir

un tel joyau, un don pareil !

Je ne m'y attendait plus.

Son toucher est bien trop appuyé,

trop brutal, trop complet ;

elle est réapparue d'un coup,

bousculeuse et superbe !

NINA

 

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On peut dater de l'année 1970 une transformation irréversible du rapport des femmes à la littérature. Jusqu'alors l'opinion commune considérait les femmes artistes comme des exceptions. On s'intéressait parfois aux «images de la femme» dans l'histoire des textes littéraires, mais on ignorait presque totalement la pratique des femmes écrivains. Femme image ou reflet d'un désir masculin, voilà ce que le féminisme de la seconde moitié du XXe siècle aura violemment contesté, sous une forme ou sous une autre, au moment même où, dans un système économico-politique qu'il faudrait qualifier plutôt à présent d'«antisexuel» que de «mâle», les médias, la publicité, l'organisation du travail et de la production mettent plus que jamais peut-être en circulation l'objet d'échange et de commerce «femme». Si bien que l'on se trouve devant le paradoxe suivant: on ne peut parler correctement des textes féminins sans prendre pour point de départ le nouveau féminisme, alors qu'il n'est pas sûr que ce dernier ne soit pas lui-même rapidement devenu l'objet d'un commerce particulièrement lucratif (réel ou symbolique), notamment dans l'édition.

Vers 1970, le nouveau mouvement féministe, né principalement aux États-Unis (au Women's Rights Movement réformiste des années soixante succède en 1968 le Women's Liberation Movement, beaucoup plus radical), n'expose plus seulement, comme les rassemblements précédents, des objectifs de lutte contre l'inégalité des sexes, mais s'efforce aussi d'affirmer et de représenter la «différence féminine», différence, disent les féministes, de sexualité, de perception du corps, d'expérience et de langage, si bien que la question culturelle se trouve d'emblée au centre du mouvement. Le nouveau féminisme produit ses propres écrivains et ses propres artistes, dont l'art se définit en fonction d'un a priori féministe, comme Kate Millett ou Adrienne Rich, aux États-Unis, Monique Wittig, Xavière Gauthier ou Hélène Cixous, en France. Il affirme par ailleurs la nécessité de réévaluer les pratiques féminines, traditionnellement mineures: journaux intimes, broderies, couture, cuisine, etc. Le mouvement réactualise enfin les grandes oeuvres féminines et en permet une relecture qui prenne en compte le point de vue spécifique d'après lequel elles ont été réalisées: c'est le cas, par exemple, de l'oeuvre de Virginia Woolf, ou même, dans une certaine mesure, en France, de celle de Gertrude Stein. Le «féminin» dans la culture n'apparaît ainsi plus seulement comme une fonction négative mais aussi comme un élément dynamique, voire novateur.

 

 

1. L'édition féministe

 

Parmi les causes (entrée massive des femmes dans le monde du travail, débats publics et lois nouvelles sur l'avortement, la contraception, l'égalité des droits civiques et sociaux, etc.) qui ont fait de la question féminine un sujet d'actualité de grande ampleur, l'apparition d'une «édition féministe», consacrée exclusivement aux interventions des femmes, est loin d'être négligeable. Cette édition féministe rend en effet possible un regroupement de textes féminins, crée un foisonnement extrêmement important et ressuscite certaines oeuvres (par exemple, des romans américains du XIXe  siècle tels que The Awakening, de Kate Chopin, ou Ethan Frome, d'Edith Wharton; en Italie, Una donna, de Sibilla Alleramo, etc.). Elle a enfin incité les maisons d'édition traditionnelles à ouvrir à leur tour des collections réservées aux femmes. Il en a résulté depuis 1974 environ une prolifération tout à fait extraordinaire de textes écrits ou prononcés par des femmes, dans des domaines aussi différents que l'ethnologie ou la poésie, le témoignage ou le pamphlet, etc.

Issue du mouvement féministe, cette édition révèle la réussite des femmes à se faire entendre. Cela commence aux États-Unis: aux innombrables pamphlets des premières années du Women's Lib succèdent vers 1969 les journaux, remplacés ou secondés vers 1972 par les revues, les magazines, etc., puis pris en charge vers 1973 par les maisons d'édition, avec les livres, dont la publication devient de plus en plus large. La présentation, la mise en pages, les contenus des journaux initiaux (It Ain't Me Babe, Of Our Backs, Every Woman...) indiquaient déjà l'orientation principale des publications féministes futures: plus que de littérature, ou même de journalisme, il s'agit de prises de parole et de témoignages.

En France, les options sont parfois différentes, ou même hostiles au féminisme américain. C'est ainsi que les éditions Des femmes ont refusé le terme de «féminisme» comme sujet à des emplois suspects ou trop limités et ont créé, à partir du groupe Psychanalyse et politique, ce qu'elles appellent le Mouvement des femmes. On retrouve néanmoins dans l'édition française les grands traits de l'édition féministe américaine. Des titres comme Dire nos sexualités (Xavière Gauthier), Parole de femme (Annie Leclerc), L cause (titre d'une revue), La Ventriloque (Claude Pujade-Renaud), Les Mots pour le dire (Marie Cardinal), Les Parleuses (Xavière Gauthier et Marguerite Duras), Les Doigts du figuier, Parole (Jeanne Hyvrard), etc., indiquent assez comment, pour les femmes françaises aussi, la première fonction de l'écriture est de permettre la communication, l'explosion d'une parole enfin libérée du silence ou d'un «bavardage» rendu à ses droits. L'accent est mis sur les caractères «spontané», «direct», prosaïque, ordinaire de cette parole: les femmes écrivent pour parler, simplement, à la première personne, entre elles ou pour se faire entendre d'un destinataire absent. Leurs écrits sont des confessions, proches en cela des journaux intimes qu'elles tenaient avant que n'existe une édition féministe (et qui accèdent parfois eux-mêmes à la publication, tel ce recueil américain d'extraits de diaries of women édité par Mary Jane Moffat et Charlotte Painter). La répétition, de livre en livre, de témoignages et d'expériences identiques, presque interchangeables, l'importance du facteur quantitatif, l'accent mis sur l'expérience quotidienne (dans le film de Chantal Akerman, Jeanne Dielman, le spectateur assiste de bout en bout aux activités ménagères de Jeanne), la dominante «gynécologique» (récits de grossesses, d'avortements, etc.) sont  autant d'éléments qui contribuent à créer une sorte d'«effet de foule», d'un genre très nouveau. L'édition féministe nous montre, en effet, ce que nous n'avions jamais vu ; ces «couloirs obscurs de l'histoire» aurait dit Virginia Woolf, où une foule, constituée non plus d'hommes au travail mais de femmes, s'occupe à traiter, dans l'anonymat, les problèmes individuels ou familiaux de la vie quotidienne. Il arrive que ces récits consolident la tradition, comme L'histoire est un tricot, d'Annie Leclerc, mais ils parviennent aussi parfois, plus positivement, à interroger cette «identité anonyme» des femmes à laquelle sont consacrées depuis longtemps les grandes oeuvres féminines. Certains de ces textes nés du nouveau féminisme présentent néanmoins le danger de la confusion de l'oral et de l'écrit, de l'usage non critique d'une «langue de femme» (mais une telle langue est-elle possible?) et du recours, d'un narcissisme souvent naïf, à un «je» qui semble signifier une adéquation parfaite du sujet à lui-même.

 

 

2. Contre-culture

 

Les premiers livres publiés ont été pour la plupart, en particulier aux États-Unis, des ouvrages théoriques, le mouvement féministe étant d'abord un rassemblement politique et idéologique. Qu'il s'agisse de rééditions des grands classiques de l'analyse féministe (essentiellement, Le Deuxième Sexe, de Simone de Beauvoir, The Feminine Mystique [La Femme mystifiée], de Betty Friedan, ou encore, sur un autre plan, L'Origine de la famille, de la propriété privée et de l'État, de Engels) ou d'études nouvelles dont la réputation a grandi très vite (Sexual Politics [La Politique du mâle], de Kate Millett; The Dialectic of Sex [La Dialectique du sexe], de Shulamith Firestone; The Female Eunuch [La Femme eunuque], de Germaine Greer; et aussi en Angleterre, Psychoanalysis and Feminism [Psychanalyse et féminisme], de Juliet Mitchell; en Italie, Dalla Parte delle Bambine [Du côté des petites filles], d'Elena Gianini Belotti, etc.), ou encore d'anthologies regroupant des interventions variées de femmes (par exemple, le recueil américain de Robin Morgan, Sisterhood Is Powerful) et révélant par là, de manière tangible, l'existence du «mouvement» comme tel (cf. en France, des numéros spéciaux de revues republiés en livres comme Les femmes s'entêtent ou des recueils de textes étrangers comme Écrits, Voix d' Italie), ces textes doivent nous être présents à l'esprit, si nous voulons être en mesure de lire dans leur histoire les fictions féministes qu'ils ont précédées. Malgré des différences sensibles d'analyse ou d'option, ils finissent tous par constituer une contre-culture.

La phrase célèbre écrite par Simone de Beauvoir dès 1949 dans Le Deuxième Sexe: «On ne naît pas femme, on le devient» indique sans doute le point central de toute théorie féministe. Le livre d'Elena Gianini Belotti, Du côté des petites filles, analysant les conditions répressives de l'éducation des filles, va dans le même sens. De là découlent, schématiquement, deux tendances de l'analyse féministe: d'une part, celle qui accorde aux phénomènes socio-historiques la première place et demande, comme le déclaraient en novembre 1977 les femmes de la revue Questions féministes, le droit pour les femmes aussi «au neutre [à la définition non sexuée], au général»; et, d'autre part, celle, dominante au moins sur le plan des publications, qui, tout en tenant compte constamment de l'histoire de l'oppression des femmes, met en avant dans une thématique de la différence quelque chose qui serait comme une «nature féminine». Mais dans tous les cas l'écriture féministe est amenée, de manière plus ou moins principale, à mettre en lumière un aspect de la condition faite aux femmes, et à dénoncer les expériences négatives de viol, d'exclusion ou d'oppression. Celles-ci ne constituent pas, néanmoins, le sujet unique de l'écriture, qui fait aussi écho à une attitude globalement et explicitement théorique du féminisme comme critique et analyse du «patriarcat». De ce point de vue, le livre de Valerie Solanas, S.C.U.M. Manifesto (Society for Cutting Up Men, c'est-à-dire Société pour la castration des hommes), a marqué en son temps (1968-1971), sous la forme du scandale, l'histoire du mouvement: l'auteur, qui était au même moment en prison pour avoir agressé l'artiste Andy Warhol, proposait pour dénouement d'une fiction délirante où les femmes devenaient les «maîtres du monde» l'assassinat de tous les hommes. Dans la théorie, c'est le patriarcat comme entité politique et idéologique qui est mis en question. Aux États-Unis toujours, des livres comme celui de Kate Millett (La Politique du mâle) s'attachent à décrire les modes de répression sexuelle et culturelle à l'égard de la femme, tels qu'on peut les repérer dans la littérature «masculine», en analysant les principes d'un «pouvoir mâle». Les féministes américaines ont encore créé, dans la plupart des universités, des women's studies, où sont étudiés les schémas littéraires dominants, ainsi que des revues de critique littéraire et culturelle (telle la revue Signs à Chicago). Si, enfin, l'essai-fiction de Virginia Woolf intitulé Trois Guinées (1938) a rencontré un succès tel qu'il a été traduit et publié à nouveau dans la plupart des pays où existe une édition féministe, c'est parce qu'il met violemment en procès un ordre patriarcal qui conduit à la guerre et au fascisme et interdit aux femmes les possibilités matérielles et symboliques d'accéder à la culture.

L'unité des différentes tendances du féminisme réside dans l'affirmation constante de ce point de vue critique, c'est-à-dire différent. À cet égard, l'évolution du mouvement est à peu près partout identique. D'une manière générale, on constate vers 1974 un déplacement des préoccupations sociopolitiques vers des objectifs plutôt culturels; c'est le cas très nettement en France, avec les éditions Des femmes. L'Italie, où le féminisme demeure assez «violent», fait un peu exception. Dans tous les cas, le phénomène de mondialisation de l'édition féministe aboutit à la constitution d'un nouveau champ culturel construit sur un principe de sororité (sisterhood, sorellanza, etc.) qui fait que tous les grands livres du féminisme, qu'il s'agisse d'essais ou de fictions, sont traduits dans presque toutes les langues.

La revue belge Les Cahiers du G.R.I.F. présente dans un de ses numéros intitulé «Créer» un exposé assez clair de l'analyse féministe de la question culturelle. C'est la notion même de création qui s'y trouve critiquée: «On peut se demander [...] si la hantise de la création [...] ne relève pas de la conception propre de l'Occident industriel, qui consiste à définir l'homme par sa capacité de produire des objets.» Cette condamnation de l'objet -et donc notamment de l'«objet d'art» -est un élément fondamental des réalisations féministes, en particulier dans le domaine de la littérature. Le mot même de littérature apparaît comme suspect, et on lui préfère celui d'écriture, qui met l'accent sur une pratique et semble éloigner le danger fétichiste dénoncé dans la culture dominante. Les textes féministes rechercheront les caractères de l'«éphémère», du «non-art»: inachèvement, refus de la «phrase», et souvent de tout travail de formalisation esthétique, réévaluation de la communication aux dépens du «langage poétique». Il s'appliqueront surtout à privilégier un rapport direct de l'écriture au corps, comme on peut le voir par exemple dans Le Corps lesbien de Monique Wittig: tout dans ce livre, la présentation, la mise en page, la typographie, semble fait pour produire l'illusion d'une identité absolue du livre et du corps. Par analogie avec la notion de «négritude», Simone de Beauvoir avait posé celle de «féminitude» : elle voulait désigner par là un ensemble de qualités acquises dans l'oppression. C'est bien ainsi qu'il faut envisager la contre-esthétique de l'écriture féministe, et c'est pourquoi on peut aussi parler à son propos de contre-culture. Ce faisant, on prend également en compte un «sous-développement» tendanciel des textes féminins.

Bien que dans un «féminisme» de type américain et un «mouvement» de type français, les axes de l'élaboration théorique soient les mêmes (Marx et Freud, repris et critiqués dans une pensée féministe), les analyses, et leurs conséquences sur les productions littéraires, sont assez radicalement différentes. La tendance américaine impose en effet une théorie principalement négative (critique universitaire du patriarcat) et privilégie les expériences de révolte et d'engagement. Les textes de fiction qui en résultent sont en majorité des poèmes, qui retranscrivent directement un lyrisme oral de revendication ou d'amour (telle l'oeuvre d'Adrienne Rich) ou des romans de style classique rapportant des situations d'oppression ou des relations sentimentales (par exemple, Sita, de Kate Millett). Dans l'ensemble, la langue proprement dite n'est pas remise en question, à la différence du mouvement des femmes en France, pour lequel «le rapport au corps et aux images maternelles» reste principal, produisant une réévaluation non seulement des contenus du discours «phallocentriste», mais de la langue elle-même, dans le jeu de ses signifiants et de ses hiatus esthétiques -s'il est vrai que «la fonction maternelle est liée au processus pré-oedipien et, par cela même, à la réalisation esthétique» (Julia Kristeva). C'est dire que le mouvement français est solidaire de la culture contre laquelle il pose une contre-culture qui serait de l'ordre du refoulé.

 

 

3. Héroïnes

 

«Ont-elles jamais existé, ces fabuleuses nations de jeunes filles, ces démons montés, galopant dans tous les coins du monde en faisant gicler de tous côtés glace et sable doré?...» se demande Helen Diner dans Mothers and Amazons: The First Feminine History of Culture. Le féminisme tend en effet à inventer une histoire mythique des femmes, puisque, comme le notait Virginia Woolf, «nous ne savons rien d'elles, excepté leur nom, la date de leur mariage, le nombre d'enfants qu'elles ont portés». Sans parler des féministes célèbres de l'histoire (Mary Westmacott, Flora Tristan, Louise Michel, Alexandra Kollontaï...) dont les écrits, romanesques ou théoriques, sont réédités, toute femme dont le nom est demeuré, pour une raison ou pour une autre, dans notre culture, peut faire figure d'héroïne: par exemple, Anna O, la «première hystérique» de Freud, symbole d'une parole différente, formulée non pas sur le mode d'un discours, mais au lieu même du corps (par les symptômes); ou encore, Lou Andréas-Salomé, inspiratrice des premiers psychanalystes et d'écrivains comme Nietszche ou Rilke, retirée quant à elle dans une expérience de recherche de l'origine et de la différence des sexes vécue sur son propre corps; il y aurait encore Elizabeth Packard et Zelda Fitzgerald, empêchées toutes deux d'écrire, malgré leur talent, par la vanité d'un homme, ou Colette et Anaïs Nin, figures d'une expérience littéraire typiquement féminine. On réédite parfois les oeuvres de ces héroïnes. On publie des biographies et des commentaires de leur vie ou de leurs écrits. On redécouvre des textes plus ou moins «féministes» qu'elles ont pu écrire, comme ce recueil de textes d'Anaïs Nin intitulé Être une femme. Les héroïnes du nouveau féminisme sont aussi des personnages romanesques conçus par des femmes, telle la «Lol V.Stein» de Marguerite Duras, emblème de la féminité comme absence, oubli de soi, ou encore ce personnage d'un roman très populaire de Sylvia Plath, The Bell Jar (La Cloche de détresse), que son auteur conduit à la découverte de son exploitation sexuelle et de son oppression sociale et culturelle. Enfin, quelques grandes fictions féministes (Trois Guinées, Une chambre à soi, de Virginia Woolf, La Cloche de détresse, etc.) prennent fonction de textes sacrés. Car, et Virginia Woolf le montre exemplairement, il ne suffit pas à une femme qui veut écrire de reconnaître dans sa mémoire un héritage spécifiquement féminin, maternel («Car nous, c'est à travers la pensée de nos mères que nous pensons, si nous sommes femmes...»), il lui faut encore inventer une généalogie nouvelle d'artistes femmes, une histoire culturelle féminine, un précédent non plus seulement familial mais social.

Cette nécessité de revendiquer un héritage au moins double (sinon triple, puisque bien sûr il faudra tenir compte aussi de l'intertexte culturel au sens large, représenté, par exemple, chez Virginia Woolf par la fascination pour la bibliothèque paternelle) indique d'ailleurs une des articulations contradictoires de l'«écriture féminine». Celle-ci est en effet amenée, de manière explicite ou non, à mettre en scène un rapport de rivalité entre une tendance «maternelle», tournée vers le don, la dissolution d'identité, l'anonymat, la ritualité, et une tendance culturelle qui en est dans une certaine mesure l'antithèse. Comme le dit encore Virginia Woolf, «il est significatif que, des quatre grandes romancières -Jane Austen, Emily Brontë, Charlotte Brontë, George Eliot-, aucune n'a eu d'enfants, et deux sont restées célibataires». La reconstruction d'une histoire des femmes par le nouveau féminisme est tributaire elle aussi de cette contradiction: d'un côté, les mères en général sont les héroïnes méconnues des temps passés, les femmes dont il faut lever l'oppression ; mais, de l'autre, les héroïnes sont aussi Amazones (comme dans le livre de la féministe américaine Ti-Grace Atkinson, Odyssée d'une Amazone) ou sorcières (voir le groupe américain Witch ou la revue française Sorcières), femmes stériles, homosexuelles ou frigides qui ont créé, dans le refus de la normativité sexuelle et dans la folie, les éléments de leur propre histoire.

 

 

4. Suicidées de la société

 

«Toute femme née pourvue d'un grand don au XVIe siècle serait certainement devenue folle, se serait tuée ou aurait terminé ses jours dans une chaumière solitaire à l'orée du village, à demi sorcière, à demi magicienne, crainte et faisant l'objet de moqueries...» (Virginia Woolf, Une chambre à soi.) «Elle parle la langue des marécages. Pourquoi s'étonner qu'on ne la comprenne pas? Quelquefois, par mégarde, le patois. Mais tu ne dois pas. La sorcière au châle noir éructe...» (Jeanne Hyvrard, Les Prunes de Cythère.)

Si la «sorcière», déjà louée au XIXe siècle, dans des termes grandioses, par Michelet, a pu apparaître aux nouvelles féministes (et tout particulièrement en littérature) comme un archétype de figure féminine revendicatrice, c'est sans doute par la force de négativité qu'elle représente. Personnage d'une mythologie noire opposée aux mythologies «familialistes», nantie d'un pouvoir parallèle au pouvoir social, liée à cette nature mystérieuse et sans parole que notre idéologie associe à la féminité, elle rassemble les traits d'un irrationnel où la maternité productive et positive se renverse en une puissance de mort. Or tel est bien le problème central de la réflexion féministe contemporaine. En effet, si dans la fonction maternelle une femme peut ressentir, en tant qu'individu, le risque d'un clivage opéré sur son corps et d'une perte d'identité, si la maternité ne dit pas le tout de la féminité, cette dernière sera renvoyée, par un principe d'exclusion, à l'espace négatif de la sorcière: solitaire, mutique, asociale, improductive, repliée sur une féminité en absence, confrontée à l'image persécutrice de sa propre mère, une telle femme sera projetée dans un processus de déconstruction de type psychotique, que souvent l'écriture, ce «garde-fou» (LaraJefferson, Folle entre les folles), ne suffira pas à détourner ou à objectiver.

De ce point de vue, l'histoire d'un certain nombre de femmes écrivains pourrait être racontée comme celle de «suicidées de la société» (pour reprendre la formule d'Artaud à propos de Van Gogh). Un grand nombre des meilleurs auteurs féminins du XXe siècle ont en effet vécu et sont morts dans des conditions tragiques, traversés et  détruits par cette «folie» qui n'est jamais qu'un bord assigné par le système social. Virginia Woolf, divisée toute sa vie entre l'écriture et la maladie mentale, se noie dans la rivière proche de sa maison en mars 1941, à l'âge de cinquante-neuf ans. Sylvia Plath, poète (Ariel) et auteur de La Cloche de détresse, roman paru en 1963, se suicide un mois après la sortie de celui-ci, à l'âge de trente ans; Anna Kavan (Neige, Demeures du sommeil), Sophie Podolski (Le pays où tout est permis), ainsi que Danièle Collobert (Il donc) mettent aussi fin à leurs jours. Unica Zürn, dessinatrice et écrivain, auteur de deux très beaux livres, L'Homme-Jasmin et Sombre Printemps, après avoir été internée à plusieurs reprises dans des cliniques psychiatriques, se suicide le 19 octobre 1970, à l'âge de cinquante-quatre ans. Toutes ces femmes ont expérimenté sur leur propre corps ces traits de la maladie et de la douleur dont notre société a fait, depuis la parole de la Bible («Tu enfanteras dans la douleur»), un apanage de la féminité. De cette déchirure physique et mentale, leurs textes ne cessent de rendre compte: L'Homme-Jasmin se présente comme le journal clinique d'une malade qui jouit des images colorées, des rêves, des symboles et des rites étranges de son délire; Demeures du sommeil met en scène l'alternance fascinante de la veille et du sommeil, de la douleur et du rêve peuplé de fantasmes et de fantaisies; La Cloche de détresse est le récit de la crise psychique grave qu'a subie vers l'âge de vingt ans Sylvia Plath elle-même.

On retrouve dans les textes littéraires à proprement parler féministes, mais cette fois-ci sous une forme le plus souvent idéologique, cette même représentation de la folie: des femmes comme Jeanne Hyvrard, Emma Santos, Hélène Cixous, Madeleine Gagnon revendiquent un droit au délire. «Ils disent qu'ils vont me guérir. Mais c'est pour me normaliser. Ils disent que je suis folle. Mais c'est pour ne pas entendre ma voix», explique Jeanne Hyvrard dans Mère la mort; «La folie me fait peur et me séduit. La folie me fait danser», raconte Madeleine Gagnon dans Retailles. Enfin, d'une manière plus générale encore, on peut dire que le discours psychiatrique ou psychanalytique est une référence systématique des écrits féministes. Nombreuses sont, par exemple, les fictions de femmes qui se présentent comme un récit de maladie mentale, une correspondance avec un psychanalyste, etc. À cet égard, deux livres ont peut-être plus particulièrement fait date dans le contexte du féminisme: celui de Lara Jefferson, Folle entre les folles, et celui de Mary Barnes et Joseph Berke, Mary Barnes, un voyage à travers la folie. Tous deux retracent le combat authentique que deux femmes aliénées et internées ont mené, par les moyens de l'art (pour Lara Jefferson, l'écriture, pour Mary Barnes, la peinture), contre leur propre maladie. Associé à l'antipsychiatrie moderne, le féminisme a ainsi permis la publication de textes traditionnellement privés, relégués dans les dossiers médicaux, et a par là même contribué à révéler le lien historique de la féminité et de la psychose.

 

 

5. Le «continent noir»

 

À propos de la sexualité féminine, Freud emploie la formule désormais bien connue de «continent noir» de la psychanalyse. À peu près à la même époque, un jeune Juif viennois, Otto Weininger, publie un livre raciste, mysogine et antisémite, Sexe et Caractère, et se suicide quelques mois plus tard après avoir déclaré à un ami: «As-tu déjà pensé à ton double? et s'il arrivait maintenant! Le double est cet être qui sait tout de chacun, qui sait même ce que personne jamais n'avoue!» Et Freud encore disait: «La pénétration dans la période pré-oedipienne de la petite fille nous surprend, comme dans un autre domaine, la découverte de la civilisation minoé-mycénienne derrière celle des Grecs.» Dans ces trois exemples apparaît la même image: celle d'une étrangeté (sexuelle) de la femme, décrite en termes de race. Cette étrangeté est aussi proximité violente d'un «double» de soi-même: autre côté, autre race, métaphore du dehors ou du différent au plus profond de soi, cette image raciste, qui fait référence à l'organisation colonialiste des sociétés occidentales, confond dans la même exclusion la femme et le «colonisé» (Juif, Noir...). Or cette confusion est revendiquée par les féministes elles-mêmes, de la même manière qu'elles peuvent revendiquer une définition négative par la «folie».

Le mouvement américain a ainsi parfois repris à son propre compte le slogan des Noirs: I am black and I am beautiful; Simone de Beauvoir, on l'a vu, forge le mot de «féminitude» sur le modèle de «négritude»; Hélène Cixous, juive française de mère allemande et originaire d'Afrique du Nord, fait, elle, l'éloge du «continent noir»; dans Les Prunes de Cythère, Jeanne Hyvrard écrit l'histoire d'une colonisation dans les «îles», et dédie son livre «au Nègre inconnu». Les exemples de ce retour par les féministes modernes à un imaginaire «africain» ou plus largement d'exotisme et de sauvagerie pourraient être multipliés presque à l'infini. De manière peut-être plus troublante, on le retrouve aussi avec la même fréquence chez des auteurs qui n'ont pas de rapports directs avec le mouvement ou, du moins, avec sa théorie et ses axes de revendication. Pour Marguerite Duras, l'écriture est ainsi le moyen d'un retour aux images de l'enfance en Indochine et d'une réflexion sur un passé colonial désormais clos, où la pauvreté côtoyait la richesse et où la maladie, la perte de soi, la mort étaient les fondements mêmes où se relançait la vie des femmes (Un barrage contre le Pacifique, Le Vice-Consul, India Song). La question coloniale est encore centrale chez Doris Lessing qui consacre une partie de son oeuvre principale, Le Carnet d'or, à des scènes rhodésiennes à travers lesquelles l'analyse politique en termes de lutte des classes tenue par les personnages masculins apparaît à la fois dérisoire face à l'oppression plus tragique des Noirs rhodésiens, et illusoire du point de vue des personnages féminins. Enfin, on ne saurait oublier que le premier roman de Virginia Woolf, La Traversée des apparences (The Voyage Out), a également pour cadre un pays tropical et que c'est dans la région centrale de la forêt, vierge comme Virginia, que l'héroïne, Rachel, rencontrera sa féminité, sa sexualité et, du même coup, sa destruction et bientôt sa mort.

Si cette métaphore «africaine» est si insistante, ce n'est pas seulement par dénonciation du système politique colonialiste mais aussi parce que le colonialisme lui-même est porteur d'associations imaginaires riches en irrationnel. Les méthodes de colonisation, par exemple, renvoient à des images de viol; la justification économique (alimentaire) traite d'autre part le Tiers Monde comme un grand corps maternel nourricier dont les trésors sont saisis par les colons, alors que lui reste affamé: images de la mère affamée, de la mère sans mère, de la fille sans mère (on pense au personnage de la mendiante dans les romans de Marguerite Duras). Tel est bien le grief féminin inconscient que le nouveau féminisme met au jour: dans une organisation symbolique qui privilégie historiquement (au moins depuis l'invention de la figure de la Vierge mère...) le rapport de désir du fils et de la mère, qu'en est-il de la fille? Freud insistait sur l'importance de la phase pré-oedipienne de relation à la mère chez cette dernière. L'«Afrique» est à la fois la fille et la mère: la fille dépossédée de l'aliment, de l'amour, nécessaires à sa vie et à la reconnaissance de soi, et la mère au ventre plein des trésors merveilleux que la fille revendique (images, couleurs, sons sauvages, rythmes, etc.). C'est pourquoi on trouvera dans la plupart des textes féminins sinon un éloge de la nature comme espace sauvage, miraculeux (par exemple dans La Prisonnière des Sargasses de Jean Rhys), du moins la tentation d'une écriture au plus près des sensations, des rythmes simples, des euphonies (Hélène Cixous, Jeanne Hyvrard, Virginia Woolf...), une écriture «jubilatoire» où souvent le plaisir de la profération des sons et des mots l'emporte sur la narrativité, comme on peut le voir notamment dans l'oeuvre de Gertrude Stein.

L'écriture est le plus souvent pour les nouvelles féministes le moyen d'une régression vers des «épousailles» (Annie Leclerc) avec le corps maternel. De là provient le déploiement d'une thématique du corps qu'on retrouve de texte en texte: éloge d'une sensualité diffuse, prégénitale ou polymorphe (Luce Irigaray, Ce sexe qui n'en est pas un), fétichisme du mot aux dépens de la phrase, qui indiquerait une articulation de type phallique (Virginia Woolf jugeait déjà la phrase «masculine» trop «lourde» pour une femme), définition d'une écriture-flux à l'image du sang menstruel (Marie Cardinal, Emma Santos, Jeanne Hyvrard...) ou, au contraire, d'une écriture éclatée, morcelée, fragmentaire, lapidaire (Agnès Rougier, Danielle Collobert, voire l'Américaine Joan Didion), hostile aux effets d'unité ou d'unicité stigmatisés dans l'écriture masculine, insistance, au total, sur l'idée d'une multiplicité spécifiquement féminine.

 

6. L'autobiographie de tout le monde

 

Le trait peut-être le plus frappant de cette écriture féminine que le nouveau féminisme des années soixante-dix met en avant soit dans les textes qu'il produit, soit dans ceux dont il permet la redécouverte et la relecture, c'est son caractère à peu près systématiquement autobiographique. Sans parler des textes féministes, dont on a pu dire qu'ils étaient souvent très proches de la confession ou du journal, les grands textes féminins contemporains apparaissent tous, de près ou de loin, traversés par un projet d'autobiographie ou du moins de biographie écrite (reformulée sur un mode artistique). En cela, ils appartiennent aussi -et sans doute en premier lieu -à la littérature moderne.

Certaines fuient cette biographie écrite, comme Sylvia Plath, qui compose des poèmes pour reculer le moment du roman, qu'elle juge «sale», cruel, trop près de l'intimité des événements vécus. Pourtant, elle rédige La Cloche de détresse, et son dernier travail aura été un projet de roman. D'autres, en revanche, n'y résistent pas, comme Unica Zürn ou Anna Kavan rapprochées dangereusement par l'écriture de leurs fantasmes les plus implacables. Doris Lessing, Marguerite Duras, Gertrude Stein, ou même Colette ou Anaïs Nin, s'y adonnent avec tout leur art. Virginia Woolf y parvient, après le long détour d'une vie et d'une oeuvre: ce sont ses derniers textes, les plus beaux peut-être, regroupés après sa mort dans un recueil intitulé Instants de vie (Moments Of Being).

L'autobiographie conçue par les femmes présente une qualité spécifique ou, du moins, nouvelle: celle de ne pas être la construction, par les moyens complexes de l'écriture, d'un sujet à peu près unifié, ou aspirant à l'être, même dans les plus grandes contradictions, comme dans les textes contemporains «masculins». Le sujet d'une oeuvre féminine n'existe pas, n'existera pas. Il se perd, se multiplie, se diffracte dans les multiples figures, les mouvements minuscules du quotidien. «Autobiographie de tout le monde», ce texte féminin vaut pour une autre vie, d'autres vies -bien vite la question même de la «féminité» ne se pose plus. Cette autobiographie insignifiante, ou plutôt non inscrite dans une logique de la représentation du sens (qu'on lise, par exemple, les absurdités algébriques de Gertrude Stein, sa manière de construire une poétique des lieux communs de la communication verbale), trace un parcours durable, mais fragmenté, accidenté, discontinu, pour des femmes qui rêvent de «flotter avec les bouts de bois à la surface de la rivière» (Virginia Woolf).

Les littératures

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Mini Quizz au sujet de "L'Exilée"

Bonjour à tous,

6 jours avant mon prochain salon littéraire, voici un mini quizz (en fait, une seule question), qui vous permettra de gagner mon dernier ouvrage, « L’Exilé »’ : http://www.edilivre.com/l-exilee-2328f5ed7b.html…

Le premier ou la première à trouver la bonne réponse avant mercredi 3 sera prévenu en MP, afin que je puisse lui faire parvenir son exemplaire.

Et si vous l’avez déjà lu ou que ce micro-concours ne vous botte pas, je vous invite à imaginer une 5ème possibilité… Tous les délires sont permis, et même vivement conseillés, tant qu’ils contiennent les mots « Turc » ou « « Turquie ».

Voici donc ladite question.

Alexandra Mars s’enfuit précipitamment de Bodrum car….


1/ Elle a assassiné froidement un garde-côte.
2/ Elle prend panique la veille de son mariage avec un marin.
3/ Elle comprend qu’elle va être arrêtée pour trafic de pierres précieuses
4/ Elle se rend compte qu’elle est enceinte d’Emre, le frère cadet d’Orhan, son mentor et ange gardien.

A vos marques… Prêts ? Go !

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Une attitude imprévisible


Soliloque

Relisant des vers d'autrefois,
Que nous ont légués des poètes,
Avec tendresse je leur prête
Les intonations de ma voix.

Leur corps n'a plus de consistance
Mais leur âme ni leur esprit,
Par la mort ne furent détruits.
D'eux dépendent leur survivance.

De longs échanges épistolaires,
Engendrent de nombreux écrits.
Chacun d'eux d'un unique prix,
Existe en un seul exemplaire.

Dans leurs enveloppes, s'attardent
Datées, classées, enrubannées,
Emplies de grâces non fanées,
Les tendres lettres que je garde.



Or je refuse la parole
À l'ami qui me consacrait
Des moments qui toujours créaient
Des défis et de nouveaux rôles.

M'est difficile d'être sûre
De la crainte qui semble en moi.
Je me protège des émois.
Que ma sérénité perdure!

30 janvier 2016

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administrateur partenariats

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Quelques pages parmi tant d'autres,

autant de poèmes illustrés en partenariat avec des artistes

d'Arts et Lettres.

Une tranche de vie et de couleurs à découvrir...

Un partenariat d'

Arts 

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administrateur théâtres

Une soirée et deux opéras en un acte. Couleurs, beauté et endurance!  Deux époques de styles farouchement différents mais  qui  exploitent  avec exaltation le thème  de la femme délaissée de tous temps. Deux destinées, deux actes de solitude.

Dans la première œuvre, « Il Segreto di Susanna » d’Ermanno Wolf-Ferrari,  l’homme (un fougueux Vittorio Prato) , vaque à ses occupations diurnes et nocturnes mais il est miné par  une  jalousie …risible. Dans la seconde, « La Voix humaine » de Poulenc,  l’homme est carrément absent, il a  fui celle qui l’aime à en mourir, pour vivre sa vie.  Les deux femmes vivent confortablement dans des intérieurs élégants intemporels,  mais comme elles se morfondent!

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 L’une  se découvre une passion qui enfin l’arrache  à l’ennui et l’affaire ne se termine pas trop mal  dès le moment où elle réussira à partager ses divagations avec l’homme qu’elle aime. Pathétique quand même,  la force de l’addiction,  qu’il s’agisse de cigarettes ou de drogues dures!  

L’autre, ivre de solitude et de désespoir, souffre de dépendance psychologique  pour l’homme qui l’a abandonnée. Une addiction non moins néfaste.  « Elle » est à deux doigts de se donner la mort pour cesser de souffrir. Elles sont toutes deux meurtries profondément par l’abandon, y en aurait-il une plus heureuse que l’autre?  

Et les voilà rassemblées  en une seule  et magnifique interprète : Anna Caterina Antonacci, une chanteuse lyrique  au palmarès exceptionnel  qui  réussit à sculpter les deux situations avec une immense sensibilité. Elle possède une virtuosité et une expressivité vigoureuse pour affronter ce grand défi pour toutes les grandes chanteuses que cette création lyrique  de « La voix humaine » de Francis Poulenc. Un mélange palpitant de voix parlée et chantée, entre violence des sentiments et  soumission. Le jeu scénique est d’une mobilité extraordinaire. De nombreuses séquences a capella font penser à une lente mise à nu de la victime.

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 Impressionnant travail de mise en scène et de lumières de Ludovic Lagarde et de Sébastien Michaud. Le décor épuré est de la main d'Antoine Vasseur.  Le passage d’un  opéra à l’autre est très subtil. De la bonbonnière vibrante de lumières pastel,  finement époussetée par un  fidèle domestique (qui rappelle quand même le salon bourgeois 19e), on passe à un moulin moderne aseptisé. La solitude éblouissante se déploie comme un sablier sur une scène tournante. Le logement d’origine  a été  démultiplié en trois pièces rutilantes de blancheur : hall, chambre et salle de bain couv’de mag’. Le progrès  et le  confort sont visibles.  Mais dans ce paradis artificiel, pulse partout   un  regard féminin affolé dont on peut lire  l’évolution des émotions  intérieures   sur le visage de  la femme en close-up projeté sur des écrans années 2000. Le souffle d’ Hitchcock semble souffler quelque part et  l’héroïne désenchantée promène son mal-être de pièces en pièces, attachée au fil sans cesse brisé de sa conversation!  L’utilisation d’un téléphone avec standardiste a quelque chose  de surréaliste dans tant de modernité. On est hanté par une image plus probable dans ce décor, celle d’un téléphone portable, addiction des temps modernes et modèle même de notre solitude à nous qui voulons à tout prix « rester connectés ».

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La standardiste est rendue vivante par  les instruments de l’orchestre sous l’élégante direction  de Patrick Davin. Le harcèlement  du piano lui rappelle la douleur de l’homme absent. Et ce sont des petites morts chaque fois que la ligne se coupe. Un enchaînement de ruptures et de brisures.  Le talent  de la  chanteuse réveille dans notre imaginaire un fondu enchaîné  de mille et une femmes éplorées, bafouées, totalement dépendantes. Dans ses poses, ses postures, son jeu tragique  elle  nous rappelle les souffrances et la tendresse excessive de grandes figures de l’histoire du cinéma  telles qu’Ingrid Bergman, Marilyn Monroe, Romy Schneider…

Si on rit de bon cœur dans le premier opéra « Il Segreto di Susanna », œuvre cocasse et divertissante - l’intermezzo fut  joué pour la première fois à Munich  en décembre 1909 -  il en est tout autrement dans le deuxième opéra où l’on assiste à une descente vertigineuse en enfer.

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 L’enfer c’est les Autres, l’absent, l’homme en fuite qui n’a laissé derrière lui qu’une femme épuisée, vidée de toute substance.  Cette  vaillante voix humaine  féminine  brave pendant 40 minutes,  et seule, l’orchestre omnipotent  dans ce  jeu de massacre conjugal. C’est moderne et réaliste.    Son combat  tragique bouleverse. Sauf si, reprenant soudain pied dans notre  réalité, on se prend à soupeser les avancées du combat féministe. La déchirante héroïne  ne serait-elle pas  d’une autre ère, espère-t-on avec soulagement, question de créer  un peu de distance avec l’intensité presque insoutenable du  spectacle.

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Mais on ne peut s’empêcher de se dire avec anxiété qu’il n’y a que dans les couches aisées et éduquées de la population occidentale que  les femmes peuvent se targuer d’être enfin libérées. Partout autre part, elle reste  un objet de plaisir, une valeur d’échange, un signe de richesse, une  simple procréatrice,  un  sujet de convoitise que l’homme traite à sa guise. Le malaise reste entier, si on pense à cette  autre moitié du monde, niée, foulée aux pieds, séquestrée, emprisonnée dans des codes immondes, lapidée dans certaines parties du monde. Et donc un regain d’amertume s’ajoute au fiel démoniaque dont est cousue cette oeuvre méconnue de Francis Poulenc créée en 1959 pour son égérie Denise Duval, à qui on vient de rendre hommage tout récemment, à l’occasion de sa disparition.

 

secret_de_suzanne_voix_humaine_-_site_opera_royal_de_wallonie_-_lorraine_wauters-18.jpg?itok=96KRXE2D&width=452Direction musicale : Patrick DAVIN

Mise en scène : Ludovic LAGARDE

 Décors : Antoine VASSEUR

Costumes : Fanny BROUSTE

 Lumières : Sébastien MICHAUD

Vidéo : Lidwine PROLONGE

Production Opéra Comique Coproduction Opéra Royal de Wallonie-Liège / Les Théâtres de la Ville de Luxembourg Partenaire associé Palazzetto Bru Zane – Centre de musique romantique française

Contessa Susanna / Elle: Anna Caterina ANTONACCI

Conte Gil : Vittorio PRATO

 Le Serviteur: Bruno DANJOUX

Et Orchestre de l’Opéra Royal de Wallonie-Liège

http://www.operaliege.be/fr

Crédit photos: L'opéra de Liège

http://www.operaliege.be/fr/activites/operas/il-segreto-di-susanna-la-voix-humaine

 

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Titus n'aimait pas Bérénice

Prix Médicis, le dernier roman de Nathalie Azoulai claque comme une provocation : « Titus n’aimait pas Bérénice ». Car si c’est bien le cas, il n’y a pas de tragédie et la pièce de Racine cesse d’exister…

 Aimantés par ce titre à l’allure de scoop, nous sommes entraînés dans un roman passionnant.

 Une jeune femme abandonnée par son amant trouve dans les premiers vers de Bérénice un écho à son propre désarroi : « Dans l’Orient désert, quel devint mon ennui ». Cette parole en appelle d’autres et la jeune femme découvre en Racine, un homme qui a su deviner le cœur féminin comme nul autre. Intriguée, elle part sur les traces du grand tragédien.

 Ecrit dans un « style droit, pur et net » ce roman est passionnant de bout en bout : roman d’initiation, nous y suivons Racine à Port Royal, dans sa découverte de sa vocation et des sortilèges de la langue française. Jamais il n’oubliera ses maîtres d’alors.

 Au fil des pages, les rapports complexes de Racine avec Louis XIV se précisent : la grandeur de l’un se fortifie du génie de l’autre : « ainsi le poète puise-t-il un peu de bravoure chez le capitaine tandis que le capitaine un peu de cet or sans poids ni couleur que manie le poète ».

 Mais comme en surplomb, c’est un être de vent, d’ombre et de lumière qui agit en Racine et sculpte ses héroïnes : toutes ces femmes qu’il a créée relayent le chant de Didon , « cette plainte universelle et réprouvée » d’une Reine abandonnée par Enée. Une réserve toutefois : l’intrigue de départ tient davantage du prétexte à une plongée dans la vie de Racine que de l’occasion de vraiment explorer la proximité de a littérature avec nos vies, quelle que soit les époques.  C’est un peu dommage que cet aspect n’ait pas été davantage exploité.  

 Au final cependant, un très beau roman qui donne envie de relire Racine dont la poésie si particulière doit tant à un style épuré au point que, par endroit, il fait songer au début de la Genèse : « Dieu dit « que la lumière soit ! ». Et la lumière fut ». « Je l’aime, je le fuis ; Titus m’aime, il me quitte »…

 Mais la dernière page lue, c’est vers l’opéra de Purcell « Didon et Enée » que je suis retourné et cet air merveilleux « Remember me but, ah, forget my fate » qui m’émeut plus que jamais.12273145853?profile=original

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Le cercle vicieux

Pourquoi nous attachons-nous tant à notre existence ? Preuve en est : nous accordons une attention et un temps considérable aux objets : maison, voiture, meubles ... sans oublier à nous-mêmes au détriment de l'essentiel constituant notre humanité.

Faisant de l'accessoire l'essentiel nous sommes attachés à lui comme si nous ne devions jamais le quitter ! Il en est tout autrement et nous le savons. C'est qu'être prisonnier d'un leurre nous aimons cela. Nous aimons jouer avec la réalité comme pour la contourner et gagner sur elle tout moment bon à prendre ! Mais dans ce jeu où nous sortons toujours perdants il ne peut y avoir qu'un seul moteur : l'angoisse ou la peur pour les moins aboutis. Cet attachement voué à notre perte nous paraît donc nécessaire même s'il est à l'origine de notre mal-être. Mais il y a pire que d'accumuler bêtement en sachant que c'est en vain, c'est l'attachement que l'on a pour soi. Là aussi, malgré le changement perpétuel qui nous affecte et nos disparitions incessantes et successives, nous persistons à puiser au fond de nous le courage de résister à l'évidence. Je pense aux chirurgies esthétiques, ravalements de toutes natures causant parfois plus de mal que de bien ou encore de croire que de courir le marathon à 80 ans nous fera gagner 20 ans .... Il serait moins fatigant, moins risqué, plus logique aussi d'accepter cette évidence et nous laisser porter par le bonheur de vivre sans recours à l'illusion des objets ni à l'attachement compulsif d'un être voué au vieillissement et à la mort.

Aller vers le changement et ne pas le refuser est signe de bonne santé, de refus de l'angoisse et des peurs. Il ne sert à rien de s'opposer à l'inéluctable. Alors au lieu de soigner sa voiture, accumuler des capitaux , modifier son physique, voyons si le voisin ne manque de rien et brisons le cercle de l'attachement !

Pensée du jour

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Hommage aux peintres jubilatoires

Songerie

Le réel occupe l'espace.
Formes et couleurs s'y déploient.
Les humains savent que des lois
Sont à l'origine des grâces.

Sans harmonie point de beauté.
Les splendeurs qu'offre la Nature,
Qu'elles s'effacent ou perdurent,
Engendrent la félicité.

Jamais ne cessera l'ivresse
À la vue du miraculeux.
Où les génies mystérieux
Oeuvrent-ils, emplis de tendresse?

Dotés de sensibilité,
D'énergie et d'intelligence,
Les artistes, avec patience,
Acquièrent des habiletés.

Certes aucun art n'étant facile,
Il parut tentant d'inventer
La libre créativité,
Ayant pour effet qu'on jubile.

Au temps d'une intense misère
D'intolérables cruautés,
Ne console plus la beauté,
Égaye une folie légère.

29 janvier 2016

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Flâner sans gaspiller le temps


Alors que je suis en éveil,
À contempler l'espace immense,
En un adoucissant silence,
M'emplit de grâces le soleil.

À paresser, je me sens bien.
Jamais mon esprit ne divague,
Mes émois ne font pas de vagues,
Je ne me soucie de rien.

Je m'offre un congé ce matin.
Mes scrupules mis à la porte,
Remettre à nouveau peu m'importe.
Tout peut attendre, c'est certain.

Pour que ne meure pas l'instant,
Je transcris les mots qui m'arrivent.
Ce faisant, redeviens active,
Et ne gaspille pas le temps.

29 janvier 2016

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À l'analyse que Freud avait faite de la religion dans L'Avenir d'une illusion (1926), Romain Rolland opposait une «sensation religieuse qui est toute différente des religions proprement dites»: «sensation de l'éternel», «sentiment océanique» qui peut être décrit comme un «contact» et comme un «fait» (lettre à S.Freud, 5déc. 1927). En 1929, il lui envoyait dès leur parution les trois volumes de son Essai sur la mystique et l'action de l'Inde vivante. Freud répondit à cette objection dans le premier chapitre de Malaise dans la civilisation (1929). Il écrivait d'ailleurs à son «ami»: «Combien me sont étrangers les mondes dans lesquels vous évoluez! La mystique m'est aussi fermée que la musique» (20juill. 1929). Plus tard, il récusait l'assimilation de sa méthode avec celle de Jung qui, disait-il, «est lui-même quelque peu mystique et a cessé depuis de longues années d'appartenir à notre groupe» (lettre à R. Rolland, 19 janv. 1930).

Débat significatif. Il s'inscrit dans un ensemble particulièrement riche de publications consacrées à la mystique pendant trente ans: y contribuent l'ethnosociologie (par exemple, en France, depuis Les Formes élémentaires de la vie religieuse, d'Émile Durkheim, 1912, jusqu'à L'Expérience mystique et les symboles chez les primitifs de Lucien Lévy-Bruhl, 1938) ou la phénoménologie (depuis Heiler jusqu'à Rudolf Otto et Mircea Eliade); l'histoire littéraire (depuis L'Élément mystique de la religion de Friedrich von Hügel, 1908, jusqu'aux onze volumes de l'Histoire littéraire du sentiment religieux d'Henri Brémond, 1917-1932); la philosophie (notamment avec William James en 1906, Maurice Blondel, Jean Baruzi en 1924, Henri Bergson en 1932); la diffusion en Europe occidentale de l'hindouisme ou du bouddhisme indien que Romain Rolland, René Guénon, Aldous Huxley contribuent à faire connaître, ainsi que L. de La Vallée-Poussin, Olivier Lacombe, Louis Renou... Cette abondante production comporte des positions très différentes, mais elle semble avoir ceci de commun qu'on y rattache la mystique à la mentalité primitive, à une tradition marginale et menacée au sein des Églises, ou à une intuition devenue étrangère à l'entendement, ou bien encore à un Orient où se lèverait le soleil du «sens» alors qu'il se couche en Occident: la mystique y a d'abord pour lieu un ailleurs et pour signe une anti-société qui représenteraient pourtant le fonds initial de l'homme. De cette période date une façon d'envisager et de définir la mystique qui s'impose encore à nous. C'est dans ce climat que se situe la réaction de Freud.

Le dissentiment qui se manifeste, entre 1927 et 1930, dans les lettres et les oeuvres des deux correspondants est caractéristique des perspectives qui opposaient et continuent d'opposer un point de vue «mystique» à un point de vue «scientifique». Là où Romain Rolland décrit, à la manière de Bergson, une donnée de l'expérience - «quelque chose d'illimité, d'infini, en un mot d'océanique» -, Freud décèle seulement une production psychique due à la combinaison d'une représentation et d'un élément affectif, lui-même susceptible d'être interprété comme une «dérivation génétique». Là où le premier se réfère à une «source souterraine de l'énergie religieuse» en la distinguant de sa captation ou de sa canalisation par les Églises, le second renvoie à la «constitution du moi» selon un processus de séparation par rapport au sein maternel et de différenciation par rapport au monde extérieur. Certes, tous les deux recourent à une origine, mais, pour l'un, elle apparaît en la forme du tout et elle a sa manifestation la plus explicite en Orient; pour l'autre, c'est l'expérience primitive d'un arrachement, commencement de l'histoire individuelle ou collective. En somme, pour Romain Rolland, l'origine c'est l'unité qui «affleure» à la conscience; pour Freud, c'est la division constitutive du moi. Pour les deux, pourtant, le fait à expliquer est du même type: un dissentiment de l'individu par rapport au groupe; une irréductibilité du désir dans la société qui le réprime ou le recouvre sans l'éliminer; un «malaise dans la civilisation». Les relations instables entre la science et la vérité tournent autour de ce fait.

 

 

1. Le statut moderne de la mystique

 

Quoi qu'on pense de la mystique, et même si l'on y reconnaît l'émergence d'une réalité universelle ou absolue, on ne peut en traiter qu'en fonction d'une situation culturelle et historique particulière. Qu'il s'agisse du chamanisme, de l'hindouisme ou de Maître Eckhart, l'Occidental a une manière à lui de l'envisager. Il en parle de quelque part. On ne saurait donc entériner la fiction d'un discours universel sur la mystique, oubliant que l'Indien, l'Africain ou l'Indonésien n'ont ni la même conception ni la même pratique de ce que nous appelons de ce nom.

Détermination géographique et conditionnements historiques

Dans les analyses entreprises par des Européens, alors même qu'elles concernent des traditions étrangères, l'attention portée à la mystique des autres est conduite, plus ou moins explicitement, par des interrogations ou des contestations internes. Par exemple, la quête scientifique de l'hindouisme ou du bouddhisme a été et est encore habitée par l'«inquiétude» qu'ont suscitée, en Europe, l'irruption d'univers différents et l'effacement des croyances chrétiennes, par la nostalgie de références spirituelles détachées d'inféodations ecclésiales ou, au contraire, par la volonté de mieux adapter à l'Orient la diffision de la pensée européenne chrétienne et de restaurer un universel qui tiendrait non plus au pouvoir des Occidentaux mais à leur connaissance. Le rapport que le monde européen entretient avec lui-même et avec les autres a donc un rôle déterminant dans la définition, l'expérience ou l'analyse de la mystique. Cette constatation ne dénie nullement à cette expérience son authenticité ou à ces analyses leur rigueur, mais en souligne seulement la particularité.

Cette localisation de «notre» point de vue obéit aussi à des déterminations historiques. Au cours de notre histoire, «une» place a été donnée à la mystique. Elle lui fixe, dans l'ensemble de la vie sociale ou scientifique, une région, des objets, des itinéraires et un langage propres. En particulier, depuis que la culture européenne ne se définit plus comme chrétienne, c'est-à-dire depuis le XVIe ou le XVIIe siècle, on ne désigne plus comme mystique le mode d'une «sagesse» élevée à la pleine reconnaissance du mystère déjà vécu et annoncé en des croyances communes, mais une connaissance expérimentale qui s'est lentement détachée de la théologie traditionnelle ou des institutions ecclésiales et qui se caractérise par la conscience, acquise ou reçue, d'une passivité comblante où le moi se perd en Dieu. En d'autres termes, devient mystique ce qui s'écarte des voies normales ou ordinaires; ce qui ne s'inscrit plus dans l'unité sociale d'une foi ou de références religieuses, mais en marge d'une société qui se laïcise et d'un savoir qui se constitue des objets scientifiques; ce qui apparaît donc simultanément dans la forme de faits extraordinaires, voire étranges, et d'une relation avec un Dieu caché («mystique», en grec, veut dire «caché»), dont les signes publics pâlissent, s'éteignent, ou même cessent tout à fait d'être croyables.

Un indice de cette isolation (au sens où un corps est isolé) apparaît dans le fait qu'au XVIIe siècle seulement on se met à parler de «la mystique», le recours à ce substantif correspondant à l'établissement d'un domaine spécifique. Auparavant «mystique» n'était qu'un adjectif qui qualifiait autre chose et pouvait affecter toutes les connaissances ou tous les objets, dans un monde religieux. La substantivation du mot, dans la première moitié du XVIIe siècle où prolifère la littérature mystique, est un signe du découpage qui s'opère dans le savoir et dans les faits. Un espace délimite désormais un mode d'expérience, un genre de discours, une région de la connaissance. En même temps qu'apparaît son nom propre (qui désigne, dit-on alors, une nouveauté), la mystique se constitue en un lieu à part. Elle circonscrit des faits isolables (des phénomènes «extraordinaires»), des types sociaux («les mystiques», autre néologisme de l'époque), une science particulière (celle qu'élaborent ces mystiques ou celle qui les prend pour objet d'analyse).

Ce qui est nouveau, ce n'est pas la vie mystique - car elle s'inaugure sans doute aux plus lointains commencements de l'histoire religieuse -, mais son isolement et son objectivation devant le regard de ceux qui commencent à ne plus pouvoir participer ni croire aux principes sur lesquels elle s'établit.

En devenant une spécialité, la mystique se trouve cantonnée de façon marginale dans un secteur de l'observable. Elle va être soumise au paradoxe croissant d'une opposition entre des phénomènes particuliers (classés comme exceptionnels) et le sens universel, ou le Dieu unique et véritable, dont les mystiques se disent les témoins. Progressivement, elle sera partagée entre des faits étranges, qui sont l'objet d'une curiosité tour à tour dévote, psychologique, psychiatrique ou ethnographique, et l'Absolu dont les mystiques parlent et qui sera situé dans l'invisible, tenu pour une dimension obscure et universelle de l'homme, considéré ou expérimenté comme un réel caché sous la diversité des institutions, des religions ou des doctrines. Sous ce second aspect, on tend vers ce que Romain Rolland appelle le «sentiment océanique».

La situation donnée à la mystique depuis trois siècles par les sociétés occidentales exercera donc sa contrainte sur les problèmes théoriques et pratiques posés à l'expérience mystique. Mais elle détermine aussi l'optique selon laquelle la mystique (à quelque temps ou à quelque civilisation qu'elle appartienne) sera désormais envisagée: une organisation propre à la société occidentale «moderne» définit la place d'où nous parlons de la mystique.

 

La tradition et la psychologisation de la mystique

 

Cette détermination a entraîné deux sortes d'effets, également perceptibles dans l'expérience des mystiques telle qu'ils la décrivent et dans les études qui leur sont consacrées: la constitution d'une tradition propre; la «psychologisation» des états mystiques.

À partir de la place qui leur était faite, les mystiques, leurs apologètes ou leurs critiques ont constitué une tradition répondant à l'unité récemment isolée, conformément à ce que l'on constate en d'autres champs de la recherche. Ainsi, une fois définie aux XVIIe et XVIIIe siècles, la biologie sert de base à un tri du passé, où l'on retient tout ce qui annonce des problèmes analogues à ceux dont elle traite. Dans des oeuvres anciennes, on distingue (par une coupure qui aurait bien surpris leurs auteurs) ce qui est «scientifique» et peut entrer dans l'histoire de la biologie et ce qui est théologique, cosmologique, etc. Une science moderne se donne ainsi une tradition propre qu'elle découpe, selon son présent, dans l'épaisseur du passé. De la même manière, la mystique nouvellement «isolée» se voit, dès le XVIIe siècle, dotée de toute une généalogie: un repérage des similitudes présentées par des auteurs anciens autorise le rassemblement d'oeuvres diverses sous le même nom ou, au contraire, la fragmentation d'un même corpus littéraire selon les catégories modernes de l'exégèse, de la théologie et de la mystique. Chez un écrivain patristique, dans un groupe médiéval ou à l'intérieur d'une école nordique, on distingue une part qui relève de la mystique, et un niveau d'analyse qui lui correspond. Des constellations de références - les «auteurs mystiques» - dessinent désormais l'objet conforme à un point de vue. En trois siècles, un «trésor» s'est formé, qui constitue une «tradition mystique» et qui obéit de moins en moins aux critères d'appartenance ecclésiale. Des témoignages catholiques, protestants, hindous, antiques et finalement non religieux se trouvent réunis sous le même substantif au singulier: la mystique. L'identité de celle-ci, une fois posée, a créé des pertinences, imposé un reclassement de l'histoire et permis l'établissement des faits et des textes qui servent désormais de base à toute étude sur les mystiques. La réflexion et l'expérience même sont aujourd'hui déterminées par le travail qui a colligé tant d'informations et de références sur une place circonscrite en fonction d'une conjoncture socioculturelle.

Cette conjoncture a provoqué aussi, on l'a vu, une localisation de la vie mystique dans un certain nombre de «phénomènes». Des faits exceptionnels caractérisent, en effet, l'expérience à partir du moment où, dans une société qui se déchristianise, elle est acculée à une migration à l'intérieur. Nécessairement dissocié des institutions globales, qui se laïcisent, et des institutions ecclésiales, qui se miniaturisent, le sens vécu de l'Absolu - Dieu universel - trouve ses indices privilégiés, internes ou externes, en des faits de conscience. La perception de l'in-fini a pour signe et pour ponctuation l'éprouvé. L'expérience est exprimée et déchiffrée en termes plus psychologiques. Bien plus, faute de pouvoir faire crédit aux mots religieux (le vocabulaire religieux continue à circuler, mais progressivement détaché de sa signification première par une société qui lui affecte désormais des emplois métaphoriques et l'utilise comme un répertoire d'images et de légendes), le mystique est déporté, par ce qu'il vit et par la situation qui lui est faite, vers un langage du corps. Par un jeu nouveau entre ce qu'il reconnaît intérieurement et ce qui est extérieurement (socialement) reconnaissable de son expérience, il est amené à faire de ce lexique corporel le repère initial du lieu où il se trouve et de l'illumination qu'il reçoit. Comme la blessure de Jacob à la hanche est la seule marque visible de sa rencontre nocturne avec l'ange, l'extase, la lévitation, les stigmates, l'absence de nourriture, l'insensibilité, les visions, les touchers, les odeurs, etc. fournissent à une musique du sens la gamme d'un langage propre.

 

Le sens «indicible» et les «phénomènes» psychosomatiques

 

Le mystique fait de tous ces «phénomènes» psychologiques ou physiques le moyen d'épeler un «indicible». Il parle ainsi de «quelque chose» qui ne peut plus se dire vraiment avec des mots. Il procède donc à une description qui parcourt des «sensations» et qui permet ainsi de mesurer la distance entre l'emploi commun de ces mots et la vérité que son expérience l'amène à leur donner. Ce décalage de sens, indicible dans le langage verbal, peut être rendu visible par le contrepoint continu de l'extraordinaire psychosomatique. Les «émotions» de l'affectivité et les mutations du corps deviennent ainsi l'indicatif le plus clair du mouvement qui se produit en deçà ou au-delà de la stabilité des énoncés intellectuels. La ligne des signes psychosomatiques est dès lors la frontière grâce à laquelle l'expérience s'articule sur la reconnaissance sociale et offre une lisibilité aux regards incroyants. De ce point de vue, la mystique trouve avec le corps son langage social moderne, alors qu'à bien des égards un vocabulaire spirituel assuré avait été son «corps» médiéval.

Ces manifestations psychosomatiques ont été prises au sérieux par l'observation scientifique. Elles ont fourni à un examen tour à tour médical, psychologique, psychiatrique, sociologique ou ethnographique, ce qu'il pouvait saisir de l'expérience: des «phénomènes» mystiques. Au XIXe siècle, en particulier, le docteur J.M. Charcot (1825-1893) est un bel exemple du regard porté par le psychiatre sur un ensemble de cas et de faits où il diagnostiquait une structure hystérique. Liée à son langage corporel, la mystique côtoie ou traverse la maladie, et cela d'autant plus que le caractère «extraordinaire» de la perception se traduit de plus en plus, au XIXe siècle, par l'«anormalité» des phénomènes psychosomatiques. Par ce biais, la mystique entre à l'hôpital psychiatrique ou dans le musée ethnographique du merveilleux.

Si, par sa logique propre, l'analyse scientifique est alors prise au piège d'un positivisme donnant à l'avance valeur de vérité aux faits «objectifs» qu'elle définit, elle n'en correspond pas moins à la situation socioculturelle réelle de l'expérience. Les croyants n'en viennent-ils pas à confondre la mystique avec le miracle ou l'extraordinaire? Finalement, l'observation médicale ou ethnologique s'égare moins (puisqu'elle prétend rester sur le terrain des phénomènes) que ne le fait le théologien patenté de l'époque, le père Auguste Poulain, lorsque, pour rendre compte du sens de la mystique, il déploie sans fin une collection de stigmates, de lévitations, de «miracles» psychologiques et de curiosités somatiques (Des grâces d'oraison. Traité de théologie mystique, 1901); la signification vécue y est mesurée au degré de la conscience psychosomatique de l'extraordinaire; finalement, elle est enterrée sous le foisonnement d'étrangetés que les apologétiques ecclésiales et les observations scientifiques s'accordent à entasser.

La réaction qu'appelait une position aussi extrême répète encore, depuis cinquante ans, la rupture entre les «phénomènes» mystiques et la radicalité existentielle de l'expérience. C'est à la seconde que se sont attachées les grandes études philosophiques et religieuses comme celles de Jean Baruzi (Saint Jean de la Croix et le problème de l'expérience mystique, 1924), de Bergson (Les Deux Sources de la morale et de la religion, 1932), de Louis Massignon (La Passion d'al-Hallâj, martyr mystique de l'islam, 1922). Elles ont pour équivalent, dans la production chrétienne, les travaux du père Maurice de La Taille (1919), du père Maréchal (1924 et 1937), de dom Stolz (1937) entre autres, qui rendent à la mystique sa structure et sa portée doctrinales. Mais sans doute cette «réinvention» de la mystique se cantonne-t-elle trop exclusivement dans l'analyse philosophique ou théologique des textes, abandonnant trop vite à la psychologie ou à l'ethnologie le langage symbolique du corps.

 

 

2. L'expérience mystique

 

Paradoxes

 

Le mystique apparaît donc sous des formes paradoxales. Il semble verser tantôt dans un extrême, tantôt dans l'autre. Par l'un de ses aspects, il est du côté de l'anormal ou d'une rhétorique de l'étrange; par l'autre, du côté d'un «essentiel», que tout son discours annonce mais sans parvenir à l'énoncer. Ainsi, la littérature placée sous le signe de la mystique est très abondante; souvent même confuse et verbeuse. Mais c'est pour parler de ce qui ne se peut ni dire ni savoir.

Autre paradoxe: les phénomènes mystiques ont le caractère de l'exception, voire de l'anormalité. Pourtant, ceux qui présentent ces faits extraordinaires les vivent comme les traces locales et transitoires d'un universel, comme des expressions débordées par l'excès d'une présence jamais possédée.

Enfin, ces manifestations souvent spectaculaires ne cessent de renvoyer à ce qui reste mystique, c'est-à-dire caché. Aussi bien l'expression «phénomènes mystiques» fait-elle coïncider deux contraires: est «phénomène» ce qui apparaît, un visible; est «mystique» ce qui demeure secret, un invisible.

La mystique ne peut être réduite à l'un ou à l'autre des aspects qui composent chaque fois son paradoxe. Elle tient dans leur rapport. Elle est sans doute ce rapport lui-même. C'est donc un objet qui fuit. Tour à tour, il fascine et il irrite. Avec ces faits mystiques semble s'annoncer une proximité de l'essentiel. Mais l'analyse critique entre dans un langage sur «l'indicible»; et, si elle le récuse comme dépourvu de rigueur, comme un commentaire trop embarrassé d'images et d'impressions, elle ne rencontre plus, sur le terrain de l'observation, que des curiosités psychologiques ou des groupuscules marginaux. Pour éviter cette alternative entre un «essentiel» qui finit par s'évanouir dans le «non-dit», hors du langage, et des phénomènes étranges qu'on ne peut isoler sans les vouer à l'insignifiance, il faut revenir à ce que le mystique dit de son expérience, au sens vécu des faits observables.

 

L'événement

 

Les faits psychosomatiques classés comme mystiques posent quelque chose de particulier. Des phénomènes extraordinaires semblent spécifier d'abord la mystique. Ils tranchent sur la vie ordinaire. Ils se découpent dans l'observable comme les signes d'une langue étrangère. Mais cette irruption de symptômes étranges signalise seulement des moments et des seuils qui, de fait, sont particuliers. La vie mystique comporte des expériences qui l'inaugurent ou la changent. Ces «moments» ont pour caractère d'ouvrir une fenêtre dans le lieu où l'on est, de donner une aisance nouvelle, de permettre sa respiration à la vie qu'on menait. Ce sont des expériences décisives, indissociables d'un endroit, d'une rencontre ou d'une lecture, mais non pas réductibles à ce qui a été le lieu de passage: le chant d'oiseau qui découvre au chaman sa vocation; la parole qui perce le coeur; la vision qui retourne la vie... «C'était là», peut dire le mystique, car il garde gravées en sa mémoire les moindres circonstances de cet instant. La précision de ses souvenirs, en n'importe quelle «vie» ou «autobiographie», le montre. Mais il ajoute: «Ce n'était pas cela», car il s'agit pour lui d'autre chose que d'un site, d'une impression ou d'une connaissance.

Ces événements privilégiés se retrouvent ailleurs que dans la vie mystique. Ainsi, par exemple, le moment que Julien Green décrit dans son Journal, et qui rejoint le «sentiment océanique» de Romain Rolland: «18 décembre 1932. Tout à l'heure, sous un des portiques du Trocadéro, je m'étais arrêté pour regarder la perspective du Champ-de-Mars. Il faisait un temps de printemps, avec une brume lumineuse flottant sur les jardins. Les sons avaient cette qualité légère qu'ils n'ont qu'aux premiers beaux jours. Pendant deux ou trois secondes, j'ai revécu toute une partie de ma jeunesse, ma seizième, ma dix-septième année. Cela m'a fait une impression étrange, plus pénible qu'agréable. Cependant, il existait un accord si profond entre moi-même et ce paysage que je me suis demandé comme autrefois s'il ne serait pas délicieux de s'anéantir en tout cela, comme une goutte d'eau dans la mer, de n'avoir plus de corps, mais juste assez de conscience pour pouvoir penser: «Je suis une parcelle de l'univers. L'univers est heureux en moi. Je suis le ciel, le soleil, les arbres, la Seine, et les maisons qui la bordent...» Cette pensée bizarre ne m'a jamais tout à fait abandonné. Après tout, c'est peut-être quelque chose de ce genre qui nous attend de l'autre côté de la mort. Et, brusquement, je me suis senti tellement heureux que je suis rentré chez moi, avec le sentiment qu'il fallait garder comme une chose rare et précieuse le souvenir de ce grand mirage.» (Journal 1928-1934, Paris, 1938.) La surprise est étrangeté. Mais aussi elle libère. Elle amène à la surface un secret de la vie et de la mort. Dans la conscience s'insinue quelque chose qui n'est pas elle, mais son anéantissement, ou l'esprit dont elle semble la surface, ou une insondable loi de l'univers. Cet insoupçonné, qui a la violence de l'inattendu, rassemble pourtant tous les jours de l'existence, comme le sifflet du berger rassemble le troupeau, et les réunit en la continuité d'une inquiétante relation à l'autre.

L'expérience mystique a souvent la même forme, bien que d'ordinaire elle engage un autre rapport avec ce qui s'impose à elle. Car ce qui la définit plutôt, en Occident, c'est la découverte d'un Autre comme inévitable ou essentiel. En Orient, ce sera davantage le déchirement de la mince pellicule d'une conscience in-fondée, sous la pression d'une réalité qui l'englobe. Sans doute est-il impossible de nommer ce qui survient et semble pourtant remonter de quelque insondable de l'existence, comme d'une mer qui a commencé avant l'homme. Le terme même de Dieu (ou d'absolu) reçoit de là son sens plutôt qu'il ne fournit des repères à l'expérience. Le langage va en être rénové. Déjà la vie s'en trouve modifiée. «Quand les touches divines affluent en toi, elles bouleversent tes habitudes», disait Ibn 'Ata' Allah d'Alexandrie, mystique musulman du XIIe siècle; et il citait une sourate du Coran: «Si les rois entrent dans un village, ils l'abîment» (XXVII, 34).

Sous le choc d'une expérience analogue, Jean-Joseph Surin écrivait en 1636: «Son ouvrage est de détruire, de ravager, d'abolir et puis de refaire, de rétablir, de ressusciter. Il est merveilleusement terrible et merveilleusement doux; et plus il est terrible, plus il est désirable et attrayant. Dans ses exécutions, il est comme un roi qui, marchant à la tête de ses armées, fait tout plier... S'il ôte tout, c'est pour se communiquer lui-même sans bornes. S'il sépare, c'est pour unir à lui ce qu'il sépare de tout le reste. Il est avare et libéral, généreux et jaloux de ses intérêts. Il demande tout et il donne tout. Rien ne le peut rassasier et cependant il se contente de peu parce qu'il n'a besoin de rien.»

Description de l'expérience plutôt que de Dieu, le récit raconte une manifestation qui ne reçoit pas ses preuves ou ses raisons de l'extérieur. La vérité qui se fait jour n'a pas d'autre justification qu'une «reconnaissance» qui en est encore la marque. De quelque manière, elle sort de l'adhésion même qu'elle provoque. «Comme c'est vrai!»: le mystique n'a rien d'autre à dire sous le coup qui tout à la fois le blesse et le rend heureux. L'inouï et l'évident coïncident. C'est une altération et une révélation.

Impossible d'identifier l'événement à un instant, à cause de ce qu'il éveille dans la mémoire, et de tout le vécu qui émerge en ce moment particulier. Et tout autant de le réduire à n'être que le produit d'une longue préparation, car il arrive à l'improviste, «donné» et imprévisible.

Nul ne peut en dire: «C'est ma vérité» ou «C'est moi». L'événement s'impose. En un sens très réel, il aliène. Il est de l'ordre de l'extase, c'est-à-dire de ce qui met dehors. Il exile du moi plutôt qu'il y ramène. Mais il a pour caractéristique d'ouvrir un espace sans lequel le mystique ne peut pas vivre désormais. Indissociable de l'assentiment qui en est le critère, une «naissance» tire de l'homme une vérité qui est sienne sans être de lui ni à lui. Aussi est-il «hors de lui», dans le moment où s'impose un Soi. Une nécessité s'élève en lui, mais sous le signe d'une musique, d'une parole ou d'une vision venues d'ailleurs.

 

Le discours du temps: un itinéraire

 

Le paradoxe du «moment» mystique renvoie à une histoire. Ce qui s'impose là est quelque chose qui s'est déjà dit ailleurs et se dira autrement, qui de soi récuse le privilège d'un présent et renvoie à d'autres marques passées ou à venir. La Trace perçue, liée à des rencontres, à des apprentissages, à des lectures, étend la lézarde d'une Absence ou d'une Présence dans tout le réseau des signes coutumiers, qui apparaissent peu à peu incompris. L'événement ne peut être réduit à sa forme initiale. Il appelle un au-delà de ce qui n'a été qu'un premier dévoilement. Il ouvre un itinéraire.

L'expérience va se déployer en discours et en démarches mystiques, sans pouvoir s'arrêter à son premier moment ou se contenter de le répéter. Une vie mystique s'inaugure quand elle retrouve ses enracinements et son dépaysement dans la vie commune, lorsqu'elle continue à découvrir sous d'autres modes ce qui s'est présenté une première fois.

L'au-delà de l'événement, c'est l'histoire faite ou à faire. L'au-delà de l'intuition personnelle, c'est la pluralité sociale. L'au-delà de la surprise qui a touché les profondeurs de l'affectif, c'est un déploiement discursif, une réorganisation des connaissances par une confrontation avec d'autres savoirs ou d'autres modes de savoir. Par ces divers aspects, l'expérience, qui a pu zébrer la conscience comme un éclair dans la nuit, se diffuse en une multiplicité de rapports entre la conscience et l'esprit sur tous les registres du langage, de l'action, de la mémoire et de la création. Tel est du moins le cas chez beaucoup. Chez d'autres, dans une tradition plus orientale, c'est le silence qui étale progressivement ses effets et attire à soi, une à une, les activités de l'être. De toute façon, pour les mystiques, cela même qu'ils ont reconnu ne peut être circonscrit dans les formes particulières d'un instant privilégié. Le Dieu dont ils ont perçu l'absente proximité sous la forme d'un espace qui s'ouvrait à tel endroit précis de leur vie ne peut être limité à cette place. Il ne peut être identifié ni retenu au lieu qu'il a pourtant marqué. On ne peut pas l'arrêter là.

Cette exigence interne et cette situation objective de l'expérience permettent déjà de distinguer de ses formes pathologiques un sens spirituel de l'expérience. Est «spirituelle» la démarche qui ne s'arrête pas à un moment, si intense ou exceptionnel soit-il; qui ne se voue pas à sa recherche comme à celle d'un paradis à retrouver ou à préserver; qui ne s'égare pas dans la fixation imaginaire. Elle est réaliste, engagée, comme disent les soufis, dans l'ihlas, dans la voie d'une authenticité qui commence par la relation avec soi-même et avec les autres. Elle est critique, donc. Elle relativise l'extase ou les stigmates comme un signe qui devient un mirage si l'on s'y fixe. Le mystique n'identifie pas l'essentiel aux «faits» qui ont inauguré ou jalonné une perception fondamentale. Ni l'extase, ni les stigmates, ni rien d'exceptionnel, ni même l'affirmation d'une Loi ou de l'Unique n'est l'essentiel. Al-Halladj l'écrit dans une lettre à l'un de ses disciples. Il y met en question toutes les certitudes sur lesquelles est bâtie la communauté des croyants (la umma musulmane): «Mon fils, que Dieu te cache le sens apparent de la Loi et qu'il te découvre la vérité de l'impiété. Car le sens apparent de la Loi est impiété occulte, et la vérité de l'impiété est connaissance manifeste. Or donc: louange à Dieu qui se manifeste sur la pointe d'une aiguille à qui il veut et se cache dans les cieux et sur la terre aux yeux de qui il veut; si bien que l'un atteste «qu'il n'est pas» et que l'autre atteste «qu'il n'y a que lui». Or ni celui qui professe la négation de Dieu n'est rejeté, ni celui qui confesse son existence n'est loué. Le but de cette lettre est que tu n'expliques rien par Dieu, que tu n'en tires aucune argumentation, que tu ne souhaites pas l'aimer ni ne pas l'aimer, que tu ne confesses pas son existence et que tu n'inclines pas à le nier. Et surtout garde-toi de proclamer son Unité!»

Le plus grand des mystiques musulmans ne se fie à aucune apparence; or la loi la plus sacrée, l'affirmation la plus fondamentale du croyant sont encore de l'ordre des «apparences» par rapport à une Réalité qui n'est jamais donnée «comme ça», immédiatement, ni prise dans le filet d'une institution, d'un savoir ou d'une expérience.

Au XVIIe siècle français, avec cent autres plus célèbres, Constantin de Barbanson relativise non plus la Loi, qui est pour l'islam règle de la foi, mais l'«extase» et le «ravissement», principes et repères traditionnels de la mystique: «C'est une touche actuelle de la divine opération en la partie supérieure de l'esprit, tellement saisissant en un moment la créature que, la retirant de l'attention vers les parties inférieures, elle est toute transportée à l'attention d'une si efficace opération qui se fait dans l'esprit avec tel effet que les sens extérieurs [...] en demeurent tous suspendus, empêchés et vacants de leur opération [...]. Ce que n'étant qu'un effet extérieur par trop paraissant aux yeux des hommes, qui n'admirent que semblables choses extraordinaires, est plutôt à fuir qu'à désirer.»

En son langage, qui distingue les régimes psychiques et spirituels selon une hiérarchie de niveaux, Constantin de Barbanson conclut que cette «opération», bien qu'«admirée de beaucoup», est «signe que l'âme quant à son fond est encore bien bas», même si elle est déjà «fort haut élevée».

«Et moi je dis, écrit Maître Eckhart, Dieu n'est ni être ni raison, ni ne connaît ceci ou cela. C'est pourquoi Dieu est vide de toutes choses et c'est pourquoi il est toutes choses.»

Ces voix anciennes se réfèrent à des conceptions de l'homme qui nous sont devenues étrangères. Mais, en relativisant les assurances, institutionnelles ou exceptionnelles, elles ont la netteté de toute la tradition mystique. De toutes parts la même réaction se fait entendre. Jean de la Croix, Thérèse d' Avila, par exemple, les plus grands des mystiques le répètent; l'extraordinaire ne caractérise pas plus l'expérience mystique que sa conformité à une orthodoxie, mais le rapport qu'entretient chacun de ces moments avec d'autres, comme un mot avec d'autres mots, dans une symbolique du sens.

 

Le langage social de la mystique

 

Le mystique est amené par chacune de ses expériences à un en-deçà plus radical qui se traduit aussi par un au-delà des moments les plus forts. L'unité qui le «tire au-dedans» comme disent certains, le pousse en avant, vers des étapes encore imprévisibles dont lui ou d'autres formeront le vocabulaire, et en vue d'un langage qui n'appartient à personne. Tour à tour, il dit: «Ce que j'ai vécu n'est rien auprès de ce qui vient», et: «D'autres témoins manquent au fragment qu'est mon expérience.» Le langage mystique est un langage social. Aussi chaque «illuminé» est-il reconduit au groupe, porté vers l'avenir, inscrit dans une histoire. Pour lui, «faire place» à l'Autre, c'est faire place à d'autres.

Le caractère exceptionnel de ce qui lui arrive cesse d'être un privilège pour devenir l'indice d'une place particulière qu'il occupe dans son groupe, dans une histoire, dans le monde. Il n'est qu'un entre d'autres. Un même mouvement l'insère dans une structure sociale et lui fait accepter sa mort: ce sont deux modes de la limite, c'est-à-dire d'une articulation avec l'Autre et avec les autres. Sans doute une vie «cachée» trouve-t-elle son effectivité au moment où elle se perd ainsi dans ce qui se révèle en elle de plus grand qu'elle. Aussi bien les difficultés, les «épreuves», les obstacles et les conflits ont-ils pour le mystique la signification de lui indiquer sa mort, la particularité de sa parole propre et son rapport véritable avec ce qu'il lui a été donné de connaître. Pareil effacement dans le langage de tous est finalement la pudeur du mystique. De cette pudeur témoigne également son enfoncement dans la nescience commune, à la manière discrète dont en parle un moine égyptien du IVe siècle dans les Apophtegmes des Pères du désert: «Vraiment, abba Joseph a trouvé la voie, car il a dit: «Je ne sais pas.»

Les reconductions de la vie personnelle à la vie sociale ne sont qu'un retour aux sources. Elles ne sont pas seulement des gestes qui manifestent la vérité de l'extase. Elles laissent remonter ce qui l'a précédée et rendue possible: une situation socioculturelle. Mais elles découvrent un sens à cet anonymat des faits. Le «Il y a» ou le «Il y a eu» des données historiques, linguistiques ou mentales d'une situation se change d'être reconnu comme donné. Au principe de tout, il y a un donné.

La perception spirituelle se déploie en effet dans une organisation mentale, linguistique et sociale qui la précède et la détermine. Toujours, comme on le sait depuis Herskovits, «l'expérience est définie culturellement», fût-elle mystique. Elle reçoit sa forme d'un milieu qui la structure avant toute conscience explicite. Elle est soumise à la loi du langage. Un neutre et un ordre s'imposent donc tout autant que le sens qu'y découvre le mystique.

Par ce «langage», il ne faut pas seulement entendre la syntaxe et le vocabulaire d'une langue, c'est-à-dire la combinaison d'entrées et de fermetures qui détermine les possibilités de comprendre, mais aussi les codes de reconnaissance, l'organisation de l'imaginaire, les hiérarchisations sensorielles où prédominent l'odorat ou la vue, la constellation fixe des institutions ou des références doctrinales, etc. Ainsi il y a un régime rural ou un régime urbain de l'expérience. Il y a des époques caractérisées par les exorbitations de l'oeil et une atrophie olfactive; d'autres, par l'hypertrophie de l'oreille ou du tact. Une sociologie peut également classer les manifestations et jusqu'aux visions mystiques. Dans un groupe minoritaire, par exemple, le témoignage prend la forme d'une vérité persécutée; le témoin, celle d'un martyr; les représentations, celle d'un coeur transpercé ou de l'illettré illuminé...

De ce point de vue, le mystique parle seulement un langage reçu, même si «l'excès» mystique, la blessure et l'ouverture du sens (ou ce qu'avec J.Derrida on peut appeler le «moment hyperbolique») ne sont pas identifiables à la structure historique d'où dépend leur forme et leur possibilité même. Ainsi, avec la bergère Catherine Emmerich (1774-1824), tout un langage émerge d'une Westphalie silencieuse, cachée aux hommes de la plume et de l'écrit. Il fascina le poète romantique Clément Brentano qui s'en fit le scribe. Grâce à cette alliance entre le poète aristocrate et la mystique villageoise, le discours de la «visionnaire» fit émerger à la surface d'une «littérature» écrite la langue «sauvage» d'un monde rural. Une organisation souterraine était portée au jour, dévoilant et multipliant les ressources d'une tradition paysanne dans l'expérience mystique qui en naissait. Sortant de sa nuit, c'est un peuple paysan qui s'exprime dans le poème de gestes et de visions où Catherine raconte les scènes, pour elle contemporaines, de la vie de Jésus. Des «profondeurs divines» dont elle parle sont indissociables les immensités populaires dont elle est l'écho.

Sous diverses formes, les vastes structurations latentes du langage s'articulent toujours, comme leur site et leur détermination, sur le désir et la surprise du mystique.

 

Le corps de l'esprit

 

Il ne suffit pas de se référer au corps social du langage. Le sens a pour écriture la lettre et le symbole du corps. Le mystique reçoit de son corps propre la loi, le lieu et la limite de son expérience. Le moine «expérimenté» qu'était Philoxène de Mabboug ne craignait pas de dire: «Le sensible est la cause du conceptuel; le corps est la cause de l'âme et la précède dans l'intellect.»

Aussi la prière est-elle d'abord un discours de gestes. «Comment prier? - Il n'est pas nécessaire d'user de beaucoup de paroles, répondait Macaire. Il suffit de tenir les mains élevées.» Arsène, autre «père du désert», se tenait debout le soir, tournant le dos au soleil couchant; il tendait ses mains vers le Levant, «jusqu'à ce que de nouveau le soleil éclairât sa face: alors il s'asseyait». Sa vigilance physique était le langage du désir, comme un arbre dans la nuit, sans qu'il fût nécessaire d'y ajouter le bruit des mots.

Ce n'est qu'un indice. De toutes les manières, le mystique «somatise». Il interprète la musique du sens avec le répertoire corporel. Il ne joue pas seulement de son corps. Il est joué par lui, comme si le piano ou la trompette était l'auteur dont l'exécutant ne serait que l'instrument. À cet égard, les stigmates, la lévitation, les visions, etc. dévoilent et imposent des lois obscures du corps, notes extrêmes d'une gamme jamais complètement inventoriée, jamais apprivoisée tout à fait et que réveillerait l'exigence même dont elle est tour à tour le signe et la menace.

Une proximité dangereuse - dangereuse pour ses témoins, mais plus encore pour une société - rattache souvent, sur les limites de l'expérience, le «mystique» au «pathologique». Entre la folie et la vérité, les liens sont énigmatiques et ne constituent pas un rapport de nécessité. Mais il est encore plus erroné de tenir le conformisme social pour le critère de l'expérience spirituelle. L'«équilibre» psychologique répond à des normes sociales (d'ailleurs changeantes) que le mystique passe et repasse, à la manière dont Jacob traversa le gué du Yabboq, saisi un moment sur l'autre rive par l'ange nocturne.

Du «corps profond», et par lui, naît sans doute le mouvement qui caractérise finalement le langage «mystique»: celui d'avouer un essentiel sur le mode d'un écart. Son geste est de passer outre, à travers des «phénomènes» qui risquent toujours d'être pris pour la «Chose» même.

En réalité, les manifestations mystiques énoncent ce que Nietzsche visait aussi («Je suis un mystique, disait-il, et je ne crois en rien») quand il renvoyait à un au-delà émergeant dans la parole: «Es spricht», écrivait-il («Ça parle»); un non-sujet (étranger à toute subjectivité individuelle) démystifie la conscience; les eaux de profondeurs remuées en troublent la claire surface. Dans Sein und Zeit (L'Être et le temps), Heidegger se réfère de même à un Es gibt - ce qui ne veut pas seulement dire «il y a», mais «ça donne»: il y a du donné qui est aussi donnant. C'est de cette perte comblante que Surin parle de son côté lorsqu'il met son Cantique spirituel sous le signe d'un «enfant perdu» et «vagabond».

Heureuse mort, heureuse sépulture

De cet amant dans l'Amour absorbé

Qui ne voit plus ni grâce ni nature

Mais le seul gouffre auquel il est tombé.

Un itinéraire déroutant (il faudrait dire: dérouté), d'écart en écart, est le mode historique sous lequel s'insinue et se manifeste ce que chante aussi Toukârâm, mystique marathe du XVIIe siècle, au terme de ses Psaumes du pèlerin, pour donner leur sens à ses itinéraires sur les routes de l'Inde:

Je vais dire l'indicible

Je vis ma mort

Je suis de n'être pas.

 

 

3. La mystique et les religions

 

En 1941, René Daumal écrivait: «Je viens de lire successivement des textes sur la bhakti, des citations d'auteurs hassidiques et un passage de saint François d'Assise; j'y joins quelques paroles bouddhistes et je suis encore une fois frappé de ce que c'est la même chose» (La Mystique et les mystiques). Mais ce singulier de la mystique, opposé au pluriel des religions, n'est-il pas dû au fait qu'il s'agissait du même lecteur?

D'une part, il n'existe aucun lieu d'observation d'où il soit possible d'envisager la mystique indépendamment des traditions socioculturelles ou religieuses, et donc de préciser «objectivement» le rapport qu'elle entretient avec ces traditions. Il n'y a pas, pour la «considérer», un point de vue de Sirius. Toute analyse occidentale est située, qu'elle le veuille ou non, dans le contexte d'une culture marquée par le christianisme. D'autre part, la mystique implique, dans la science comme dans l'expérience occidentales, une mise à distance des inféodations ecclésiales. Elle désigne l'unité d'une réaction moderne et profane devant les institutions sacrées. Ces deux coordonnées déterminent le site d'une réflexion actuelle sur la mystique et les religions.

 

La pluralité des structures religieuses

 

Les travaux asiatiques ou africains, même s'ils portent également sur la mystique, restaurent la pluralité lorsqu'ils réinterprètent la mystique occidentale en fonction de références qui leur sont propres. Cette distance entre des analyses hétéronomes fait apparaître les différences qui spécifient des traditions entières et qui peuvent être classées selon trois types de critères.

Le rapport au temps est, d'abord, décisif. Il distingue une tradition occidentale d'origine chrétienne, fondée sur un événement et donc sur la pluralité de l'histoire. L'Antiquité, ou la civilisation hindoue, présente une forme de mystique plus «hénologique», caractérisée par la remontée vers l'Un, ou par la porosité du monde: l'histoire est ouverte à la réalité immanente qu'elle recouvre d'apparences. Des théologies correspondent à cette différence: l'une plaçant au coeur du mystère une Trinité; établissant du moins, entre Dieu et l'homme, la coupure de la création et tenant une communauté pour la forme privilégiée de la manifestation; l'autre, orientée par le soleil d'un Principe unique, annonçant dans tout être la diffusion de l'Être et destinant chacun à la non-distinction ultime.

En deuxième lieu, les traditions qui se réfèrent à une Écriture se différencient de celles qui donnent le primat à la Voix. Il y a ici (trop peu évoquée, parce qu'elle récuse elle-même le nom de «mystique») une spiritualité de la Loi, qui jette, entre la transcendance de Dieu et la fidélité du serviteur, la barrière d'une «lettre» à observer: mystique juive du Psaume CVIII, mystique née d'une pudeur qui refuse à l'homme la prétention à «devenir Dieu» et qui établit des «fils» dans l'amour révérentiel du Père. Toute une tradition protestante maintient cette inaccessibilité du Dieu promis, mais non donné à des croyants, lesquels sont appelés mais non pas justifiés. À cette tendance s'oppose une mystique de la Voix, c'est-à-dire d'une présence qui se donne dans ses signes humains et qui élève toute la communication interhumaine en l'investissant réellement.

Enfin, les expériences et les doctrines se distinguent selon la priorité qu'elles accordent à la vision (contemplation) ou à la parole. Le premier courant met l'accent sur la connaissance, la radicalité de l'exil, les initiations inconscientes qui libèrent de la conscience, l'inhabitation du silence, la communion «spirituelle»: mystiques «gnostiques» et mystiques de l'Éros. Le second lie l'appel à une praxis; le message, à la cité et au travail; la reconnaissance de l'absolu, à une éthique; la «sagesse», aux échanges fraternels: mystique de l'agapè.

 

L'unité d'une mise à distance des religions

 

L'intérêt pour les mystiques ou la fascination qu'ils exercent implique un autre type de rapport avec les religions. Certes, en Occident, l'étude est actuellement moins déterminée par la nécessité scientifique de se défendre contre des Églises aujourd'hui de plus en plus minoritaires. Mais, de ce fait, elle est portée à envisager le langage mystique comme le symbole - voire la métaphore - d'une «Essence» cachée à reconnaître philosophiquement ou d'un «sens de l'existence» à élucider dans les concepts d'une société qui a cessé d'être religieuse.

De ce point de vue, la mystique est moins une hérésie ou une libération de la religion que l'instrument d'un travail visant à dévoiler, dans la religion, une vérité qui se serait d'abord énoncée sur le mode d'une marge indicible par rapport aux textes et aux institutions orthodoxes, et qui désormais pourrait être exhumée des croyances. L'étude de la mystique permet alors une exégèse non religieuse de la religion. Elle donne lieu aussi, dans la relation historique de l'Occident avec lui-même, à une réintégration qui liquide le passé sans en perdre le sens.

Comme le sphinx de jadis, la mystique reste le rendez-vous d'une énigme. On la situe sans la classer. Malgré les différences entre civilisations, des croisements s'opèrent qui, en Occident, accordent aux traditions indiennes ou bouddhiques des prestiges spirituels, et qui, en Orient, étendent des séductions juives et chrétiennes à travers leurs métamorphoses marxistes. Quelque chose d'irréductible reste pourtant, sur quoi la raison même prend appui, dont elle démystifie les phénomènes en déplaçant les mythes, mais dont elle ne désinfecte pas une société. Peut-être, entre l'exotisme et l'«essentiel», les rapports ne seront-ils jamais socialement clarifiés. Et c'est le défi ou le risque du mystique de les amener à cette «netteté» que Catherine de Sienne tenait pour la marque dernière de l'esprit.

 

Les littératures

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Ses siestes alambiquées, teintées de souvenirs tranquilles et abêtissants ne vont guère durer. Il y a toujours un fou qui arrive de quelque part, qu’on n’attendait pas, pour casser l’ambiance ! Les fous seront deux. Judith et Guillaume déboulèrent en pleine séance de spiritisme, pleins de cette énergie puisée aux entrailles du bonheur à venir. La pauvre Marienka qui s’était bien accoutumée à sa solitude pensive et mélancolique allait devoir faire face à deux ouragans avant l’heure. Pourquoi ouragans, sans doute un présage ! C’est que les deux tourtereaux avaient calculé s’installer pour un temps à Horaing dans l’espoir, en prenant un peu de recul, de renflouer leur tirelire puisqu’ils n’avaient pas le moindre sou. Comment ? Le plan qu’ils avaient élaboré était le suivant. La maison de Marienka, toute petite, avait besoin d’être agrandie, rénovée, rendue plus attrayante, ainsi elle pourrait intéresser un acheteur et constituer une enveloppe financière pour s’installer dans les îles. Encore fallait-il agir avec prudence. Ne pas dévoiler ce projet foireux à Marienka qui allait devenir, sans le savoir, l’enjeu de la manœuvre. Il fallait la convaincre de faire des travaux pour rendre l’endroit habitable à tous. La pauvre, elle qui faisait la chasse à la plus petite poussière, à la plus petite fourmi qui dérangeait son univers feutré, allait entendre parler les sacs de ciment, les chaussures dégoulinantes abandonnant des paquets de sable et de ciment lors d’incessantes allées et venues à l’intérieur de la maison pour emplir des seaux d’eau et subir le bruit d’une bétonneuse quasiment toute la journée. Les travaux étaient devenus nécessaires, il fallait bien loger sa fille et ce beau-fils improvisé. Comment résister quand l’évidence est telle , quand il s’agit de son enfant ? Guillaume n’était pas maladroit mais incompétent devant les différents problèmes qu’il rencontrait. Le faisait-il exprès ? Tout était commencé, rien n’était achevé. Il avait construit autour de la maison des ajouts de murs et d’orifices pour les fenêtres sans fenêtres sans véritable plan. Il n’y avait pas de toiture, pas de carrelage, pas d’écoulements, pas d’éclairage. Tout ce micmac ressemblait à une invention puérile assemblée au gré d’une imagination créative sur le moment, sans but précis ou, s’il n’y avait ce soupçon d’incapacité professionnelle évident, on aurait pu dire qu’il y avait un but : installer sa présence, devenir indispensable aux yeux de Marienka qui rêvait maintenant que tout soit terminé et que sa fille puisse avoir son « chez-soi ». Une partie du pari était donc gagnée. Les fous avaient pris possession des lieux. Ils en étaient maîtres, animés de leur fougue irrationnelle devant une pauvre femme seule. Il ne restait plus qu’à passer à la deuxième phase du plan.
En face de la maison un jeune type se balançait sur sa chaise au soleil et contemplait tout ce chambard quotidien quand il revenait de l’usine . Il voyait croître sous ses yeux éberlués un assemblage rocambolesque de parpaings et de bouts de bois épars qui lui donnaient le vertige et lui firent perdre l’équilibre un jour, presque à tomber en bas de son siège quand il vit une pancarte « à vendre « qui lui tendait les bras !
Il était gonflé « le Guillaume « ! Il vendait mes travaux et peintures de printemps ! Je voyais ainsi partir avec tristesse une partie de mon enfance au milieu de ce chaos, les tartes, les dimanches après-midi, les tantes, les grand-mères. Mais rassuré au fond par l’homme-balancier qui allait remettre, tel bon funambule qu’il semblait, tout ceci bien d’aplomb , aux premières loges d’une affaire élaborée à son intention sans qu’il ne s’en fut douté le moins du monde ! Quand on lui a dit le prix, il en douta encore moins et se vit changer de trottoir la chaise à la main en vue d’un soleil qui ne brillerait pas tout de suite, il s’en doutait bien, certes, au vu du travail qui l’attendait !

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DES IMAGES...

Des images si plein d'odeur

Qui nous entrainent vers ailleurs

Qui ravivent nos émotions

Nous éveillent à la passion!

Au détour d'une pensée

Sur des notes envolées

Elles évoquent le bonheur

Et font battre notre cœur.

Caché dans une atmosphère

Au creux d'un matin d'hiver

Voilà que printemps surgit

Et que le désir survit!

Il suffit parfois d'un mot

Qu'on entend à une radio

Et nous revient en bouffée

Des images un rien floutées...

Brouillard d'un passé lointain

Qui illuminent le matin...

Ecouter du bois brûler

Et Mozart s'émerveiller!

Vivre l'instant immobile

Dans cette douceur fragile...

Respirer à plein poumons

Même solitude à du bon!

J.G.

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Malédiction et gloire posthume

Soliloque en pensant au martyre de Léon Deubel

Ils étaient nés talentueux
Et jeunes devinrent poètes.
Ne connurent honneurs ni fêtes,
Eurent un parcours douloureux.

Pour cesser d'endurer le pire
Certains arrêtèrent de vivre
Katia Granoff s'attendrit
En nommant ceux de son pays.

Au cours des siècles se consument
Ou s'atténuent bien des honneurs.
Changent les goûts et les humeurs.
Se forment des gloires posthumes.

Par hasard trouvant des quatrains
Qui sont emplis d'émois intenses,
À les répandre on se dépense.
Lors les recherches vont bon train.

Un mort n'a plus aucun désir.
Si ses vers attirent la gloire,
C'est par justice dérisoire,
Quand il a souffert le martyre.

28 janvier 2016

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Les littératures (part VII): la littérature latine

Tous les textes de langue latine écrits depuis le Ve siècle avant JC. et jusqu'à nos jours ne forment pas la «littérature latine». On ne comprend en général sous ce nom que les textes latins littéraires composés entre le IIIe siècle avant JC. et le IVe siècle de notre ère. C'est la littérature de Rome : de la République conquérante, puis de celle de l'Empire, aux meilleurs temps. Elle a suivi une évolution dont il importera de marquer la chronologie. Ses premiers écrivains sont des Italiens du Sud, qui recevaient de Rome une langue parlée et comprise de plus en plus largement. Au milieu du IIIe siècle avant JC., à la fin de la première guerre punique, Rome est la première puissance de l'Occident. À ce moment, la littérature grecque ancienne a, depuis deux siècles, atteint sa maturité et entre dans la période proprement hellénistique. Tarente, Syracuse, villes en rapport constant avec le monde oriental, diffusent toutes les formes de la culture grecque contemporaine: arts plastiques, architecture, musique, et surtout littérature (poésie «alexandrine», historiographie, théâtre, rhétorique). C'est dans ce milieu spirituel que va se constituer la littérature latine, non comme un jeu gratuit, mais pour répondre aux exigences d'une cité en plein épanouissement. Les oeuvres qui vont naître ne seront pas un décalque maladroit des oeuvres grecques, tant classiques qu'hellénistiques, mais des créations originales, appelées à remplir, pour le monde romain en pleine expansion, la fonction qui est celle de toute littérature.

 

Naissance d'une poésie

 

La première période de la littérature latine, essentiellement tournée vers la poésie, s'étend du IIIe au Ier siècle avant JC. La plupart des littératures commencent par la poésie, parce qu'un «énoncé mémorable» (supposant un emploi littéraire du langage, par opposition au parler quotidien) demande appui aux rythmes, assonances, qui créent une beauté des mots et assurent leur durée dans la mémoire. Ces premiers textes écrits succédaient à une littérature orale: hymnes aux divinités, sentences morales, chants de banquet à la gloire des héros du passé. Les rythmes étaient ceux de la langue latine -notamment le rythme «saturnien» (Saturne étant pris comme symbole de l'Italie primordiale), où la quantité des syllabes ne jouait qu'un rôle secondaire, à la différence de la rythmique grecque, où elle était essentielle.

La littérature écrite commence avec les Sentences d'Appius Claudius l'Aveugle, censeur en 312, qui, sous une forme voisine du saturnien, répand une sagesse inspirée de la philosophie grecque, connue par l'intermédiaire de Tarente, et qui célèbre la valeur de la clémence et de l'amitié. Cette tradition de poésie moralisante, caractéristique d'une société où l'influence du père est dominante, se retrouvera de siècle en siècle, par exemple dans le Carmen de moribus de Caton le Censeur (vers 190 av. J.-C.), recueil de formules qui réglementent la conduite humaine. Ce sont les ancêtres de la satire pratiquée par Ennius et Lucilius (celui-ci autour de 130 av. J.-C.), genre poétique très libre, pouvant contenir des fables, des dialogues, des réflexions de toute sorte.

Livius Andronicus, un Tarentin venu sans doute à Rome en 272 avant JC., après la prise de la ville par les Romains, fut apparemment le premier à concevoir la possibilité d'une littérature latine analogue à la littérature grecque.. Pour cela, il traduisit L'Odyssée, en romanisant le texte homérique (les Muses y deviennent des Camènes, Héra devient Junon...). Les aventures d'Ulysse ne pouvaient qu'intéresser Rome: elles se déroulaient en Italie et autour de l'Adriatique, qui entrait alors dans l'orbite de la Ville. Une tradition faisait même parfois d'Ulysse un fondateur de Rome. Le mètre de cette «adaptation» était le saturnien.

À la fin du siècle, la première épopée véritablement romaine, le Bellum punicum (la Guerre punique), est composée par le Campanien Naevius (vers 209). Elle raconte la première guerre contre Carthage et remonte, avec l'évocation d'Énée et Didon, aux temps mythiques. En 209, les armées d'Hannibal menacent encore la Ville. Le poème de Naevius a pour dessein de montrer que les destins la protègent. Quelques années plus tard, et la victoire acquise, Ennius, né en 239 à Rudies (non loin de Tarente), abandonnera le saturnien pour l'hexamètre dactylique (le mètre homérique). Désormais la rythmique latine sera fondée sur la quantité, longue ou brève, des syllabes. Ennius, pour cette raison entre autres, est appelé par les Romains le «père de la poésie latine». Son apogée, les Annales, se veut une chronique versifiée de l'histoire de Rome. L'idée directrice en est que la poésie seule assure l'immortalité; idée répandue dans le monde grec, mais à laquelle s'ouvre la mentalité romaine, jusque-là moins soucieuse de la gloire des chefs qui la dirigent que de la gloire collective et de la puissance de la cité.

Parallèlement à l'épopée naissait et se développait une littérature dramatique. Livius Andronicus composa, en 240 avant JC., la première tragédie. Semblable à celles que l'on jouait à Syracuse ou à Tarente, elle conservait cependant des éléments italiques issus de spectacles populaires, mêlés de danses et de lazzi lancés par la jeunesse, et qui constituaient ce qu'on appelle la satura dramatique. Nous ne connaissons que les titres des tragédies de Livius; ils montrent que les sujets sont empruntés aux cycles légendaires grecs : Cheval de Troie, Ajax, Danaé, Ino, etc. Ces tragédies conservent aussi les choeurs de la tragédie grecque. Quelques années plus tard, Naevius reprendra des thèmes semblables, de même qu'Ennius. Le neveu de ce dernier, Pacuvius, né vers 220 à Brindisi, s'inspirera surtout de Sophocle, ce qui donnera à ses pièces une couleur moralisante, proche de l'esprit du classicisme attique, qui marque assez la lente remontée de la littérature latine vers celui-ci. Pendant la même période était né un genre nouveau, dont les héros étaient des magistrats romains: il s'agissait de la tragédie prétexte, ainsi nommée à cause de la toge bordée de pourpre (praetexta) qui était leur insigne. Exactement contemporaine de la tragédie, la comédie, qui en est inséparable, fait son apparition. Comédie «en pallium» (le costume grec), parce que les personnages sont ceux de la comédie nouvelle - celle de Ménandre, Philémon, Diphile... Nous avons perdu les pièces composées par Livius Andronicus, Naevius, Ennius; mais nous possédons en revanche celles de Plaute, puis de Térence, qui s'inspirent des mêmes modèles. Les sujets en sont assez monotones: il s'agit par exemple d'une intrigue amoureuse entre un jeune citoyen et une adolescente, prisonnière d'un marchand de filles (le leno). Tout revient à faire libérer la malheureuse: on essaie d'arracher de l'argent au père du jeune homme. Un esclave se charge de la tromperie. Enfin, on apprend au dénouement que la jeune fille est de naissance libre, et que rien n'empêche plus le mariage. Sur ce thème, toutes les variations sont possibles. Non seulement les moyens mis en oeuvre (vente fictive, tromperie de toute sorte) peuvent changer, mais aussi l'analyse des sentiments éprouvés par les personnages: la comédie ne sera qu'une aventure romanesque (enlèvement par des pirates, etc.), ou deviendra une crise douloureuse dans l'âme des amants. Ces personnages étaient créés sur le modèle du monde hellénistique (par exemple le soldat fanfaron, figure inspirée par des mercenaires hellénistiques; les marchands syriens ou puniques). Mais la réalité romaine n'en transparaît pas moins dès Plaute et son Amphitryon, où le poète, à travers la vieille légende qui parodie le ton tragique, exprime la tendresse et la pudeur d'une épouse romaine, tous sentiments que la morale de cette société contraignait à dissimuler, mais qui avaient aidé Rome à traverser victorieusement les épreuves de la deuxième guerre punique.

Ces comédies innovent donc par rapport aux «modèles» grecs. C'est ainsi qu'un successeur de Plaute, Caecilius, avait écrit une comédie intitulée La Boucle; nous en connaissons quelques scènes qui, comparées au texte de Ménandre qui nous a été partiellement conservé, permettent de mesurer l'originalité de ces pièces. Le choeur est supprimé, mais le poète introduit des parties chantées (cantica) là où Ménandre utilisait le dialogue. Les tensions entre les personnages sont plus lyriques, ce qui anime la comédie avec plus de vigueur que dans sa version grecque.

Plaute faisait une grande place au «jeu». Térence, une génération plus tard, semble davantage préoccupé de problèmes psychologiques et moraux - ceux que connaissent les jeunes gens de Rome où les influences orientales deviennent prédominantes. C'est le temps de la comédie philosophique: les cantica y sont peu nombreux, les dialogues parlés l'emportent. Sur le schéma traditionnel de la comédie nouvelle, le poète construit de véritables drames qui ont pour sujet le rôle de la belle-mère dans la maison, le conflit des générations, les problèmes de l'éducation, la fragilité morale des adolescents... Plus profond, moins vivant que les «jeux» de Plaute, ce théâtre fut aussi moins bien accueilli.

À côté de la comédie «en pallium» existait une comédie « en toge», avec des personnages romains. Nous n'en possédons que de maigres fragments. Il existait aussi un genre populaire, d'origine campanienne, l'atellane, qui mettait en scène des types caricaturaux, véritables ancêtres des masques de la commedia dell'arte. Au-delà des textes conservés, on entrevoit une créativité extraordinaire, issue du plus profond de l'âme italienne. Tout cela irrigue le genre de la satire dont le représentant est Lucilius, l'un des amis de Scipion Émilien, qui lui-même avait été celui de Térence. Après la destruction de Carthage (146) et, la même année, celle de Corinthe, Rome est alors toute-puissante. Mais l'ère des difficultés intérieures allait commencer.

 

Le règne de l'éloquence

 

Longtemps, les textes juridiques furent mis sous la forme de maximes rythmées (carmina). Les Annales des pontifes, où étaient consignés les événements remarquables, n'étaient qu'une suite de notations sans caractère littéraire. Aussi la première histoire de Rome fut-elle écrite en langue grecque vers 216, en pleine guerre punique, par un sénateur, Q. Fabius Pictor. Il en va de même pour celle de son contemporain, L. Cincius Alimentus. Leur modèle était Timée de Tauromenium (Taormina). Mais à notre connaissance la prose latine ne commence vraiment qu'avec les écrits de Caton le Censeur, au début du IIe siècle avant J.-C: ce sont les Origines, et l'Encyclopédie qu'il destinait à son fils. Caton voulait en effet constituer une «science» romaine, qui éviterait que l'on eût à utiliser la «science» grecque, considérée comme dangereuse. Nous ne possédons plus de lui que le De agri cultura, réflexion sur l'économie de ce temps. On y trouve un souci certain du style, et l'influence de la rhétorique grecque, avec laquelle Caton avait pu se familiariser.

Mais la prose écrite joue à cette époque un moindre rôle que l'éloquence. Celle-ci apparaît, assez spontanément, avec les hommes d'État du IIIe siècle. Le désir d'être efficace créa une rhétorique alliant aux traditions nationales (goût du pragmatisme et de la morale) les recettes des rhéteurs siciliens (anaphores, assonances, allitérations, etc.). Caton fut le premier à publier ses discours, après les avoir remaniés. L'éloquence va alors agir sur la manière d'écrire l'histoire.

À l'époque de Scipion Émilien (et de Térence!), de nombreux historiens - L.Cassius Hemina, L. Calpurnius Frugi, C. Fannius - écrivent des Annales, dans lesquelles ils exposent les événements année par année, comme le suggérait la succession des magistrats dont les pouvoirs ne duraient qu'un an. Ce cadre archaïque sera encore utilisé par Tacite trois siècles plus tard. De ces oeuvres, il ne nous reste plus que des fragments, et les Modernes parlent à leur propos de falsification de documents, de recours à des légendes ou à des exagérations, pour la plus grande gloire de quelques familles. Quoi qu'il en soit, elles seront à la source de l'Histoire de Tite-Live, un siècle et demi plus tard.

Mais bientôt, à côté de ces histoires «générales», qui traduisaient la continuité de Rome, on voit naître des monographies consacrées à un événement particulier: sept livres de Caelius Antipater pour la guerre d'Hannibal, par exemple, ou encore, au début du Ier siècle, l'ouvrage de Cornelius Sisenna qui racontait la guerre sociale (90 av. JC.) et les luttes entre C. Marius et Sulla. Les crises qui tendent à défaire les institutions se traduisent ainsi par le déchirement de la continuité! L'aboutissement de cette tendance se trouvera dans les ouvrages de Salluste, au moment où la vieille république éclatera définitivement.

Pendant cette période, qui précède immédiatement les temps cicéroniens, les orateurs sont nombreux et passent pour remarquables: ainsi de Tiberius et Caius Gracchus, les deux tribuns qui furent brisés pour avoir voulu réformer l'État. L'éloquence, sous toutes ses formes (judiciaire, politique, devant le peuple ou au sénat), fait alors l'objet d'études passionnées; elle s'engage dans diverses voies: tantôt dans celle de la sobriété et même de la sécheresse (style «attique»), tantôt dans celle du pathétique, de l'emphatique et du théâtral (style « asianique»); entre les deux, on trouve encore le style rhodien. Une vieille sympathie unissait en effet les Romains à la république de Rhodes que les rois n'avaient pu abattre. Là, l'éloquence n'était pas, comme en Asie, un spectacle (parfois accompagné de musique) ou, comme à Athènes, un jeu sophistique. Ajoutons que si des rhéteurs de langue grecque furent acceptés à Rome, qui firent connaître Eschine et Démosthène, les censeurs n'en interdirent pas moins tout enseignement aux rhéteurs de langue latine (92 av. J.-C.). L'éloquence était chose trop sérieuse pour qu'on pût la mettre à la disposition d'esprits non formés à la plus vaste culture, celle de l'hellénisme dont les philosophies aident les Romains à prendre conscience de leurs propres aspirations, ainsi qu'à réaliser un équilibre entre leur volonté de puissance et les exigences de l'humanitas.

 

Une cité qui se défait

 

Au début du Ier siècle avant JC., la montée de l'éloquence et de la prose avait d'abord quelque peu relégué la poésie au second plan. Elle était abandonnée à des «amateurs», qui pratiquaient les petits genres, comme l'épigramme autour de Q. Lutatius Catulus, un grand personnage dont nous possédons une pièce fugitive, en l'honneur d'un jeune garçon. La poésie connaît alors une seconde naissance: Catulus et ses amis (Valerius Aedituus, Porcius Licinus) s'inspirent de Callimaque et du lyrisme éolien, revenu à la mode chez les Alexandrins. Ils ouvrent la voie à une «nouvelle poésie» (poetae noui), par exemple celle de Laevius, qui compose en mètres divers des pièces lyriques dans lesquelles il chante des amours de héros mythologiques (Alceste, Adonis, Ulysse...). L'inspiration hellénistique est évidente. La langue reste archaïque, mais cette poésie montre la voie à Catulle et, plus loin, à Properce et Ovide.

Plusieurs poètes écrivent des épopées, tantôt dans le goût d'Ennius, tantôt dans celui d'Apollonios de Rhodes. Furius Bibaculus, qui exalte les exploits de César, écrit lui aussi une épopée, Memnon. Un peu plus jeune que lui, Valerius Cato, de Crémone, traite de légendes grecques obscures. Son élève, C. Helvius Cinna, l'imite avec sa Zmyrna (histoire de la fille incestueuse d'un roi de Chypre, transformée en arbre à myrrhe). Citons enfin Varron de l'Aude, peut-être auteur d'une Guerre des Séquanes (en l'honneur de César) et sûrement d'Argonautiques. La poésie romaine «nouvelle» oscille, on le voit, entre la tradition patriotique et les jeux alexandrins.

La tragédie survit, avec Accius (entre 140 et 85) et ne s'éloigne pas des sujets traditionnels; mais le même poète compose deux tragédies prétextes, Brutus et Decius, où s'affirme le sentiment que la piété envers les dieux est la condition de la grandeur romaine. Le grand courant de la littérature latine est alors représenté par la prose, qui, nous l'avons dit, était devenue l'arme de la classe dirigeante. En cette fin troublée de la République, c'est à la fois le lieu de l'action politique et celui de la réflexion théorique, qui adapte aux conditions de la vie romaine les spéculations des philosophes depuis Platon et Aristote.

Cicéron, à ce double titre, accomplit une oeuvre immense. Né en 106 alors que les luttes les plus sanglantes n'ont pas encore été livrées, il meurt en 43, au cours des proscriptions qui visaient à supprimer tous les représentants du régime aristocratique. Il n'est pas de Rome, mais du petit bourg d'Arpinum, où subsistent, encore très vigoureux, les idéaux du passé. Esprit ouvert, Cicéron accueille la parole de tous les philosophes qui se pressent à Rome. En lui s'opère donc la synthèse entre les deux cultures. Son activité d'orateur (du Pro Roscio Amerino aux Verrines, et au-delà) est dominée par le souci d'une certaine morale - la justice -, cela autant que les circonstances le permettent. Non sans courage, il démasque comme consul, en 63, la conjuration de Catilina; mais, pris au piège des lois, englué dans les intrigues infinies nouées dans l'État, il doit partir en exil, et son influence en est très diminuée. Ce qui le rejette vers l'autre aspect de la prose, la réflexion -d'abord sur l'État (qui l'amène dans le De republica, à repenser avec bonheur tout le système romain), puis sur la fonction de l'orateur (c'est-à-dire de l'homme d'État digne de ce nom). À mesure que les circonstances l'éloignent davantage de la vie politique, il publie des traités philosophiques (Des termes extrêmes des biens et des maux, les Tusculanes, le traité Des devoirs, etc.). Cet effet gigantesque de pensée représente une somme qui restera longtemps un sujet de méditation pour les jeunes gens, aussi bien en raison de son style que de son contenu idéologique.

Cicéron ne fut pas le seul orateur de son temps, aucun ne porta plus haut la dignité des lettres. Hortensius, son rival, fut un honnête homme, habile au tribunal, mais éclipsé par le génie de Cicéron. Autre maître dans l'usage de la parole, César, lui, préférait le style attique. À nos yeux, sa gloire littéraire lui vient des Commentarii, ses «aide-mémoire» sur les campagnes de Gaule et sur la guerre civile. Oeuvres destinées à justifier la politique de leur auteur, elles éclairent les faits de la lumière la plus favorable et leur sécheresse, leur objectivité affichée (César ne dit jamais «je » mais «César») en font des démonstrations très convaincantes.

Cependant, le régime républicain s'effondrait, et la réflexion devenait le refuge des hommes d'action malheureux, tel Salluste, qui, ne pouvant plus exercer de magistrature, écrivit deux ouvrages, la Guerre de Jugurtha et la Conjuration de Catilina, qui montrent, à propos de deux crises politiques, l'une plus récente, l'autre ancienne d'un demi-siècle, quelles sont les causes profondes du malaise dans lequel se trouve la cité.

Mais l'inquiétude trouve aussi d'autres apaisements. Varron se réfugie dans l'étude; ayant tout lu, en grec et en latin, il s'intéresse aux Antiquités, divines et humaines, à l'histoire de la langue latine, à l'économie rurale (Res rusticae), à la Vie du peuple romain. Ce retour vers le passé masque à peine le désir de sauvegarder la continuité romaine, qui est déjà l'une des fonctions de la littérature latine. Revenant à Lucilius, Varron composa lui aussi des Satires appelées «Ménippées» (du nom du philosophe cynique Ménippe). Dans le même milieu aristocratique et quelque peu nostalgique, Pomponius Atticus, l'ami de Cicéron, et Cornelius Nepos font oeuvre historique, le premier en établissant une chronologie de l'histoire romaine, le second avec des biographies d'hommes illustres, dont quelques-unes nous sont restées.

Un second souffle

De la foule des petits poètes qui, pendant la première moitié du Ier siècle avant JC., occupent le devant de la scène, émergent deux grands noms: Catulle et Lucrèce. Catulle, venu d'Italie du Nord, commence par écrire de petits poèmes, des épigrammes et des pièces amoureuses. Mais, au lieu de les projeter dans un passé légendaire, il choisit pour héroïne celle qu'il appelle Lesbia, une «grande dame», et qui le désespère. C'est pour elle qu'il retrouvera les rythmes du lyrisme de Sappho, et qu'il écrira: «J'aime et je hais; veux-tu savoir pourquoi il en est ainsi? Je l'ignore, mais je sais que cela est, et je souffre.» Pour la première fois, la poésie dit «je » - un enseignement qu'elle n'est pas près d'oublier.

C. Memmius, qui emmena Catulle avec lui lorsqu'il fut gouverneur de Bithynie, fut le protecteur d'un autre poète, Lucrèce. C'est pour lui que Lucrèce composa son poème De la nature (De rerum natura, «Sur ce qui est»). Dans cette Rome où la philosophie était exposée par des techniciens grecs, écoutés par les nobles Romains avec la plus grande sympathie, surgissait brusquement une épopée didactique prenant appui sur le système d'Épicure. Ennius avait, autrefois, écrit un poème d'Epicharme, didactique lui aussi; mais cette tentative n'avait guère eu de suite. Dans sa langue et son style, Lucrèce se souvient des vers d'Ennius, et jette un pont entre le siècle de la deuxième guerre punique et celui des conquêtes de César. Résurgence d'autant plus remarquable que le sujet n'est plus la gloire de Rome mais la conquête de la paix intérieure. La physique d'Épicure ne prêtait guère à poésie. Mais voici que la chute des atomes, leur vitesse, la manière dont ils se combinent deviennent comme une immense Iliade et que, au-delà de cette pluie d'atomes tombant à travers le vide, une autre épopée se dessine: l'évolution des sociétés, la conquête de la parole, des lois, et, finalement, de la sagesse. Le message apporté par Lucrèce, plus puissant que les vieilles épopées cosmogoniques de la Grèce archaïque, sera entendu par Virgile et résonnera à travers les siècles.

 

Cet empire qui va naître

 

La mort de Cicéron marque la fin du temps où l'éloquence triomphante était maîtresse de la cité. Désormais, la liberté une fois perdue, les orateurs ne seront plus que des avocats, et non des hommmes d'État. Quelques survivants de l'âge précédent, comme Asinius Pollion, compagnon de César, auront beau maintenir quelque temps la tradition républicaine, l'éloquence ne sera bientôt plus qu'une technique, tout au plus une forme de culture, appuyée par la philosophie, que l'on apprend à l'école.

Ce n'est certainement pas un hasard si le plus notable historien qui écrivit sous Auguste fut un rhéteur originaire de Padoue, Tite-Live, homme d'école et non plus familier du Forum et de la Curie. Son oeuvre se place entièrement sous le «règne» d'Auguste, entre 25 avant JC. et 9 après J.-C. Soucieux, comme ses prédécesseurs (Varron notamment) d'affirmer la continuité de Rome, il va édifier, en un seul monument, tout ce qu'ont dit les annalistes. Il conserve la structure annuelle (les consuls, même sans grands pouvoirs désormais, continuent d'entrer en charge le 1er janvier et de donner leur nom à l'année), mais, malgré ce cadre rigide, n'en crée pas moins des ensembles dramatiques, et introduit des discours, s'interroge sur les causes des événements. En cela, il se rattache à l'historiographie grecque, celle de Thucydide, de Polybe, mais aussi à Salluste. Il exalte la morale des ancêtres, façonne une orthodoxie de l'histoire romaine, en affirmant une position critique à l'égard des sources, tout en projetant une vive lumière sur ce qu'il croit être la volonté des hommes du passé, au service de leur patrie. Tite-Live contribue ainsi à la naissance de l'Empire, et à la formation de son idéologie. Peut-être l'image de Rome que nous avons créée en lisant Tite-Live eût-elle été différente si nous possédions les dix-sept livres des Histoires d'Asinius Pollion consacrées aux guerres civiles!

Mais le règne d'Auguste voit surtout le triomphe de la poésie. Son plus grand nom est celui de Virgile. Il est en effet aussi important dans l'ordre de la poésie que le fut Cicéron dans celui de la prose. Virgile commence par écrire, lui aussi, de petits poèmes, dans l'esprit de la «nouvelle poésie» (une partie au moins de ceux qui lui sont attribués dans l'Appendix Vergiliana). Il aime l'érudition, comme les Alexandrins, et aussi Lucrèce, si bien qu'il se convertit à l'épicurisme et participe à cette recherche de la sagesse qui marque cette génération. Sans doute, l'épicurisme se défie de la poésie. Mais Lucrèce a montré que sagesse et poésie n'étaient pas incompatibles. D'autres sources d'inspiration se présentent bientôt: par exemple l'amour de la terre, brusquement éveillé, lorsque, en 42, la propriété de Virgile, près de Mantoue, risque de lui être arrachée. La littérature alexandrine lui offrait un exemple, voire un modèle: les Idylles de Théocrite. Il s'agissait là d'un chant que l'on n'avait pas encore entendu à Rome, et qui surprenait par sa forme: de petits mimes, des dialogues entre les bergers. En réalité, grâce aux Bucoliques, c'est le sentiment que les Italiens ont de la terre qui conquiert tout d'un coup sa dignité littéraire. Les paysages, les hommes, les animaux, les divinités des champs viennent composer le vaste tableau d'un paradis perdu et retrouvé, au centre duquel le «berger» Tityre offre le spectacle de la sérénité. Au-dessus, resplendit la figure lumineuse de César, chanté sous le nom de Daphnis: il incarne la promesse d'un temps où les héros héritiers du dictateur, Antoine, Octave surtout, auront réussi à établir la paix politique, condition première de la sérénité à laquelle aspirent les âmes.

Les Géorgiques, poème didactique, approfondiront cette véritable révélation, où se mêlent poésie, politique et philosophie. On y apprend que la vie rustique est la seule qui soit «humaine», et conforme à l'ordre du monde. Virgile prend là pour point de départ Les Travaux et les jours d'Hésiode, mais la sagesse paysanne de celui-ci fait place à une vision plus ample et plus profonde. Peut-être sous l'influence de Mécène, l'ami du poète et aussi d'Octave, c'est toute la réalité de ce temps qui trouve place dans les quatre livres du poème - jusqu'à l'élevage des abeilles, qui forme un tableau symbolique de la société dont chacun rêve: une monarchie semblable à celle qui se prépare pour Rome. Et, déjà, un projet plus ambitieux encore se dessine: une épopée qui rendrait compte du destin de Rome et garantirait le futur à la lumière du passé le plus lointain. Comme Tite-Live, Virgile est sensible à la continuité de Rome - idée alors essentielle aux esprits.

Le poème qui naîtra de ce projet sera L'Énéide - dont on disait déjà qu'il serait «plus grand que L'Iliade», où l'hellénisme cherchait ses lettres de noblesse. Pour marquer la continuité de la pensée romaine Virgile va reprendre le Bellum Punicum de Naevius, et consacrer un chant entier à l'épisode de Didon. À la vieille Odyssée, il empruntera la descente aux Enfers (version élargie de la Nékuyia, la consultation des Morts). Dans le mécanisme du monde qu'il décrit, se découvre une vérité, pressentie par Platon, qui se fonde sur l'existence de cycles qui entraînent les âmes et qui garantissent aux Romains leur éternité et leur gloire. Toute l'oeuvre de Virgile culmine dans cette révélation, où convergent les espoirs entretenus par les poètes romains depuis trois siècles de littérature.

L'oeuvre d'Horace, lui aussi protégé de Mécène, et né seulement deux ans avant Octave, cinq ans après son ami Virgile, forme avec l'oeuvre de celui-ci un contraste frappant. Horace sut maîtriser les forces poétiques déjà entrevues: le «sel italique», l'âpreté de ses premiers vers rappellent Catulle parlant de ses compatriotes de Vérone; ses Satires continuent celles de Lucilius, avec un plus grand souci de perfection formelle. Plus imprégné de philosophie que son prédécesseur en ce domaine, il apparaît davantage soucieux des valeurs de l'être intérieur que de celles que favorise l'opinion. C'est à cette «culture du moi» que répondent ses Odes (Carmina), qui transposent en latin le lyrisme éolien d'Alcée et de Sappho. Chacun de ces poèmes saisit un moment de l'âme humaine (vision de nature, le temps qui passe, l'angoisse de demain, le désir d'amour, la sagesse résignée, etc.). Mais cette poésie trouve aussi des accents civiques pour exalter les antiques vertus, comme le veut Auguste, qui tente de restaurer les moeurs d'antan. D'esprit peu religieux, Horace n'en composera pas moins l'hymne que chantera un choeur de jeunes gens et de jeunes filles lors des Jeux séculaires de 17, lorsque tout semblait prêt pour une nouvelle naissance de Rome et un siècle d'or.

Dans sa villa de Sabine, Horace vieillissant a médité sur les passions humaines et aussi sur les problèmes littéraires: sa réflexion marquera la littérature occidentale, avec l'Épître aux Pisons, dite Art poétique, inspirée des théories d'Aristote repensées à la lumière des théoriciens hellénistiques. Elle définit aussi un moment capital de la littérature antique, un classicisme fait de mesure et d'humanisme (la beauté est celle de tout être vivant, mais par-dessus tout celle de l'homme). C'est le moment où l'art reprend les thèmes de la sculpture hellénistique, où l'architecture se fait plus légère et élève pour les dieux et les hommes des aurea templa. Un merveilleux moment d'équilibre transparaît dans cette littérature jamais oubliée. En cette seconde moitié du Ier siècle avant JC. l'élégie connut son apogée, avec (peut-être) Cornelius Gallus, et, sûrement, Tibulle et Properce. En mêlant narrations mythologiques, descriptions, sentiments personnels, l'élégie continue l'esprit alexandrin. C'est à Rome que l'amour y reçoit la première place, et voici le genre profondément transformé: Gallus chante sa Lycoris, Tibulle sa Delia, Properce sa Cynthia. Aristocrate ruiné par les guerres civiles, Tibulle poursuit un rêve quasi virgilien au moment même de la rédaction des Géorgiques: vivre avec Delia sur l'antique domaine, parmi les serviteurs de la familia. Rêve de vieux Romain, qu'il tenta de réaliser en reniant la tradition qui le portait vers une carrière d'action. Mais Delia lui préféra des protecteurs plus riches. Abandonné par elle, Tibulle devint l'amant d'une certaine Némésis, qui ne le comprit pas mieux. Dans ces poèmes, nous voyons célébrée la vie pieuse et simple des petits propriétaires du Latium. Ici encore, le mythe de l'âge d'or a sa place, cette fois dans l'âme plus que dans la cité.

Properce, un peu plus jeune que Tibulle, apporte dans ses vers les visions de son pays d'Assise et le souvenir de la guerre civile. Mais son premier livre est tout entier inspiré par l'amour de Cynthia. Comme Tibulle, il préfère la jeune femme à ses devoirs de Romain (la poésie de Catulle a décidément gagné de plus en plus de cours!) Puis le goût de la virtuosité entraînera Properce vers d'autres sujets: des récits mythiques, des scènes de magie, des rêves prémonitoires - tout un monde dont on ne sait pas toujours s'il est réel ou imaginaire. Au quatrième livre, l'esprit de la Rome nouvelle finit par dominer. La ville d'Auguste est contée ici, de paysage en paysage, à travers les légendes qui leur sont attachées.

Ce point d'équilibre atteint, vient le temps du métier avec Ovide, qui écrit des Amours sans doute plus imaginées que vécues. Il s'agit là des péripéties attendues d'un amour quelque peu bourgeois, parfois ancillaire, qui tient plus du roman sentimental, voire un peu cynique, que de la grande poésie de Tibulle et de Properce. La passion et son expression deviennent purs jeux d'esprit avec les Héroïdes, lettres attribuées aux héroïnes de la légende (Didon, Phèdre, Onone...). Poursuivant dans la même veine. Ovide écrit un Art d'aimer, des Remèdes d'amour, ainsi qu'un recueil des conseils de beauté pour les femmes. Touchant à tous les genres, il compose une tragédie, Médée (qui ne nous est pas parvenue), et entreprend une grande épopée sur le thème des Métamorphoses, qui raconte les transformations d'êtres humains en animaux, en plantes, en rochers. Ce vieux thème de la mythologie orientale, Ovide l'élabore de manière à former une cosmogonie, qui culmine avec Pythagore et les légendes romaines. On le voit, la poésie, en cette seconde partie du règne d'Auguste, tend à redevenir un simple jeu. Ovide avait commencé un autre poème, en douze livres, les Fastes, illustrant les rites et les fêtes du calendrier romain. Mais il ne put en écrire que la première moitié car, en 8 après J.-C., il fut condamné à l'exil par Auguste, peut-être parce qu'il avait renié les valeurs morales qui devaient restaurer la Rome d'autrefois. Depuis son exil de Tomes, sur la mer Noire, il écrivit des lettres à ses amis - les Tristes, les Pontiques - pour leur dire sa douleur d'être séparé de tout ce qui faisait le prix de sa vie. Poète «irrépressible» et léger, il écrivit aussi des vers dans la langue des Daces.

L'oeuvre - et la mésaventure - d'Ovide témoigne assez que dans la société romaine l'amour est désormais la grande affaire. Une totale liberté de moeurs s'installe dans les hautes classes. La poésie a insinué le poison dans tous les cours. Horace le dit expressément: « Savants et ignorants, nous écrivons.» Le temps des hommes de métier, poetae, scribae, est terminé depuis longtemps, la littérature n'est plus chose quasi divine: elle appartient au monde de tous les jours, et la poésie l'emporte sur la prose.

 

Où l'art devient culture

 

Pendant les dernières années du règne d'Auguste (qui se termine en 14 apr. J.-C.), il se fait, à Rome, un grand silence dans le domaine des lettres. Virgile, Horace éblouissent. Quelques grands poèmes encore sont écrits, comme le De morte de Varius, un épicurien épigone de Lucrèce, et des tragédies, probablement récitées devant un public restreint plutôt que jouées au théâtre. C'est à ce moment qu'une sorte de débat s'engage, entre la poésie et la prose: la prose, c'est-à-dire l'éloquence; la poésie, en fait la tragédie. Que vaut-il mieux pratiquer? Le problème sera résumé par Tacite, dans le Dialogue des orateurs, à la fin du Ier siècle après J.-C.: l'éloquence est l'arme des délateurs, elle est teintée de sang et ne donne plus la vraie gloire. La poésie permet une vie tranquille et procure de délicats plaisirs. On trouve donc, d'un côté, le goût traditionnel de l'action, de l'autre la tentation du jeu.

La prose oratoire, nous l'avons dit, était enseignée par les rhéteurs. Un livre de Sénèque le Père nous introduit dans la vie de leurs écoles, avec ses Suasoriae et ses Controverses, qui fournissaient aux jeunes gens des développements «préfabriqués», pour conseiller ou pour défendre devant les juges. Le manuel de Quintilien, l'Institution oratoire, bréviaire des professeurs depuis le temps des Flaviens, résume à lui seul l'esprit universel de cette culture orientée vers une littérature orale, que l'on peut regarder comme la somme d'une expérience commencée au Ve siècle avant JC. avec les rhéteurs siciliens, poursuivie dans l'Athènes du IVe siècle, systématisée enfin dans la pratique romaine depuis le début du IIe siècle.

La prose écrite - véritable littérature, au sens où nous l'entendons - vit alors essentiellement par l'historiographie, qui connaît une grande vogue, et sert de refuge à la réflexion politique : c'est ainsi que les Annales de Cremutius Cordus furent brûlées, sous Tibère, parce qu'elles critiquaient trop vivement le régime impérial. Au contraire, l'Histoire de Velleius Paterculus, ami de Tibère, est un panégyrique trop visible de ce même régime et du prince. D'autres, plus prudents, se tournent, comme Quinte Curce, vers le temps lointain d'Alexandre. Les ouvrages historiques de Pline l'Ancien sont perdus. De toute cette littérature ne subsiste que Tacite, qui, sous le règne de Trajan, écrivit d'abord ses Histoires, qui vont de la mort de Néron à Domitien, puis ses Annales qui vont de la mort d'Auguste à celle de Néron. Par son style, et par son pessimisme, Tacite se rattache à Salluste. Grand serviteur du régime en place, il attaqua violemment les règnes précédents.

Outre son oeuvre historique, Pline l'Ancien poursuit la tradition encyclopédique de Caton et de Varron, avec son Histoire naturelle, véritable musée des connaissances et des croyances de ce temps. Quant à la philosophie, restée sans représentant depuis Cicéron, elle connaît un renouveau remarquable avec Sénèque. Formé au stoïcisme dès son adolescence, celui-ci témoigne du succès remporté à Rome par ces études et du rôle qu'elles jouèrent dans la vie politique: le vieil esprit civique est là aussi présent. Essentiellement axés sur la conquête de la sagesse et la vie intérieure, les Dialogues et les Consolations ainsi que les Lettres à Lucilius nous introduisent dans la vie intime des Romains de ce siècle. Certes, Sénèque évite l'anecdote, et ces ouvrages n'ont rien de commun avec la Correspondance de Cicéron, non plus qu'avec les Lettres de Pline le Jeune, mais nous y entendons pourtant les échos des grands événements qui se déroulent très haut à la surface d'une mer profonde.

Le contraste est vif, mais bienvenu, avec le Satyricon, composé au cours des mêmes années que les Lettres à Lucilius (62-64 apr. J.-C.). Ce roman picaresque, dû sans doute à Pétrone, d'abord ami de Néron, puis brouillé avec lui, nous fait mieux connaître la vie quotidienne de riches affranchis, assurément ridicules, mais qui, à leur manière, aspirent aussi à la «culture». Celle-ci, sous sa forme littéraire, et quelque peu philosophique, appartient évidemment à l'air que l'on respire alors. Avec tout ce qu'elle véhicule, elle devient même l'essentiel de l'esprit romain. Elle se révèle un instrument de pensée, jusque dans le plus banal de la vie - un sanglier que l'on sert à table, des vers que l'on cite. Dans la tradition littéraire, ce roman mêlé de prose et de vers se rattache aux Satires des siècles passés, mais avec une vigueur qui en rend la lecture à la fois frappante et attachante.

Les Lettres de Pline le Jeune, écrites au début du IIe siècle, ne font à la philosophie et au pittoresque qu'une place limitée. Chronique de la vie mondaine et des tribunaux, ce recueil, destiné à la publication, manque de naturel. On peut y voir (avec l'auteur lui-même) des notes destinées aux historiens futurs. Le dernier livre, qui contient la correspondance entre Pline, gouverneur de Bithynie, et Trajan, est un dossier d'archives qui nous renseigne sur les problèmes posés alors par les chrétiens.

Quelque peu antérieures (car elles furent écrites sous le règne de Néron), les neuf tragédies de Sénèque qui nous ont été conservées nous renseignent sur l'activité poétique commencée un siècle plus tôt, et dont elles constituent l'aboutissement. La tragédie était alors une forme (considérée, généralement, comme innocente) de réflexion sur les problèmes politiques - celui, en particulier, de la monarchie, qui était évidemment de la plus grande actualité. Ces tragédies furent-elles jouées, ou seulement récitées? Rien ne s'oppose à ce qu'elles aient été mises en scène, ce que leur caractère lyrique ne doit pas nous empêcher de penser. On chantait alors (comme le fit Néron) les vers tragiques, plus à la manière de l'opéra que de la tragédie classique.

La Guerre civile, de Lucain (le poème épique que nous appelons La Pharsale), fait revivre la vieille épopée ennienne, en traitant son sujet selon la chronologie et non pas, comme le firent Homère et Virgile, avec des retours en arrière et des récits qui rétrécissaient le temps. Le sujet en est la guerre menée par César contre Pompée et le Sénat. À côté des tableaux de bataille, nous y trouvons les portraits de héros comme César, Pompée, Caton. Le drame intérieur l'emporte nettement sur la matérialité des combats.

Avec Silius Italicus (Les Guerres puniques), de même qu'avec Valerius Flaccus (Les Argonautiques), l'épopée revient à Virgile. La poésie épique paraît hésiter, faute de talents véritables? Faute, surtout, d'un intérêt majeur qui permettrait que l'on dépassât le simple jeu. Stace compose une Thébaïde ou une Achilléide, interrompues au second livre. Quelques bouffées de fraîcheur nous viennent des Satires de Perse, qui montrent une violence d'adolescent en révolte. Rien ici qui tienne profondément à Rome. Il en va de même pour les Églogues de Calpurnius Siculus, qui chantent le bonheur de vivre sous le règne de Néron.

 

Derniers feux

 

Deux poètes, l'Espagnol Martial et l'Italien Juvénal, vont toutefois faire entendre un son nouveau. Le premier écrira ses quatorze livres d'épigrammes, qui se veulent eux aussi une chronique, cette fois versifiée, de la vie mondaine. Mais ici l'épigramme s'arme d'une pointe, et l'on retrouve des accents entendus chez Catulle - il y a bien longtemps! Quant à Juvénal, qui écrit sous Trajan, il dénonce dans ses Satires la tyrannie de Domitien, et traite en hexamètres les lieux communs de la rhétorique. Il s'en prend aux moeurs du temps, aspire à la solitude. Mais de même que Martial n'avait pu rester à Bilbilis, sa patrie, il ne pourra quitter la ville qui est l'objet de sa colère. Juvénal regrette les temps antiques, qu'il embellit - mais Tite-Live ne faisait-il pas déjà de même? Il entre beaucoup d'artifice et quelque courtisanerie à l'égard de la nouvelle dynastie dans cette poésie violente, intense et souvent pittoresque. Avec le IIe siècle après J.-C., le silence retombe sur Rome, les voix qui commencent à s'élever viennent de l'Orient grec, qui bénéficie de la «paix romaine». C'est alors l'apparition de la seconde sophistique, avec Plutarque, puis de toute une littérature de langue grecque. L'expression de langue latine devient moins urgente: Marc Aurèle écrit en grec, Dion Cassius aussi. Quelques grands noms subsistent parmi les écrivains de la langue latine: ainsi Suétone, fontionnaire d'Hadrien, avec ses biographies de grammairiens, de rhéteurs, de poètes, et surtout avec ses Douze Césars qui, seuls, nous sont entièrement parvenus. La chronologie est incertaine, le récit des événements allusif, mais, en l'absence d'autres sources, cette oeuvre nous reste précieuse. Le rhéteur Florus, lui aussi contemporain d'Hadrien, cherche à «concentrer» le propos de Tite-Live, mais son ouvrage sur les Guerres romaines n'est guère qu'une variation sur un thème très ancien, celui de la vie des États, qui naissent, deviennent adolescents et vieillissent. La vieille théorie aristotélicienne n'est plus ici qu'un artifice d'exposition.

Tout à la fin de la littérature latine vient l'ouvrage d'Ammien Marcellin (entre 379 et 398 environ), trente et un livres qui prétendent continuer Tacite. Les treize premiers sont perdus. Ce n'est plus l'histoire de Rome, ressentie dans sa continuité, qui nous est racontée, mais celle des maîtres successifs d'un Empire chancelant. Cependant se forme, dans des conditions mal connues, l'Histoire Auguste, biographie des empereurs d'Hadrien à Numérien, emplie de faits souvent fort suspects.

Pendant cette longue période, où les oeuvres dignes de ce nom se font de plus en plus rares, quelques provinces de langue latine conservent mieux que d'autres les traditions littéraires. Ainsi de la Gaule et de l'Afrique. Celle-ci a donné le rhéteur M.Cornelius Fronto, sénateur, puis consul et précepteur de Marc Aurèle et de son frère Lucius Verus. Professeur, Fronton se tourne vers le passé: son style archaïque manifeste son goût pour une forme ingénieuse plutôt qu'une véritable pensée. Tout en l'admirant, il reproche à Cicéron de n'avoir pas su choisir des mots recherchés et qui surprennent. Fronton composera un Éloge de la fumée, un autre de la poussière. Apulée, autre Africain attiré par les provinces grecques, se dit philosophe platonicien. Orateur, il se plaît à des jeux semblables à ceux de Fronton. Pour nous, il reste l'auteur d'un roman, les Métamorphoses, où transparaît son goût pour le bizarre et pour toutes les formes de mysticisme. Ce roman nous raconte l'histoire d'un homme transformé en âne et sauvé par la déesse Isis. Mais, en s'appuyant sur ce thème inspiré d'un modèle grec (peut-être d'un certain Lucius de Patras), Apulée crée un véritable mythe platonisant. Et si les intentions de l'auteur nous restent dissimulées, le jeu, la liberté de la création transparaissent à tout moment. Dans ce monde du IIe siècle africain, la magie, la théurgie, les religions de salut dominent la pensée. La philosophie perd son pouvoir d'ascèse spirituelle pour devenir une gnose. La tradition de la prose érudite, toutefois, subsiste: Aulu-Gelle, sous les Antonins, écrira ses Nuits attiques, où s'accumulent toutes sortes d'informations sur des sujets variés. Il semble à ce moment que l'on se hâte de sauver ce que l'on peut des temps anciens. Des commentateurs se penchent sur les grandes oeuvres du passé: ainsi Donat sur Virgile, suivi de Servius, qui reprend le commentaire; Porphyrion s'intéresse à Horace, et Macrobe, dans ses Saturnales, relit lui aussi Virgile, dont il vante les connaissances encyclopédiques, comme, autrefois, les Grecs le faisaient pour Homère. La pensée antique s'endort peu à peu.

Pourtant, la poésie demeure vivace, et la littérature latine s'achève comme elle avait commencé, par la prédominance de l'expression poétique. Au temps d'Hadrien s'était formée une nouvelle école de «poètes nouveaux» qui écrivaient de petits vers et retrouvaient le ton de l'épigramme alexandrine. Hadrien lui-même s'y exerçait, à côté de son ami Florus. On use de rythmes rares, on en crée de nouveaux. On fait l'éloge de la rose, ou l'on chante la Veillée de Vénus, la fête nocturne célébrée par les femmes en l'honneur de la déesse. C'est la tradition de Catulle qui est retrouvée, mais sans le drame de l'amour trahi.

Du siècle suivant nous connaissons les Bucoliques de Némésien, troisième apparition du genre depuis Virgile, cette fois traité d'une manière totalement artificielle. Pendant la seconde moitié du IVe siècle, Ausone, poète bordelais, ne manque pas d'inspiration et on est tenté avec lui de parler de renaissance de la littérature. Nous possédons son oeuvre dans son ensemble, depuis les épigrammes sur sa famille, ses collègues, jusqu'à son poème de la Moselle, éloge en hexamètres du grand fleuve des Trévires. On trouve là de gracieux paysages, des évocations pittoresques, mais aussi un sentiment très fort de la romanité face au monde des Barbares.

Deux noms encore survivent: celui de Rutilius Namatianus, qui raconte, dans son poème en distiques élégiaques (De reditu suo), son voyage de Rome en Gaule, au début du Ve siècle. Voyage maritime, qui permet des descriptions de la côte, des îles, des moines aussi, dont on plaint la sottise et la misanthropie.

Puis vient Claudien, d'Alexandrie, homme de culture grecque, mais qui écrivait en latin, en exploitant tous les genres de la poésie païenne: récits mythologiques, panégyriques, épithalames de grands personnages, récits de guerres récentes mêlent les mètres et les genres. Bientôt une autre poésie et une autre prose vont prendre le relais avec la littérature chrétienne. Elles ne seront pas sans se souvenir de la littérature des païens. Celle-ci avait élaboré des modes d'expression d'une valeur universelle, indépendante d'une révélation divine, mais au service des idéaux que l'on résume sous le nom d'humanitas: la sensibilité des hommes, les aspirations des individus et des sociétés qui les enserrent, les étouffent ou les exaltent. Partant de la culture grecque postclassique, qui jette les premiers germes, remontant jusqu'à celle de l'Athènes du Ve siècle, cette littérature a rendu accessible à des millions d'hommes un instrument de pensée, la langue latine, remarquablement adapté aussi bien à l'action qu'à la spéculation la plus abstraite, au dialogue qu'à la poésie ou au théâtre, et qui a su parfaitement allier la logique à la beauté.

Les littératures

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Un destin américain ( 16 ) : A Horaing

Au printemps revenu quelques menus travaux m’attendaient chez Marienka. La nature sortait timidement de son sommeil. Les bourgeons commençaient à verdir le paysage squelettique de l’hiver et redonner aux arbres avec des minuscules feuilles naissantes la vie qui semblait les avoir quitté pour toujours. Mais non , pas d’inquiétude inutile, les saisons se succèdent et il n’en manquera aucune à jalonner mon passage. Fort de cette certitude renouvelée et de cette énergie réveillée au printemps nouveau, je trempais un pinceau et redonnais un peu d’éclat à une vieille porte de grange. Nous évoquâmes ensemble l’histoire de Judith à Lille, sa désillusion mais aussi l’expérience qu’elle avait tirée de son passage chez oncle Félix et tante Anna. De toute évidence il me venait à l’esprit que notre vie serait peuplée d’expériences et que sans elles nous n’aurions aucune signification, aucune raison d’être. Marienka savait que Judith avait rencontré un garçon à Lille. Elle lui avait écrit cette rencontre parmi tout le reste mais ma tante poussa un soupir à cette évocation.
Un beau soleil d’après-midi vint envelopper de sa chaleur nouvelle notre conversation sous la serre où les couleurs chatoyantes de la vigne vierge donnèrent à toutes ces péripéties lointaines pour nous deux des accents de déjà-vu, de naturel. L’exceptionnel se mit à devenir banal, complètement inclus dans la marche d’un temps programmé et bienfaisant. Je devais prendre congé maintenant car je savais être de trop dans sa rêverie quotidienne à cette heure-ci. Porté par ma dernière envie de la saluer et de tapoter la vitre de sa chambre, je me retins pour la regarder. Un enfant peut difficilement comprendre pourquoi « un grand » reste dans son lit à se remémorer son passé, en souffrir avec régularité, vivre dans ce refuge complètement artificiel et sans consistance à ses propres yeux, où les actions sont freinées par un avenir qui ne veut plus se dessiner et que seul un passé invisible agite encore un corps presque mourant. Elle était là, couchée, inerte presque. Je la vis les yeux fixés au plafond comme lorsque l’on cherche à comprendre une histoire compliquée . Elle avait une boite entre les mains. Une boîte en fer. Tiens me dis-je, voilà son secret, la tante mange des biscuits ou des chocolats en cachette. Rien de surprenant , ce devait être de famille ! Quand soudain elle l’ouvrit et en tira des photographies. Elle prit l’une d’elles et la baisa à plusieurs reprises, la posa sur sa poitrine, s’étendit et ferma les yeux. Mes doigts proches de la vitre ne la tapotèrent pas comme s’ils avaient compris plus vite que mes yeux. Tout mon jeune être venait de recevoir cette sublime image qui ne m’a jamais quitté d’une grande personne entre parenthèses, vivant le présent grâce à une photographie secrètement dissimulée. Je pensais : que deviendrait-elle sans elle ? Qui était sur cette photo ? Tant d’amour pour un bout de papier ! Je m’éclipsais sans faire de bruit avec la joie d’un enfant qui vient de démasquer « un grand « . Habituellement c’était le contraire. Je jubilais donc. Ce spectacle n’était que pour moi seul, personne d’autre ne le connaissait . Je comprenais maintenant ces yeux absents , perchés dans un au-delà tout proche et ce petit sourire compatissant quand il me tendait un quartier de tarte comme pour m’annoncer un futur tout proche à ma porte. Je découvris aussi que la curiosité était bonne à vivre quand elle était teintée de l’espièglerie à démasquer un secret.

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l'écritur'e.

Vous avez l'écriture élégante ;

l'aimez-vous à ce point ?

Je le pense.

Naturellement jolie et claire

 sous vos doigts, elle chante d'ailleurs un peu,

au rythme de votre amour pour elle ;

don de vous à moi.

Vous lire , même sur une enveloppe,

me tient chaud ; c'est très vivant.

On vous devine musicien.

La poésie est son bijou bleu,

qui lui donne un certain regard,

tantôt océanique, tantôt lumineux,

même dans la noirceur totale !

Pour moi l'écriture, était au commencement,

une clarté diffuse, dans un tunnel

que je croyais être sans fin ;

L'aube de moi-même.

A présent c'est le plein jour.

NINA

l

 

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On définit généralement l'allégorie en la comparant au symbole, dont elle est le développement logique, systématique et détaillé. Ainsi, dans la poésie lyrique, l'image de la rose apparaît souvent comme le symbole de la beauté, de la pureté ou de l'amour; Guillaume de Lorris en a fait une allégorie en racontant les aventures d'un jeune homme épris d'un bouton de rose. Il est évident qu'entre le symbole et l'allégorie, la faveur du public moderne va plutôt au premier, qui semble plus riche et plus profond. Mais cette préférence tient parfois à une conception trop étroite et trop superficielle de l'allégorie, conception dont les grammairiens du Moyen Âge sont tout autant responsables que les critiques contemporains.

Le mot allcgoria a remplacé tardivement chez les Grecs, à l'époque de Plutarque, le mot uponoia pour désigner la «signification cachée» sous la donnée sensible du langage, par exemple dans la narration ou la description. Mais ce changement de terme s'accompagne d'une restriction de sens: on désigne par le mot allcgoria une forme de l'exposé littéraire plutôt qu'une méthode d'interprétation. Les grammairiens latins ont confirmé ce point de vue en présentant l'allégorie comme une figure de rhétorique, la métaphore continuée (Quintilien).

Trop soucieux d'étymologie, les théoriciens du Moyen Âge se contentent souvent de définir l'allégorie par un certain décalage entre ce qui est dit et ce qui est signifié: Allegoria est cum aliud dicitur et aliud significatur. D'où une certaine difficulté à distinguer, dans les Arts poétiques de Mathieu de Vendôme ou Geoffroi de Vinsauf, ce qu'ils appellent permutatio (allégorie) de ce qu'ils nomment translatio (simple métaphore). C'est chez les théologiens que nous trouvons les définitions les plus intéressantes et les plus subtiles, par exemple dans les oeuvres attribuées à Raban Maur et chez Hugues de Saint-Victor: l'allégorie y apparaît comme une superposition plus savante encore que celle du sens propre et du sens figuré, ou celle de la littera et de la sententia; à mesure qu'on s'élève dans la hiérarchie de la spiritualité, l'allégorie déploie les sens analogique, tropologique, anagogique. Ces définitions savantes cumulent, il est vrai, les inconvénients de la rhétorique et de la théologie. On doit néanmoins en tenir compte pour interpréter convenablement l'esthétique allégorique du Moyen Âge.

 

 

1. L'esthétique allégorique du Moyen Âge

 

Ses procédés

 

Cette esthétique, il ne faut pas la ramener à la seule pratique de la personnification. Cependant, c'est là le procédé le plus caractéristique, sinon toujours le plus agréable, de l'allégorie. Il prolonge une attitude primitive ou fondamentale de la pensée religieuse qui représente les forces naturelles par des divinités plus ou moins anthropomorphiques. En tout cas, à l'époque de Stace, on voit des entités morales comme Virtus, Clementia, Pietas, Natura jouer un rôle aussi important que les dieux de la mythologie latine. Les initiateurs de la philosophie médiévale font un usage constant de la personnification. Boèce figure la philosophie par une très vieille dame, Martianus Capella les arts libéraux par des femmes, Bernard Silvestre les notions philosophiques de la nature et de l'intellect par des personnages qu'on retrouvera chez Alain de Lille. La personnification suffit à animer tout un théâtre imaginaire que la sculpture et la peinture peuvent aisément fixer dans leurs images, et que le théâtre proprement dit pourra également mettre en scène. Ainsi les péchés mortels, fréquemment personnifiés par des moralistes comme le Reclus de Molliens, constituent aussi bien le sujet d'une tapisserie faite pour CharlesV que celui d'une Moralité jouée en 1390.

Cependant, l'élément proprement dramatique de l'allégorie ne doit pas être oublié. Quelques thèmes semblent avoir suffi à assurer, au cours des siècles, cette dramatisation de la pensée intellectuelle. Ainsi la métaphore du conflit (entre les passions) est exploitée dans la narration ou la représentation plus ou moins détaillée d'une guerre épique. Dès la Thébaïde, l'épopée est devenue l'expresion des combats intérieurs, Pietas et Fides s'opposant à Megaera et Tisiphona. C'est évidemment la Psychomachia de Prudence qui a le plus séduit le Moyen Âge; et l'on fera ainsi s'affronter, tantôt sérieusement, tantôt pour rire, les vertus et les vices, les disciplines universitaires, Carême et Carnage. Autres thèmes allégoriques servant à la présentation dramatique des idées morales, philosophiques et religieuses: le mariage (et l'épithalame), le voyage, le songe. De Claudien à Alain de Lille, la littérature morale cherche ainsi à s'exprimer dans une sorte de mise en scène fantastique. Les auteurs de langue française continueront cette tradition à partir du XIIIe siècle (Raoul de Houdenc, Robert Grosseteste, le Reclus de Molliens, Huon de Méry). Mais ces oeuvres se distingueront par un effort vers la cohérence et l'homogénéité du thème allégorique, un souci de la description détaillée, un parallélisme plus rigoureux entre le monde naturel, matériel et le monde abstrait, spirituel: jardins, châteaux, scènes de la vie quotidienne vont constituer la structure logique du discours. À ce moment, l'allégorie ne sera plus seulement un «ornement difficile» de la rhétorique, mais une forme d'imagination caractéristique et expressive, une vision du monde.

 

Les origines de l'allégorie

 

Cette vision du monde, on peut la situer avec plus de netteté dans l'évolution de la pensée occidentale. Il faut bien voir que l'allégorie n'est pas originellement, comme certains grammairiens l'ont fait croire, un simple procédé d'écriture, mais une forme d'investigation et d'interprétation. Dès le VIe siècle avant Jésus-Christ, elle fut pratiquée par les commentateurs d'Homère: travail de la raison sur la légende, qui a naturellement fait le jeu des sophistes. C'est pourquoi Platon se méfie de l'interprétation allégorique des mythes tout en nous proposant la sienne. Et il est vrai que la religion grecque résistait à la rationalisation d'une mythologie encore toute chargée de magie et de mystère. Quoi qu'il en soit, sous l'influence du positivisme latin, dans l'espoir de discréditer les croyances païennes tout en retenant leur sagesse, les premiers écrivains chrétiens ont eu volontiers recours à l'allégorisme. D'autre part, la mentalité juive, sous-jacente en bien des domaines de l'esprit médiéval, favorisait aussi ce penchant allégorique: ainsi l'influence de Philon d'Alexandrie et celle de Macrobe se conjuguent pour habituer la pensée des hommes à chercher des correspondances entre les différents domaines de la légende et de l'histoire.

Mais c'est évidemment le Nouveau Testament qui donne sa caution à cette étrange aventure spirituelle qu'est l'exégèse allégorique. La typologie de saint Paul a présenté l'Ancien Testament comme un message destiné aux chrétiens, et les paraboles évangéliques ont donné l'exemple d'une présentation imagée dont les théologiens ont ensuite systématisé l'usage: avec eux, on s'habitue à fonder l'allégorie non seulement sur une analogie superficielle entre l'image et l'idée, mais sur une relation profonde, métaphysique, entre tous les événements de l'histoire et tous les niveaux de la nature. C'est au coeur même du symbolisme roman, avec tout ce qu'il retient de mystère et de surnaturel, que s'élabore l'allégorisme, religieux d'abord, mais avec des incidences profanes, puisque la conscience médiévale n'établit pas de frontière rigoureuse entre les deux domaines. Cette philosophie, dont Jean Scot Érigène est pour ainsi dire le précurseur, se définit plus nettement avec Richard et Hugues de Saint-Victor: pour eux, l'univers apparaît comme une inépuisable allégorie.

 

2. L'art du XIIIe siècle

 

Si l'allégorie devient le mode d'expression privilégié au XIIIe siècle, c'est parce qu'elle répond à un mode de représentation en accord avec les tendances intellectualistes de l'époque. L'art symbolique de l'âge roman cède en effet la place à une esthétique plus systématique, plus lumineuse. On passe de l'ambiguïté des signes symboliques à un code stabilisé. La recherche et l'invention portent à la fois sur la semblance et la senefiance, arrêtant la mouvance de l'imaginaire et comblant le silence du questionnement poétique, encore figuré, dans le Conte du Graal, par l'attitude de Perceval. La Quête du saint Graal va éclairer toutes les zones d'ombre du mythe par une exégèse bavarde: des ermites prennent la parole pour tout expliquer et donner leur interprétation religieuse des aventures arthuriennes. En d'autres termes, l'art littéraire se fait plus moral, philosophique et religieux, abandonnant la suggestion, l'hésitation, la merveille poétique. Cependant, en littérature comme dans toutes les formes d'art de l'époque, le développement de la technique apporte un nouvel éclairage à la conception de l'homme et à la vision du monde. On peut donc dire que l'allégorie gothique a pris la place de la symbolique romane.

La mentalité de l'époque est donc préparée à la double lecture d'un texte dont le sens se divise en deux systèmes cohérents, reliés par les lois de l'analogie perçue ou déduite par raisonnement. La superposition de deux champs sémantiques, parfois évidente dans la présentation iconographique, dérive en littérature de tout un apprentissage. La pratique de la fable dans l'enseignement moral ou de l'exemplum dans la prédication a préparé la réception par le public d'oeuvres ainsi articulées, tandis que la parabole fournissait aux écrivains un modèle d'ajustement. Mais dans la parabole il s'agit de la succession de deux textes, tandis que l'allégorie proprement dite fait passer de l'un à l'autre en une double lecture simultanée que rend possible leur perméabilité analogique. Bien sûr, il peut y avoir doute, et sur la nature des correspondances, et sur la légitimité même de supposer un double sens: on voit ainsi des critiques s'égarer dans des interprétations réductrices pour des textes comme Perlesvaus, qu'on ramène à la vie de Jésus-Christ alors qu'on y assiste à un foisonnement de comparaisons enveloppant le sens, ce qui a pour effet d'approfondir les rapports du message religieux avec l'histoire et avec la vie. Mais l'art allégorique en littérature a élaboré tout un système d'indices et de signaux pour déclencher et orienter la double lecture. C'est ainsi que le type-cadre du songe permet le démarrage de la fiction allégorisante, un rêve ou une vision constituant des modèles de «texte» à décoder. Mais il se crée plus généralement une topique propre au genre du poème allégorique à partir des thèmes hérités de la tradition: voyage, quête, conflit, mariage. Des motifs récurrents (armes, maisons, animaux, plantes) aident à se repérer, transposant des images élaborées par le lyrisme, l'épopée ou le roman. Parmi les créatures jouant un rôle de premier plan, il faut citer naturellement le dieu Amour, associé souvent à la mythologie antique (avec Vénus, notamment), et la personnification de Fortune, où se résume la tension philosophique entre le hasard et la nécessité. Art composite, donc, que celui de l'allégorie littéraire au XIIIe siècle, mais constituant un genre facilement identifiable, encore que mal désigné par le terme dit dans les titres et les rubriques.

À l'intérieur du genre, les oeuvres peuvent être classées selon le degré de complexité dans la formule allégorique qui peut aller d'une simple démarche énumérative (les plumes de l'aile) à la composition d'un drame épique, en passant par la mise en scène d'une institution (cour et jugement). Les initiateurs du genre, au début du siècle, sont le Reclus de Molliens (Carité et Miserere, 1204-1209), Guiot de Provins (Armure du chevalier), Guillaume le Clerc (Bestiaire, 1220; Besant Dieu, 1226), Raoul de Houdenc (Roman des Ailes, Songe d'Enfer), Huon de Méry (Tournoiement Antechrist). Mais le chef-d'oeuvre du genre est le Roman de la Rose de Guillaume de Lorris (vers 1230). L'auteur multiplie les indices orientant la lecture. Il rassemble toutes les procédures allégoriques dans la perspective autobiographique, puisqu'il prétend raconter un de ses rêves, qui s'est réalisé par la suite. L'aventure est donc présentée à la fois comme personnelle et exemplaire. L'allégorie est un miroir, au sens ancien (exemple) et moderne (illustré par le mythe de Narcisse). L'espace est une figuration des séductions et des obstacles que rencontre le désir. Les personnifications constituent un inventaire de l'univers moral et amoureux. Elles gravitent autour du narrateur attiré, à travers elles, par l'image de la rose, dont le symbole unifie et enrichit le réseau des significations suggérées par les noms, les emblèmes, les actions, les descriptions, et les nombres même organisant la topique et la rhétorique (5 et 10). Le poème s'achève, d'une manière abrupte, sur un long monologue où le narrateur se lamente de ne pouvoir entrer dans la forteresse où Bel Accueil est retenu prisonnier par Jalousie. On a ainsi l'impression que la fiction allégorique rejoint la situation présente de l'auteur, qui disparaît dans le silence comme s'il était mort de douleur. Il y a dans cette construction poétique, comme dans toute architecture de l'époque, un secret, celui d'un art qui oppose un orgueilleux ésotérisme à la raison qui voudrait tout savoir.

Au même moment, la Quête du saint Graal essaie, autour d'un autre symbole, une autre formule littéraire pour signifier le mystère religieux, essentiellement celui de l'Incarnation. Le retour à la démonstration par parabole marque en fait une régression historique de l'écriture; elle sert alors à une tentative de récupération de la légende arthurienne, projet ecclésiastique qui inspire le grand ensemble du Lancelot-Graal, dont le maître d'oeuvre était sans doute très proche de l'auteur de la Quête. Mais, comme dans le cas du Roman de la Rose, ce qui sauve la formule allégorique de la servitude idéologique (ici chrétienne, là courtoise) c'est la richesse du symbole servant de clef de voûte.

Dans la seconde moitié du XIIIe siècle se multiplient les dits, les traités, et les grands poèmes allégoriques. S'illustrent dans le genre Philippe de Remi, Robert de Blois, Richard de Fournival, Tibaut (Roman de la Poire), Nicole de Margival (Dit de la Panthère d'amour) et Nicole Bozon. Le grand poète Rutebeuf utilise dans bon nombre de ses oeuvres une allégorie simple (Complainte de Guillaume) ou complexe (Voie de Paradis). Il est de ceux qui traitent allégoriquement la figure de Renart. Mais l'oeuvre la plus caractéristique, celle qui a exercé le plus d'influence, est la continuation que Jean de Meun donne au Roman de la Rose. Il fait éclater le système élaboré par Guillaume de Lorris pour construire une nouvelle machine signifiante à base de discours direct et didactique, de dialectique et de parodie. La description est réduite, chez lui, à un rôle de transition; elle est remplacée par des scènes pour ainsi dire documentaires qui donneront au lecteur une sorte d'expérience indirecte. Ces scènes sont traitées sur un ton comique, voire burlesque, ce qui nous interdit d'y chercher un sens caché: scènes de comédie avec Faux Semblant et Malebouche, représentant des défauts humains, mais aussi avec la Vieille, personnage de meretrix hérité du théâtre latin; scènes épiques de bataille autour du château où la psychomachia tourne à la parodie; scènes d'adoration religieuse dont le caractère allégorique se réduit à l'usage jovial de métaphores obscènes. Il est évident que la structure du roman n'est plus dominée par la nature du symbole mais par la dialectique démonstrative. Les progrès de la scolastique, de l'intellectualisme et même d'un certain positivisme contribuent à dissocier ainsi l'image et l'idée: c'est une menace pour l'allégorie, pour l'équilibre que la littérature essaie de maintenir entre le texte comparant et le texte comparé.

On ne saurait invoquer les mêmes critères pour apprécier l'allégorie iconographique du XIIIe siècle, puisque la parole n'y intervient pas de la même façon. On n'est d'ailleurs jamais tout à fait sûr, devant une image sculptée ou peinte, d'avoir affaire à une allégorie. Il s'agit parfois simplement d'illustrer l'histoire sainte ou les légendes qui s'en inspirent. L'allégorie intervient quand on dépasse la singularité de l'événement et de la personne pour atteindre à la généralité du vrai. C'est dans l'illustration de la sapience (science et morale) que l'iconographie nous propose des allégories, où l'on retrouve les thèmes de la littérature. Les sept vertus sont représentées par des figures féminines, le bien par un arbre avec ses sept branches (cathédrales de Paris, Amiens et Chartres); les vices par d'autres femmes munies d'accessoires qui les caractérisent: courtisane avec un miroir pour la Luxure, un cavalier désarçonné pour l'Orgueil, un homme avec une massue pour la Folie. La Philosophie a la tête dans les nuages, des livres sur la main droite, une échelle pour permettre de monter jusqu'à ses plus hautes spéculations théologiques. La rosace de la cathédrale devient la roue de Fortune (Amiens). Mais faut-il encore mettre au compte de la vision allégorique les scènes réalistes comme celles qui constituent le calendrier des bas-reliefs?

 

 

3. Vers le réalisme

 

L'allégorie du XIIIe siècle est un compromis fragile. La représentation de la réalité, de plus en plus précise et pittoresque, tend à recouvrir l'analogie de détails superflus. La correspondance entre l'image et l'idée risque de ne plus être exactement suivie, sinon au prix d'une ingéniosité plus soucieuse de jeu que de vérité. Le goût pour les détails concrets, en se développant à la fin du Moyen Âge, nous achemine vers une autre forme d'art, où le sujet reste allégorique, mais où l'ornement réaliste retient seul l'attention. Cette évolution est sensible dans l'iconographie. Nous évoquions à l'instant les calendriers dont les scènes sont comme une allégorie des jours, des mois, des saisons. Dans les Très Riches Heures du duc de Berry, le sujet et le cadre des enluminures sont bien allégoriques. Mais l'art semble déjà fondé sur le seul plaisir d'évoquer un certain aspect de la vie quotidienne.

La peinture religieuse connaît d'ailleurs une même évolution, notamment sous l'influence des artistes flamands, et les scènes de Visitation finissent par traduire des psychologies très différentes. C'est peut-être dans la sculpture que l'allégorie s'accommode le mieux de cette redécouverte de la nature, et surtout de la nature humaine. Car la statuaire, tout en mettant l'accent sur l'individualité du portrait, réussit à sauver le principe de la personnification, c'est-à-dire l'expressivité et la convergence des détails. Les statues qui ornent les tombeaux aux XVe et XVIe siècles (la Tempérance avec son horloge, par exemple) constituent un commentaire pathétique de la destinée humaine telle qu'on la voit alors (tombeau de François de Bretagne). Ainsi la réflexion sur la mort, qui inspire tous les artistes, s'enrichit de toute l'expérience de la vie.

Dans les traités d'une morale conventionnelle, dans les sermons d'église, dans les pièces de théâtre qui visent autant à édifier qu'à distraire, on retient surtout les spectacles de Moralités qui, du XIVe au XVIe siècle, offrent au bon public la pantomime de ses conflits intérieurs: «Connaissance, Malice et Puissance», «Envie, État et Simplesse», «Hérésie, Simonie, Force et Scandale», «L'Homme Juste et l'Homme Mondain», tels sont les étranges personnages alors mis en scène. La satire s'en mêle: on critique Église, Noblesse et Commun, on fustige les défauts des hommes. Tout cela avait sans doute plus de pouvoir suggestif pour un public qui devinait, derrière toutes les manifestations du mal, l'intervention du Diable. Mais le théâtre, comme la sculpture, est une forme d'art où l'allégorie survit facilement puisque la personnification rejoint l'essence même du genre: l'expression par le corps humain d'une pensée plus ou moins abstraite. À la limite, l'allégorie n'est plus qu'un signe de littérarité, comme dans la mise en scène du songe, du débat, du jugement.

Ce qu'on voit pourtant, à la cour de Charles d'Orléans, c'est l'importance de cette vie imaginaire qui accompagne la vie réelle, animant réflexions et discussions avec des personnages, des décors gracieux et pittoresques, mais surtout chargés de suggestion analogique. Il s'établit aussi une sorte de correspondance, non plus métaphysique, mais pour ainsi dire physique, entre les événements ou les lois de la vie quotidienne, pratique et familière, et les sentiments ou les pensées de la vie spirituelle, intime et contemplative. Ainsi le moulin de la pensée, chez Charles d'Orléans, n'est plus le moulin mystique du chapiteau de Vézelay, où l'on reconnaît la concordance des deux Testaments, l'Ancien apportant le blé qui fait la farine du Nouveau. C'est un moulin familier comme on en voyait sur les bords de la Loire, avec son meunier, sa roue qui tourne, sa conduite d'eau; et c'est en même temps le mouvement de la réflexion intérieure qui, selon le bonheur ou le malheur des temps, rend l'âme joyeuse ou mélancolique. De même cette fontaine auprès de laquelle le poète meurt de soif, cette forêt où chemine le chevalier vers une problématique hostellerie, cette nef qui transporte sa marchandise d'espérance: toutes ces images nous séduisent parce qu'elles sont à la fois descriptives et suggestives. Ainsi le poème allégorique se déploie sur deux plans ou plus. Et cette vision nous instruit, car elle nous fait découvrir des ressemblances qui suggèrent l'unité, et par conséquent la raison des choses de ce monde.

On peut donc placer l'apogée de l'allégorie au XIIIe siècle, sans mépriser pour autant les genres qui la cultivent à la fin du Moyen Âge. Mais c'est bien, malgré tout, au XIIIe siècle que cette esthétique exprime le mieux la mentalité des hommes: moment de grâce où l'intelligence et la sensibilité permettent une vision du monde, harmonieuse et lumineuse, qui se reflète dans les allégories des cathédrales gothiques et dans celle du Roman de la Rose; moment où la nature commence à dévoiler sa raison, et où l'homme prend sa mesure.

 

 

4. Symbole et pensée historique

 

Les limites de cette vision du monde sont évidentes: elle est fondée sur le principe de la ressemblance, qui sera remis en question au cours du XVIe siècle. À tous les niveaux de l'univers, l'homme médiéval croit retrouver les mêmes signes et les mêmes sens. Chaque chose lui apparaît comme le reflet des autres, chaque être est en relation de sympathie ou d'antipathie avec les autres. Et dans ce système de rapports, le monde, au fond, demeure toujours le même. Le naturalisme qui inspire les audaces de certains philosophes repose sur la conviction d'un ordre divin et immuable de la nature. Dans une telle perspective le temps n'a pas d'importance, et l'allégorie, en dépassant la singularité de l'événement et du sentiment, peut espérer désigner la vérité.

Ainsi l'antithèse de la pensée allégorique, c'est non pas la pensée symbolique, dont elle est une émanation et une systématisation, mais la pensée historique, qui réhabilite le pouvoir du temps. Peut-être faut-il faire remarquer ici que, malgré le rôle important joué par l'allégorie chez les théologiens, certains penseurs chrétiens ont manifesté très tôt leur méfiance à cet égard. Ils ont voulu insister, en effet, sur le caractère historique de la religion, plutôt que sur son caractère symbolique. Quoi qu'il en soit, l'esprit allégorique s'efface à l'époque de la Renaissance, devant les progrès de la science historique. Sous le signe de saint Jérôme, l'humaniste bannit de son univers les spéculations dont saint Paul semblait avoir autorisé l'audace. Saturne, où les allégoristes avaient vu le symbole du temps, redevient la figure singulière d'une mythologie désormais soumise à la critique historique: le voici à nouveau détrôné!

Devant le culte de l'histoire, l'allégorie ne joue plus qu'un rôle épisodique et effacé dans la littérature et dans les arts, donnant parfois naissance à des oeuvres académiques ou dérisoires. Il y aura des exceptions, il y aura encore des chefs-d'oeuvre allégoriques. Après Dürer («la Mélancolie», «le Chevalier et la Mort»), songeons à Prud'hon représentant «la Justice et la Vengeance divine poursuivant le Crime», à Delacroix représentant «la Liberté sur les barricades», à Baudelaire dont les fameuses «correspondances» seront souvent mises au service d'une «moralité» du mal. Réussite où l'on retrouve peut-être l'équilibre de la passion et de la raison, du signe magique et de la pensée logique.

Il est vrai aussi que l'allégorisme tend à réapparaître sous des formes plus subtiles dès que la science historique est remise en question par d'autres sciences plus systématiques. Le structuralisme n'est-il pas l'équivalent moderne de l'allégorisme médiéval? Cependant, la critique moderne ne gagnerait rien à se laisser enfermer dans l'alternative du système ou de la magie. Dans le mythe, qu'on a parfois opposé au logos, elle sait retrouver aujourd'hui à la fois l'histoire et la raison. Dans cette perspective, l'allégorisme médiéval nous apparaît comme un avatar intéressant de la tradition mythique. Loin de représenter une mentalité naïve ou primitive, ou au contraire un procédé artificiel et sophistiqué, il traduit la recherche anxieuse et audacieuse d'une raison dans l'histoire.

Les littératures

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On en fait des rêves et des projets quand on n’a pas le sou ! Toute la journée se passe dans l’univers qu’on se fabrique. La tête n’est pas à son ouvrage. Les gens, les paroles, les questions, les réponses flottent dans le brouillard des pensées. Le soir Judith et Guillaume retrouvaient après des journées inutiles, lassantes et donc fatigantes des cartes et des publicités éparpillées sur le lit. Et là dans ce réduit la surface s’élargissait, le plafond se colorait de bleu en cherchant la destination lointaine. Le lointain est toujours l’affaire des déshérités, des sans familles, des solitaires qui ne peuvent pas lui donner un nom et qu’ils brassent à longueur de temps sans jamais l’atteindre. Ici, sur ce lit, le lointain prenait un visage, ils allaient lui donner un nom bientôt. Les milliers de kilomètres étaient avalés en un rien de temps. Le bout du monde se trouvait tout près soudainement. Ils l’appelèrent Saint Barthélemy. Un saint ne pouvait que les protéger, les aider à réussir car réussir n’est-ce-pas ce que nous cherchons tous sans vraiment savoir ce que cela représente ? Réussir à être heureux sous un chaud soleil, sur le sable d’une plage toute aussi chaude et une mer transparente où les poissons de toutes les couleurs vous passent entre les jambes, nullement effrayés car au paradis personne ne craint personne. Les poissons le sentent bien ! Réussir au soleil, gagner beaucoup d’argent. Comment ? On verra plus tard. Se promener en short tout le temps au milieu de gentils touristes qui ont toujours le sourire et l’appareil photo à la main. Et puis se faire repérer « Vous vivez ici ? Quelle chance vous avez ! Je ne vous demande pas si vous êtes heureux ? « Ah la fière allure ! Ah l’audace récompensée ! Ah la jalousie que l’on procure ! Ah le bonheur de ne pas avoir eu peur de tout quitter , maison , famille, amis . Bon, là, il n’y avait que Marienka. Elle n’aurait pas de chagrin. Surprise tout au plus. Elle ne quitterait pas sa maison pour une aventure de la sorte. L’interrogation serait trop forte. Elle avait déjà assez de souci avec la grande déconvenue de sa vie qu’elle n’allait pas ajouter une incertitude de plus. Ce n’était plus de son âge. Son rêve à elle c’était l’après-midi dans son lit. Elle parcourait l’Amérique d’est en ouest, du nord au sud en un instant. De temps à autre un visage connu dans la foule lui rappelait son « bon » soldat . Alors elle courait pour le rattraper mais ce n’était pas lui. Jamais lui. Mais tous les jours elle courait quand même. Et ce n’était pas à Saint Barthélemy qu’elle le trouverait de toute façon. Alors Judith était libre de tout. De l’usine, des oncles et tantes bienfaisants, d’une maman névrosée. Elle avait sous la main l’instrument du rêve, l’aventurier parfait, celui qui servirait des cafés à la terre entière avec sa veste blanche, ses politesses toutes faites, ses sourires, ses coupelles de pourboires- qui devraient être conséquents car Saint Barthélemy est le repaire des riches, c’est bien connu ! – Toutes ces pensées tournaient en boucle, les poissons, le sable, les coupelles qui débordent, les riches, les palaces, les voitures de sport, les touristes émerveillés. Jamais Judith ne s’était étirée dans son lit avec autant de liberté. C’est curieux, pourtant le lit était le même ! Comme c’est agréable maintenant d’avoir fixé un objectif ambitieux, quasi irréalisable en d’autres circonstances mais soudainement devenu évident, là maintenant , quand il n’y a plus que lui à quoi s’accrocher.

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Un record époustouflant

Dans mon corps devenu vieux,
Ma voix demeure la même.
J'aime réciter des poèmes
Choisis pour être harmonieux.

Je mets les miens sur les ondes,
Aucun d'eux ne reste ignoré.
Il m'arrive d'être honorée
Par un lecteur d'un coin du monde.

Or voilà que je me soucie
À la pensée que tout s'efface.
Ma joie ne laissera de trace,
L'énergie sans cesse engloutit.

Aucun fouineur ne dira
Que mes stances saupoudrées d'or
Ont atteint un nombre record.
Or est époustouflant cela.

26 janvier 2016

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